La contribution de Vincent-Raphaël Carinola et Jean-Geoffroy est en deux parties. D’une part un article de recherche, « Espaces notationnels et œuvres interactives », initialement publié en anglais sous le titre “On Notational Spaces in Interactive Music”, by Vincent-Raphaël Carinola and Jean Geoffroy, dans le actes du colloque organisé par PRISM-CNRS à Marseille (en mai 2022). D’autre part la transcription d’une rencontre entre Vincent-Raphaël Carinola, Jean Geoffroy, Jean-Charles François et Nicolas Sidoroff qui a eu lieu en février 2023 à Lyon.
Accès aux deux parties et à leurs versions en anglais :
Peut-être, pour la première question, ce serait de retracer un peu l’histoire de votre rencontre, comment ça s’est passé, quel est le contexte de cette collaboration ?
Vincent-
Raphaël
Carinola
Nous avions déjà travaillé avec Christophe Lebreton[1] sur différents projets et, bien qu’on se soit croisé souvent avec Jean et que je connaisse et admire son travail et ses différentes collaborations avec des compositeurs, j’attendais l’occasion de travailler avec lui. Le point de départ était les recherches qu’ils avaient faites, Christophe et Jean, sur les nouvelles lutheries et la place de l’interprète en lien avec elles, Jean pourra te faire l’historique de ces projets plus précisément.
Jean Geoffroy
Alors le travail avec les smartphones a commencé pour moi grâce à Christophe, et à un premier détournement des applications que j’avais réalisé pour les pièces de Xavier Garcia[2]. Avec Christophe on a créé en 2018 une structure qui s’appelle LiSiLoG dans laquelle nous développons toutes sortes de projets autour de l’innovation artistique et la transmission que l’on pourrait résumer à une phrase de Bram van Velde, un peintre dans un entretien avec Charles Juliet : « il faut donner une image jamais vue »[3]. C’est assez simple comme phrase, et pourtant si difficile à s’en approcher !
Lors d’un concert à Séoul, j’avais fait une sélection des applications en prenant en compte leurs cadres, possibilités sonores, leurs développements possibles et j’avais écrit une forme courte en guise d’introduction au concert dans lequel nous avions également joué d’autres pièces de Xavier.
Ce dont je me suis rendu compte presque immédiatement c’est qu’il était possible de recréer des espaces différents de ceux imaginés par Xavier, il était également possible de travailler sur une sorte « d’intimité sonore » car en effet il n’y a rien de « démonstratif » dans le jeu que l’on peut avoir avec un smartphone, il faut amener le public à entrer dans l’espace qu’on lui propose, et grâce aux différentes applications prise dans un autre sens et surtout utilisées de façon différentes, c’est comme si j’avais devant moi un nouvel instrument.
Dans ce cadre, tout part du son et de l’espace qu’il suggère, ensuite il faut une narration qui nous permettra de garder un cadre relativement clair car sans ce cadre nous risquerions de tourner rapidement en rond et jouer avec les smartphones comme un enfant avec son hochet…
Comme pour le Light Wall System[4] également créé par Christophe, le plus intéressant en dehors de la musique en elle-même, c’est la nécessité absolue d’un travail sur une narration, sur une forme, chose qui devrait être évidente pour tout interprète, mais que parfois on oublie au profit de l’instrument, sa virtuosité, sa place sur scène…
Avec les applications SmartFaust[5], il s’agissait avant tout de retrouver un son sans « artifices » qui nous permettrait de convoquer le public dans un univers sonore totalement revisité.
Ensuite après ce concert Christophe a eu l’idée d’aller plus loin dans ce travail avec les smartphones et donc c’est à ce moment qu’il a proposé à Vincent d’imaginer une pièce pour « Smart-Hand-Computers – SHC », terme qui représente mieux cette interface que le mot « smartphone » qui est avant tout utilisé pour nommer un téléphone.
Par contre dès le début, le processus a été différent qu’avec Xavier, ne serait que pour la création des sons, le fait d’avoir deux SHC totalement indépendants l’un de l’autre, avec une écriture intégrant des propositions aléatoires et surtout un travail sur l’écriture de la pièce elle-même en faisait un projet totalement différent de ce que j’avais fait auparavant. De plus cette pièce est pour nous (Christophe et moi) l’occasion d’imaginer d’autres cadres interprétatifs : nous avons une version solo avec un dispositif qui ressemble à celui du Light Wall System, et nous travaillons à une proposition pour deux danseurs. Virtual Rhizome de Vincent-Raphaël Carinola fonctionne vraiment comme un laboratoire permanent, qui nous incite à des relectures permanentes ce qui est essentiel pour un interprète. En effet ces trois propositions autour d’une même pièce questionne notre rapport au public : a) de l’intime en solo avec deux SHC ; b) dans une forme d’adresse au public dans le cadre du dispositif LWS ; et c) dans le cadre d’une pièce chorégraphique dans laquelle les danseurs seraient en même temps les interprètes de la musique qu’ils incarnent.
Cette pièce permet de requestionner l’acte interprétatif ce qui en soit est passionnant, question que l’on ne se pose pas assez en tant qu’interprète je trouve.
2.1 Toucher, Thérémine et Agencement
Jean-Charles
On peut peut-être séparer les deux pièces Toucher et Virtual Rhizome. Toucher implique le thérémine, mais d’après ce que je comprends ce n’est pas du tout le thérémine traditionnel où on est en train de contrôler les hauteurs et que si on veut faire des mélodies, il faut être extrêmement précis du point de vue de l’intonation. Donc c’est une situation différente et je me demandais en quoi cela implique un changement fondamental par rapport au jeu sur la percussion, et s’il y avait des problèmes particuliers sur ce changement de média, sur ce changement d’instrument ?
Vincent-
Raphaël
Toucher, c’est une autre histoire. Là encore, le point de départ était la relation à l’interprète, dans ce cas Claudio Bettinelli[6]. Il avait un thérémine qu’on avait utilisé dans un spectacle intitulé Typhon[7]. C’est lui qui m’avait proposé de se servir du thérémine en le connectant à l’ordinateur, de l’utiliser comme une interface de contrôle de l’image et du son.
À la suite de cette première expérience on s’est demandé s’il ne serait pas intéressant d’écrire carrément une œuvre pour cet « instrument », sachant qu’à partir du moment où le thérémine est connecté à l’ordinateur, l’instrument n’est plus le thérémine (d’autant plus qu’on n’en entend jamais le son). L’instrument, c’est le thérémine connecté à l’ordinateur, à des sons et des modules de traitement sonore diffusés autour du public. C’est d’ailleurs en partie le sujet de l’article « Espaces notationnels et œuvres interactives » qu’on pourra trouver dans la présente édition : l’instrument devient un dispositif de jeu. Ce que nous considérons comme étant l’instrument, le thérémine, c’est juste une partie du dispositif, lequel est de fait le « vrai » instrument. Le thérémine possède des antennes qui captent les gestes de l’interprète, des lampes ou des circuits électroniques qui génèrent un son variant en fonction de la distance des mains par rapport aux antennes et, parfois, dans le même meuble, un haut-parleur. C’est comme les guitares électriques, il y a une sorte d’ampli, qui peut être plus ou moins près du musicien. Ce qui m’intéresse là-dedans, c’est qu’on peut dissocier les éléments organologiques de l’instrument pour faire de chaque composante un support d’écriture. L’interprète est alors confronté à une sorte d’objet éclaté dans un dispositif. L’interprète fait face, d’une part, avec un instrument très différent de l’instrument traditionnel, puisqu’il ne contrôle pas tout, il y a une partie des sons qui est générée par l’ordinateur — il joue donc d’un instrument qui a la capacité de fonctionner tout seul — et, d’autre part, il doit suivre une partition qui n’est pas entièrement constituée de la notation sur les portées. La partition inclut aussi le programme informatique, et contient les sons que j’ai fabriqués, intégrés dans la mémoire de l’ordinateur. Donc, la partition elle-même se trouve éclatée dans l’ensemble de supports : la partition graphique des gestes, celle des sons, le programme informatique, les programmes interactifs, et même le « mapping », c’est-à-dire la façon dont on va corréler l’interface aux sons et au déroulé de la pièce.
C’est pourquoi le travail de l’interprète est assez éloigné de celui de l’interprète qui a à faire avec un instrument avec lequel il fait corps, car, avec cet instrument nouveau qu’est le dispositif, le corps tend à être séparé de la production directe des sons. Une partie du fonctionnement de l’instrument lui échappe. Il ne contrôle pas toujours tous les sons (puisque c’est moi qui les ai fabriqués, ainsi que les modules de traitement). En plus, l’ordinateur peut avoir un fonctionnement automatique. C’est ça qui est intéressant, justement, parce que ça veut dire que la façon d’agencer l’interprète à ce dispositif-là devient en elle-même un objet de création, l’objet du travail de composition, c’est ça qui est très beau. On ne peut pas considérer l’interprète comme quelqu’un qui s’approprie une pièce fixée à un support, extérieure à lui, et qu’il vient ensuite interpréter : il fait partie de l’œuvre, il est une composante de cet ensemble « composé » des interfaces, de l’ordinateur, les sons fixés, lui, le musicien, sa présence corporelle sur scène, etc. On a le même type de problématique, mais abordée d’une façon très différente et très étrange avec Virtual Rhizome.
Voici la vidéo de la version de Toucher par Claudio Bettinelli :
Jean
Dans Toucher, Vincent a raison, il s’agit de faire espace et donc faire partie du dispositif qui lui-même nous échappe en partie. C’est une situation vraiment passionnante qui nous pousse à être en même temps interprète et « apprenant » le tout en temps réel, il s’agit de développer avant tout une certaine qualité d’écoute, qui n’est pas celle de l’attendue mais bien de la surprise. C’est ce que j’ai appris avec ces deux pièces, même si j’ai commencé par Virtual Rhizomes pour aller ensuite vers Toucher.
Le fait que la situation dans laquelle nous nous trouvons nous échappe en partie, car loin d’être confortable cette situation me perturbait vraiment. Ce projet m’a permis de me retrouver réellement au centre, avant tout comme « écoutant » avant d’être interprète. Cela oblige à une concentration, une attention à tous les événements sonores que nous générons ainsi que ceux que nous ne contrôlons pas forcément et que nous devons nous approprier et intégrer à notre « narration ».
Ce qui rend cette attitude plus sensible, c’est le fait que pour ces instruments tout parait simple car juste en relation avec un mouvement. Même si le Thérémine est extrêmement technique, chacun développe sa propre technique, attitude reliée à une forme d’écoute intérieure du son, écoute qui ne passe pas exclusivement par nos oreilles mais également par le corps.
Vincent-
Raphaël
En fait, ce qui est très compliqué pour moi avec les systèmes interactifs en général, c’est que, si tout est déterminé, c’est-à-dire si l’interprète peut contrôler chaque son que produit la machine, il devient une sorte « d’opérateur ». L’ordinateur ne prend pas d’initiatives, tout doit être déterminé par une logique conditionnelle : if-then-else. L’ordinateur est incapable de réagir ou de s’adapter au lieu, il ne fait que ce qu’on lui demande de faire avec une logique très… binaire. Tout ce qu’il fait, sa façon de réagir, est limité par les instructions prévues dans le programme. C’est pourquoi nous n’avons jamais la relation à l’instrument numérique qu’on a avec un instrument acoustique, où il y a une résistance, une contrainte physique, liées à la nature de l’instrument, laquelle structure les gestes et permet l’émergence d’une expression. C’est pourquoi l’idée de simuler un instrument qui échappe au contrôle du musicien oblige l’interprète à être dans une écoute très attentive, à l’affût à, littéralement, tendre l’écoute, la charger de tension. Je pense que si on veut — je ne sais pas si c’est possible—, si on veut arriver à trouver quelque chose d’équivalent à une expression – alors quand je dis « expression », ce n’est pas du tout l’expression romantique ou quelque chose comme ça, c’est quelque chose de propre au musicien sur scène, à l’interprète, quelque chose qui lui appartienne à lui ou à elle – on doit trouver des moyens nouveaux de la faire émerger dans l’interaction avec les dispositifs, c’est un peu ça l’idée d’inviter l’interprète à “tendre l’oreille”.
Jean
Je vais rajouter une toute petite chose : c’est que, tu parles de tension, en fait, elle est pour l’interprète et elle l’est aussi pour le public. Parce que, en fin de compte, il n’y a pas de gestes prévisibles dans le sens où lorsqu’un violoniste va prendre son archet, se rapprocher des cordes, tout le monde s’attend à ce qu’il y ait un son de violon, alors que devant un thérémine, même si on s’approche de l’antenne, on ne sait quand ni quel va être le son produit. De plus, avant de commencer réellement la pièce, j’avais proposé une introduction dans le silence, précisément pour que l’attention du public soit vers ce geste silencieux qui ensuite révélera un son inattendu. L’idée est de mettre le public dans cette situation d’écoute / recherche / attente… finalement le rendre « acteur » de ce moment artistique partagé. Effectivement, quelque chose se tend, se joue, à ce moment-là.
2.2 Toucher, l’exigence d’une corrélation mains/oreille
Jean-Charles
Dans l’article « Espaces notationnels et œuvres interactives », à ce sujet, est mentionné « corrélation mains/oreille d’une grande exigence »[8]. Quelle est l’exigence vis-à-vis de la main ?
Vincent-
Raphaël
Nous pourrions dire que c’est l’exigence du sens que l’on donne au son et donc au mouvement de la main qui le produit, mais c’est aussi la structuration d’un espace que l’on dessine autour du thérémine, rendant possible une gestuelle ayant du sens en soi, une choréographie pourrait-on dire.
Il y a ensuite le travail d’interaction, sur quoi agit-on réellement, un volume, une forme sonore, quels sont les paramètres sur lesquels nous agissons ? À partir de là nous avons notre « aire de jeu » et la main peut s’y développer, tout d’abord de façon intuitive.
Jean
Avant tout, il y a un son, et la « réponse » que l’on doit proposer ; comment spontanément, intuitivement, mon corps ou mes mains vont interpréter ce son-là, lui donner une forme physique. Cela lui donne une consistance, une expression, une projection, qui sans le geste, ne serait pas du tout la même. Il est assez simple de faire cette expérience, prenez un son mécanique fait de « bip, bip, bip, bip », personne n’écoute et c’est inintéressant, si nous nous mettons à l’incarner, à lui donner une temporalité, une forme, un espace, cela change tout. C’est vraiment cela qui se joue dans la pièce Silence Must Be de Thierry de Mey[9]. À ce moment-là, la main, le geste, la présence, va donner une direction au son, va lui donner un sens qui à priori il n’a pas. Dans Toucher le rapport au son est autrement plus complexe, le geste doit à la fois produire le son et dans le même temps le dessiner dans l’espace. La version de Claudio est géniale de ce point de vue il y a une réelle chorégraphie du sonore, qui entraine une espèce de forme totalement folle en termes d’espace, de rapport à l’instrument. Finalement il s’agit de présence, celle du son et celle de l’interprète. Chaque interprète jouant la pièce devra réimaginer une forme pourtant écrite mais l’insérer dans un espace qu’il faut à chaque fois réinventer. Et c’est le propre de l’interprète de révéler ça par un geste, un mouvement, un arrêt, une suspension, quelque chose qui nous appartient. C’est à cet endroit-là que le geste incarne, en tout cas donne une incarnation entendue d’un son qui est immanent, en tout cas qui n’est pas produit concrètement par un souffle ou une frappe dont le résultat pourrait être prévisible.
Vincent-
Raphaël
Ça c’est vraiment le terme qui convient, à mon avis, le mieux : « immanent ». À la différence des instruments acoustiques, où pour obtenir un son il faut que tu appliques une force plus ou moins puissante selon le résultat recherché, avec Toucher — mais c’est aussi le cas avec Virtual Rhizome — tu as des instruments où c’est comme si la musique tournait en arrière-fond. On revient à ce que je disais tout à l’heure concernant l’automatique de l’instrument. Les matériaux sont là, le musicien ne les produit pas à proprement parler : les sons sont enregistrés, les modules sont fabriqués ou programmés, etc. C’est un peu comme si le rôle de la main était de fouiller et d’extraire le matériau d’une sorte de magma. C’est pour ça que cette référence à la musique immanente me plaît beaucoup. Le musicien cherche à l’intérieur de quelque chose qui est déjà là, pour en faire émerger certains points de vue. C’est évident dans certains passages de Toucher où il y énormément de couches et le fait que tu sois ici ou là par rapport aux antennes, ou que tu déplaces la main dans un sens ou dans un autre, ou d’un point à un autre, etc., c’est en quelque sorte comme si tu travaillais une matière, comme si tu étais en train de la sculpter. Comme tu le disais, chez Claudio, il y a quelque chose qui est dans la construction, dans l’évolution des choses : il va chercher un élément, puis un autre, et conduit ainsi le discours. Ce qui était assez nouveau pour moi et très étonnant dans la version qu’avait jouée Jean, c’est que Jean jonglait avec toutes ces matières. On avait l’impression d’un volcan en éruption, d’où émergeait un univers complètement éclaté, du magma, de la lave, de bouts de basalte… enfin, il y en avait de partout. Et ça, c’est une autre façon aussi de travailler la matière que j’aime beaucoup. Le travail de l’interprétation consiste aussi à faire corps d’une certaine manière avec ce dispositif, mais d’une façon qui n’est pas du tout la même qu’avec un instrument traditionnel où tout est déterminé par le mouvement du corps. Là, c’est un peu comme une rencontre entre deux logiques, la logique de la machine et la logique de l’interprète, et de cette rencontre émerge quelque chose de très intéressant.
2.3 Toucher, Notation
Jean-Charles
Comment fonctionne le rapport à la notation ?
Jean
C’est un sujet fondamental dans ce type d’aventure ! Et j’ai beaucoup appris sur cette question de l’écriture en montant Virtual Rhizome. Lorsque l’on est interprète, on est toujours à la recherche d’un cadre, d’une écriture artistique qui nous permette d’entrer dans la démarche du compositeur et rendre concret une œuvre écrite. Par rapport aux partitions, j’ai souvent été frustré. Soit c’est trop directif (trop d’injonctions, de signes, de notes qui parfois ne permettent pas une lecture singulière, trop occupé que nous sommes à faire tout ce qui est écrit) et dans ce cas-là on cherche l’espace pour l’interprète, on se dit : « Mais, comment vais-je respirer ? » Soit c’est extrêmement ouvert avec des tas de possibilités d’interprétation et d’approches. Je ne parle pas des mf, ralentis, accel. etc., mais des mots qui nous permettraient de réellement contextualiser une forme, un phrasé. Parfois, la place de l’interprète est réduite au minimum, voire, de temps en temps pas vraiment considérée par le compositeur. Ou bien, au contraire, on est dans quelque chose de très (trop) ouvert qui laisse une grande part à l’improvisation et moins à la forme, en tout cas moins en termes de récit, de narration. Ce qui est intéressant, c’est l’entre-deux, c’est-à-dire avoir quelque chose d’absolument écrit, d’absolument pensé – et ça on en reparlera pour Virtual Rhizome, mais c’est la même chose pour Toucher – mais qui laisse des espaces d’interaction à l’interprète.
La question au final est : doit-on jouer ce qui est écrit ou ce qu’on lit ?
Cette approche change énormément de choses. Il y a beaucoup de pièces où vous avez des notes de programmes, qui ressemblent plus à des modes d’emplois, parfois nécessaire mais cela devient problématique lorsqu’il n’y a rien côté !
Lorsque l’on lit Kontakte de Stockhausen même sans avoir lu la notice, on est capable d’entendre les énergies qu’il a écrit dans la partie électroacoustique. Dans Toucher, comme dans Virtual Rhizome, nous avons une structure très précise, et en même temps, suffisamment d’indications pour laisser une liberté d’écoute de l’interprète pour s’approprier la pièce, dans les proportions qui sont celles données par le compositeur. C’est vraiment cet alliage entre un son pressenti et un geste, équilibre instable… mais c’est la même chose chez Bach.
Il est essentiel à travers des pièces comme celles de Vincent d’avoir cette perception intime : qu’est-ce que j’ai envie de chanter, finalement, qu’est-ce que j’ai envie de faire entendre, qu’est-ce qui me plaît là-dedans ? Si on adopte exactement la même attitude derrière un marimba ou un violon ou un piano, l’interprète va vraiment réaliser quelque chose qui sera singulier et qui correspondra à une vraie appropriation du texte qu’il est en train de lire. Il s’agit de faire entendre et penser comme lorsque l’on entend la lecture d’un poème : ce qui sera intéressant ce sera la multiplication des interprétations du poème, chacune permettant au poème d’être toujours en devenir, bien vivant. C’est exactement la même chose pour la musique.
Vincent-
Raphaël
Ici, à la différence d’une notation classique, toute l’information n’est pas sur la partition. Je sais que cela ne l’a jamais été, qu’il y a de codes historiques, comme l’ornementation, qui n’étaient pas toujours notés. Avec ces œuvres-là c’est d’autant plus vrai que, comme on le disait tout à l’heure, il y a une partie de l’instrument qui a un fonctionnement autonome. L’instrument est éclaté dans ses différentes composantes (les capteurs de geste, les générateurs sonores, les haut-parleurs…) et chaque composante de l’instrument fait l’objet d’un travail d’écriture. Et donc, la partition elle-même se trouve éclatée entre les différentes composantes du dispositif, par exemple : le programme informatique, les sons qui sont enregistrés dans l’ordinateur. Si tu suis la partition et tu fais les gestes exactement comme ils sont notés, ça ne donne rien. D’ailleurs, dans une pièce comme Toucher — maintenant on a assez de recul pour pouvoir le dire, car elle a été jouée par des interprètes assez différents— il faut comprendre techniquement comment ça marche, c’est-à-dire savoir ce qu’est qu’un patch Max, comment marche une interaction, qu’est-ce que c’est qu’un granulateur, etc., afin d’être à l’aise dans le jeu. En comprenant ce qui se passe on peut mieux contrôler l’instrument, suivre la partition, et saisir plus précisément ce qui est noté graphiquement. Il n’est pas possible de maintenir une attitude traditionnelle qui consisterait à reproduire un certain type de gestes parce qu’ils ont été notés par le compositeur et que donc il faut les respecter. Ça ne marche pas comme ça, ça ne peut pas marcher comme ça, c’est impossible pour les raisons évoquées tout à l’heure, c’est que la relation à l’instrument n’est pas du tout la même. Dans Toucher, il y a la représentation des gestes et aussi une notation de ce qu’on doit entendre qui est noté avec le nom des sons. Mais il y a une troisième notation qui est à la toute fin de la partition : c’est un script qui décrit ce qui se passe dans chaque partie. Il y a 19 parties, c’est relativement facile à mémoriser et finalement c’est ça que mémorise surtout l’interprète. Ce que l’interprète garde en tête ce sont deux choses différentes : a) le fonctionnement de l’instrument, c’est-à-dire la façon dont il répond à l’action du musicien, dont l’espace autour des antennes est organisé, ce que fait le « patch », les différents samples utilisés, etc. ; et b) le script, c’est-à-dire l’activation successive des différentes composantes de l’instrument dans le temps.
2.4 Toucher, la forme
Jean-Charles
Parce que les 19 situations peuvent s’enchaîner dans des ordres différents ?
Vincent-
Raphaël
Non, pas dans Toucher, à la différence de Virtual Rhizome. Dans Toucher, la forme est très directionnelle. Elle est structurée en deux parties qui suivent le même schéma : c’est comme si tu dessinais quelque chose, d’abord en faisant des points, puis des lignes, puis des ornements dans les lignes, puis il y a un moment où ça devient tellement complexe qu’on perd le lien entre le geste et ce qu’on entend. C’est à ce moment-là qu’apparaît le “vrai” son du thérémine, comme s’il disait : « Ah ! mais je suis là, c’est moi le véritable instrument ». Il y a donc une conduite formelle : on commence par le chiffre un, puis au deux il y a un élément nouveau, à trois, un troisième, à quatre, on revient à trois, etc. Donc tu ne peux pas le jouer dans n’importe quel sens.
Jean
Pour ma part, après avoir intégré les différentes parties, j’essaie de mettre en évidence des « états pivots » sortes de ponctuations qui me permettent de construire mon interprétation et donc ma lecture de la forme de la pièce. Il ne s’agit pas de raconter une histoire mais une forme de récit, au sens de parcours, un parcours intérieur qui se fait comme des mailles entre des sons qu’on révèle, ou que l’on va cacher, etc. C’est ce rapport que l’on a au fil du temps avec le son, qui finalement fait récit. Commencer par des riens, des bribes de sons et commencer à construire avec l’attention au fait d’essayer de ne jamais « perdre le public », donner des clés d’écoute. Si l’interprète est vraiment dans cette dynamique d’écoute du temps et de l’espace, il y aura obligatoirement quelque chose à prendre du côté du public. Il est clair que dans ce cadre, celui-ci doit être également curieux de ce qui va se passer ou non ; au fil de la pièce on peut percevoir une sorte de « co-écoute » et à ce moment il ne s’agit plus que de son partagé. Il s’agit d’être dans la même « fragilité d’écoute », une sorte de tension communicative et d’écoute intense, public et interprète ici et maintenant.
Vincent-
Raphaël
Dans le cas de Toucher, tu ne peux pas modifier l’ordre des sections, par contre, chaque section laisse la place pour développer un discours propre. Cela étant, il faut que tout ça s’enchaîne dans une continuité, on ne peut pas s’arrêter une demi-heure quelque part car toute la continuité disparaîtrait. Mais cette possibilité de prendre son temps est importante pour retrouver cette manière d’aller chercher la musique dans l’instrument, à la faire émerger. C’est donc important qu’il puisse exister une certaine liberté temporelle pour pouvoir le faire. Certains modules contiennent une petite partie d’aléatoire qui produit parfois des choses imprévues. Ce qui fait que quand le musicien est en train de travailler la matière avec sa main, s’il entend quelque chose d’intéressant, d’inattendu, il peut le refaire parce que c’était bien, et qu’il est heureux. En concert un truc imprévu peut arriver, « Ah ! tiens ! c’est curieux, ça je n’avais jamais entendu, je le refais ». Et donc, il y a cette ouverture-là, aussi, dans la pièce qui permet d’avoir ces moments heureux, surprenants. Tout en essayant de ne pas succomber à la tentation de la machine !
Jean-Charles
Dans le passage d’un module à l’autre, de 1. à 2. par exemple, la temporalité est contrôlée par l’interprète?
Vincent-
Raphaël
Oui. Par exemple, au chiffre 1, dans Toucher, on ne sait jamais précisément quel son va apparaître. On sait qu’il y a un réservoir de sons de voix, de soupirs, il y en a qui font « pouk, bong, zoom » [sons vocaux très courts] et puis il y en a beaucoup plus longs qui font « paaaaah » [chuchoté]. Donc, si on en entend un qui est plus long, on doit attendre pour éviter que ce soit trop chargé… On pourrait en déclencher plein, rien n’interdit de le faire, mais cela n’aurait pas de sens. Parfois, il arrive qu’on en fasse un ou deux de plus, ou que, je ne sais pas pour quelle raison, on ait envie de tenir un peu plus, et puis, quand les choses sont installées, qu’elles sont bien posées, on passe au chiffre 2, qui reprend les éléments de 1 avec une variation supplémentaire.
2.5 Toucher, processus temporel de l’appropriation de la pièce
Nicolas
Sidoroff
Je vous écoutais, mais je vous regardais aussi, parce que vous faisiez pleins de gestes intéressants. Concernant la manière dont Jean s’est approprié cette partition, ou cette notation, ou cette œuvre – je ne sais pas quel est le meilleur terme pour la qualifier – comment est-ce que cela a commencé, qu’est-ce que tu as fait et dans quel ordre ? Tu as dit que tu en avais beaucoup discuté avec Vincent, et du coup, c’est à quel moment, comment ? Est-ce que c’est avant, est-ce que c’est pendant, est-ce que c’est après, est-ce que c’est peut-être les trois ? Quel est le processus temporel de l’appropriation de la pièce ?
Jean
Comme pour toute pièce avec électroacoustique, en ce qui me concerne tout commence par le son. C’est la « signature » du compositeur et c’est ce qui me guide. A partir de là on commence à comprendre l’espace du compositeur, son univers, il s’agira que l’on y trouve notre place, notre lecture, notre réponse. Pour ces deux pièces, il ne s’agit pas uniquement de jouer le son, mais bien de se l’approprier. Une fois qu’on a une idée de l’espace sonore de chacune des parties, on va commencer à habiter ces différents espaces en leur donnant notre propre perception à travers le geste.
Une chose est pour moi réellement incroyable c’est la préscience que l’on peut avoir d’un son, préscience qui se révèle à travers une attitude, un geste, une écoute. Pour Virtual Rhizomes, on ne sait pas toujours quelle nappe va être jouée, quel impact, et l’écoute, l’attention qui en découle nous ouvre des horizons incroyables car potentiellement, cela nous oblige à être encore plus dans l’intuition d’un ressenti sonore qui nous est propre. C’est cet équilibre entre cette attitude d’écoute intégrale anticipée, et la notion de la forme sur laquelle nous avons travaillé qu’il faut garder de façon à ne pas être dans ce fameux « hochet » dont parle Vincent. Il est intéressant de se dire qu’une nappe jouée et que l’on ne connait pas à priori va déterminer le développement de cette séquence particulière, encore faut-il lui donner un sens particulier en termes d’espace.
Les dernières années où j’étais professeur de percussion à Lyon, pour faire en sorte que cette attention particulière au son soit mise en évidence dans le travail d’une pièce, je voulais qu’aucune nuance n’apparaisse sur les partitions que je donnais aux étudiants uniquement pour qu’ils aient un rapport simplement à la structure, et que les dynamiques (leur voix) soient lors de ces première lectures totalement libres. A ce moment-là, se pose de manière évidente la question du son et de sa projection, alors que si on lit une nuance écrite dans l’absolu et donc décontextualisée d’un mouvement global, on n’y pense même pas, on répète un geste sans que l’on prenne souvent suffisamment attention au son qui en résulte.
A l’inverse Toucher et Virtual Rhizome (comme d’autre pièces) nous obligent à questionner ces différents paramètres. Pour moi, Toucher comme Virtual Rhizome, sont fondamentalement des méthodes de musique : pas de prérequis, sauf à être curieux, intéressé, conscient des possibles, présent ! Cette liberté que nous proposent ces pièces sont avant tout une façon de nous questionner à tous les niveaux : notre rapport à la forme, au son, à l’espace, c’est en cela qu’elles sont de réelles méthodes de Musique. Ces pièces sont une véritable aventure et rencontre avec soi. Sur scène, vous savez à peu près où vous voulez aller, et en même temps, tout reste possible, c’est totalement grisant et en même temps totalement stressant.
Nicolas
J’ai l’impression que pour le travailler, tu as « squatté » entre guillemets chacune des 19 situations, comme s’il s’agissait de « maisons ». Tu es resté dans la première maison, pour reprendre cette image-là, pour voir ce qu’elle avait un peu dans le corps, ce que à quoi il retournait, avant de passer à la deuxième ?
Jean
Exactement.
Nicolas
Ou alors, tu as fait une lecture globale, en te disant : « Ah ! il y a un voyage vers la prochaine maison » ?
Jean
Non, j’ai fait vraiment partie par partie, en tout cas c’est ma façon de faire, arriver à se retrouver soi le mieux possible dans un espace avant d’aller explorer le suivant. C’est ce que j’appelle la « présence », il faut être présent, bien ancré dans le sol. Avec les nouvelles technologies, on pourrait rester dans une forme de superficialité, totalement dans la représentation, dans les effets. C’est précisément ce qui est problématique avec ces dispositifs électroacoustiques qui fonctionnent un peu comme des boites de Pandore avec tous les dangers que cela représente en termes d’interprétation ; est-ce que c’est nous qui décidons pour l’instrument ou l’instrument pour nous… ?
Nicolas
Il y a un moment, tu as dit que tu avais… En tout cas, on a sous-entendu que tu avais vu la version de Claudio ? À quel moment du processus ?
Jean
Après, toujours après que j’aie une idée à peu près claire de ce que je veux faire. Je connais bien Claudio, qui a été un de mes étudiants au CNSMDL, c’est une personnalité qui a un talent fou, une présence très italienne, magnifique. Sa version sonne comme une évidence. Je serais incapable de reproduire ce qu’il fait tant sa version est totalement singulière et lui correspond tout à fait, si je me mettais à vouloir reproduire ce qu’il fait, ça serait un désastre, ça serait ridicule. Et justement, c’est ça qui est fort avec cette pièce-là, il n’y aurait pas de bonne ou de mauvaise version de la pièce, mais une justesse d’interprétation, être juste est quelque chose qui est à la fois simple et terriblement compliqué, il s’agit de se retrouver soi.
Nicolas
Le geste que tu fais en silence avant le début de la pièce, que tu as décrit plusieurs fois, à quel moment de ton parcours d’appropriation de l’œuvre apparaît-il ? Et cela, est-ce que tu le gardes toujours, parce que, du coup, ça fait maintenant partie de ton interprétation ? Comment cela se construit-il ?
Jean
Jouer dans le silence juste par quelques gestes c’est quelque chose qui me touche beaucoup, et ce depuis que j’ai commencé à jouer la pièce de Thierry de Mey Silence must Be il y a de nombreuses années. Je me suis rendu compte que créer un espace gestuel dans du silence me permettait de me concentrer sur une présence et uniquement sur celle-ci, car il n’y a aucun artifice, aucune virtuosité, il n’y a que de la présence. L’idée est de faire en sorte que le public, au départ surpris voire incrédule, entre progressivement dans votre discours, et dans le cas de Silence Must Be, les clés lui sont données plus tard lorsque je rejoue la même séquence silencieuse, accompagnée d’une bande sonore enregistrée. Pour Toucher j’adore vraiment commencer de cette façon, à la différence que je construis un geste qui va s’augmenter de plus en plus donnant ainsi au public une clé de lecture. L’idée derrière cela est de vraiment « faire silence » ce qui est la meilleure façon de travailler sur le son, car ce n’est pas en jouant plus que l’on entend. Au contraire cela assomme parfois et plus on monte le son plus on l’écrase bien souvent. Ici l’idée est de faire en sorte que le premier son obtenu par le thérémine soit un son extrêmement fin presque à la limite de l’audible et pour cela il faut réellement faire silence. Une fois que l’on commence la pièce, c’est à partir de cette dynamique et de cette écoute initiale que nous pouvons la faire évoluer.
Jean-Charles
Apparemment, dans toute cette histoire, la notion d’enregistrement d’une performance donnée pose problème. Souvent, par exemple, en improvisation, on utilise l’enregistrement non pas pour le diffuser, mais comme miroir pour écouter ce qui s’est réellement passé, parce qu’on a une écoute différente après coup que quand on est en train de jouer. Quel est le statut de l’enregistrement dans ce contexte ?
Vincent-
Raphaël
Il y a la captation vidéo qui fait partie des outils de travail, mais qui n’est pas simplement l’enregistrement son. C’est bien sûr la trace d’une expérience, mais pour ceux qui jouent la pièce ça peut être un outil de travail aussi, aidant à comprendre comment elle marche. Il y a aussi l’enregistrement audio lui-même : c’est assez drôle, parce que je me rappelle quand la pièce a été diffusée à la radio, en l’écoutant, je me demandais si c’était vraiment la pièce ? Ce qu’on entend, ce n’est qu’une partie de l’œuvre. C’est pour ça que je défends l’idée que les œuvres sont des agencements très particuliers, ce n’est pas simplement le son, c’est l’agencement entre le son, l’interprète qui joue et les gestes qu’il va faire. Tout ça prend du sens dans Toucher. Si on écoute un enregistrement, c’est comme si on écoutait une pièce acousmatique, tout simplement. Personnellement, j’en étais assez content parce que ça sonnait pas mal en tant que pièce acousmatique. Sauf que cette pièce n’a pas de support fixe, bien qu’il en existe un, puisque l’ordinateur est là et que le programme est fixé sur une mémoire. Mais elle donne lieu à une interprétation à chaque fois différente, à une nouvelle projection dans le temps qui est unique. La captation avec la vidéo a du sens en tant que trace d’un événement, comme n’importe quel enregistrement de n’importe quelle œuvre.
En ce moment un de mes étudiants est en train de monter la pièce. Il a travaillé sur les vidéos qu’on peut trouver en ligne pour la comprendre, en comprendre la notation, etc., ce qui fait gagner un peu de temps. Mais cela n’a pas été la démarche de Jean, il a eu un autre type d’expérience. Je pense que chacun aborde la pièce d’une certaine manière. Mais on peut dire que de façon générale, la vidéo est devenue un accessoire à la partition.
On peut peut-être passer à Virtual Rhizome. Dans cette pièce, l’interface entre l’interprète et le dispositif est assurée par la manipulation de smartphones. Pour commencer, on va revenir un peu à ce qui a déjà été abordé : à un moment donné dans l’article déjà cité, tu parles à ce sujet de « hochet primitif »[10].
Vincent-R.
[rire] J’aime bien.
Jean-Charles
Il me semble qu’il y a aussi la présence ici de l’idée des jeux vidéo, dans lesquels il y a les novices et puis les virtuoses…
Vincent-R.
… Ceux qui gagnent et ceux qui perdent…
Jean-Charles
Mais dans les jeux vidéo, il semble que les novices sont en quelque sorte reconnus comme respectables au même titre que les virtuoses. Est-ce que c’est le cas ? C’est-à-dire est-ce que la pièce reste la pièce, quel que soit la personne qui joue, même quelqu’un qui n’a jamais fait de musique ?
Vincent-
Raphaël
Je ne sais pas. Un mot sur cette histoire de hochet, c’est en lien avec la problématique des interfaces. Dans Toucher, le lien entre les gestes et le son est complètement arbitraire, c’est moi qui l’ai choisi, c’est une relation purement contingente. Le même geste, ailleurs, dans la pièce, peut produire des sons très différents. Mais l’objet-thérémine est là, avec l’espace autour des antennes. Il y a tout ce qu’on disait tout à l’heure qui structure le geste du musicien, qui permet de créer un jeu expressif. Avec les smartphones, pour moi, c’était un problème, parce que là pour le coup tu n’as plus d’espace, c’est un objet réduit au minimum. Du point de vue gestuel, tu peux faire tous les gestes que tu veux, mais c’est un objet que tu tiens dans la main, et avec un seul et même mouvement de la main je peux faire un milliard de sons différents. Donc il y avait un problème relatif à la construction d’un discours, du fait de l’absence d’un espace structuré qui permette de dire : « Voilà ! au début je suis ici, après je vais jouer là, après je vais m’éloigner, je vais passer à… ». Dans Toucher, cet espace structuré existe autour des antennes. Dans Light Music de Thierry de Mey[11], que Jean a créée, il y a une surface lumineuse, virtuelle aussi, on ne la voit pas, mais quand il place la main quelque part, ce n’est pas n’importe où, il pose la main à l’endroit qui correspond en fonction de la structure de l’espace. Avec le smartphone, il n’y a pas de structure. C’est un objet ponctuel, presque « incorporé », qu’on ne peut que secouer. Ça me faisait penser à un maracas. Mais quand même, toute cette technologie pour faire le geste du maracas, ce n’était pas la peine de faire tout ça ! [rire] Pour moi, c’était un gros problème. Je me suis bien pris la tête pour trouver la solution qui paraisse convenable. Elle a consisté à ne pas chercher du tout à faire du smartphone un instrument. Cet objet-là, en soi, n’a pas beaucoup d’importance – même si ça en a évidemment, je caricature un peu – mais ce qui est important c’est : qu’est-ce que l’interprète est en train de jouer ? Où se trouve l’œuvre vraiment ?
Quand tu joues à un jeu vidéo, tu peux te retrouver dans une pièce ou dans la rue, puis à un moment donné tu tournes, tu vas dans une autre pièce ou tu passes dans une autre rue, et puis tu as des extraterrestres qui t’attaquent, tu dois réagir et ensuite tu passes à l’étape suivante. C’est une sorte d’architecture virtuelle que tu peux parcourir de plein de façons différentes. Finalement c’était ça l’idée dans Virtual Rhizome, laisser tomber le modèle instrumental traditionnel, qui existe encore dans Toucher, mais qui n’est plus adapté ici parce qu’il n’y a pas d’espace à explorer dans cet objet qu’est le smartphone. Et de là est venu cette idée de construire un espace virtuel et d’utiliser le smartphone comme une interface, presque comme une boussole qui permet de s’orienter à l’intérieur de cette architecture. Voilà comment les deux choses, le hochet et le jeu vidéo, sont liées.
3.2 Virtual Rhizome, le chemin vers la virtuosité, l’écoute
Jean-Charles
Et donc, où peut-on trouver le chemin vers la virtuosité dans cette pièce ?
Jean
L’écoute. Être capable non pas d’écouter mais d’une certaine façon être le son…
Lorsque l’on a enregistré avec Vincent les sons de percussion utilisés dans Virtual Rhizome, je jouais quasiment tout avec les doigts, les mains, cela permettait d’avoir beaucoup plus, de couleurs, de dynamique que si j’avais utilisé des baguettes. Lorsque l’on joue avec les mains il y a un rapport à la matière qui est particulier, surtout lorsque l’on passe sa vie à jouer avec des baguettes, et de fait, notre écoute lorsque l’on joue avec les mains et les doigts est encore plus « curieuse ».
Ensuite, pour cette pièce, il s’agit de bien comprendre l’interface et en jouer notamment avec la possibilité de superpositions d’états que l’on peut changer à chaque interprétation. Mais encore une fois, cela n’est possible qu’avec une vision claire de la forme générale si on ne veut pas se laisser dépasser par l’interface.
Quelque-soit l’interprète, il y a un point commun qui est cette nécessité d’écouter ; un son est entendu si je vais jusqu’au bout de ce qu’il peut dire. Il s’agit d’écrire une pièce électroacoustique en temps réel, avec ce qu’on entend de l’intérieur du son.
C’est l’idée de cette intériorité qui a fait avancer l’interprétation car au début je bougeais beaucoup sur scène, et plus j’ai avancé dans la pièce plus cette démarche est devenue intime, singulière et secrète, c’est pour cela que sur scène je suis éclairé par un contre (si possible rouge) pour que le public ne voit qu’une ombre et idéalement ferme de temps en temps les yeux…
Ce qui est intéressant avec les versions avec danse c’est qu’au final même si les mouvements sont plus riches plus diversifiés, il y a vraiment cette écoute intérieure qui prédomine et qui contraint à une certaine épure, un choix de l’intention avant le choix du mouvement ce qui donne à voir avec les danseurs des mouvements d’écoute et d’incarnation totalement singuliers.
Vincent-
Raphaël
Cette version avec danse était très impressionnante, parce que les trois danseuses étaient super en place. Je me disais : mais comment avez-vous pu être en place dans quelque chose qui ne l’est jamais, qui n’est jamais placé pareil ? On avait vraiment l’impression qu’elles étaient parfaitement synchronisées à la musique. Comment ont-elles fait ? C’était touchant, oui. Très touchant.
Jean
Et c’était génial à cause de l’accumulation des possibles, c’est-à-dire les nappes qu’elles avaient rencontrées, les sons qu’elles connaissaient, en tout cas qu’elles avaient entendues. Elles s’étaient fait une sorte de récit (c’est exactement la même chose dans Toucher), elles savaient, il y avait un récit qui se faisait, il y avait des choses très marquées, elles devaient être là à tel endroit. J’ai vraiment trouvé incroyable la sensibilité qu’elles avaient et surtout leur intelligence. Vraiment, lorsqu’on a travaillé dans un cadre comme celui-là, avec des pièces de cette intensité-là en termes d’interprétation, je pense qu’il y a véritablement un avant et un après. Parce que les formules proposées en général à des chorégraphes, c’est de danser sur une musique déjà définitivement fixée. La plupart du temps, lors des répétitions, ils ne font que répéter ce qui a déjà été plus ou moins décidé. Au contraire, on a ici l’idée d’un cadre souple qui permet de savoir où on en est parmi une infinité de possibles. Et les trois danseuses en ont vraiment profité parce qu’on l’a fait trois fois et c’était super à chaque fois.
3.3 Virtual Rhizome, une collaboration
compositeur/interprète/réalisateur en informatique musicale
Jean-Charles
Au cours de l’élaboration de la pièce, vous avez fait ensemble des sessions d’enregistrement de la voix et de sons de percussion. Quelle a été la nature de votre collaboration entre vous deux ?
Jean
C’est tout de même Vincent le compositeur. C’est une collaboration, bien sûr, mais le propre du compositeur par rapport à l’interprète c’est ce « temps d’avance », qui nous oblige à nous déplacer vers ce qui a été proposé. Ensuite la collaboration compositeur – interprète a toujours existé, même si cette collaboration prend des formes différentes en fonction des rencontres.
Avec Vincent tout parait cohérent et fluide même lorsque nous avons enregistré des tas de sons pendant une journée. Tout était clair pour moi et rapidement j’ai compris dans quel univers sonore j’allais évoluer, même si je n’avais pas idée de la forme de la pièce, mais rien que de connaître le paysage est une chose essentielle pour un interprète.
Vincent-
Raphaël
Par rapport à la collaboration, c’est vrai que j’aime beaucoup écrire des pièces solistes, parce que cela implique un lien très fort avec la personne qui la joue. La pièce nait de cette relation-là. Dans Virtual Rhizome, il y avait quelque chose d’un peu particulier, c’est que l’instrument n’existait pas encore, pas vraiment, il fallait tout développer. On avait le smartphone, effectivement, mais j’ai passé beaucoup de temps d’abord pour imaginer comment aborder l’œuvre, avant de travailler sur les modules de traitement du son, ce que j’ai fait avec Christophe Lebreton, sachant que je ne travaille jamais avec des réalisateurs en informatique musicale. Il m’était déjà arrivé de travailler avec Christophe, mais dans des projets où il avait un rôle artistique. Dans Virtual Rhizome c’était la première fois où il a eu vraiment le rôle de réalisateur en informatique musicale. Je faisais les patchs dans Max et Christophe les encodait dans Faust puis les compilait pour l’iApp. Comme l’outil n’était pas prêt, on pouvait difficilement travailler directement sur la pièce. Et en même temps, dans une pièce comme ça, il fallait que s’établisse une relation avec Jean. Je me rappelle d’avoir proposé à Jean quelque chose comme ceci : « Je ne sais pas où on va, mais il va falloir avoir du son, des sons. J’aimerais beaucoup que l’œuvre soit aussi une sorte de portrait de toi-même, et donc qu’on parte des instruments que tu aimes, de ta façon de les aborder et aussi que tu joues avec les mains, sans baguettes ». Conceptuellement c’était intéressant que dans une telle pièce, où, justement, il n’y pas de contact à l’instrument, que les sons possèdent dans leur être profond ce contact direct au corps de l’interprète. Enfin, le son le plus personnel qu’on puisse imaginer c’est la voix. Et donc, j’ai proposé aussi à Jean de trouver un texte. Il y en a eu deux en fait : Jean a proposé des extraits de la Recherche de Proust, et j’ai proposé un texte de Borges (mais c’est Jean qui la dit aussi) extrait du « Jardin aux sentiers qui bifurquent » [dans Fictions][12]. C’est encore une histoire à la Borges, labyrinthique qui allait très bien pour le projet. Et les deux textes disent quelque chose sur le travail sensuel de l’écoute, le travail sur la matière sonore, la structure labyrinthique de l’œuvre. Ils sont là comme des signatures dont on peut entendre parfois un mot, un fragment à peine audible de la voix de Jean.
Tu as posé une question tout à l’heure, Jean-Charles, sur la virtuosité. Alors parler de virtualité ou de virtuosité, j’ai bien aimé le lien que tu fais entre les deux. La virtuosité, ici, réside dans le fait qu’il y a deux smartphones ayant un comportement complètement isolé l’un de l’autre. Ils ne communiquent pas entre eux. On pourrait jouer l’œuvre avec un seul smartphone, d’une certaine façon. On passerait d’une situation à l’autre, en avant et en arrière, grâce au contrôle gestuel. Avec les deux, on peut combiner n’importe quelle situation avec n’importe quelle autre situation. Ça veut dire qu’il faut un travail d’écoute, là, pour le coup, extrêmement tendu justement, du fait que, d’une part, tu ne sais pas toujours quelles sont les séquences automatisées qui vont apparaître, les trames, les nappes dont parlait Jean et d’autre part, tu as aussi les sons contrôlés, joués, dont chacun peut être très riche déjà en soi. Les deux smartphones induisent une très grande complexité du fait de la richesse des combinaisons possibles. Cela demande un travail d’écoute, d’intériorité, très concentré pour tenter de se repérer dans cet univers virtuel, car, justement, il n’a pas de consistance physique. Il n’y a plus de partition, la partition est dans la tête, c’est comme le palais de mémoire au moyen-âge, une architecture purement virtuelle qu’il faut parcourir. Ce qui fait que j’aime bien que tu rattaches ces termes de virtuosité et de virtualité parce que l’un dépend de l’autre, d’une certaine façon.
Jean-Charles
Sur cette collaboration, Jean, est-ce que tu veux rajouter quelque chose ?
Jean
Je connaissais déjà les pièces de Xavier Garcia, et donc, travailler avec des smartphones ne me posait pas de problème, par contre, c’est en commençant à détourner les applications de Xavier que je me suis réellement rendu compte du potentiel. Il est essentiel de savoir à minima comment cela fonctionne car sinon on n’arrive pas réellement à en jouer, de façon à ne pas se laisser dépasser par l’outil… Car c’est lui qui, au final, risquerait de prendre toute la place.
Nicolas
Ce que je trouve intéressant, c’est que la question de la quatrième édition de PaaLabRes est centrée sur comment rendre compte des pratiques et notamment celles complexes qu’on vient de décrire. Dans le cas de Virtual Rhizome peut-être plus que dans Toucher, il y a trois pôles qui sont assez bien défini en ce qui concerne la division du travail classique du 19e siècle, lorsque l’ordinateur n’existait pas. Il y a la personne qui compose, la personne qui performe, qui rend la composition en sons actuels, et Christophe qui est le luthier, qui serait une espèce d’informato-technicien, je ne sais pas trop comment le dire. Donc le compositeur donne une œuvre à jouer, quelque chose pour musiquer en termes de verbes d’action, Jean comme performer l’apprend et en fait quelque chose, et le rôle de Christophe, c’est de livrer le logiciel avec le système dedans pour faire que ça marche. Et c’est cette combinaison-là qui n’est pas du tout aussi simple que ce que je viens de décrire. C’est quand même une première représentation, et si on va juste un peu à l’étage au-dessous, pour voir les liens qui se tissent entre les uns et les autres, les mots qui sont utilisés, on peut se demander comment le fait à un moment d’avoir dit ça, d’avoir utilisé pour cette utilisation ce mot-là en particulier qui sort à un moment donné, parce qu’on l’a peut-être entendu prononcé à la sortie d’un bus, va permettre de faire activer une réelle collaboration. Comment on arrive à pouvoir décrire cette forme de complicité entre ces trois postes qu’on pourrait croire, dans une vision un peu primaire et bestiale, extrêmement séparés. On a tendance à regarder trop vite les choses, mais en fait il y a énormément de subtilités. À quels endroits se joue cette forme de coopération entre au moins vous-trois ? Ce n’est pas l’Ircam avec le Max MSP et tout ce genre de communauté un peu plus large. Je ne sais pas comment en rendre compte. J’ai quelques idées, mais, je vous livre un peu cette question pour nous aider à faire cela.
Jean
Je pense que c’est une version moderne de ce qui existait avec Mozart et le cor de basset, Bartok avec les timbales à pédale, Wagner avec le saxhorn… Je pense qu’il y a toujours eu ces relations-là, elles sont extrêmement imbriquées. Le luthier, Christophe, participe à la création de la pièce, il est structurant dans le processus de création. Il est clair qu’aujourd’hui, nous ne sommes plus dans la situation des époques précédentes où le compositeur maîtrisait l’outil et souvent était l’interprète de ses propres œuvres, en gardant le contrôle sur les trois tiers du processus de création : intuition, écriture, réalisation.
De nos jours, avec les dispositifs, la notion d’écriture a totalement changé de cadre, il s’agit en même temps de décrire la musique tout en mettant en place le dispositif de captation ou électroacoustique, ou en temps réel, c’est-à-dire construire un instrument.
Le compositeur ne peut couvrir qu’en partie le 2ème tiers sachant que la lutherie évolue également dans le processus d’écriture… La seule chose qui est évidente, c’est que du début à la fin, il y a une parole, c’est celle du compositeur, en termes de : « Ça je veux, ça je ne veux pas ». Et pour moi, c’est l’alpha et l’oméga de la création, c’est-à-dire son exigence. En tant qu’interprète il nous fait une matière, un discours, un récit, une vision, une pertinence. Il ne s’agit pas de hiérarchie, mais cette parole-là est le cœur de tout le processus de rencontre et de création.
3.4 Virtual Rhizome, la « Partition »
Nicolas
Dans l’article déjà cité, il y a la figure 3, qui est une représentation graphique avec le smartphone 1 et le smartphone 2 qui passe de 7 à 8 et qui revient à 7, etc. Et on se posait la question s’il s’agit de la notation d’un des possibles ? S’agit-il en fait de ce que Jean n’a jamais fait peut-être, de ce que Jean n’a jamais eu besoin de regarder pour réaliser la pièce ? Cette figure me semblait un peu incompatible avec le fait que soit la partition avec ce qu’il y a à faire. Donc, cette figure 3, qu’est-ce qu’elle représente ?
Vincent-
Raphaël
En fait, là, il s’agit d’un extrait de la partition. La partition contient aussi un texte de présentation qui explique le sens même de cette notation, laquelle correspond à un relevé de la première interprétation de Jean. Effectivement, c’est un parcours possible, mais qui est basé sur ce qui a déjà existé. Jean a donc super bien interprété la partition ! L’enregistrement respecte absolument la partition, puisque ça a été fait dans l’autres sens… Pas mal de choses proviennent de son interprétation. À un moment Jean faisait des allers-et-retours entre deux situations… J’ai transcrit cet extrait dont tu parles correspondant je crois aux situations 7 et 8. Il explicite qu’on puisse s’arrêter dans une zone de cette architecture pour la parcourir, pour regarder un peu ce qui se passe autour, et jouer avec la complexité issue de la combinaison des deux smartphones. Mais on peut la parcourir encore de beaucoup plus de façons que ce qui est indiqué dans la partition.
Au-dessus, dans la Figure 3, il y a aussi un terme : « inéluctable ». Il y a des termes qui sont venus s’ajouter afin de produire des intentionnalités. L’interprète ne fait pas que générer des sons, il les anime, leur donne une âme, littéralement, et pour leur donner une âme, il faut qu’il y ait une intention, un sens. Ça peut être un concept, je ne sais pas, une figure géométrique, quelque chose qui génère une intentionnalité. Ceci est important dans la partition, mais ce qui est noté c’est effectivement un parcours possible, et celui-là résulte donc du travail de l’interprète, c’est un parcours qui a été effectué par l’interprète pendant la collaboration et qui devient un modèle de la pièce possible. Il est intéressant de constater que c’est ce parcours qui a été suivi par les autres interprètes qui l’ont jouée, comme si la forme était définitivement fixée.
Jean-Charles
Vincent, tu as mentionné ci-dessus qu’il n’y avait plus de partition et que « la partition est dans la tête ». Comment de ton point de vue, Jean cela fonctionne-t-il ?
Jean
Ç’est lié à ce que dit Vincent, dans une pièce comme celle-ci l’idée d’avoir une infinité d’interprétation est une richesse incroyable, c’est un peu comme lorsque l’on analyse un poème, il se trouve qu’il y aura autant d’approche différentes que de gens qui liront le poème qui est pourtant le même pour tout le monde, j’adore ça.
Jean-Charles
C’est ce que Vincent appelle les « images » ? Dans le texte de l’article, on peut lire : « images totalement intériorisées par le musicien »[13]. S’agit-il des mots dont on vient de parler ?
Vincent-
Raphaël
Pas seulement ces mots, mais tous les sons et le parcours, tout. Une image dans le sens « imaginaire », tu vois, c’est quelque chose d’intérieur…
Jean-Charles
Ce n’est pas quelque chose de totalement visuel ?
Vincent-
Raphaël
Non, c’est intérieur. Mais on doit toujours se construire une image, pour que les choses puissent avoir une consistance et être extériorisées.
Nicolas
Moi, j’aurais une hypothèse sur le fait que les gens respectent la partition, qui est donnée comme impossible à respecter. En fait, il ne faudrait pas poser la question à tous les deux en même temps [rires]. Si quelqu’un te contacte, toi, Vincent, qui aimerait bien jouer cette pièce, qu’est-ce que tu commences par lui dire, qu’est-ce que tu lui envoies et tout ça. Réciproquement, si un interprète vient voir Jean en disant : « Ah ! j’ai trouvé ça vachement bien, qu’est-ce qu’il faut que je fasse pour pouvoir jouer ça ». Qu’est-ce que vous donnez, qu’est-ce que vous ne donnez pas ou que vous ne donnez pas tout de suite ?
Vincent-
Raphaël
Oui. Mais il y a quand même dans la partition à proprement parler un texte de présentation qui oriente beaucoup le travail. Ça, c’est écrit. Si quelqu’un vient me demander de monter la pièce, la première chose à dire c’est qu’il faut travailler chaque situation séparément, pour comprendre comment ça marche, parce que la partition, ce n’est pas la notation. La partition c’est aussi l’instrument, ce sont les modules de traitement sonore, ce sont les choix des sons enregistrés, c’est la voix de Jean, c’est la façon dont on a configuré certains types de contrôleurs à certains types de paramètres, tout cela fait partie de la partition. Il faut connaître tout cela pour pouvoir naviguer à l’intérieur et, une fois connu, à ce moment-là je pense qu’on peut faire un travail de construction, un travail musical. Jean, il connaissait tout parce qu’il a participé à la création de l’instrument avec Christophe, donc pour lui, c’est une évidence. Mais pour quelqu’un d’autre, cela ne l’est pas du tout. C’était déjà le cas dans Toucher, mais là peut-être encore moins. Ce n’est pas évident parce qu’on a la conception de l’instrument sur quoi on agit physiquement et qui capte le geste, et la partition où les intentions sont transcrites.
3.5 En conclusion : Références à André Boucourechliev et John Cage
Jean-Charles
Dans l’article, à la fin, dans la conclusion, il y a des références à Boucourechliev et à Cage. Or, ça me vient à l’esprit d’après ce que tu dis, que c’est précisément un peu différent parce que, et notamment chez Cage, il y a une séparation fondamentale entre le compositeur et l’interprète. Le compositeur définit des processus, et ensuite il passe le relais à l’interprète pour réaliser la pièce sans qu’il y ait besoin d’avoir le moindre contact entre eux. Chez Boucourechliev, c’est un peu la même chose, l’interprète peut élaborer sa partie du processus de création de manière tout à fait indépendante. Et donc, ça me paraît très intéressant de citer cette origine des partitions graphiques des années 1950-60 et de la comparer avec ce qui se passe aujourd’hui. Mais en même temps, vos propos me paraissent extrêmement différents de ce qui se passait à ce moment-là.
Vincent-
Raphaël
C’est sûr. Mais avant de parler de ça, je voudrais juste répondre à ce que disait Nicolas, sur le rôle de Christophe dans cette affaire. C’est lui qui est le concepteur du système. Cette idée de faire quelque chose avec les smartphones, c’est déjà un point de départ important. Comme toujours quand on entame quelque chose de nouveau, au début les idées sont un peu floues, on ne sait pas trop ce qu’on peut faire avec, donc on se réfère à des modèles connus. Dans le cas de Christophe, son expérience est basée sur le modèle de l’instrument, mais pas seulement. Je suis passé un peu vite en parlant de son travail artistique. Ce n’est pas seulement un réalisateur en informatique musicale, c’est aussi un concepteur de systèmes interactifs. Je suis peut-être le seul à dire cela, mais pour moi la conception du système interactif fait fondamentalement partie du travail d’écriture. Il y a un mot-clé que j’aime beaucoup car il traduit assez bien ce type d’expériences : c’est le terme d’agencement. Pour chaque nouvelle œuvre on se retrouve à agencer des fonctions musicales — l’interprète, le compositeur, le luthier — avec des outils techniques, pour créer à chaque fois des agencements originaux. Et voilà, la différence entre Toucher, entre la Chaconne de Bach et Virtual Rhizome, c’est qu’à chaque fois ce sont des agencements différents entre ce qu’on considère être une partition, une notation, un instrument, l’interprète, le compositeur, la place de chacun, la façon dont l’œuvre s’élabore, et à chaque fois il y a une œuvre et il y a donc effectivement un compositeur. L’idée même d’œuvre, la configuration qu’elle a, le lien entre le compositeur et l’interprète, tout ça, ça donne lieu à des agencements singuliers. Et pour moi, le compositeur qui a le plus expérimenté ceci au 20e siècle, c’est Cage. Chez Cage, les œuvres – il fabrique des œuvres, donc c’est effectivement un compositeur, il a cette fonction-là — sont très souvent des agencements particuliers entre des situations, l’interprète qui est aussi un homme de théâtre, les instruments qu’il faut choisir, ou des outils techniques, des installations, etc. Et évidemment, pour moi, il y a un lien direct entre le travail de Cage et des pièces comme Virtual Rhizome, c’est que les partitions de Cage, souvent, ne représentent pas une œuvre finie, ce sont des formes ouvertes. Surtout, la partition est un générateur d’œuvres. Si vous prenez les Variations de Cage, c’est un générateur d’œuvres, en somme, c’est comme si on vous donnait un modèle, un manuel d’instructions destiné à fabriquer la vôtre, en déterminant l’évolution des paramètres et les relations entre eux. Cage propose en fait des outils techniques, des supports, qui permettent donc à l’interprète de construire sa propre œuvre. Ce faisant il le fait sortir de la fonction traditionnelle d’interprète et crée ainsi un agencement particulier entre la partition et lui. Et par rapport à Boucourechliev, il y a un lien en effet entre lui et Virtual Rhizome : c’est que la partition est une sorte de carte de navigation. Ce que j’ai dit tout à l’heure sur l’architecture virtuelle s’applique ici, les smartphones sont comme des gouvernails qui permettent de naviguer à l’intérieur de l’œuvre. Les Archipels de Boucourechliev c’est un peu ça, ça porte bien son nom, c’est une carte de navigation.
Jean-Charles
Le terme qu’on a tendance à utiliser ici est celui de « dispositif » plutôt qu’agencement.
Vincent-
Raphaël
Dispositif, je l’ai bien utilisé aussi, on l’a écrit dans l’article. Dispositif, ça me va très bien. Disposer, composer, ça parle, c’est logique. Mais il y a dans le dispositif un double sens. Philosophiquement, il fait partie aussi des termes à double tranchant : c’est Foucault qui parle de dispositif, de dispositif d’internement, de surveillance. Et c’est vrai, on le sent, il y a quelque chose avec les dispositifs techniques qui nous emprisonne. Alors que le terme deleuzien d’agencement a pour moi un sens plus ouvert. Il y a quelque chose dans l’agencement par rapport au dispositif qui le rend plus ouvert, moins orienté. Le dispositif, ça a une finalité. L’agencement, je ne sais pas trop à quoi ça sert, il reste ouvert à l’exploration. Ce sont là des nuances, deux points de vue complémentaires d’un même processus[14].
Jean-Charles
Merci à tous les deux pour cet entretien très riche. Merci aussi à Nicolas.
1.Christophe Lebreton : « Musicien et scientifique de formation, il collabore avec Grame depuis 1989. »
Voir : Grame
3. Charles Juliet, Rencontres avec Bram Van Velde, P.O.L., 1998.
4. « Light Wall System a été développé par LiSiLoG avec Christophe Lebreton et Jean Geoffroy. Voir LiSiLoG, Light Wall System
5. « SmartFaust est à la fois le titre d’un concert participatif, et le nom d’un ensemble d’applications pour smartphones (Android et Iphone) développées par Grame à partir du langage Faust. » Voir Grame, Smart Faust.
7. Vincent-Raphaël Carinola, Typhon, l’œuvre s’inspire du récit de Joseph Conrad Typhon. Voir Grame, Typhon.
8. « Espaces notationnels et œuvres interactives », op. cit. 2.3, 2e paragraphe.
9. Thierry De Mey, Silence Must Be : « Dans cette pièce pour chef solo, Thierry De Mey poursuit sa recherche sur le mouvement au cœur du « fait » musical… Le chef se tourne vers le public, prend le battement de son cœur comme pulsation et se met à décliner des polyrythmes de plus en plus complexes ; …3 sur 5, 5 sur 8, en s’approchant de la proportion dorée, il trace les contours d’une musique silencieuse, indicible… » Grame
11. Thierry de Mey, Light music : « pièce musicale pour un « chef solo », projections et dispositif interactif (création mars 2004 – Biennale Musiques en Scène/Lyon), interprétée par Jean Geoffroy, a été réalisée dans les studios Grame à Lyon et au Gmem à Marseille, qui ont accueilli en résidence Thierry De Mey. » Grame
12. Jorge Luis Borges, Fictions, trad. P. Verdevoye et N. Ibarra, Paris : Gallimard, 1951, 2014.