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L’Épisode du Métronome

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L’épisode du métronome
Karine Hahn

Extrait de la Partie III de sa thèse de doctorat
« Les pratiques (ré)sonnantes du territoire de Dieulefit, Drôme :
une autre manière de faire la musique »
2023

 

Introduction générale de
Jean-Charles François

 
 

Sommaire :

Partie I: Introduction générale
Partie II: L’épisode du métronome

Sortir un métronome en répétition, un accident ?
Des usages décalés de cet outil hétéronome
L’agency du métronome
Temps interne et temps externe
Confronter la situation de travail rythmique à la sculpture d’un « métronome mou »

Partie III : Se mettre en accord, dans et par des pratiques musicales, avec le territoire

Rendre possible l’écart du métronome
Se coordonner et s’ajuster pour faire commun dans le pays de Dieulefit
Un choix d’observation d’action situées, mais prises dans une épaisseur temporelle

Conclusion

Bibliographie

 
 

Introduction générale

En octobre 2023, Karine Hahn a soutenu brillamment une thèse de doctorat en sociologie à l’École des Hautes Études en Science Sociale, portant sur « Les pratiques (ré)sonnantes du territoire de Dieulefit, Drôme : une autre manière de faire la musique ». Karine Hahn est une harpiste, sociologue, directrice de la Formation à l’Enseignement de la Musique au CNSMD de Lyon et membre depuis sa fondation du collectif PaaLabRes. La thèse de Karine est particulièrement importante pour PaaLabRes, par son enquête minutieuse sur les pratiques musicales au quotidien dans un environnement spécifique et sur leur analyse critique. Notre intention est de publier de larges extraits de cette thèse dans la quatrième édition, sous la forme d’un feuilleton.
 
En guise de première livraison dans ce processus, nous publions ici un extrait de la troisième partie de cette thèse (« La mise en accord des musiciens avec leur territoire : construire en commun, une expressivité démocratique »), et plus précisément « l’épisode du métronome », un moment significatif où l’un des membres importants de l’ensemble propose l’utilisation de cet outil en vue de trouver une solution à des problèmes de mise en place rythmique.
 
La thèse de Karine Hahn est centrée sur l’histoire et les pratiques actuelles de l’école de musique de Dieulefit, le Caem, Carrefour d’Animation d’Expression Musicale, en existence depuis 1978 et de son inscription dans le contexte géopolitique de la ville de Dieulefit, haut-lieu de résistance, et de ses environs.
 
Dans son Introduction générale, Karine décrit le Caem dans ces termes :

Cette école de musique, créée en 1978 dans la petite ville de Dieulefit, dans la Drôme, par des parents ayant la volonté « d’accueillir tous ceux qui veulent venir faire de la musique », est présidée à sa fondation par Josiane Guyon. (p. 2)

Le Caem affiche a) une volonté d’engagement citoyen à partir de la prise de conscience des inégalités sociales et culturelles ; b) une volonté de partager sans exclusion ; c) une implication de tous les partenaires dans la vie quotidienne de l’école de musique ; d) une absence de normativité et l’idée de l’invention constante des pratiques. Pour Karine « l’intention active est (…) : se procurer un espace, des instruments, des enseignements, rendre accessible à tous une pratique que l’on a soi-même développée » (p. 3).
 
Dans le cadre de sa recherche Karine Hahn a décidé de se joindre en 2013 à l’un des ensembles du Caem, la fanfare Tapacymbal, « au bugle pendant deux ans puis au petit tuba ». La fanfare Tapacymbal est un ensemble au sein du Caem parmi une vingtaine d’autres faisant ainsi partie de l’accent mis par cette école de musique sur « le développement extrêmement fort des pratiques collectives » (p.108) et une liaison affirmée entre l’enseignement de la musique et les différents ensembles existants. Au départ Tapacymbal est « un atelier collectif d’animation citoyenne » (p.151), puis évolue vers un statut plus autonome de « Fanfare Dieulefitoise issue du Caem ». Karine décrit son fonctionnement de la manière suivante :

Dans Tapacymbal, certaines caractéristiques d’une fanfare sont bien présentes – importance donnée au répertoire, héritage implicite de l’orphéon doublé du développement d’une dimension festive voire carnavalesque. Mais l’élaboration musicale s’y fait avec d’autres caractéristiques fortes, pour certaines partagées avec d’autres ensembles et temps pédagogiques du Caem : l’interdit d’un chef qui endosserait un rôle autoritaire ; l’importance des prises de paroles, et musicales et verbalisations ; la manipulation des informations musicales par les participants ; la réactivation continue des choix opérés remis à discussion ; une centration sur les éléments rythmiques. (p.152)

Pour introduire la troisième partie de sa thèse, Karine se concentre sur la description de « moments de musique » où se fabrique collectivement une manière de faire du sonore :

Les manières de faire mettent au jour une mise en accord des musiciens dans et avec leur territoire, avec des modalités et selon des critères qui leur sont propres. Notamment, la question de la mise en place rythmique offre une prise particulièrement dense pour interroger les rapports d’individuation et de collectif. Par ailleurs, ces musiciens s’attachent à rendre possible les écarts en les circonscrivant par leurs manières de faire à quelque chose qui peut prendre place dans leur fonctionnement, forme de revendication (au sens de claim, Laugier, 2004) de leur faire commun. Plus largement, les opérations de traduction, d’ajustement, les espaces de débat, et la circulation de différentes composantes de la musique fondent une théorie musicale engagée, qui crée dans le pays de Dieulefit les conditions d’une expressivité aux formes démocratiques. (p. 42)

La partie de la thèse intitulée « Épisode du métronome », que nous publions ici, est un exemple particulièrement intéressant de tensions dans le domaine d’une pratique entre a) des niveaux de capacités multiples au sein de l’ensemble qu’il convient de combiner, b) d’un rapport aux outils mis à disposition qui varie fortement entre les membres de l’ensemble, c) de représentations très diverses par rapport à la musique dans sa mise en pratique quotidienne par un groupe. Sur ce dernier point, la tension la plus évidente analysée par Karine Hahn, se trouve entre les institutions d’enseignement de la musique de référence dominées par la musique « classique » et la pratique des amateurs plus ouverte à des formes variées d’esthétiques répondant à l’aspiration de ceux et celles qui y participent. Karine, dans son rôle simultané volontairement partagé entre l’enquête critique des pratiques de la fanfare Tapacymbal et sa participation engagée dans cet ensemble, devient elle-même, une des personnes qu’il convient d’observer et d’analyser. Sa propre conception des pratiques musicales (et sa mise en application dans le cas de l’usage du métronome) n’est donc qu’une des représentations possibles au sein d’un ensemble où chaque personne exprime un point de vue sensiblement différent.
 
L’objet métronome fait une irruption drastique dans la pratique d’un groupe qui résiste d’habitude plutôt avec véhémence à toute imposition autoritaire extérieure. Son apparition soudaine déclenche un faisceau d’éléments contradictoires qui va se résoudre positivement dans des solutions qui ne correspondent pas tout à fait aux normes instituées. L’épisode du métronome est pour Karine un moment particulièrement significatif de la rencontre d’une théorie incorporée dans un objet et de son influence plus ou moins effective sur les solutions pratiques qu’il est censé incarner.
 
 

Partie II: L’épisode du métronome
Karine Hahn

La scène se situe lors d’une des répétitions de la fanfare Tapacymbal, dans la grande salle de l’ancien collège, en mars 2017. Tapacymbal travaille à la mise en place d’Egyptian de Sydney Bechet, dans un arrangement proposé par Christian, clarinettiste et saxophoniste soprane à la fanfare. Monter cette pièce représente un certain défi pour le groupe, notamment au niveau de ses enjeux rythmiques et de sa mise en place. Depuis quelques séances, cette question rythmique constitue le cœur des répétitions. Pour autant, depuis quelques temps ces séances ne m’apportent plus de nouveaux matériaux ni de nouvelle accroche dans mon analyse, ce qui m’apparait alors l’indice d’une stabilité de ces ingrédients et d’une saturation de mon terrain. J’avais déjà repéré que la complexité rythmique, ou la mise en place d’une polyrythmie, n’étaient un frein ni à la prise de parole musicale, ni à la tenue de l’ensemble. La pluralité des rapports à la pulsation et les formes de recherche d’une pulsation commune avaient déjà émergé très nettement de différents temps de répétitions et de prestations — qu’il s’agisse de la fanfare dans ses pratiques quotidiennes, ou d’autres activités du Caem, comme le projet avec Miss Liddl.
 
Mais en cette répétition du jeudi 9 mars au soir, après quelques tentatives de jeu, « rien ne va plus ». Et si ce constat est d’abord exprimé en ces termes par Vincent, repris par Hélène à la caisse claire puis par quelques autres musiciens, c’est aussi pour moi, à ce moment-là, que « rien ne va plus » : Vincent, saxophoniste référent de la répétition, sort son téléphone, une application gratuite de métronome préalablement téléchargée sur son portable, annonçant par ce geste un travail avec ce métronome de substitution. Et, comme on ne pourra pas entendre le son sortant de ce téléphone tout en jouant, il le branche sur l’ampli basse présent dans la salle, après l’avoir monté sur une table, afin que l’enceinte soit à une hauteur telle que les musiciens ne pourront s’en extraire.
 
Je suis déboussolée par cette imposition d’un objet pour moi représentatif d’un monde de la musique contre lequel les acteurs des pratiques musicales à Dieulefit semblaient positionnés, et qui donc me parait d’un coup remettre en cause toute la construction théorique en train de se stabiliser, issue de mes analyses de terrain. Ce que j’ai d’abord regardé comme un « accident » m’a obligé à déplacer une nouvelle fois mon regard, à poursuivre l’enquête à partir de cet objet « métronome », à repérer que l’utilisation de cet outil n’avait pas nécessairement, à Dieulefit, la même signification que celle que j’y investissais. À mesure que se déploie devant moi cet « épisode du métronome », observant les musiciens avec lesquels je suis en train d’expérimenter comment jouer ensemble ne pas réagir comme je l’imagine pour construire, en fabriquant ce morceau de musique, leur commun, je réalise une nouvelle mise à distance de mon regard de musicienne-enseignante. Elle nécessite une forme de réflexivité sur les approches académiques que j’ai intégrées, affûtant d’une nouvelle manière mon attention ethnographique. Et, une fois cette mise à distance opérée, « l’épisode » du métronome n’en est peut-être plus un, se doublant d’une épaisseur temporelle qui fait de son utilisation non plus une question d’usage, mais de valuation. L’analyse proposée ici suit ce cheminement du regard qui a été le mien.

 

Sortir un métronome en répétition, un accident ?

Sortir le métronome, avant même son utilisation, est un acte. Il est précédé de la déclaration de Vincent évaluant que « rien ne va plus », confirmée et relayée par d’autres musiciens, verbalement ou montrant des signes d’exaspération. Convoquant l’outil, en le sortant via son téléphone de sa poche, Vincent pose le fait que le groupe ne joue pas en place, ou pas ensemble, ou pas assez. Après avoir expérimenté plusieurs modalités de travail, il manifeste le besoin d’une aide extérieure — ici, un accessoire technologique. Cette « scène du métronome » est à la fois un évènement, et pris dans une épaisseur temporelle – un « épisode » de la question rythmique à Dieulefit.
 
L’absence de réactions négatives à cette proposition, à part quelques soupirs et deux- trois exclamations négatives [« oh non… »], dans cet ensemble habitué à s’exprimer quasi en continu entre les notes jouées, signe le fait que la proposition est acceptée. L’initiative de Vincent est même accompagnée :

Attends, on ne va pas l’entendre… prends l’ampli, là.
Oui, t’as raison… on va le monter sur la table, on entendra mieux… Y en a pas un de vous qui aurait un câble ?
Attends, là, si, je crois qu’il y en a un dans le placard.

Voici donc une application « métronome » mise en route sur un téléphone portable, branché sur un ampli basse : trois objets — le téléphone, le métronome, l’ampli basse — qui renvoient à des fonctionnalités, des utilisations et des représentations différentes. L’utilisation du téléphone change sans doute la représentation que les uns et les autres se font du métronome — on peut sans trop craindre d’extrapoler considérer que sa caractéristique d’objet familier et personnel minimise la dimension tant autoritaire que scolaire de l’objet. Mais cette interprétation que je fais alors n’a pas ensuite été confortée par les propos des acteurs : dans les discussions qui ont suivi, il a toujours été fait référence « au métronome ».
 
Par ailleurs, l’utilisation de l’objet métronome a été ici associée à un autre objet sur lequel il est branché, l’amplificateur de guitare basse, qui a lui des intentionnalités différentes et multiples. Dans la salle de répétition de la fanfare, cet ampli sert à sonoriser la basse dans les groupes de musiques actuelles et l’atelier bœuf qui viennent y répéter. Il y a ainsi chez les musiciens de la fanfare des représentations liées à cette utilisation, notamment du côté de la liberté et de la créativité, qui peuvent contrebalancer une représentation autoritaire du métronome. Mais là aussi, cette interprétation renvoie avant tout à mon besoin de minimiser la dimension normative du métronome, tant dans l’utilisation de l’objet que des interactions qui sont en train de se jouer en situation, pour que je comprenne comment il peut y prendre place.
 
L’objet métronome, pour garder le focus sur cet objet dans le triptyque évoqué, nous met ici face à un faisceau d’intentionnalités croisées. D’une part, ce à quoi sert l’outil, dans son utilisation scolaire actuelle première, diffère de ce pourquoi il est initialement pensé — à savoir donner aux interprètes un repère de durée de pulsations par rapport à des indications d’intentions expressives via le tempo, répondant à la volonté du compositeur romantique que l’interprète soit au plus près de son intention (Barbuscia, 2012)[1]. D’autre part, les représentations fortes liées au métronome, et les rapports d’utilisateur ou non à cet outil, diffèrent chez chacun des musiciens en présence — ce qui fait qu’ils se retrouvent dans des relations différentes les uns les autres à cet objet. Quant au rapport que j’entretiens au métronome, en tant que musicienne professionnelle observant la situation, tout en y prenant part en tant que tubiste amateur, le métronome s’apparente à un « dépôt de contrainte dans le monde »[2].

 

Des usages décalés de cet outil hétéronome

Les théories de l’affordance (Gibson, 1979), en proposant d’observer de près ce qui provient de l’environnement quand un agent engage une action, permettent de prendre en considération les différents rapports à l’objet des uns et des autres pour envisager les significations qu’ils y investissent potentiellement. Par l’environnement dans lequel j’évolue professionnellement au quotidien, l’utilisation du métronome est pour moi avant tout une imposition extérieure au contexte de jeu, nécessairement normative. Objet par excellence d’étayage dans une pratique avant tout pédagogique, le métronome correspond à une conception propédeutique de l’enseignement de la musique. Extrêmement normé et normatif, il est difficile de s’y soustraire.
 
Par ailleurs, plus qu’un instrument de travail, le métronome est porteur de certaines valeurs issues de son contexte d’apparition. Si la division régulière du temps est un phénomène culturellement récent[3], en musique, le métronome instaure, dès 1815, un rapport au temps musical égal, qui suppose que l’on peut le découper de manière régulière, créant l’ « illusion d’objectivité en musique » (Barbuscia, 2012, p.54). L’utilisation du métronome s’impose très vite. « Promu par les compositeurs comme le seul « remède »[4] efficace à un mal auquel l’art musical n’a jamais su obvier, le métronome passe, sans difficulté ni phase intermédiaire, de l’accessoire faisant le bonheur de quelques-uns à l’objet indispensable à toute pratique musicale » (Ibid., p.58). Ce qui va dans le sens d’une très forte rationalisation des pratiques, notamment vers l’égalité républicaine — projet révolutionnaire du conservatoire (Hondré, 2002). Les temps égaux organisent la musique. Le métronome est alors l’instrument égalitaire par excellence : il est la proclamation physique de l’égalité politique. Dans le même temps, il pose un rapport aux valeurs : il faut être avec le métronome, assimilant l’exécution rythmiquement normée à une question morale. Aurélie Barbuscia souligne elle aussi la dimension de contrôle véhiculée par l’instrument (Barbuscia, 2012, p.63)[5], développant l’idée que la transgression se situe alors du côté des professionnels (Ibid., p.67), comme une marque de distinction, là où les amateurs et apprentis doivent se situer dans le respect d’une norme.
 
Si mon rapport à cet outil est nécessairement construit avec cet arrière-fond[6], les autres musiciens de Tapacymbal ne se situent pas, ou pas exclusivement, dans ce même environnement. Ils se réfèrent potentiellement à d’autres types d’usage de ce métronome, certains le considérant comme un simple outil. Certes l’outil, nécessairement normatif puisqu’institutionnel, prescrit un usage. L’action visée par son utilisation est bien dans les différents cas de travailler à se mettre dans un rythme commun. Mais la manière dont les acteurs s’en servent, précisément, dans le choix du moment où émettre leur son par rapport à la battue proposée, ne fabrique pas nécessairement la même signification d’un ensemble de musiciens à un autre. Si l’usage est globalement le même, son utilisation diffère, et la valuation n’est pas la même.
 
Ainsi, les percussionnistes ici envisagent le métronome comme un objet propédeutique, un outil sur lequel prendre appui, mais moins pour eux-mêmes que pour les autres. Jean-Louis, à la grosse caisse, évoque souvent le fait qu’il doive « jouer le rôle de métronome », qui ici s’apparente au bâton de mesure[7] que ce nouvel outil vient partiellement supplanter, en attendant qu’Hélène, à la caisse claire, « gagne en stabilité », pour pouvoir « lâcher ce rôle et [s’] éclater un peu plus ». Là, le métronome physique prend le relais de la caisse claire et grosse caisse, et permet à ces musiciens de se concentrer sur d’autres aspects musicaux. De même Vincent, dans une impasse sur les modes de travail de la pièce, propose un outil sur lequel il espère se reposer, dans le sens où les autres musiciens vont potentiellement pouvoir prendre référence dessus. Mais contrairement aux percussionnistes, cela ne lui permet pas pour autant de porter son attention musicale ailleurs : elle se focalise ensuite sur le fait de distinguer si les musiciens sont calés ou non avec ce repère extérieur. Or Vincent, qui en tant que référent de la fanfare se sent ici particulièrement concerné par le choix des méthodes de travail, se retrouve dans une nouvelle contrainte qu’il se crée lui-même. Alors qu’il ne constitue pour ainsi dire jamais le repère rythmique du groupe, en convoquant ce téléphone — métronome, cet objet lui impose la place de référent pour discerner si oui ou non les musiciens arrivent à jouer les impacts des temps en même temps que lui.
 
Mais de fait, ce n’est pas ce qui se passe. Pour la plupart des instrumentistes en présence, l’usage qu’ils font du métronome ne se situe ni du côté de l’imposition normative d’une pulsation hors-sol ni du côté d’un outil proposant une référence sur laquelle se caler en homorythmie. Lorsque le groupe commence à travailler avec le métronome, l’ensemble des musiciens de la fanfare se concentre d’une nouvelle manière sur la question rythmique, et à force de tâtonnements, après une grosse demi- heure de travail avec le métronome, ils arrivent à jouer ensemble sur une pulsation certes commune, mais à côté de la pulsation du métronome qui continue à scander régulièrement ses temps sortants de l’ampli basse. Ici, les musiciens utilisent bien le métronome pour trouver leur manière de jouer rythmiquement ensemble ce nouveau morceau — l’application n’est pas uniquement mise en route pour « faire comme si » on allait tenter de jouer avec un métronome[8]. Mais ils s’en servent comme d’un outil faisant médiation, une référence extérieure qui aide à porter son attention sur la question rythmique, lui faisant certes jouer pleinement son rôle mais d’une certaine manière, en décalage avec la norme imposée — d’une certaine manière qui ne colle pas à la pulsation du métronome, et sans chercher à le faire. Le métronome a donc à la fois la même signification pour l’action qu’il ne l’aurait, par exemple, dans un cadre institutionnel de cours de musique ou de répétition d’un ensemble – à savoir aider à une mise en place rythmique, éventuellement au sein d’un ensemble. Et dans le même temps, il va servir à ne pas s’en servir. La valuation qu’ils attribuent à l’objet et à ce qu’il permet de faire diffère de celle attribuée à cet objet dans un cadre normatif.
 
Ainsi, l’utilisation du métronome, si elle est prescrite par l’objet, ne dit pas le statut et le pouvoir, les pouvoirs, qu’on lui accorde — le métronome chef ou repère, l’outil permettant de travailler à être collectivement, chacun et chacune, avec ses battements, ou à trouver une pulsation commune, éventuellement à côté de la pulsation métronomique. Il n’a sans doute pas la même signification pour l’ensemble des musiciens en présence, et peut être regardé comme un des espaces de jeu et d’interaction entre les pratiques musicales dieulefitoises et la « sous-couche » des pratiques institutionnalisées de la musique sur le territoire national. Ce métronome implique différents types de conceptions musicales qui sont autant de contraintes qui sont alors discutées, négociées, en situation.

 

L’agency du métronome

Le métronome, avec les différentes intentionnalités qu’il porte ici, est donc aussi un objet qui fait faire quelque chose. Outil mobilisé pour ce à quoi il sert principalement (fournir un repère fixe et répété de division du temps), il a aussi un pouvoir d’agency, une capacité à engendrer une ou plusieurs actions[9]. En se substituant à la place du musicien à la caisse, le métronome prend la fonction d’une personne. Repère unique et collectif, scandant une pulsation régulière et à laquelle les musiciens ne peuvent se soustraire, l’objet devient une forme d’incarnation du chef d’orchestre — mais renvoyant à une figure du chef qui agirait comme cet objet, ne ferait que « battre la mesure »[10], et ce, alors même que cette figure de chef est refusée. Cela amène dans le temps de la répétition une forme de double contrainte à laquelle les musiciens, par le jeu, et notamment par la discussion, vont devoir répondre. Le métronome est ainsi à même de « faire faire quelque chose », d’inciter les musiciens à trouver des solutions de mise en place rythmique. Ici, il est accepté comme médiation permettant de « trouver une pulsation collective », qui va permettre le jeu dans la déambulation, tout en ne figurant pas une figure autoritaire qui obligeraient les musiciens et les musiciennes à être en même temps que le métronome.
 
L’objet métronome, pendant cette répétition de Tapacymbal, fait faire aussi autre chose que la répétition de mêmes phrases musicales en tentant de se rapprocher de la pulsation sonorisée et/ou d’une pulsation commune. D’une part, il déclenche de l’humour qui est à la fois un garde-fou et signifie une possibilité de dérive à ne pas occulter, notamment celle de la battue de l’orchestre militaire. Ainsi Christian commente les départs à effectuer avec le métronome d’un « Ein, zwei, drei, vier ! », trait qu’il renforce lorsque les musiciens arrivent à marcher ensemble en rythme, lançant un : « Troisième Reich ! ». Christian est, à mes côtés, le plus professionnalisé des musiciens en présence, ayant évolué dans des collectifs d’improvisation, et par la même peut-être celui pour qui cet outil incarne le plus la figure d’un chef autoritaire. Mais à la pause de la répétition, dans la discussion autour du métronome, il insiste, toujours sous le trait de la plaisanterie, sur le fait que « ça permet, quand même, de jouer avec les autres… » Ces traits d’humour mobilisent symboliquement un univers particulièrement évocateur chez les habitants de Dieulefit. La forme du dire marque une limite, ou une vigilance. Elle indique que l’on arrive à une forme de rapport à la mise en place qui pourrait être interprétée autrement que le sens visé par les musiciens présents à cette répétition. Ils peuvent être analysés comme un régulateur de l’utilisation de l’objet métronome. D’autre part, l’utilisation du métronome amène à un débat : elle déclenche une discussion qui a lieu dans un premier temps avec quelques instrumentistes pendant la pause de la répétition, et se poursuit ensuite en débat collectif chez Vincent, avec la quasi-totalité des musiciens.

 

Temps interne et temps externe

[À la pause de la répétition, dans la même salle.]
 
Vincent [réagissant à une remarque d’une musicienne, que je n’ai pas entendue] : Et le métronome entre autres permet de… de… c’est le truc qu’on a tous vécu, tu branches le métronome et t’as l’impression qu’il est irrégulier.
 
Luc : humhum, oui, …
 
Vincent : Parce qu’on a intégré, on a intégré une régularité par rapport à ce qu’on sentait, et qu’il faut adapter cette régularité aux autres.
 
Christian : Parfois c’est à cause des piles aussi…
[Rires]
 
Cathie : Ce qui veut dire que le métronome, c’est complètement inhumain, quoi…
 
Vincent : C’est inhumain, mais ça permet de prendre conscience de ta perception du temps, et de prendre conscience qu’elle n est pas forcément exactement la même que ceux avec qui tu joues. Tous les débats où on se dit “ mais c’est toi qui accélères, mais non c’est toi, c’est toi qui es irrégulier, mais non c’est toi ”, c’est juste le travail d’arriver à une perception du temps qui soit la même à un moment donné. Et après tout, faire de la musique, c’est juste se mettre dans la même irrégularité. On s’en fout du métronome. Si ce n’est que c’est l’outil qui nous permet de prendre conscience de cela.
 
Christian
[un peu ironique, sortant pour l’occasion de son autre conversation parallèle] : mais ça permet, quand même, de jouer avec les autres, quand même…

Vincent, qui développe dans sa pratique musicale une forte réflexivité, est particulièrement intéressé par ce type d’échanges. La question d’une perception individuelle du temps, par rapport à un repère métronomique perçu comme fluctuant et pluriel, selon les individus, est un sujet qui l’anime et qu’il a déjà débattu en dehors du contexte de Tapacymbal. Elle peut se lire aussi au regard de la tension repérée par Alfred Schütz (2006 [1964]) entre temps interne et temps externe, et les formes de communication engendrées par le fait de jouer ensemble – musicien face à l’œuvre ou potentiellement groupe de musiciens :

Dans notre problématique, il est essentiel d’avoir une meilleure compréhension de la dimension temporelle dans laquelle la musique a lieu. […] [L]e temps interne, la durée, est la forme même de l’existence de la musique. Bien sûr, jouer d’un instrument, écouter un disque, lire une page de musique, tous ces évènements ont lieu dans un temps externe, le temps qu’on peut mesurer par des métronomes et des horloges avec lesquels le musicien “compte” pour s’assurer le “tempo” qui convient. […] [N]ous estimons le temps interne comme étant le véhicule même où le flux musical a lieu. On peut mesurer le temps externe ; il existe des minutes et des heures et la longueur des sillons sonores que doit traverser l’aiguille du phonographe. Il n’existe par une mesure telle pour la dimension du temps interne où vit l’auditeur ; il n’y a pas d’équivalence entre ses parties, si parties il y a. (p.23)

« Faire de la musique, c’est juste se mettre dans la même irrégularité » est alors une réponse à cette tension[11]. Observer les musiciens « faire la musique ensemble » consiste alors à repérer comment les flux des temps internes se lient, et comment s’ordonne leur synchronisation (y compris dans un choix d’hétérochronie) dans un temps externe, commun.
 
Alfred Shütz:

Il me semble que toute communication possible présuppose un rapport de “syntonie” entre celui qui fait la communication et le récepteur de la communication. Ce rapport se fait par la répartition réciproque du flux de l’expérience dans le temps interne de l’Autre, par un vécu d’un présent très fort partagé ensemble, par l’expérience de cette proximité sous la forme d’un “Nous”. (p.27)

 

Confronter la situation de travail rythmique à la sculpture d’un « métronome mou »

Après la répétition, la discussion se poursuit autour d’un verre dans la maison de Vincent, qui est aussi le site de sa menuiserie. Sur le piano droit, à l’entrée du salon, à quelques objets près d’un métronome mécanique noir ouvert, une sculpture en bois plein représente un métronome qui semble avoir les mêmes caractéristiques que les « montres molles » de Dali[12] — une sorte de « métronome mou », dans des proportions assez similaires à un métronome traditionnel, avec une base plus large. Cet objet artistique qui détourne un objet mécanique, et qu’un certain nombre de musiciens de la fanfare connaissent pour passer assez régulièrement chez Vincent, possède lui aussi une certaine agency : la capacité à proposer une relecture de l’utilisation du métronome, dont il est une représentation subversive, à la sortie d’une répétition animée avec cet outil par celui qui possède et expose cette sculpture à la vue des musiciens de la fanfare invités. Ce détournement replace le métronome comme objet et non plus comme outil — ce que l’on pourrait mettre en parallèle avec le téléphone, qui, pendant la répétition, a été détourné en métronome, le déplaçant alors d’objet à outil. Surtout, cette représentation d’un métronome mou, qui évoque un battement improbable, nécessairement irrégulier et nonchalant, hors temps, et en même temps figé dans son mouvement fluctuant dans du bois, amène une dimension subversive à l’objet qu’il détourne.
 
Dans le moment de cette discussion lors du « coup à boire » chez Vincent, cet objet ne suscite pas de larges réactions, sans doute parce qu’il est déjà familier à la plupart des musiciens. Il est aussi dans une partie du salon un peu en retrait par rapport à là où nous sommes attablés. Lorsque, me déplaçant, je le découvre et m’exclame, dans une ambiance sonore au niveau déjà élevé, seuls quelques-uns réagissent, et ces interventions ne sont relayées que par des rires — ceux de Vincent notamment, qui retourne vite dans sa discussion :

Valérie : « oui oui je le connais ! »,
Christian : « tu m’étonnes qu’on n’arrive pas à jouer en rythme ! »
Benjamin : « Hé, dis, Vincent, c’est celui-là que tu devrais nous amener en répétition ! »

Comme les blagues de Christian, l’exposition de ce « métronome mou » peut être lue comme un ajustement permettant la mobilisation de l’objet métronome mais avec un décalage, menant soit à ne pas le prendre au sérieux, soit à faire tomber des représentations rigides qui lui sont fréquemment attribuées et entrent en dissonance avec les « principes supérieurs communs » de Dieulefit.
 
Ainsi, ce que le métronome fait faire à la fanfare de Dieulefit, c’est (1) un travail commun de pulsation permettant de « se mettre dans la même irrégularité » ; (2) de l’humour, assurant un ajustement entre ce qu’impose l’outil et son utilisation dans le contexte de Tapacymbal (déambuler ensemble, oui, marcher au pas, non) ; (3) un détournement de sa dimension d’outil en objet artistique ; (4) une discussion collective sur ce qu’est ressentir un tempo et chercher ensemble une pulsation commune. Par ailleurs, deux caractéristiques des manières de faire la musique à Dieulefit, déjà rencontrées, ressortent avec force de cette situation. D’une part, la discussion et le débat sont des procédures essentielles et constitutives de la construction du musical. D’autre part, même dans cette situation très restreinte et très située de répétition, face à un métronome, outil hétéronome par excellence, et alors qu’il s’agit de faire commun, les rapports à cet objet, ainsi que ce que son utilisation provoque, sont aussi hétérogènes que les formes musicales présentes sur le territoire de Dieulefit.
 
 

Parie III : Se mettre en accord,
dans et par des pratiques musicales, avec le territoire

Rendre possible l’écart du métronome

Ainsi, à la fanfare de Dieulefit, ce métronome peut n’être pour certains des musiciens « qu’un métronome », pour d’autres à la fois un objet normatif, un outil dont il serait dommage de se priver, la possibilité d’une méthode de travail parmi d’autres, un objet que l’on peut associer à d’autres, et même détourner, subvertir. S’il est utilisé ici, c’est qu’il ne représente pas un danger aux yeux des musiciens — qui savent se prémunir des « conséquence[s] funeste[s] » du métronome développées par Jacques Bouët (Bouët, 1997)[13].
 
Car pour autant, l’utilisation du métronome, dans la situation décrite ci-dessus, peut aussi être lue comme un écart, qui engendre des réactions d’adhésion, à savoir faire ce que Vincent propose, et même l’accompagner dans la mise en place de sa proposition, mais d’une certaine manière. Le collectif fonde la possibilité de cet écart en le circonscrivant, par leurs manières de faire, à quelque chose qui peut prendre place dans leur fonctionnement. Jeu en groupe, humour, pose de bornes, discussions et débat, marquent le refus de poser le métronome comme ultime référent, et le ramènent à ce qu’il est aussi : un objet et un outil permettant une forme d’expérimentation.
 

Se coordonner et s’ajuster pour faire commun dans le pays de Dieulefit

À Dieulefit, la question d’une « mise en accord » des musiciens apparaît bien centrale. Elle se fait avec des modalités, et selon des critères, qui sont propres aux acteurs de ces pratiques. La volonté d’une « mise en accord », entre musiciens pour jouer ensemble, ne va pas de soi. Si elle peut paraître une nécessité musicale issue des contextes musicaux joués, ou une évidence sociale dans certains contextes de pratiques normées, des collectifs défendent des contextes de jeu permettant une absence de mise en accord, en tous cas préalable, à des temps de pratiques artistiques communs[14]. Par ailleurs, le fonctionnement notamment de Tapacymbal, qui rend possible de venir jouer au sein du groupe avant de savoir jouer, de proposer en prestation un solo instrumental sans en maîtriser la carrure rythmique, indique que ce ne sont ni les enjeux musicaux des répertoires joués, ni les normes implicites aux formats de groupe, qui animent cette volonté de « mise en accord », de trouver une manière ajustée de pratiquer la musique à Dieulefit.
 
Mon hypothèse est qu’ici les musiciens décident de se mettre en accord, et de ce sur quoi ils s’accordent, non seulement selon des modalités qui leur ressemblent, mais selon celles qui leur permettent de mettre en œuvre et d’alimenter « ce à quoi ils tiennent », et « qui les tient » (Bidet & al. [Dewey], 2011). Notamment, ces pratiques participent à donner corps aux « principes supérieurs communs » dégagés, dans les deux premières parties, des manières de faire le Caem, Tapacymbal, le festival des 40èmes Résonnants, et que l’on retrouve aussi dans d’autres sphères que le musical, notamment dans le rapport des habitants de Dieulefit à l’histoire, et dans quelques récits épars rapportés çà et là. La mise en accord des musiciens se fait ainsi dans et avec leur territoire. Les choix de ce sur quoi les musiciens se coordonnent pour faire commun, les modalités d’opération d’ajustement, de débat, de circulation, sont une manière de faire territoire, cependant qu’ils fabriquent des pratiques musicales, de la musique du pays de Dieulefit.
 

Un choix d’observation d’action situées, mais prises dans une épaisseur temporelle

Reste ainsi à observer, au plus près de la fabrication du musical, comment se joue et ce qui se joue dans cette mise en accord des musiciens, cependant qu’ils construisent leur musique. La profusion des pratiques musicales à Dieulefit, couplée à un terrain qui s’est déroulé sur plusieurs années, offre un matériau d’analyse très dense mobilisé dans les deux premières parties de la thèse. Parce que cette mise en accord se joue sur des actions, situées (Ogien & Quéré, 2005), mais qui se situent dans des épaisseurs temporelles denses, cette troisième partie prend appui sur des situations décrites puis analysées comme des évènements, convoquées parmi d’autres actions possibles parce que repérées à l’issue de mes analyses comme caractéristiques des manières de faire la musique sur ce territoire.
 
Arrêtons-nous un moment sur la question de l’épaisseur temporelle des actions situées. Chaque situation, regardée de très près, donne à voir des « évènements » – comme le fait de sortir un métronome. Et il en est un au regard de mes observations, à la fois parce que de là où j’en suis dans la compréhension du fonctionnement du groupe à ce moment-là, couplé à l’épaisseur de mes représentations de l’outil, le métronome est pour moi inattendu, décalé par rapport aux manières de faire repérées et attendues. Si le travail autour du rythme est une constante de la fanfare au moins depuis que je l’ai rejoint, les premières approches de méthode de travail rythmique sont éloignées de la normativité de cet outil. Lors du premier entretien que j’ai avec lui avant de rejoindre la fanfare, Jean me raconte[15] comment avec son ami batteur Nico, ils ont passé au moins une heure avec Dédé à tourner autour d’un tonneau en fer pour le marteler en rythme, et faire ressentir à ce trompettiste la tourne rythmique qu’il devait jouer dans Libertango.
 
Sortir le métronome en répétition est aussi un évènement parce qu’il peut être identifié comme déclenchant certaines actions. Le sortir en répétition n’est pas dans les habitudes du groupe, et l’écart avec le déroulé provoque des échanges qui sont eux-mêmes transformés. Mais la préoccupation rythmique, d’une part, et les discussions autour des préoccupations musicales, d’autre part, sont, elles, dans les manières de faire habituelles de Tapacymbal. Instruire la scène avec le métronome comme « épisode » est donc avant tout une construction de regard, dû pour partie à la constitution de mon propre regard, à l’intermittence du regard ethnographique, et à la forme de la mise en énigme. Mais cette lecture évènementielle s’articule avec une épaisseur temporelle très dense, mise au jour à la fois par la durée de l’enquête de terrain, la diversité des contextes de jeu que j’ai pu observer, et les indices en présence sur le temps même des répétitions.
 
Ainsi, qu’il s’agisse d’Egyptian que Tapacymbal a abordé depuis quelques mois, travaillé ici à l’aide du métronome, ou plus encore de Oye Como va dont il est question ensuite, que la fanfare joue depuis plusieurs années et qui a été très souvent éprouvé en situation de concert, la question rythmique est structurante des répétitions depuis leur première lecture. Par ailleurs les morceaux sont constamment remis en chantier, avec une préoccupation de se retrouver sur un rythme commun qui est constamment rejoué et éprouvé. De même, les répétitions du jeudi soir ne font voir la pratique musicale des instrumentistes de Tapacymbal que par intermittence. Le temps de jeu entre les répétitions, très variable d’un instrumentiste à l’autre, peut être très conséquent — la séance de travail chez Valérie, décrite en première partie de la thèse, montre qu’il y a des procédures à l’œuvre qui ne se passent que dans ce temps-là, et influent sur le jeu en répétition collective. Dans une autre répétition, Christian fait une remarque au groupe pour suggérer un élément rythmique qui n’avait pas été identifié sur la partition, parce qu’il évalue pouvoir le faire au regard de la manière dont l’ensemble joue alors le morceau : une manière de jouer qui « fonctionne » devient un problème parce qu’il évalue qu’il est alors possible de l’instituer comme tel. Dans ces situations de synchronisation, la question de l’écoute est centrale — à la fois pour les musiciens en situation de jeu, et pour la description que l’on peut en faire en situation d’observation (Weeks, 1996).
 
Ici, la mise en accord des musiciens dans et avec leur territoire se négocie pour beaucoup autour de réglages rythmiques, dont des situations sont retranscrites et analysées en première partie de ce chapitre. Ces ajustements rythmiques fabriquent autre chose qu’une simple mise en place. Ils disent quelque chose du rapport à une norme, à des repères extérieurs, portés ou non par un chef. Outre le fait que ces musiciens considèrent les paramètres musicaux dans leur interaction (on voit la flûtiste de Miss Liddl changer l’attaque d’une note puis sa hauteur pour correspondre aux attendus rythmiques), la question rythmique, comme le métronome, est réglée de sorte qu’elle permette des discussions, des circulations, rende possible une déambulation qui embarque du public dans cette mise en accord.
 
Par ailleurs, la mise en accord par la pratique musicale avec et dans son territoire se fait ici par des circulations — d’éléments musicaux, de rôles, des voix —, des opérations de traduction et d’ajustements, faisant en sorte que chaque voix compte et puisse être entendue, portée, revendiquée (au sens de claim, Laugier 2004), et participer au faire commun. Certaines de ces opérations, dont l’analyse a permis de mettre à jour ces manières de faire, ou d’en confirmer certaines déjà mises à jour, sont décrites en seconde partie. L’analyse de ces pratiques musicales montre que ces manières de faire portent et sont portées par une théorie musicale engagée, qui crée dans le pays de Dieulefit les conditions et le son d’une expressivité aux formes démocratiques.
 
 

Conclusion

(Extraits de « En guise de conclusion – Renouveler son regard pour lire une situation de répétition », p.397)

Lire Tapacymbal en mobilisant la logique d’enquête de Dewey permet de consolider le regard porté sur les pratiques musicales comme occasion d’enquêtes et d’expérimentations, ce faisant que les instrumentistes fabriquent de la musique selon des modalités qu’ils définissent dans le temps même de la pratique. Ici, la problématisation constante remet en jeu, au quotidien, les constructions musicales. Les manières de se coordonner et les ajustements sont élaborés d’une manière à ce que la pluralité soit garantie et visible, travaillant ainsi par la musique des significations qui sont ce à quoi ces musiciens tiennent, et ce qui les tient.
 
L’observation participante et l’analyse de la mise en œuvre du festival des 40èmes Résonnants ont mené dans la deuxième partie de la thèse à considérer les acteurs des pratiques musicales à Dieulefit comme une communauté d’enquêteurs. Les éléments constitutifs de leurs manières de faire repérés alors se retrouvent ici dans des formes très précises de la constitution du musical, prises dans des épaisseurs temporelles denses. Les engagements qu’ils mettent en œuvre dans la structuration de leur école, de leurs ensembles, du festival, sont également constitutives des pratiques musicales observées, qui dans le même temps les renforcent. Repérer ces manières de faire dans les pratiques musicales observées de très près, au cœur de la fabrication du musical, n’a pas été immédiate et convoquer Dewey m’a permis de muscler une intuition qui peinait à se défaire d’une lecture de la situation qui la considérerait comme un simple problème de mise en place[16]. Ainsi, la durée et la récurrence de ma participation aux répétitions et sorties de Tapacymbal m’ont permis d’envisager à nouveaux frais ces manières de faire et leur sens, notamment parce que j’y voyais des questions qui, en tant que musicienne de l’ensemble, me semblaient réglées, être constamment mises en chantier, de nouvelles enquêtes ouvertes — ce que je n’aurais pas pu repérer sur un temps plus restreint. La difficulté à affûter mon regard a résidé principalement dans la force de l’approche rythmique isochrone très intégrée, qui constituait un écran pour écouter le rythme autrement que par rapport à une référence normée, avec un temps découpé en pulsations isochrones. Si elle n’empêchait pas de penser par-dessus des organisations du temps variées, comme ici par cellules et polyrythmies, ni d’élaborer théoriquement la possibilité de les envisager autrement, elle est restée longtemps dans mon ressenti et dans mon jeu, et donc dans mon écoute, un arrière-fond dont il m’a été difficile de faire abstraction, et il m’a fallu puiser dans mes expériences musiciennes pour m’en défaire (…).
 
Cette représentation musico-sociale isochrone ne correspond pas ici uniquement à mon profil de musicienne formée dans les institutions de l’enseignement spécialisé de la musique : elle est également effective au sein de Tapacymbal, constitutive d’une partie de leur répertoire. Mais elle ne l’est que parmi d’autres conceptions à l’œuvre. Une pratique nettement différenciée aurait sans doute obligé à, et donc permis, de trouver d’autres manières d’observer la question rythmique.
 
Il s’est agi ici à la fois d’écouter avec une approche isochrone, pour une part constitutive des pratiques, et à la fois de construire l’hypothèse que ces musiciens avaient peut-être aussi d’autres manières d’envisager leur mise en place rythmique, pour se rendre disponible à une autre écoute. « L’épisode du métronome » a en ce sens constitué un tournant[17] dans ma propre enquête, m’amenant à considérer que la pulsation isochrone, voire éventuellement hétéronome, constituait pour les musiciens de la fanfare une manière parmi d’autres d’envisager la question rythmique, mais que, des garde-fous étant posés, elle était ici non excluante d’autres manières de faire et devait de ce fait être considérée au sein d’une pluralité. Ce que j’ai lu comme une double infraction de l’objet technique, à savoir convoquer le métronome alors que personne de les oblige à s’en servir, et ne pas se plier à la régularité du métronome alors même qu’ils s’en servent, est une forme de détournement de l’objet et d’appropriation de l’outil.

 


1. Le développement qui suit prend largement appui sur l’article d’Aurélie Barbuscia, « La pratique musicale, entre l’art et la mécanique. Les effets du métronome sur le champ musical au XIXe siècle », Revue d’histoire du XIXe siècle, n°45, 2012.

2. Cité par Gaspard Salatko, séminaire Dynamique de la culture & anthropologie des activités artistiques et patrimoniales autour de « L’Agency en questions », coanimé par Emmanuel Pedler et Gaspard Salatko, Centre Norbert Elias, EHESS Marseille, 25 février 2021.

3. La rationalisation et le nivellement des rapports au temps dépassent la seule question musicale, qui est prise dans un mouvement de société global. Notamment, la décimalisation des unités de temps date de la fin du XVIIIe siècle (Souchier, 2019), et une cinquantaine d’années après le trafic ferroviaire met en place les premières unifications des horaires de trajets (Baillaud, 2006). Mais le fait que les pratiques musicales aient été très rapidement influencées par ce mouvement n’est pas anodin.

4. Rapport rédigé en 1815 par Henri Montant Berton, membre de la section musique de l’Académie française, cité par Barbuscia, 2012, p.58.

5. « le sujet-créateur ambitionne de renforcer son contrôle sur la manière même de son travail en exerçant davantage d’autorité sur l’interprète, invité à restituer le plus fidèlement possible ses intentions originelles » (Barbuscia, 2012, p.63 ; voir aussi Menger, 2010).

6. Cet arrière-fond revêt d’une part à une forme d’inconscient musicien – dans le sens d’une pratique tellement intégrée qu’elle accède à un statut d’évidence pour les musiciens qui convoquent cet objet d’étayage dès que se pose une question rythmique. D’autre part, il contient une forme de conscientisation nécessaire – un rapport au rythme et à la pulsation construit avec une logique correspondant à celle portée par le métronome étant indispensable dans un parcours académique.

7. C’est bien l’objet « métronome » que Jean-Louis convoque ici – objet qui semble ici avoir effacé les autres modèles de référence.

8. Cela renvoie à certaines utilisations des partitions, dont il a été question dans le chapitre consacré à la fanfare, certains musiciens ne sachant pas déchiffrer les codes musicaux inscrits sur une partition déclarant en avoir besoin pour jouer (Cheyronnaud, 1984).

9. Cette analyse prend appui sur le séminaire Dynamique de la culture & anthropologie des activités artistiques et patrimoniales, « L’Agency en questions », co-animé par Emmanuel Pedler et Gaspard Salatko, Centre Norbert Elias, EHESS Marseille, 25 février 2021.

10. Le compositeur Hector Berlioz propose une telle image du chef d’orchestre dans sa nouvelle Euphonia, « utopie qui décrit une ville entièrement consacrée à la musique, grâce aux bienfaits d’un gouvernement « despotique » (Buch, 2002, p.1006) : « Un ingénieux mécanisme qu’on eût trouvé cinq ou six siècles plustôt [sic], si on s’était donné la peine de le chercher, et qui subit l’impulsion des mouvements du chef sans être visible au public, marque, devant les yeux de chaque exécutant, et tout près de lui, les temps de la mesure, en indiquant aussi d’une façon très précise les divers degrés de forte ou de piano. » Hector Berlioz, « Euphonia ou la vie musicale », Revue et Gazette musicale de Paris, 11-17, 28 avril 1844, pp.146 147. Buch (2002, p.1007) précise que « ce texte a été repris par Berlioz, avec de légères modifications, dans Les soirées de l’orchestre ; on en trouve une édition séparée aux Éditions Ombres, Toulouse, 1992 ».

11. La conclusion de Vincent, « faire de la musique, c’est juste se mettre dans la même irrégularité. On s’en fout du métronome » peut aussi être lue plus simplement comme une forme de réponse à la double contrainte qu’il a imposée au groupe en sortant son téléphone avec cette application. Vincent n’avait pas anticipé qu’avec cet outil, le groupe allait réussir à trouver une pulsation commune mais à côté du métronome — et il aurait sans doute du mal, tout comme moi, à préciser ce qui fait précisément que le groupe a réussi à se stabiliser ainsi. Il lâche l’outil une fois l’objectif atteint, quand bien même l’outil n’a pas été utilisé de manière attendue et normée : ce qui importe est de pouvoir maintenant jouer ce morceau ensemble, dans un rythme commun, pour déambuler.

12. L’huile sur toile surréaliste de Salvador Dali, La persistance de la mémoire, peinte en 1931, représente des montres se liquéfiant, jouant du contraste rigidité/écoulement du temps, préoccupation de l’artiste autant intime que liée aux questionnements de la physique moderne (Dali, 1951).

13. « Ce mariage ingénieux entre temps physique et temps musical arrangé par Maetzel [découvert en réalité par Winkel (Barbuscia, 2012)] fut un peu forcé. Il a eu de fait une conséquence funeste à laquelle l’homo metronomicus ne songe plus maintenant : les oscillations pulsationnelles irrégulières ont été exclues du temps musical, excepté dans le rubato et assimilé. » (Bouët, 1997). La thèse des « pulsations retrouvées […d’] avant l’ère du métronome » de Bouët est mobilisée plus loin dans l’analyse du travail rythmique.

14. « Je pense notamment aux rencontres « Voix Musiques Corps » animées par Giacomo Spica-Capobianco – et bien que l’on puisse arguer que la participation à de telles rencontres est déjà une forme d’accord préalable. Voir l’article dans la présente édition « Création collective nomade ».

15. Cette partie de l’entretien est relatée dans le troisième de la première partie de la thèse consacrée à Tapacymbal, lorsque Jean me parle des instrumentistes de l’ensemble avant que je ne rejoigne le groupe.

16. C’est aussi un problème de mise en place, mais ne l’envisager que sous cet angle ne permet pas de voir ce qui se joue par ailleurs, et la manière dont cela se joue.

17. D’où le maintien de ce titre, marquant un moment de la « mise en énigme » de ma thèse.

 


 

Ouvrages cités

Barbuscia Aurélie, 2012, « La pratique musicale, entre l’art et la mécanique. Les effets du métronome sur le champ musical au XIXe siècle », Revue d’histoire du XIXe siècle, n°45, pp. 53 – 68.

Baillaud Lucien, 2006, « Les chemins de fer et l’heure égale », Revue d’histoire des chemins de fer n°35, pp. 25 – 40.

Bidet Alexandra, Louis Quéré et Gérôme Truc, 2011, « Ce à quoi nous tenons. Dewey et la formation des valeurs », in John Dewey, La formation des valeurs, Paris, La Découverte, pp. 5 – 64.

Bouët Jacques, 1997, « Pulsations retrouvées. Les outils de la réalisation rythmique avant l’ère du métronome », Cahiers d’ethnomusicologie, n°10, pp. 107 – 125.

Buch Esteban, 2002, « Le chef d’orchestre : pratiques de l’autorité et métaphores politiques », Annales. Histoires, Sciences sociales, n°4, pp. 1001 – 1028.

Cheyronnaud Jacques, 1984, « Musique et Institutions au village », Ethnologie française, n°3, pp. 265 – 280.

Gibson James, 1979, The Ecological Approach to Visual Perception, Boston, Houghton Mifflin Company.

Emmanuel Hondré, 2002, La Marseillaise, Éditions Art et culture.

Laugier Sandra, 2004, « Désaccord, dissentiment, désobéissance, démocratie », Cités, n°17, pp. 39 – 53.

Menger Pierre-Michel, 2010, « Le travail à l’œuvre. Enquête sur l’autorité contingente du créateur dans l’art lyrique », Annales, Histoire, Sciences Sociales, Éditions de l’EHESS, pp. 743 – 786.

Quéré Louis et Albert Ogien, 2005, Le vocabulaire de la sociologie de l’action, Paris, Ellipses.

Schütz Alfred, 2006 [1951], « Faire la musique ensemble. Une étude des rapports sociaux », Sociétés, n°93 pp. 15 – 28.

Weeks Peter, 1996, « Synchrony lost, synchrony regained: The achievement of musical co-ordination », Human Studies n°19. Kluwer Academic Publishers. Netherlands, pp. 199 – 228.