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Lukas Ligeti

Access to the English original text, published in 2007 in Aracana II, Musicians on Music (Ed. John Zorn):“Secret Instruments, Secret Destinations”

 

Instruments secrets, Destinations secrètes
Lukas Ligeti
2007

Traduction de l’anglais : Jean-Charles François
Article publié en 2007 dans Aracana II, Musicians on Music, Ed. John Zorn,
“Secret Instruments, Secret Destinations”,
p. 122-149, Distributed Art Publisher.
[1]

 

Sommaire :

Une invitation à aller en Afrique
La musique de cour du Buganda
La composition Pattern Transformation
Approche personnelle au jeu sur la batterie
La composition Groove Magic
Voyage en Côte d’Ivoire
L’ensemble Beta Foly
Le CD Lukas Ligeti & Beta Foly
Voyage au Zimbabwe et en Mozambique
Burkina Faso
La batterie et les moyens électroniques – La musique électronique et l’Afrique
Conclusion


 

Une invitation à aller en Afrique

À une heure indue du matin en 1992, j’ai été réveillé par un coup de téléphone. À l’autre bout du fil j’ai entendu une voix qui me disait avec un accent résolument allemand, « Bonjour, ici c’est le Goethe Institute. ‘Es geht im Africa’. » En allemand cela veut dire, « C’est au sujet de l’Afrique », ou de manière plus inquiétante, « L’avenir de l’Afrique est en jeu ».

Je faisais alors des études de composition à l’Université de Musique de Vienne en Autriche. La veille au soir, avant de recevoir ce coup de téléphone inattendu, j’étais allé à un concert donné par des musiciens allemands, je m’y suis ennuyé, donc j’ai lu les notes de programme. Le saxophoniste avait fait une « tournée en Afrique de l’Ouest pour le Goethe Institute ». Bon sang, je me suis dit, une petite tournée en Afrique de l’Ouest, ça serait sympa ! Mais ce n’est pas ce qui va m’être offert. Le Goethe Institute, c’est pour les Allemands et je ne suis pas allemand, point final.

Et le lendemain matin il y a eu ce coup de téléphone. J’ai pensé que j’étais encore en train de rêver ou que quelqu’un était en train de se moquer de moi. J’ai raccroché. Le téléphone a de nouveau sonné. « Excusez-moi, nous avons été déconnectés, je travaille au Goethe Institute. Nous voulons vous envoyer en Afrique ».

Flashback. Étant donné mon nom de famille, beaucoup de monde pensait que j’étais destiné à devenir musicien depuis l’âge de cinq ans. Mais, à part quelques leçons de piano de temps en temps, c’est à dix-huit ans que j’ai commencé des études musicales avec la percussion, en me limitant après deux ans à peu près, à la batterie et à la composition. Je suis parti, pour ainsi dire, d’une feuille blanche. Je n’avais pas écouté beaucoup de musique depuis l’âge de huit ans ; j’ai commencé à écouter un grand nombre de musiques. Mon père et moi nous échangions parfois des enregistrements, et il écoutait alors des musiques traditionnelles africaines, et il en copiait certaines pour moi. J’ai aussi assisté à des conférences à l’Université de Vienne, et les plus intéressantes étaient de loin celles de l’ethnomusicologue Gerhard Kubik[2]. Ses analyses de la musique de cour du Royaume de Buganda, qui fait partie de ce qui est maintenant l’Ouganda, ont complètement changé mes conceptions du monde.

J’ai été à l’écoute des tambours des musiques de Cuba et du Ghana, à celle du Kwela (dans les townships de l’Afrique du Sud, il s’agit de l’équivalent du big band du jazz américain), et aussi d’autres styles. Les formes, rythmes et mélodies de l’Afrique ont trouvé leur place dans mes premières compositions, et en 1988, quelques mois après avoir commencé mes écoutes de la musique africaine, j’ai écrit une pièce que j’ai appelée Pattern Transformation. Écrite pour quatre exécutants et deux marimbas, c’était une première approche pour le développement de ma propre voix en tant que compositeur. En utilisant des techniques de la musique de Buganda que j’ai adaptées, j’ai construit un paysage poly-métrique assez dément, construit à partir de hoquets et d’imbrications complexes entre les musiciens. Mais, évidemment, il n’y avait pas de musiciens formés à la musique occidentale ayant une pratique de cette approche de la métrique, tandis que les musiciens africains ne lisaient pas la musique, j’ai donc pensé que la pièce était impossible à jouer. C’est alors que j’ai entendu parler d’un ensemble hongrois appelé Amadinda Percussion Group. L’amadinda est un xylophone utilisé dans la musique du Buganda, et en tout cas, ces musiciens hongrois ont été séduits autant que moi par cette musique, et ils avaient acquis la maîtrise de ses techniques spécifiques d’interactions. Ils ont participé à la création de Pattern Transformation en 1990 et l’ont joué depuis à travers le monde entier ; le Goethe-Institut avait entendu parler de ma musique influencée par l’Afrique et il m’a invité à aller travailler avec des musiciens traditionnels en Côte d’Ivoire.

Si j’ai été à l’écoute de beaucoup de musiques africaines, je n’en avais jamais joué moi-même, et la possibilité réelle d’aller là-bas m’avait paru si peu probable que cela ne m’était jamais venu à l’esprit. Tout à coup, une opportunité m’était offerte pour y aller. J’ai pensé que les musiciens africains ne seraient pas mieux préparés à jouer ma musique que je ne l’étais à jouer la leur. Comment envisager dans ces conditions une collaboration avec eux ?

L’approche la plus réaliste semblait être d’essayer de trouver un type de musique qui ne pouvait pas avoir été pensée ni par eux, ni par moi, une musique exigeant la combinaison de nos parcours et de nos capacités : quelque chose de nouveau. Et cette idée me convenait tout à fait. En 1992, mes études universitaires touchaient à leur fin et je réfléchissais aux perspectives de faire quelque chose de nouveau ; mon plan était de travailler dans la musique électronique, en soulignant en particulier l’importance de la performance vivante, pour voir ce qui pourrait se passer si j’appliquais mes techniques de batterie récemment acquises aux percussions électroniques, un champ d’investigation qui à cette époque avait été négligé par le milieu de la musique électronique, ce qui est encore le cas aujourd’hui, et qui continue encore aujourd’hui de m’intriguer. L’idée d’utiliser des percussions électroniques en Afrique semblait prometteuse. La difficulté tenait dans le fait que, à part des formes de collages de bandes magnétiques dans les studios de musique électronique, je n’avais jamais travaillé dans l’électronique, j’ai donc dit au Goethe-Institut que je voulais m’adjoindre quelqu’un spécialisé dans la musique électronique. Ils m’ont dit qu’il fallait que ce soit un Allemand, mais je ne connaissais personne dans ce cas. Je leur ai demandé de me faire une proposition ; ils ont été surpris d’apprendre que je n’avais jamais entendu parler de Kurt Dahlke, alias Pyrolator.

En fait, il s’est avéré que j’avais déjà écouté certaines de ses musiques. Pendant ma dernière année de lycée, j’ai de temps en temps mis la radio pendant que je faisais mon travail scolaire et j’étais toujours heureux d’écouter de la Neue Deutsche Welle (NDW), un style allemand de « new wave » ou de « synthi-pop » dans sa version première, une mixture DIY de punk et de disco avec l’électronique bricolée à la maison et des paroles originales en allemand. Kurt avait été un membre fondateur du nouveau groupe NDW Deutsch-Amerikanische Freundschaft (D.A.F) à la fin des années 1970 et, après avoir quitté cet ensemble, il a co-fondé Der Plan, probablement le groupe le plus expérimental dans le genre, réellement un collectif de performance-art influencé entre autres par les Residents, Genesis P. Orridge et la scène artistique de Düsseldorf. En 1979, Kurt et ses amis ont créé le studio d’enregistrement et le label AtaTak, et, au cours des années qui suivirent, il a produit des tubes tels que Fred vom Jupiter de Andreas Dorau, des groupes de rock comme Fehlfarben (qui en ce moment tente un retour avec Kurt jouant des claviers), et des expérimentateurs du glitch-electronica comme Oval. Il est aussi devenu un habile manipulateur en temps réel de plusieurs instruments électroniques tels que le Thunder et le Lightning de Don Buchla. J’ai pris contact avec Kurt à un studio d’enregistrement à Arnhem en Hollande ; nous avons décidé qu’un travail en commun était viable, et à partir de ce moment, nous n’avons pas cessé de collaborer.

En 1993 j’ai acheté mon premier ordinateur et un instrument de percussion électronique appelé DrumKat, et j’ai élaboré un programme de duo à présenter pendant notre séjour de deux semaines et demie en Afrique. Finalement, en février 1994, nous avons pris un avion d’Air Afrique pour aller à Abidjan.

 

La musique de cour du Buganda

Ma connaissance de la musique africaine était à ce moment-là en grande partie basée sur le travail de Gerhard Kubik en Buganda, mais bien que cette musique expose très clairement et de façon particulièrement extrême certains concepts clés de la musique africaine, elle reste un cas très spécifique, unique, et elle a peu en commun avec les traditions de l’Afrique de l’Ouest, à quelques milliers de kilomètres de distance de l’Ouganda, là où je me trouve actuellement. Il reste que, pour mieux comprendre le fondement conceptuel que j’ai apporté dans la collaboration, des explications sont nécessaires.

La musique de cour du Buganda remonte à plusieurs centaines d’années, mais le royaume et ses traditions ont été tellement impactées par le régime totalitaire de Milton Obote dans les années 1970, qu’il avait laissé à son successeur, le particulièrement sanguinaire Idi Amin, peu de choses à détruire. Kubik est venu la première fois dans la région en 1959 et a appris à jouer la musique avant qu’elle ne disparaisse complètement, pour ne refaire surface qu’après que l’Ouganda eut retrouvé un état normal relatif pendant la dernière décade du XXème siècle.

La musique de cour du Buganda se joue avec des instruments variés, dont le xylophone amadinda et le ennanga, une harpe. L’amadinda se joue à trois personnes, la musique est pentatonique et l’amadinda dispose de douze lames, dix qui sont jouées par deux exécutants assis face-à-face de chaque côté de l’instrument, et ils couvrent la tessiture de deux octaves. Le troisième exécutant se limite à jouer sur les deux lames les plus aiguës qui ne sont pas jouées par les autres exécutants et qui sonnent deux octaves au-dessus des deux lames les plus graves. Une pièce commence avec le premier exécutant jouant une mélodie en octaves parallèles (avec les deux mains simultanément), dans un rythme de « noires » égales – très rapides, et d’habitude d’une longueur qui peut se diviser en deux ou trois parties, par exemple, douze ou vingt-quatre notes. La mélodie est répétée continuellement sans aucune variation. A un moment déterminé le deuxième exécutant qui fait face installe une contre-mélodie dont les caractéristiques sont assez similaires à la première. Les deux mélodies comportent des sauts et disjonctions ; pour des raisons qui vont bientôt s’éclaircir, on est loin ici des progressions en degrés conjoints des mélodies « vocales » européennes. Les deux mélodies sont jouées exactement à la même vitesse rapide, mais pas en unisson rythmique. Le deuxième exécutant joue sa mélodie exactement entre les notes du premier, s’imbriquant avec lui. Les deux mélodies jouées ensemble résultent en une pulsation très rapide de 500 ou plus à la minute. Comment le deuxième exécutant peut-il être capable de produire ces syncopes si rapidement pour jouer ses notes exactement entre celles du premier exécutant ? La réponse est qu’il ne produit pas du tout des syncopes. Essayez de jouer les contretemps à un tel tempo et de le maintenir continuellement à la même vitesse ; très vite vous allez « perdre le tempo » et ralentir pour vous aligner en un unisson rythmique avec les temps forts. Plutôt que d’adopter une telle méthode, le second exécutant écoute le premier et internalise le tempo. Il commence ensuite à jouer des quasi-syncopes pour se glisser entre les notes de son partenaire. Et à partir de ce moment, il inverse sa perception métrique, en se persuadant lui-même qu’il joue sur les temps et que c’est l’autre qui produit les syncopes. En considérant les temps comme se trouvant à des points différents, les deux exécutants sont capables de maintenir un équilibre et de jouer leurs structures imbriquées très rapides sans se désynchroniser.

L’idée – qu’il n’y a pas besoin d’avoir un concept unifié de la métrique dans un ensemble, que les exécutants d’un ensemble ont une notion relative de la pulsation des temps – est étrangère à la musique occidentale, et en réalité à la plupart des musiques du monde. En grande partie, elle reste l’exclusivité de certaines formes de musique dans le centre et le sud de l’Afrique ; on peut la trouver dans une certaine mesure dans le Gamelan, mais sans la même rigueur et nécessité structurelle existant dans la musique amadinda. Pour moi, j’ai été complètement fasciné, inspiré et libéré par ce concept et il est devenu depuis ce moment ce qui s’est trouvé à la base de beaucoup de mes expérimentations.

Mais il y a beaucoup plus d’ingénuité dans la théorie musicale bugandaise. Les exécutants un et deux jouent sur la même collection de lames, les dix plus graves de l’instrument, des deux côtés opposés. Les mélodies contiennent toutes les deux des sauts et des disjonctions et elles s’imbriquent dans un tempo extrêmement rapide. Le résultat de ces interactions est que l’oreille de l’auditeur perd rapidement la trace de quelles notes sont jouées par quel musicien. Une nouvelle image auditive émerge : une figure qui résulte de la combinaison des mélodies. Et c’est ainsi que votre cerveau crée de nouvelles subdivisions internes, en réorganisant ces nouvelles figures très rapides dans des manières différentes ; par exemple, par bande de fréquence. Rapidement on entend une mélodie dans le registre aigu, une autre dans le registre moyen et une autre dans le grave. Ces mélodies émergeantes ne sont pas jouées individuellement par un seul musicien ; elles sont incorporées dans la structure profonde de la musique, émergeant seulement lorsque le cerveau a réorganisé l’image auditive résultant de l’imbrication rapide des mélodies de base. Gerhard Kubik a appelé ces mélodies dérivées de « figures inhérentes » [« inherent patterns »].

Une de ces figures inhérentes se trouve sur les deux lames les plus graves de l’amadinda. C’est là où le troisième exécutant entre en jeu, en doublant cette mélodie sur les deux lames les plus aiguës, deux octaves plus haut. C’est ce qui peut s’avérer assez compliqué. Il faut imaginer que les mélodies des deux premiers exécutants ont, par exemple, trente-six et vingt-quatre notes respectivement ; cela produit une figure entière de 144 pulsations avant qu’elle puisse être répétée. Chaque figure inhérente est le résultat éclaté des sauts et disjonctions dans la composition des mélodies, la figure qui émerge avec les deux lames les plus graves est d’une grande longueur et rythmiquement irrégulière : elle est très difficile à mémoriser. Comment est-il possible de la reproduire exactement sur les lames aiguës ? Il se trouve que, tandis que la musique amadinda est instrumentale, il y a un élément vocal caché qui se manifeste. Les mêmes pièces peuvent être jouées sur une harpe appelée ennanga, et ici, les mains de l’exécutants sont imbriquées, une main représentant effectivement chacun des deux premiers exécutants sur l’amadinda. Et ensuite, le harpiste se met à chanter une mélodie avec des paroles, et la ligne de chant retrace une des figures inhérentes – la figure exacte qui, quand elle est jouée sur les xylophones, tombe sur les lames graves. Le rythme de cette mélodie correspond au rythme des paroles. Donc, pour pouvoir jouer cette figure sur l’amadinda, notre troisième exécutant doit connaître les paroles du chant et imaginer qu’il la chante. C’est parce qu’il commence à imaginer les paroles au bon moment, que la mélodie dérivée va correspondre à la figure inhérente jouée sur les lames les plus graves du xylophone.

 

La composition Pattern Transformation

Composer une pièce pour amadinda, c’est comme tenter de trouver son chemin dans un labyrinthe : il s’agit de construire des mélodies qui vont produire des figures inhérentes intéressantes, tout en s’assurant que les contours rythmiques des chants traditionnels sont bien présents. Mais la complexité est encore plus grande. Étant donné que la musique est pentatonique et que les degrés entre les hauteurs sont égaux dans toute la mesure du possible, une pièce peut être transposée quatre fois de sa forme originale sans perdre sa silhouette de sa composition d’intervalles. Mais pendant que les versions transposées sont jouées, l’amadinda, en tant qu’instrument, reste le même avec les mêmes hauteurs mise à disposition. C’est ainsi que alors que les relations d’intervalles entre les mélodies restent intactes, une figure inhérente différente sera associée aux lames graves à chaque transposition ; en conséquence, une figure différente devra être reproduite dans l’aigu. Et alors qu’on peut préférer une version particulière d’une pièce, toute transposition peut théoriquement être jouée à tout moment, et d’une façon ou d’une autre les figures correspondantes doivent pouvoir être mémorisées. C’est une technique de composition qui n’est absolument pas moins sophistiquée que l’écriture d’une fugue ; c’est une technique qui crée un équivalent sonore à une sculpture qui peut être regardée de tous côtés.

Ma réaction initiale à tout cela a été de deux natures. J’ai commencé à écrire Pattern Transformation, et en même temps, j’ai commencé à adapter ce que j’avais appris à mon jeu sur la batterie.

La pièce Pattern Transformation, pour quatre exécutants se faisant face deux à deux sur deux marimbas, est basée sur une pulsation excédant de beaucoup 400 par minute, en écriture de croches. La pièce commence sur un canon chromatique, le « thème » initial qui commence et finit par la note de « do » ; pour une densité maximum, toutes les croches sont jouées. La structure ensuite s’éclaircit ; le thème du canon est abandonné ; le chromatisme se transforme dans un environnement pentatonique (évidemment il ne s’agit pas d’un pentatonique équidistant comme sur l’amadinda ; il s’agit ici de marimbas occidentaux) et la musique devient moins dense. Éventuellement, les musiciens remplacent les croches par des noires, mais ils ne les jouent pas dans un unisson rythmique. Ils jouent en imbrication. Deux musiciens jouent les « temps forts », les deux autres sont sur les « contretemps », mais ceux qui jouent sur les contretemps perçoivent la musique comme si leurs notes étaient des temps forts. Et effectivement, la musique peut être perçue des deux façons. J’utilise une métrique conventionnelle et des barres de mesure, mais c’est juste pour faciliter la lecture. Les musiciens en réalité ne pensent pas aux barres de mesure, ils ressentent juste la pulsation de base et les éléments multiples qui l’accompagnent ; si la pulsation de base reste constante, des éléments multiples viennent s’y ajouter à plusieurs endroits. Parfois, un musicien va jouer chaque unité de pulsation pendant un peu de temps, et ensuite il va ralentir, ce qui veut dire en fait qu’il joue à la même vitesse mais en jouant une sur deux pulsations, puis une sur trois, puis une sur quatre, etc. Un autre musicien pourra faire la même chose mais exactement dans le mouvement contraire. Pour l’auditeur, cela va lui paraître une forme de rubato, mais, parce qu’à tout moment il existe sous-jacent un sens unifié du tempo, les exécutants restent complètement coordonnés. Toutes les relations métriques sont rigoureusement déterminées et lorsqu’elles se mettent à l’unisson, cet unisson est immédiatement ensemble d’une manière totale, parce que les musiciens ne se sont jamais réellement séparés, ils ne faisaient que semblant de l’être dans leur production sonore.

Peut-être que cela vient de l’influence de la pop-musique, mais cette rigueur, cet ordre sous-jacent même quand les choses paraissent chaotiques, est pour moi très importante. Cela ne veut pas dire que je rejette la métrique libre, le rubato ou l’absence de fondement métrique. Mais ce qui m’a toujours fasciné, c’est le contraste entre le chaos et l’ordre. Et j’aime les phrases qui sont totalement étranges, qui semblent chaotiques, mais qui peuvent être répétées de façon parfaite, ou des phrases qui sont jouées d’une manière très peu soignée et en même temps sont très précises, avec l’hétérophonie qui en résulte (ces idées m’ont conduit à développer quelques années après la pratique de ce j’appelle les « instruments secrets »). En tout cas, pour créer ces contrastes très distincts entre l’imprécision chaotique et la rigueur totale, la rigueur a intérêt à être complètement rigoureuse. Une méthode efficace pour y parvenir est d’avoir les sections désordonnées rigoureuses dans un sens subliminal, inaudibles pour l’auditeur mais toujours tangibles pour les musiciens.

Les imbrications les plus extrêmes dans Pattern Transformation se produisent lorsque les quatre musiciens jouent toutes les quatre unités de pulsation, mais à distance d’une pulsation par rapport à l’exécutant précédent. Chaque unité de pulsation est jouée, mais chaque pulsation n’est jouée que par un seul musicien, l’un après l’autre. J’ai réutilisé cette forme de hoquet quelques années après dans ma pièce Groove Magic, facilitée par mon dispositif instrumental secret.

Pour jouer Pattern Transformation, les percussionnistes doivent apprendre à s’imbriquer à des tempos très rapides, en renonçant au concept d’une métrique unique ou de battements de temps, tout en adhérant à un tempo unifié, comme c’est souvent le cas dans la musique d’amadinda. Pourtant il s’agit d’une musique écrite pour des musiciens formés à la musique occidentale. Il n’y a pas d’éléments parlés inhérents à cette musique et les relations rythmiques changent constamment, ce qui exige la lecture d’un écrit. Mon espoir dangereusement optimiste était que les musiciens soient capables de combiner les capacités traditionnelles africaines et traditionnelles européennes, mais à Vienne à la fin des années 1980, ce scénario ne pouvait pas être réalisé.

Cela a été plus qu’une petite surprise que l’ensemble qui avait les capacités de réaliser les premiers ce rêve provenait de Budapest. Alors que Vienne restait en quelque sorte assez conservatrice, c’était encore un des grands centres de pratique musicale en Europe, avec des musiciens du monde entier venant y étudier et en visite. C’était le dernier arrêt, la voie sans issue, avant le rideau de fer, pourtant cela faisait résolument partie de l’Occident libre européen, où l’information était facilement accessible. La Hongrie, d’autre part, se trouvait derrière le rideau de fer et si elle était la patrie de beaucoup de musiciens biens formés, elle n’était pas l’endroit idéal pour les études des traditions exotiques. Pourtant, c’est à Budapest, parmi toutes les villes, qu’un groupe de jeunes percussionnistes s’est réuni en 1984 pour former un quatuor et qui, pour une raison ou pour une autre, ont découvert l’amadinda, au point de donner le nom de cet instrument à leur ensemble. Ils ont été tout autant surpris de rencontrer un compositeur ouvert aux techniques de la musique des Baganda que je l’étais de trouver des musiciens capables de la jouer. Grâce aux nombreuses fois où ils ont joué Pattern Transformation, beaucoup d’ensembles l’ont aussi repris, et ainsi cette pièce a peut-être contribué un tout petit peu à étendre les possibilités des ensembles de percussion et la façon dont les musiciens en Europe et en Amérique envisageaient la métrique.

Lukas Ligeti, Pattern Transformation, Amadinda Percussion Group.

 

Approche personnelle au jeu sur la batterie

L’autre réaction immédiate à ma découverte de la musique amadinda a été la création d’une nouvelle approche personnelle au jeu sur la batterie. Je me suis demandé si je pouvais d’utiliser des figures d’imbrication pour créer l’impression de plusieurs mesures et tempos différents. Pour tout batteur de jazz, « l’indépendance » est un terme lourd de sens ; le batteur travaille l’indépendance entre ses membres, pour pouvoir exécuter plusieurs rythmes en même temps, par exemple une figure de swing sur la cymbale ride, la charleston marquant les deuxièmes et quatrièmes temps et différentes ponctuations polyrythmiques sur la grosse caisse et la caisse claire. Malgré tout, le grand batteur de jazz Bob Moses fait remarquer dans son livre Drum Vision (Modern Drummer Publications), que l’indépendance n’est en fait qu’une illusion. Les auditeurs sont amenés à penser que les batteurs sont capables de contrôler leurs membres individuellement, mais en fait ils sont en train de jouer un vocabulaire limité de licks contenant des relations rythmiques suffisamment complexes entre les membres pour donner l’impression de la maîtrise de l’indépendance. En effet, Moses explique aux lecteurs le principe d’un concept « hors indépendance », dans lequel le batteur dans sa pratique est bien conscient du fait que ses quatre membres sont interdépendants et cherchent un moyen de produire l’impression maximum d’une poly-métrique avec la quantité minimum d’indépendance.

Mais le jeu conventionnel sur la batterie, tout en étant dérivé d’une manière significative des rythmes ancestraux africains, n’inclut pas en son sein le concept d’une métrique relative. J’ai essayé de développer une technique de batterie en utilisant ce concept, en reprenant le jeu de la harpe ennanga, dans lequel les figures inhérentes sont produites par un seul exécutant. Je joue de ma main droite une figure répétitive, en décrivant un cercle autour des instruments de la batterie dans un mouvement constant de noires (par exemple). Je peux commencer par frapper la cymbale ride, puis le tom moyen qui se trouve immédiatement à gauche de la cymbale, puis je continue plus bas sur la cloche de vache attachée à la grosse caisse, puis je peux amener ma main dans un position encore plus basse, plus à droite, pour frapper le tom-basse. Ensuite, je peux retourner à la cymbale ride pour me retrouver au début de ma figure rythmique. J’ai maintenant réalisé une figure de quatre notes – quatre hauteurs, quatre timbres. Je peux ensuite construire une figure similaire pour ma main gauche ; allons au plus simple avec une figure de trois notes. Je commence avec le tom aigu sur la gauche par rapport au tom moyen mentionné ci-dessus. De là, je continue sur la cloche de vache attachée à la grosse caisse – la même cloche de vache qui avait été utilisée dans la figure précédente. Ensuite je continue sur la caisse claire, vers le bas et un peu à gauche, ce qui va former un miroir du mouvement vers le bas et la droite de ma main droite de la cloche de vache au tom-basse. Et de la caisse claire, je soulève mon bras et retrouve le tom aigu. Alors que cette figure n’est que de trois sons, le mouvement décrit par ma main gauche et relativement similaire à celui décrit par ma main droite. Maintenant j’ai donc deux figures, que je peux imbriquer. Un cycle métrique complet comporte 4 x 3, ou douze notes, mais les figures sont en imbrication, donc cela prend en réalité vingt-quatre unités de pulsation. Mais je n’ai pas encore utilisé mes pieds, qui peuvent être intégrés ou superposés de manière très efficace au-dessus des figures des mains. Par exemple, je pourrais jouer la grosse caisse toutes les cinq unités de pulsation. Une fois sur deux la grosse caisse serait en même temps que la main droite ; l’autre fois sur deux avec la main gauche. Le résultat serait une figure longue de 24 x 5 = 120 unités de pulsation, encore assez facile à produire. Je pourrais maintenant ajouter la charleston toutes les sept pulsations. Cela devient un défi, mais c’est encore possible de le faire en comparaison avec ce qui est techniquement exigé dans le jeu conventionnel de la batterie. Et maintenant j’ai une figure d’une durée de 120 x 7, soit 840 pulsations.

J’ai maintenant à ma disposition une manière très économique et sans problèmes insolubles de jouer des structures poly-métriques qui sont composées d’éléments simples et basiques mais qui rapidement explosent en une grande complexité. Mais comment puis-je savoir où je suis dans le cycle de ma figure rythmique ? Dans la plus grande part de la musique occidentale, cela se fait en comptant ; dans cette musique, cependant, alors qu’il y a définitivement un tempo, il n’y a pas de temps « fort » [one], pas de temps définis, ce qui rend l’idée de compter une activité schizophrène et vaine. Je n’utilise pas de mesure, de mélodie ou de timbre pour m’orienter dans les figures lorsque je joue ces structures ; j’utilise plutôt la position. Je conçois ce genre de jeu sur la batterie comme une chorégraphie, une sorte de danse sur les instruments, et en suivant les formes de mouvement qui sont décrites par mon corps, je peux ressentir mon parcours dans les figures, en utilisant les positions relatives de mes membres pour savoir où j’en suis à n’importe quel moment.

De cette manière, j’ai pu rapidement travailler avec des structures beaucoup plus longues que celles qui existent dans la musique Baganda, grâce surtout à l’usage de mes pieds pour créer des poly-métriques additionnelles. Il n’y a pas de problème à jouer des cycles plus longs, soit par l’utilisation de figures de mouvements plus complexes ou par d’autres moyens, par exemple, en additionnant la possibilité de varier les manières de frapper les instruments de la batterie et de superposer ce « paramètre » à une figure déjà en existence, une approche qui ressemble un peu à la musique sérielle. De toute manière, les mélodies inhérentes émergent rapidement ; la batterie étant un instrument à hauteurs indéfinies, il est plus approprié probablement de parler de mélodies de timbres, « Klangfarbenmelodien ». Dans l’exemple ci-dessus, les deux mains jouent la même cloche de vache, ce qui résulte en une figure évidente constituée par une seule note. Ou bien on peut porter son attention auditive aux relations entre les instruments ayant des timbres similaires : une relation de 4:3 émerge entre le tom aigu joué par la main gauche faisant partie d’un cycle de trois notes ou positions de la main, et le tom moyen frappé par la main droite faisant partie d’un cycle de quatre. Étant donné que les mains sont décalées par une unité de pulsation de base, l’émergence du 4:3 ne sonne pas comme le 4:3 auquel on est habitué, avec deux lignes se rencontrant sur chaque troisième frappe du tempo plus lent ou chaque quatrième frappe du tempo plus rapide. Les deux relations ne viennent jamais se rencontrer, et en effet, ce 4:3 n’est pas un 4:3 entre deux différentes vitesses. Les deux mains jouent à la même vitesse. Pourtant la durée entre deux frappes du tom gauche est toujours plus courte que celle entre deux frappes sur le tom droit. C’est un type d’illusion de poly-métriques, une structure poly-tempo qui ne résulte pas d’un réel jeu entre des mesures ou vitesses différentes mais d’une figure de mouvements de longueurs différentes à la même vitesse.

Après cela, j’ai commencé à chercher des notations pour ce style de jeu sur la batterie. La batterie est souvent utilisée dans la musique qui utilise peu la notation, et il n’y a pas d’orthographie unifiée pour la batterie, bien que la portée de cinq lignes soit souvent utilisée par commodité. Cette approche s’avère rapidement inadéquate ; les batteurs ont l’habitude de lire de simples rythmes qui contiennent des répétitions évidentes, avec une combinaison de mains immédiatement apparente. Ce que j’ai écrit est apparu plus mélodique et dans l’ensemble difficile à saisir au premier coup d’œil. L’utilisation de deux portées, une pour chaque main, a apporté une amélioration, mais la lecture à vue restait difficile à maîtriser. La solution à mes problèmes est venue lorsque j’ai réalisé que je jouais plus sur la base de la position des mains sur les instruments que celle des sons ou des hauteurs : une notation de tablature a paru en conséquence plus appropriée. J’ai dessiné une vue aérienne de ma batterie et j’ai commencé à dessiner des vecteurs pour représenter mes figures de mouvement. Ensuite, j’ai construit une petite étiquette collante représentant ma vue aérienne, et j’ai collé ces images de ma batterie sur le papier, en écrivant une frappe de la main droite et une frappe de la main gauche pour chaque image. À la même époque – à la fin du printemps 1988 – j’ai rencontré John Zorn, qui était venu enseigner à Vienne ses pièces basées sur des jeux dans un atelier ; j’avais juste commencé à prendre des leçons de batterie et à explorer le jazz et la scène de la New York Downtown. C’est Zorn lui-même qui m’a suggéré de n’utiliser qu’une seule image de ma batterie et d’y écrire la figure entière : R1, R2, R3, L1, L2, L3, etc. J’ai suivi sa proposition, ce qui m’a fait économiser beaucoup de collage d’étiquettes. En étant la seule tablature pour batterie que j’ai rencontrée jusqu’à ce jour, ma notation s’est avérée extrêmement efficace. Mais, comme pour toutes tablatures, alors qu’elle indiquait les positions de mes mains sur les instruments, elle ne montrait que peu de choses concernant le rythme. Pour le moment, ce n’était pas un problème, car je ne jouais que des « croches » égales et régulières.

 

Tablature de batterie par Lukas Ligeti
Tablature de batterie par Lukas Ligeti

 

Quelques années après, j’ai commencé à développer une analogie de ce type de jeu en utilisant l’électronique, et j’ai aussi cherché à l’appliquer à différents contextes, allant des groupes d’improvisation libre à des collaborations africaines ; néanmoins, les changements que j’ai réalisés à cette technique ont été peu importants et graduels. Récemment, j’ai commencé à m’intéresser à pousser plus loin mes capacités à jouer la batterie de cette manière et à faire face aux défis techniques les plus extrêmes qui ont émergés peu de temps après que les applications faciles et sans problèmes aient été maîtrisés. J’ai commencé à altérer mes figures pour que mes pulsations de croches régulières soient interrompues ou changées, et je travaille actuellement sur les possibilités d’incorporer la notation rythmique dans ma tablature. J’ai aussi eu le désir d’inclure plus d’espace et de silences dans mes figures. Il s’est avéré assez difficile d’introduire des silences dans ce style : les membres sont en motion continuelle frappant les objets ; de leur donner l’instruction de s’arrêter à plusieurs endroits est un défi. Ma solution a été l’invention de ce que j’appelle « l’instrument de percussion sans son » ou bien le « bloc silencieux », un instrument construit pour ne produire que le minimum de son à l’impact. J’ai commencé avec un Jam Block, un temple block en plastique qui est fabriqué par la compagnie Latin Percussion et qui n’est relativement pas très cher ; il est très léger et comporte un mécanisme qui permet de l’attacher à la batterie ; sur le dessus sa surface est horizontale. J’ai ensuite cherché le type de mousse permettant de faire le strict minimum de son à la frappe de la baguette ; il fallait que ce soit suffisamment doux pour être quasi silencieux, mais suffisamment dur pour que je puisse ressentir l’impact quand je le jouerai. J’ai ensuite collé cette mousse sur la surface horizontale d’un Jam Block. Ça a marché. En plaçant plusieurs de ces blocs silencieux dans des positions stratégiques autour de ma batterie, j’ai pu incorporer des silences dans mon jeu tout en maintenant le ressenti de jouer des figures ininterrompues avec décontraction. En mars 2006, j’ai testé ce concept dans une séance d’enregistrement avec John Oswald, Henry Kaiser, Michael Snow et Casey Sokol à la Canadian Broadcasting Company à Toronto. Lors de cet enregistrement de musique improvisée libre, les micros étaient placés très près de ma batterie et de temps en temps je n’ai joué que de façon très espacée. Je savais déjà que mes Jam Blocks modifiés fonctionnaient convenablement quand je jouais fort et vite ; au milieu de tous les sons produits par les autres éléments de ma batterie, ils n’étaient pas perceptibles. Mais que se passerait-il si je jouais lentement et si les microphones n’étaient placés qu’à quelques centimètres des instruments – est-ce que le résultat serait un son ou une absence de son ? Il s’est avéré que même la résonance la plus discrète provenant d’autres parties de la batterie, et aussi les manifestations les plus pianissimo d’autres instruments couvraient suffisamment mes blocs silencieux pour les rendre non perceptibles. Mon invention avait passé l’épreuve de vérité.

Voici un exemple de polyrythmie par Lukas Ligeti sur la batterie.


 
 

La composition Groove Magic

A la fin de l’année 1992, j’ai obtenu ma première commande pour une composition, une pièce pour un petit ensemble de chambre pour être jouée par le London Sinfonietta lors d’un festival de musique contemporaine autrichienne à Londres en avril 1993. Après avoir écrit Pattern Transformation j’avais eu la chance de rencontrer le Amadinda Percussion Group, mais maintenant il s’agissait d’écrire pour des musiciens qui ne connaissaient pas les techniques des rythmes africains devenues pour moi si importantes. Pourtant, je voulais si possible utiliser des méthodes d’interactions dans un ensemble basées sur mes idées poly-métriques. Il m’a semblé que beaucoup de mes problèmes pourraient être résolus s’il était possible de « diriger » l’ensemble dans des tempos multiples mais en même temps synchronisés, ce qui semblait impossible à réaliser avec un seul chef d’orchestre, mais qui pourrait l’être en utilisant l’électronique. En tant que batteur, j’ai bien aimé jouer avec l’aide de pistes de clics (métronomes pré-enregistrés) dans les studios d’enregistrement ; peut-être était-il possible d’utiliser les pistes de clics multiples en concert. À peu près à ce moment-là, j’ai eu la chance de passer une journée au STEIM, un centre de recherche d’informatique musicale à Amsterdam et un de leurs programmes récemment développés s’appelait Polyrhythm. Ce programme avait été conçu pour le Den Haag Percussion Group pour les aider dans les passages rythmiquement complexes de la musique de Xenakis pendant les répétitions. Polyrhythm était à la base un séquenceur conçu exclusivement pour l’entrée de pistes métronomiques, chacune ayant sa propre mesure et son propre tempo, jusqu’au point de réaliser des niveaux de complexité invraisemblables, permettant des indications de mesure impossibles à noter d’une manière conventionnelle, des tempos déterminés à la décimale près et en particulier des changements illimités de tempo et de mesure sur une seule piste ; toutefois, chaque piste ne pouvait produire que deux sons, un pour le « 1 » de chaque mesure et un pour les autres temps. Polyrhythm n’avait pas été écrit pour n’importe quel système informatique, il avait été conçu pour Atari, l’ordinateur PC le plus populaire de l’époque. C’était exactement l’outil dont j’avais besoin, et l’idée de composer une pièce basée sur les capacités de ce logiciel – plutôt qu’une pièce pouvant idéalement être jouée sans son aide, pour laquelle le logiciel ne serait qu’une paire de béquilles – a été pour moi une source d’inspiration. J’ai acheté le programme malgré le fait que je ne possédais pas encore d’ordinateur, c’était au moment où j’ai commencé à travailler sur les percussions électroniques, et pour cela j’ai acheté un échantillonneur Akai S-1000, capable de mémoriser à peu près une demi-minute de son, c’était pas mal pour ce qu’on pouvait normalement trouver en 1992, et il disposait de huit sorties individuelles de son. J’ai conçu le système suivant :

  • Ma pièce est prévue pour onze musiciens.
  • Parfois, tous les musiciens peuvent jouer au même tempo, à d’autres moments les tempos vont diverger.
  • On peut avoir onze tempos différents. Ou encore, tous les musiciens vont pouvoir jouer à la même vitesse, mais leurs rythmes pourront être décalés les uns par rapport aux autres par de petits incréments de temps.
  • L’ordinateur va envoyer l’information à mon échantillonneur Akai, où chaque piste va être acheminée vers une sortie différente. Comme mon échantillonneur n’avait que huit sorties, il était nécessaire d’incorporer au système un deuxième échantillonneur pour prendre en charge les clics des trois musiciens qui restaient.
  • Chaque musicien va suivre une piste de clics individuel dans un casque, mais tous les clics vont être toujours coordonnés avec précision, car ils seront joués par le logiciel Polyrhythm, qui va effectivement diriger l’ensemble.
  • Des sorties d’échantillonneur, le son pouvait être envoyé aux casques portés par les musiciens.

L’idée d’avoir des musiciens jouant avec des casques pendant le concert provoque la controverse ; ils vont certainement se plaindre de ne pas pouvoir s’entendre eux-mêmes ou les uns par rapport aux autres et il y aura des problèmes de dynamiques, et d’intonation en particulier pour les cordes. Pour résoudre en partie ces problèmes, j’ai choisi des casques ouverts « type Walkman » et chaque musicien a eu à sa disposition un ampli individuel pour pouvoir régler individuellement le volume de leur casque. J’ai éventuellement pu trouver des petits amplis de casque à fixer à leurs vêtements, en leur donnant confortablement le contrôle du volume depuis leur placement dans l’espace. Et parce que chaque musicien avait une piste individuelle dans l’échantillonneur, il m’était possible de changer les sons de métronome par rapport aux préférences individuelles.

En écrivant la pièce, que j’ai appelée Groove Magic, j’ai choisi une notation proportionnelle, afin d’être capable de voir à tout moment comment les interactions entre différents musiciens se déroulaient exactement. Je ne suis pas le genre de compositeur capable d’écrire une pièce partie instrumentale par partie instrumentale. Lutosławski et bien d’autres ont été capables de le faire, mais c’est une approche qui m’est étrangère, car je porte toujours une extrême attention au son que va finalement produire la pièce. Je ne m’intéresse pas au hasard. Peut-être que cela vient du fait d’être un improvisateur ; bien sûr, l’improvisation est pour moi très éloignée du hasard ; elle est pourtant un exercice de perte de contrôle. J’aime l’improvisation, mais lorsque je compose, je veux exercer le maximum de contrôle ; je veux que ma musique sonne exactement comme je l’ai imaginée. Dans Groove Magic, j’étais intéressé par une coordination très exacte, une précision chirurgicale comme dans la musique pop. Mon approche était plus proche de Colin Nancarrow et j’avais à ma disposition l’ordinateur pour aider à réaliser les synchronisations strictes correspondant à mes désirs. Peu importe combien de tempos se superposaient simultanément, je gardais toujours la conscience de l’alignement des parties et j’avais exactement ces relations en considération pendant l’écriture de la composition. Et quand les musiciens se mettaient à jouer au même tempo, cela créait comme un « bang » supersonique – les parties tout à coup convergeaient sans latence ni hésitation.

Sans disposer d’un ordinateur, j’ai composé la pièce sur du papier. Ma notation m’a permis de suivre l’évolution de ce qui se passait d’une manière optique/acoustique, j’étais obligé de suivre mathématiquement la progression temporelle de chaque partie ; sinon je n’aurais jamais pu démêler le désordre et de remettre ensemble les parties. J’ai utilisé une calculette de poche et j’ai noté le temps accumulé de chaque partie dans la marge du papier à musique, une méthode un peu héritée de l’âge de pierre.

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Extrait de la partition de Groove Magic de Lukas Ligeti

 

Cela a bien fonctionné, mais avant de savoir que tout allait bien, il y a eu une alerte. J’ai installé Polyrhythm sur l’Atari de mon ami Norbert Math et j’ai entré toutes les données. Mais quand j’ai rejoué les clics, les choses se sont rapidement mises à se désynchroniser.

Et il y avait un autre problème. Toutes les parties contenaient des silences à différents points dans la pièce. En même temps, j’avais à « composer en continu » [through compose] toutes les pistes de clics ; il n’y avait pas de moyen à ma disposition pour faire entrer une piste de clics au moment où j’en avait besoin après un silence. Mais je ne voulais pas que les métronomes continuent de produire des sons pendant les longues périodes de silence. Je ne voulais pas que mes instruments secrets contribuent à la pollution sonore. Ils devaient rester inaudibles pour les auditeurs ; seuls les musiciens, les initiés, les membres de la tribu en train d’exécuter le rituel, devaient être mis au courant des informations métronomiques, alors que le public ne devait entendre que la structure extérieure, la façade, et, tout en observant ce rituel étrange, pourrait se demander comment cette dualité de coordination exacte et de chaos apparent pouvait être réalisée. Malheureusement, Polyrhythm ne permettait pas de supprimer des clics et de les faire réapparaître ; il fallait qu’ils soient constamment présents.

Norbert et moi, nous nous sommes procuré un des premiers modèles de Apple PowerBook fonctionnant avec le logiciel séquenceur Cubase. Construire des pistes de rythme aussi complexes que celles que j’avais composées serait très difficile à réaliser avec un logiciel séquenceur du 21ème siècle, mais c’était quelque chose de tout à fait impossible dans la version de Cubase en 1992. Par contre, le processeur du Mac était beaucoup plus robuste que celui du Atari. Nous avons joué les onze pistes sur Atari, l’une après l’autre, en enregistrant chacune sur le Macintosh. Quand toutes les pistes ont été enregistrées, nous avons essayé de les jouer sur Cubase et nous avons été rassurés de constater que tout maintenant s’alignait exactement comme cela avait été prévu. Et maintenant il était facile de rendre silencieuses les informations des clics inutiles, car chaque pulsation du métronome constituait une donnée séparée sur Cubase et pouvait être éditée individuellement. Chaque musicien recevrait deux mesures de préparation avant de commencer à jouer. A la fin d’un passage, quand le musicien avait un silence, les clics s’arrêtaient pour ne recommencer que deux mesures avant la prochaine entrée pour lui laisser un temps de préparation. De cette manière les musiciens n’avaient à se concentrer que lorsqu’ils avaient à jouer ; il ne leur était pas nécessaire de compter les mesures pendant les longs intervalles de silence.

Au fil des nombreuses performances qui ont eu lieu, mon installation de pistes de clics s’est avérée très robuste. On m’a souvent demandé pourquoi je n’avais pas enregistré les clics sur une bande multipiste. Je n’ai jamais été attiré par la musique sur bande où il y a un élément d’interaction qui manque, même dans le cas d’un « chef d’orchestre secret » : en utilisant un ordinateur, les sonorités peuvent être changées, le tempo peut être ajusté pendant les répétitions, etc. La flexibilité dans le travail est juste beaucoup plus grande ; la mince possibilité que l’ordinateur se plante pendant l’exécution est un risque que je suis prêt à accepter.

Groove Magic a obtenu un grand succès, et je n’ai pas reçu de la part des musiciens de plaintes concernant le jeu avec des casques. Pourtant j’ai souvent entendu la phrase « C’est une très bonne pièce. Cela me ferait plaisir si vous étiez disposé à composer quelque chose pour moi ou pour mon groupe. Mais s’il vous plaît, pas de piste de clics ». Et mon jeu polyrythmique sur la batterie n’était pas facile à intégrer dans des situations qui demandaient au final des formes plus conventionnelles de groove. Peu à peu, mais sûrement, j’ai décidé qu’il me fallait créer mon propre groupe pour pouvoir continuer à développer ces approches. Aujourd’hui en 2007, habitant à New York, un endroit plein de musiciens ouverts aux nouvelles idées, le moment est enfin venu pour les réaliser. Mais entretemps ma vie a pris d’autres directions, me permettant de continuer mon parcours de découvertes des poly-métriques dans des manières que je n’avais pas anticipées.

 

Voyage en Côte d’Ivoire

L’Afrique m’appelait. Bernd Pirrung, le directeur du Goethe Institute à Abidjan en Côte d’Ivoire, avait publié un appel à la scène locale, invitant les musiciens à venir à mon atelier, 150 musiciens sont venus le premier jour ; cela rendait impossible pour Kurt et moi de travailler avec autant de monde ! Alors nous avons décidé de jouer quelques pièces en duo pour les faire entendre aux musiciens locaux – nos pièces sonores les plus étranges et les plus inaccessibles. La stratégie a fonctionné : le lendemain matin, quinze personnes sont venues pour travailler avec nous. Les objectifs de notre atelier n’étaient pas clairement articulés, mais j’ai insisté qu’il fallait qu’il y ait un concert à la fin ; je voulais mettre la pression pour la réalisation d’un résultat tangible. Pendant les premiers jours de l’atelier, il est apparu que cet objectif serait difficile à réaliser.

La plupart des gens qui viennent à Abidjan soit adorent cette ville ou la détestent. À part Lagos, Abidjan est la plus grande ville de l’Afrique de l’Ouest, et beaucoup de gens pensent naïvement que l’Afrique a quelque chose à voir avec la ruralité. Depuis l’indépendance jusqu’aux années 1990, la Côte d’Ivoire a été un des pays les plus stables et les plus développés d’Afrique, grâce en partie à Félix Houphouët Boigny qui a été pendant très longtemps le président du pays (jusqu’en 1993), en plaçant l’importance de l’économie sur l’agriculture plutôt que sur l’industrie, au moins jusqu’à ce que les prix des marchés pour les produits importants du pays – cacao, café et huile de palme – commencent à s’écrouler dans les années 1980. La Côte d’Ivoire certainement n’a pas été un modèle de démocratie – Houphouët était une sorte de dictateur bienveillant – mais l’atmosphère était remarquablement libre. Les relations avec la France et l’Occident sont restées toujours positives – pas de tâtonnement ruineux dans le marxisme ici, et pas de nationalisme romantique qui a causé des décades de misère au Ghana, Guinée et autres états voisins. La Côte d’Ivoire a été « mondialisée » avant l’existence de la mondialisation. Tout le monde était le bienvenu pour s’y installer ; les permis de résidence n’étaient pas nécessaires. (Cela s’est terminé, hélas, pendant les dernières années du règne de Houphouët, ouvrant la voie à un processus graduel sur la pente glissante qui a mené au chaos politique et l’impasse au bord de la guerre civile à partir de 1999, et qui n’a pas trouvé encore de solution.) Mais durant « l’âge d’or » du pays, il y a eu même une période où les résidents étrangers pouvaient voter aux élections locales – une idée novatrice à l’époque. L’économie de la Côte d’Ivoire a beaucoup bénéficié de cette ouverture et des gens originaires toute l’Afrique de l’Ouest sont venus s’y installer. Pendant les années 1990, peut-être jusqu’à vingt pour cent de tous les citoyens du Burkina Faso ont vécu en Côte d’Ivoire – Burkina était par rapport à la Côte d’Ivoire ce que le Mexique est par rapport aux Etats-Unis – et les communautés de maliens, guinéens et sénégalais étaient de taille extrêmement significative. Il faut additionner à cela les réfugiés libériens, plus de 100.000 libanais (qui sont pour l’Afrique de l’Ouest ce que les indiens sont pour l’Afrique de l’Est, en contrôlant la plupart du commerce depuis de longues années), des dizaines de milliers de français, un communauté visible de chinois et de vietnamiens et beaucoup d’autres, ce n’est donc pas une surprise si Abidjan était considérée comme le « Paris de l’Afrique » – bien que pour moi elle m’a toujours semblé plutôt comme le New York d’Afrique. Plateau, le district administratif du centre de la ville, comporte des gratte-ciels et est situé sur une péninsule étroite, un peu comme Manhattan ; en tant que ville portuaire importante (avec obligatoirement les zones de chargements des cargos, les marins et le commerce de la drogue), Abidjan est partout entourée d’eau, mais elle est construite autour d’un lagon ; comme à New York, l’Océan Atlantique est présent mais souvent oublié dans la périphérie. La comparaison avec les Etats-Unis peut être poussée plus loin. Il y a à peu près 400 ans, très peu de gens vivaient dans ce qu’est la Côte d’Ivoire. Puis, graduellement, les populations ont commencé à migrer en provenance des régions voisines – les Akan de l’est (Ghana), les Kru de l’ouest (Liberia), les tribus Mandingues et Voltaïques du nord. La Côte d’Ivoire n’a pas de majorité ethnique et se promener autour d’Abidjan est un moyen excellent pour faire l’expérience des traditions des différentes populations du pays, et aussi de celles de l’Afrique de l’Ouest dans son ensemble. Mais c’est aussi un endroit très large, très chaotique, qui a construit beaucoup d’infrastructures technologiques par rapport à ce qu’on peut trouver en Afrique de l’Ouest (dans tous mes pérégrinations, je n’ai jamais rencontré une autre région qui manquait autant d’infrastructures que l’Afrique de l’Ouest), ce qui amène certains occidentaux à se plaindre que ce n’est pas « réellement » l’Afrique. Je trouve cette attitude condescendante. Si on vient en Afrique à la recherche des huttes traditionnelles, il n’y a pas de problème – on les trouvera dans les campagnes. Mais les africains ne sont pas différents d’autres peuples de monde entier ; ils veulent bien vivre, ils veulent avoir leur confort, ils veulent posséder des cassettes vidéo. De prétendre qu’un foyer à Abidjan est moins authentique parce qu’il y a une cassette vidéo dans la pièce de séjour est, en ce qui me concerne, franchement déplaisant.

Tout aussi déplaisant est le fait que beaucoup de fans de musique africaine qui lui sont « extérieurs » s’attendent à entendre quelque chose « d’authentique ». Qu’est-ce qui est authentique après tout ? J’ai un grand respect pour le travail des ethnomusicologues – après tout, la majeure partie de mon château de cartes est basée là-dessus. Pourtant les traditions émergent pour disparaître après un temps, en laissant la place à d’autres traditions nouvelles. Parler de musique traditionnelle ne me paraît pas particulièrement satisfaisant ; en l’absence d’un meilleur terme, je le fais malgré tout, et quand je le fais, je veux dire qu’il s’agit de musiciens dont la conception du monde et de ce qu’est la musique sont suffisamment enracinées dans une certaine tradition pour qu’ils puissent être identifiés comme faisant partie de cette culture en particulier. Cela ne veut pourtant pas dire qu’ils doivent se sentir nécessairement responsables de la protection de ces traditions contre les « attaques » des cultures « étrangères », ou qu’ils aient l’obligation de se confiner dans des formes d’expression déjà présentes dans leur environnement culturel. De plus, je ne crois pas non plus à l’affirmation d’un contexte culturel basé sur des origines ancestrales. Je n’ai jamais compris la phrase « ma propre culture ». Je suis le fils de Juifs hongrois qui, après avoir été presque tous tués par Hitler et Staline, ont émigrés vers l’Autriche. J’ai eu une éducation très internationale, j’ai fait mes études dans des écoles internationales, et maintenant je vis aux Etats-Unis. Je peux avec fierté dire que je n’ai pas « ma propre culture ». Même si mon cas est extrême, la pureté des cultures n’existe pas, et ceux qui ressentent que leur ethnicité ou leur lieu de naissance leur donne la « possession » d’une certaine culture devraient être bien avisés de considérer ce que cette fausse fierté et étroitesse d’esprit ont produit dans le passé historique. J’ai rencontré des Africains qui n’ont aucune idée de l’histoire de l’Afrique ; des Européens que n’ont aucune idée de ce qu’est l’Europe ; des Africains qui sont des experts accomplis dans, disons, la littérature italienne, et des Américains qui savent tout sur le Japon mais rien sur le football. La culture n’est pas dans votre sang, elle est située dans votre esprit et dans vos pensées, et chaque individu possède ses propres pensées et sa propre façon de comprendre le monde. Regrouper les gens par rapport à des caractéristiques superficielles n’a pas de sens. Il n’existe pas de majorité dans le monde ; chacun d’entre nous constitue une minorité d’une seule personne.

En tant que nouvel arrivant en Afrique, ne venant pas pour apprendre la musique de mes collègues ni de les convaincre d’apprendre la mienne, la question principale que je me suis posée était : Qu’est-on capable de créer, qu’est-on capable d’apprendre en mettant en commun nos pensées ? Qu’est-on capable, en tant que groupe d’individus, chacun/chacune ayant sa propre connaissance contextuelle de base, d’apprendre mutuellement les uns des autres, et comment pourrait-on être amené à puiser dans nos réservoirs intellectuels créatifs ? Évidemment, pour qu’une telle collaboration soit couronnée de succès, il faut que la composition du groupe soit appropriée. De réduire le groupe de participants en jouant de la musique inaccessible s’est avérée une approche utile ; ceux qui n’avaient pas l’ouverture d’esprit pour se confronter à quelque chose de nouveau se sont simplement évaporés. Les musiciens qui sont restés étaient motivés d’une manière ou d’une autre ; ils étaient curieux et n’avaient pas peur.

 

L’ensemble Beta Foly

Quels étaient les points communs entre ces musiciens ? D’une certaine manière, je dirais, assez peu. Ils étaient originaires de toute l’Afrique de l’Ouest. Certains jouaient pendant les mariages ou les cérémonies de circoncision dans leur communauté ; d’autres travaillaient dans les clubs de la ville où était à l’ordre du jour une forme commerciale de jazz-funk/fusion ; d’autres travaillaient dans les théâtres ou étaient déterminés à jouer leur propre musique, enracinée dans les traditions locales, mais ouverte à n’importe quelle influence. Sans surprise, il y avait autant de langues maternelles qu’il y avait de musiciens. Le dioula, une langue mandingue utilisée surtout dans le commerce, est la lingua franca de cette région africaine, mais finalement, la langue choisie était celle en usage à Abidjan : le français avec une certaine dose de dioula, plus à l’occasion des mots en wolof, malinké, balante, peul, crioulo, moré, baoulé, agni, etc. Beaucoup de participants appartenaient à de longues lignées de musiciens/conteurs, appelés griots ou djeliw en langue mandingue. Aucun d’eux n’avait passé beaucoup d’années à l’école, certains étaient complétement illettrés, alors que quelques-uns pouvaient lire et écrire correctement en français ; d’autres en étaient incapables, mais ils lisaient le Coran en arabe.

Rétrospectivement, et après avoir travaillé sur d’autres projets d’échanges culturels, je peux dire que ce groupe, qui à part quelques changements mineurs est devenu l’ensemble Beta Foly pendant les six années qui ont suivies, a été le résultat d’un très heureux concours de circonstances. C’étaient des musiciens accomplis dont la mission n’était pas de défendre « leur » culture contre les intrus venant de l’extérieur, mais de se confronter aux situations telles qu’elles se présentaient et d’essayer d’en tirer le meilleur de manière créative ; d’essayer tout ce qui se présentait, sans jamais perdre leurs identités. En 2000, j’ai composé une pièce pour des musiciens basés à Miami originaires de différentes îles des Caraïbes, et alors que cela a été une collaboration intéressante, j’ai ressenti une certaine rigidité et un certain degré de méfiance que j’ai attribué éventuellement à ce que j’appellerais le « syndrome de double diaspora ». Pour une grande partie, la culture des Caraïbes est basée sur des racines africaines, donc dans une certaine mesure, la musique cubaine, par exemple, est déjà la musique d’une diaspora. Par la suite, ces musiciens se sont retrouvés à Miami, avec la fonction principale de divertir une communauté d’autres personnes déplacées qui avaient la nostalgie de leur pays d’origine. Leurs missions étaient de rester simples et de cultiver leurs racines. L’apparition soudaine d’un personnage cosmopolite sans racines dont le rôle officiel était de mélanger les choses a été accueillie avec réserves et hésitations.

Cela n’a pas été le cas à Abidjan. Mais tandis que j’avais fortement envie d’interagir avec ces musiciens, il fallait auparavant développer quelque chose d’autre : dégager un consensus chez les musiciens africains. Au début, on a essayé de jouer un peu ensemble. On a improvisé et on s’est retrouvé à jouer un genre de rock « world music/ethno ». C’était sympa de faire ce genre de choses ; beaucoup de projets d’échanges prennent le chemin du plus petit dénominateur commun. Cela m’a paru superficiel, j’ai donc encouragé les musiciens à jouer ensemble et je me suis retiré dans une position d’observateur pour qu’ils ne se sentent pas obligés de me prendre en compte. Les musiciens partageaient une certaine approche de la musique, et même quelques mélodies, des chansons en commun, pourtant leurs intérêts et leurs priorités étaient différents, et il y avait des points d’achoppement – par exemple, l’accord de leurs instruments semblait de temps en temps incompatible. J’ai posé des questions, à la fois pour mieux comprendre et pour éviter que les choses ne s’installent dans le confort. Je leur ai demandé de répéter des sections pour que je puisse voir comment leurs parties s’entrelaçaient et comment ils s’y prenaient pour jouer leurs instruments. Je les ai aussi un peu provoqués. Il y avait deux joueurs de balafon (marimba traditionnel) dans l’atelier, Kaba Kouyaté de la Guinée-Conakry et Aly Keïta du sud du Mali ; leurs instruments étaient accordés différemment, en forçant l’un ou l’autre à ne pas jouer pendant la durée d’une pièce en particulier. Je les ai persuadés à jouer ensemble pour voir si, à travers le conflit de leurs accords, de nouvelles harmonies, de nouvelles compatibilités pouvaient se manifester. Après quelques jours, une dynamique de groupe a commencé à émerger parmi les musiciens et j’ai développé des idées de pièces et de manières de pouvoir m’intégrer à l’ensemble. En à peu près huit jours de travail intensif, nous avons composé et répété un répertoire collaboratif et nous l’avons présenté dans un concert devant un public nombreux qui s’est fort bien passé. Après cela, nous savions tous qu’on voulait continuer ; un ensemble s’est formé et il avait déjà un nom : Beta Foly, ce qui veut dire en malinké « la musique de chacun d’entre nous ». Au moment où j’ai quitté Abidjan, j’ai senti que j’avais trouvé un lieu d’accueil, avec une communauté de personnes avec qui on pouvait travailler et où on pouvait produire beaucoup de musique intéressante.

Voici un exemple d’une performance de Beta Foly:

Le CD Lukas Ligeti & Beta Foly

Je suis retourné à Abidjan l’année d’après pour enregistrer une cassette de démonstration ; en 1996 nous avons enregistré le CD Lukas Ligeti & Beta Foly. Sorti en 1997 par le label allemand Intuition Music, notre CD comportait des contributions compositionnelles de beaucoup de membres du groupe, et c’était essentiellement une compilation d’expérimentations que nous avions menées pour combiner les pratiques musicales africaines et occidentales.

Voici un premier exemple (audio) extrait du CD, Le Chant de tout le monde:

On a utilisé l’ordinateur comme outil de composition, car nous n’avions pas de notation ou de tradition commune pour construire quelque chose de tangible. Les instruments électroniques – en ce qui me concerne, le système de contrôle de percussion DrumKat, et dans celui du Pyrolator, les instruments construits par Don Buchla Thunder and Lightning – ont été utilisés à la fois dans les enregistrements et pendant les concerts. Certaines de mes pièces (Adjamé 220, Guinée imaginaire) ont été presque complètement écrites sur partition ; dans d’autres pièces, je n’avais donné qu’un concept de base.

Voici la pièce Guinée imaginaire :

L’escalier du temps et Langage en dessin étaient des improvisations poly-métriques dans lesquelles j’avais enregistré une partie de batterie dans mon style basé sur le mouvement avant que les autres musiciens contribuent leurs improvisations dans les prises suivantes de l’enregistrement. À cause de l’étroitesse du studio et le peu de microphones à disposition, la totalité de l’album a dû être réalisé par enregistrements en différé [overdubbing] avec pas plus de trois musiciens jouant en même temps. Langage en dessin a été enregistré en utilisant une piste de clics d’une manière similaire à celle utilisée dans Groove Magic ; j’avais introduit cette méthode pendant l’atelier initial à Abidjan. Dans beaucoup de cas, la musique africaine est basée sur le fait que les parties individuelles sont interactives et imbriquées ; c’est parfois difficile pour les musiciens de jouer leur partie de manière isolée. Parce que de jouer avec des écouteurs crée un certain isolement par rapport aux autres musiciens, cette méthode pouvait être perçue comme contrintuitive dans un contexte africain. J’étais curieux de voir ce qui allait se passer. J’ai commencé par donner à un ensemble de six musiciens une structure poly-métrique avec six pistes de clics différentes, mais les musiciens ont ignoré les clics et se sont retrouvés à produire un rythme commun en jouant ensemble. Je leur ai demandé de porter plus leur attention sur les clics, ils ont alors joué en s’isolant totalement les uns des autres, en écoutant seulement l’information secrète.

Voici un exemple d’un jeu avec des casques et la diffusion des pistes de clics:

Je leur ai alors demandé de trouver un compromis entre les deux extrêmes, et cela a fonctionné presque immédiatement. Les musiciens sont rapidement devenus très créatifs dans la façon de s’écouter mutuellement, mais en adhérant en même temps de manière élastique aux clics. J’ai aussi utilisé d’autres informations dans ce qui était diffusé dans les écouteurs, comme la parole. Par exemple, nous avons créé des structures de hoquet en utilisant le mot parlé comme « piste de clics », chaque syllabe constituant une « unité de pulsation ». Cela a produit des sons incroyablement irréguliers et étranges, et cela a été un travail très amusant à faire. J’ai par la suite développé cette approche avec d’autres groupes d’improvisation. Dans les pièces déterminées par la batterie poly-métrique sur le CD, j’ai demandé aux musiciens de se concentrer sur un élément de ma batterie et de construire les rythmes à partir de cet élément. Par exemple, Amadou Leye M’Baye, le joueur de sabar (tambour sénégalais), a pu se baser sur ma cymbale ride pour dériver un rythme et un tempo à partir de cette information, alors que le joueur de djembé Lassiné Koné s’est basé sur ma caisse claire et Tiémoko Kanté a joué son bolon (un instrument grave à cordes pincées liée à la kora) en s’accordant sur ma grosse caisse. De temps en temps je changeais de rythme, mettant les musiciens dans le chaos jusqu’à ce qu’ils réorientent leur jeu. Dans Sound of No Restraint, au contraire, nous avons essayé d’adapter l’approche des musiciens coréens à notre environnement africain. Nous avons écouté des enregistrements de p’ansori et d’autres musiques coréennes et on s’est inspiré de la flexibilité de tempo, en utilisant le souffle comme fondation plutôt que la pulsation strictement régulière. La majorité de la pièce a été improvisée librement, mais de temps en temps, chaque instrumentiste recevait le signal de six clics dans ses écouteurs ; sur le sixième clic ils avaient à jouer un accent fort suivi de quelques secondes de silence. Les différents exécutants pouvaient avoir à jouer leurs accents à différents moments, mais parfois la totalité du groupe les jouaient tous en même temps. Le résultat n’avait rien à voir avec de la musique coréenne, mais pas non plus avec quelque chose de connu dans la musique africaine.

Dans une autre pièce, Balarama, j’ai déjà mentionné la possibilité d’utiliser l’incompatibilité entre les deux balafons comme ligne directrice. J’ai échantillonné les deux instruments et j’ai désaccordé ces enregistrements de différentes façons. En jouant mes tambours électroniques, j’ai déclenché les sons de balafons et petit à petit, j’ai fait en sorte que leurs accords convergent sur une période de cinq minutes. Même quand ils étaient ajustés sur le même accord, une différence de timbre subsistait entre les deux échantillons de balafons. J’ai joué cette pièce en duo avec Aly Keïta, avec son balafon réel dont l’accord était bien évidemment stable. Les tensions causées par les différences d’intonation ont créé des possibilités harmoniques intéressantes. Par ailleurs, Pyrolator a joué un autre duo avec Aly sous le titre de Brontologik 3.44. Basé sur un synthétiseur qu’il avait aidé à créer quelques années auparavant, il a écrit un programme dans le langage d’ordinateur Max. Aly jouait son balafon ; un microphone l’enregistrait et entrait les sons dans l’ordinateur qui les analysait et les faisait correspondre aux hauteurs d’Aly. Sur la base des données ainsi générées, l’ordinateur composait des mélodies, en accompagnant Aly avec un son de piano dans une réponse différée [delayed response]. Pour African Loops, Pyrolator et moi-même ont échantillonné tous les musiciens jouant ou chantant des phrases courtes ; Pyrolator a ensuite assemblé ces fragments enregistrés et a composé une pièce dans le style de musique de danse électronique (techno ? house ?). Yero Bobo Bah, un chanteur, danseur et percussionniste guinéen a ajouté à cela une partie vocale. African Loops a été peut-être le premier essai de fusion entre la musique traditionnelle de l’Afrique de l’Ouest avec la musique électronique club/danse ; ces dernières années, ce type de fusion est devenu assez populaire, en particulier au Mali et mon groupe actuel, Burkina Electric, fait aussi partie de ce mouvement.

Ces approches expérimentales se démarquent des pièces comme Tras di sol de Lamine Baldé, un exemple typique de musique d’auteur-compositeur-chanteur de la Guinée-Bissau, ou bien René de Tiémoko et Bobo accompagnés du flûtiste guinéen Babagalé Kanté dans un style traditionnel du plateau Fouta Djalon de la Guinée. Mais l’atmosphère n’a jamais été complètement traditionnelle, car il y a toujours eu quelque chose de l’ordre de la mise en jeu expérimentale – ne serait-ce qu’un solo présentant une version inhabituelle de la mélodie du morceau.

 

Voyage au Zimbabwe et en Mozambique

Beta Foly est venu en tournée en Europe chaque année entre 1996 et 1999 ; depuis, le groupe a été mis « en veilleuse » – une tournée avec un ensemble aussi grand coûte beaucoup d’argent ; la situation politique qui s’est détériorée en Côte d’Ivoire n’a pas arrangé les choses. Mais l’Afrique est restée une dimension importante de ma vie musicale. En 1997, j’ai participé à un projet au Zimbabwe et j’ai rencontré des musiciens de la tribu des Batonga vivant près du lac Kariba. Leur musique « Ngoma Buntibe », à l’origine utilisée dans les cérémonies d’enterrement, est joué par un grand ensemble de cornes et de tambours ; chaque corne contribue une seule hauteur à la fabrique de la musique et les arrangements contiennent des hoquets incroyablement complexes. Alors que cette approche existe dans plusieurs cultures de l’Afrique centrale et du sud, l’écoute de Ngoma Buntibe s’avère être la source de confusions particulièrement décourageantes, et cette musique n’a pas été documentée ou analysée par les musicologues. Le compositeur zimbabwéen Keith Goddard a trouvé que cette musique faisait penser à la musique classique d’avant-garde de l’Europe des années 1950 et suivantes ; en même temps la musique, bien qu’elle soit totalement déterminée, donne l’impression de liberté et évoque des images du free jazz. Mon court séjour chez les Tonga ne m’a pas permis de comprendre la structure de cette musique, mais j’ai pu avoir accès à une idée importante : que la possibilité de danser sur une musique dépend de l’environnement culturel du danseur. Les villageois n’avaient pas de problème pour danser sur le Ngoma Buntibe, alors que moi-même j’en étais incapable. Je pouvais suivre les parties individuelles des tambours, mais savoir comment ils fonctionnaient ensemble, surtout savoir comment identifier une quelconque régularité métrique, restait pour moi un mystère. Je pense que, pour pouvoir danser sur une musique, on doit pouvoir identifier les sons ou les parties – les tambours ou n’importe quoi d’autre – qui constituent l’ossature du rythme. À peu près toutes les musiques peuvent être dansées, à condition d’avoir la clé de son « code secret ». On pourrait même inclure les musiques non-métriques, si l’on disposait d’une connexion câblée avec la tête de leurs concepteurs ! Après tout, la grande majorité de la musique est produite par des mouvements ; même les doigts d’un hautboïste qui joue rubato constituent un type de danse.

Mon voyage au Zimbabwe m’a conduit à faire un bref séjour au Mozambique, où j’ai eu la chance d’entendre le virtuose du timbila Chopi (marimba) Venancio Mbande qui jouait avec son ensemble (plus d’une douzaine de timbilas de tailles différentes) dans sa résidence. Mon imagination mélodique s’est beaucoup inspirée de la musique du peuple Mandé depuis ma première visite à Abidjan ; dès lors la musique Chopi venait s’y joindre, qui malgré le fait d’être complètement différente, m’a aussi procuré beaucoup d’émotions. Beaucoup de mes compositions jusqu’à aujourd’hui ont été influencées par cette musique. En 1999, j’ai eu le privilège de passer plusieurs semaines au Caire, en Égypte, pour collaborer avec des musiciens de l’orchestre de l’Opéra et avec des musiciens traditionnels nubiens, ce qui m’a fait découvrir la musique de la région où l’Afrique et l’Arabie se rencontrent.

 

Burkina Faso

À peu près à la même époque, Beta Foly est allé à Ouagadougou, Burkina Faso, pour donner quelques concerts. Plusieurs membres du groupe étaient originaires du Burkina et Maï Lingani, une chanteuse qui avait participé à notre enregistrement CD, y vivait alors. À Ouaga, j’ai trouvé une scène musicale extrêmement vivante, avec des groupes jouant dans des clubs en plein air au milieu de la nuit. Ils semblaient tous jouer un répertoire similaire de standards pop africains mélangés avec des éléments de pop et de jazz américains. Allongé sur mon lit à 3 heures du matin dans le centre de la ville, je pouvais entendre quatre groupes jouant à quatre différents endroits, provenant de quatre différentes directions par rapport à moi, jouant When the Saints Come Marching In dans quatre tonalités différentes, dans quatre tempos différents. Il suffisait de marcher autour d’Ouaga avec un microphone la nuit pendant le weekend pour être capable de créer de manière effective une pièce d’art sonore magnifique. Maï avait fait beaucoup de progrès en tant que chanteuse pendant les deux années depuis que je l’avais vue la dernière fois à Abidjan ; elle s’était installée à Ouaga et avait reçu le prix de musique le plus important du pays. Par la suite, nous avons travaillé ensemble sur plusieurs projets, dont son premier album solo, Entrons dans la danse, des duos voix et électronique et même un concert ensemble par l’entremise d’une ligne téléphonique avec elle au Burkina et moi en Autriche. Pour certaines personnes qui ne sont pas allées en Afrique de l’Ouest, dans cette partie du monde il y a un manque d’infrastructures difficile à imaginer, alors que d’autres présument que les conditions y sont totalement primitives. Ni dans l’un, ni dans l’autre ce n’est le cas. Il est tout à fait possible de travailler avec la technologie en Afrique, même si c’est toujours une aventure. Je suis fasciné par la possibilité de travailler dans le domaine de la musique électronique en Afrique, car je vois que la culture africaine présente de nombreux aspects qui la rendent particulièrement adaptée à l’expérimentation électronique.

Lors des deux ou trois dernières années, depuis qu’une ONG autrichienne m’a demandé de « donner des concerts avec des musiciens du Burkina Faso avec de l’électronique », le groupe Burkina Electric est devenu mon projet principal dans le domaine de ce qui relève de l’Afrique. J’ai invité à me joindre Maï, le guitariste burkinabé Wende K. Blass, Pyrolator et le compositeur autrichien Rupert Huber, bien connu pour être une des moitiés du duo Tosca de la scène downtempo electronica à Vienne. Burkina Electric a continué ce qui avait été commencé des années auparavant avec African Loops – de la musique électronique de dance club, en relation avec la culture occidentale des DJs, mais utilisant des éléments de la musique traditionnelle, dans ce cas-ci du Burkina Faso. Le groupe est composé de voix, guitare, batterie et électronique ; un danseur de Ouaga, As Zoko, s’est aussi joint à notre groupe, et aussi un deuxième danseur et un chanteur de soutien. Notre musique, composée en collaboration, inclut des sons de nombreux instruments traditionnels, mais seulement dans leur version échantillonnée, et toujours traités et transformés de manières inhabituelles. On a utilisé des paysages sonores enregistrés au Burkina ; en fait, beaucoup de nos pièces ont leur origine dans des enregistrements réalisés en marchant dans Ouaga. Nos pièces sont ancrées soit dans des rythmes traditionnels du Burkina, ou des rythmes de notre propre invention, inspiré par ces traditions. Des rythmes tels que le waraba ou l’ouennenga, des traditions du peuple Mossi, sont relativement simples, pourtant ils sont sans aucun doute extérieurs à ce qui est considéré comme « dansable » dans l’environnement d’un club occidental. On espère donner aux auditeurs le « code secret » nécessaire à susciter la danse sur ces rythmes ; les danseurs peuvent aider dans les présentations publiques. Notre expérience a été que les auditeurs sont peut-être confus au départ ; après vingt minutes ils se lèvent et se mettent à danser. La chose la plus significative au sujet de certains de ces rythmes que nous avons utilisés c’est qu’ils peuvent être perçus à la fois à deux et trois temps, ce qui est le cas de beaucoup de rythmes africains. Dès que cette dualité est acceptée et la simultanéité est ressentie d’une manière physique et viscérale, se mettre à danser n’est plus un problème. Alors que ces rythmes marquent un « temps fort » évident de temps en temps, il y a encore une très grande liberté dans la manière de les percevoir, et d’en profiter. Je joue la batterie et le Marimba Lumina, un instrument de percussion conçu par Buchla similaire à un marimba électronique ; Pyrolator de nouveaux jouait sur Lightning. Toutes nos pièces contenaient beaucoup de liberté pour improviser ; en concert, on a surtout utilisé le logiciel Ableton Live, qui permet de beaucoup modifier les pièces d’une performance à une autre. Pyrolator avait écrit un logiciel en langage d’ordinateur Max/MSP’s Jitter pour pouvoir manipuler les vidéos qu’on avait filmées au Burkina Faso. Bien que Burkina Electric soit clairement un groupe pop, on a essayé de développer nos propres valeurs de production en combinant les esthétiques de la musique traditionnelle africaine avec une approche assez expérimentale de la pop électronique.

 

La batterie et les moyens électroniques –
La musique électronique et l’Afrique

Beaucoup de ces mêmes idées ont été incorporées parallèlement à ma façon de jouer en solo avec des moyens électroniques. En utilisant l’électronique, je voulais préserver l’idée de jouer de la percussion. La préoccupation principale du batteur est d’initialiser des sons ; ensuite ils tendent à s’estomper rapidement, donc savoir comment les terminer n’est pas normalement un souci. Avec l’électronique, cela peut être assez différent ; une des nombreuses questions que je me suis posé, à peu près à la même époque de mon premier voyage en Afrique, était de savoir dans quelle mesure ma technique allait évoluer. Le DrumKat avait été conçu plus ou moins pour reproduire la batterie standard. Ce n’était pas du tout ce que je voulais faire, mais l’instrument s’est avéré pourtant très utile. Beaucoup de mon travail initial sur la percussion électronique s’est basé sur une expansion de mes figures de mouvement sur la batterie, allant vers ce que je ne pouvais pas faire avec une batterie normale. Je pouvais programmer un des pads du DrumKat de manière à ce qu’un son différent puisse être déclenché chaque fois que je le frappais. En utilisant des figures similaires à celles que j’utilisais sur la batterie, j’étais bientôt en mesure de créer des structures qui allaient prendre des milliers de pulsations avant de se retrouver au début du cycle. En effet, il y avait une pièce dans mon répertoire qui aurait nécessité un cycle de 75.000 années ! Un désir de pouvoir improviser plus de manière mélodique m’a conduit, en 2005, à me concentrer sur le Marimba Lumina comme axe électronique principal de ma recherche. Il s’agit d’un instrument extrêmement sophistiqué qui permet une grande flexibilité de programmation. Par exemple, il est joué avec quatre baguettes codées dans des couleurs différentes et l’instrument reconnait quelle baguette est en train de frapper, donc il est possible de le programmer complètement différemment en fonction de quelle baguette est utilisée. Mon premier concert avec le Lumina a eu lieu en septembre 2005 au Festival Unyazi à Johannesburg, Afrique du Sud, le tout premier festival de musique électronique expérimentale sur le continent africain. En 2006, j’ai eu la possibilité de passer plus de temps à travailler à Johannesburg et j’ai apprécié son atmosphère particulière, qui simultanément est ressentie comme un mélange d’Atlanta et de Lagos et cela m’a incité de me demander pourquoi je suis autant attiré par la combinaison de la musique africaine et celle produite avec les moyens électroniques.

Dans beaucoup de langues africaines, les mots de « jouer » et « danser » de la musique sont identiques. La musique électronique a introduit une séparation sans précédent entre le geste et le son dans la pratique musicale ; les auditeurs ne peuvent plus suivre la plus grande partie des gestes des interprètes de la musique électronique, sans parler de la difficulté de les connecter avec les sons qu’ils entendent. Pourtant je pense que la musique électronique vivante possède un immense potentiel par son utilisation dans la musique vivante de la totalité des sens kinétiques et l’Afrique devrait être un terrain fertile dans ces perspectives. La musique en Afrique n’est pas enseignée exclusivement à travers les sons, mais aussi par les mouvements du corps. Les musiciens traditionnels africains pourraient trouver de nouvelles manières de jouer la musique électronique sur scène, et en le faisant, de trouver des moyens de rendre la musique électronique bien plus intéressante pour le public du spectacle vivant. Tout aussi remarquable est le lien qui existe en Afrique entre la musique et la langue, les inflexions rythmiques et tonales de la poésie étant incorporées dans de nombreuses mélodies, comme le décrit l’exemple ci-dessus de la musique amadinda. L’électronique est un environnement idéal pour la combinaison de médias ; tout comme pour la danse, la proximité de la musique et de la poésie peut ouvrir des voies artistiques inconnues, et le fait que des structures similaires soient souvent explorées dans la musique et les arts visuels en Afrique peut permettre de créer de nouvelles analogies entre le son électronique et les arts visuels, en proposant de nouvelles approches du VJ-ing.

Beaucoup de musiques africaines sont cycliques et basées sur des structures « additives » ; à bien des égards, c’est de la musique « digitale », ayant au cœur de sa pratique un réseau d’unités élémentaires de pulsations rapides. C’est une pensée qui est assez proche non seulement des idées fondamentales en architecture informatique, mais aussi, de manière plus pratique, de comment beaucoup de logiciels de séquençage sont conceptualisées (bien que beaucoup de logiciels utilisent aussi des mesures et des barres de mesure, un concept complètement européen). La grande majorité des logiciels en musique sont conçus pour l’écriture des chansons de la pop, qui évidemment dérive beaucoup des modèles africains. Une grande part de la musique électronique aujourd’hui peut-elle donc être considérée comme de la musique africaine ? Et est-il possible de conceptualiser un programme de séquençage conçu spécifiquement pour correspondre à la pensée musicale africaine ?

L’esthétique du timbre est encore un autre domaine des différences entre l’Afrique et l’Occident. En Europe, les musiciens et les constructeurs d’instruments ont recherché depuis longtemps la « clarté » et la « pureté » du son, alors que dans beaucoup de régions de l’Afrique un instrument est incomplet s’il n’a pas des objets qui lui sont attachés – que ce soient des spiderwebs (membranes vibrantes associées aux résonateurs), des capsules de bouteille ou d’autres choses – qui créent un effet de mirliton. D’une certaine façon, les instruments africains ont déjà « leurs pédales d’effets incorporées » ; le traitement du son, une partie essentielle de la musique électronique a été présent dans la musique africaine depuis très longtemps. Peut-on utiliser cela à des fins créatives dans la musique électronique ?

De plus, alors que les instruments de l’orchestre occidental sont largement identiques dans le monde entier, la construction d’instrument et leur accord varient en Afrique de village en village, comme c’est beaucoup le cas en musique électronique où différents artistes peuvent bien travailler avec des plateformes de hardware et de software similaires (bois du même arbre ; les mêmes airs traditionnels) mais ils adaptent ces environnements de façon à ce qu’il n’y ait pas deux qui soient semblables, en rendant difficile pour un musicien l’utilisation de l’ordinateur d’un collègue. Comme les musiciens informaticiens construisent leurs propres environnements, beaucoup de musiciens africains construisent leurs propres instruments ; pour eux, cet aspect de la musique électronique devrait être un quelque chose de naturel, tandis que les non-africains qui travaillent l’électronique peuvent chercher leur inspiration de l’extrême multitude en Afrique des systèmes d’accord, des variations de timbre, etc., et utiliser l’électronique pour trouver de nouvelles voies dans l’harmonie et le timbre peu compatibles avec les instruments conventionnels occidentaux.

Ensuite il y a ma fascination personnelle pour les structures d’imbrication et la création de consonances, dissonances et harmonies produites non pas par une multitude de mélodies simultanées mais par une simultanéité de rythmes et de tempos. Tandis que les éléments acoustiques de la musique restent constants quelque soit la culture, les manières de les utiliser dans la conception de la musique varient beaucoup d’une culture à une autre. Une analogie appropriée se trouve dans le domaine des ethnomathématiques : alors que les lois fondamentales des mathématiques sont les mêmes partout, la façon d’exploiter ces connaissances ne l’est pas. Le livre Ethnomathematik, dargestellt am Beispiel der Sona-Geometric (Spektrum akademischer Verlag, Allemagne, 1997), par le mathématicien mozambiquain Paulus Gerdes, a été pour moi un très bon exemple dans cette catégorie. En utilisant l’analyse géométrique des dessins sur le sable au sud de l’Afrique, Gerdes met l’accent sur l’utilisation d’un artisanat traditionnel que les enfants acquièrent à un très jeune âge, pour élaborer les programmes des écoles élémentaires en Afrique ; par exemple, comment le tressage des paniers peut mener à des nouvelles manières d’enseigner la géométrie. Tout autant intéressant est le livre du mathématicien américain Ron Eglash, African Fractals: Modern Computing and Indigenous Design (Rutgers University Press, U.S., 1999) dans lequel il développe l’idée que l’art africain implique l’utilisation directe et claire de la géométrie fractale, ou dans une moindre mesure dans le design textile, ou, dans une dimension encore plus confinée, dans le tressage des cheveux.

Et bien sûr il y a une infinité de questions et implications sociales et sociologiques, et les possibilités et promesses extraordinaires que la technologie, en particulier Internet, peut offrir à l’Afrique, un continent qui souffre d’un manque chronique d’accès à l’information. Le fait de mettre à disposition les technologies électroniques dans les contrées éloignées de l’Afrique peut motiver les personnes, peu importe la distance qui les sépare des sentiers battus, à trouver des moyen pour accéder à l’information ; de jouer de la musique non conventionnelle peut inciter les gens à penser en dehors des cadres et leur donner les moyens de résoudre des problèmes qui se sont avérés particulièrement résistants à toute approche classique. Une des expériences les plus émouvantes que j’ai vécu a été de jouer un solo électronique dans le pub d’un village au Zimbabwe où l’électricité n’avait été installée que trois semaines avant. Le public, à peu près 200 enfants des écoles élémentaires, ont été les auditeurs les plus attentifs que j’ai jamais eu. Ils ont dû penser que je venais directement de Mars. Quand tout était fini, ils sont restés assis là en silence. J’ai été étonné par leur attitude et je suis resté assis aussi. Finalement, un enfant a brisé le silence : « Est-ce que je peux aller aux toilettes ? »

 

Conclusion

Je pense que j’ai encore beaucoup de choses à accomplir dans le domaine de l’Africana expérimentale et électronique. Cela a été pour moi une route extrêmement satisfaisante à emprunter, à la fois du point de vue artistique et personnel. Largement hors des sentiers battus pour les musiciens expérimentaux, c’est encore dans une grande mesure un territoire vierge pour la musique d’avant-garde. D’avoir pu passer du temps sur ce continent si extraordinaire pour la richesse et la diversité de ses cultures a changé ma façon de penser, et en écoutant la musique qui s’y fait a réchauffé mon cœur et stimulé mon esprit. Cela m’a procuré des amitiés durables et une inspiration sans fin. L’Afrique s’est imposée dans toutes mes œuvres, et je suis content qu’elle y soit.

 


1. Nous remercions John Zorn qui a accepté la publication de la traduction française de l’article de Lukas Ligeti dans le site paalabres.org..

2. Gehrard Kubik (né en 1934) est un éthnomusicologue autrichien. Il a étudié l’éthnologie, la musicologie et les langues africaines à l’Université de Vienne. (…) Sa recherche porte sur l’Afrique. Il a puiblié plus de 300 articles et de livres sur l’Afrique et les Afro-Américains, basés sur ses travaux de terrain dans quinze pays africains, au Vénézuela et au Brésil. Voir Wikipedia, Gerhard Kubik.

Création collective nomade

Access to the English translation: Collective Nomadic Creation

 
 

Création collective nomade

Dans le cadre de la Biennale Hors Norme, Lyon.
15-23 septembre 2023
Aux Grandes voisines,
Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Lyon
et Université Lumière Lyon II

Bilan sur les observations des ateliers organisés par
l’Orchestre National Urbain/Cra.p

Comptes-rendus de Joris Cintéro, Jean-Charles François
et
de Giacomo Spica Capobianco et Sébastien Leborgne pour le Cra.p

 

Sommaire :

Partie I : Le projet de l’Orchestre National Urbain « Création collective nomade »
1.1 Le projet de l’Orchestre National Urbain
1.2 Période de préparation du projet
Partie II : Les Grandes Voisines
2.1 Ateliers aux Grandes Voisines
2.2 L’atelier collectif « Laboratoire sonore » aux Grandes Voisines
2.3 Atelier violoncelle peinture aux Grandes Voisines
2.4 Atelier trombone aux Grandes Voisines
Partie III : Le projet au CNSMD de Lyon
3.1 Les réunions dans le cadre du projet
3.2 L’atelier « laboratoire sonore » au CNSMD
3.3 L’atelier Human Beat-Box
3.4 Restitution du travail des ateliers dans la cour du Conservatoire.
3.5 Journée de bilan du projet le 10 octobre au CNSMD de Lyon
Partie IV : Le projet à l’Université « Lumière » Lyon II
4.1 Matinée du 21 septembre à L’Université Lyon II
4.2 Les ateliers à L’Université Lyon II
4.3 L’atelier Laboratoire sonore dans l’amphithéâtre à l’Université Lyon II
4.4 La restitution à l’Université Lumière Lyon II
Partie V : Le cadre esthétique de l’idée de création collective
Conclusion


 

Partie I : Le projet de l’Orchestre National Urbain,
« Création collective nomade »

Dans cet article, nous racontons sur un mode volontairement personnel la manière dont nous avons perçu le déroulement des ateliers organisés par l’Orchestre National Urbain/Cra.p dans le cadre du projet de Création Collective Nomade. Ce projet s’est déroulé du 15 au 21 septembre 2023 dans le cadre de la Biennale Hors Norme 2023, aux Grandes Voisines à Francheville, au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Lyon (CNSMD) et à l’Université Lumière Lyon II.

Le compte-rendu de Joris Cintéro porte sur la période de préparation du projet et la journée du 15 septembre aux Grandes Voisines. Il décrit sa façon de procéder de la manière suivante :

N’ayant quasiment pas pris de notes ce jour-là (j’y allais explicitement dans l’esprit de participer), le CR suivant s’appuie essentiellement sur mes souvenirs. Ce mode d’écriture m’a justement permis de creuser ces souvenirs, à côté de photos et de vidéos que j’ai pris durant la journée – et qui m’ont également permis de « retrouver » la mémoire.

Celui de Jean-Charles François est basé sur une journée passée au CNSMD de Lyon, le 19 septembre et de deux journées à l’Université Lyon II, les 21 et 22 septembre. Il a été élaboré à partir d’observations (sans participation) et de prises de note.

Dans les deux cas, les comptes-rendus alternent descriptions, contextualisations et bribes d’analyse qui demandent à être approfondies.

Giacomo Spica Capobianco et Sébastien Leborgne, membres de l’Orchestre National Urbain/Cra.p, apportent quelques éléments d’information essentiels à la compréhension de leur démarche.

Les textes sont entrecoupés d’extrait d’une vidéo réalisée par l’équipe de l’Orchestre National Urbain/Cra.p qui contient des interviews de divers participants et des segments du déroulé des ateliers.

1.1    Le Projet de l’Orchestre National Urbain – Cra.p

Jean-Charles François :

Le projet de Création Collective Nomade a été élaboré par Giacomo Spica Capobianco dans le cadre de la Biennale Hors Norme 2023. Giacomo est directeur artistique de l’Orchestre National Urbain et de CRA.P qu’il a créé il y a plus de trente ans. Selon son site « L’équipe du Cra.p a pour objectif d’échanger des savoirs et savoirs-faire dans le domaine des musiques urbaines électro, croiser les esthétiques et les pratiques, susciter les rencontres, inventer des nouvelles formes, créer des chocs artistiques, donner les moyens de s’exprimer » (Cra.p). Le projet a été développé avec les membres de l’Orchestre National Urbain, l’équipe de la FEM [Formation à l’Enseignement de la Musique] du Conservatoire Supérieur de Musique et de Danse de Lyon (CNSMDL – FEM), autour de Karine Hahn, et avec l’artiste plasticien Guy Dallevet pour la Biennale Hors Norme (BHN).
 
La description du projet par ses organisateurs peut se résumer à plusieurs éléments dans un dispositif visant d’une manière générale à amener des publics très diversifiés à travailler ensemble pour produire collectivement de la musique, de la danse et de la peinture :

  • Trois axes de médiation se combinent ici : a) mettre en présence des groupes sociaux très différents ; b) mettre en présence des personnes qualifiées à se nommer « artistes » (étudiants, étudiantes du CNSMD) avec des personnes a priori sans compétences reconnues dans ce domaine ; c) mettre en présence des pratiques dans des domaines artistiques différents (musique, danse, théâtre, arts plastiques, poésie).
  • Les rencontres se basent sur des pratiques artistiques immédiates, faire de la musique, faire de la danse, faire de la peinture. Pour que cette mise en pratique commune n’avantage pas un groupe sur un autre elles sont organisées en sorte que toutes les personnes présentes soient mises devant des tâches qui sont nouvelles pour elles, comme par exemple jouer du trombone alors qu’on n’en a jamais fait l’expérience ou se mettre à danser si on est musicien.
  • Le dispositif est structuré dans une série d’ateliers animés par les membres de l’Orchestre National Urbain :

Sébastien Leborgne (Lucien 16’s), beat box and spoken voice.
Rudy Badstuber Rodriguez, MAO et éléments de percussion.
Selim Penaranda, violoncelle.
Odenson Laurent, trombone.
Sabrina Boukhenous, mouvements corporels.
Clément Bres, batterie.
Giacomo Spica Capobianco, Laboratoire sonore, un atelier regroupant après coup toutes les activités des autres ateliers, dans des perspectives de création collective.
Les ateliers peinture sont animés par Guy Dallevet pour la Biennale Hors Norme.

Le point commun à ces ateliers (sauf pour la peinture) très différents en termes de manipulation de matériaux, est constitué d’une série de codes couleurs définissant des modes de jeu :

a) orange = vent soutenu ;
b) blanc = ralenti graduel ;
c) rouge = rythme répété (trois noires et un soupir) ;
d) marron = 8 pulsations régulières ;
e) noir = arrêt au sol, silence ;
f) bleu = peur, tremblement, énergie ;
g) vert = improvisation libre.

Les diverses mises en pratique des différents ateliers sont toutes basées sur l’exploration de ces codes couleurs.

  • Une autre activité importante initiée par les membres de l’Orchestre National Urbain, c’est l’élaboration personnelle de textes appelés à être parlés (en rythmes précis ou librement) lors de la rencontre sur la scène de tous les éléments des ateliers.
  • Les personnes présentes suivent chaque atelier l’un après l’autre dans des groupes d’une dizaine de personnes. À la suite de cela tout le monde se retrouve dans un ensemble général – Le Laboratoire Sonore – composé de diverses stations : trombone, violoncelle, voix (microphone), batterie, des objets divers suspendus à un portique, 2 stations « electro » (loops, jeu avec les doigts sur un pad), un spicaphone (genre de guitare électrique à une corde construite par Giacomo Spica), un instrument à cordes tendues sur un cadre en métal (dénommé miroir sonore), une guitare électrique posée horizontalement pour être jouée comme un instrument de percussion, un espace pour la danse. Un chef ou une cheffe est désignée parmi les participants pour organiser la performance en montrant au fur et à mesure les cartons de codes couleur. Dans l’esprit de Giacomo, il ne s’agit pas là de « sound painting », celui ou celle qui dirige doit seulement montrer des couleurs et indiquer un niveau sonore général, sans imposer une énergie particulière. L’expérience du dispositif à montré que dans la pratique les personnes qui participent au dispositif (dans et en dehors des membres de l’Orchestre National Urbain) mettent souvent une « énergie particulière » dans la direction – se baisser pour incarner une nuance, jouer à échanger rapidement les cartons, faire en sorte qu’une partie seulement de l’ensemble soit concernée par un carton, etc…).
  • A un moment donné, dans l’institution où se passe les ateliers, une restitution générale du travail réalisé est présentée en présence d’un public extérieur (c’est ce qui s’est passé au CNSMDL à l’issu de deux jours de travail, et à l’Université Lyon II à l’issue de deux journées de travail). A l’université, cette restitution a été suivie d’un concert par l’Orchestre National Urbain.

Le projet lié à la Biennale Hors Norme s’est déroulé dans trois lieux différents :

  1. Les 15 et 16 septembre au Grandes Voisines, à Francheville près de Lyon, qui se décrivent dans leur site comme « un tiers-lieu social et solidaire où il est possible de dormir, manger, travailler, peindre, découvrir une exposition, participer à une chorale… et vivre des rencontres » (Les Grandes Voisines). Ce lieu d’hébergement accueille des réfugiés en attente de régulation. C’est ce public particulier qui a été visé pendant les deux journées de pratique.
  2. Les 18 et 19 septembre au CNSMD de Lyon, dans le cadre du programme de la Formation à l’Enseignement en Musique (FEM). Deux journées d’atelier, occasion d’une rencontre autour de pratiques entre les étudiants de la FEM et les réfugiés hébergés aux Grandes Voisines, avec une présentation publique du travail à la fin de la deuxième journée.
  3. Les 20 et 21 septembre, à l’Université Lumière, Lyon II, ateliers avec les réfugiés et les étudiants de l’université et du conservatoire (sur la base du volontariat) avec une restitution du travail en fin de journée du 21 septembre, suivie le soir d’un concert de l’Orchestre National Urbain.

 

1.2     Période de préparation du projet

Joris Cintéro :

Au moment où j’écris ces lignes, je ne me souviens pas tout à fait clairement des circonstances dans lesquelles on m’a présenté le dispositif pour la première fois. Je me souviens seulement de plusieurs bribes de discussion avec Karine me décrivant un « projet auquel on participe avec le Cra.p » dont la première étape se déroule « à Francheville, dans un centre d’accueil pour réfugiés », et que « les étudiants et les étudiantes ont été tenu·e·s au courant » de longue date. J’ai des souvenirs quant aux objectifs que l’on fixait pour les étudiantes et étudiants à travers un dispositif comme celui-ci, particulièrement aux Grandes-Voisines : rencontre avec une altérité dont nous supposons qu’elle n’est pas fréquente dans l’ordinaire de leur travail de pédagogues, création de moments musicaux pensés pour inviter un public non rompu aux traditions de ladite musique savante occidentale, adaptation dans des circonstances peu propices à l’enseignement artistique et bien entendu, prise de recul sur les enjeux sociaux et politiques de l’enseignement artistique.
 
Quelques jours avant la première séance aux Grandes Voisines [GV], Karine rappelle aux étudiants et aux étudiantes de la formation CA la teneur du projet. Après les avoir interrogés pendant un moment collectif sur la possibilité de se rendre aux Grandes Voisines le vendredi et/ou le samedi, nous nous rendons compte que très peu d’entre elles et eux se trouvent être disponibles pour venir avec nous ces jours-là. C’est le cas d’un seul étudiant en première année (Grégoire), que nous connaissons à ce moment-là, assez mal – la formation n’ayant démarré que depuis une semaine. Le groupe dans sa quasi-totalité nous a fait savoir de leur souhait de pouvoir venir, mais de leur impossibilité à participer à cause d’un manque de temps ou n’ayant pas reçu l’information à temps.
 
Nous soulignons également la nécessité, pour celles et ceux souhaitant venir, d’apporter des instruments qui soient susceptibles d’être manipulés par des enfants – je me souviens d’ailleurs avoir maladroitement insisté là-dessus, laissant penser qu’il ne s’agissait de travailler qu’avec des enfants et que ces derniers seraient particulièrement peu soigneux. Les réponses des étudiant et des étudiantes nous amènent à découvrir que très peu disposent de plusieurs instruments de musique.

 
 

Partie II. La Création collective nomade aux Grandes Voisines

2.1     Ateliers aux Grandes Voisines

Joris Cintéro :

Le samedi 16 septembre 2023, après avoir récupéré une vieille guitare classique chez moi et la harpe électrique de Karine à Villeurbanne, nous nous rendons tous deux aux Grandes Voisines en voiture et arrivons en milieu d’après-midi, aux alentours de 15h30. Karine se gare sur le parking de l’entrée, à deux pas d’une sorte de guérite défraichie (vide ?) permettant de surveiller les allées et venues au centre d’accueil. C’est un peu loin du lieu où se déroulent les ateliers (il faut dire que la signalétique n’était pas très claire et que rien de l’extérieur n’annonce la Biennale Hors-Normes). Après un court appel téléphonique, Giacomo nous fait signe au loin de nous approcher et nous accueille.
 
Je rencontre pour la première fois les membres de l’Orchestre National Urbain, qui sortent alors d’une salle dans laquelle sont entreposés différents instruments. S’ensuit une visite « critique » rapide des lieux en compagnie de Giacomo. Nous découvrons un dédale de pièces, de portes, de couloirs et sommes informés rapidement de l’organisation du lieu. En effet, Giacomo connaît déjà bien l’endroit (l’Orchestre National Urbain est déjà intervenu dans les lieux) et a connu des tensions avec certains des acteurs et actrices qui y travaillent. Au cours de la visite, je comprends assez rapidement qu’il y a des difficultés de communication entre les acteurs (et leurs institutions respectives) quant à la gestion du lieu et qu’une partie des artistes présentes et présents dans le cadre de la Biennale Hors-Normes [BHN] ne sont pas « sur la même longueur d’ondes » que Giacomo.
 
J’ai l’impression d’un lieu labyrinthique qui peine à cacher les stigmates de son ancien usage (hôpital pour personnes âgées). Bien que certains couloirs soient bardés de peintures et d’œuvres en tous genres, que certains points extérieurs laissent percevoir une activité artistique (sculptures etc…), le lieu dégage une certaine froideur (néons, faux-plafond, peintures grisâtres, dalles fendues, etc…) typique des bâtiments administratifs, des maisons de retraite ou encore des hôpitaux. Certaines pièces paraissent un peu glauques et sentent l’humidité – c’est le cas de la salle de concert au rez-de-chaussée du bâtiment, qui se tient en lieu et place de l’ancienne chapelle du bâtiment. Pour ajouter à cette impression, Giacomo ajoutera durant la visite que les tables d’autopsie sont toujours présentes dans les sous-sols du bâtiment. On aperçoit au loin un stade de foot dont on peine à comprendre l’usage dans un hôpital gériatrique et des affiches présentant une installation qui doit s’y tenir. Je suis frappé à ce moment-là par la « valse » des clés qui accompagne cette visite, sensation probablement due à l’agacement dont fait part Giacomo vis-à-vis du fait qu’il soit nécessaire de fermer derrière soi « au cas où », « parce que certains réfugiés n’hésitent pas à se servir » ou parce que le matériel ne peut être surveillé en notre absence (et celle des membres de l’Orchestre National Urbain qui animent les ateliers).
 
Après un tour d’une bonne quinzaine de minutes où nous repérons où se déroulent les différents ateliers nous revenons au point de départ sous la sorte de barnum où l’équipe de l’Orchestre National Urbain nous avait accueilli un peu plus tôt. Il fait assez chaud, et Grégoire, le seul étudiant du CNSMDL ce jour-là, vient d’arriver.
 
Une fois la visite terminée, Giacomo souligne au détour d’une phrase la difficulté majeure de l’après-midi, difficulté que nous ne tardons pas à observer : personne ne s’est inscrit pour participer aux ateliers. Cette situation s’explique d’après lui du fait que les travailleuse et travailleurs sociaux intervenant sur le lieu n’ont pas relayé l’information aux usagers du lieu (en effet on n’a pas vu d’affiches pendant la visite et nous croisons des personnes travaillant sur le lieu qui ne sont pas au courant de la tenue d’ateliers musicaux), manque de communication s’expliquant lui-même par une brouille entre les porteurs de projet de la BHN et l’organisation du lieu – dont on apprendra un peu plus précisément, par la suite, la teneur. C’est donc sans aucun enfant/adulte, en dehors d’Omet – un usager du lieu qui n’est d’ailleurs pas initialement présenté/catégorisé comme un bénéficiaire du dispositif mais plutôt comme un membre à part entière de l’activité – que commence la journée.
 
En l’absence de public, les membres de l’Orchestre National Urbain ne se démontent pas et nous invitent à commencer à jouer, Karine, Grégoire, Omet et moi-même, en leur compagnie dans l’atelier sonore collectif (le laboratoire sonore de Giacomo).

 

2.2    L’atelier collectif « Laboratoire sonore » aux Grandes Voisines

Joris Cintéro :

Giacomo nous présente un atelier musical collectif similaire aux ateliers de groupe qui seront proposés par la suite au CNSMDL et à l’Université Lumière Lyon 2. Il s’agit d’une improvisation collective dirigée par un chef, officiant seulement par le biais d’un jeu de cartons colorés indiquant des intentions musicales particulières devant orienter le groupe improvisateur.
 
L’instrumentarium est le suivant :

– Instruments de « lutherie urbaine » : Spicaphone / Harpe-miroir [amplifiés]
– Instruments électroniques : (Korg monotribe/Kaosspad/Roland SP 404SX/MicroKorg)
– Pédales d’effet (Whammy avec Spicaphone)
– Microphone [amplifié]
– Instruments acoustiques (Caisse claire, guitare électrique, « baguettes chinoises » en guise de baguettes de batterie)

La console et les différents câbles qui permettent l’amplification des instruments ne sont pas utilisés comme moyens de jeu dans le dispositif.
 
Le jeu de cartons comprend 7 couleurs associées aux conventions décrites ci-dessus. À ce jeu de « code-couleur » s’ajoute la possibilité de faire varier le volume sonore du groupe improvisateur en signalant avec la main plus ou moins haute.
 
L’instrumentarium est ce jour-là disposé tout autour du chef ou de la cheffe. L’atelier se déroule dans une grande salle au lino vert, dotée de plusieurs baies vitrées (certaines occultées par des rideaux), donnant directement sur l’extérieur – permettant ainsi aux personnes qui passent de voir (et accessoirement d’entendre) ce qu’il s’y passe. Si elle n’est pas pour ainsi dire centrale dans l’architecture du centre d’accueil, cette salle se trouve néanmoins dans le passage des piétons et des voitures et donne sur plusieurs autres bâtiments – ce qui aura son importance pour la suite de la journée.
 
L’atelier démarre donc par le biais d’une explication de Giacomo qui en présente les différents aspects, mettant notamment l’accent sur le code couleur et les objectifs visés (travailler sur la matière sonore, libérer les éventuelles inhibitions de chacun, créer un espace d’égalité entre musicien·ne·s et non musicien·ne·s, etc…). Étant moi-même impliqué tout au long du dispositif, je ne sais pas tout à fait combien de temps chaque improvisation a duré. La seule chose que je sais c’est que les tours d’improvisation ont cessé une fois que tout le monde avait « cheffé » au moins une fois – certain·e·s répétant l’exercice plusieurs fois.
 
L’atelier débute. Tout le monde semble prendre beaucoup de plaisir à jouer de la sorte. Les remarques des personnes présentes tiennent essentiellement à la difficulté de se remémorer dans l’instant des conventions associées aux cartons colorés (j’ai dû attendre le 4ème ou 5ème tour pour m’aligner « correctement » sur les cartons), aux nuances proposées par le/la cheffe ainsi qu’au plaisir de jouer sur des instruments « exotiques » (la harpe-miroir et le spicaphone particulièrement). Presque chaque « tour » d’atelier se clôt par une discussion sur ce qui vient de se passer, discussion portant essentiellement sur des questions musicales (l’intention des chefs, les nuances etc…). Les premiers ateliers se passent « très bien » dans la mesure où il me semble que la majorité des personnes présentes sont rompues à l’exercice.
 
Durant les improvisations on voit parfois passer des groupes d’adultes, d’enfants, de parents qui pour certains s’approchent discrètement de la salle – feignant pour la plupart ne pas être vus. C’est au gré de ce flux qu’un homme d’une petite quarantaine d’années, accompagné de sa fille d’environ 5 ans se joignent à nous. Assez réservé, il déclare dès le début venir « pour sa fille », qui semble particulièrement heureuse et enjouée au moment où les membres de l’Orchestre National Urbain l’invitent à se joindre à l’improvisation collective. L’enfant participe à plusieurs « tours » d’atelier accompagnée par différentes personnes (qui la mettront sur un fauteuil pour qu’elle puisse jouer sur le Microkorg par exemple ou recadreront son jeu vis-à-vis des cartons colorés) et le père endossera le rôle du chef une fois – en plus de participer à quelques tours d’atelier lui-aussi. D’abord réticent au fait-même de participer (il comptait seulement regarder sa fille), il se joint à nous à la demande de Giacomo et se « détend » peu à peu, sans qu’il témoigne pour autant d’une forme de lâcher prise (que j’interprète par le fait que les participants se prêtent totalement au jeu et qu’ils se trouvent par moments dépassés par celui-ci). Le père et sa fille quittent la pièce après plusieurs tours d’ateliers, visiblement heureux d’y être passés.
 
Une fois la salle fermée nous passons dans la pièce adjacente dans laquelle se tient un atelier d’improvisation au violoncelle et de peinture.

 

2.3    Atelier violoncelle peinture aux Grandes Voisines

 

Karine Hahn, CNSMD de Lyon
 

Joris Cintéro :

L’atelier violoncelle-peinture est dirigé par Selim Penaranda (pour le violoncelle) et une personne (pour la peinture) dont j’ai oublié le nom (dont j’apprendrais par la suite qu’elle remplaçait Guy Dallevet, absent ce jour-là). Il se déroule dans une salle, grande mais assez encombrée de cartons, de peintures, de sculptures et d’objets divers.
 
L’organisation de l’atelier est assez simple. On a d’un côté Selim avec 3 violoncelles (un acoustique et deux électriques amplifiés) et de l’autre l’intervenante peinture avec un ensemble de feuilles, de peinture acrylique, de cartons pour l’étaler et de tenues de protection qui sont visiblement usées – la pièce semble utilisée très souvent pour réaliser des activités de ce genre, en témoignent les nombreuses peintures affichées aux murs et les tâches de peinture dans l’évier. Dans le même esprit que les productions qui suivront le reste de la semaine, ce dispositif consiste dans une interaction entre les groupes qui peignent et les groupes qui font du violoncelle. L’atelier se termine par des improvisations individuelles au violoncelle au départ d’un support peint par l’interprète.
 

Lucien 16’s (Sébastien Leborgne) sur les relations musique et peinture
 
 
L’activité violoncelle dirigée par Selim s’organise toujours de la même manière.

1. Présentation de l’instrument et du dispositif.
2. « Tâtonnement » à l’instrument.
3. Improvisation dirigée avec code couleur. Cette activité nécessite au moins deux personnes
    qui jouent, (dont Selim parfois) et une personne qui dirige.

Selim présente dans un premier temps le violoncelle en jouant quelques notes et soulignant de façon récurrente qu’il n’y a pas de bonne position pour en jouer, que l’essentiel c’est d’être à l’aise en jouant. Dans ce sens, il n’hésite pas à montrer des positions que l’on pourrait qualifier d’hétérodoxes vis-à-vis de la représentation commune du jeu au violoncelle qui est associée à une position dite « classique » (l’instrument se tient entre les jambes, les pieds à terre, le manche de l’instrument reposant sur l’épaule). Il met, à dessein, les pieds sur les bords du violoncelle, montrant qu’il est possible de procéder ainsi pour en jouer. Même chose du côté de l’archet qu’il propose de tenir de plusieurs manières différentes soulignant, comme il le fera plus tard au CNSMDL, que « ça peut se tenir comme une poignée de porte ». Il n’empêche pas, toutefois, les personnes présentes de tenir l’instrument et l’archet de façon « conventionnelle ». Une fois ce « rituel » de présentation accompli, il laisse les participants explorer sur le violoncelle tout en présentant la suite de l’atelier qui consiste en une improvisation avec une autre personne.
 
La personne qui « cheffe » durant l’atelier alterne au fur et à mesure de l’avancement de ce dernier. Le code utilisé est le même que dans l’atelier précédent.
 
De l’autre côté de l’atelier, on trouve la peinture, qui s’organise de façon tout aussi récurrente. L’encadrante présente la tâche à réaliser, c’est-à-dire peindre une toile en s’imprégnant de l’ambiance sonore créée du côté des violoncellistes et ceci à l’aide d’un bout de carton, permettant de réaliser, comme le montre l’encadrante, des formes circulaires pluri-colores. En somme il s’agit de verser quelques gouttes de peinture (une ou plusieurs couleurs) sur la toile, et d’étaler avec le support cartonné la peinture sur une feuille en réalisant des sortes de spirales.
 
Le lien entre les deux parties de l’atelier ne semble pas évident pour tout le monde, en témoignent, lors d’une pause dans le violoncelle où je jette un œil à l’autre partie de l’atelier, certain·e·s peintres ne prêtant aucun cas à la musique (ce qui n’est pas tout le temps vrai puisque les silences trop longs amènent les peintres à parfois gentiment râler de l’absence de musique pour peindre). Je prends quelques photos de l’atelier.
 
L’atelier se termine par une série d’improvisations individuelles sur le violoncelle, réalisées à partir d’un support visuel, c’est-à-dire la peinture réalisée plus tôt dans l’atelier. Personne parmi ceux et celles habitant le lieu ne viendra nous rejoindre durant le dispositif. Nous décidons de faire une pause après une petite heure de travail collectif.
 

Atelier violoncelle aux Grandes Voisines
 

 

2.4    Atelier trombone aux Grandes Voisines

Joris Cintéro :

La pause est l’occasion de s’allumer une cigarette, de boire un peu d’eau et de discuter plus généralement des dispositifs proposés et de l’absence de public. Si l’ambiance est très amicale, je sens tout de même une forme de déception chez les membres de l’Orchestre National Urbain. Je me dis aussi à ce moment-là qu’en effet, mobiliser autant de monde sur deux jours pour si peu de public constitue une perte de temps et d’argent considérable. On disserte un peu sur le lieu, ses défauts (on y serait logé par « ethnie ») et sur le fait qu’en dehors de son esthétique hospitalière, on n’y semble pas si mal accueilli que ça. On mentionne l’existence d’un bâtiment dédié aux femmes seules, public difficile à convier aux activités selon Giacomo, ces dernières ayant vécu des parcours migratoires traumatiques. Tout le monde y va de sa petite anecdote, surtout celles et ceux qui connaissent déjà le lieu.
 
L’après-midi avançant, Odenson Laurent, jeune membre de l’Orchestre National Urbain joue quelques notes au trombone. Ces notes ont l’effet d’un appel. Plusieurs enfants se rapprochent, timidement d’abord puis de façon plus directe ensuite. Ils et elles veulent jouer et nous le font savoir. Giacomo et Sébastien se précipitent pour récupérer les trombones qui avaient été entreposés dans une pièce du bâtiment. La scène donne l’impression qu’on est pris de court, le « public » afflue enfin, il s’agirait de ne pas louper le coche.
 
Les étuis des trombones arrivent et sont posés à la va-vite à terre. Le moment est assez intéressant dans la mesure où nous nous mettons toutes et tous (qui ont participé des ateliers précédents) progressivement à « cadrer » cet atelier qui prend forme. Ici on désinfecte les embouchures à l’alcool, là on montre à un enfant comment s’attrape et se tient le trombone, à côté on fait patienter celles et ceux qui attendent leur tour.
 

Atelier de trombone aux Grandes Voisines
 
Odenson prend la main de l’atelier, parle fort (il faut dire que les enfants sont nombreux et pressés de jouer) et donne à voir comment on souffle dans l’embouchure du trombone. La majorité des enfants y arrivent. Il propose une série d’exercices/jeux où il s’agit d’abord de souffler fort une fois. Les enfants s’exécutent avec succès, rient et réessaient sans attendre l’invitation d’Odenson. Le volume sonore augmente rapidement, les enfants semblent emballés par l’activité. Odenson propose ensuite de jouer avec la coulisse. Certains enfants font tomber la coulisse (il faut dire que dans certains cas, les trombones sont aussi grands que celles et ceux qui les jouent), ce qui entraîne les rires des autres et l’impatience de ceux qui attendent leur tour – certains viennent alors en aide à leurs camarades en tenant la coulisse. Les enfants semblent visiblement très heureux de l’expérience qu’ils viennent de vivre. De nouvelles têtes qui font leur apparition : plusieurs femmes commencent à arriver et certaines se penchent aux balcons pour voir ce qu’il se passe.
 
Rebelote, on nettoie les embouchures, on donne quelques informations aux enfants sur la façon de tenir le trombone (chacun y va un peu de son conseil), on fait patienter celles et ceux qui passeront après, on invite les femmes qui viennent d’arriver à tenter l’expérience. On se partage les rôles pour y arriver : Karine est par exemple invitée à convaincre une habitante des lieux de se joindre à l’exercice, ce qu’elle parvient à faire.
 
Il est intéressant de noter que si en dehors d’Odenson, personne ne « joue » du trombone (du moins personne ne se catégorise comme étant « tromboniste ») tout le monde s’autorise le fait de montrer aux enfants comment on souffle dans l’embouchure, comment réaliser le mouvement des lèvres permettant d’y arriver ou de montrer comment se tient l’instrument – par exemple dans l’entre deux à celles et ceux qui attendent ou directement à celles et ceux qui sont en train de participer à l’atelier.
 
Après plusieurs passages, l’atelier s’arrête et les membres de l’Orchestre National Urbain échangent avec les femmes et les enfants présents pour les prévenir de la journée du lendemain et de la poursuite des ateliers.

 

Photos des Grandes Voisines
 
 
 

Partie III : le projet de Création Collective Nomade au CNSMD de Lyon

3.1    Les réunions dans le cadre du projet

Jean-Charles François :

Avant de commencer les ateliers de chaque journée, l’équipe de L’Orcherstre National Urbain a l’habitude de se réunir afin de (re-)définir le contenu de la journée à venir, à partir d’un bilan des actions qui ont directement précédées.

Giacomo Spica Capobianco et Sébastien Leborgne :

Premier temps, « Réunion d’équipe » :

Le directeur artistique (Giacomo Spica Capobianco) fait un point avec tous les artistes intervenants de l’Orchestre National Urbain. Ces réunions permettent d’évaluer les ateliers collégialement afin de faire évoluer le projet. Ces moments de discussion permettent d’échanger sur les évolutions, les contraintes, les difficultés rencontrées.

Afin de proposer le programme de la journée, un point préalable est prévu et permet de s’adapter aux situations vécues au jour le jour.

Deuxième temps, « Réunion d’équipe avec les stagiaires » :

Chaque matin un moment de discussion est programmé avec tous les stagiaires.

Ce moment et évidemment important étant donné qu’aucun niveau de sélection n’est requis au préalable, autant sur un plan technique que sur un plan social, les stagiaires vont être sujet à travailler collectivement.
Il est important que les uns aillent vers les autres pour une rencontre plus constructive vers une réflexion de création improbable.

L’intérêt est de faire comprendre au stagiaire qu’il est au service du projet au sein d’une création collective.

Tous les ateliers sont filmés.
Il est important d’avoir un support vidéo de chaque atelier afin que tous les membres de l’équipe de l’Orchestre National Urbain découvrent le travail de l’autre. Cela permet de faire évoluer le projet.

Jean-Charles François :

Par exemple, voici la description d’une telle réunion qui s’est déroulée lors de la deuxième journée d’ateliers au CNSMDL, le matin du 19 septembre 2023. Cette réunion regroupe l’équipe de l’Orchestre National Urbain et celle de la Formation à l’Enseignement de la Musique du CNSMDL.
 
Giacomo fait part des problèmes rencontrés au Centre d’accueil des Grandes Voisines. Il semble que les personnels encadrants du centre n’ont pas très bien organisé la venue du l’Orchestre National Urbain. Apparemment peu d’information a été donnée aux réfugiés, en conséquence il a fallu que les membres de l’orchestre se mettent à jouer dans la cour pour accueillir les personnes qui passaient et les inviter à participer. Ce sont surtout des enfants et les mères de ces enfants qui ont participé. En conséquence seulement un réfugié a pu venir participer aux journées de rencontre au CNSMDL. Giacomo résume les objectifs de la journée qui consiste à la possibilité de se prendre en main à partir d’éléments à travailler qui sont nouveaux pour les étudiants. C’est la raison pour laquelle ils n’ont pas le droit d’utiliser leur propre instrument. Pour Giacomo, on n’est pas là pour dicter des comportements mais pour se mettre en situation d’une recherche collégiale en vue de se projeter dans des pratiques à faire avec tout public.

 

3.2 L’atelier « laboratoire sonore » au CNSMDL

Jean-Charles François :

La séance du matin du 19 septembre 2023 se déroule dans la salle de musique d’ensemble qui comporte une estrade. Un large espace sur la scène est organisé avec une série de stations instrumentales (instruments traditionnels, simples instruments construits, instruments électroniques, voix amplifiée) comme décrit ci-dessus. Un espace en dehors de cette estrade est réservé à la danse. Les étudiants sont partagés en trois groupes. Ceux ou celles qui ne participent pas à la performance d’un groupe sont assis par terre ou sur des chaises en dehors de ces deux espaces.
 
La séance commence par un échauffement du corps de 10 minutes animé par Sabrina Boukhenous. Elle est membre de l’Orchestre National Urbain, comédienne, directrice d’acteur et technicienne son-lumière. Son rôle dans l’Orchestre est de prendre en charge le corps en mouvement et le spoken word. L’échauffement se déroule dans la bonne humeur et le plaisir de faire : frottements de mains, exercices de respiration, mettre en action les différentes parties du corps, sauter, etc.
 
La première partie du matin (9h20-10h45) se déroule dans la salle d’ensemble, dans la configuration décrite ci-dessus. Les activités expérimentées lors des différents ateliers qui se sont tenus la veille (le 18 septembre) et qui ont été suivis par toutes et tous, sont maintenant regroupées dans un seul ensemble : jeu sur divers instruments, voix amplifiée et corps en mouvement. Il y a trois groupes d’une quinzaine de personnes qui se succèdent sur l’espace de l’estrade et utilisant aussi l’espace de la danse, pour expérimenter des situations avec une personne dirigeant à l’aide des cartons de couleur. Les temps de séquences de performance varient de 2 minutes à 4 minutes. Elles sont suivies à chaque fois d’une courte période (entre 4 et 10 minutes) pour exprimer des réactions, des sentiments ou proposer des actions, parfois soulever des questions importantes. À chaque fois la direction de l’ensemble et les différents rôles changent librement, les danseurs devenant instrumentistes, la voix parlée est assumée par quelqu’un d’autre, etc.
 

Laboratoire sonore au CNSMDL
 
 
Un des aspects spécifiques du dispositif est la présence des textes écrits lors des ateliers, lus à haute voix à travers le microphone placé sur scène à cet usage. Selon les consignes données par Giacomo, la voix n’a pas à suivre les codes couleur, mais déroule son débit en solo, selon le choix de celle ou celui qui le lit. La difficulté principale est de pouvoir entendre clairement la voix parlée, soit que les protagonistes n’ont pas l’habitude du micro, soit qu’ils manquent d’assurance ou d’énergie, soit encore que le niveau sonore des instruments reste trop fort, le regard porté sur les cartons de couleurs ne permettant peut-être pas une écoute immédiate de ce que font les autres. Giacomo assez tôt dans la séance montre au micro comment la voix doit s’engager plus franchement. Lors de la période de jeu du groupe 3, à un moment donné, il est décidé de ne pas utiliser les codes couleur, mais de se baser uniquement sur la voix avec la nécessité de pouvoir comprendre le texte, la voix devenant le chef d’orchestre. Après avoir essayé cette idée, un court débat a lieu sur des notions d’improvisation : la nécessité de l’écoute, la question des réactions par rapport aux énergies en présence, par rapport aux propositions, l’idée de laisser la place aux autres, notamment au texte. À la fin de cette première partie de matinée, une situation est expérimentée avec 3 personnes à la voix lisant leur texte.
 
La présence des textes, donne à plusieurs reprises l’occasion de soulever la question de l’engagement physique (notamment par Giacomo) et vis-à-vis du sens qu’on met dans le texte. Il est bien sûr très difficile de s’engager de manière immédiate dans une activité qu’on fait pour la première fois, lorsqu’on ne sait pas où cela va mener. Mais la difficulté de l’engagement chez les étudiants provient aussi du fait qu’on n’adhère pas (encore) à quelque chose trop éloigné des valeurs esthétiques qu’on défend au quotidien dans le conservatoire. Les comportements induits par la musique savante européenne écrite sur partition impliquent à la fois un engagement profond des compositeurs dans leurs projets esthétiques, et au contraire un détachement assumé des interprètes appelés à jouer une diversité d’esthétiques. On pourrait dire que dans ce contexte, l’engagement de l’interprète ne se fait qu’au moment de prestation en public, dans une posture où, comme chez les acteurs de théâtre, l’engagement approprié est « joué ». Dans ce contexte, on n’a pas l’habitude de se lancer corps et âme dans n’importe quelle activité sans auparavant avoir pu mener une réflexion à son sujet, l’esthétique n’est donc pas un engagement mais un jeu. L’engagement des interprètes du secteur qu’on appelle « classique » se manifeste surtout vis-à-vis de la manière d’envisager la production sonore et par là, leur identité principale est tournée vers leur instrument ou leur voix. Le corps de l’être humain occidental tend à être déconnecté de la signification, le corps doit construire la signification par le biais de contextes particuliers, avec le risque de ne pas accéder à un état plus fondamental dans lequel le corps assume et croit en sa propre production de signification. Or il existe beaucoup de pratiques musicales (et de danse) où l’engagement des performers n’est pas séparé des conditions de production et où la signification est fondamentale dès le départ, c’est-à-dire à tous les niveaux de compétence. C’est le cas notamment des pratiques musicales de l’Orchestre National Urbain et au sein des actions qu’il mène dans les quartiers défavorisés.
 
Certains étudiants ont décidé d’être présents aux séances, mais de ne pas participer aux pratiques proposées et d’être là en observateurs. C’est une infime minorité, 2 ou 3 parmi la cinquantaine de présents. Giacomo avait bien spécifié qu’il était permis d’avoir cette attitude, qu’il n’y avait pas d’obligation à participer à l’action. Pourtant l’un d’entre eux a rejoint le groupe actif au moment où ont été essayées des improvisations non basées sur les codes couleur et sans la présence d’un chef, en suivant les évolutions d’un texte ou en se laissant influencer par la danse. Il a pris la guitare électrique posée à l’horizontal, l’a accordée selon la norme et s’est mis à la jouer dans la position habituelle du jeu à la guitare.
 
Pour la danse, les termes de « mouvements du corps » sont souvent utilisés pour bien marquer qu’il s’agit d’une part de déplacements libres dans l’espace et d’autre part qu’il n’y a pas une ambition artistique à caractère technique qui empêcherait la participation immédiate de toute personne présente. La danse n’est pas utilisée pendant la première partie du groupe 1, puis petit à petit prend plus d’importance. Très vite on voit la nécessité pour le chef ou cheffe de voir la danse (autant que d’écouter les instruments) pour influencer les décisions de changement de couleur. Avec le groupe 3 (après l’expérimentation de suivre le texte) il est décidé que la musique soit influencée par la danse plutôt que de suivre les codes couleur. Comme dans le cas du texte, cet essai suscite un débat sur les rapports danse-musique : sont abordées les questions de l’imitation en miroir, des conditions de suivi collectif des musiciens, du risque de l’empire d’un domaine artistique sur un autre et de la nécessité d’une communication qui circule. Une idée est proposée : une improvisation où tous ces axes de travail se mélangent.
 
Concernant la présence d’une personne qui dirige avec les cartons de couleur, la pratique effective soulève au fur et à mesure plusieurs questions. Un des aspects importants est qu’à chaque séquence de jeu, il y a une nouvelle personne qui dirige, il n’y a donc pas l’écueil du développement de « spécialistes » de cette activité, et il y a une distribution démocratique des différents rôles. Mais ce dispositif précisément tend à renforcer la représentation générale qu’ont les personnes présentes du pouvoir dominateur du chef d’orchestre. Aussi, ceux et celles qui en assument le rôle, ont tendance à surinvestir le pouvoir qui leur est donné : il ne s’agit pas seulement de montrer des codes couleur et d’indiquer des niveaux d’intensité sonore, il s’agit par des attitudes corporelles exagérées de faire passer des informations aux instrumentistes pour qu’elles soient respectées, on est rapidement dans une situation similaire au « sound painting ». Ce surinvestissement de et sur la personne du chef, résulte dans la domination de l’œil sur l’oreille, avoir à regarder constamment le chef empêche de se concentrer à la fois sur sa propre production et sur l’écoute de la production des autres.
 
La dualité oralité-écriture est un élément très important qui se joue dans le contexte du CNSMD et des formes musicales qui en définissent les contours. Mais l’enjeu paraît tout à fait différent s’agissant de contextes dans lesquels toute personne (quel que soit son niveau de compétences et son origine sociale) peut accéder de manière quasiment immédiate à des pratiques musicales artistiques. Dans ce cas, il convient pour y parvenir de manière convaincante d’inventer des mécanismes très précis. Vers la fin de cette première partie de matinée, Giacomo rappelle le contexte pédagogique du travail en cours : la difficulté est de faire des choses dans des contextes de culture défavorisés, ou dans le cas de la rencontre entre différentes cultures. Comment construire des activités qui dès le début offrent la possibilité de se confronter à des enjeux fondamentaux mais de manière accessible, comment faire construire par celles et ceux qui participent leurs propres situations significatives. L’accès à des comportements actifs priment au début sur toute considération de qualité artistique ou de comportements normalisés. Les codes couleur et la présence d’une personne qui les manipule pour donner une forme à la performance assurent dans tous les contextes un accès rapide à une pratique effective, dans laquelle les enjeux artistiques ne sont pas du tout réglés, mais qui pourtant sont déjà inscrits dans le contenu de l’action.

 

3.3 L’atelier Human Beat-Box

Joris Cintéro :

La journée du 16 septembre (aux grandes Voisines) se clôt par le biais de l’atelier de Sébastien Leborgne (Lucien16), centré sur le Human beat-box. Sébastien est membre de l’Orchestre National Urbain et artiste rap, spoken word.
 
L’atelier se déroule dans une salle à l’intérieur du bâtiment. La salle est particulièrement petite et se trouve dans le passage d’un couloir, en face de plusieurs ascenseurs : il y a un peu de passage.
 
L’atelier mobilise assez peu de matériel : quelques feuilles de papier, une console, un looper, un micro ainsi qu’une enceinte permettant d’amplifier le tout.
 
Sébastien décrit le déroulement de son atelier. Il commence par expliquer le principe du Human beat-box. Pour ce faire, il dessine sur une feuille plusieurs instruments. On voit une grosse caisse, une caisse claire ainsi qu’une cymbale charleston. Il montre directement le son qui peut être associé à chacun des éléments dessinés sur la feuille en les pointant du doigt. Il met ensuite en pratique ce qu’il dit en enregistrant une boucle de beat-box.
 
Par la suite il demande aux participants de l’atelier (qui sont essentiellement des membres de l’Orchestre National Urbain et du CNSMDL) de réaliser une boucle eux-mêmes. Durant les ateliers un groupe de 3 enfants s’arrête pour écouter ce qu’il se passe. Sébastien les invite à essayer à leur tour de produire une boucle avec le looper. Les enfants rient semblent gênés mais s’exécutent néanmoins. Il en profite pour leur demander s’ils sont disponibles le lendemain pour participer à l’atelier. Cet atelier se déroule dans un temps particulièrement limité au regard des précédents, donnant à voir la plasticité du dispositif mis en œuvre par les membres de l’Orchestre National Urbain – ainsi que les difficultés, visiblement, régulières auxquelles se heurte le collectif.

 

Jean-Charles François :

Pendant la deuxième partie de la matinée du 19 septembre (au CNSMDL), j’ai assisté à un atelier de « Human beat-box » animé par Sébastien Leborgne (Lucien 16’s).
 
L’agencement technique du studio au CNSMDL consiste en un micro pour amplifier la voix du soliste, avec une machine qui permet l’échantillonnage des sons produits et la mise en boucle, pour créer des rythmes répétitifs, avec possibilité de superposer les échantillonnages de productions vocales. Plusieurs micros sont à disposition pour pouvoir enregistrer plusieurs voix en même temps.
 
L’introduction par Sébastien définit le contexte de production de rythmes par l’imitation vocale de sons de batterie (beat box) sur lesquels on va pouvoir parler un texte.
 
La première expérimentation concerne l’imitation à la voix de sons de grosse caisse, de charley, de caisse claire, et de les enregistrer pour les mettre en boucle. On crée une boucle sur laquelle les participants peuvent ajouter une autre production vocale pour former une nouvelle boucle.
 
La situation suivante décrite par Sébastien concerne a) l’élaboration d’une boucle rythmique avec 4 vocalistes ; b) puis le placement du texte sur cette structure rythmique. Sébastien dit que les étudiants doivent réaliser cette tâche en complète autonomie, il n’est là que pour répondre à des questions éventuelles. La réalisation de la boucle se fait assez facilement sans qu’il y ait beaucoup de temps pour essayer plusieurs exemples. L’ajout du texte sur la boucle inventée pose plus de problème, car les participants lisent leur texte sans inflexions rythmiques, indépendamment du contenu de la boucle. Sébastien suggère que la boucle qui accompagne le rythme du Human Beat box corresponde au caractère du texte et non l’inverse : « vu que ce texte est un rêve », la boucle doit refléter cette atmosphère.
 
Nouvel essai d’élaboration d’une boucle beat box à cinq voix superposées. Une étudiante dit son texte sur la boucle. Elle tente de faire corresponde son texte au caractère rythmique de la beat box. Sébastien fait remarquer que l’enjeux principal n’est pas de correspondre au rythme de la boucle, mais de « s’imposer sur le rythme ». Le spoken word consiste à ne pas se soumettre au rythme de base, mais d’être guidé par l’émotion juste et vraie. L’étudiante refait la lecture de son texte sur la boucle, mais s’arrête assez vite.
 
Quelqu’un demande s’il est possible de chanter le texte. Réponse de Sébastien : « tu peux faire ce que tu veux ». Une étudiante essaie alors de parler son texte et de le chanter en partie.
 
En observant cet atelier, il apparaît clairement que le problème principal des étudiants du CNSMDL dans ce projet se trouve dans cette activité très nouvelle pour eux et elles d’avoir à écrire un texte et surtout de le parler avec un accompagnement rythmique.
 

Atelier Human beat box au CNSMDL
 

 

3.4 Restitution du travail des ateliers dans la cour du Conservatoire.

Jean-Charles François :

Dans l’après-midi du 19 septembre, une restitution du travail réalisé dans les ateliers a été proposée à l’ensemble de la communauté du CNSMDL, dans la cour intérieure juxtaposant la salle de concert. Un dispositif de diffusion des sons amplifiés avait été installé et l’espace était organisé de manière similaire à ce qu’on avait eu dans la salle de musique d’ensemble, une combinaison regroupée d’instruments autour d’une voix, un espace pour les mouvements de danse et les productions de peinture exposées à même le sol. Le public (peu nombreux en dehors des participants eux-mêmes) était assis sur les marches devant le bâtiment de la salle de concert.
 
Les trois groupes proposent des performances dans lesquelles il y a des musiciens, des danseurs et des « déclameurs » de texte avec souvent un changement de rôle au milieu. Dans l’attitude des performers, il y a un effet de compensation du fait que la production encore trop expérimentale ne correspond pas aux critères d’excellence artistiques en usage au CNSMD. Il s’agit semble-t-il de montrer a) le plaisir de faire une activité non conventionnelle, b) d’accentuer le côté énergique de l’expérience, c) de montrer qu’on est dans une situation de divertissement dans laquelle on peut se contenter de n’être engagé qu’à moitié et d) parfois de faire ressortir le caractère ironique par rapport à cette situation d’inconfort. Il n’y a pourtant aucune agressivité dans ces attitudes vis-à-vis de ce qui a été proposé, mais plutôt un problème de positionnement vis-à-vis de la communauté dans laquelle la restitution est proposée.
 
Dans le groupe 2, un chef très « compositeur » développe une forme qui met en scène des éléments dans une sorte de narration qui permet au texte d’émerger. Grâce à ce savoir-faire « maison », on se rapproche plus de ce qui pourrait éventuellement être accepté par l’institution comme artistiquement valable.
 

Restitution dans la cour du CNSMDL
 
 
Lors de cette restitution, à un moment donné, une professeure du CNSMD est venue dans la cour pour manifester avec véhémence son désaccord avec ce qui était proposé et notamment le niveau sonore de l’amplification qui l’empêchait de faire cours.
 
En dehors de l’équipe de la FEM, partenaire du projet, aucune représentation de la direction du CNSMD n’était présente lors de cette restitution. Le directeur est pourtant très favorable au développement de ce type de projet.

 

3.5 Journée de bilan du projet le 10 octobre au CNSMD de Lyon

Jean-Charles François :

Une journée de bilan du projet a été organisée au CNSMD de Lyon avec les personnes qui ont participé en tant qu’encadrants du projet et les étudiants de la FEM.

 

A) Réunion de bilan des encadrants de l’Orchestre National Urbain/Cra.p
et du CNSMD de Lyon

La matinée a commencé avec une réunion de l’équipe d’encadrants, pendant que les étudiants et étudiantes se sont réunies séparément dans des petits groupes 4 ou 5 pour préparer ce qu’ils allaient dire lors de la séance générale de retour d’expérience. Étaient présents à la réunion de l’équipe : pour le Cra.p, Giacomo Spica Capobianco et Sébastien Leborgne ; pour le CNSMD Karine Hahn, Joris Cintéro, Guillaume Le Dréau ; et moi-même, Jean-Charles François en tant qu’observateur extérieur pour PaaLabRes.

Voici en vrac les questions posées lors de la réunion :

  1. Quels sont les aspects formatifs du projet pour les étudiants et à travers quelles problématiques ?
  2. Quels sont les enjeux du projet ?
  3. Penser l’après projet : d’autres partenariats avec l’Orchestre National Urbain ou d’autres cadres ?

Les étudiantes et étudiants ont eu à se confronter de manière pratique à des enjeux musicaux pensés dans une continuité avec des contextes sociaux et politiques. Ils et elles ont dû manipuler, fabriquer des sons dans des situations de transversalité et de transdisciplinarité, c’est-à-dire en se confrontant à des matériaux musicaux inconnus, à envisager des pratiques impliquant plusieurs domaines artistiques simultanément, et à rencontrer des cultures différentes de leur environnement social et artistique. Leurs représentations esthétiques ont été remises en question par ces diverses approches. Les aspects pédagogiques du projet étaient centrés sur l’expérimentation de pratiques musicales ouvertes à tous et toutes quelles que soient les capacités, sur l’invention de dispositifs en vue de la rencontre avec l’altérité. Les deux questions essentielles ont été : comment faire faire de la musique ensemble avec tout public ? Et qu’est-ce que c’est exactement de monter un projet dans des lieux et des circonstances déterminés ?
 
Deux réflexions critiques apparaissent dans le cours de cette réunion :

  1. Le problème de la valse des étiquettes prévalentes dans chaque milieu culturel qui classifient une fois pour toute les pratiques, soit pour les porter aux nues, soit plus souvent pour les considérer comme non digne d’intérêt, soit encore pour les rationnaliser pour mieux les contrôler dans l’ordre dominant des choses. Comment dans les rencontres transversales, trans-esthétiques, envisager des situations où une certaine indétermination des matériaux va pourvoir faire émerger des terrains esthétiques nouveaux et communs aux diversités en présence ?
  2. Le problème du tourisme intellectuel et artistique est prévalent aujourd’hui dans beaucoup de programmes d’enseignement supérieur au nom de l’accès à la diversité du monde. Les expériences de cette diversité se multiplient dans le cours d’une formation sans qu’il y ait assez de temps pour approfondir les contours d’une seule situation. L’enrichissement culturel va souvent de pair avec une incompréhension des enjeux majeurs des diverses pratiques. Comment dans des situations de temps limités sortir de cette difficulté ?

L’Orchestre National Urbain a comme cahier des charges le « tutorat », il est ouvert en permanence à des demandes de formation et de développement de projets ou de lieux.

 

B) Bilan avec les étudiantes et étudiants du CNSMD

Chaque groupe d’étudiants présente tour à tour les conclusions de leur réflexion. Le groupe d’étudiantes et étudiants ayant été présent aussi à l’Université Lyon II prendra la parole en dernier. Dans l’ensemble la tonalité des retours est en très grande majorité très positive, les objectifs artistiques, sociaux et politiques d’une telle action sont bien compris et les mises en pratiques ont été vécues de manière significative. Voici les différents éléments qui ont été exprimés :

  1. L’idée de désacraliser l’instrument de musique. L’instrument n’est plus considéré comme une entité spécialisée, mais plutôt comme un objet comme un autre susceptible de produire des sons. L’accès immédiat de tous à la production sonore permet une mise en situation de tous les enjeux présents dans la pratique musicale, que ce soit du côté des techniques de production que des questions artistiques. La nécessité de produire une musique à partir de matériaux qu’on ne maîtrise pas au premier abord permet de sortir des logiques d’expertise et met tous les participants à un niveau égal de compétences. Pour un des étudiants, on est proche des démarches de l’art brut et de Fluxus. Cela devrait permettre les rencontres effectives entre participants d’origine différente. Les instruments bricolés (ou le bricolage des instruments) permettent d’envisager une façon différente de considérer la matière sonore, le timbre, l’utilisation de sons généralement considérés comme étrangers au monde de la musique.
  2. Déclamer un texte avec les instruments. Cet aspect est sans doute l’élément le plus difficile à réaliser pour des spécialistes de musique instrumentale. Le « Human beat-box » est vécu comme l’activité qui suscite le plus l’invention de matières sonores par le biais de simples rythmes.
  3. L’improvisation à partir de consignes simples à réaliser. C’est ce qui rend possible d’être maître de sa propre production. C’est un moyen de s’approprier l’improvisation de manière décomplexée. Cela crée une dynamique de la production immédiate découplée des préoccupations de ne jouer que ce qui est complètement maîtrisé.
  4. Les logiques de l’amplification sont ce qui est le plus mal connu des étudiants du CNSMDL, cette première approche a été très appréciée.
  5. Le rôle de la direction d’orchestre : il faut oser assumer ce rôle pour contrôler la forme générale d’une improvisation, dans les perspectives de construire une composition instantanée. Pour une partie des étudiants/étudiantes, la présence du chef est un obstacle à l’improvisation qui implique une responsabilité individuelle et demande à être abordée de manière moins urgente pour permettre l’établissement de dialogues sans passer par l’autorité du chef ou de la cheffe.
  6. L’idée de faire des choses immédiatement avant toute réflexion est un élément important des pratiques qui ont été proposées. Il y a l’urgence de se mettre à faire des choses sans se poser de questions, de faire ce qu’on ne maîtrise pas encore avant d’envisager les moyens à employer pour y arriver.
  7. Un aspect important du projet est d’encourager la participation du public, comme ce qui s’est passé à la fin du concert de l’Orchestre National Urbain (à l’Université Lyon II) où tout le monde s’est mis à danser dans l’amphithéâtre de l’Université.

Parmi les problèmes soulevés par le projet, certains ont noté une organisation du temps qui a paru parfois trop lente et parfois trop courte. L’ennui ou la frustration est à l’origine d’une certaine fatigue. Il y a une inquiétude au sujet de la notion de « travail », induit par cette situation d’immédiateté du faire qui peut instiller l’idée d’une dévaluation très forte de la notion d’art. Une étudiante fait part de sa frustration devant les niveaux d’amplification trop forts et l’absence de sons consonants, qui résultent en une grande fatigue chez elle. Plusieurs personnes ont noté l’absence de relations entre l’atelier de peinture et la musique.

Le problème de la restitution dans la cour du Conservatoire a fait l’objet d’un vif débat. La situation allait complètement à l’encontre de la culture dominante de l’institution vis-à-vis d’une grande exigence d’excellence dans toute prestation. En plus la restitution utilisait des moyens de production musicale très peu en usage au sein de l’institution, dans un style indéfini par rapport aux contextes en vigueur. Les niveaux d’amplification rendaient impossible d’ignorer cet évènement dans les moindres contours du Conservatoire. Les étudiants étaient donc placés devant l’obligation de faire quelque chose qui allait entrer directement en conflit avec la communauté alentour et qui risquait de les disqualifier. Beaucoup des participants se demandent si cette idée de restitution était vraiment nécessaire à la conduite générale du projet. Les étudiants ont dû faire face aux nombreux commentaires ironiques de leurs collègues présents à la restitution. Une phrase a été retenue à ce sujet : « Les ploucs de la cour ! ». D’autre termes avaient été prononcés comme celui de « dégénérés » aux connotations historiques plus inquiétantes. Une médiation était peut-être nécessaire auprès du public avant la restitution en vue d’expliquer la situation et son contexte pédagogique.
 

Joris Cintéro, CNSMD de Lyon
 

Dans les réponses apportées par les membres de l’encadrement du projet la nécessité de rendre public une activité peu commune dans les pratiques du Conservatoire reste d’une importance capitale, ce n’est pas une question générale qu’il conviendrait de balayer sous les tapis de l’anonymat, mais quelque chose qui a besoin d’être mise « sur la table » des réflexions actuelles sur l’art et de sa transmission à tous les publics.

Pour Giacomo la restitution au CNSMD n’était pas prévue au départ, mais l’impossibilité d’avoir tous les étudiants présents à Lyon II pour la restitution générale du projet a changé la donne. Il comprend la frustration des personnes présentes au niveau « art », mais il convient de déplacer le problème du côté de la légitimité des activités proposées. Pour lui, la question est de savoir comment les institutions d’enseignement de la musique vont mettre en place des dispositifs en vue d’ouvrir leurs activités à des personnes n’ayant aucun accès aux pratiques. Il fait remarquer que le problème le plus évident dans son travail au sein des diverses institutions dans lesquelles il développe ses projets, c’est l’attitude souvent négative des personnels de l’encadrement, professeurs, animateurs, travailleurs sociaux, etc. Ceux-ci défendent leur pré carré et ont souvent une attitude qui consiste à penser que les personnes placées sous leur autorité doivent se plier à leur propre mode de pensée. S’ils ne sont pas impliqués directement dans le projet, le déroulement du projet est fortement menacé. La connaissance effective d’un projet par l’institution d’accueil dans sa totalité est un élément essentiel pour commencer à faire vivre une idée.

Karine Hahn rappelle qu’il y eu d’une part une visite de Giacomo l’année d’avant la réalisation du projet a été l’occasion de présenter en détail les contours et enjeux du projet, d’autre part une page de présentation du projet et de ses objectifs a été distribuée peu de temps avant sa réalisation. Dans un contexte où souvent les personnes impliquées ne comprennent pas de la même manière les termes d’un projet, ou même il peut arriver qu’elles comprennent exactement le contraire de ce qui est proposé, toute médiation semble peu utile pour éviter l’expression conflictuelle. Ce qui compte par contre, c’est l’affirmation par l’action d’une légitimité.
 
Joris Cintéro souligne la difficulté qu’ont les institutions à questionner par des enquêtes leurs propres manières de fonctionner, notamment en matière de recrutement des personnes présentes. La dernière enquête sur la composition sociale des étudiants du CNSMD de Lyon date de 1983[1], elle a montré qu’il y avait la présence de 1% d’enfants d’agriculteurs et 2,8% d’ouvriers, etc.

La question de la restitution s’inscrit dans les divers contextes de difficultés par rapport à l’administration générale des institutions et aux personnes qui y travaillent.
Une étudiante présente à l’Université Lyon II note qu’au début du premier jour, personne n’était présent disposé à travailler avec l’Orchestre National Urbain, il n’y avait pas eu de publicité de la part de l’institution d’accueil, pas de soutien. Il a fallu faire des efforts immenses pour rameuter 5 personnes disposées à s’impliquer.
Pour Giacomo, la résistance de l’Université dans ce projet est évidente, il n’y a pas de professeurs impliqués, rien n’avait été fait pour faciliter les choses. On a l’impression que parce que ça ne coûte pas d’argent, il faut que ça se casse la gueule. Le soir du premier jour se pose la question de savoir s’il convient de continuer le lendemain. La réponse est définitivement qu’il faut absolument continuer, il faut persister et jouer avec la situation.
Pour Joris, 5 ou 6 participants sur 29500 étudiants on est loin du compte dans le domaine de la culture.
 
Sébastien Leborgne décrit en détail le fonctionnement des Grandes Voisines, avec la présence de 415 réfugiés hébergés, beaucoup de femmes et d’enfants.
Karine décrit le démarrage aux Grandes Voisines : tout est prêt à 10 heures du matin, le setup technique est en place, l’équipe prête à travailler, mais personne n’est là pour participer. Mais cette préparation garantit d’être pris au sérieux, l’équipe est là, devant personne, avec le même sérieux que s’il y avait des gens présents. Petit à petit les gens passent par là, ça se met en branle, ça existe, ça marche de toute façon.
 
Dans le courant de l’après-midi, une vidéo de 11 minutes montre de manière fragmentée ce qui s’est passé aux Grandes voisines. Un des segments qui frappe particulièrement est un quatuor de trombones composé de trois enfants et une mère jouant et en même temps évoluant dans des mouvements corporels d’une grande cohérence collective.
 
Dans les diverses réponses aux préoccupations des étudiants par les personnes de l’encadrement du projet, on notera les choses suivantes :

  1. Concernant la question de la nécessité d’un faire immédiat rapidement mis en place, au prix d’un contrôle de qualité, Giacomo souligne que la plupart du temps, les projets qu’il mène dans les différents contextes se déroulent dans des temporalités très limitées, le passage du groupe est souvent éphémère. Ici le faire doit absolument précéder la théorie.
  2. La question du long terme est abordée en mettant l’accent sur l’existence du Cra.p comme centre de pratiques, comme lieu de formation permanente, avec aussi l’objectif de permettre à des personnes issues des quartiers défavorisés d’accéder à des programmes diplômants d’enseignement supérieur.
  3. Le choix des instruments utilisés fonctionne sur deux plans : d’une part, il faut permettre une première approche pratique de jeu sur des instruments réputés pour demander des années de travail ; jouer de manière immédiate du trombone et du violoncelle peut susciter l’envie d’apprendre à jouer ces instruments sérieusement. Et d’autre part donner aussi accès à des matériaux qu’on peut manipuler facilement au premier abord. Giacomo donne l’exemple de la guitare électrique à six cordes qui nécessite de montrer comment on en joue, alors que le « spicaphone », instrument qu’il a construit avec une seule corde donne un accès plus immédiat à une pratique effective.

Au sujet de l’accès de tout public aux pratiques musicales, Giacomo rapporte l’histoire d’une mère, lors d’une performance donnée par son fils, qui pleure en disant « je ne savais pas que mon fils pouvait avoir le droit de faire de la musique ». Dans des pans entiers de population, les gens pensent que l’accès à des pratiques artistiques leur est complètement interdit. La question des droits culturels est essentielle. Karine remarque le manque de lieux ouverts aux pratiques : où sont les espaces existant hors « formations structurées » ou écoles spécialisées dont l’accès est limité ? En dehors du Cra.p, il y a un manque crucial.
 

Photos du projet au CNSMDL
 

 
 

Partie IV : Le projet de Création Collective Nomade
à l’Université Lumière Lyon II

4.1 Matinée du 21 septembre à L’Université Lyon II

Jean-Charles François :

La session du matin du 21 septembre 2023, se déroule au sein de l’Université Lumière Lyon II (sur les quais du Rhône) dans l’espace où sont exposées des œuvres d’art dans le cadre de la Biennale Hors Norme et dans le grand amphithéâtre.
 
Étant donné les difficultés rencontrées aux Grandes voisines, au dernier moment 20 réfugiés adolescents (tous masculins) du Centre d’hébergement du 1er arrondissement de Lyon ont pu venir participer à cette matinée et à la restitution du lendemain en fin d’après-midi. Ils ne pouvaient être là que pendant une heure et demie (10h.-11h.30) étant donné les règles strictes du Centre concernant les repas. Trois étudiantes et un étudiant du CNSMD étaient présents de manière volontaire. Des étudiants de Lyon II et des visiteurs de l’exposition de la BHN pouvaient participer aux ateliers, mais cela a été un phénomène très marginal. Giacomo m’a fait part de ce qui s’était passé la veille (le 20 septembre), où un certain nombre d’étudiants de l’Université Lyon II avaient participé aux ateliers, au gré de leur passage dans la salle d’exposition. Ceci malgré le fait qu’aucune publicité n’avait été faite auprès des étudiants. Leur participation dépendant de leur passage dans l’espace des activités et de leur intérêt éventuel pour ce qui était proposé.
 
C’est un aspect qui arrive souvent aux actions menées par Giacomo et l’Orchestre National Urbain : s’ils sont souvent invités officiellement à développer leurs projets dans une institution, des obstacles ne manquent pas de se manifester de la part des personnels internes à l’institution. Les raisons de ce manque de coopération s’expliquent soit parce que ce qui est proposé vient empiéter sur des prérogatives installées, soit qu’on ne voit pas d’un bon œil la présence de personnes étrangères à l’institution (ou à son public habituel). Dans tous les cas, l’attitude de l’Orchestre National Urbain est de s’installer dans un espace donné et de susciter l’intérêt des personnes qui s’y trouvent ou qui passent par là.

 

4.2 Les ateliers

Jean-Charles François :

Étant donné le temps limité par la présence des jeunes réfugiés, l’organisation des ateliers a été limitée à 15 minutes. Cela permettait à 5 groupes de participer à 5 ateliers l’un après l’autre, puis un regroupement général des participants dans l’amphithéâtre de 15 minutes. Cette organisation n’a pas été complètement réalisée dans le temps imparti, chaque groupe n’a participer en fait qu’à 4 ateliers (parmi les 6 proposés) avant la séance dans l’amphithéâtre.
 
6 ateliers proposés étaient (comme au CNSMD):

a. Danse.
b. Violoncelle.
c. Trombone.
d. Beat box.
e. MAO.
f. Laboratoire sonore.
g. Peinture.

 

Ateliers à l’Université Lyon II (MAO, Human beat box, violoncelle)
 

Les ateliers se déroulaient dans le grand espace de l’exposition BHN et dans deux espaces adjacents. Le principe était exactement le même que celui décrit plus haut, avec pratique immédiate des matériaux et utilisation des codes couleur. Il s’agit des mêmes mises en situation déjà décrites auparavant, inutile donc de les décrire en détail.
 
Du fait du temps limité et du nombre déséquilibré entre le groupe du Centre d’hébergement et les autres participants, peu d’interactions entre les différents publics ne pouvaient avoir lieu lors de cette matinée. Certains groupes n’étaient composés que de membres du groupe de réfugiés. Dans le cas de l’atelier peinture, j’ai pu observer une situation de deux grandes feuilles de papiers juxtaposées sur lesquelles dessinaient deux groupes complètement séparés : le premier groupe n’était composé que de réfugiés masculins noirs Africains, le deuxième seulement d’étudiantes blanches Françaises.
 
La situation de disponibilité limitée du groupe du Centre d’hébergement demandait absolument que la matinée soit centrée principalement sur l’accueil approprié et l’organisation des activités des réfugiés, les autres participants ayant eu d’autres opportunités de participer dans des temps plus longs à tous les ateliers et situations de performance en grand groupe. De ce point de vue, le dispositif proposé a remporté un très grand succès auprès du public visé. Les réfugiés se sont engagés dans les diverses mises en pratique proposées dans les ateliers avec un grand intérêt et une énergie considérable. Une des forces de l’équipe de l’Orchestre National Urbain/Cra.p est la capacité à s’adapter de manière immédiate à toutes les situations possibles, à faire face aux aléas des réalités techniques, institutionnelles, humaines, à contourner tous les obstacles sans pour autant mettre les personnes dans la situation de ne pas respecter les règles clairement établies et sans compromettre la façon d’envisager leurs propres pratiques.
 

Atelier trombone à l’Université Lyon II
 

 

4.3 L’atelier « Laboratoire sonore » dans l’amphithéâtre à l’Université Lyon II

Jean-Charles François :

Le regroupement de tout le monde dans l’atelier « Laboratoire sonore » animé par Giacomo Spica Capobianco dans le grand Amphithéâtre, dans une situation tout à fait similaire à celle décrite dans la journée du CNSMDL, a été l’occasion d’observer plusieurs nouveaux phénomènes. Si le système des codes couleur a très bien fonctionné pendant cette matinée comme élément commun à tous les ateliers, son utilisation dans le regroupement des diverses activités dans l’amphithéâtre a été moins évidente. On avait là affaire à des représentations culturelles différentes : on peut spéculer que contrairement aux étudiants du CNSMDL, les jeunes Africains avaient rarement fait l’expérience d’un travail avec un chef d’orchestre. La plupart d’entre eux jouaient sans prendre en compte les indications données par les codes couleur, le plaisir d’une activité très nouvelle les centrait sur leur propre production. Par contre, certains d’entre eux ont éprouvé un grand plaisir à se trouver dans le rôle du chef, dans l’idée de pouvoir en quelque sorte sculpter la pâte sonore. Dans le cas d’un très jeune réfugié qui a dirigé à deux occasions (sur les deux jours), on a pu observer un progrès certain dans sa manière de déterminer la forme de la prestation. Les pratiques visuelles de respect d’une organisation écrite ne sont pas forcément présentes dans les représentations qu’on peut avoir des pratiques musicales. Comment résoudre la rencontre de la diversité des conceptions de la communication orale (aurale) et de sa structuration éventuelle par des représentations visuelles ?
 

Laboratoire sonore à l’Université Lyon II
 
 
A l’issue de cette matinée, Giacomo invite les réfugiés à revenir le lendemain pour la restitution à 17 heures (ils ne pourront rester au concert de l’Orchestre National Urbain car ils doivent impérativement être rentrés dans le Centre à 20 heures). Giacomo au vu des aspects très positifs de la matinée exprime en privé, l’idée qu’il faut absolument proposer au Centre d’hébergement de continuer à faire un travail régulier avec les jeunes résidents, même si le temps de résidence de toutes personnes dans ces centres reste très limité.
 

Guy Dallevet, Artiste plasticien, « La Sauce Singulière », Biennale Hors Normes
 

 

4.4 La restitution à l’Université Lumière Lyon II

Jean-Charles François :

La restitution du travail des divers ateliers a eu lieu le 22 septembre à 17 heures, dans le grand amphithéâtre de l’Université « Lumière », Lyon II.
 
La grande majorité des jeunes du Centre d’hébergement sont revenus, mais ils doivent impérativement être de retour avant 20 heures. Les mêmes 3 étudiantes et 1 étudiant du CNSMD sont activement présents. Un nombre indéterminé d’autres participants, étudiants de Lyon II ou visiteurs, observateurs sont aussi là, pas forcément en tant que participants aux performances. L’équipe de l’Orchestre National Urbain est là : Giacomo Spica Capobianco, Lucien 16s, Sabrina Boukhenous, Selim Penaranda, Odenson Laurent et David Marduel. Karine Hahn, Joris Cintero, Noémi Lefebvre et Guillaume Le Dréau sont présents représentant l’équipe de la FEM du CNSMD. Certaines de ces personnes faisant partie de l’encadrement du projet participent aussi de temps en temps aux performances. Guy Dallevet est présent en tant qu’animateur des ateliers de peinture et représentant la Biennale Hors Norme en tant que président de l’association organisatrice La Sauce Singulière.
 
8 groupes différents présentes 8 performances selon la même organisation de stations instrumentales des ateliers regroupés, la présence de chefs et cheffes qui tournent constamment, et le principe des codes couleur.
 
En observant le déroulement de cette restitution, plusieurs questions viennent à l’esprit. On peut se demander si une telle mise en situation devant un public a sa raison d’être ? Et ceci à la suite aussi de la restitution des ateliers dans la cour du CNSMD et de la question de présenter des choses imparfaites en gestation, de se mettre en porte-à-faux par rapport aux exigences du spectacle vivant professionnel. Il y a pourtant des raisons importantes à publier, à rendre compte ce qu’on fait : non seulement l’objectif principal des ateliers est directement lié à une pratique qui n’a de sens que dans une présentation publique, mais l’acte de rendre public une activité donnée détermine qu’elle n’est pas laissée dans le secret des salles d’atelier, qu’elle est offerte au regard critique de tous, il s’agit de mettre cartes sur table. C’est ce qui différencie l’éthique de l’enseignement du service public des possibles dérives sectaires du privé.
 
La restitution n’est pas la simple répétition du travail d’atelier. D’autres enjeux se font jour à cette occasion :

  1. L’idée même de présenter quelque chose en public recentre l’attention des participants sur la nécessité d’un engagement et d’une présence particulière sur scène.
  2. La répétition du même mais dans un contexte différent avec des enjeux plus étoffés change les conditions de la prestation et l’enrichit considérablement.
  3. La situation favorise aussi de manière subtile les rencontres et échanges entre les divers groupes en présence, parce que l’attention des performers est partiellement libérée des contingences purement matérielles.

Restent deux questions liées au dispositif des codes couleur :

  1. Est-ce que la situation d’un ensemble (orchestre ?) dépendant des instructions d’un chef est favorable à l’engagement personnel, ou bien est-elle l’occasion au contraire de se cacher dans la masse ?
  2. Les codes couleur peuvent empêcher la recherche d’autres solutions temporelles et organisationnelles, notamment dans la recherche de continuités de textures et de micro-variations.

Ces questions sont générales et ne s’appliquent peut-être pas de manière immédiate à un projet aussi limité dans le temps et impliquant des groupes aussi radicalement différents.
 
Après la restitution et avant le concert de l’Orchestre National Urbain, un pot a été offert dans la salle d’exposition de la BHN, malheureusement sans la présence des jeunes réfugiés.

 
 

Partie V : Le cadre esthétique de l’idée de création collective

 

Karine Hahn, CNSMDL de Lyon
 

Jean-Charles François :

L’idée de création collective est au centre du projet de l’Orchestre National Urbain : pour que la création collective puisse devenir une réalité dans les groupes hétérogènes en termes d’origines géographiques, sociales et culturelles, il faut absolument éviter qu’un groupe particulier dicte aux autres ses propres règles et conceptions esthétiques. Il convient plutôt de trouver des contextes dans lesquels les différentes personnes présentes ne puissent pas se baser exclusivement sur leurs pratiques usuelles. Par exemple, les musiciens ou musiciennes accomplies (comme dans le cas des étudiants du CNSMDL) ne doivent pas utiliser leurs propres instruments, afin de se mettre dans une situation d’égalité vis-à-vis de celles et ceux qui n’ont jamais fait de musique. Et pour donner un autre exemple, les personnes issues d’autres sphères géographiques extra-européennes ne doivent pas utiliser des chants ou des modes de jeu provenant de leur propre tradition.
 

Joris Cintéro, CNSMD de Lyon
 

Joris Cintéro :

Plusieurs remarques peuvent être formulées à ce sujet. Tout d’abord, une première liée aux nombreuses « prises »[2] qu’offre le dispositif[3] aux participants et participantes particulièrement lorsqu’ils et elles n’ont pas l’habitude de jouer de la musique. Dans le cadre d’une intervention comme celle de l’Orchestre National Urbain et dans ces circonstances, on peut considérer que ce qui est prévu initialement, et notamment les ateliers, est constamment mis à l’épreuve[4] de ce qui arrive (des lieux peu adaptés, des personnes déjà présentes réticentes et bien entendu des personnes souhaitant participer quand ça leur chante). À ce titre, ce court moment montre à quel point ce dispositif parvient à surmonter l’« épreuve » de son public. En effet, la nature de l’instrumentarium (qui renvoie difficilement à un « connu » antérieur et aux effets symboliques qu’il peut véhiculer), l’absence de codes esthétiques préalables (qui suppose leur connaissance et/ou leur maîtrise), de manières de faire prescrites (tenir son instrument de telle ou telle manière) et la simplicité d’un code couleur accessible aux personnes voyantes permet à celles et ceux qui participent d’élargir, autant que possible, leur nombre, en cours de route et moyennant seulement la présentation du code couleur. Dans les circonstances d’un lieu où le passage des personnes semble être la norme (en dehors des enfants, peu de personnes semblent stationner à l’extérieur), la plasticité du dispositif constitue sa force principale.
 
Autre remarque, celle du « cadrage » du dispositif par les membres de l’Orchestre National Urbain. Je fais ici l’hypothèse qu’une des conditions de félicité de l’action des membres de cet ensemble repose sur un enjeu majeur de distinction vis-à-vis des autres acteurs en présence. Cet enjeu semble important dans la mesure où, s’il existe véritablement des tensions entre les résidents d’un lieu tel que les Grandes Voisines et les travailleuses et travailleurs sociaux y officiant (comme on l’apprendra à plusieurs reprises pendant la journée), l’Orchestre National Urbain a tout intérêt à marquer sa distance vis-à-vis des dernier.es, et ceci de plusieurs manières. Il m’a semblé, au moins dans les discours et dans les manières d’agir une volonté de se singulariser via le type de « culture » dont il est fait la promotion (qui s’oppose à la chanson française promue par le personnel des Grandes Voisines), dans les manières d’investir les lieux (sans grand succès), dans les manières de s’adresser à autrui (en manifestant une forme de convivialité, qui sans être surjouée, constitue une manière de faire de la totalité des membres de l’Orchestre National Urbain que j’ai pu observer).

Jean-Charles François :

Pourtant, dans l’espace d’exposition de la BHN à l’Université Lyon II, à un moment donné informel du matin s’est déroulé un évènement intéressant :

Était exposée dans cet espace une sculpture sonore fait d’instruments de percussion et d’objets métalliques divers actionnés par un système mécanique automatisé. La sculpture était capable de développer une musique très rythmée d’une durée de 45 minutes sans répétitions de séquences. Un groupe de 5 ou 6 réfugiés s’est placé devant cette sculpture et en même temps que la musique qu’elle déroulait ils se sont mis à chanter et danser des musiques qu’ils connaissaient de leur tradition, pendant une séquence d’une dizaine de minutes.

Cette situation suscite trois commentaires par rapport à l’idée d’éviter ses propres habitudes culturelles dans des perspectives de pouvoir travailler avec n’importe qui d’autres dans l’élaboration collective d’un acte artistique :

  1. Il s’agit d’une situation spontanée qu’il ne faut surtout pas empêcher.
  2. La situation implique la confrontation à égalité de deux pratiques esthétiques différentes (la musique produite par une machine, la musique traditionnelle des réfugiés Africains) pour produire un nouvel objet esthétique qui procède des deux et qui les combinent.
  3. Le principe de situations évitant les pratiques instituées dans différents groupes pour créer un contexte d’égalité devant l’inconfort de l’inconnu s’applique aux rencontres initiales entre groupes hétérogènes, mais n’exclut pas forcément d’autres situations pratiques qui peuvent se développer par la suite.

 

Jean-Charles François, percussionniste
 
 

Conclusion

Jean-Charles François :

Dans une société de plus en plus fragmentée en microgroupes qui affirment leur identité de manière forte, souvent à travers la disqualification des autres, toute tentative de trouver des médiations entre des univers apparaissant comme incompatibles doit faire face à des difficultés assez considérables. Pourtant la clé de la paix sociale se trouve dans les actions qui mettent en présence dans un même lieu, dans une même temporalité, et dans la même tâche à réaliser, des groupes dont les différences sont radicalement opposées. Dans ce genre de situation, il ne s’agit pas de nier les identités, mais de les ouvrir à la possibilité d’accueillir des personnes extérieures en reconnaissant les termes de leur mode d’existence, de trouver les situations de travail qui réunissent les différences. Il ne s’agit pas non plus de créer des formes artistiques passe-partout, clé en main, qui contenteraient les exigences de tout public, dans un bonheur olympique universel. Il s’agit au contraire de confronter dans des rituels les conflits fondamentaux pour les rendre manifestes et les traiter dans des pratiques communes qui ne prétendent pas les résoudre, mais qui les mettent en jeu (en entrejeu) pacifiquement.
 
Les actions menées durant l’automne 2023 conjointement par le Cra.p et l’Orchestre National Urbain, le département de la FEM au sein du CNSMD de Lyon, et l’Université Lyon II dans le cadre de la Biennale Hors Norme, correspondent tout à fait à cet idéal de faire se rencontrer des mondes différents. Le dispositif imaginé pour y parvenir se base sur trois conditions qui se combinent : premièrement une manière de structurer les pratiques permettant un fonctionnement immédiat commun à toute personne présente : instruments, matériaux, domaines d’action, codes-couleurs ; deuxièmement, cette structuration permet l’ouverture sur une liberté individuelle : improvisation, textes ; et troisièmement les mises en pratique sont conçues en vue de mettre tout le monde sur un plan d’égalité : situations pensées hors des rôles spécialisés, avec l’impossibilité d’utiliser les savoir-faire techniques acquis.
 

Giacomo Spica Capobianco, directeur du Cra.p
 
 
Ceux et celles qui se lancent effrontément dans l’aventure d’établir des points de rencontre entre des groupes humains qui soigneusement évitent de se côtoyer sont bien téméraires. Ils doivent inventer des moyens de mettre en œuvre des pratiques impliquant la prise en considération d’autrui en évitant toute violence, mais sans édulcorer la réalité des tensions qui sont en jeu. Ils doivent si souvent faire face à l’inertie des professionnels installés et parfois à des refus intolérables. Leur présence admirable dans le paysage culturel et artistique, trop rarement reconnue, est d’une très grande importance.

 

Restitution à l’Université Lyon II
 


1.Antoine Hennion, Les Conservatoires et leurs élèves (avec F. Martinat & J.-P. Vignolle), Paris, Ministère de la Culture/La Documentation française, 1983.

2. Cette notion, empruntée aux sociologues Christian Bessy et Francis Chateauraynaud décrit « la rencontre entre un jeu de catégories et des propriétés matérielles, identifiables par les sens (supposés) communs ou par des instruments d’objectivation » (1992, p.105). Elle est initialement utilisée pour étudier le travail d’estimation des commissaires-priseurs dont la tâche peut être réduite au fait de rechercher des indices permettant d’articuler la perception des propriétés matérielles des objets et l’évaluation de leurs qualités par référence à un espace de circulation – en l’occurrence le marché de l’occasion. Ramenée à la situation dont il est ici question elle permet de comprendre en quoi certaines propriétés matérielles du dispositif (instrumentarium, code couleur, disposition de la salle, qualité des matériaux etc…) favorisent l’engagement des participant·e·s dans le sens où elles ne font pas obstacle à leurs dispositions physiques et perceptives – et qui permet d’expliquer, au moins dans un premier temps, les difficultés que rencontrent les « musicien·ne·s » vis-à-vis de ces mêmes propriétés matérielles.

3. Considérant le dispositif comme un « objet-composé » (Dodier et Stavrianakis, 2018), le terme ne décrit pas seulement ici l’agencement matériel du dispositif mais également le réseau d’individus, de normes et de rôles sociaux qui y sont attachés (les participant·e·s font ainsi partie intégrante du dispositif).

4. Si l’usage du terme « épreuve » peut tout à fait renvoyer à l’usage commun que l’on en fait, je l’utilise ici dans le sens qu’y investit la sociologie dite pragmatique (Lemieux, 2018), qui la définit comme « un moment au cours duquel les personnes font preuve de leurs compétences soit pour agir, soit pour désigner, qualifier, juger ou justifier quelque chose ou quelqu’un » (Nachi, 2015, p.57). Ici, je considère que ce qui est engagé par le dispositif (la crédibilité de l’Orchestre National Urbain, les enjeux artistiques et sociaux portés par les ateliers etc…) est mis à l’épreuve de sa réalisation, même si l’on peut tout autant considérer le dispositif comme une épreuve permettant de (re-) qualifier les individus qui y participent.

 

Références citées :

Bessy, C., & Chateauraynaud, F. (1992). Le savoir-prendre. Enquête sur l’estimation des objets. Techniques & Culture, 20, 105 134. https://doi.org/10.4000/tc.5029

Dodier, N., & Stavrianakis, A. (Éds.). (2018). Les objets composés : Agencements, dispositifs, assemblages. Éditions de l’EHESS.

Antoine Hennion, Les Conservatoires et leurs élèves (avec F. Martinat & J.-P. Vignolle), Paris, Ministère de la Culture/La Documentation française, 1983.

Nachi, M (2015). Introduction à la sociologie pragmatique. Dunod.

Démocratisation de l’informatique musicale

Retour au texte original anglais : Democratisation of Computer Music

 


 

Comment le passé a le don de vous rattraper, ou
La démocratisation de l’informatique musicale,
10 ans après.

Warren Burt

Traduction de l’anglais: Jean-Charles François[1]

 

Warren Burt est compositeur, performeur, fabricant d’instruments, poète sonore, cinéaste, artiste multimédia, écrivain et créateur d’œuvres visuelles et sonores…

 

Sommaire :

1. Introduction – La Conférence internationale 2013 Computer Music
2. 1967-1975 : SUNY Albany et UCSD
3. 1975-1981 : Australie, Plastic Platypus
4. 1981-75 : Micro-ordinateur monocarte à petit budget
5. 1985-2000 : Accessibilité accrue
6. Période post-2000 : L’informalité des trains de banlieue et l’informatique en train sans lieu
7. Aujourd’hui : L’utopie des technologies musicales et les musiciens impertinents
8. Conclusion


 

1. Introduction – Computer Music, La Conférence internationale 2013

En 2013, l’International Computer Music Conference s’est tenue à Perth en Australie. Le comité d’organisation était présidé par Cat Hope[2], qui a eu la gentillesse de m’inviter à prononcer l’un des discours d’ouverture. Le sujet de mon exposé était la « démocratisation » de « l’informatique musicale ». Je mets ces termes entre guillemets, parce que les deux termes faisaient l’objet de controverses (ils le sont toujours), même si leur signification a peut-être changé, voire beaucoup changé, au cours des dix ans qui viennent de s’écouler. Mon exposé s’est situé dans des perspectives australiennes, parce que c’est là que j’ai vécu la plupart du temps pendant les 47 dernières années. Il s’agissait pour moi de faire comprendre au public de ce colloque international, dans quel contexte particulier celui-ci se déroulait. Le contexte culturel de l’Australie est à certains égards très différent et en même temps très proche de ce qui se passe en l’Europe, en Amérique du Nord, ou dans d’autres parties du monde. Je me souviens de Chris Mann, un poète et compositeur, qui, en 1975, en m’accueillant à l’aéroport lors de ma première visite en Australie, m’a dit, « OK, voici ce qu’il faut savoir : on parle la même langue, mais ce n’est pas la même langue ». Les expériences que j’ai vécues au cours des années suivantes m’ont permis de découvrir, dans les détails les plus exquis, les nombreuses nuances qui différencient l’anglais australien des autres versions de la langue anglaise dans le reste du monde. Et en fait, l’anglais parlé par les Australiens il y a cinquante ans n’est pas celui utilisé aujourd’hui. Je me suis probablement trop habitué à la langue au fil du temps, mais beaucoup des caractéristiques uniques de l’anglais-australien que j’avais remarquées à l’époque ont à présent disparues.

Ce que j’ai voulu montrer à l’époque avait un double objectif : premièrement, que les progrès des technologies rendaient les outils de « l’informatique musicale » plus accessibles à un grand nombre de personnes, et deuxièmement, que la définition de ce qu’on considérait alors comme « informatique musicale » était en train de changer. En 2013, Susan Frykberg[3] m’avait posé la question de savoir si je parlais de « démocratisation » ou bien de « commercialisation » ? Cette question m’avait paru pertinente à l’époque. Depuis lors, la prolifération des téléphones portables et autres objets des technologies numériques qu’on peut tenir dans sa main ont rendu son argument initial moins convaincant qu’hier, même s’il garde aujourd’hui son mordant. Avec « le monde » maintenant complètement unifié par des outils de communication miniaturisés, il semble que les technologies ne sont devenues ni démocratisées, ni commercialisées (ou à la fois démocratisées et complètement commercialisées) mais simplement omniprésentes dans notre environnement culturel continu. Richard Letts, le rédacteur en chef de Loudmouth, un magazine électronique consacré à la musique, vient de me demander d’écrire un article sur l’état actuel des technologies musicales. Pour montrer à quel point le secteur des technologies musicales de pointe était partout répandu, j’ai axé mon article sur les technologies musicales disponibles sur l’iPhone, en montrant que la plupart des applications technologiques musicales sophistiquées du passé étaient désormais disponibles, dans une certaine mesure, sur le plus répandu des appareils électroniques grand public.

Le terme « Informatique musicale » a suivi la même voie. En 2013 il faisait référence à la musique expérimentale utilisant des ordinateurs et aux musiques électroniques populaires [dance musics] fabriquée avec des technologies numériques. Il est clair que le nombre de musiques produites à l’aide des technologies musicales s’est encore élargi. Avec humour, j’ai souligné que le périodique mensuel britannique « Computer Music » publiait surtout des articles de type « mode d’emploi » (« tutoriels ») – pour des personnes produisant de la musique de danse « électro » numérique dans leur chambre à coucher plutôt que des articles traitant des aspects les plus subtiles de la synthèse de pointe. Il y a quelques années, Future Music, l’éditeur britannique de « Computer Music », a racheté le magazine américain « Keyboard » et « Electronic Musician », qui de temps en temps publiait des articles sur des sujets intéressant le monde de « l’avant-garde », et aujourd’hui, les deux publications appartenant à « Future Music » ont non seulement des sphères d’intérêt qui se chevauchent, mais certains articles publiés dans l’un apparaissent également dans l’autre. L’accent continue d’être mis sur la musique de pop/dance réalisée à l’aide des technologies commercialement disponibles, mais au fur et à mesure que le temps passe, certains sujets considérés comme marginaux, tels que la synthèse granulaire, sont désormais abordés dans leurs pages, sans que soit généralement mentionnée les personnes qui ont été les pionniers de ces techniques.

Pour montrer combien le terme « informatique musicale » a changé au cours des ans, j’avais inclus dans mon texte original un bref aperçu de ce que j’avais réalisé au cours du temps en expliquant en quoi ces activités s’inscrivaient ou non, aux différentes époques, dans le cadre de « l’informatique musicale ». Ma démarche se voulait humoristique et en grande partie ironique.

 

2. 1967-1975: SUNY Albany et UCSD

Il est temps évoquer un peu mon autobiographie. J’ai pu observer combien le terme d’informatique musicale a changé sans arrêt de sens depuis les années 1960. Pour commencer, selon quelle série télévisée on regardait dans notre enfance, on peut aller voir nos chères machines Waybac ou Tardis. En 1967, j’ai commencé mes études à l’Université d’État de New York à Albany [State University of New York at Albany]. Peu de temps après, le département de musique a installé un système Moog de très grande taille conçu par Joel Chadabe[4], sur lequel un dispositif numérique avait été construit par Bob Moog. Ce système permettait divers types de synchronisations et de déclenchements rythmiques. L’Université avait aussi un centre informatique, où l’on pouvait développer des projets impliquant des piles de cartes perforées traitées en temps différé. Je n’étais pas attiré par les cours d’informatique, mais j’ai été immédiatement attiré par le Moog. Au contraire, deux de mes amis étudiants, Randy Cohen et Rich Gold, ont commencé immédiatement à travailler au centre informatique, en déposant leurs piles de cartes perforées et en attendant très longtemps leurs résultats. Si je me souviens bien, Randy avait écrit un programme pour produire de la poésie expérimentale. J’ai été très enthousiasmé par les résultats de sa démarche qui manipulait le sens et le non-sens des mots d’une manière que je trouvais très habile. Randy, qui s’est lancé peu de temps après dans une carrière d’auteur de comédie, pensait au contraire que la quantité de travail nécessaire pour arriver à un résultat que seuls quelques cinglés comme moi pourraient apprécier, n’en valait pas la chandelle. Ainsi, dès le début de mes études, j’ai eu le pressentiment qu’une division existait entre les « musiciens électroniques » et les « artistes de l’informatique » et tout au moins pour le moment, je me plaçais du côté des « musiciens électroniques ».

En 1967, je suis allé faire des études à l’Université de Californie San Diego, et j’ai très vite été impliqué dans les activités du Center for Music Experiment (CME)[5]. Cette structure incluait en son sein des studios de musique analogique et numérique, ainsi que des projets de danse, de multimédia, de vidéo et de performance art. Il y avait un énorme ordinateur[6] tendrement entretenu par plusieurs de mes amis. Ed Kobrin[7] était alors présent avec son système hybride qui comportait un petit ordinateur qui produisait des contrôles de tension pour des modules analogiques. J’étais responsable d’un petit studio qui avait un synthétiseur Serge[8], un système appelé « Daisy », construit par John Roy et Joel Chadabe (un générateur d’information aléatoire très intéressant) et des modules analogiques construits par un autre de mes collègues, Bruce Rittenbach. On pouvait aussi utiliser des tensions de contrôle issus de la sortie de l’ordinateur principal. Mon propre travail consistait pour l’instant à utiliser des « appareils à commandes manuelles », le monde des « lignes de code » étant pour moi encore trop opaque, même si j’avais travaillé sur plusieurs projets où d’autres personnes généraient des signaux de contrôle avec des « lignes de code » pendant que je manipulais les boutons des « appareils à commandes ». J’ai pu aussi faire le constat de la présence d’une division sociale : alors que moi-même et mes amis chanteur et violoncelliste attendions avec impatience la fin de la journée pour nous rendre à la plage Black’s Beach[9], nos amis informaticiens continuaient à travailler sur leur code, généralement tard dans la nuit. À l’époque, le travail sur ordinateur impliquait nécessairement une certaine obsession qui distinguait les « vrais musiciens informaticiens » du reste « d’entre nous ».

En fait, cette distinction s’avère être un peu ridicule, elle rappelle les sempiternels débats sur les « vrais hommes » ou son alternative non sexiste, la « personne authentique ».

Déjà à l’époque, mon intérêt portait sur l’idée de rendre les technologies plus accessibles. Mes amis de SUNY Albany, Rich Gold et Randy Cohen, qui étaient inscrits dans des études postdoctorales au California Institute of the Arts, m’ont fait connaître les travaux de Serge Tcherepnin et son « People’s Synthesizer Project ». L’idée était de pouvoir disposer d’un kit de synthétiseur pour à peu près 700$ qu’un groupe de personnes pouvait assembler. Le faible coût, l’accessibilité et le fait de faire partie d’un collectif étaient des éléments très attractifs. Par ailleurs, le synthétiseur était conçu par et pour des musiciens évoluant dans le cadre de la musique expérimentale. Le projet comportait également une part importante de ce qui allait être connu sous le nom d’autonomisation [empowerment], c’est-à-dire la possibilité de faire les choses par soi-même en complète autonomie. Au même moment, pour mon projet de maîtrise, j’avais commencé à construire un module de circuits électroniques connu sous le nom d’Aardvarks IV. Constitué de circuits numériques, avec des Convertisseurs Numérique à Analogique [DACs, Digital to Analog Converters] que j’avais moi-même bricolés, je l’ai décrit comme « un modèle intégré d’un programme particulier de composition sur ordinateur ». Mon besoin d’avoir des boutons à tourner – c’est-à-dire, d’avoir un dispositif capable d’être contrôlé physiquement en temps réel – restait une préoccupation majeure. Mon approche de la précision numérique était légèrement idiosyncratique. La singularité et le funk faisaient partie de mon esthétique.

Une illustration de ce qu’est le funk dans la conception de circuits électroniques peut s’observer dans la construction des DACs de Aardvarks IV. En suivant les suggestions de Kenneth Gaburo[10] j’ai utilisé des résistances de très basse qualité dans la fabrication des Convertisseurs Numérique à Analogique.

  plus d’informations sur Aardvarks IV

Au moment où les Convertisseurs Numérique à Analogique étaient considérés comme des dispositifs utilitaires qui devaient être le plus précis possible, dans la conception de ce module, j’ai essayé de traiter un dispositif utilitaire comme une source de variations et d’imprévisibilité créative. Cet intérêt pour l’imprévisibilité créative probablement me différenciait du reste des copains qui travaillaient dans l’arrière-salle du CME. Et en plus, je préférais aller à la plage Black’s Beach plutôt que de me trouver dans l’arrière-salle.

Les ordinateurs de cette époque étaient des monstres très avides, dévorant toutes les ressources se trouvant à proximité. Maintenant qu’ils ont totalement pris le pouvoir sur nos vies, ils peuvent se permettre d’être plus tolérants, mais en ce temps-là, il s’agissait de la survie du plus fort. Quand j’étais à UCSD, CME ne se limitait pas à la recherche sur l’informatique musicale. Le Centre hébergeait en son sein des projets se situant dans beaucoup de domaines différents. Lorsque ma partenaire, Catherine Schieve[11] est arrivée à UCSD au début des années 1980, le CME multidisciplinaire était en passe de devenir exclusivement un centre des arts informatiques, et elle aussi se souvient d’un fossé social entre les personnes travaillant dans l’informatique et le reste des musiciens et musiciennes. Ce qui différenciait aussi les « types de l’informatique » des autres, c’était la quantité de leur production. C’était encore normal pour une personne travaillant sur ordinateur de travailler de longs mois pour produire une pièce courte. Pour ceux et celles parmi nous qui voulaient produire beaucoup, rapidement, travailler uniquement avec des ordinateurs n’était pas la solution. Éventuellement, l’institution du CME a évoluée pour devenir le CRCA, le « Centre for Research into Computers and the Arts ». En 2013, je suis allé visiter le site internet du CRCA, et je me suis aperçu qu’il avait maintenant de nouveau mis l’accent sur la recherche multidisciplinaire, avec des projets assez passionnants. Cependant, j’ai appris par des personnes travaillant à UCSD en 2013 que depuis, le CRCA avait malheureusement fermé ses portes. Encore une institution qui mord la poussière !

 

3. 1975-1981 : Australie, Plastic Platypus

Entre à peu près les années 1980 et aujourd’hui, « l’informatique musicale » est devenue un domaine qui regroupe un très large éventail de points de vue esthétiques. Aujourd’hui, pratiquement le seul facteur commun qui unit ce champ d’activité est l’utilisation de l’électricité et, généralement, d’une sorte d’ordinateur (ou circuit numérique). Mais concernant les styles de musique, nous sommes entrés dans une période où « tout est possible ».

À la fin des années 1970 et au début des années 1980 les choses ont changé. De nouveaux ordinateurs de petite taille ont commencé à apparaître et ont été appliqués aux tâches de production musicale. Plusieurs systèmes très prometteurs ont été construits[12] qui ont consisté à fondamentalement dissimuler l’ordinateur derrière une sorte d’interface musicale conviviale. Au même moment, toute une série de micro-ordinateurs ont fait leur apparition, habituellement sous la forme de kits à construire soi-même. Un fossé s’est rapidement creusé dans le monde de l’informatique musicale entre les « personnes de l’ordinateur central » qui préféraient travailler sur les ordinateurs très onéreux qui existaient dans des institutions et les « adeptes de la performance en temps réel » qui préféraient travailler avec leurs propres petits systèmes, microprocesseurs portables, à la portée de leurs moyens financiers. L’ouvrage de Georgina Born, Rationalizing Culture[13], une étude sur la sociologie de l’IRCAM dans les années 1980, a permis de voir comment George Lewis[14], avec son travail sur micro-ordinateur, a réussi à s’insérer dans le monde de l’IRCAM basé sur l’utilisation d’ordinateurs centraux et la présence de structures hiérarchiques.

En 1975, je suis arrivé en Australie. J’ai mis en place un studio de synthèse analogique et de synthèse vidéo à l’Université La Trobe à Melbourne. Dans cette université, Graham Hair[15] a commencé à travailler sur l’informatique musicale sur un ordinateur PDP-11. En poursuivant mes travaux sur « Aardvarks IV » réalisés à UCSD, je me suis remis à travailler avec des puces numériques. Inspiré par ce qu’avait réalisé Stanley Lunetta[16], j’ai conçu un module, « Aardvarks VII » en utilisant exclusivement des puces compteur/diviseur 4017 et gate puces 4016. Il s’agissait de la forme de conception numérique la plus rudimentaire. Les puces étaient simplement soudées sur des cartes de circuits imprimées. En d’autres termes, la façade en plastique du synthétiseur comportait les connexions de circuit imprimées à l’arrière, et les puces étaient directement soudées sur ces connecteurs imprimés. Pas de mise en mémoire tampon, rien d’autre. Juste des puces. Il était principalement conçu pour travailler avec des fréquences accordées en intonation juste et il m’a permis de jouer avec beaucoup plus de modules. Tout cela en temps réel. L’esthétique du patching restait pour moi le paradigme, basé sur la manipulation physique en temps réel et sur des modules combinatoires. À cette époque, en 1978-79, j’avais l’impression d’être devenu un musicien électronique qui travaillait avec des circuits numériques, mais je n’étais pas encore cette bête rarissime qu’est le « musicien informaticien ».

Simultanément, j’ai été amené à utiliser la technologie la plus rudimentaire – c’est-à-dire l’électronique grand public la moins chère, au bas de l’échelle économique – pour faire de la musique. Ron Nagorcka[17] (que j’avais rencontré pour la première fois à UCSD) et moi-même nous avons formé un groupe nommé Plastic Platypus qui faisait de la musique électronique vivante avec des magnétophones à cassette, des jouets et de la camelote électronique [electronic junk]. Certaines de nos installations étaient très sophistiquées, la nature low-tech et low-fi de nos outils dissimulant une pensée systémique très complexe, mais notre travail est né d’un questionnement idéologique sur la nature de la haute-fidélité. Alors qu’à l’occasion, il était pour nous très agréable de travailler dans des institutions qui pouvaient se payer des haut-parleurs de qualité (etc.), nous étions aussi conscients que les coûts des systèmes audiophiles étaient hors de la portée de beaucoup de gens. Étant donné que l’une des principales raisons pour lesquelles nous avons créé le groupe était de travailler sur les types d’équipement les plus courants afin de montrer que la musique électronique pouvait être accessible au plus grand nombre, nous avons adopté la qualité sonore du magnétophone à cassette, du minuscule haut-parleur suspendu à un fil se balançant, celle du piano jouet ou du xylophone jouet. Comme le disait Ron avec éloquence, « l’essence-même des médias électroniques c’est la distorsion ». La technologie, bien sûr, à la longue allait nous rattraper et l’accès des « masses » à une bonne qualité sonore est devenue une question sans objet vers la fin des années 1980, mais notre travail sérieux avec les problèmes et joies de la technologie de basse qualité entre temps nous a beaucoup amusé.

Ron et moi (et plusieurs autres personnes qui travaillaient alors avec la technologie des cassettes, comme par exemple Ernie Althoff[18] et Graeme Davis[19]) on était généralement d’accord sur la manière d’envisager l’utilisation de cette technologie. Un processus de feedback multigénérationnel, tel que celui illustré dans l’œuvre d’Alvin Luciers, « I Am Sitting in a Room »[20], était à la base d’une grande partie de nos productions. Dans ce processus, un son est produit sur une machine et enregistré simultanément sur une deuxième machine. La seconde machine est ensuite rembobinée et la lecture de cette machine est enregistrée sur la première machine. En répétant plusieurs fois ce processus, il en résulte d’épaisses textures sonores, entourées d’une rétroaction acoustique qui s’accumule progressivement. Dans la pièce de Ron « Atom Bomb », pour deux interprètes et quatre magnétophones à cassette, il a eu l’idée d’ajouter l’action d’avance et de retour rapides des cassettes en cours de lecture pour créer une distribution aléatoire dans le temps des sources sonores au fur et à mesure qu’on les enregistrait. A la fin de cette section, les quatre cassettes étaient rembobinées et rediffusée aux quatre coins de la salle, créant ainsi une « pièce pour bande électroacoustique » quadriphonique que le public avait vu assemblée devant lui. Dans ma pièce « Hebraic Variations », pour alto, deux magnétophones à cassette et haut-parleur portable attaché à une très longue corde, je jouais (ou essayait de jouer) la mélodie de « Summertime » de George Gershwin (je suis un altiste de niveau très insuffisant). Pendant que je jouais la mélodie en boucle sans fin, Ron enregistrait à peu près 30 secondes de mon jeu sur un magnétophone à cassette (« l’enregistreur »), puis il transférait cette bande sur une deuxième machine (le « lecteur »), recommençait à enregistrer sur la première machine, et puis faisait tourner en cercle au-dessus de sa tête le haut-parleur de la seconde machine pendant à peu près une minute. Cela créait des décalages Doppler et une texture plus épaisse par rapport à mon jeu sur l’alto. Après 5 ou 6 cycles de ce procédé, un paysage sonore d’une très grande densité était assemblé, constitué par des glissandi, des notes pas très justes et de nombreux types de clusters sonores. La médiocrité de la technologie liée à celle de ma production se multipliaient mutuellement, créant un monde sonore micro-tonal épais.

L’entente entre Ron et moi dans l’élaboration du répertoire de Plastic Platypus a été presque unanimement parfaite. La composition des pièces a été laissée à la responsabilité de chacun, et ensuite les désirs de chaque compositeur ont été pris en compte du mieux possible. Le niveau de confiance et d’accord entre nous était très élevé. Il y deux ans, Ron a retrouvé des cassettes des performances de Plastic Platypus, il les a copiées et me les a envoyées. Beaucoup de nos anciens moments favoris étaient présents et étaient instantanément reconnaissables. Mais de temps en temps, nous avons été désarçonnés tous les deux à l’écoute d’une pièce – on n’arrivait pas à déterminer qui avait composé la pièce ou à quelle occasion elle avait été enregistrée. Ces pièces étaient peut-être des improvisations qui, par les processus utilisés, obscurcissaient l’identité de qui en était l’auteur.

 
Nogorcka

Ron Nagorcka au Clifton Hill Community Music Centre, 1978

 

En plus de mes travaux sur les synthétiseurs analogues, de la fabrication de mes propres circuits numériques et de mes travaux avec la low-tech, j’ai alors commencé à m’impliquer sérieusement dans l’informatique[21]. Lors de mes séjours aux Etats-Unis, Joel Chadabe m’a permis de travailler gracieusement dans son studio et pour la première fois, j’ai effectivement utilisé un code pour déterminer des évènements musicaux. Les résultats étaient produits presque en temps réel, ce qui donnait satisfaction au « tourneur de boutons » que j’étais. Plus tard, de retour en Australie, en 1979, j’ai travaillé sur le Synclavier à l’Université d’Adélaïde à l’invitation de Tristam Cary[22] et en 1980, à Melbourne, j’ai demandé à avoir accès au Fairlight CMI au Victorian College of the Arts et j’ai appris tous les tenants et les aboutissants de cette machine. J’ai contracté le virus de posséder mon propre système informatique[23]. Mon choix s’est porté sur un micro-ordinateur Rockwell AIM-65. Je me suis donc plongé dans l’apprentissage de cette machine et j’ai construit pour cela ma propre interface de manière extrêmement idiosyncratique. Ensuite, ayant élargi la mémoire du AIM à 32k, j’étais super excité [I was hot]. Il était maintenant possible de réaliser de la synthèse des sons en temps réel (en utilisant des formes d’ondes dérivées du code dans la mémoire). En utilisant le AIM-65 de cette façon et en traitant sa sortie avec le Serge, je pense que j’étais finalement devenu un « musicien informaticien », mais je ne sais pas si j’en étais un « véritable ». Plus précisément, mon approche restait toujours idiosyncratique, et mon penchant pour rendre l’équipement plus accessible à tous en donnant en exemple ma propre démarche (un marxiste aurait un mouvement de répulsion à cette idée) semblait, au moins dans ma tête, me distinguer encore de mon homme de paille mythique, l’élitiste, obsédé par la perfection et la répétabilité, opérateur d’ordinateurs institutionnels qui ne veut toujours pas aller à la plage.

 

4. 1981-75 : Micro-ordinateur monocarte à petit budget

Mes aventures avec le micro-ordinateur mono-carte pas cher m’ont occupé par intermittence pendant les années 1981-85[24]. Les travaux réalisés avec ce système entre 1982 et 1984 ont été regroupés sous le titre d’Aardvarks IX. Un des mouvements a été nommé « Three Part Inventions (1984) ». Il s’agissait d’une pièce semi-improvisée dans laquelle j’utilisais le clavier de mon ordinateur comme un clavier musical. Programmé en FORTH, j’étais capable de réaccorder le clavier sur n’importe quelle gamme micro-tonale en appuyant sur une touche[25]. Dans cette pièce, je combinais mes capacités de « musicien informaticien » avec mon intérêt pour la technologie démocratisée grâce à des coûts abordables et mon intérêt pour les formes de diffusions musicales non publiques. Chaque matin (je pense que c’était en juin 1984) je m’asseyais et j’improvisais une version de la pièce, en enregistrant cette improvisation du matin sur une cassette de haute qualité. Je pense que j’ai réalisé 12 versions uniques de la pièce de cette manière. J’ai aussi réalisé encore une autre version de la pièce, que j’ai enregistrée sur un magnétophone à bobines et je l’ai gardée pour l’utiliser dans la version enregistrée de l’ensemble du cycle. Chacune des 12 versions uniques de la pièce a été envoyée en cadeau à une de mes connaissances. Bien sûr, je n’ai pas gardé trace de quelles versions j’avais amicalement envoyé aux 12 personnes. C’est ainsi que dans cette pièce, j’ai pu combiner mon intérêt pour les systèmes d’intonation micro-tonale, l’improvisation, les processus électroniques en temps réel, l’utilisation des technologies bon marché (ou moins chères) (l’ordinateur AIM et le magnétophone à cassettes), l’art par courrier postal personnel, et les réseaux non publics de distribution de la musique, tout ceci intégré dans une seule pièce. J’ai voulu tout avoir – une recherche sérieuse high-tech et des réseaux d’édition et de distribution prolétaires, réalisés avec des circuits électroniques fabriqués à la maison et une informatique de niveau amateur. Il n’a pas été surprenant de constater que certains de mes amis se situant dans la « sphère haute » de « l’informatique musicale » aient exprimé un certain nombre de points de divergence concernant mes choix dans cette pièce d’instrument, de performance et de diffusion.

Quelques questions à l’époque semblaient pertinentes et, dans une certaine mesure, elles le sont encore aujourd’hui. Une des questions est : « À quel point est-on prêt à construire la totalité des choses par soi-même de la cave au grenier ? » Je pense que la raison pour laquelle on voulait effectuer ce travail de construction était que les équipements étaient onéreux et surtout confinés dans les institutions. Aujourd’hui, on dispose d’un éventail de possibilités allant d’applications limitées ne faisant qu’une seule chose correctement (avec un peu de chance) à des projets dans lesquels on construit soi-même ses propres puces et leur mise en œuvre. Même si les exemples que j’ai donnés sont un peu extrêmes, il s’agit là de l’éventail des choix qui s’offraient à nous à l’époque : le bricolage artisanal ou bien le prêt-à-porter sur catalogue, et dans quelle proportion ?

Une autre question concernait la notion de propriété. Était-on dans la situation d’utiliser les outils de quelqu’un d’autre, que ce soit ceux d’une institution à laquelle on était associé ou l’équipement d’un ami lors d’une visite chez lui ? Ou bien était-ce la situation d’utiliser ses propres outils qu’on avait été capable de développer dans une relation de longue durée ? À ce stade de ma vie, je faisais les deux à la fois. Encouragé par l’exemple de Harry Partch[26],qui pendant mes années à UCSD (1971-75) était encore en vie et installé à San Diego et directement encouragé par mon professeur Kenneth Gaburo, j’ai pris la décision que, même s’il était possible de prendre avantage des facilités offertes par les institutions si elles étaient disponibles, je préférais posséder mon propre équipement. Ce qui voulait dire que j’étais disposé à ce que l’ensemble de mes activités soit déterminé par mon pouvoir d’achat. Ainsi, une exploration intense de la micro-tonalité était rendue possible par les outils disponibles à bas prix (ou que j’avais la capacité de construire), mais une exploration sérieuse du son multicanal n’était pas à l’ordre du jour, parce que je ne pouvais me payer ni l’espace ni les haut-parleurs qu’on pouvait trouver pour cet usage. Pourtant, j’ai pu réaliser des projets utilisant à la fois des haut-parleurs peu orthodoxes et de la spatialisation sonore. Voici deux photos du Grand Ni, une installation à l’Experimental Foundation, Adelaïde (Australie).

 
Grand Ni 1

Warren Burt : Le Grand Ni, Experimental Art Foundation, Adelaïde, 1978, Aardvarks IV (la boîte argentée verticale).
Aardvarks VII (le panneau plat placé devant Aardvarks IV), transducteurs attachés à des panneaux publicitaires en métal utilisés comme haut-parleurs.
Photo : Warren Burt.

 
Grand Ni 2

Le Grand Ni, 1978 – vue sur les panneaux en métal utilisés comme haut-parleurs.
Photo : Warren Burt.

 

Voici un extrait du 5ème mouvement du Grand Ni. Ce mouvement est diffusé par des haut-parleurs normaux, pas par les haut-parleurs en sculpture métallique :

 

Warren Burt, « Le Grand Ni », extrait du 5ème mouvement.

 

Plus récemment, j’ai eu peu d’opportunité de réaliser des travaux impliquant des systèmes de son multicanaux, car je n’ai pas été en situation d’avoir accès à des espaces et du temps pour le faire, mais il y a peu, j’ai reçu une commission du MESS, le Melbourne Electronic Sound Studio, pour composer une pièce pour leur système de son à 8 canaux. Cela a eu lieu en septembre-octobre 2022 et le 8 octobre 2022 à la SubStation, à Newport dans l’Etat de Victoria, j’ai présenté la nouvelle œuvre pour 8 canaux en concert. (Merci beaucoup à MESS pour m’avoir donné l’opportunité de réaliser ce projet et pour l’assistance fournie).

Une autre raison pour disposer de son propre équipement a été – au moins en ce qui me concerne – la nature fragile des relations que j’ai pu avoir avec les institutions. Comme beaucoup d’entre nous, nous avons été mis dans la situation de consacrer plusieurs années à développer des équipements institutionnels, pour ensuite perdre notre emploi dans cette institution. Cette situation en Australie est de plus en plus grave. La plupart des personnes que je connais qui travaillent dans les institutions universitaires ne sont plus que des vacataires avec des contrats renouvelables à l’année. Même le statut « d’employé permanent », déjà fort éloigné des positions avec garantie d’emploi à vie, mais qui est au moins quelque chose, semble être de moins en moins offert. Quant aux Teaching Assistants [étudiants de troisième cycle servant d’assistants à un membre de la faculté] ce n’est plus la peine de les mentionner – ils n’existent plus. En 2012, dans le cadre de mon emploi, j’ai dû faire de la recherche concernant l’état de l’enseignement des technologies musicales en Australie. J’ai découvert qu’à l’échelle nationale, dans la période 1999-2012, 19 institutions avaient soit supprimé leur programme de technologies musicales ou en avaient sévèrement réduit leur budget. Cela ne s’est pas seulement produit dans les petites institutions, mais les grands établissements ont été aussi partout impactés. Par exemple, quatre des principaux chercheurs en informatique musicale travaillant en Australie, David Worrall, Greg Schiemer, Peter McIlwain, et Garth Paine ont tous été licenciés des institutions qu’ils avaient contribué à développer pendant de nombreuses années. Notons qu’il ne s’agit pas de personnes ayant quitté volontairement leur poste universitaire avec un remplacement par une autre personne dans la foulée, mais ce sont les postes aux-mêmes qui ont été supprimés. Étant donné cette situation, ma décision prise il y a plusieurs dizaines d’années de « posséder mon propre studio » est aujourd’hui plus sage que jamais.

Voici une photo qui donne un exemple des résultats de mon « adresse au citoyen » au début des années 1980. Les sons produits lors de la performance incluaient : 1) Cliquetis de crevettes ; 2) Sons électroniques (à hauteurs déterminées) en réponse aux crevettes ; 3) Sizzzz de sons sous-marins de bateaux à moteurs ; 4) Vagues ; 5) Un gong trempé dans de l’eau ; 6) Tortillements d’oscillateurs retraçant l’amplitude de la production sonore d’un hydrophone ; 7) « La Mer » de Debussy jouée sous l’eau et traitée par les vagues ; 8) Les sons produits par le public ; 9) Mes paroles s’adressant au public ; 10) Mouettes. Cette performance qui a duré toute la journée a eu lieu au Festival de St Kilda[27], évènement orienté vers la large participation du public, sur la jetée de St Kilda en 1983.

 
StKilda

Adresse aux « citoyens » : Warren Burt: Natural Rhythm 1983. Hydrophone, water gongs,
Serge, Driscoll et modules bricolés à la maison, Gentle Electric Pitch to Voltage, haut-parleurs Auratone.
St. Kilda Festival, St. Kilda Pier, Melbourne.
Photo : Trevor Dunn.

Au milieu des années 1980, j’ai changé : j’ai commencé à utiliser des ordinateurs commerciaux. J’avais démissionné de l’université à la fin de 1981, et en tant que musicien indépendant, j’avais besoin d’un ordinateur moins onéreux. Le AIM-65 single-board micro-ordinateur que j’ai utilisé de 1981 à 1985, s’est éventuellement avéré ne pas être assez puissant, ni assez fiable, pour ce dont j’avais besoin. Une série de machines basées sur PC-Dos a alors suivi. Pendant tout ce temps-là, j’ai continué à m’intéresser à composer et à utiliser des systèmes de synthèse de manière non conventionnelle. Je me suis beaucoup amusé pendant un certain temps sur US, développé par les Universités d’Iowa et d’Illinois. Wigout de Arun Chandra[28] – une reconstitution de « Sawdust » d’Herbert Brün[29] – s’est avéré également une précieuse ressource. J’ai observé avec enthousiasme mes amies et amis en Angleterre, motivées par la même « éthique de la pauvreté et de l’enthousiasme-pour-l’accessibilité » à laquelle j’adhérais, développer le Composers’ Desktop Project, même si je n’ai pas réellement utilisé le CDP système avant un certain temps. J’ai étudié des programmes plus anciens quand ils étaient disponibles, tels que le PR1 de Gottfried-Michael Koenig [30] qui s’est avéré fertile pour quelques pièces de la fin des années 1990. Et je me suis trouvé dans la situation de m’impliquer avec des développeurs de logiciel et j’ai commencé à faire des tests bêta pour les aider. John Dunn (1943-2018) d’Algorithmic Arts a été l’un de mes plus constants collègues de travail pendant à peu près 23 ans, et j’ai créé un certain nombre d’outils disponibles sur ses programmes SoftStep, ArtWork et Music Wonk.

 

5. 1985-2000 : Technologies plus accessibles<

William Burroughs raconte une anecdote très amusante dans une de ses histoires au sujet d’un voyageur malheureux qui est invité par la Green Nun[31] à « voir le merveilleux travail effectué avec mes patients dans le service psychiatrique ». En entrant dans l’institution son comportement change. « À tout moment, vous devez obtenir la permission pour quitter la pièce ». Etc. Et donc les années ont passé. En ayant conscience du temps qui passe, on arrive maintenant au présent et ce qu’on voit c’est une corne d’abondance de dispositifs pour faire de la musique, de programmes (etc.), tous disponibles à bas coûts, etc.

À un certain moment dans les années 1980, les ordinateurs sont devenus plus petits et ils ont été dotés d’une foison de boutons et de capacités en temps réel, et ont cessé d’être le domaine exclusif de quelques personnes ayant accès à des studios bien dotés pour devenir accessible à pratiquement toutes les personnes intéressées. À condition évidemment d’avoir les connaissances adéquates, le statut social, etc. Et dans cette idée d’un ordinateur avec une pléthore de boutons de contrôle, j’aime bien la conception de l’interface du GRM [Groupe de Recherche Musicale] Tools en France. « Tools » en France. En suivant les idées de Pierre Schaeffer, ce qui a primé dans la conception de ce logiciel, c’est le fait de pouvoir contrôler tous les paramètres de l’extérieur, d’avoir beaucoup de possibilités de passer en douceur d’un réglage à un autre, et d’éviter d’avoir à manipuler une grande quantité de nombres dans le feu de l’action.

À un certain moment, vers (peut-être) la fin des années 1990, le nombre d’oscillateurs mis à disposition n’était plus un problème. La question de l’accessibilité s’est concentrée dès lors sur les moyens de contrôler un grand nombre d’oscillateurs. Je me souviens qu’Andy Hunt à l’Université de York travaillait sur Midigrid, un système mis à la disposition des personnes handicapées pour contrôler les systèmes de musique électronique par rapport à leur mobilité réduite. Le développement de ce système s’est arrêté en 2003. Il se trouve que cette année, une entreprise anglaise, ADSR Systems, a mis sur le marché un produit appelé Midgrid. Au vu de leur vidéo YouTube, je ne pense pas que les deux logiciels ont quoi que ce soit en commun. Et ces deux dernières années, l’équipe du AUMI – Adaptive Use Musical Instruments [Instruments de musique à utilisation adaptée][32] ont fait des avancées considérables pour développer des systèmes de contrôle de la musique pour les tablettes et ordinateurs portables qui rendent l’accès aux contrôles encore plus facile.

De plus, au cours des années 1990, l’accès à la qualité de la diffusion sonore (l’économie de la haute-fidélité) a cessé d’être un problème. C’est-à-dire, la question du désir et du confort est devenue plus importante que les aspects économiques. Les prix des équipements se sont écroulés, pour moins cher, on peut avoir de plus en plus de puissance. De nouveaux paradigmes d’interaction ont fait leur apparition, tels que l’écran tactile et d’autres nouveaux dispositifs de performance, et à peu près tout ce qu’on peut espérer avoir est maintenant disponible à un prix relativement bas. En face de cette abondance, on peut être déconcerté, accablé ou enchanté et se plonger dans l’utilisation de tous ces nouveaux outils, jouets et paradigmes mis à disposition.

Voici quelques photos qui illustrent certains des changements qui ont eu lieu pendant la brève histoire de « l’informatique musicale » :

 
Hrpsch

John Cage, Lejaren Hiller et Illiac 2, University od Illinois, 1968, en train de travailler sur HPSCHD.

 
Android

Les coulisses d’un salon professionnel, Melbourne 2013.
Chacune des tablettes Android travaillant à la sortie de l’ordinateur portable est plus puissante qu’Illiac 2
et coûte infiniment moins cher.
Photo : Catherine Schieve.

 
Mafra

Dispositif informatique par Warren Burt pour « Experience of Marfa » de Catherine Schieve.
Concerts Astra, Melbourne, 1-2 juin 2013.
Deux ordinateurs portables et deux netbooks contrôlés par des unités de contrôles Korg.
Photo: Warren Burt.

 
Marfa2 - Grande

Une autre vue du dispositif informatique de « Experience of Marfa ».
Notez le gong et l’orchestre artisanal de Surti Box derrières les ordinateurs.
Photo : Warren Burt.

 
RandCorp

Cette photo est pour rire.
Il s’agit d’une photo de 1954 de la RAND Corporation montrant comment on pouvait imaginer
à quoi ressemblerait l’ordinateur domestique standard en 2004.

 

6. Période post-2000 : L’informalité des trains de banlieue et l’informatique en train sans lieu

Il y a une ressource néanmoins qui déjà coûtait cher à l’époque, et qui l’est encore plus aujourd’hui. Cette ressource, c’est le temps. Le temps d’apprendre les nouveaux outils/jouets, le temps pour composer des pièces avec les jouets, le temps pour écouter les travaux des autres personnes et que les autres puissent écouter nos œuvres. En Australie, les conditions de travail se sont détériorées et les dépenses ont augmenté, de sorte qu’il faut maintenant travailler plus longtemps pour disposer de moins de ressources. L’époque semble révolue, du moins pour le moment, où l’on pouvait travailler trois jours de la semaine pour gagner assez d’argent pour exister et pouvoir disposer de quelques jours pour travailler sur sa production artistique. Dans notre société complètement dominée par l’économie, le temps consacré à des activités non économiques devient un véritable luxe. Ou bien, comme Kyle Gann l’a exprimé avec éloquence dans son blog Arts.Journal.com Post Classic, blog du 24 août 2013 :

En bref, nous sommes tous, chacun d’entre nous, en train d’essayer de discerner quel genre de musique il est possible de produire de manière satisfaisante, signifiante et/ou utile socialement dans le contexte d’une oligarchie contrôlée par le monde de l’entreprise. Il y a une myriade de réponses possibles, chacune ayant ses avantages et ses inconvénients sans qu’il y ait pour le moment de preuves d’un côté comme de l’autre. Nous conservons notre idéalisme et faisons le mieux que nous pouvons.

Un autre facteur de l’érosion de notre temps disponible est l’expansion des médias de communication. Je ne sais pas ce qu’il en est pour vous, mais sauf si j’éteins mon portable et mon courrier électronique, il est très rare qu’il y ait une période de plus d’une demi-heure où quelque chose ne réclame pas mon attention urgente, que ce soit sous la forme d’un texte, d’un coup de téléphone, ou d’un courriel. Cet état d’interruption constante du temps de travail, qui ne cesse de diminuer, est la situation dans laquelle beaucoup d’entre nous se trouvent.

Ma propre solution a été d’investir dans l’achat d’un casque supprimant les bruits et d’ordinateurs portables petits mais assez puissants, et après 2016, dans des tablettes, telles que l’iPad Pro, pour pouvoir travailler dans les excellents trains de banlieue de l’État de Victoria. Quand on est entouré de 400 personnes, que le modem est éteint, et que le casque nous empêche d’entendre le téléphone portable, alors on peut disposer d’au moins une heure, à l’aller comme au retour, pour se consacrer de manière ininterrompue à la composition. Cependant, je me demande bien quel est l’effet sur ma musique lorsqu’elle est composée dans un environnement aussi confiné, étroit et hermétique. Je continue à composer de cette manière et j’ai écrit beaucoup de pièces dans cet environnement. Dans cette pièce, « A Bureaucrat Tells the Truth » [Un bureaucrate dit la vérité] tirée des « Cellular Etudes » (2012-13) je combine des échantillons sophistiqués avec des sons bruts à 8 bits reconstruits avec amour dans le softsynth Plogue, Chipsounds :

 

Warren Burt, « A Bureaucrat Tells the Truth »

 

J’ai envoyé cette pièce à David Dunn et voici ses observations :

Une des questions formelles qui m’est venue à l’esprit a été l’idée que les échantillons sonores pour le contrôle midi sont des objets trouvés (de la même manière que tout instrument musical est un objet trouvé) qui portent en eux des constructions culturelles particulières (la tradition). La plupart des compositeurs veulent habituellement qu’une pièce se situe dans une ces traditions (bourges vs. Stanford vs. cage vs. orchestre occidental vs. musiques du monde vs. musiques bruitistes vs. jazz vs. musique spectrale vs. rinky-dink lo-fi diy etc.). C’est le cas généralement de compositeurs qui essaient de limiter leurs choix de timbres de manière à définir un contexte d’association particulier (genre). Dans ces pièces on laisse les cultures divergentes se frotter le nez jusqu’à ce qu’elles saignent. Et c’est vrai. Je veux jouer sur les deux tableaux, ou peut-être sur tous les tableaux. Je ne vois rien de mal à être à la fois hi-tech et lo-tech, à être à la fois complexe et élitiste, ET prolétaire.[33]

Peut-être que ma méthode de composition dans le confinement et l’isolement du train me fait accumuler côte à côte de plus en plus de cultures, tout comme ces personnes dans ce train, issues de tant de cultures, qui se serrent les unes à côté des autres.

La question du temps est donc plus que jamais un problème. L’une des raisons en est l’accélération sur le marché de la mise à disposition de matériels, qui dépasse de beaucoup ma capacité à les interroger sérieusement. L’une de mes stratégies pour composer consiste à étudier un appareil ou un logiciel et de me demander, « Quels en sont les potentiels pour la composition ? » Pas tellement « pour quel usage a-t-il été conçu », mais plutôt « comment peut-il être subverti ? » Ou bien si cela paraît trop romantique, peut-être de se demander, « Qu’est-ce que je peux faire avec cet outil que je n’ai pas déjà fait ? » Et « Quelle est la Structure Profonde contenue dans cet outil ? » En me souvenant des premières années de la musique électroacoustique, quand des gens comme Cage, Grainger et Schaeffer ont utilisé des équipements clairement conçus pour d’autres usages que celui de produire de la musique, je me trouve dans une situation similaire aujourd’hui. Le meilleur magasin de nouvel équipement musical que j’ai trouvé à Melbourne est StoreDJ, qui propose une bonne sélection, des prix modiques et un personnel connaisseur. Alors que Cage et ses amis se procuraient leur équipent dans le monde de la science et de l’armée, je trouve maintenant que je peux me procurer certaines de mes ressources dans l’industrie de la dance-music. Dans une période très récente (2020-22) je me suis impliqué dans la communauté VCV-Rack. Il s’agit d’un groupe de programmeurs, sous la direction d’Andrew Belt (voir aussi Rack 2) qui a construit des modules virtuels qui peuvent être assemblés ensemble, comme les modules analogues étaient utilisés (ils le sont encore aujourd’hui) pour créer des systèmes de composition complexes. J’ai contribué au projet NYSTHI d’Antonio Tuzzi qui fait partie du projet VCV, avec certaines de mes conceptions de circuits. On peut avoir accès à 2500 modules, certains d’entre eux étant des copies de logiciels de modules physiques existants, et d’autres sont des créations originales et uniques qui ouvrent la voie à l’exploration de nouveaux potentiels compositionnels. La distinction évoquée ci-dessus, entre l’industrie de la dance-music et les ressources mises à la disposition du monde de la « musique contemporaine » ou de la « musique expérimentale » a maintenant largement disparue. Il y a tant de nouvelles ressources disponibles, provenant de toutes sortes de concepteurs, avec toutes sortes d’orientations esthétiques, qu’on est submergé par la diversité des choix à faire.

Il y a deux ans j’ai dit en plaisantant qu’il y avait beaucoup trop de post-doctorants japonais dans les écoles d’ingénieurs du son avec beaucoup trop de temps libre pour créer de nombreux plug-ins gratuits intéressants, si bien qu’ils ne me laissaient que peu de possibilités d’être capable de tous les suivre. Maintenant, bien sûr, la situation s’est empirée considérablement, est-ce une bonne chose ? La quantité de ressources disponibles gratuitement, ou à très bas prix, dans le projet VCV Rack ou dans l’écosystème de l’iPad, est telle que je pourrais y passer plusieurs de mes prochaines vies. Et aussi longtemps que je serais capable d’avoir une ouverture d’esprit et une attitude expérimentale, ce sera probablement le cas.

Voici des liens pour regarder deux vidéos, montrant des travaux réalisés il y a une dizaine d’années. La première, « Launching Piece » utilise 5 tablettes numériques[34]. À l’époque, je venais juste de commencer à travailler avec cette installation, et c’était très agréable de sortir de la situation d’être « derrière l’écran de l’ordinateur », et de pouvoir d’avantage s’engager physiquement pendant la performance. Je suis très attaché à ce que Harry Partch appelait la « nature spirituelle et corporelle de l’être humain »[35] fasse intégralement partie de la pratique musicale. La seconde, « Morning at Princess Pier » utilise un iPad dont le son est traité par un vénérable Alesis AirFX pour produire une série d’accords microtonaux ayant une fluidité de timbre. Et en guise de choc du futur (parlons-en !), quand j’ai acheté le AirFX en 2000, je me souviens de m’être moqué de leurs slogans publicitaires – « Le premier instrument de musique du 21e siècle ! » et « parce que maintenant, tout le reste est tellement 20e siècle ! ». Dans les deux pièces, les nouvelles ressources m’ont enfin permis de retrouver une implication plus physique dans ma prestation musicale..

 

Vidéo
Warren Burt “Launching Piece”

 

Vidéo
Warren Burt,
“Morning at Princes Pier”

 

7. Aujourd’hui, qu’en est-il de l’utopie des technologies musicales et des musiciens impertinents ?

J’ai un ami qui est aussi audiophile. Il a un merveilleux système de diffusion sonore avec lequel il passe beaucoup de temps d’écoute. Je lui ai proposé l’idée qu’être audiophile était une activité élitiste, à la fois par rapport au coût des équipements et du fait qu’il pouvait se permettre de prendre le temps d’écouter attentivement les choses. Je lui ai demandé s’il était capable de concevoir un système sonore audiophile que la classe ouvrière pourrait se payer – autrement dit, s’il pouvait concevoir un système sonore audiophile prolétarien. Sa réponse a été grandiose : « Pour qui ? Pour les gens qui dépensent 2000$ pour une télévision à écran plat ? » J’ai dû admettre qu’il avait raison. Les « classes populaires » peuvent dépenser beaucoup d’argent pour se procurer les équipements nécessaires aux divertissements qu’elles souhaitent. Et j’ai décidé que tout comme André Malraux quand il disait qu’il pensait que le marxisme était une volonté de ressentir, de se sentir prolétarien, être un audiophile était aussi une volonté de ressentir, une volonté de ressentir que cela valait la peine d’avoir accès à une haute qualité sonore et à la possibilité de mettre du temps de côté pour l’utilisation de cet équipement.

 
Doonesbury Malraux


– Pardon, mec, est-ce que je peux te poser une question ?
– Ben oui.
– Pourquoi vous, les ouvriers du bâtiment, êtes si ignorants ? Êtes-vous au courant des doctrines marxistes ?
– Oh ! ouais, un peu. Mais je pense qu’elles sont très anachroniques. Je préfère l’affirmation d’André Malraux selon laquelle le marxisme n’est pas une doctrine, mais une volonté, la volonté de ressentir le prolétariat. Passe-moi une autre brique.

 

C’est ainsi que nous avons atteint une sorte d’utopie technologique en matière de musique, et nous sommes entourés quotidiennement d’idées, de matériels qui impliquent des idées, et de matériels qui peuvent réaliser des idées – tout cela à des prix accessibles aux pauvres – ou tout au moins à un enseignant de la classe moyenne inférieure, même si sa situation économique va à reculons. C’est formidable. Ce qui n’est pas formidable, c’est que nous n’avons pas réalisé que dans le futur, il y aurait si peu de place pour nous qui travaillons dans le secteur des musiques expérimentales. Car ce qui n’a pas changé pour nous, depuis les années 1960, c’est la place que nous occupons – notre position par rapport au monde musical dans son ensemble. Comme l’a dit si éloquemment Ben Boretz[36] nous sommes à la « fine pointe d’un acte en voie de disparition »[37]. Nous sommes l’activité marginale d’un mastodonte économique. Et le mastodonte utilise nos découvertes, la plupart du temps sans les reconnaître.

Les mots que nous-mêmes utilisons ont continuellement été repris par différents styles. J’ai vu les termes de « new music », « musique expérimentale », « musique électronique », « musique minimaliste », et la liste est sans fin, utilisés par un genre pop ou par un autre au cours des dernières décennies sans qu’aucune reconnaissance concernant l’origine de ces termes ne soit exprimée. En fait, de nos jours, lorsque mes étudiants parlent de « musique contemporaine », ils ne font pas référence à nous. Ils pensent à la musique pop à laquelle ils s’intéressent actuellement. Nous, et nos travaux, avons été constamment « non définis » par l’industrie, la culture populaire et les médias.

« Soundbytes Magazine »[38] a été une petite publication web à laquelle j’ai contribué de 2008 à 2021 environ, avec des critiques de logiciels ou de livres. Le rédacteur en chef, Dave Baer, était impliqué dans l’informatique depuis les années 1960. Il a été technicien sur l’Illiac IV, puis il a rejoint le centre informatique de l’Université de Californie à San Diego. Il se souvient d’avoir été présent au concert à l’Université d’Illinois de HPSCHD de Cage et Hiller. C’est aussi un très bon vocaliste, qui a chanté dans les chœurs de productions d’opéra amateur. Nos démarches ne lui sont donc pas étrangères. En 2013, pour un numéro de Soundbytes, je lui ai proposé de réaliser une interview avec moi, puisque j’utilisais les ordinateurs d’une manière que je pensais être assez intéressante. Sa réponse m’a sidéré – il serait content de le faire, mais il faudrait probablement y inclure une introduction substantielle pour situer mon œuvre dans son contexte, puisque, ce que je faisais était si éloigné des intérêts grand public des concepteurs de l’informatique musicale ! En disant cela, il ne voulait pas dire, par exemple, que mon travail sur la micro-tonalité était très éloigné, disons, des démarches spectromorphologiques acousmatiques. Non, il voulait dire que mon travail, et toutes les autres choses que nous faisons, étaient très éloignés des compositeurs de dance-music amateurs travaillant dans leur chambre à coucher. C’est ainsi que, selon sa conception de la conscience populaire en 2013, même le terme qu’on utilisait pour nous décrire – « musicien informaticien » – ne s’appliquait plus à nous-même. Une fois de plus, la conscience populaire nous avait volé notre identité. C’est sans doute le prix à payer pour se situer aux confins des lisières sanglantes.

Bien évidemment, si l’on rend un outil accessible à « tout le monde », il est plus que probable qu’il va être utilisé pour faire quelque chose que les gens veulent faire, et pas nécessairement ce pour quoi on a envisagé l’utilisation de l’outil. Cela fait longtemps que ce phénomène existe. Je peux raconter une drôle d’histoire qui m’est arrivée à ce sujet. Au début des années 1970, à San Diego, je faisais partie d’un groupe appelé « Fatty Acid » qui jouait mal les pièces populaires de la musique classique. (Le groupe était dirigé par le violoncelliste et musicologue Ronald Al Robboy ; l’autre membre régulier du groupe était le compositeur, écrivain et interprète David Dunn). Il s’agissait d’un acte de comédie d’art conceptuel musicologique, avec de sérieuses connotations stravinskiennes néo classiques – ou peut-être de sérieuses prétentions spectromorphologiques stravinskiennes. Il faut imaginer quel impact fondamental Fatty Acid a eu sur mes démarches de compositeur et de performer. Par la suite, en 1980, j’ai découvert le Fairlight CMI. C’était le paradis. À partir de ce moment, j’étais capable de produire ma « musique incompétente » tout seul, sans avoir à retourner à San Diego de Melbourne pour jouer avec mes potes. Mon enthousiasme était total. Quand j’ai rencontré Peter Vogel et Kim Ryrie, les développeurs de Fairlight, je n’ai pas pu m’empêcher de leur jouer ma musique « de mauvais ensemble de blues amateur ». Ils n’ont pas été, c’est assez naturel, très impressionnés. Ce que je pensais être une utilisation naturelle et excitante de leur machine, était pour eux, bizarre, c’est tout. Je n’étais pas Stevie Wonder. Je me souviens d’Alvin Curran il y a bien longtemps, me disant que je devais faire attention à qui je faisais écouter certaines de mes productions les plus extravagantes. Pour mon plus grand malheur, ils ne faisaient pas partie de mon public cible idéal.

Ainsi, la pression exercée sur nous les gens bizarres, pour qu’on se conforme est toujours là, avec la même intensité. Il convient de remonter le temps et d’écouter ce que disait Mao Zedong en 1942, au Forum sur la littérature et l’art de Yenan. La langue est ici celle du marxisme doctrinaire, mais en substituant les termes, elle pourra paraître extrêmement contemporaine, bien qu’elle soit née à une autre époque et dans un monde idéologique très différent :

[Le premier problème est le suivant] : qui la littérature et l’art doivent-ils servir ? À vrai dire, ce problème a été depuis longtemps résolu par les marxistes, et en particulier par Lénine. Dès 1905, Lénine soulignait que notre art et notre littérature doivent « servir… les millions et les dizaines de millions de travailleurs » (…) Le problème : qui servir ? étant résolu, nous abordons maintenant le problème : comment servir ? Ou, comme le posent nos camarades, devons-nous consacrer nos efforts à élever le niveau de la littérature et de l’art ou bien à les populariser ? (…) Dans le passé, des camarades ont sous-estimé ou négligé dans une certaine mesure, et parfois dans une mesure importante, la popularisation de la littérature et de l’art. (…) Nous devons populariser seulement ce dont ont besoin les ouvriers, paysans et soldats et qu’ils sont prêts à accueillir.[39]

Si l’on substitue « public cible » à « ouvriers, paysans et soldats » et « produire quelque chose qu’on peut vendre » à « popularisation », il devient assez clair, peu importe que le système soit capitaliste ou communiste, qu’ils veulent tous que nous dansions à leur guise.

En 1970, Cornelius Cardew dans des perspectives marxistes-léninistes, nous a exhortés à « mettre nos pas du côté du peuple, et à produire de la musique qui serve à ses luttes »[40].

Aujourd’hui, la scène de la dance-music nous exhorte (à Melbourne) à mettre nos pas du côté du peuple et à produire de la musique qui serve ses luttes pour le groove.

Today, the film-music industry exhorts us to shuffle our feet over to the side of the industry and provide music which serves their narratives.

Aujourd’hui l’industrie de la musique de film nous exhorte à mettre nos pas du côté de l’industrie, et à produire de la musique qui serve à leurs narrations.

Eh bien, peut-être que nous n’avons pas envie de mettre nos pas dans ces engrenages. Peut-être que nous voulons rester ce que Kenneth Gaburo a appelé des « musiciens impertinents » [Irrelevant Musicians][41]. Peut-être que nous voulons être assez arrogants pour faire une musique qui exige ses propres offres et offre ses propres demandes. Je ne suis pas sûr d’être d’accord avec Gaburo lorsqu’il dit : « Si le monde entier va un jour se réveiller, il aura besoin de trouver quelque chose pour s’éveiller ». Je pense qu’un jour le monde entier fournira probablement les choses dont il a besoin pour son propre éveil. Mais je comprends où Gaburo veut en venir. Car en opposition à toute pensée orientée vers le marché, certains parmi nous considèrent la musique comme un cadeau, et non pas comme un prix de vente. Pendant les dernières années, Bandcamp a semblé être un lieu où les gens pouvaient créer une communauté qui s’intéressait en premier lieu à la musique comme moyens d’échange esthétique ou informationnel, et seulement accessoirement comme un produit du marché.

 

8. Conclusion

Ainsi, depuis longtemps nous étions dans l’opposition et nous le sommes toujours aujourd’hui. J’ai lu quelque part il y a peu une assertion qui m’a consterné. C’était quelque chose comme : « Toute position esthétique profondément ancrée n’est devenue aujourd’hui qu’un élément prédéfini de plus dans l’arsenal de possibilités utilisé pour la composition ». Quand dans le passé j’avais énoncé une réflexion un peu ironique sur le fait que, par exemple, la FM et l’algorithme Karplus-Strong, des choses auxquelles des forcenés du travail avaient consacré une partie substantielle de leur vie, étaient maintenant devenues juste des options de timbre dans le cadre du softsynth, ou bien des options dans un module de logiciel de synthèse, je m’attendais en quelque sorte à ce que les nouvelles idées technologiques soient absorbées dans le contexte plus large des techniques contemporaines. Mais cette remarque impliquait que les idées compositionnelles n’étaient que des ressources recyclables parmi d’autres, du grain à moudre pour la grande fabrique de saucisses post-moderne (ou de l’alter-moderne pour citer les critiques britanniques). C’est peut-être un peu vrai, mais c’est tout de même dérangeant.

Est-on alors réellement arrivé à une situation de démocratisation de nos outils par le biais de leur omniprésence ? Ou bien est-on en présence d’une quantité limitée de ressources, celles offertes par « l’industrie » qui ne vont pas faire dérailler le système 4/4 ? Je pense que la réponse est les deux à la fois. Les ressources sont là pour que les gens les utilisent. C’est à nous de continuer à rappeler aux gens quelles autres utilisations potentielles il y a à explorer et comment la nouvelle utopie technologique peut leur procurer les moyens d’exploration et même de transformation de soi. Pour réaliser cela, il faut probablement se battre (toi et moi, mon frère!) contre les médias qui veulent désavouer nos existences qui les dérangent. Mais cette lutte en vaut la peine, si l’on est capable de constituer l’un des nombreux groupes de personnes qui vont maintenir en vie les modes de pensée alternatives et transformationnelles, accessibles à ceux et celles qui ont la curiosité et le désir d’explorer.

Que nous reste-t-il ? Ce qui nous reste, c’est le travail. Le travail qui élargit notre conscience ; le travail qui offre les opportunités de changement de perception ; le travail qui tente de provoquer des changements dans la société ou qui met à disposition un modèle du type de société dans laquelle on veut vivre ; le travail qui réaffirme notre identité comme faisant partie de notre société de manière unique et utile. Le travail qu’on a besoin de retrouver de manière ininterrompue. Comme l’ont dit les Teen Age Mutant Ninja Turtles, ou était-ce Maxwell Smart ou bien Arnold Schoenberg ? – « C’est un sale boulot, mais quelqu’un doit le faire ».

 
 

Warren Burt, Nightshade Etudes 2012-2013 #19 – [Steinway à sourdine tomate]

Gamme micro-tonale basée sur l’œuvre d’Ery Wilson, « Moment of Symmetry »
Timbre – piano en sourdine de la synthé Pianoteq Physical Modeling
Modèles de protéines d’ADN de la banque de données génétiques du NIH
Logiciel de composition ADN – ArtWork par Algorithmic Arts
Studio de composition : trains de banlieue régionaux de la ligne V/Line, Victoria
Les motifs de protéine de l’ADN de tomates sont appliqués aux hauteurs, intensités, rythmes
et sont joués comme canon polyrythmique sur un Steinway virtuel en sourdine.

 


1.Merci à Guillaume Dussably et Gilles Laval pour leur relecture de la traduction française.

2. Cat Hope, compositrice, flûtiste et bassiste, crée des musiques conceptuelles, sous formes de partitions graphiques animées pour des combinaisons acoustiques et électroniques et pour des improvisations. Voir Cat Hope

3. Susan Frykberg (1954-2023) est une compositrice (Nouvelle Zélande) qui a vécu au Canada de 1979 à 1998. Voir wikipedia, Susan Frykberg

4. Joel Chadabe (1938-2021), compositeur (Etats-Unis), auteur et pionnier du développement des systèmes interactifs électroacoustiques. Voir wikipedia, Joel Chadabe

5. Le Center for Music Experiment était de 1972 à 1983 le centre de recherche attaché au département de musique de l’Université de Californie San Diego.

6. Un PDP-11, voir wikipedia PDP-11.

7. Ed Kobrin, un pionnier de la musique électronique (Etats-Unis). Il avait créé un système hybride très sophistiqué : Hybrid I-V. openlibrary Ed Kobrin.

8. Les synthétiseurs Serge ont été créés par Serge Tcherepnine, un compositeur et fabricant d’instruments de musique électronique : wikipedia Serge Tcherepnine. Voir aussi : radiofrance: Archéologie du synthétiseur Serge Modular

9. Célèbre plage nudiste à proximité de UCSD. Voir wikipedia

10. Kenneth Gaburo (1926-1993), compositeur (Etats-Unis). A l’époque mentionnée dans cet article, il était professeur au département de musique à UCSD. Voir wikipedia Kenneth Gaburo

11. Catherine Schieve est une artiste intermédia, compositrice et autrice. Elle vit près d’Ararat, dans le centre de l’État de Victoria (Australie). Voir astramusic.org; et rainerlinz.net

12. Il s’agit du New England Digital Synthesizer – une première version de ce qui deviendra le Synclavier, et le Quasar M-8 – qui deviendra le Fairlight CMI

13. Georgina Born, Rationalizing Culture, IRCAM, Boulez and the Institutionalization of the Musical Avant-Garde, Berkley – Los Angeles – London : University of California Press, 1995.

14. George Lewis, compositeur, performer, et chercheur en musique expérimentale, professeur à l’Université Columbia, New York. wikipedia George Lewis

15. Graham Hair, compositeur et chercheur (Australie). Voir wikipedia Graham Hair

16. Stanley Lunetta (1937-2016), percussionniste, compositeur, et sculpteur (Californie).

17. Ron Nagorcka, compositeur, il joue du didgeridoo and des claviers (Australie). Voir wikipedia Ron Nagorcka

18. Ernie Althoff, musicien, compositeur, constructeur d’instruments et artiste plasticien (Australie). Voir wikipedia Ernie Althoff

19. Graeme Davis, musicien, et performance artiste. daao.org.au Graeme Davis

20. Alvin Lucier (1931-2021), compositeur (Etats-Unis). Voir wikipedia Alvin Lucier et pour I am sitting in a room: youtube

21. Joel Chadabe avait commencé à travailler avec le New England Digital Synthesizer, et avec Roger Meyers, il avait développé un logiciel appelé Play2D pour le contrôler.

22. Tristam Cary ‘1925-2008), compositeur, pionnier de la musique électronique et musique concrète en Angleterre, puis en Australie. Voir wikipedia Tristam Cary

23. George Lewis à New York m’avait montré ses travaux avec le AIM-65de Rockwell et il m’avait parlé du langage FORTH. Un peu plus tard Serge Tcherepnin m’a donné la puce qui faisait tourner FORTH. Cela m’a amené à me lancer sérieusement, peut-être la première fois, dans la programmation informatique .

24. Mon ordinateur était un Rockwell AIM-65 qui comportait trois horloges, toutes décomptées à partir d’une source commune. On pouvait entrer des nombres dans chaque horloge et cela produisait des sous-harmoniques (diviseurs) de l’horloge principale qui fonctionnait à approximativement 1 MHZ. Ce système pouvait être facilement mis en interface avec mon synthétiseur Serge./p>

25. Les trois horloges/oscillateurs du AIM étaient alors traités par les circuits analogiques du Serge.

26. Harry Partch (1901-1974), compositeur et constructeur d’instruments (Etats-Unis). Voir wikipedia Harry Partch

27. St Kilda est un quartier de Melbourne (Australie).

28. Arun Chandra, compositeur et chef d’orchestre. Voir evergreen.edu Arun Chandra

29. Herbert Brün: wikipedia Herbert Brün.

30. Gottfried Michael Koenig (1926-2021), compositeur germano-néerlandais. Voir wikipedia Gottfried Michael Koenig

31. William Burroughs, The Green Nun : youtube The Green Nun

32. Le système AUMI est conçu pour être utilisé par n’importe qui à n’importe quel niveau de compétence – en fonction de la manière de programmer ce système, l’utilisateur peut le jouer à n’importe quel niveau de sa capacité physique. Voir AUMI

33. David Dunn, courriel à Warren Burt, à la fin de 2014.

34. Deux tablettes basées sur Android, deux basées sur iOS, et une tablette Windows 8 en mode Bureau.

35. Harry Partch: “The Spiritual Corporeal nature of man” tiré de “Harry Partch in Prologue” sur le disque bonus de la “Delusion of the Fury”, Columbia Masterworks – M2 30576 · 3 x Vinyl, LP. Box Set · US · 1971.

36. Ben Boretz, compositeur et théoricien de la musique (Etats-Unis). Voir paalabres.org Ben Boretz

37. Ben Boretz, If I am a Musical Thinker, Station Hill Press, 2010.

38. Soundbytes Magazine et Dave Baer (rédacteur en chef) : Depuis que cet article a été écrit et révisé, toutes les références au magazine Soundbytes ont disparu du web. J’espère publier une compilation des critiques que j’ai écrites pour ce magazine sur mon site www.warrenburt.com à la fin de l’année 2024.

39. Mao Zedong : Interventions sur l’art et la littérature. Mai 1942. materialisme-dialectique

40. Cornelius Cardew, Stockhausen Serves Imperialism, Londres: Latimer New Dimension, 1974.

41. Kenneth Gaburo, The Beauty of Irrelevant Music, La Jolla: Lingua Press, 1974; Frog Peak Music, 1995.

 

Ecole Jules Ferry

Access to the English translation: Projet à l’école Jules Ferry

 


 

Projet avec les élèves de l’école primaire Jules Ferry de Villeurbanne
2018-20

Philippe Genet, Pascal Pariaud et Gérald Venturi

 

Ce projet fait partie d’un dispositif de l’Institut français de l’éducation. L’école Jules Ferry de Villeurbanne est un lieu d’éducation associé (LéA). Il s’agit d’un partenariat entre un laboratoire de recherche et des établissements scolaires. Le projet développé depuis trois ans par Philippe Genet, Pascal Pariaud et Gérald Venturi se déroule en collaboration avec le sociologue Jean-Paul Filiod et les enseignants et enseignantes des classes de l’école Jules Ferry.

Les quatre membres de l’équipe de recherche travaillent sur des repérages d’apprentissage de nature musicale (vocabulaire, culture…) et psychosociale (estime de soi, coopération…). Il s’agit d’ateliers d’écoute musicale et de manipulation sonore.

Voici deux exemples d’enregistrements des productions réalisées par les élèves :

 

1. Projets 2019-20.

 

2. Projet juin 2019.

Christopher Williams – Français

Access to the English original text: Encounter with Christopher Williams

 


 

Rencontre entre Christopher Williams et
Jean-Charles François

Berlin, juillet 2018

 

Sommaire :

1. KONTRAKLANG, Berlin
2. Participation du public
3. La question de l’immigration
4. Médiation
5. Recherche artistique – Une tension entre théorie et pratique


1. KONTRAKLANG, Berlin

Christopher W.:

Je voudrais commencer par aborder mon activité de curator, de responsable de la programmation d’un lieu de concerts, parce que je pense que cela concerne le sujet de cette édition PaaLabRes. À Berlin, je co-organise une série de concerts mensuels qui s’appelle KONTRAKLANG (https://kontraklang.de). Il faut prendre en considération que dans un lieu comme Berlin où il y a une grande concentration de personnes qui font de la musique contemporaine, plus que partout ailleurs dans le monde, et à un niveau très élevé, les gens ont tendance à se spécialiser et ne se considèrent pas eux-mêmes comme faisant partie d’un écosystème plus large. C’est ainsi que, par exemple, les personnes qui font partie de la scène de l’art et du design sonore peuvent aller dans les galeries ou ont à faire avec la radio, mais elles ne vont pas nécessairement passer beaucoup de temps à aller à des concerts et à fréquenter le milieu des compositeurs et des musiciens. Et puis il y a comme on le sait des compositeurs-compositeurs qui ne vont qu’aux concerts de leur propre musique ou à des festivals. Ils sont à la recherche de commissions et parfois ils vont écouter ce que font leurs amis. Et puis encore il y a les improvisateurs qui se retrouvent dans certains clubs et qui ne vont jamais dans les festivals de musique contemporaine de type conventionnel. Bien sûr, tout le monde n’est pas comme cela, mais c’est une tendance qui semble se confirmer : les êtres humains aiment se séparer en tribus.

Jean-Charles F.:

Il n’y a rien de mal à cela ?

CW :

Eh bien, je pense qu’il y a beaucoup de mal à cela si cela devient la superstructure.

JCF :

Oui. Et dans le monde de l’improvisation, il y a aussi des sous-catégories.

CW :

Oui, même si le gâteau est petit, les gens éprouvent le besoin de le couper en tous petits morceaux. Je ne vais pas m’attarder sur cette condition permanente de l’humanité, sauf de constater qu’elle existe. Et c’est à cela que nous avons voulu nous confronter lorsque nous avons créé la série de concerts KONTRAKLANG il y a maintenant quatre ans. Nous avons voulu faire dérailler cette tendance et encourager plus d’intersections entre les différentes mini-scènes. En particulier, on gravite autour des formes d’échanges ou d’œuvres ayant des identités multiples. Quelquefois, souvent en réalité, nous organisons des concerts en deux parties, avec un entracte au milieu, avec deux présentations très différentes en termes d’esthétiques, de générations, etc. Mais elles peuvent être reliées par des types de questions ou de méthodes similaires. Par exemple, il y a à peu près deux ans, nous avons organisé un concert autour des collectifs. Deux collectifs ont été invités : d’une part, Stock11 (http://stock11.de), un groupe de compositeurs-interprètes, la plupart allemands, très ancrés dans un style de musique typique de la scène de la « musique contemporaine » [Neue Musik] ; ils ont présenté leur propre musique et ont joué des œuvres écrites par les différents membres du groupe. D’autre part, nous avons présenté un autre collectif plus expérimental, Umlaut (http://umlautrecords.com/), dont les membres ne jouent pas ensemble de façon régulière. Ils ne sont pas liés par des parcours musicaux communs. Ils ont un label d’enregistrements et un festival, ils forment un réseau de gens qui aiment être ensemble. Ils n’avaient jamais encore joué un concert ensemble en tant que « Umlaut » ; et alors nous leur avons demandé de présenter un concert ensemble. Je pense qu’ils étaient cinq ou six et ils ont réalisé une pièce ensemble pour la première fois. Ainsi, le même thème s’appliquait aux deux parties du concert, mais chaque partie se déroulait dans des conditions très différentes, avec des esthétiques très différentes, des philosophies très différentes dans la façon d’aborder le travail d’ensemble. C’est le genre de choses que l’on recherche avec plaisir. Il n’y a pas toujours un thème adéquat pour regrouper la diversité des éléments, mais il y a généralement un fil conducteur qui les relie et qui fait ressortir les différences d’une manière (on l’espère) provocatrice. Pour nous, cela a été très fructueux, parce que cela a créé des occasions de collaborations qui sans cela n’auraient normalement pas existé, et je pense aussi que cela a contribué à amener un public plus large que si nous nous étions limités à ne présenter que de la musique contemporaine, ou que de la musique improvisée, ou d’autres choses encore plus évidentes. Nous avons aussi invité des artistes sonores : nous avons présenté des performances-installations et des projets avec des artistes sonores qui écrivent pour des instruments. Les concerts ne sont pas nécessairement des formats adéquats pour les gens qui font de l’art sonore, parce qu’en général, ils travaillent dans d’autres types d’espaces ou de formats : la performance ne fait pas nécessairement partie des arts sonores. En fait, surtout en Allemagne, la façon d’envisager la performance est un des murs qui a été construit historiquement entre les arts sonores et la musique. Ce n’est pas ce qui se passe nécessairement dans d’autres endroits.

JCF :

Est-ce parce que les artistes sonores sont plus connectés au monde des arts plastiques ?

CW :

Exactement. Leur superstructure est le monde des arts, qui est en général opposé à celui de la musique.

JCF :

Est-ce aussi le cas pour les artistes sonores qui utilisent beaucoup les moyens électroniques et numériques ?

CW :

Parfois. Mais, parce que je suis américain, je pense que ma façon d’envisager les artistes sonores est plus œcuménique. Je ne sais pas où situer beaucoup des gens qui se décrivent comme artistes sonores, mais qui font aussi de la musique ou vice versa. Cela n’a pour moi peu d’importance, mais je le mentionne ici pour illustrer notre goût pour les zones grises dans KONTRAKLANG.

 

2. La Participation du public

JCF :

Il me semble que pour beaucoup d’artistes qui s’intéressent à la matière sonore, il y a une nécessité d’éviter l’univers ultra spécialisé des musiciens, garantie d’excellence mais source de grandes limitations. Mais il y a aussi la question du public. Très souvent il est composé des artistes, des musiciens eux-mêmes et de leur entourage. J’ai l’impression qu’il y a aujourd’hui une grande demande de participation active de la part du public, pas seulement d’être dans des situations d’avoir à écouter ou à contempler quelque chose. Est-ce le cas ?

CW :

L’écoute et la contemplation ne sont-elles pas actives ? Même dans le cas des concerts les plus formels, le public est physiquement actif avec la musique, je ne crois pas vraiment au concept de participation en tant que catégorie séparée d’activité. Tout ce que je fais en tant que musicien est de nature assez collaborative. Je ne fais presque jamais quelque chose par moi-même, que ce soit des pièces écrites pour d’autres personnes ou pour moi-même, ou d’improvisations ou même quand il s’agit de quelque chose où je suis ostensiblement « seul ». C’est toujours clairement dans des perspectives d’un partage avec d’autres. Et j’inclus dans cela bien sûr aussi la notion d’écoute, même si les personnes qui écoutent ne votent pas quelle pièce je dois jouer ensuite, ou même si elles ne participent pas à la production de mes sons avec des smartphones ou par d’autres moyens. L’imagination est par essence interactive et pour moi cela suffit amplement. Je ne passe pas vraiment beaucoup de temps sur la participation sociale explicite qu’on trouve dans une forme exagérée dans la musique pop ou dans la publicité, ou même dans les contextes organisés aujourd’hui dans les musées. Je suis très sceptique en fait. Est que tu connais un architecte et penseur qui s’appelle Markus Miessen ?

JCF :

Non.

CW :

Il a écrit un livre, The Nightmare of Participation[1] [Le cauchemar de la participation], dans lequel il démonte toute l’idée et critique les attitudes cyniques qui se cachent derrière. Il faut « laisser le peuple décider par lui-même ».

JCF :

Pourtant la participation active du public me paraît être ce qui constitue la nature même de l’architecture, dans l’adaptation active et des usagers aux espaces et aux parcours, voire à leurs modifications effectives. Mais bien sûr le processus est le suivant : les architectes construisent quelque chose à partir d’un fantasme de ce que sont les usagers, puis les usagers après coup transforment les lieux et les parcours planifiés.

CW :

Eh bien, l’architecture offre certainement un contexte intéressant pour réfléchir à la participation, car celle-ci peut être présente de multiples façons.

JCF :

Habituellement, les usagers n’ont pas d’autre choix que de participer.

CW :

Il faut qu’ils vivent là. Est-ce que tu connais l’œuvre de Lawrence Halprin ?

JCF :

Oui, tout à fait. Les « RSVP Cycles » [2].

CW :

Comme tu le sais, j’ai écrit un chapitre entier dans ma thèse de doctorat à ce sujet, et pendant les deux dernières années je me suis plongé dans ses travaux. J’ai aussi participé à une classe de danse de Anna Halprin, sa femme, qui a été tout autant responsable de cette histoire. Elle a quatre-vingt-dix-huit ans maintenant et elle continue à enseigner deux fois par semaine, sur les mêmes bases du chantier qu’elle a pratiqué depuis les années 1950, c’est incroyable. Anna continue à beaucoup parler des « RSVP Cycles ». Elle a une conception beaucoup plus simple et plus ouverte qu’avait son mari, l’architecte Lawrence Halprin au sujet des « RSVP cycles » : il avait une idée plus systématique sur comment cela pouvait fonctionner et comment on pouvait utiliser ce concept. C’est un cas très intéressant si l’on compare le sens utopique de participation (de la population) dans ses écrits avec comment il a pu réaliser en réalité ses propres projets. Dans son ouvrage City Choreographer Lawrence Halprin in Urban Renewal America[3], Alison Bick Hirsh considère avec sympathie l’œuvre de Halprin. Mais elle critique aussi la tension entre d’une part ses sensibilités modernistes, son besoin de contrôler les choses et d’avoir une reconnaissance de ses droits et d’autre part, son désir sincère de maximiser le potentiel de la participation du public à différents niveaux.

Le projet que j’utilise dans ma thèse pour comprendre les principes du RSVP est le Sea Ranch, une communauté écologique du nord de la Californie. Si tu le voyais, tu le reconnaîtrais immédiatement car ce style d’architecture a été largement copié : un revêtement en bois brut avec des toits très pentus et de grandes fenêtres – très emblématique. Il a développé ce type d’architecture pour ce lieu particulier : les toits inclinés détournent le vent venant de l’océan et créent une sorte de sanctuaire sur le côté de la maison qui ne fait pas face à la côte. Le revêtement en bois est une caractéristique historique de l’architecture régionale, les granges qui y ont été construites par les trappeurs russes avant que la terre ne soit développée. Avec ses nombreux collaborateurs, il a également établi des principes écologiques pour être adoptés par la collectivité : il y avait des règles concernant le type de végétation à utiliser sur les terrains privés, qu’aucune maison ne devait bloquer la vue sur la mer pour une autre maison, que la communauté devait être construite en groupes plutôt qu’en style de banlieue cossue, ce genre de choses. Et très vite, cette communauté est devenue si recherchée, en raison de sa beauté et de sa solitude, que les promoteurs immobiliers ont en gros fait fi des principes écologiques énoncés.

Finalement, ils se sont débarrassés de Lawrence Halprin et ont élargi la communauté d’une manière qui contredisait totalement sa vision initiale. Ce projet était basé sur le cycle RSVP, c’est-à-dire sur un modèle de processus créatif qui donnait la priorité à une représentation transparente des interactions entre les ressources (R), la partition (S pour score), les valeurs à mettre en action (V) et la performance ou réalisation effective (P). Mais le pouvoir de la finance, planant sur l’ensemble du processus, qui a en quelque sorte rendu tout le reste impuissant à un certain moment, n’est pas représenté dans son modèle. Cette dynamique de pouvoir asymétrique a apparemment été un problème dans beaucoup de ses projets. Ce n’était pas toujours une question d’argent, mais parfois c’est sa propre vision qui posait problème, car n’étant pas représentée de manière critique dans le processus de création.

JCF :

C’est la nature de tout projet, il se développe dans le temps, et soudainement il devient quelque chose d’autre, ou bien il disparaît.

CW :

Certains de ses projets d’urbanisme étaient ainsi assez extrêmes : une année de travail avec la communauté, à partir de ce qui avait été déjà construit ; rencontre avec les gens, mise en place de groupes de travail locaux avec des représentants de la communauté, organisation d’événements et d’enquêtes, réunions, et ainsi de suite dans la durée. Et puis, en fin de compte, ce qui s’est passé, c’est qu’il a façonné le projet de sorte qu’il parvienne aux conclusions qu’il voulait atteindre dès le début. Et je peux comprendre, d’une certaine manière, que cela ne puisse pas en être autrement, parce que si vous laissez au peuple le soin de décider de questions complexes, il va être difficile de parvenir à des conclusions. Ce n’est pas à cause de l’éducation qu’il a reçu et de ses idéaux esthétiques forts qui trouvent leur origine profonde dans le Bauhaus qu’il a fait cela. Il a étudié à la Harvard Graduate School of Design avec Walter Gropius. Il faut en conséquence savoir qu’il ne pouvait pas, à un certain niveau, éviter d’être influencé par ses impulsions modernistes. Je sais par expérience que les structures du pouvoir d’auteur disparaissent rarement dans ce genre de projets participatifs, et il est sage de l’accepter et de l’utiliser à l’avantage de la collectivité.

Dans le même chapitre de ma thèse, je parle d’une série de pièces de Richard Barrett. C’est une personnalité intéressante, un compositeur-compositeur illustre, qui a souvent utilisé une notation très complexe, mais il aussi été un improvisateur libre tout au long de sa carrière en utilisant surtout l’électronique. Il a un duo important avec Paul Overmayer qui s’appelle furt. Il y a à peu près quinze ans, Richard Barrett a commencé à travailler dans ses projets en reliant dans le même mouvement la notation et l’improvisation, ce qui alors était pour lui tout à fait nouveau dans son travail – avant cela, c’était plutôt l’utilisation de l’une ou de l’autre. Il a écrit une série de pièces intitulées fOKT, pour un octuor d’improvisateurs et de compositeurs-interprètes. Dans cette série de pièces, je trouve intéressant que son rôle dans le projet est dans une très grande mesure celui de leader, de compositeur, mais en faisant appel aux mondes sonores des interprètes, et en offrant sa composition comme une extension de sa pratique de performance sonore. Il a créé une situation dans laquelle il pouvait se fondre comme un des musiciens parmi d’autres. Il ne s’agissait pas de maintenir une structure de pouvoir comme avait pu le faire Lawrence Halpirn dans ses travaux. Je pense que c’est un formidable modèle pour montrer comment des compositeurs s’intéressant à l’improvisation peuvent travailler. C’est une alternative à des solutions plus faciles, comme lorsqu’un compositeur qui n’est pas lui-même un improvisateur donne aux improvisateurs une ligne de temps et leur dit : « faites ceci pendant quelque temps et puis faites cela ». Il y a d’autres moyens plus profonds pour s’engager dans l’improvisation en tant que compositeur si l’on n’adopte pas cette perspective qui consiste à être quelqu’un ne regardant la performance que d’un hélicoptère.

JCF :

Dans les années 1960, j’ai vécu beaucoup de situations telles que celle que tu décris, un compositeur incluant dans ses partitions des moments d’improvisation. De nombreuses versions expérimentales se déclinaient déjà sous la forme de partitions graphiques, d’improvisation dirigée (une partie s’appelle aujourd’hui « sound painting »), sans oublier les processus des formes aléatoires et de l’indétermination. À l’époque, cela a produit chez les interprètes énormément de frustration, ce qui a mené à la nécessité pour les instrumentistes et vocalistes de créer des situations d’improvisation « libre » qui se passaient de l’autorité d’une seule et unique personne portant la responsabilité de la création. Certes, aujourd’hui la situation des rapports entre composition et improvisation a beaucoup changé. Par ailleurs, les conditions de la création collective concernant la production immédiate de la matière sonore sont loin d’être clairement définies en termes de contenus et de relations sociales. Pour ma part, j’ai développé pendant les 15 dernières années, la notion de protocoles d’improvisation qui me paraissent nécessaires à des situations où des musiciens de traditions différentes doivent se rencontrer pour co-construire une matière sonore, à des situations de rencontre entre des musiciens et d’autres artistes (danseurs, acteurs, plasticiens, etc.) pour trouver des territoires communs, ou bien à des situations où il s’agit de personnes abordant l’improvisation pour la première fois. Pourtant je reste attaché à deux idées : a) l’improvisation tient sa légitimité dans la création collective de type de démocratie directe et horizontale ; b) les supports du monde « visuel » ne doivent pas être éliminés, mais l’improvisation doit chercher du côté de l’oralité et de l’écoute à favoriser d’autres supports.

 

3. La question de l’immigration

JCF :

Pour changer de sujet, et revenir à Berlin : tu sembles décrire un monde qui reste encore profondément attaché aux notions d’avant-garde et d’innovation dans des perspectives qui me paraissent être encore liées à la période moderniste – bien sûr je fais complètement partie de ce monde. Mais qu’en est-il par exemple du problème de l’immigration ? Même si en ce moment ce problème est particulièrement brûlant, je pense qu’il n’est pas nouveau. Les populations qui ne correspondent pas à l’idéal de l’art occidental viennent-ils aux concerts que tu organises ?

CW :

En fait, nous avons dans notre série de concerts plusieurs connexions avec des organisations qui aident les réfugiés, et nous les avons invités à nos événements. Il faut savoir que, sans doute, pour beaucoup de réfugiés – en plus du fait qu’ils sont dans un nouvel espace et qu’il leur faut ici recommencer à zéro sans beaucoup de famille ou d’amis (si toutefois ils en ont) –ils n’ont pas le droit de travailler. Certains d’entre eux s’inscrivent dans des cours d’allemand, recherchent des stages ou des choses comme cela, mais la plupart ne font que « traîner » en attendant de retourner dans leur pays et c’est bien sûr une recette pour aller au désastre. Alors il y a des organisations qui leur trouvent les moyens de s’impliquer ici dans la société. Nous les avons invités à KONTRAKLANG, C’est une invitation permanente à tous nos événements, ils peuvent y entrer gratuitement, les boissons sont offertes. De manière occasionnelle, nous avons eu des groupes de vingt à vingt-cinq personnes présentes faisant partie de ces organisations, et certains de ces concerts ont été parmi les meilleurs de la saison, car ils ont pu apporter une atmosphère complètement différente dans le public. Il faut savoir que ce sont des jeunes qui ont disons entre dix-huit ans ou moins et jusqu’à vingt-cinq ans – j’ai l’impression que très peu d’entre eux ont déjà assisté à des concerts formels, encore moins pour entendre de la musique contemporaine. Tout le rituel d’aller à la salle de concert, porter son attention sur ce qui est joué, éteindre son portable, semble ne pas faire partie de leur univers. Parfois, ils se parlent entre eux pendant les concerts, ils se lèvent pour aller au bar ou aux toilettes pendant que les pièces sont jouées. Cela dérange au premier abord, mais ils n’ont pas de tabous concernant les réactions qu’on peut avoir à la musique. Je me rappelle les applaudissements à la fin de certaines pièces, c’était tout à fait stupéfiant – ils se sont levés et se sont mis à huer et à crier, comme aucun membre de notre public habituel ne le ferait jamais. Et ils se mettent à rire et font des commentaires entre eux lorsque quelque chose d’étrange se passe. Évidemment c’est tout à fait réjouissant, et malgré tout un peu choquant pour un public habitué aux concerts de musique contemporaine. Malheureusement ils ne viennent plus aussi souvent ; nous avons peut-être besoin de les recontacter et d’en recruter d’autres, parce que cela a été une expérience très positive. Pourtant certains d’entre eux sont aussi revenus, ce n’était pas comme s’ils étaient venus une seule fois en se disant en sortant « merde alors, plus jamais cela ! ». Pourtant, certains sont revenus. Certains ont continué à venir et ont posé des questions sur ce que nous faisons, c’est très encourageant. Mais évidemment il s’agit d’une exception à la règle.

JCF :

Est-ce qu’ils viennent eux-mêmes avec leurs propres pratiques ?

CW :

Eh bien, je ne sais pas combien se sont engagés dans la voie d’être des musiciens à plein temps ou des musiciens professionnels, mais j’ai l’impression que beaucoup chantent ou jouent d’un instrument. Honnêtement, c’est une zone un peu aveugle.

JCF :

D’une façon plus générale, Berlin est un lieu qui est particulièrement connu pour son multiculturalisme. Il n’y a pas que les réfugiés récents.

CW :

Il est vrai qu’il y a dans cette ville des centaines de nationalités et de langages, et différentes communautés. Est-ce que tu te demandes pourquoi nos concerts sont tellement l’affaire des blancs ?

 

4. Médiation

JCF :

Il s’agit des relations entre le groupe des « modernistes » – qui est constitué en grande majorité par des blancs – avec le reste de la société. Cela a à voir avec l’impression que j’ai d’une disparition progressive de la musique contemporaine de ma génération qui dans le passé avait un large public qui est maintenant devenu de plus en plus clairsemé et avait une exposition médiatique qui a maintenant pratiquement disparue, tout cela au profit d’une mosaïque de pratiques diversifiées, chacune ayant un groupe d’aficionados passionnés mais peu nombreux.

CW :

À Berlin il y a, selon mon expérience, un public beaucoup plus nombreux que pratiquement partout ailleurs. Même s’il y a des concerts où il n’y a qu’une quinzaine ou une vingtaine de personnes, il y en a d’autres où, le plus souvent, il y en a cinquante ; ce qui est sympa. C’est le cas par exemple à des endroits comme Ausland[4], une des institutions underground des musiques improvisées. Ils existent depuis une quinzaine d’années et dans ce cadre, certains de mes amis organisent une série de concerts sous le nom de « Biegungen ». L’endroit est ce qu’il est, ce n’est pas très grand, mais si on arrive à y faire venir un certain nombre de gens, on s’y sent comme dans une fête informelle, c’est une scène assez vivante. Par ailleurs, il y a des festivals plus officiels dans lesquels il y a des centaines de personnes. KONTRAKLANG se situe entre les deux, autour de cent personnes par concert. Donc je n’ai pas l’impression que ce type de musique et son public sont en train de disparaître en tant que tels. Ce dont tu parles, je pense, c’est plutôt de la déconnexion qui existe entre la culture musicale et la pratique musicale.

JCF :

Pas tout à fait. Pour revenir à ce dont nous avons parlé ci-dessus, c’est plutôt l’idée d’une pléthore de « groupuscules », avec leurs propres réseaux qui s’étendent de par le monde, mais qui restent petits de taille. Il est souvent difficile d’être capable de faire la distinction entre un réseau et un autre. Il ne s’agit plus de faire la distinction entre le grand art et la culture populaire, mais plutôt d’une série de réseaux souterrains qui s’opposent par leurs pratiques et leurs affiliés à la machine uniformisante de l’industrie culturelle. Ces réseaux sont en même temps tellement proches, ils tendent tous à faire la même chose au même moment, et pourtant ils sont fermés dans le sens qu’ils ont tendance en même temps à éviter de faire quoique ce soit entre eux. Chaque réseau a ses festivals, scènes et salles de concert ; et si vous faites partie d’un autre groupe, il n’y a aucune chance d’être invité. La pensée de la multitude des divers undergrounds ouvre des champs de liberté illimitée, et pourtant elle tend complètement à multiplier les murs.

CW :

Les murs ! C’est ce que je veux dire quand je parle de la culture musicale : les gens s’organisent eux-mêmes, les discours qu’ils développent, les lieux où ils jouent, les publications qu’ils lisent, tout ce genre de choses. Pour moi, c’est évidemment très important, et cela a un impact majeur sur la pratique, mais je ne pense pas que la pratique est profondément liée à tout cela. Il y a beaucoup de terrains communs entre, par exemple, certains musiciens qui travaillent sur des drones ou sur des guitares électriques tabletop, les musiciens électroacoustiques, de la techno, et les DJs expérimentaux : les mêmes types de problèmes se manifestent dans le contexte des différentes pratiques. Mais quand il s’agit de ce qu’on appelle en allemand Vermittlung [la médiation], la présentation, la promotion, la dissémination de la musique, alors soudainement « swshhhh… » les praticiens se contredisent souvent complètement entre eux. . Ce qui m’intéresse plus, en tant que musicien qui comprend le travail réalisé à la base, c’est comment la pratique peut se connecter avec d’autres cultures et non pas la façon par laquelle les cultures musicales peuvent séparer les pratiques. La culture musicale doit être au service de la pratique, et c’est une des raisons pour laquelle j’ai choisi de m’intéresser à l’organisation de concerts, car je peux apporter ce type de savoir, celui de la connectivité qui existe entre différentes pratiques, pour la faire apparaître dans leur présentation au public. Trop de gens qui organisent des festivals, dirigent des institutions, des écoles ou des publications n’ont pas d’expérience directe du travail sur les matériaux. Ils ne voient donc pas les liens qui existent et ils ne les mettent pas en avant. Parfois ils osent peut-être se lancer dans la juxtaposition de deux traditions opposées lors de rencontres isolées, comme par exemple faire jouer des musiciens de la musique traditionnelle classique persane ou indienne avec un ensemble de musique contemporaine. Ces choses se passent de temps en temps, mais le plus souvent elles sont vouées à l’échec par le geste de concocter un cocktail sexy de ceux qu’on a présumé autres. Ce que nous essayons de faire dans notre série de concerts, c’est d’explorer les continuités qui sont déjà là, mais qui sont cachées hors de vue par nos préjugés dans nos propres cadres musicaux et culturels.

 

5. Recherche artistique – Une tension entre théorie et pratique

JCF :

On en arrive à la dernière question : les murs qui existent entre le monde académique de l’université et celui des pratiques effectives. Les praticiens de la musique sont exclus des institutions d’enseignement supérieur et de la recherche, ou bien plus souvent ne veulent pas y être associés. Mais en même temps, ils n’en sont pas complètement en dehors par les temps qui courent. Tu es dans une bonne position pour dire des choses à ce sujet ?

CW :

J’ai la chance de me situer à cheval entre les deux univers, et je ne suis pas obligé de choisir entre les deux, au moins au point où j’en suis. Je me suis toujours intéressé à la recherche, et évidemment aussi à faire de la musique en tant que telle. Au cours de mon doctorat, j’ai développé un goût prononcé pour développer l’interface qui existe entre les deux.

JCF :

Donc, pour toi, la notion de recherche artistique est importante ?

CW :

Oui et non. Les contenus de la recherche artistique sont importants pour moi, et je suis très attaché à l’idée que la pratique peut aider à résoudre des questions de recherche que les méthodes de la recherche plus scientifique sont incapables de faire. Je suis aussi très attaché aux potentiels que la pratique artistique – en particulier la musique expérimentale – peut apporter aux questions sociales, aux questions plus larges qui gravitent autour de la connaissance de la production et de la dissémination. Je m’intéresse aussi à l’utilisation de la recherche pour me faire sortir de mes propres limitations esthétiques. Toutes ces choses sont inhérentes à la recherche artistique, mais par contre, j’ai des sentiments ambivalents vis-à-vis de la recherche artistique en tant que discipline et de ses institutions. Le terme de « recherche artistique » est souvent utilisé de manière abusive. D’une part, le terme est communément utilisé par des praticiens qui n’arrivent pas à survivre dans le monde des arts ou de la musique, parce qu’ils n’ont pas les compétences pour le faire, ou bien qu’ils n’ont pas le courage de mener la vie d’artiste indépendant. D’autre part, des universitaires ont colonisé ce domaine, parce qu’ils sont à la recherche d’une spécialité. Ils peuvent peut-être venir de la philosophie ou des sciences sociales, de l’histoire de l’art, de la musicologie, des études théâtrales, de la théorie critique, des choses de ce genre. Pour eux, la recherche artistique est une sorte de nouveau gâteau qu’il convient de partager en morceaux.

JCF :

Oui, je vois.

CW :

Alors, il y a des colloques, des publications, des départements dans les universités, mais je n’arrive pas à déterminer si beaucoup de personnes dans le monde de la recherche artistique valorisent vraiment la pratique et comment ils s’y prennent pour le faire. On peut sans doute sentir combien je suis allergique à cet aspect de la recherche artistique en tant que discipline – toutes mes excuses pour cette diatribe. Disons seulement que je ne me préoccupe pas de la promotion ou de la théorisation de la recherche artistique en tant que discipline, je m’intéresse plus à la mener. Je suppose que la plupart des personnes qui produisent le meilleur travail dans ce domaine partagent le même sentiment. Ces questions me préoccupent plus que jamais en ce moment parce que, en premier lieu, je voudrais avoir sous une forme ou une autre des revenus réguliers : les difficultés de cette vie d’artiste indépendant commencent à me fatiguer !

JCF :

Effectivement, les rapports entre les différentes versions de carrières artistiques ne sont pas tout à fait pacifiques. Premièrement, les artistes indépendants, notamment dans le domaine des musiques expérimentales, considèrent souvent ceux qui sont à l’abri dans des institutions académiques ou autres comme trahissant l’idéal du risque artistique en tant que tel. Deuxièmement les professeurs tournés vers la pratique musicale instrumentale ou vocale, pensent souvent que toute réflexion sur leur propre pratique est un temps inutile pris sur la pratique effective exigée par le haut niveau d’excellence. Troisièmement beaucoup d’artistes font de la recherche sans le savoir, et quand ils en sont conscients, souvent ils refusent de diffuser leur art par des articles de recherche. Beaucoup de murs se sont dressés entre les mondes des pratiques indépendantes, des conservatoires et des institutions de recherche.

CW :

Eh bien, si on se limite à la question de l’improvisation, il y a de plus en plus de personnes qui sont à la fois des artistes praticiens et des chercheurs qui sont en position de pouvoir dans les institutions. Prenons le cas de George Lewis : il a tout changé. Il a payé de sa personne comme musicien et artiste et il a constamment produit des choses créatives intéressantes : en même temps il est devenu une figure majeure dans le domaine de la recherche sur l’improvisation. En étant professeur à l’Université Columbia à New York il a été capable de créer des opportunités pour tout un tas de gens et d’idées qui sans cela n’auraient pas pu être mises en place.

JCF :

À l’Université Columbia (et à Princeton), historiquement, Milton Babbitt[5] était la figure de proue du département de musique. C’est très intéressant de voir que maintenant c’est George Lewis, avec tout ce qu’il représente, qui occupe cette position qui en est devenu le personnage intellectuel et artistique le plus influent.

Toi-même tu as fait ton doctorat à l’Université Leiden aux Pays-Bas[4]. Cela semble être un endroit très intéressant ?

CW :

Certainement. Il y a beaucoup d’étudiants intéressants et l’équipe de professeurs est très petite – à la base Marcel Cobussen et Richard Barrett (ils ont été mes deux interlocuteurs principaux), et Henk Borgdorff qui est un théoricien d’envergure dans la recherche artistique. Le président de mon comité de doctorat a été Frans de Ruiter, qui a été le directeur du Conservatoire Royal de La Haye pendant de longues années avant de créer le département à Leiden. Je crois que Edwin van der Heide, un artiste sonore qui fait des sculptures cinétiques et beaucoup d’installations sonores, en fait maintenant partie. C’est un centre de rencontres où beaucoup de choses importantes se produisent dans notre domaine d’intérêt.

En ce qui concerne ma recherche d’un poste plus stable, je suis sûr que quelque chose va se présenter, je dois juste être patient et continuer à me renseigner. La plupart des opportunités de ce type dans ma vie se sont produites grâce à des relations personnelles de toute façon, donc je pense que je dois garder les yeux ouverts jusqu’à ce que la bonne personne se présente.

Notre rencontre touche à sa fin, car je dois m’en aller.

JCF :

Merci beaucoup pour cette rencontre très fructueuse.


1. 2010 Markus Miessen, The Nightmare of Participation, Berlin: Sternberg Press

2. See Lawrence Halprin, The RSVP Cycles: Creative Processes in Human Environment, G.Brazilier, 1970. Les RSVP cycles consituent un système méthodologique centré sur la collaboration et la créativité. La signification des lettres est comme suit : R = ressources; S = scores [partitions musicales] ; V = valeurs à mettre en action [value-action]; P = réalisation effective [performance]. Voir en.wikipedia.org

3. Alison Hirsch, City Choreographer: Lawrence Halprin in Urban Renewal America, University of Minnesota Press, 2014. (https://www.upress.umn.edu/book-division/books/city-choreographer)

4. « Ausland, Berlin, est un lieu indépendant pour la musique, le cinéma, la littérature, les performances et autres activités artistiques. C’est un lieu qui propose également son infrastructure aux artistes et à leurs projets pour des répétitions, des enregistrements et des ateliers, ainsi qu’un certain nombre de résidences. Inauguré en 2002, Ausland est géré par un collectif de bénévoles. » (https://ausland-berlin.de/about-ausland)

5. Milton Babbitt, compositeur américain (1916-2011), pionnier de la musique électronique et du sérialisme intégral. Théoricien très influent concernant le dodécaphonisme et de sa combinatorialité. Figure très importante dans la défense de la pratique musicale contemporaine et de ses apports théoriques au sein des universités américaines. Il a été en particulier associé à l’Université de Princeton et l’Université Columbia. (https://fr.wikipedia.org/wiki/Milton_Babbitt)

6. Voir « Leiden University – Academy of Creative and Performing Arts » (https://www.universiteitleiden.nl/en/humanities/academy-of-creative-and-performing-arts/research)


 

Christopher A. Williams (1981, San Diego) est un créateur, un organisateur et un théoricien de la musique expérimentale et de l’art sonore. En tant que compositeur et contrebassiste, il travaille dans les domaines de la musique de chambre, de l’improvisation et de l’art radiophonique et développe aussi des collaborations avec des danseurs, des artistes du son et des artistes visuels. Performances et collaborations avec Derek Bailey, Compagnie Ouie/Dire, Charles Curtis, LaMonte Young’s Theatre of Eternal Music, Ferran Fages, Robin Hayward (en tant que Reidemeister Move), Barbara Held, Christian Kesten, Christina Kubisch, Liminar, Maulwerker, Charlie Morrow, David Moss, Andrea Neumann, Mary Oliver et Rozemarie Heggen, Ben Patterson, Robyn Schulkowsky, l’Ensemble SuperMusique, les Vocal Constructivists, les danseurs Jadi Carboni et Martin Sonderkamp, le cinéaste Zachary Kerschberg et les peintres Sebastian Dacey et Tanja Smit. Ses travaux ont été présentés dans divers circuits de musique expérimentale nord-américains et européens, ainsi que sur VPRO Radio 6 (Pays-Bas), Deutschlandfunk Kultur, le Musée d’art contemporain de Barcelone, la Volksbühne Berlin et le Festival du film documentaire américain.

La recherche artistique de Christopher Williams se manifeste à la fois dans des publications universitaires conventionnelles et dans la réalisation pratique de projets multimédia. Ses travaux écrits ont paru dans des publications telles que le Journal of Sonic Studies, le Journal for Artistic Research, Open Space Magazine, Critical Studies in Improvisation, TEMPO, and Experiencing Liveness in Contemporary Performance(Routledge).

Il est le co-organisateur de la série de concerts KONTRAKLANG. De 2009 à 20015 il a été le co-organisateur de la série de conecerts de salon Certain Sundays.

Williams est titulaire d’un B.A. de l’Université de Californie San Diego (Charles Curtis, Chaya Czernowin, and Bertram Turetzky); et d’un doctorat Ph.D. de l’Université de Leiden (Marcel Cobussen and Richard Barrett). Sa thèse Tactile Paths : on and through Notation for Improvisers est pionnière dans le domaine du numérique et peut être trouvée sur www.tactilepaths.net.

Pour la période 2020-22 il a obtenu un poste de recherche post-doctorale à l’University of Music and Performing Arts, Graz, Autriche.

Voir http://www.christopherisnow.com

Reinhard Gagel – Français

Access to the original English text: Encounter with Reinhard Gagel

 


 

Rencontre entre Reinhard Gagel et
Jean-Charles François

Berlin, June 29, 2018

 

Reinhard Gagel Reinhard Gagel est un pianiste, improvisateur, chercheur et pédagogue qui est associé à l’Exploratorium Berlin, un centre en existence depuis 2004 consacré à l’improvisation et à sa pédagogie, qui organise des concerts, des colloques et des ateliers (il a pris sa retraite en mars 2020). Il travaille à Berlin, Cologne et Vienne. Cet entretien a eu lieu en juin 2018 à l’Exploratorium Berlin (www.exploratorium-berlin.de). Cet entretien a été enregistré, transcrit, traduit de l’anglais et édité par Jean-Charles François.

 


Sommaire :

1. Rencontres transcutlturelles
2. La Pratique de l’improvisation entre les arts
3. Pedagogie de l’improvisation, idiomes, timbre
 


1. Rencontres transculturelles

Jean-Charles F.:

Je pense qu’aujourd’hui beaucoup gens évoluent dans différents milieux ayant des identités professionnelles, artistiques, sentimentales, philosophiques, politiques (etc.) incompatibles les unes aux autres. Le langage qu’il convient d’utiliser dans un contexte particulier, ne convient pas du tout à un autre contexte. Beaucoup d’artistes occupent sans trop de problèmes des fonctions dans deux domaines antagonistes ou plus. Beaucoup enseignent et donnent parallèlement des concerts. Les antagonismes concernent les milieux de l’enseignement artistique par rapport à ceux de la production artistique sur scène, ou les milieux de l’interprétation de partitions écrites par rapport à ceux de l’improvisation, ou encore les conservatoires de musique vis-à-vis des départements de musicologie dans les universités. Les discours des uns et des autres sont souvent ironiques et peu susceptibles de dégénérer en conflits majeurs. Néanmoins ils correspondent à des convictions profondes, comme la croyance que la pratique est bien supérieure à la théorie ou vice versa : beaucoup de musiciens pensent que toute pensée réflexive est une perte de temps prise sur celui qu’il convient de consacrer à la pratique de l’instrument.

Reinhard G.:

Il y a aussi en Allemagne un courant de pensée qui considère dépassé de travailler à la fois dans la pédagogie et dans l’improvisation. À l’Exploratorium (à Berlin), pendant des années et des années tous les musiciens de Berlin ont dit que l’Exploratorium était uniquement un institut de pédagogie. C’est en train de changer véritablement : par exemple nos concerts incluent des musiciens qui sont aussi des chercheurs. Il y avait un problème entre le monde universitaire et celui des musiciens praticiens, et je pense que ces frontières sont en train d’être un peu effacées, en vue de pouvoir développer des échanges. Le type de symposium que j’organise – tu as participé au premier – constitue un premier pas dans cette direction. Les musiciens qui y sont invités sont aussi des chercheurs, des pédagogues, des enseignants. Mais nos débats portent surtout en Allemagne sur l’interaction constante entre théorie et pratique musicale. Il s’agit là de ma modeste contribution à tenter de dépasser le problème qui existe dans beaucoup de colloques auxquels nous participons : des paroles sans fin et des successions de présentations et peu de chose en rapport véritable avec la pratique musicale. Votre action avec PaaLabRes semble aller dans la même direction : de rassembler les différents aspects du monde artistique.

Jean-Charles F.:

De combler les écarts. C’est-à-dire d’avoir dans les Editions de notre espace numérique un mélange de textes de type universitaire et de textes qui n’en sont pas et de les accompagner de productions artistiques, de formes artistiques qui grâce au numérique mélangent les genres.

Reinhard G.:

Dans vos éditions vous utilisez le français et l’anglais ?

Jean-Charles F.:

Oui et non. On tient beaucoup à s’adresser au public français qui a encore souvent du mal à lire l’anglais. Traduire des textes importants écrits en anglais et encore peu connus en France me paraît très important, cela a été le cas des textes de George Lewis, David Gutkin et Christopher Williams. Malheureusement nous n’avons pas la possibilité de traduire les textes écrits en allemand. Nous sommes en train de développer une version bilingue anglais-français de la première édition. La troisième édition est bi-lingue.

Reinhard G.:

J’ai le sentiment que votre publication est intéressante, même si je n’ai pas eu beaucoup de temps pour la lire en détail. Je trouve le thème de la prochaine édition « Faire tomber les murs » vraiment très important. Le prochain symposium que j’organise à l’Exploratorium en janvier (2019) est basé sur le « L’improvisation avec l’étrange (et avec les étrangers), Transitions entre les cultures à travers l’improvisation (libre) ? ». J’ai invité un musicien compositeur et chercheur, Sandeep Bhagwati, qui travaille dans une université au Canada, et vit à Berlin. Il appartient à au moins deux cultures et il a créé un ensemble à Berlin qui essaie de mélanger des éléments provenant de beaucoup de cultures différentes pour produire une nouvelle forme de mixité. Ce n’est pas comme ce qu’on appelle la « world music » ou la musique interculturelle ou quelque chose de ce genre – je pense qu’ils essaient de trouver un nouveau son. Cela doit se construire à partir de toutes les sources des musiciens qui composent l’ensemble et qui sont tous originaires de cultures différentes. Et je l’ai invité à donner un concert et de prononcer le discours d’ouverture du symposium. Le dernier symposium a porté sur l’esprit multiple [multi-mindedness]. Cette idée je pense a été inventée par Evan Parker, et cela se réfère au problème de comment un grand groupe de musiciens s’organise de manière autonome pour jouer ensemble. Certains musiciens utilisent des méthodes d’autogestion, d’autres utilisent diverses formes de direction d’ensemble. Comme par exemple mon propre Offhandopera qui réunit beaucoup de gens pour créer un opéra sur le moment, avec l’utilisation modérée de la direction d’ensemble. Le symposium a donné lieu à de bons échanges d’information et le nouveau numéro de Improfil[1] (2019) sera consacré à ces questions.

Jean-Charles F.:

Une première réaction à ce que tu viens de dire pourrait être de se demander comment cette idée de transculturalisme est différente de la démarche de Debussy prenant pour modèle le gamelan indonésien pour l’intégrer dans certaines de ses pièces. Il y a par exemple beaucoup de compositeurs qui utilisent d’autres cultures du monde entier comme inspiration pour leurs propres créations. Parfois ils mélangent dans leurs pièces des musiciens traditionnels avec des musiciens de formation européenne classique. La question qu’on peut se poser devant ces tentatives sympathiques est celle du match retour : mettre les musiciens de la musique classique européenne à leur tour dans des situations d’inconfort en se confrontant aux pratiques et conceptions d’autres musiques traditionnelles. Il ne s’agit pas seulement de traiter d’une certaine façon le matériau musical de cultures particulières, mais de confronter les réalités de leurs pratiques respectives. À Lyon dans le cadre du Cefedem AuRA[2] que j’ai créé et dirigé pendant dix-sept ans, et où à partir de l’année 2000 nous avons développé un programme d’études regroupant des musiciens issus des musiques traditionnelles, des musiques actuelles amplifiées, du jazz et de la musique classique. L’idée principale a été de considérer chaque entité culturelle comme devant être reconnue dans l’intégralité de ses « murs » – nous avons souvent utilisé le terme de « maison » – et que leurs méthodes d’évaluation devaient correspondre à leurs modes de fonctionnement. Mais en même temps, les murs des genres musicaux devaient être reconnus par tous comme correspondant à des valeurs en tant que telles, à des nécessités indispensables à leur existence.

Reinhard G.:

Pour leur identité.

Jean-Charles F.:

Oui. Mais nous avons aussi organisé le cursus pour que tous les étudiants des quatre domaines soient aussi obligés de travailler ensemble sur des projets concrets. Il s’agissait d’éviter que comme dans beaucoup d’institution, les genres soient reconnus comme dignes d’être présents, mais séparés dans des disciplines qui ne communiquent que très rarement, et font encore moins d’activités ensemble. On a pas mal d’exemple où un professeur dit à ses élèves qu’il ne faut surtout pas aller voir ceux qui font d’autres types de musique.

Reinhard G.:

C’est typique de ce qui se passe dans l’enseignement secondaire.

Jean-Charles F.:

En fait, cela se passe aussi beaucoup dans le cadre de l’enseignement supérieur. La question se pose aussi de manière très problématique vis-à-vis de l’absence des minorités des quartiers populaires en France dans les conservatoires : les actions menées pour améliorer le recrutement peuvent être souvent considérées comme de nature néo-colonialiste, ou bien au contraire sont basées sur la préconception que seules les pratiques déjà existantes dans ces quartiers définissent de manière définitive les personnes qui y habitent. Comment faire tomber les murs ?

Reinhard G.:

Cela correspond assez bien à mes conceptions :

    1. Ma première idée a été de dire que la musique improvisée est une musique typiquement européenne – l’improvisation libre – il y a par exemple des différences de pratiques entre l’Angleterre et l’Allemagne. Les musiciens britanniques ont une autre manière de jouer. Mais pourtant il y a beaucoup de choses en communs entre les deux pays. Je me pose la question de savoir s’il s’agit d’un langage commun, je n’ai pas de théorie toute faite à ce sujet. Il y a d’une part les caractéristiques liées à un pays ou à un groupe de musiciens, mais d’autre part il y a beaucoup de possibilités de se rencontrer dans des formats ouverts comme par exemple lors du CEPI[3]  l’année dernière. Si je joue avec une personne en partageant le même espace je n’ai pas l’impression qu’il s’agit d’un musicien italien ou d’une musicienne italienne. Pourtant c’est bien une italienne ou un italien et il y a une tradition de l’improvisation spécifique à l’Italie.
    2. Mais l’idée qui m’est venu ensuite à l’esprit est celle de Peter Kowald – tu le connais ? – le contrebassiste de Wuppertal qui avait l’idée du village global. Son idée était d’essayer de voir s’il y avait un langage commun à la musique improvisée entre les cultures. Il a utilisé le terme de « Village global » pour l’improvisation et il a organisé des rencontres entre des musiciens de différentes origines. (Voir l’article de Christopher Irmer dans la présente édition : Christoph Irmer, Nous sommes tous étrangers à nous-mêmes).
    3. Et la troisième idée qui me motive concerne des choses que je trouve très importantes dans la situation politique actuelle : la rencontre entre différentes cultures dans le cadre de la recherche scientifique. Dans le livre de Franziska Schroeder Soundweaving : Writings on Improvisation[4]  il y a un article écrit par un musicien suédois, Henrik Frisk, sur un projet de recherche concernant un groupe musical qui a essayé de développer un ensemble avec deux musiciennes vietnamiennes et deux musiciens suédois. Il décrit dans son texte les difficultés qu’ils ont eues à surmonter : par exemple on ne peut se contenter de juste dire « OK, jouons ensemble » mais il faut aussi essayer de comprendre la culture de l’autre, c’est-à-dire l’étrangeté qui malgré tout existe. Ainsi ils constituent un bon exemple. Les musiciens suédois sont allés au Vietnam et les musiciennes vietnamiennes en Suède. Et ils ont essayé de se situer au milieu entre les deux cultures : ce qu’est la tradition de la musique vietnamienne, ce qui était permis ou non, et ainsi de suite… Ils se sont rencontrés, ils ont travaillé et joué ensemble. Et cela a constitué la base de mon idée d’organiser le prochain symposium de janvier avec des musiciens et des chercheurs, et j’ai trouvé Sandeep qui est je pense très conscient de ces questions : pour lui c’est un aspect important de son projet. Il m’a dit qu’il ne parle pas de transculturalisme, mais de trans-traditionalisme. Parce que, dit-il – c’est la même chose que ce que raconte Frisk – une culture a toujours une tradition et vous devez connaître cette tradition, votre culture ne peut pas être tout ce qui compte, mais la tradition est ce qui est le plus important. Et je suis très curieux de savoir ce qu’il va dire et de ce que le débat qui va suivre va nous apprendre.
Jean-Charles F.:

Et à l’Exploratorium, comment est abordée la question du public et des difficultés à y faire venir des groupes sociaux spécifiques ?

Reinhard G.:

Nous avons développé depuis un an un projet qui s’intitule « groupe musical interculturel » [Intercultural music pool]. Et il y a en Allemagne et en Europe des questions qui se posent aujourd’hui : celle des réfugiés, celle des frontières, celle de n’en faire entrer que quelques-uns et pas trop ; et en plus celle du terrorisme et de l’envahissement et de tout cela. Dans cette situation, en Allemagne, on va dans les deux directions : d’une part les décisions politiques officielles et d’autre part les initiatives locales qui tentent d’intégrer les émigrés. C’est ainsi que nous avons décidé de développer un projet d’intégration pour que des personnes provenant d’autres pays puissent jouer avec des musiciens installés depuis longtemps en Allemagne. Et il y a des exemples de chœurs qui existent à Berlin où les gens chantent ensemble. Matthias Schwabe[5] et moi avons accompagné ce projet du point de vue théorique, avec les papiers et autres démarches nécessaires. Ce projet est en place depuis un an mais aucun réfugié n’y participe. Dans cet ensemble, il y a deux musiciens qui viennent d’Espagne, mais ce n’est pas du tout ce qu’on espérait. Certains musiciens sont venus et ont dit que c’était possible de le faire avec l’improvisation ; l’improvisation constitue un lien pour rassembler les gens. Je ne sais pas comment nous allons continuer, mais c’est un fait : nous avons essayé de rendre ce projet public, mais ils ne sont pas venus. En conséquence je pense qu’il nous faut nous poser des questions étant donné cet échec concernant l’inter-culturalisme et le trans-culturalisme. Et pour moi la question est de savoir si l’improvisation est réellement le lien, le pont qui convient ? Par exemple, il est peut-être plus important pour moi d’apprendre un chant syrien que d’improviser avec une personne provenant de ce pays. Je vais demander au musicien qui conduit ce « groupe musical interculturel » de faire le bilan de ces expériences. Nous n’avons pas encore réalisé l’évaluation de cette action, mais il paraît important de le faire avant le symposium. Voici les questions qui se posent à nous : l’improvisation est-elle véritablement une activité qui implique un langage commun ? Non, je pense que ce n’est peut-être pas le cas.

 

2. Les pratiques d’improvisation entre les arts

Jean-Charles F.:

En bien, très souvent je me pose aussi cette question : pourquoi, si l’improvisation est libre, pourquoi le résultat sonore s’inscrit la plupart du temps dans ce qu’on caractérise comme la musique contemporaine du point de vue classique et européen ? Et une façon de penser cet état des choses de manière théorique consiste à dire que l’improvisation, historiquement, est apparue, au moment où le structuralisme dominait la musique des années 1950-60, comme une alternative. L’alternative a consisté à inverser simplement les termes : comme la musique structuraliste se présentait alors comme écrite sur une partition, et en plus l’était dans tous les moindres détails, alors on devait en inverser les termes et jouer en se passant complètement de toute notation. Et comme la musique structuraliste avait développé l’idée que chaque pièce de musique idéalement devait avoir son propre langage, alors il fallait absolument développer la notion de musique non-idiomatique, ce qui évidemment n’existe pas. Et comme toutes les partitions structuralistes étaient écrites pour des sonorités instrumentales bien définies dans des traités, alors toutes ces sonorités devraient idéalement être éliminées au profit d’une production instrumentale n’appartenant qu’à celui qui la créait. Vous pouvez continuer à inverser toutes les choses importantes de la culture structuraliste de l’époque. Mais à inverser tous les termes on risque de ne dépendre que de la culture de référence, et de ne rien changer fondamentalement. D’autre part, et c’est un paradoxe, ce que l’improvisation libre n’a pas manqué de conserver est particulièrement intéressant : ses productions artistiques sont restées « sur scène » devant un public. Hors de la scène la musique n’existe pas. Voilà un héritage de l’occident romantique dont il est difficile de se défaire. En conséquence on peut dire que l’improvisation libre a développé des stratégies pour prolonger la tradition de la culture savante européenne tout en prétendant qu’elle faisait exactement le contraire !

Reinhard G.:

Je pense qu’il est important de souligner qu’il ne s’agit pas seulement de considérer l’improvisation en tant que telle, mais aussi toutes les choses qui accompagnent l’improvisation. Je suis d’accord avec toi au sujet du romantisme, l’improvisation sur scène et l’idée de l’inspiration sur le moment, l’idée du génie, d’être en attente de moments géniaux. Pour moi, tout le monde de la musique improvisée parle de la qualité, bonne ou mauvaise, des improvisations et de l’inspiration du moment, l’esprit du moment en jazz, ce sont des choses importantes qui ne concernent pas seulement la pratique de l’improvisation. J’ai découvert par toi les ouvrages de Michel de Certeau et je lis beaucoup de choses sur le collectivisme et ses applications dans les prestations collectives et la théorie de la performance : cette théorie essaie de mener une réflexion sur la manière de montrer quelque chose, et il ne s’agit pas seulement de la musique sur la scène. Mais il est possible d’envisager des choses en dehors de la seule musique liée à la scène : on peut aller jouer hors de la salle de concert, et mélanger le public avec les musiciens et trouver de nouvelles formes de pratique de la danse et de la musique. J’aime assez bien cette idée de dire que l’improvisation n’est pas seulement liée aux choses géniales, mais est en réalité une chose commune ; c’est une façon de faire de la musique ; c’est élémentaire, on doit faire de la musique de cette façon. Je rencontre ainsi une personne et je produis des sons avec elle, et si une personne dit « OK, j’ai une chanson », alors chantons la ensemble, et si je ne connais pas cette chanson, on ne va jouer qu’une strophe, qu’une phrase ou quelque chose comme cela. Je pense aussi que le concept de qualité est aussi une idée occidentale, la perfection dans le jeu…

Jean-Charles F.:

L’excellence!

Reinhard G.:

Cessons de dire qu’il est nécessaire d’organiser des concerts, mais disons plutôt qu’il est nécessaire d’investir des lieux où il est possible de jouer, voilà ce qui m’intéresse. L’Exploratorium va un peu dans cette direction : on organise des scènes ouvertes où les gens peuvent jouer ensemble, et ainsi les gens sont invités à produire de la musique par eux-mêmes. Il ne s’agit pas de faire quelque chose que quelqu’un leur dicte de faire, mais c’est « faisons-le ensemble ». Je pense donc qu’il est nécessaire de penser l’improvisation non seulement en termes de ce qui constitue son noyau central, au cœur de la musique, peut être aussi non seulement en termes du noyau constitué par les interactions entre musiciens, mais aussi de penser l’improvisation au cœur des concerts et des situations Voilà qui me paraît intéressant. Par exemple, le jeu de « pétanque » organisé par Barre Phillips[6] : c’était un peu cette idée de mettre quelque chose en commun, non pas pour un public, mais pour nous-même. Et aujourd’hui, nous nous rencontrons avant de jouer ensemble dans un concert[7], et pas seulement le jour même au moment du concert.

Jean-Charles F.:

C’est vrai.

Reinhard G.:

Voici ce qui pourrait se passer : c’était mon idée de t’inviter à faire un concert, mais il serait très intéressant de faire une répétition avant le concert. J’aimerais le faire en plus de jouer lors du concert, et d’essayer des choses et de pouvoir en parler. Pour moi cette situation a la même importance que de faire des concerts. Cela va de pair avec l’idée d’aller et de venir, de trouver des choses, de se permettre de sortir de la cage, de sortir un petit peu de la cage de l’improvisation limitée aux choses musicales, d’aborder les questions d’idiomes, d’interactions, d’examiner d’autres aspects…

Jean-Charles F.:

Avec PaaLabRes, nous avons développé depuis deux ans un projet de rencontre des pratiques entre danse et musique au Ramdam[8] près de Lyon, notamment avec des membres de la Compagnie Maguy Marin. Ce projet était là aussi basé sur l’idée de rassembler deux cultures différentes et d’essayer plus ou moins de développer des matériaux en commun, les musiciens et musiciennes devant faire des mouvements corporels (en plus de leurs productions sonores), les danseuses et danseurs produire des sons (en plus de leur production dansée). L’improvisation était ici un moyen de nous rassembler sur des bases d’égalité. En effet ce que permet l’improvisation, c’est de mettre en responsabilité pleine et entière les participants vis-à-vis des autres membres du groupe et de garantir un fonctionnement démocratique. Cela ne voulait pas dire qu’il y avait absence de situations où une personne en particulier assumait pour un moment d’être le/la leader exclusif du groupe. À l’Exploratorium, qu’en est-il des interactions entre les domaines artistiques, est-ce que vous avez des actions qui vont dans ce sens ?

Reinhard G.:

Oui. Je suis aussi un artiste plasticien. Depuis un an j’ai un studio – à la campagne – qui me sert d’atelier : je crée dans une continuité ma musique et mes œuvres plastiques, et en octobre (2018), moi, un musicien et un poète, nous allons jouer un concert en interprétant mes tableaux. En ce qui concerne les autres formes artistiques, la question de l’improvisation n’est pas la chose la plus importante. Dans les arts plastiques, je pense qu’il n’y a pas de réflexion sur les questions d’improvisation.

Jean-Charles F.:

Dans notre projet avec la danse, à un certain moment l’année dernière, Christian Lhopital[9], un artiste peintre nous a rejoint. Si tu vas regarder la deuxième édition sur le site de PaaLabRes, la carte qui donne accès aux divers contenus est une reproduction d’une de ses peintures. Il est venu participer à une session de rencontre entre la danse et la musique. Tout d’abord il a hésité, il a dit : « Qu’est-ce que je vais faire ? » ; puis il a dit : « OK je vais venir le matin de 10 heures à midi et je vais observer ». La session a commencé comme à l’habitude par un échauffement qui dure près de deux heures, c’est une expérience assez fascinante, car l’échauffement est complètement dirigé au début par une personne de la danse qui petit à petit organise des interactions très riches entre tous les participants et cela se termine dans une situation très proche de l’improvisation en tant que telle. On commence par des exercices d’étirements très précis, puis des actions dirigées en duo, en trio ou en quatuor, et petit à petit en continuité cela devient de plus en plus libre. Eh bien, après quelques minutes, Christian est venu se joindre au groupe, parce que dans le cadre d’un échauffement personne n’a peur d’être ridicule, car l’enjeu n’est pas de produire quelque chose d’original. Et puis à la suite de cela il est resté parmi nous tout le week-end et a participé aux improvisations avec ses propres moyens dans son domaine artistique.

Reinhard G.:

C’est quelque chose de très important. Par exemple, si on se dit ou pense : « lorsque je fais de la musique je dois être complètement présent, concentré, et prêt à jouer », alors la musique ne se matérialise pas forcément dans l’action. Si on se dit : « OK je vais essayer ceci ou cela » [il joue avec des objets se trouvant sur la table, les verres, crayons, etc.] et cela produit des sons qui je pense peuvent prétendre être de la musique, de penser que la musique ne fonctionne que quand elle est enregistrée, ou quand elle ne se fait que sur une scène, ou si on l’écoute dans des enregistrements parfaitement réalisés. Cela peut devenir une façon complètement différente de pratiquer la musique. Dans la musique occidentale, je pense, historiquement au 17/18e siècles les musiciens étaient à la fois des compositeurs et des musiciens praticiens (aussi improvisateurs) ; c’était une culture de la mise en commun de la pratique musicale ; il y avait Karl-Philip Emmanuel Bach et l’idée de la Fantaisie et de se rencontrer pour jouer dès l’aube, avec l’expression de sentiments et avec des larmes, et c’était pour eux des évènements très importants. Plus tard, je pense, on a développé l’idée qu’il fallait apprendre à jouer les instruments avant de pouvoir produire véritablement de la musique.

Jean-Charles F.:

Spécialisation.

Reinhard G.:

Oui, la spécialisation.

Jean-Charles F.:

Et pour continuer cette histoire, Christian Lhopital a participé au processus d’improvisation en utilisant la scène comme si c’était un canevas pour dessiner en utilisant des papiers découpés et en dessinant des choses dessus au fur et à mesure du déroulement des improvisations.

Reinhard G.:

Je voudrais bien voir ça, où puis-je trouver ces informations ?

Jean-Charles F.:

Pour l’instant ce n’est pas disponible, cela pourrait peut-être le devenir.

Reinhard G.:

OK.

Jean-Charles F.:

Tu as dit tout à l’heure que les plasticiens ne parlaient pas beaucoup d’improvisation.

Reinhard G.:

C’est peut-être un préjugé de ma part.

Jean-Charles F.:

C’est assez vrai pourtant, Christian, l’artiste à Lyon n’en avait jamais fait. Nous avons rencontré le trompettiste américain Rob Mazurek[10], qui est un improvisateur mais aussi un artiste plasticien. Il produit des tableaux en trois dimensions qui lui servent de partitions musicales. La relation entre les pratiques musicales et la production d’art plastique n’est pas évidente.

Reinhard G.:

Oui. La question est plutôt d’entrer en transe par différents moyens d’expression, et je pense qu’avec la musique et la danse les choses sont plus évidentes parce que cela s’inscrit en continuité dans le temps et que l’on peut trouver des combinaisons dans les diverses manières de faire évoluer le corps et de produire des sons sur les instruments. Mais prenons par exemple la littérature, l’improvisation de la littérature. Ce serait quelque chose de très intéressant à réaliser.

Jean-Charles F.:

Il y a la poésie improvisée, le slam.

Reinhard G.:

Le slam, OK.

Jean-Charles F.:

Le slam est souvent improvisé. Et il y a des formes poétiques traditionnelles improvisées. Par exemple Denis Laborde a écrit un livre[11] sur les pratiques de poésie improvisée au Pays Basque dans des logiques de compétition – comme dans le sport – en improvisant des chants selon la tradition et des règles très précises : le public décide qui est le meilleur chanteur. Il y a des traditions où la littérature est orale est se renouvelle continuellement d’une certaine manière.

Reinhard G.:

Il y a des chanteurs qui inventent leur texte pendant l’improvisation.

Jean-Charles F.:

Mais ma question portait sur ce que faisait dans ce domaine un centre comme l’Exploratorium. Est-ce qu’il y a des expériences qui ont été réalisées ?

Reinhard G.:

Oui. Un des ateliers se consacre à cet aspect des choses, mais il n’est pas mis au centre de notre programme.

Jean-Charles F.:

De quoi s’agit-il ?

Reinhard G.:

C’est une artiste plasticienne qui fait des tableaux – je n’ai pas assisté à cet atelier, je ne peux pas dire exactement ce qu’elle fait – mais elle donne des matériaux aux participants, elle leur donne des couleurs et d’autres choses, et elle les laisse développer leurs propres manières de dessiner ou de peindre. Elle a conduit cet atelier en public pendant notre festival de printemps.

Jean-Charles F.:

Mais elle fait cela avec de la musique ?

Reinhard G.:

Non. Elle ne le fait pas. Je ne sais vraiment pas pourquoi. Peut-être parce que c’est un peu notre façon de procéder ici, qui consiste à dire en quelque sorte : « chacun fait à son idée ». Ah ! Quand nous aurons déménagé dans nos nouveaux locaux, nous pourrons être plus ouvert à des collaborations.

Jean-Charles F.:

Et vous avez aussi de la danse ici ?

Reinhard G.:

Oui nous avons de la danse.

Jean-Charles F.:

Quelles sont les relations avec la musique ?

Reinhard G.:

C’est plutôt dans le domaine des rencontres sur scène. Il y a trois ou quatre danseurs ou danseuses qui viennent avec des musiciennes (musiciens) pour des performances en public, et il y a des scènes ouvertes avec de la musique et des mouvements, et jeudi dernier nous avons eu ici la « Fête de la musique ». Les performances qui sont données ici regroupent souvent danse et musique.

Jean-Charles F.:

Mais il ne s’agit que de rencontres informelles ?

Reinhard G.:

Oui. Informelles. Anna Barth[12], qui est une de mes collègues et travaille à la bibliothèque avec moi, c’est une danseuse Butoh. Elle a beaucoup travaillé avec Matthias Schwabe dans cette façon très lente et concentrée de se mouvoir, et ils ont fait des performances ensemble. Mais cela ne fait pas partie de nos préoccupations majeures. Notre action se préoccupe de l’improvisation dans tous les arts, mais à 90% il s’agit surtout de la musique. Il y a un peu d’improvisation théâtrale mais seulement un tout petit peu. L’Exploratorium se focalise surtout sur l’improvisation musicale.

 

3. Pédagogie de l’improvisation, idiomes, timbre

Jean-Charles F.:

Y-a-t-il d’autres sujets dont tu voudrais nous faire part ?

Reinhard G.:

Oui. Il y a une question que je me pose qui n’a rien à voir avec le multiculturalisme. Je travaille à Vienne à l’Université de Musique et d’Arts Vivants avec des musiciens (musiciennes) classiques sur l’improvisation. Ce sont des étudiants de l’Institut de musique de chambre. Je n’ai eu que deux ateliers avec elles (eux). Je ne leur donne qu’un minimum d’instructions. Par exemple : « Jouez en trio » et après je les laisse jouer, c’est de cette manière que je commence l’atelier. Et pendant cette première improvisation, il y a beaucoup de choses qu’ils sont capables de jouer, et ils le font, ils n’ont pas de problèmes comme de se dire « OK ! Je n’ai pas d’idées et je ne veux pas jouer ». Elles jouent et je les invite à le faire. Et elles utilisent tout ce qu’elles ont appris à bien faire après quinze années d’études. Mon idée est que je n’enseigne pas l’improvisation, mais j’essaie de les laisser s’exprimer à travers la musique qu’ils connaissent et qu’ils sont capables de jouer, et cela implique qu’ils ont les ressources pour improviser, pour faire de la musique pas seulement par la reproduction. Elles peuvent être à m’même aussi d’inventer de la musique. Et pour elles, c’est une surprise que cela fonctionne si bien. Ils sont présents, concentrés et ils ont vraiment une bonne technique instrumentale et ce qu’ils font sonne de manière très intéressante. Le sentiment exprimé par tous est que « ça marche ! ». Alors je réfléchis sur une théorie de l’improvisation qui n’est pas basée sur la technique, mais sur quelque chose comme la mémoire, mémoire de toutes les choses que vous avez dans votre esprit, dans votre cerveau, dans votre corps, et avec tout cela vous n’avez qu’à leur permettre de jouer ce qu’elles veulent. Et je pense que si nous vivions dans une culture dans laquelle il y aurait de manière plus importante cette idée de jouer et d’écouter et dans laquelle les musiciennes classiques auraient le droit d’improviser plus souvent et de s’améliorer dans le jeu improvisé, on pourrait développer une culture commune de l’improvisation. C’est ce que j’ai fait pendant les cinq ou six ans passés et j’ai de nombreux enregistrements avec de la musique très étonnante. Ce que je veux discuter avec toi c’est au sujet de ces ressources. Quelles sont les ressources de l’improvisation ? Qu’est-ce que c’est pour toi l’improvisation ? Je pense qu’il serait intéressant de mieux cerner ce que serait une idée commune de l’improvisation.

Jean-Charles F.:

Oui. C’est une question très compliquée. Historiquement, dans mon propre parcours, j’étais très intéressé dans les années 1960 par l’idée de l’instrumentiste créateur. Le modèle à ce moment-là déjà était Vinko Globokar et j’avais alors la conviction que trente ans plus tard il n’y aurait plus de compositeurs en tant que tels, spécialisés, mais plutôt des sortes de musiciens au sens large du terme. Mais curieusement à ce moment-là je ne croyais pas que l’improvisation – surtout l’improvisation libre – était la voie à adopter. Dans le groupe qui évoluait au Centre Américain du boulevard Raspail à Paris avec le compositeur, pianiste et chef d’orchestre australien Keith Humble[13], nous pensions plus en termes de faire de la musique qui n’appartenait à personne, la « musique non-propriétaire ». On pensait par exemple que le Klavierstücke X de Stockhausen – seulement des clusters – était grandiose, sauf que les clusters ne peuvent pas n’appartenir qu’à Stockhausen. Le concept de cette pièce, « jouer tous les clusters possibles sur un piano dans un très grand nombre de combinaisons » pouvait très bien être réalisé sans faire référence au détail de la partition. C’est ainsi que nous organisions des concerts à partir de collages de concepts contenus dans des partitions, mais sans jouer spécifiquement ces partitions.

Reinhard G.:

Je peux comprendre cela, car pour moi aussi le terme de collage est une chose très importante.

Jean-Charles F.:

J’ai quitté Paris pour l’Australie en 1969, puis San Diego en Californie en 1972. Une des raisons de cette expatriation avait été l’expérience, à Paris, de jouer dans de nombreux ensembles de musique contemporaine avec la plupart du temps trois ou quatre répétitions avant chaque concert avec des musiciens très compétents dans la lecture à vue des partitions. On avait l’impression de jouer toujours la même musique d’un ensemble à un autre. Les interprètes pouvaient réaliser les notes écrites très rapidement, mais au prix d’un timbre standardisé. On avait l’impression d’être en présence des mêmes sonorités, pour moi, les timbres étaient d’une grisaille désespérante. Au Centre Américain, au contraire, sans la présence du moindre budget – ce n’était donc pas une situation « professionnelle » – on faisait de la musique avec autant de répétitions nécessaires au développement des sonorités. Il s’agissait d’une situation alternative d’un très grand intérêt. Et c’est exactement ce que pouvait offrir aux États-Unis une université tournée vers la recherche dans laquelle il fallait passer au moins la moitié de son temps à conduire des projets de recherche. Il y avait beaucoup de temps à disposition pour faire des choses de votre propre choix. Et une fois de plus certains compositeurs dans cette situation voulaient recréer les conditions de la vie professionnelle des grandes villes européennes autour d’un ensemble de musique contemporaine : jouer très bien les notes le plus vite possible sans se préoccuper de la réalité du timbre. C’est ainsi qu’avec le tromboniste John Silber nous avons décidé de commencer un projet intitulé « KIVA »[14], que nous n’avons pas voulu appeler « improvisation », mais plutôt « musique non écrite ». Et ainsi, comme je l’ai décrit ci-dessus, nous avons purement et simplement inversé les termes du modèle de l’ensemble contemporain : d’une manière négative, notre méthode unique a été de nous interdire de jouer des figures, des mélodies, des rythmes identifiables, et dans des modes habituels de communication. Il s’agissait plutôt de jouer ensemble, mais dans des discours parallèles superposés sans volonté de les rendre compatibles. On se réunissait trois fois par semaine pour jouer une heure et demie et ensuite écouter sans faire de commentaires l’enregistrement de ce qui venait de se passer. Au début les choses étaient très chaotiques, mais après deux années de ce processus nous avions développé un langage commun de timbres, une sorte de vie en commun dans la même maison au cours de laquelle se développent de petites routines sous forme de rituels.

Reinhard G.:

Et quelles étaient les sources de ce langage, d’où cela venait-il ?

Jean-Charles F.:

C’était simplement le jeu trois fois par semaine et l’écoute de ce jeu et l’absence de communication ou de discussions susceptibles d’influencer le jeu de manière positive.

Reinhard G.:

Ah ! Il n’y avait pas de discussion entre vous ?

Jean-Charles F.:

Bien sûr nous parlions, mais nous pensions que la discussion ne devait pas influencer notre manière de jouer. Mais ce processus – et aujourd’hui cela ne paraît plus possible à réaliser – était très lent, très chaotique, et à partir d’un certain moment un langage a émergé que personne d’autre ne pouvait vraiment comprendre.

Reinhard G.:

… Seulement vous-mêmes !

Jean-Charles F.:

Oui. Les compositeurs en particulier n’y comprenaient rien car c’était une alternative dérangeante…

Reinhard G.:

Mais ce n’était pas une musique traditionnelle, mais la musique que vous aviez développée… Est-ce que c’était l’expérience de la musique contemporaine qui vous a donné le vocabulaire de départ ?

Jean-Charles F.:

Oui bien sûr, c’était notre base commune. L’inversion négative des paramètres comme je l’ai noté ci-dessus ne change pas fondamentalement les conditions d’élaboration du matériau, donc la référence restait tout de même la grande somme des pratiques contemporaines depuis les années 1950. Mais en même temps, comme Michel de Certeau l’avait noté à l’époque lorsqu’il était présent sur le campus de San Diego, il y avait un rapport entre nos pratiques et les processus utilisés par les mystiques du 17e siècle. Il s’agissait pour les mystiques de trouver dans leurs pratiques le moyen de se détacher de leur tradition et de leurs techniques. C’est exactement le contraire de ce que tu as décrit, c’est un processus dans lequel le corps a emmagasiné un nombres incroyable de clichés, et les bons instrumentistes ne pensent jamais à leurs gestes quand ils jouent parce qu’ils sont devenus automatiques. C’est ce que nous avons tenté de faire évoluer vers l’oubli. Tu as mentionné l’idée de mémoire.

Reinhard G.:

Oui, la mémoire.

Jean-Charles F.:

C’était exactement une autre idée, de tenter d’oublier tout ce qu’on avait appris pour pouvoir réapprendre quelque chose d’autre. Bien sûr, ce n’est pas exactement comme cela que cela s’est passé, il s’agit d’une mythologie que nous avons développée. Mais cela reste pour moi un processus fondamental. La peur des musiciens classique c’est de perdre leur technique, et bien sûr quoi qu’il arrive ils ne la perdront jamais. Dans ce processus, je n’ai jamais perdu mes capacités à jouer de manière classique, mais elles ont été beaucoup enrichies. L’importance de ce processus, c’est que par un voyage dans des contrées inconnues, on peut revenir chez soi et avoir une autre conception de sa technique.

Reinhard G.:

C’est une combinaison de choses nouvelles et d’anciennes ?

Jean-Charles F.:

Oui. Ainsi il est possible de travailler avec des musiciens classiques dans des situations dans lesquelles ils doivent laisser leur technique de côté. Et dans le cas de John Silber par exemple – il avait emprunté cette idée à Globokar, et Ornette Coleman avait fait le même type d’expérience[15] – parce que nos périodes de jeu duraient très longtemps sans interruptions, il se fatiguait lorsqu’il ne jouait que du trombone. Donc il avait décidé de jouer aussi sur un autre instrument et il avait choisi le violon, dont il n’avait jamais abordé l’étude. Il a dû réinventer complètement par lui-même une technique très personnelle de jouer de cet instrument et il a été capable de produire des sonorités que personne n’avait produites jusqu’alors.

Reinhard G.:

Mais le processus par lequel passe ces musiciens classiques avec lesquels je travaille me paraît différent : c’est un peu une autre façon d’envisager le jeu instrumental. Si je leur dis « jouez ! », ils n’essaient pas vraiment de jouer de nouvelles choses, mais ils recombinent…

Jean-Charles F.:

Oui, ce qu’ils connaissent.

Reinhard G.:

Elles recombinent ce qu’elles connaissent. Mais parce qu’elles sont en situation de jouer en ensemble, elles ne peuvent pas en avoir le contrôle. Il y a toujours quelqu’un qui vient croiser ce qu’ils font. S’ils ont des attentes, il y a toujours quelqu’un qui vient les perturber, et il faut alors trouver de nouvelles voies. Et ce qui est intéressant, c’est qu’elles sont capables de suivre ces croisements sans s’irriter et dire « non, je ne peux pas … ». Il s’agit d’un phénomène dans lequel, lors de nombreux ateliers, les participants disent d’abord « je ne peux pas » et dès qu’ils se lancent – un peu comme le peintre que tu as mentionné – ça fonctionne. Et la question que je me pose est : est-ce un problème musical ou est-ce un problème lié à la situation ? Ma théorie est qu’il y a soudainement un espace et quelqu’un leur permet de faire quelque chose et elles le font. Et c’est intéressant de noter qu’elles ne le font jamais toute seule de leur propre initiative. Ils viennent me voir et ils jouent, puis ils vont à l’extérieur et ils ne le font plus jamais. Il faut qu’il y ait la présence d’un groupe et d’un espace dédié à cette activité. Il y a un musicien qui est venu avec son quatuor à cordes et ils ont essayé d’improviser. Plus tard il m’a dit qu’ils ont joué en bis une improvisation lors d’un concert ; mais ils n’ont pas annoncé que c’était une improvisation mais que c’était écrit par un compositeur chinois ; et il a dit que le public a vraiment beaucoup aimé ce bis, et il a vraiment été étonné que cela puisse se passer ainsi. Pour moi le problème m’a paru clair, parce que s’ils avaient annoncé qu’ils jouaient leur propre musique, il y aurait eu des gens qui n’auraient pas voulu l’écouter. Si vous jouez du Mozart, c’est que vous jouez quelque chose de sérieux, qu’il y a un effort à faire, et ainsi de suite. Donc l’improvisation est plus centrée sur la personnalité de celui ou celle qui la réalise, et vous prenez du plaisir à le faire, c’est cela qui est intéressant.

Jean-Charles F.:

On dit – je ne sais pas si c’est vraiment le cas – que Beethoven jouant du piano en concert improvisait la moitié du temps et que le public préférait de beaucoup ses improvisations plutôt que ses compositions.

Reinhard G.:

C’est un fait intéressant en effet.

Jean-Charles F.:

Est-ce que c’était ainsi parce que les improvisations étaient plus simples structurellement ?

Reinhard G.:

Maintenant nous sommes en présence de deux voies possibles. La première nous conduit vers un champ ouvert dans lequel on se dit : « je ne veux pas faire ce que d’autres ont déjà fait ou sont en train de faire ». Et d’autre part la deuxième consiste à dire : « je vais faire une improvisation qui ne sera pas – comment tu l’appelles ?…

Jean-Charles F.:

… Un effacement, un oubli.

Reinhard G.:

… un effacement complet. Il s’agit là de « penser vos manières de procéder d’une façon nouvelle » plutôt que d’envisager un contenu musical nouveau ; et ainsi il ne s’agit pas d’une posture très d’avant-garde. Oui, on produit de la musique un peu polytonale, avec des poly-rythmes, et des harmonies un peu fausses, un peu comme du Chostakovitch, etc. Mais pour moi la chose importante c’est de ne pas dire : « nous allons créer une nouvelle musique », mais que les étudiants puissent envisager la séance de travail comme des improvisateurs. Ce qu’ils sont capables de faire dans cette situation et les capacités qu’elles peuvent développer vont leur servir à explorer les choses par elles-mêmes : « ce n’est pas quelque chose d’original qui va me définir, je ne suis qu’un tout petit peu ouvert à la nouveauté, mais j’aime la musique qu’on produit ensemble, je trouve qu’elle me touche complètement. » Cela se passe de manière très directe parce qu’ils jouent en tant que personnes et non pas comme quelqu’un à qui je dirais « s’il te plaît, joue moi maintenant de la mesure 10 à la mesure 12, de manière ouahhhhh [chuchotement bruité], tu sais comment il faut faire ». Mais s’ils décident de le faire par eux-mêmes et c’est complètement différent.

Jean-Charles F.:

Oui, mais pour moi la question essentielle c’est le timbre, les qualités du son. Parce qu’il y a une équation entre la musique structurelle et les autres : plus l’accent est mis sur la complexité d’une grammaire établie, moins est intéressante la matière sonore et plus l’accent est mis sur la qualité complexe du timbre et moins l’intérêt se porte sur la complexité des structures syntaxiques. Si l’on considère la musique classique européenne des 19e et 20e siècles, il y a un long processus dans lequel le jeu instrumental devient de plus en plus standardisé, et le modèle instrumental dominant de cette période est le piano. Et donc l’enjeu est de créer beaucoup de musiques différentes, mais du point de vue de ce qui est représenté par le système de notation, les notes et leurs durées, qu’on peut aisément réaliser sur l’équivalence des touches du clavier. Il s’agit de manipuler ce qui est standardisé dans le système de notation, de construction d’instruments et de techniques de production sonore, de manière non-standardisée et différenciée d’une œuvre à une autre. L’approche structurelle dans ce cas-là devient très utile[16]. Et évidemment on fait énormément d’expérimentation dans ce cadre avec le pillage des musiques traditionnelles en les transformant en notes : bien sûr dans cette démarche on perd 99% des valeurs sur lesquelles fonctionnent ces musiques. L’équation est compliquée parce que à partir du moment où apparaissent les musiques concrètes et électroniques, on a une branche culturelle différente qui se met en place, une conception des sons qui est différente. Et avec les musiques populaires comme le rock, la combinaison de notes n’a aucun intérêt, car trop simpliste tendant à être basée sur peu d’accords, ce qui fait que cette musique est plus accessible. Mais ce qui compte c’est le son du groupe, qui est éminemment complexe. Les musiciens de ces musiques passent un temps considérable à élaborer en groupe une sonorité qui va constituer leur identité, à réinventer leur jeu instrumental à partir de ce qu’ils identifient dans les enregistrements du passé pour s’en démarquer. Suivant ce modèle beaucoup de situations peuvent être envisagées dans les ateliers d’improvisation qui mettent les musiciennes dans des processus où elles doivent imiter ce qui est vraiment impossible à imiter chez les autres, situations difficiles, surtout pour des musiciennes qui sont tellement efficaces dans la lecture de notes. Que se passe-t-il lorsqu’un (une) clarinettiste joue un certain son et maintenant avec votre propre instrument, un piano par exemple, on doit imiter de la manière la plus exacte la sonorité qu’il produit ?

Reinhard G.:

C’est une question de timbre.

Jean-Charles F.:

Oui. Le monde de l’électronique crée un univers de résonances. C’est vrai même si l’on n’utilise pas des moyens électroniques. Mais en même temps, tu as complètement raison de penser que la tradition du jeu à partir des notes écrites sur la partition reste encore un facteur très important des pratiques musicales dans notre société.

Reinhard G.:

Dans la société occidentale.

Jean-Charles F.:

On peut encore faire beaucoup de bonnes choses dans ce contexte.

Reinhard G.:

Il y a une mémoire, un réservoir et des archives. Je pense – et cela me surprend beaucoup, mais c’est exactement comme cela que je vois les choses – je pense que l’improvisation ne fonctionne pas avec des notes, et se détermine en fonction de timbres. J’appelle cela musicaliser le son. Avec le musicien classique, on a une note, et ensuite il est nécessaire de la musicaliser, il faut la décoder.

Jean-Charles F.:

L’inscrire dans un contexte de réalité.

Reinhard G.:

Exactement ! L’inscrire dans un contexte, l’amener à sonner. Et lorsqu’on transforme le signe en son, en tant que musicienne classique on est en présence de beaucoup de fusion du signe au son, en utilisant tout ce qu’on a appris et tout ce qui constitue la technique. La technique vous permet de réaliser des variations de dynamiques, d’articulations et de pleins autres éléments. C’est la manière par laquelle elles et ils ont vraiment appris à jouer. Et maintenant je vais enlever les notes et leur demander de continuer à faire de la musique. Et c’est ainsi que je commence souvent mes ateliers en leur demandant de ne jouer que sur une seule hauteur de note. Les sept ou huit personnes qui participaient la semaine dernière à mon atelier à Vienne, ont réalisé une improvisation sur une seule hauteur avec la tâche de faire des choses intéressantes avec cette hauteur. Et c’est intéressant parce qu’il y a tant de nuances à leur disposition, et cela sonne vraiment très, très, bien. Et pour moi c’est la porte qui s’ouvre vers l’improvisation, ne pas se précipiter sur beaucoup de hauteurs, mais de commencer toujours par des choses qui se basent sur les qualités sonores. Si l’on se penche sur l’histoire de la musique, je pense que les humains qui vivaient il y a quarante mille ans n’avaient pas de langage, mais ils avaient des sons [il se met à chanter].

Jean-Charles F.:

Comment le sais-tu ?

Reinhard G.:

J’ai un enregistrement [rire] ! Et j’ai fait avec mes étudiants l’expérience suivante : faites un dialogue parlé sans utiliser de mots [il donne un exemple avec sa voix], ça marche. Ils ne peuvent pas te dire quelque chose de précis, mais l’idée émotionnelle est présente. Je pense que tu seras d’accord que le timbre de la voix parlée est vraiment une chose très importante comme l’a noté Roland Barthes dans Le Grain de la voix[17]. Je suis d’accord avec lui. J’essaie d’amener ces musiciens classiques à improviser un peu dans leur tradition, donc ils ne créent pas de nouvelles choses, afin de découvrir leur instrument, mais à l’intérieur de leur tradition.

Jean-Charles F.:

Du point de vue de leurs représentations.

Reinhard G.:

Oui exactement, et ce qui est issu dans cet atelier est très intéressant.

Jean-Charles F.:

C’est une manière très pédagogique de mener les choses, sinon les participants sont perdus.

Reinhard G.:

Oui. L’ancien directeur du département de musique de chambre à l’Université de musique et d’arts de la scène à Vienne aime l’improvisation. Je pense que ce qu’il aime dans l’improvisation c’est que les étudiants apprennent à se mettre en contact entre eux et en contact avec la question de la production du timbre. Pour la musique de chambre, ce sont des choses très importantes. Je ne suis pas moi-même un instrumentiste parfait parce que je ne passe pas des milliers d’heures en répétitions, mais je pense que je peux travailler avec cela dans mon esprit, je peux vraiment trouver de nombreux artistes qui travaillent dans la musique sur partitions qui sont intéressants, c’est vraiment très riche.

Jean-Charles F.:

Dans un quatuor à cordes, il faut que les quatre musiciens travaillent des heures sur ce qu’on appelle l’accord des instruments, ce qui est en fait une façon de créer une sonorité de groupe.

Reinhard G.:

C’est ce que je fais avec l’improvisation, je fonctionne d’une façon très proche de cette tradition. Les tâches sont souvent orientées vers l’intonation entre musiciennes ou musiciens, mais il ne s’agit pas d’aller seulement du coup d’archet dans la direction du coup d’archet parfait, mais aussi en direction de la musique. Eh bien, j’ai été très content de cet entretien qui pourra nourrir mes écrits. Je voudrais écrire un livre sur l’improvisation réalisée avec des musiciens classiques, mais je n’en ai pas le temps, tu sais comment va la vie…

Jean-Charles F.:

Il faut être retraité pour pouvoir avoir le temps de faire les choses ! Merci d’avoir pris ce temps pour parler.

 


1. Improfil est une publication périodique allemande [connectée à l’Exploratorium Berlin] centrée sur la théorie et la pratique de l’improvisation et qui fonctionne en tant que plateforme d’échanges professionnels entre artistes, enseignants et thérapeutes, pour qui le l’improvisation est un des aspects importants de leurs activités. Voir https://exploratorium-berlin.de/en/home-2/

2. Le Cefedem AuRA [Centre de Formation des Enseignants de la Musique Auvergne-Rhône-Alpes] a été créé en 1990 par le Ministère de la Culture pour la formation des enseignants des écoles de musique et conservatoires. C’est un centre de ressources professionnelles et d’enseignement supérieur artistique de la musique.Le centre mène des recherches sur la pédagogie de la musique et publie un périodique, Enseigner la Musique. Voir https://www.cefedem-aura.org

3. CEPI, Centre Européen pour l’Improvisation : ”Pour moi, le CEPI est le point de rencontre entre des musiciens improvisateurs, avec d’autres praticiens de tous les domaines artistiques, des chercheurs, des penseurs, tous ceux et celles dont l’activité ou la curiosité est tournée vers de nouvelles formes et méthodes pour faire les choses. Les rencontres portent sur l’échange d’idées et d’expériences, et aussi sur la participation collective à un processus créatif, en bref, il s’agit d’improviser ensemble. » Barre Phillips, 2020. Voir http://european.improvisation.center/home/about

4. Franziska Schroeder, Soundweaving : Writings on Improvisation, Cambridge, England : Cambridge Scholar Publishing. Voir la traduction française de Henrik Frisk, “Improvisation and the Self: to listen to the other”, dans la présente édition de paalabres.org. : Henrik Frisk, L’improvisation et le moi.

5. Matthias Schwabe est le fondateur et le directeur de l’Exploratorium Berlin.

6. Pendant les rencontres du CEPI à Puget-Ville (en 2018 en particulier), Barre Phillips a proposé un jeu de pétanque dans lequel chaque équipe était composé de deux lanceurs de boules et de deux personnes improvisant en même temps.

7. La rencontre a eu lieu un jour avant [juillet 2018] un concert de musiques improvisées à l’Exploratorium Berlin avec Jean-Charles François, Reinhard Gagel, Simon Rose et Christopher Williams.

8. RAMDAM, UN CENTRE D’ART [à Sainte-Foy-lès-Lyon] est un lieu de travail, c’est un lieu flexible, ouvert à une multiplicité d’usages, dont les espaces sont modulables et transformables en fonction des besoins et des contraintes des projets accueillis. Ramdam est le lieu de résidence de la Compagnie Maguy Marin. Voir https://ramdamcda.org/information/ramdam-un-centre-d-art

9. Christian Lhopital est un artiste contemporain français né en 1953 à Lyon. Il pratique essentiellement le dessin et la sculpture. Présenté à la 11e biennale d’art contemporain de Lyon, Une terrible beauté est née, par Victoria Noorthoorn, il a exposé sous forme de cabinet de dessins un ensemble de 59 dessins d’époques différentes, de 2002 à 2011. En juin 2014, les Éditions Analogues à Arles ont édité le livre Ces rires et ces bruits bizarres, avec un texte de Marie de Brugerolle, illustré de photos de dessins muraux à la poudre de graphite, de sculptures et de dessins miniatures, de la série « Fixe face silence ». https://fr.wikipedia.org/wiki/Christian_Lhopital

10. Rob Mazurek est un artiste/abstractiviste multidisciplinaire, qui met l’accent sur la composition électroacoustique, l’improvisation, la performance, la peinture, la sculpture, la vidéo, le film, et les installations. Il a passé la majeure partie de sa vie créative à Chicago et ensuite au Brésil. Il vit actuellement à Marfa, au Texas avec son épouse Britt Mazurek. Voir le lieu-dit « Constellation Scores » dans la seconde édition de ce site (paalabres.org) : Accès à Constellation Scores. Voir https://www.robmazurek.com/about

11. Denis Laborde, La Mémoire et l’Instant. Les improvisations chantées du bertsulari basque, Bayonne, Saint-Sébastien, Ed. Elkar, 2005.

12. Anna Barth est une danseuse indépendante, chorégraphe et directrice artistique du DanceArt Laboratory Berlin. Elle a étudié la danse moderne, l’improvisation et la composition au “Alwin Nikolais and Murray Louis Dance Lab” à New York et la danse Butoh pendant plusieurs années avec le célèbre co-fondateur et maître de la danse Butoh, Kazuo Ohno et avec son fils Yoshito Ohno au Japon. https://www.annabarth.de/en/bio.html

13. Keith Humble était un compositeur australien (1927-1995), chef d’orchestre et pianiste qui considérait ces trois activités en continuité dans une pratique ressemblant aux fonctions de musicien avant l’avènement du compositeur professionnel aux 19e et 20e siècles. Pendant les années 1950 et 1960, il a vécu en France. Il a été l’assistant de René Leibowitz et en 1959, à l’American Centre for Students and Artists à Paris, il a fondé le ‘Centre de Musique, un « atelier d’interprétation et de création » centré sur la présentation et le débat autour de la musique contemporaine. C’est dans ce contexte que Jean-Charles François l’a rencontré et à continuer travailler avec lui jusqu’en 1995. Voir http://adb.anu.edu.au/biography/humble-leslie-keith-30063

14. KIVA, 2 CD, Pogus Produce, New York. Recordings 1985-1991, avec Jean-Charles François, percussion, Keith Humble, piano, Eric Lyon, manipulations vocoder par ordinateur, Mary Oliver, violon et alto, John Silber, trombone.

15. Voir Henrik Frisk article, op. cit. dans la présente édition. Henrik Frisk, L’improvisation et le moi.

16. Voir Jean-Charles François, Percussion et musique contemporaine, chapter 2, « Contrôle direct ou indirect de la qualité des sons », Paris : Editions Klincksieck, 1991.

17. Roland Barthes, « Le grain de la voix », Musique enjeu 9 (1972).

Lisières

Access to the English translation: Edges – Fringes – Margins

 


 

Lisières – Collage

 

Le 26 avril 2019 a eu lieu à Lyon une rencontre entre le compositeur et improvisateur György Kurtag (en visite de Bordeaux), Yves Favier, alors directeur technique à l’ENSATT à Lyon, et les membres du collectif PaaLabRes, Jean-Charles François, Gilles Laval et Nicolas Sidoroff. Le format de cette rencontre a été d’alterner des moments d’improvisation musicale avec des discussions concernant le parcours des différents participants.

À la suite de cette rencontre, nous avons décidé de développer une sorte de « cadavre exquis » autour du concept de « lisières », chacun des participants écrivant des textes plus ou moins fragmentés en réaction aux écrits qui s’accumulaient petit à petit. En outre les cinq personnes avaient aussi le droit de proposer des citations d’auteurs divers en liaison avec cette idée de lisières. C’est ce processus qui a donné lieu dans le Grand Collage (la rivière) de cette édition « Faire tomber les murs » à 10 collages (L.1 – L.10) de ces textes accompagnés de musiques, de voix enregistrées et d’images, avec en particulier des extraits de l’enregistrement de nos improvisations réalisées lors la rencontre du 26 avril 2019. Voici ci-dessous l’intégralité des textes.
 


Accès aux extraits de texte :

experiencespoetiques
Définitions 1               Définitions 2               Définitions 3
Aleks A. Dupraz 1                             Aleks A. Dupraz 2
Yves Favier 1    Yves Favier 2   Yves Favier 3   Yves Favier 4   Yves Favier 5
Gustave Flaubert
Jean-Charles François 1      Jean-Charles François 2      Jean-Charles François 3
Edouard Glissant 1    Edouard Glissant 2    Edouard Glissant 3    Edouard Glissant 4
Emmanuel Hocquard 1                  Emmanuel Hocquard 2
Tom Ingold 1                                                                                   Tom Ingold 2
György Kurtag 1     György Kurtag 2
François Laplantine et Alexis Nouss 1                     François Laplantine et Alexis Nouss 2
Gilles Laval
Michel Lebreton 1                                  Michel Lebreton 2
Jean-Luc Nancy
Nicolas Sidoroff 1     Nicolas Sidoroff 2      Nicolas Sidoroff 3     Nicolas Sidoroff 4
Dominique Sorrente

 


 

Emmanuel Hocquard :

La lisière est une bande, une liste, une marge (pas une ligne) entre deux milieux de nature différente, qui participe de deux sans se confondre pour autant avec eux. La lisère a sa vie propre, son autonomie, sa spécificité, sa faune, sa flore, etc. La lisière d’une forêt, la frange entre mer et terre (estran), une haie, etc. (…) Un détroit est une figure exemplaire de lisière : le détroit de Gibraltar sépare deux continents (l’Afrique et l’Europe) en même temps qu’il fait communiquer deux mers (Méditerranée et océan Atlantique).

dans la cour       platanes cinq

 dans la cour                          platanes cinq

dans la cour                 platanes cinq

(Le cours de Pise, Paris : P.O.L., 2018, p. 61)

 

Yves Favier :

Évidemment la notion de « Lisière » est celle qui titille le plus (le mieux ?) surtout lorsqu’elle est déterminée comme « zone autonome entre 2 territoires », zones musicales mouvantes et indéterminés, pourtant identifiables.
Ce ne sont pas pour moi des « no man’s (women’s) land », mais plutôt des zones de transition entre deux (ou plusieurs) milieux …
En écologie on appelle ces zones singulières des « écotones », des zones qui abritent à la fois des espèces et des communautés des différents milieux qui les bordent, mais aussi des communautés particulières qui leur sont propres. (On effleure ici 2 concepts celui de Guattari « L’écosophie » ou tout se tient et celui de Deleuze, « L’Heccéité = Evènement. »

 

Définitions : Lisières – subst. fém.

Étymol. et Hist. 1. 1244 « bord qui limite de chaque côté d’une pièce d’étoffe » (Doc. ds Fagniez t. 1, p. 151); 2. a) 1521 « frontière d’un pays » (Doc. ds Papiers d’État de Granvelle, t. 1, p. 185); b) 1606 « bord d’un terrain » (Nicot); c) 1767-68 fig. « ce qui est à la limite de quelque chose » (Diderot, Salon de 1767, p. 195); 3. a) 1680 « bandes attachées au vêtement d’un enfant pour le soutenir quand il commence à marcher » (Rich.); b) 1752 mener (qqn) par la lisière « conduire (quelqu’un) comme on mène un enfant » (Trév.); c) 1798 mener (qqn) en lisière « exercer une tutelle sur (quelqu’un) » (Ac.); 1829 tenir en lisière « id. » (M. de Guérin, loc. cit.); 4. 1830 chaussons de lisière (La Mode, janv. ds Quem. DDL t. 16). Orig. incertaine. Peut-être dér. de l’a. b. frq. *lisa « ornière », que l’on suppose d’apr. le lituanien lysẽ « plate-bande (d’un jardin) » et l’a. prussien lyso « id. (d’un champ) ». Cette forme *lisa a dû exister à côté de l’a. b. frq. *laiso, de la même famille que l’all. Gleis, Geleise « voie ferrée, ornière »; cf. a. h. all. waganleisa « ornière »; cf. aussi le norm. alise « ornière »; alisée « id. » (v. REW et FEW t. 16, p. 468b). L’hyp. du FEW t. 5, pp. 313b-314a, qui dérive lisière du subst. masc. lis (du lat. licium « lisière d’étoffe »), est peu probable, ce dernier étant plus récent que lisière (1380, « grosses dents aux extrémités d’un peigne de tisserand », Ordonnances des rois de France, t. 6, p. 473, v. aussi note b; puis, au xviiies., au sens de « lisière d’une étoffe », v. FEW t. 5, p. 312b).
http://www.cnrtl.fr/etymologie/lisi%C3%A8re

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futura-science

 

György Kurtag

[Il cite ici le professeur André Haynal, psychiatre, psychanalyste, professeur honoraire à l’Université de Genève, au sujet du livre de Daniel N. Stern, Le moment présent en psychothérapie : un monde dans un grain de sable, Paris : Éditions Odile Jacob, 2003.
https://www.cairn.info/revue-le-carnet-psy-2004-2-page-11.htm]

« Plus spectaculaire est l’émergence de “moments urgents” qui produisent des “moments de rencontre”.

Stern met l’accent sur l’expérience et non sur le sens, même si ce dernier, et ainsi la dimension du langage, joue un rôle important. Pour lui, les moments présents se produisent parallèlement à l’échange langagier pendant la séance. Les deux se renforcent et s’influencent l’un l’autre, tour à tour. L’importance du langage et de l’explicite, n’est donc pas mis en question, bien que Stern veuille centrer l’attention sur l’expérience directe et implicite. »

 

Yves Favier :

Ces lisières entre prairie, lac et forêt, accueillent des espèces des prairies qui préfèrent les milieux plus sombres et plus frais, d’autres plus aquatiques et des espèces forestières qui préfèrent la lumière et la chaleur

N’est-ce pas le cas en improvisation ?…

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Aleks A. Dupraz :

La notion de « lisière » vient progressivement se substituer dans mes écrits à celle de « marge » très travaillée par la sociologie et fréquente dans les sphères alternatives de l’art et du politique. Même si l’on sait que « la marge » est toujours en interaction(s) – ne serait-ce que dans l’imaginaire – avec son inverse (le centre où la force centrifuge des normes peut sembler à son plus haut niveau, ce qui apparaît discutable dans la mesure où la proximité des lieux de pouvoir confère aussi une certaine liberté quant à l’application, l’altération et la production des normes), la notion de « lisière » porte en elle la possibilité d’un autre déplacement qui n’est plus simplement celle du rapport entre « un centre » et « sa périphérie ». Être en lisière de l’Université, c’est déjà être à la frontière d’autres mondes et cela m’ouvre peut-être des possibilités de penser mon vécu et ma démarche autrement qu’à travers le seul prisme de la tension à l’œuvre dans un processus de construction identitaire qui se rapporterait principalement à l’institution universitaire et à ses normes.
experiencespoetiques | lisière(s)

 

François Laplantine et Alexis Nouss :

La pensée de l’entre et de l’entre-deux est résolument métisse, car l’attention à l’interstice nous fait réaliser que l’on ne peut être l’un et l’autre simultanément mais alternativement, comme dans le processus hétéronymique de Frenando Pessoa ou comme dans les pas du tango. (…) L’entre est ce que l’on ne peut placer bord à bord ou mettre bout à bout et qui nous empêche de suivre le sillon. C’est un intervalle qui ne peut être comblé ou du moins comblé immédiatement, mais appelle des médiations qu’il convient d’opposer, avec Adorno, à la réconciliation ainsi qu’à la notion d’œuvre dans la mesure où celle-ci croit atteindre un achèvement.
Métissages, de Arcimboldo à Zombi. Montréal, Pauvert, 2001.

 

Michel Lebreton :

Les lisières sont les endroits des possibles. Les limites n’en sont définies que par les milieux qui les bordent. Elles sont mouvantes, sujettes à érosions, sédimentations : elles n’ont rien d’évident.
(Voir la « maison » M. Lebreton dans la présente édition)

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futura-sciences.com

Yves Favier :

1/ L’improvisateur serait-il cet « être aux aguets » singulier ?
Chasseur/cueilleur/ toujours prêt à capter (capturer ?) les SONS existant, mais aussi « éleveur », afin de laisser émerger ceux « immanents » ? Pas encore manifestes mais déjà en « possible en devenir » ?…

2/ « le territoire ne vaut que par rapport à un mouvement par lequel on en sort. » dans le cas de la notion de Frontière de Hocquard associé à la conception politique Classique, L’improvisateur serait un passeur entre 2 territoires déterminés par avance par convention académiques exemple : passeur entre LA musique contemporaine (savante sacrée) et LA musique spontanée (prosaïque sociale)..on va dire que c’est un début, mais qui n’aura pas de développement autre que dans et par le rapport aux conventions…ça sera toujours une ligne qui sépare, c’est une « abstraction » d’où les corps concrets (public inclus) sont de fait exclus.

3/ Quelle LIGNE (musicale), pourrait marquer Limite, une « extrémité » (elle aussi abstraite) à une musique dite « libre » à seulement la considérer de l’intérieur (supposé l’intérieur de l’improvisateur).
Effectivement ôter toute possibilité de sortir ce ces limites identitaire (« l’impro c’est ça et pas autre chose », « L’improvisation aux improvisateurs ») procède du fantasme des origines créatrices et de ses « génies » isolés. … pour moi le « No man’s land » suggéré par Hocquard est plutôt ici !

 

Nicolas Sidoroff :

Emmanuel Hocquard distingue trois conceptions de la traduction au regard de la limite (la « conception réactionnaire » où la traduction ne peut que trahir), de la frontière (la « conception classique » où la traduction passe d’une langue et culture dans une autre) et la lisière (conception qui « fait de la traduction […] une haie entre les champs de la littérature »).
(Emmanuel Hocquart, Ma haie : Un privé à Tanger II, Paris : P.O.L., 2001, pp. 525-526.)

Je travaille sur les notions de « frontière » et de « lisière » entre différentes activités. (…) Une frontière se franchit au sens épais et consistant du terme, une partie du corps puis l’autre, plus ou moins progressivement. Ce corps a une épaisseur, on est d’un côté et de l’autre d’une ligne ou d’une surface qui fait frontière à un moment. Cela peut créer un balancement, comme des allers-retours en matière de poids du corps au-dessus de cette ligne ou de chaque côté de cette surface, sans déplacement des pieds. Comment passe-t-on une frontière entre plusieurs activités : que se passe-t-il quand je change de « casquette », par exemple entre un espace-temps où je suis compositeur et un autre où je suis régisseur de son ?
(Nicolas Sidoroff, « Faire quelque chose avec ça que je voudrais tant penser, faisons quelque chose avec ça, de ci, de là », Agencements N°1, mai 2018, Éditions du commun, p. 50)

 

Dominique Sorrente :

J’ai longtemps vécu sur le rebord du monde.

 

experiencespoetiques

D’un bord à l’autre, nos mouvements forment un chant d’échos, une forêt de signes en plein ciel.
experiencespoetiques | Notre mouvement (octobre 2017)

Corridor écologique :

Un corridor écologique, à distinguer du corridor biologique et du continuum écologique, est une zone de passage fonctionnelle, pour un groupe d’espèces inféodées à un même milieu, entre plusieurs espaces naturels. Ce corridor relie donc différentes populations et favorise la dissémination et la migration des espèces, ainsi que la recolonisation des milieux perturbés.

Par exemple, une passerelle qui surplombe une autoroute et relie deux massifs forestiers constitue un corridor écologique. Elle permet à la faune et à la flore de circuler entre les deux massifs malgré l’obstacle quasi imperméable que représente l’autoroute. C’est pour cette raison que cette passerelle est appelée un passage à faune.

Les corridors écologiques sont un élément essentiel de la conservation de la biodiversité et du fonctionnement des écosystèmes. Sans leur connectivité, un très grand nombre d’espèces ne disposeraient pas de l’ensemble des habitats nécessaires à leurs cycles vitaux (reproduction, croissance, refuge, etc.) et seraient condamnées à la disparition à plus ou moins brève échéance.

Par ailleurs, les échanges entre milieux sont un facteur de résilience majeur. Ils permettent ainsi qu’un milieu perturbé (incendie, crue…) soit recolonisé rapidement par les espèces des milieux environnants.

L’ensemble des corridors écologiques et des milieux qu’ils connectent forme un continuum écologique pour ce type de milieu et les espèces inféodées.

C’est pour ces raisons que les stratégies actuelles de conservation de la biodiversité mettent l’accent sur les échanges entre milieux et non plus uniquement sur la création de sanctuaires préservés mais clos et isolés.
https://www.futura-sciences.com/planete/definitions/developpement-durable-corridor-ecologique-6418/

 

Michel Lebreton :

L’enseignant va-t-il laisser les barrières ouvertes aux vagabondages et bricolages ? Ou va-t-il circonscrire toutes pratiques à l’enclos qu’il a construit au fil du temps ?

 

Edouard Glissant :

(…) là où les peuples migrants d’Europe (…) arrivent [en Amérique] avec leurs chansons, leurs traditions de famille, leurs outils, l’image de leur dieu, etc. les Africains, eux, arrivent dépouillés de tout, de toutes possibilités, et même dépouillés de leur langue. Car l’antre du bateau négrier est l’endroit et le moment où les langues africaines disparaissent, parce qu’on ne mettait jamais ensemble dans le bateau négrier, tout comme dans les plantations des gens qui parlaient la même langue. L’être se retrouvait dépouillé de toutes sortes d’éléments de sa vie quotidienne, et surtout de sa langue.
(Introduction à une poétique du divers, Paris : Gallimard, 1996, p . 16)

 

Emmanuel Hocquard :

À rattacher aux lisières tout ce qui concerne les marges (marginalia), les chemins de traverse, les espaces résiduels ou terrains vagues…
Les lisières sont les seuls espaces qui échappent aux règles fixées par les grammairiens d’État, les jardiniers de Versailles et les urbanistes internationaux.
(Op. cit. p. 62)

 

Edouard Glissant :

Qu’est-ce qui se passe pour ce migrant ? Il recompose par traces une langue et des arts qu’on pourrait dire valables pour tous. (…) L’Africain déporté n’a pas eu la possibilité de maintenir ces sortes d’héritages ponctuels. Mais il a fait quelque chose d’imprévisible à partir des seuls pouvoirs de la mémoire, c’est-à-dire des seules pensées de la trace qui lui restaient : il a composé d’une part des langages créoles et d’autre part des formes d’art valables pour tous. (…) Si ce Néo-Américain ne chante pas des chansons africaines d’il y a deux ou trois siècles, il ré-instaure dans la Caraïbe, au Brésil et en Amérique du Nord, par la pensée de la trace des formes d’art qu’il propose comme valable pour tous. La pensée de la trace me paraît être une dimension nouvelle de ce qu’il faut opposer dans la situation actuelle du monde à ce que j’appelle les pensées du système ou les systèmes de pensée. Les pensées du système ou les systèmes de pensée furent prodigieusement féconds et prodigieusement conquérants et prodigieusement mortels. La pensée de la trace est celle qui s’appose aujourd’hui le plus valablement à la fausse universalité des pensées du système.
(Op. cit., p.17)

 

Jean-Charles François :

Les belles lisières, les belles lisières, les belles lisières
Les belles lisières, les belles lisières et… le méchant lisier
Les belles lisières et le méchant lisier
Les rebelles lisières et en plein champ le lisier
Les lisières, les lisières, le lisier.
Les belles lisières et le méchant lisier
Le lisier responsable des belles algues vertes du Finistère nord, qui se décomposent en méchants éléments toxiques dangereux pour les humains.
Les belles lisières et le méchant lisier
Le mystère des lisières, la misère du lisier.
La fête des lumières, la tête emmêlée du limier
Le lit de la rivière déviée, la civière du licier défiguré
Le critère de la postière, le clystère du policier.
La folie de la vie chère et l’olivier la paix sur terre
Les belles lisières et le méchant lisier.
Le lisier sert à définir le méchant espace des artichauts entre les belles lisières comme méchant résultat d’une belle production industrielle et méchant ferment d’une production du même genre de beauté.

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L’être aux aguets, l’entre-capture, l’être aux agrès, l’entre-musculature, l’être qui agrée, proie qui se laisse capturer, l’être qui agresse, entre rapaces on s’entend bien, l’être de la Grèce, le kairos, moment d’interaction intense, l’être de la graisse…
Le lisier agresse méchamment l’odorat tandis que la polie lisière agrée de relever benoîtement les horodateurs.
Les adorateurs de l’église de la très sainte Thérèse de Lisière s’enlisent dans les agrès du prosaïque GestEtatPo lisier.
L’Eldorado de la belle filière du Glysierphosate emplit de clystère les poches de derrière de tristes sires liés à leurs enflures glyciémo-prostatiques.
Les belles lisières et le méchant lisier.
Comment sortir des lisières et pénétrer l’espace du lisier ? C’est le problème de l’improvisation semble-t-il. L’idéal de communication appartient aux lisières, mais le contenu même reste dans l’incommunicabilité du lisier (hormis son odeur nauséabonde). Si la définition de l’origine des sons au moment de la prestation improvisée sur scène semble devoir relever du domaine du non-dit, car relevant strictement de l’intimité de chaque participant, alors seules les lisières de l’interactivité des humains semblent pouvoir entrer dans le champ de la réflexion. La préparation des sons, leur élaboration effective, semble alors être du domaine exclusif des parcours individuels. L’élaboration collective des sons est laissée à la surprise du moment de rencontre de personnalités qui s’y sont préparés : advienne que pourra. L’enlisement dans le lisier.

Il ne s’agit pas non plus de dire que les lisières de communication entre les humains ne jouent pas un rôle important dans la réflexion. Dans ce sens la question de l’aguet et les méandres de l’inconscient/conscient sont bien des vecteurs essentiels à prendre en considération. Mais si l’improvisation est un jeu collectif, alors l’élaboration des sons par les individus séparés dans des parcours distincts, n’est plus suffisante pour refléter l’élaboration collective des sonorités. Se pose alors le problème de la co-construction des matériaux sonores. C’est là où l’on tombe dans le lisier. Si l’on prépare collectivement les sonorités on risque fortement de ne plus être dans l’idéal de l’improvisation qui démocratiquement laisse les voix libres de s’exprimer, qui accepte en son principe – en principe ! – la dissension en son sein. Mais si tous ceux qui appartiennent au club des improvisateurs ont fait le même parcours avant d’arriver sur scène, alors la démocratie et la dissension sur la scène ne sont que des simulacres, effets d’un théâtre pour public naïf. De même, si ceux qui ne correspondent pas aux modèles sonores idéalisés du réseau ne sont pas invités, l’accord entre ceux qui le sont sera quasiment total. La notion de déterritorialisation est-elle l’affaire d’individus qui se rencontrent en terrain neutre, ou bien l’élaboration collective d’un terrain inconnu ? La liste des éléments du lisier est longue. Comment ouvrir ce chantier tant du point de vue de la pratique que de celui de la réflexion sur la pratique ?

 

Nicolas Sidoroff :

Emmanuel Hocquard qualifie la lisière de : « tache blanche ». Assez longtemps, j’ai compris et lui ai fait dire « tâche blanche ». L’accent circonflexe avait beaucoup de sens, en évoquent à la fois le travail à faire (par la tâche) et un espace à explorer caractérisé par sa situation entre les choses (par l’adjectif légèrement substantivé de « blanc »). Derrière cela, je comprenais, et comprends encore, une invitation à venir habiter, parcourir et pratiquer de tels espaces. La « tache blanche » est très présente dans les travaux d’Emmanuel Hocquard : elle évoque les endroits inexplorés des cartes géographiques, où l’on ne pouvait pas encore savoir ce qu’il fallait écrire ni dans quelles couleurs. La « traduction tache blanche » pour lui, une « activité tache blanche » pour moi, c’est créer des « zones inexplorées (…), c’est gagner du terrain ». Dans mes habitudes de vocabulaire, je dirais aussi : créer du possible.
(« Explorer les lisières d’activité, vers une microsociologie des pratiques (musicales) », Agencements N°2, décembre 2018, Édition du commun, p. 263-264)

 

François Laplantine et Alexis Nouss :

Le zombi ou l’exemple limite du métissage. À la fois mort et vivant, il condense à lui seul le paradoxe irréductible et impensable de tout être. Le zombi ne sera plus jamais tout à fait vivant, ni totalement mort, comme si le voyage du vivant vers la mort et le retour du mort vers la vie empêchaient, de façon irrémédiable, de revenir à une condition première. Périple impossible et vacillant qui interdit, à celui qui est victime de cette sorcellerie redoutable, toute possibilité de retour à un point de départ, à une identité d’être social ou d’être moribond, stabilisée et reconnue.
(Op. cit.)

 

Edouard Glissant :

Pendant très longtemps – il faut toujours répéter – pendant très longtemps l’errance occidentale, qui a été une errance de conquêtes, une errance de fondation de territoires, a contribué à réaliser ce que nous pouvons appeler aujourd’hui la « totalité-monde ». Mais dans un espace aujourd’hui il y a de plus en plus d’errances internes, c’est-à-dire de plus en plus de projections vers la totalité-monde et de retours sur soi alors qu’on est immobile, alors qu’on n’a pas bougé de son lieu, ces formes d’errance déclenchent souvent ce qu’on appelle des exils intérieurs, c’est-à-dire des moments où l’imaginaire, l’imagination ou la sensibilité sont coupés de ce qui se passe alentour. (…) Et c’est une des données du chaos-monde, que l’assentiment à son « entour » ou la souffrance dans son « entour » sont également opératoires comme voie et moyen de connaissance de cet « entour ».
(op. cit., p. 88)

 

Lisière, subst. fém. :

Tous les rêves s’étaient levés, abandonnés à leur libre vol. Servet racontait sa joie prochaine à sortir des lisières. (Estaunié 1896)

Je me lèverai à midi : j’aurai des matinées douillettes dans mon lit. Plus d’études, plus de devoirs. (Estaunié 1896)

Dieu ! il faudra toujours qu’on me pousse et il faudra qu’on me tienne toujours en lisière et je languirai dans une éternelle enfance.
(M. de Guérin, 1829)

 

Edouard Glissant :

Schématisons à outrance : le métissage serait le déterminisme, et la créolisation c’est, par rapport au métissage, le producteur d’imprévisible. La créolisation c’est l’imprédictible. On peut prédire ou déterminer le métissage, on ne peut pas prédire ou déterminer la créolisation. La même pensée de l’ambiguïté, que les spécialistes des sciences du chaos signalent, à la base même de leur discipline, cette même pensée de l’ambiguïté régit désormais l’imaginaire du chaos-monde et l’imaginaire de la Relation.
(Ibid. p. 89)

 

Nicolas Sidoroff :

L’expression « noyau à lisière » permet donc, en premier lieu d’évacuer radicalement des représentations en boîtes rigides à frontières ou en cases limitantes et excluantes. (…) Regarder les pratiques musicales comme interaction et articulation de si « noyaux à lisières », chacun correspondant à une famille d’activité : création, performance, médiation-formation, recherche, administration, technique-lutherie.
(op. cit., p. 265)

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Yves Favier :

La notion de « lisière » est celle qui titille (le mieux) : zones musicales mouvantes et indéterminées, pourtant indentifiables.

Sons Pliés Boltanski

Sons-pliés Boltanski

Gilles Laval :

Existe-t-il un présent improvisé, à l’instant T instantané ? Quelles sont ses lisières, de l’instant à naitre ou non, ou non-être, l’instantané non figé à l’instant, juste là, hop c’est passé !
Étiez-vous présent hier à cet instant précis, partagé sans lendemain ? Je ne veux pas le savoir, je préfère le faire, sans repasser, vers les commissures des sens. L’improvisation se joue-t-elle d’elle-même ? Sans autre autres est-ce possible/impossible ? Quelle cible, si cible il y a ?
Interpénétrations et projections piquantes instantanées, répliques introspectives morphologiques agglutinantes, jonctions éloignées mouvementées écarlates, combinaisons à l’aise ou niaises, réactions à vif synchroniques, diachroniques, fusions et confusions oxymoristiques habiles. Si bleu est le lieu de mer, hors de l’eau, il se mesure en vert, en lisière c’est arc-en-ciel. Superbe masse d’ondes insaisissables où dedans brillent et foisonnent des lisières de dégradés, des départs sans retours, des arrêts pas nets, des flous roses rougissants, va savoir s’il faut faire taire, se faire terre ou ouï-dire.
J’ai ouï l’hallali sensible aux lisières des improvisalizés, (parfois des gourous courroucés d’envies d’emprises dégringolent en gammes lentes (choisis ta pente), quand d’autres pétillent d’un imprévisible heureux et de surprises survoltées). Invitons-nous de bout en bout aux commissures heuristiques kaïrostiques des espaces et des méandres imaginés, seul ou à plusieurs, à pludames, à plutoustes.

« commissure Rem. 1. La majorité des dict. du 19e s. et Lar. 20e enregistrent également l’emploi vieilli du terme en mus. pour signifier : Accord, union harmonique de sons où une dissonance est placée entre deux consonances (DG). »

Le principe de bout en bout (en anglais : end-to-end principle) est un principe central de l’architecture du réseau Internet.
Il énonce que « plutôt que d’installer l’intelligence au cœur du réseau, il faut la situer aux extrémités : les ordinateurs au sein du réseau n’ont à exécuter que les fonctions très simples qui sont nécessaires pour les applications les plus diverses, alors que les fonctions qui sont requises par certaines applications spécifiques seulement doivent être exécutées en bordure de réseau. Ainsi, la complexité et l’intelligence du réseau sont repoussées vers ses lisières. Des réseaux simples pour des applications intelligentes. »
(Wikipedia, Principe de bout à bout)

« Kairos : Concept de la Grèce antique qui correspond au temps de l’occasion opportune, c’est-à-dire qui se rapporte à un moment de rupture, à un basculement décisif par rapport au temps qui passe. » (L’internaute)
Kairos est le dieu de l’occasion opportune, du right time, par opposition à Chronos qui est le dieu du time.

brouillard bleu abstrait morceaux blancs

 

Jean-Charles François :

Les lisières font rêver,
fondre en larmes blanches
la mythologie de la tache blanche
c’est que toutes les cartes géographiques sont coloriées
il n’y en a plus pour nous faire rêver

 

Yves Favier :

…données mouvantes fluctuantes…ne laissant à aucun moment la possibilité de description d’une situation stable/ définitive…
temporaire…valable seulement sur le moment…sur le nerf…
toucher le nerf, c’est toucher la lisière…
l’improvisation comme un ravissement…un kidnapping temporel…
où l’on serait plus tout à fait soi et enfin soi-même…
…tester le temps par le geste combiné avec la forme…et vice versa…
l’irrationnel à la lisière de la physique des fréquences bien raisonnées…
…bien tempérées…
rien de magique…juste une lisière atteinte par les nerfs…
écotone…tension ENTRE…
entre les certitudes…
entre existant et préexistant…
…immanent attracteur…étrange immanence attractive…
entre silence et possible en devenir
… cette force qui touche le nerf…
…qui trouble le silence ?…
…la lisière comme continuité perpétuellement mouvante

L’inclusion de chaque milieu dans l’autre
Non directement connectés entre eux
En change les propriétés écologiques
Traits communs d’interpénétration de milieux
Terrier
Termitière
Lieu où l’on modifie son environnement
À son profit et à celui des autres espèces

De quel récit la lisière est-elle le vecteur ?…

Ecotones
Ecotones

 

György Kurtag :

[Citation du professeur André Haynal :]
« Dans son nouveau livre (Daniel N. Stern, Le moment présent en psychothérapie : un monde dans un grain de sable, Paris : Éditions Odile Jacob, 2003), Stern parle, en psychothérapeute et observateur de la vie quotidienne, de ce qu’il appelle le “moment présent”, ce qu’on pourrait aussi dénommer le moment béni, au cours duquel, tout d’un coup, un changement peut s’opérer. Ce phénomène, que les Grecs appellent kairos, est un moment d’interaction intense parmi ceux qui n’apparaissent pas sans une longue préparation préalable. Cet ouvrage centre notre regard sur le “ici et maintenant”, l’expérience présente, vécue souvent à un niveau non verbal et non conscient. Dans la première partie, l’auteur donne une description pleine de nuances de ce “maintenant”, du problème de sa nature, de son architecture temporelle et de son organisation.

Dans la deuxième partie, intitulée « La contextualisation du moment présent », il parle entre autres de la connaissance implicite et de celle intersubjective.
Implicite <> explicite :
rendre l’implicite explicite et l’inconscient conscient est une tâche importante des psychothérapies d’inspiration psychanalytique (pour lui “psychodynamiques”) ou cognitive. Le processus thérapeutique mène à des moments de rencontre et à des “bons moments” particulièrement propices à un travail d’interprétation, ou encore à un travail d’éclaircissement verbal. Ces moments de rencontre peuvent précéder l’interprétation, amener à elle ou la suivre.

Ces idées sont de toute évidence inspirées par des recherches sur le savoir et la mémoire implicite non déclarative d’une part, et explicite ou déclarative d’autre part. Ces termes se réfèrent au fait qu’ils peuvent ou non être retrouvés, consciemment ou non. Le second concerne donc un système de mémoire impliqué dans un processus d’information qu’un individu peut retrouver consciemment et déclarer. La “mémoire procédurale”, en revanche, est un type de mémoire non déclarative, qui comprend plusieurs sous-systèmes de mémoire séparés. En outre il est clair que la mémoire non déclarative influence l’expérience et le comportement (l’exemple le plus souvent cité est celui de savoir rouler à bicyclette ou jouer du piano, sans nécessairement pouvoir décrire les mouvements impliqués).

Une séance de thérapie peut être vue comme une série de moments présents mus par le désir qu’une nouvelle manière d’être ensemble ait des chances d’apparaître. Ces nouvelles expériences vont entrer dans la conscience, parfois la connaissance implicite. La plus grande partie du changement thérapeutique croissant, lent, progressif et silencieux, paraît être faite de cette manière. Plus spectaculaire est l’émergence de “moments urgents” qui produisent des “moments de rencontre”. »

 

Jean-Luc Nancy :

Comment peut-on comme artiste, donner forme… ? : vous me demandez d’entrer dans la peau de l’artiste… C’est précisément ce que je ne peux pas… Et si je dis « dans la peau » c’est bien sûr très littéralement. La peau – l’« expeausition » (…) – n’est rien d’autre que la limite où un corps prend sa forme. Si je pense à l’âme « forme d’un corps vivant » pour Aristote, je peux dire que la peau est l’âme ou mieux qu’elle anime le corps : elle ne l’enveloppe pas comme un sac, elle ne le fait pas tenir comme un corset, elle le tourne vers le monde (et aussi bien vers lui-même qui devient ainsi à la fois un « soi-même » et une partie du non-soi, du dehors). La peau ne recouvre pas, elle forme, elle façonne, expose et anime cet ensemble incroyablement complexe, enchevêtré, labyrinthique qu’est l’ensemble des organes, muscles, vaisseaux, nerfs, os, liqueurs qui n’est en fin de compte un tel « ensemble », une telle machinerie que pour aller se mettre en forme dans , par et comme peau, avec ses quelques variations ou suppléments, muqueuses, ongles, poils, et cette variation notable qu’est la cornée de l’œil, avec aussi ses ouvertures – au nombre de neuf – qui ne sont pas des « entrées » ou des « sorties », encore moins des failles ou des fissures, mais au contraire la manière dont la peau s’évase ou s’invagine, se retrousse et s’épanche ou s’exprime selon divers rapports avec le dehors – nourriture, air, odeur, saveur, son (on peut y ajouter des phénomènes électriques, magnétiques, chimiques qui se mêlent à ce que nous signalent les « sens »), – et la peau non seulement s’étend d’une ouverture à l’autre mais, je le redis, se reploie à chaque ouverture pour se conformer en tubulures, cavités, par les parois desquelles se produisent tous les métabolismes, toutes les osmoses, dissolutions, imprégnations, transmissions, contagions, diffusions, propagations, irrigations et influences (aussi comme influenza). Ce système tout à la fois organique et aléatoire, fonctionnel et hasardeux (par lui-même essentiellement exposé) ne fait rien d’autre que de reformer, renouveler et transformer incessamment la peau.
(Jean-Luc Nancy et Jérôme Lèbre, Signeaux Sensibles, Montrouge : Bayard Édition, p. 64-66)

 

Jean-Charles François :

Pour l’apeautre, la peau – l’expeausition – comme limite où le corps prend forme, peau, lisière où les pores sont la forme de l’âme et anime le corps, Saint-Bio de la contiguïté des autres corps jusqu’aux étoiles.

La peau-lisière d’Apollinaire, peauète jusqu’à sa trépanation, et peau-être a-linéaire, n’était pas policière du tout, ni très polie, mais poly-fourmilière, poly-tourbillonnaire.

Le vide de l’âme est la forme que prend cette communion entre le corps sensible et l’épeautre (dans l’œil sensible du voisin).

 

Tim Ingold :

Où qu’ils aillent et quoi qu’ils fassent, les hommes tracent des lignes : marcher, écrire, dessiner ou tisser sont des activités où les lignes sont omniprésentes, au même titre que l’usage de la voix, des mains ou des pieds. Dans Une brève histoire des lignes, l’anthropologue anglais Tim Ingold pose les fondements de ce que pourrait être une « anthropologie comparée de la ligne » – et, au-delà, une véritable anthropologie du graphisme. Étayé par de nombreux cas de figure (des pistes chantées des Aborigènes australiens aux routes romaines, de la calligraphie chinoise à l’alphabet imprimé, des tissus amérindiens à l’architecture contemporaine), l’ouvrage analyse la production et l’existence des lignes dans l’activité humaine quotidienne. Tim Ingold divise ces lignes en deux genres – les traces et les fils – avant de montrer que l’un et l’autre peuvent fusionner ou se transformer en surfaces et en motifs. Selon lui, l’Occident a progressivement changé le cours de la ligne, celle-ci perdant peu à peu le lien qui l’unissait au geste et à sa trace pour tendre finalement vers l’idéal de la modernité : la ligne droite. Cet ouvrage s’adresse autant à ceux qui tracent des lignes en travaillant (typographes, architectes, musiciens, cartographes) qu’aux calligraphes et aux marcheurs – eux qui n’en finissent jamais de tracer des lignes car quel que soit l’endroit où l’on va, on peut toujours aller plus loin.
(Texte d’introduction au livre de Tom Ingold, Une brève histoire des lignes, traduit de l’anglais par Sophie Renaut, Bruxelles : Zones sensibles, 2013.)
http://www.zones-sensibles.org/livres/tim-ingold-une-breve-histoire-des-lignes/

 

Gustave Flaubert :

Une lisière de mousse bordait un chemin creux, ombragé par des frênes, dont les cimes légères tremblaient.

 

Tim Ingold :

Mais que se passe-t-il lorsque des personnes ou des choses s’accrochent à quelque chose d’autre ? Il y a un enchevêtrement de lignes. Elles doivent se lier de telle manière que la tension qui les briserait les retienne solidement. Rien ne peut tenir sans la présence d’une ligne. Rien ne peut tenir sans qu’une ligne soit définie et sans que cette ligne puisse se mêler à d’autres.
(Life of Line, p. 3)

 

Aleks A. Dupraz :

Cette inclinaison de mon rapport à la recherche s’est accentuée à l’issue d’une année passée relativement en lisière de l’institution universitaire. Alors que je me questionnais quant aux dispositifs de recherche que je pouvais rejoindre ou mettre en place dans la perspective de contribuer au développement de démarches de recherche-action, ma trajectoire a fortement été affectée par ma participation à différents espaces de recherche et d’expérimentation que furent pour moi : le réseau des Fabriques de sociologie (rejoint en mai 2015) ; la création du collectif Animacoop’ (initiée à Grenoble quelques mois plus tard) ; le séminaire des Arts de l’attention (inauguré à Grenoble en septembre de la même année). C’est ainsi avant tout dans la rencontre que ma recherche s’est ré-engagée, se retrouvant convoquée là où elle semblait parfois manquer. En effet, malgré mes tentatives de me présenter autrement (sans toutefois savoir tout à fait comment), j’étais souvent identifiée dans ces espaces comme étudiante et/ou jeune chercheuse liée à l’Université. Ce fut tout particulièrement le cas au 11 rue Voltaire, premier local de la Chimère citoyenne, alors que j’étais partie prenante du séminaire de recherche des Arts de l’attention. Je prenais alors à nouveau conscience à quel point être identifiée comme universitaire venait quelque part dans un premier temps figer quelque chose d’une identité à laquelle je refusais d’être réduite tout en assumant pourtant une part de la fonction sociale et politique que cela supposait et de la responsabilité que cela me semblait impliquer. Dans cette mise en tension, je n’ai pu que constater mon attachement au monde de l’Université – à l’égard duquel je demeure pourtant très critique –, cela dans un contexte politique où tendaient à se multiplier et se banaliser les discours arguant de la perte de temps ou du luxe que constitueraient la réflexivité et la recherche en littérature et sciences humaines et sociales.
(« Faire université hors-les-murs, une politique du dé-placement », Agencements n°1, mai 2018, Éditions du commun, p. 13)

lisière eau
lisière eau

 

Nicolas Sidoroff :

Prenons un exemple artistique : la musique et la danse. En les considérant comme pratiques fortement marquées par une histoire de mise en disciplines, elles sont nettement séparées. Tu es musicien.ne, tu es danseur.se ; tu donnes (tu vas à) un cours de musique ou de danse. Il y a des cases, des boîtes ou des tubes d’un côté comme de l’autre. Le croisement est possible mais rare et difficile, et quand il a lieu, c’est de manière exclusive : tu es ici ou là, d’un côté ou de l’autre, tu passes une frontière à chaque fois.

En considérant la musique et la danse comme des pratiques humaines quotidiennes, elles sont extrêmement mêlées : faire de la musique c’est avoir un corps en mouvement ; danser c’est produire des sons. On mène depuis 2016 une recherche-action entre PaaLabRes et Ramdam, un centre d’art. Elle associe des personnes plutôt musiciennes (nous, membres de PaaLabRes), d’autres plutôt danseuses (des membres de la compagnie Maguy Marin), un plasticien (Christian Lhopital), et des invité.es réguliers en lien avec les réseaux ci-dessus. On expérimente des protocoles d’improvisation sur des matériaux communs. Dans les réalisations, chacun.e produit des sons et fait des mouvements en rapport aux sons et mouvements des autres, chacun.e est à la fois musicien.ne et danseur.se. Pour moi, l’état de corps (les gestes dont ceux pour faire de la musique, les attentions, les sensations, et la fatigue) sont très différent.es que celui que j’ai dans une répétition ou un concert d’un groupe de musique. Elles sont même beaucoup plus riches et intenses. Avec le vocabulaire utilisé dans les paragraphes précédents, dans ces réalisations je suis dans une forme de lisière tâ/ache blanche danse-musique. Un premier bilan qu’on est en train de tirer montre que dépasser nos boîtes disciplinaires (exploser la frontière, faire exister la lisière) est difficile.
(« Explorer les lisières d’activité, vers une microsociologie des pratiques (musicales) », Agencements N°2, décembre 2018, Édition du commun, p. 265)

Jean-Charles François

Access to the English translation: Collective Invention

 


 

Invention musicale collective

dans le cadre de la diversité des cultures

Jean-Charles François

 

Sommaire :

1. Introduction
2. Formes alternatives aux œuvres d’art définitives
3. Improvisation
4. Processus artistiques ou seulement interactions humaines ?
5. Protocoles
6. Conclusion
 


Introduction

Le monde dans lequel nous vivons peut être défini comme celui de la coexistence d’une grande diversité de pratiques et de cultures. C’est ainsi qu’il est difficile aujourd’hui de penser en termes de monde moderne occidental, de philosophie orientale, de tradition africaine ou autres étiquettes trop faciles à utiliser pour nous orienter dans le chaos ambiant. On est en présence d’une infinité de réseaux et on appartient sans doute très souvent à plusieurs réseaux à la fois. Il s’agit par conséquent de penser les pratiques musicales en termes de problèmes écologiques. Une pratique peut en tuer une autre. Une pratique peut être directement en rapport avec une autre et pourtant elles peuvent toutes les deux garder leur particularité et affirmer leurs différences. Une pratique peut dépendre pour sa survie d’une autre pratique souvent antagoniste. L’écologie des pratiques (voir Stengers 1996, chapitre 3), ou comment faire face à un monde multiculturel potentiellement violent, est devenue une question en lien profond avec le futur de notre planète.

La recherche à laquelle j’ai activement participé entre 1990 et 2007 a consisté à inventer des dispositifs de médiation active entre des groupes de musiciens affirmant leurs différences à travers des pratiques culturelles ou des styles de musique. Cette recherche a été menée dans le cadre de l’élaboration des programmes d’études au Cefedem AuRA à Lyon – un lieu de formation des professeurs de l’enseignement spécialisé de la musique – en directe collaboration avec Eddy Schepens et toute l’équipe pédagogique et administrative de cette institution. À partir de l’année 2000, des étudiants provenant de quatre terrains d’action ont été appelé à travailler ensemble dans une même promotion menant au Diplôme d’État de professeur de musique : musiques actuelles amplifiées, jazz, musiques traditionnelles et musique classique. Le programme d’études a été basés sur deux impératifs distincts : a) chaque genre musical devait être reconnu comme autonome dans ses spécificités pratiques et théoriques ; et b) chaque genre musical devait collaborer avec tous les autres dans des projets artistiques et pédagogiques spécifiques. Nous nous sommes ensuite confrontés au problème de savoir comment faire face à la différence de culture qui existe entre une tradition d’enseignement formalisée à l’extrême mais avec peu de présentations publiques, et des traditions qui sont basées sur des formes atypiques ou informelles d’apprentissage directement liées à des interactions avec un public. Le problème qu’il a fallu ensuite résoudre peut être formulé comme suit : le secteur classique tend à développer une identité basée sur l’instrument ou la production vocale dans une posture où il s’agit d’être prêt à jouer toutes formes de musiques (à condition qu’elles soient écrites sur une partition) ; les autres genres musicaux ont tendance à exiger de leurs membres une forte identité basée sur le style de musique en tant que tel accompagnée d’une approche technique uniquement basée sur ce qui est nécessaire à exprimer cette identité. Notre tâche a consisté à trouver des solutions capables d’inclure tous les ingrédients de cette triple équation. Deux concepts ont pu émerger : a) le programme d’études serait centré sur les projets des étudiants et non plus sur une série de cours et la définition de leur contenu (bien qu’ils ont continué à exister) ; b) les projets devraient être basés sur le principe d’un contrat liant les étudiants à un certain nombre de contraintes déterminées par l’institution et sur lequel l’évaluation serait fondée. Une publication, Enseigner la Musique a rendu compte de nombreux aspects de cette recherche et sur la pédagogie de la musique (voir par exemple François et al. 2007).

En prenant en compte comme modèle ce concept de rencontres interculturelles, des situations expérimentales ont été développées à Lyon par le collectif PaaLabRes (« Pratiques Artistiques en Actes, Laboratoire de RechercheS ») à partir de 2011. Plusieurs projets ont pu être développés :

  • Un petit groupe de musiciens improvisateurs s’est réuni pour travailler sur des protocoles en vue de développer des matériaux en commun dans le contexte d’invention collective[1]. Ces protocoles ont été expérimentés et discutés par ce petit groupe, puis appliqués dans un certain nombre d’ateliers d’improvisation s’adressant à des publics très différents : professionnels, amateurs, débutants, étudiants, musiciens et danseurs appartenant à différentes esthétiques ou traditions (2011-2015).
  • Entre 2015 et 2017, des rencontres ont été organisées au Ramdam (Centre d’arts) près de Lyon entre la danse (membres de la Compagnie Maguy Marin entre autres) et la musique (membres du collectif PaaLabRes) sur cinq week-end de travail autour de l’idée de développer des matériaux communs dans des perspectives d’improvisation collective.
  • Dans le cadre de la publications de deux premières éditions de ce site « paalabre.org », une réflexion a été menée sur la recherche artistique par rapport à la diversité des pratiques artistiques, des expressions esthétiques et des contextes allant notamment de la pédagogie aux présentations sur scène, du monde professionnel et de celui beaucoup plus informel de ceux qu’on n’arrive pas à classifier. (Voir dans la première édition de l’espace numérique paalabres.org, la station « débat » sur la ligne recherche-artistique).

 

2. Formes alternatives aux œuvres d’art définitives

Les situations d’improvisation peuvent être perçues comme une bonne manière d’aborder les problèmes liés aux rencontres hétérogènes, non pas en se focalisant sur des valeurs esthétiques, mais plutôt sur les processus démocratiques que cette situation semble promouvoir : chaque participant est complètement responsable de sa production et de sa manière d’interagir avec autrui, et aussi avec les divers moyens de production mis à disposition.

La définition de l’improvisation, dans le cadre des pratiques artistiques de l’occident – dans ses formes les plus « libres » – est souvent proposée comme une alternative à la musique écrite qui a dominé pendant au moins deux siècles la musique savante européenne. L’improvisation face au structuralisme des années 1950-60 a eu tendance à proposer une simple inversion du modèle jusqu’ici dominant :

  1. L’interprète, considéré jusqu’alors comme n’étant pas un élément majeur participant à la création d’œuvres, devient par le biais de l’improvisation complètement responsable de sa propre création, en évitant de créer des œuvres définitives.
  2. La pratique d’écrire des signes sur une partition et de les respecter dans l’interprétation va être remplacée par l’absence de toute notation visuelle et la prévalence de la communication orale.
  3. Il n’y aura plus d’œuvres fixées définitivement dans l’histoire, mais des processus qui se modifient continuellement à l’infini.
  4. La lente réflexion, menée dans l’espace privé par le compositeur lors de l’élaboration d’une pièce donnée, va être remplacée par un acte instantané, dans l’inspiration du moment, sur la scène et en présence du public.
  5. À la place de compositions se définissant de plus en plus comme des objets autonomes articulant leur propre langage et tour de main particulier, l’improvisation libre tendra à se diriger vers le « non-idiomatique » (voir Bailey 1992, p. xi-xii)[2] ou vers le « tout-idiomatique » (la capacité d’emprunter des matériaux provenant de tous les domaines culturels).

Et ainsi de suite, tous les termes étant inversés.

Mais pour que cette inversion puisse devenir réalité, des éléments de stabilité doivent rester en place : la présence d’artistes professionnels ou considérés comme tels se produisant sur une scène devant un public constitué de mélomanes éduqués. La stabilité historique de musiciens interprètes, jouant dans des concerts publics, héritée dans une très grande mesure du XIXe siècle, va de pair avec ce que Howard Becker a appelé le « package » (ou lot) : une situation hégémonique qui contrôle d’une manière globale toutes les actions dans un domaine donné avec des conditions économiques particulières, la définition des rôles professionnels et la présence d’institutions d’enseignement idoines (voir Becker 2007, p. 90). L’inversion des termes apparaît être là pour garantir que certaines attitudes esthétiques puissent rester telles quelles : par exemple, le concept de la musique « non-idiomatique » peut être considéré comme prolongeant et renforçant la conception moderniste d’un renouvellement constant des sonorités ou de leurs combinaisons s’inscrivant dans des objets musicaux construisant une histoire. On ne sait pas quel idiome va résulter du travail du compositeur, mais l’idéal est d’arriver à un idiome personnel. L’improvisateur doit venir sur scène sans à-priori idiomatique, mais le résultat sera idiomatique seulement pour la durée du concert. L’idéal de la « table rase » persiste dans l’idée que chaque improvisation doit pouvoir s’éloigner des sentiers battus.

L’improvisation envisagée à la lumière des concepts « paalabriens » de nomade et de transversal ne peut pas se limiter à l’idée qu’il s’agit là d’une alternative à la sédentarité des êtres humains personnifiés par le milieu de la musique classique occidentale. Les pratiques nomades et transversales ne peuvent pas non plus prétendre se présenter comme une alternative aux formes artistiques institutionnelles, à travers les mouvements indéterminés de leur errance sans fin. Les nomades (transversaux) ont plutôt la tâche de se confronter à la complexité des pratiques se situant entre les formes de communication orales et écrites, entre la production des timbres et leur articulation syntactique, entre la spontanéité des gestes et leur prédétermination, entre l’interactivité à l’intérieur d’un groupe et l’élaboration d’une contribution personnelle originale.

 

3. Improvisation

Un des aspects le plus important de l’improvisation – en tant qu’élément distinct de la musique écrite sur partitions ou de la chorégraphie précisément fixée – c’est la responsabilité partagée entre plusieurs participants pour créer une production collective. Toutefois, le contenu exact de cette créativité collective dans la réalité des improvisations semble peu clair. Dans l’improvisation, l’accent est mis sur la production sur scène et en public non planifiée à l’avance, et sur l’acte éphémère qui ne va se passer qu’une seule fois. L’idéal de l’improvisation semble dépendre de l’absence de préparation avant le déroulement de l’acte en tant que tel. Pourtant, la réalité de l’acte d’improvisation ne peut se dérouler si les participants ne sont pas tous prêts individuellement à le faire. La prestation sur scène peut ne pas être préparée dans les détails de son déroulement, mais d’une façon générale, elle ne peut pas non plus être réussie sans la présence d’une préparation intense. Voilà une situation bien paradoxale.

Deux modèles de pratique de l’improvisation peuvent être définis, et il faut bien se souvenir que les modèles théoriques ne sont là que pour différencier des points de référence permettant à une réflexion de se développer, mais qu’ils ne correspondent jamais à une réalité beaucoup plus complexe. Dans le premier modèle, les improvisateurs doivent se préparer individuellement de manière intensive pendant de longues années, afin de pouvoir assumer une voix personnelle, une manière unique de produire des actes sonores ou gestuels. Cette voix personnelle ou manière de jouer doit être inscrite dans la mémoire – inscrite dans le corps – dans une collection la plus large possible de répertoires. C’est là la principale condition de l’acte créatif de l’improvisation : les éléments d’invention ne sont pas inscrit sur un support indépendant – comme la partition – mais ils sont directement incarné dans les capacités de jeu de l’improvisateur. Les participants se rencontrent sur la scène en tant qu’individus séparés pour produire quelque chose ensemble de manière non prévue à l’avance. La production sur scène sera la superposition de discours personnels, mais si les participants peuvent anticiper sur ce que les partenaires vont pouvoir produire (surtout s’ils ont déjà joué ensemble ou assisté à leurs prestations respectives) ils vont être capables de construire ensemble, dans le cadre de cette impréparation, un univers original de sonorités et/ou de gestes. L’accent mis sur la préparation individuelle semble tout même favoriser un réseau assez homogène d’improvisateurs. Ce réseau est géographiquement très large et impose, sans avoir à les spécifier, les conditions d’accès par une série de règles implicites et non écrites. L’accent principal de ce modèle est centré sur la prestation en public sur scène et les enjeux sont placés très haut pour que la rencontre entre les actes gestuels ou sonores des unes et des autres soient de grande qualité, en incluant aussi les attitudes et les réactions du public.

L’autre modèle alternatif met l’accent sur la co-construction collective d’un univers déterminé indépendamment de toute présentation sur scène ou d’autres types d’événement. Cela implique qu’un temps important doit être trouvé pour élaborer un répertoire de matériaux (sonores ou autres) appartenant à un groupe permanent de personnes. Un nombre suffisant de sessions de travail en commun doit avoir lieu en présence de tous les membres d’un groupe donné. Ce second modèle n’a pas beaucoup d’intérêt si les membres du groupe proviennent d’un milieu social et artistique homogène, notamment s’ils ont acquis un statut professionnel par le passage dans les mêmes institutions d’enseignement et les mêmes dispositifs de qualifications. S’ils ne sont pas différents dans un certain nombre d’aspects, il semble que le premier modèle soit plus à même d’assurer sans trop de difficulté la construction collective d’un univers artistique donné lors des prestations sur scène. Mais s’ils sont différents, et surtout s’ils sont très différents au point d’être plutôt antagonistes, l’idée de construire ensemble un matériau commun n’est pas une simple tâche. D’une part, les différences entre les participants doit être maintenue, elles doivent être pleinement mutuellement respectées. D’autre part, construire quelque chose ensemble va exiger de chaque participant d’être capable de laisser derrière soi les comportements habituels et traditionnels. C’est une première situation paradoxale. Mais il y a immédiatement un deuxième paradoxe qui vient encore compliquer les choses : d’une part le matériau qui est développé collectivement doit être plus élaboré que la simple superposition de discours parallèles pour pouvoir être qualifié de co-construction ; et d’autre part, le matériau ne doit pas non plus se figer dans une structuration qui équivaudrait à fixer les choses comme dans un composition écrite, le matériau doit pouvoir rester ouvert à des manipulations et des variations à réaliser dans le moment présent de l’improvisation. Les participants doivent pouvoir rester libres de leurs interactions dans l’esprit du moment. Ce second modèle n’exclut pas les prestations en public mais n’est pas limité à cette obligation. Il est centré sur des processus collectifs et peut se dérouler dans différents contextes d’interactions sociales.

Les défis auxquels on a à faire face dans le second modèle sont directement liés aux débats autour des moyens à convoquer pour faire tomber les murs. Il n’est pas suffisant de rassembler des personnes d’origines ou de cultures différentes dans un même lieu pour que des relations plus profondes puissent se développer. Il n’est pas non plus suffisant d’inventer de nouvelles méthodologies appropriées à une situation donnée pour que par miracle la coexistence pacifique puisse s’installer. Pour faire face à la complexité, on a besoin de développer des situations dans lesquelles un certain nombre d’ingrédients doivent être présents : a) chaque participant doit avoir une connaissance de ce que chacun des autres représente ; b) chaque participant est obligé de respecter des règles élaborées en commun ; c) chaque participant pourtant doit pouvoir retenir une importante marge d’initiative personnelle pour exprimer sa différence ; d) il y a des moments où une forme de leadership peut émerger, mais dans son ensemble le contexte doit rester dans les limites d’un processus démocratique. Toute cette complexité démontre les vertus d’un bricolage pragmatique guidé par ce « dispositif » de principes et de contraintes.

Comme l’a démontré le sociologue et pianiste de jazz David Sudnow lorsqu’il a décrit son propre processus d’apprentissage de l’improvisation dans le jazz, les modèles sonores et visuels, bien qu’ils soient des éléments essentiels dans la définition des objectifs à atteindre, ne sont pas suffisant pour produire des résultats probants par le biais de simples imitations :

Quand mon professeur m’a dit, « maintenant que vous êtes capable de jouer ces thèmes, essayez d’improviser des mélodies avec la main droite », et quand je suis rentré à la maison et que j’ai écouté mes disques de jazz, c’était comme si la tâche à accomplir était de rentrer chez soi et de se mettre à parler français. Il y avait ce français qui défilait dans un flot rapide de sons étranges, dans un tourbillon rapide, des styles à l’intérieur de styles dans le cours du jeu de n’importe quel musicien. (Sudnow 2001, p. 17)

Un certain degré de bricolage est nécessaire pour permettre aux participants d’arriver à réaliser leurs objectifs en réalisant leurs propres détours hors de la logique du professeur.

L’idée de dispositif associé à celle de bricolage correspond à la définition du dictionnaire : « Ensemble de mesures prises, de moyens mis en œuvre pour une intervention précise » (Larousse en ligne). On peut aussi se référer à la définition donnée par Michel Foucault comme « un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements d’architectures, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propos philosophiques, moraux, philanthropiques, du dit aussi bien que du non-dit… » (Foucault 1977, voir aussi la station timbre dans la première édition de paalabres.org).

En appliquant cette idée à la co-production de matériaux sonores ou gestuels dans les domaines artistiques, les éléments institutionnels de cette définition sont bien sûr présents, mais l’accent est mis ici sur les réseaux d’éléments créés par les actions réalisées au quotidien, qui sont contextualisées par des personnes qui sont présentes et des matériaux mis à disposition. Les moyens sont ainsi définis ici comme concernant en même temps des personnes, leur statut social et hiérarchique au sein d’une communauté artistique donnée, les matériaux, instruments et techniques mis à disposition, les espaces dans lesquels les actions ont lieu, les interactions particulières – formelles ou non – entre les participants, entre les participants et les matériaux ou techniques, et les interactions avec le monde extérieur au groupe. Les dispositifs sont plus ou moins formalisés par des chartes, des protocoles d’action, des partitions ou images graphiques, des conditions d’appartenance au groupe, des processus d’évaluation (formels ou informels), des procédures d’apprentissage et de recherche. Dans une très grande mesure, les dispositifs sont régulés quotidiennement de manière orale, dans des contextes qui peuvent se modifier substantiellement par rapport aux circonstances, et à travers des interactions qui par leur instabilité peuvent produire des résultats très différents.

 

4. Processus artistiques ou seulement interactions humaines ?

L’idée de « dispositif » à la fois empêche que les actes artistiques soient simplement limités à des objets autonomes bien identifiés et elle élargit considérablement le champ des activités artistiques. Le réseau qui continuellement se forme, s’informe et se déforme lui-même ne peut pas se limiter à se concentrer sur un seul objectif de production de matériaux artistiques en vue de la satisfaction du public. Les processus ne sont plus définis à partir de sphères de spécialisation prédéfinies. Le terme d’improvisation ne se limite plus de manière stricte à une série de principes sacrés de liberté absolue et de spontanéité ou au contraire de respect d’une quelconque tradition. L’improvisation peut incorporer en son sein des activités qui impliquent une variété de supports – y compris écrits sur papier – pour arriver à des résultats s’inscrivant dans des contextes particuliers. La pureté des prises de positions tranchées et définitives ne peut plus être ce qui doit dicter tous les comportements possibles. Cela ne veut pas dire que les idéaux sont effacés et que les valeurs qu’on veut placer en exergue de la réalité des pratiques ont perdu leur importance primordiale.

La confrontation des pratiques artistiques nomades et transversales aux impératifs des institutions peut s’exprimer dans plusieurs domaines : l’improvisation, la recherche artistique, l’enseignement artistique, l’élaboration de programmes d’études, le renouveau des pratiques traditionnelles, etc. De plus en plus d’artistes se trouvent dans une situation dans laquelle leur pratique en termes strictement artistiques est considérablement élargie par ce qu’on appelle la « médiation » (voir Hennion 1993 et 1995) : activités pédagogiques, éducation populaire, participation du public, interactions sociales, hybridité des domaines artistiques, etc. L’immersion des activités artistiques dans les domaines du social, de l’éducation, des technologies, et du politique implique l’utilisation d’outils de recherche et de collaboration avec la recherche formelle en tant que nécessité dans l’élaboration des objets ou processus artistiques (voir Coessens 2009, et la station the artistic turn de la première éditon de paalabres.org). Les pratiques de recherche dans les domaines artistiques ont pour une grande part absolument besoin de la légitimité et de l’évaluation des instances universitaires, mais il est tout aussi important de reconnaître qu’elles doivent être considérées comme faisant partie d’une « science excentrique » (voir Deleuze et Guatarri, 1980, pp. 446-464), qui change considérablement le sens qu’on peut mettre dans le terme de recherche. Ce que les artistes peuvent apporter à la recherche concerne le questionnement contenu dans leurs pratiques mêmes : l’effacement de la séparation entre les acteurs et les observateurs, entre la manière scientifique de publier les résultats d’une recherche et d’autres formes informelles de présentation, entre les actes artistiques et la réflexion à leur sujet.

Une réponse nomadique et transversale peut se trouver le long d’un cheminement entre la liberté des actes créatifs et l’imposition stricte des règles canoniques de la tradition. Dans ce contexte l’acte créatif ne peut plus être envisagé comme la simple expression individuelle affirmant sa liberté par rapport à une fiction d’universalité. La constitution d’un collectif particulier, définissant au fur et à mesure ses propres règles, doit jouer, dans un frottement instable, à l’encontre des velléités imaginatives individuelles. Mettre une personne en position de recherche consisterait à ancrer l’acte créatif dans la formulation par un collectif d’un processus problématique ; la liberté absolue de création est maintenant liée à des interactions collectives et à ce qui est mis en jeu dans ce processus, sans se limiter aux règles strictes d’un modèle donné. L’acte créatif ne serait plus considéré comme un objet en soi absolu et l’accent serait mis sur les nombreuses médiations qui le déterminent comme un contexte particulier à la fois esthétique et éthique : la convergence à un certain moment d’un certain nombre de participants dans une forme de projet. Les nœuds de cette convergence doivent être expliqués non pas en termes de résultat particulier souhaité, mais en termes de constitution d’une sorte de tableau de la complexité problématique de la situation à son origine : un système de contraintes qui traite de l’interaction entre les matériaux, les espaces, les institutions, les divers participants, les ressources disponibles, les références, etc. D’après Isabelle Stengers, l’idée de contrainte, qu’il faut distinguer des « conditions », n’est pas une alternative qui est imposée de l’extérieur, ni une façon d’instituer une légitimité, mais la contrainte ne doit être satisfaite que d’une manière indéterminée et ouverte sur beaucoup de possibilités. La signification est déterminée a posteriori à la fin du processus (Stengers 1996, p. 74). Les contraintes doivent être prises en compte, mais ne définissent pas des voies à prendre lors de la réalisation du processus. Les systèmes de contraintes fonctionnent le mieux quand des personnes différentes de champs de spécialisation différents sont appelées à développer quelque chose ensemble.

 

5. Protocoles

Nous avons nommés « protocoles » des processus de recherche collective qui se passent avant une improvisation et qui vont en colorer le contenu, puis accumuler dans la mémoire collective un répertoire d’actions déterminées. Le détail de ce répertoire d’actions n’est pas fixé, et il n’est forcément décidé qu’un répertoire donné doive être convoqué lors d’une improvisation. La définition du terme de protocole est bien évidemment ambiguë et pour beaucoup semblera aller complètement à l’encontre d’une éthique de l’improvisation. Le terme est lié à des connotations de circonstances officielles, voire aristocratiques, où des comportements considérés comme acceptables ou respectables sont complètement déterminés : il s’agit de modes de conduites socialement reconnus. Protocole est aussi utilisé dans le monde médical pour décrire des séries d’actes de soins à suivre (sans omissions) dans des cas précis. Ce n’est pas dans le sens de ces contextes que nous utilisons le terme.

La définition de protocole est ici liée à des instructions écrites ou orales données à des participants au début d’une séance d’improvisation collective déterminant des règles de relations entre individus ou bien de définition d’un matériau particulier, sonore, gestuel ou autre. Elle correspond à peu près à celle du Larousse (en ligne) : « Usages conformes aux relations entre particuliers dans la vie sociale. » et « Ensemble des règles, questions, etc., définissant une opération complexe ». Les participants doivent accepter que pendant un temps limité, des règles d’interactions dans le groupe soient fixées en vue de construire quelque chose en commun ou en vue de comprendre le point de vue d’autrui, d’entrer dans un jeu avec l’autre. Une fois expérimenté, quand des situations ont pu être construites, le protocole en lui-même doit être oublié pour faire place à des interactions beaucoup moins liées à des règles de comportement, en retrouvant l’esprit de l’improvisation non planifiée. L’idéal, dans le cadre de l’élaboration des protocoles, est d’arriver à un accord collectif sur le contenu, sur la formulation des règles. En fait ce n’est que rarement le cas dans l’expérience réelle, car les gens on tendance à comprendre les règles de manière différente. Un protocole est le plus souvent proposés par une personne en particulier, l’importance étant de faire tourner parmi les autres personnes présentes la possibilité d’en proposer d’autres, et aussi de pouvoir donner la possibilité aux autres personnes d’élaborer des variations autour du protocole présenté.

La contradiction qui existe entre la préparation intensive que les improvisateurs s’imposent à eux-mêmes individuellement et l’improvisation sur scène qui se fait « sans préparation  se retrouve maintenant au niveau collectif : une préparation intensive du groupe d’improvisateurs doit avoir lieu collectivement avant qu’il soit possible d’improviser d’une manière spontanée en reprenant les éléments du répertoire accumulé, mais sans qu’il y ait une planification du détail de ce qui va se passer. Si les membres du collectif ont développé des matériaux en commun, ils peuvent maintenant plus librement les convoquer selon les contextes qui se présentent lors de l’improvisation.

C’est ainsi qu’on est en présence d’une alternance entre d’une part des moments formalisés de développement du répertoire et d’autre part des improvisations qui sont soit basées sur ce qu’on vient de travailler ou bien plus librement sur la totalité des possibilités données par le répertoire et aussi par ce qui lui est extérieur (rencontres fortuites entre productions individuelles). L’objectif est donc bien de mettre les participants dans de réelles situations d’improvisation où l’on peut déterminer son propre cheminement et dans lesquelles idéalement tous les participants sont dans des rôles spécifiques d’égale importance.

On peut catégoriser les différents types de protocoles ou de procédures, mais il faut se garder d’en dresser le catalogue détaillé, dans ce qui ressemblerait à un manuel. Les protocoles doivent de fait toujours être inventés ou réinventés dans chaque situation particulière. En effet la composition des groupes en terme d’hétérogénéité des domaines artistiques en présence, des niveaux de capacités techniques (ou autres), d’âge, de milieu social, d’origine géographique, des cultures différentes, d’objectifs particuliers par rapport à la situation du groupe, etc., doit à chaque fois déterminer ce que le protocole propose de faire et donc son contenu contextuel.

Voici quelques catégories de protocoles possibles parmi celles que nous avons explorées :

  1. Coexistence de propositions. Chaque participant peut définir une sonorité et/ou un geste particuliers. Chaque participant doit maintenir sa propre production élaborée tout au long d’une improvisation. L’improvisation ne concerne donc que la temporalité et le niveau des interventions personnelles en superpositions ou juxtapositions. L’interaction se passe au niveau d’une coexistence des diverses propositions dans des combinaisons variées choisies au moment de la performance improvisée. Des variations peuvent être introduites dans les propositions personnelles.
  2. Sonorités collectives élaborées à partir d’un modèle. Des timbres sont proposés individuellement pour être reproduits tant bien que mal par la totalité du groupe pour pouvoir créer une sonorité collective donnée.
  3. Co-construction de matériaux. Des petits groupes (4 ou 5) peuvent avoir la mission de développer une sonorité collective cohérente. Le travail s’envisage au niveau oral, mais chaque groupe peut choisir sa méthode d’élaboration, y compris par l’utilisation de notations sur papier. Puis de l’enseigner à d’autres groupes de la manière de leur choix.
  4. Constructions de structures rythmiques (boucles, cycles). La situation caractéristique de ce genre de protocole est le groupe disposé en cercle, chaque participant à son tour dans le cercle produisant un son, ou un geste, court improvisé, tout ceci dans une forme de hoquet musical. Généralement la production des sons ou des gestes qui tournent en boucle dans le cercle est basée sur une pulsation régulière. Les variations sont introduites par des silences dans le déroulement régulier, des superpositions de cycles de longueurs qui peuvent varier, d’irrégularités rythmiques, etc.
  5. Nuages, textures, sonorités et/ou mouvements gestuels collectifs – individus noyés dans la masse. Sur le modèle développé par un certain nombre de compositeur de la seconde moitié du vingtième siècle tels que Ligeti et Xenakis, des nuages ou textures sonores (cela s’applique aussi bien aux gestes et mouvements corporels) peuvent être développées à partir d’une sonorité donnée distribuée de manière hasardeuse dans le temps par un nombre suffisant de personnes les produisant. Le collectif produit une sonorité globale (ou mouvements corporels) dans laquelle les productions individuelles sont fondues dans la masse. L’improvisation consiste la plupart du temps à faire évoluer la sonorité globale ou les mouvements corporels de façon collective vers d’autres qualités sonores.
  6. Situations d’interactions sociales. Les sonorités ou les gestes ne sont pas définis, mais la manière d’interagir entre participants l’est. Premièrement il y a la situation qui consiste à passer du silence à des mouvements gestuels et corporels (ou à une sonorité) collectivement déterminés, comme dans les situations d’échauffement ou de phases de début d’improvisation dans lesquelles le jeu effectif improvisé ne commence que quand tous les participants se sont accordés dans tous les sens du mot accord : a) celui qui consiste à ce que les instruments ou les corps soient accordés b) celui qui concerne le test que fait le collectif de l’acoustique et la disposition spatiale d’une salle pour se sentir ensemble dans un environnement particulier, c) celui qui concerne le fait que les participants se sont mis d’accord pour faire socialement la même activité. C’est par exemple ce que l’on appelle le prélude dans la musique classique européenne, l’alãp dans la musique indienne classique du nord de l’Inde, un processus d’introduction progressive dans un univers sonore plus ou moins déterminé, ou à déterminer collectivement. Deuxièmement il peut s’agir d’interdictions de faire une ou plusieurs actions dans le cours de l’improvisation. Troisièmement il peut s’agir de déterminer des règles de temps de jeu des participants ou d’une structuration particulière du déroulement temporel de l’improvisation. Finalement on peut déterminer des comportements, mais pas les sonorités ou gestes que les comportements vont produire.
  7. Des objets étrangers à un domaine artistique, par exemple qui n’ont pas de fonction de produire des sons dans le cas de la musique, peuvent être introduits pour être manipulés par le collectif et déterminer indirectement la nature des sonorités ou gestes qui vont accompagner cette manipulation. L’exemple qui vient à l’esprit de manière immédiate est celui de l’illustration sonore de films muets. Mais il y a une infinité d’objets possibles à utiliser dans cette situation. L’attention des participants se porte principalement sur la manipulation de l’objet emprunté à un autre domaine et non sur la production particulière de ce qu’exige la discipline habituelle.

 

6. Conclusion

Les deux concepts de dispositif et de système de contraintes semblent être une façon intéressante de définir ce que pourrait être la recherche artistique, en particulier dans le contexte de projets de création collective dans des groupes non homogènes : créations collectives improvisées, actes artistiques s’inscrivant dans des contextes socio-politiques, relations formelles/informelles aux institutions, questions concernant la transmission des connaissances et des savoir-faire, diverses manières d’interagir entre des êtres humains, entre des humains et des machines, entre des humains et non-humains. Ces perspectives élargissement considérablement le champ d’application des actes qu’on peut qualifier d’artistiques : l’élaboration de programmes dans le cadre d’institutions d’enseignement, projets de recherche interdisciplinaires, ateliers divers (voir François et al. 2007) deviennent alors de situations artistiques à part entière qui se situent en dehors de l’exclusivité des prestations publiques sur scène.

Nous sommes aujourd’hui confrontés à un monde électronique d’une extraordinaire diversité de pratiques artistiques et en même temps à une multiplication des réseaux socialement homogènes. Ces pratiques tendent à développer de fortes identités et des hyperspécialisations. Cela nous oblige de manière urgente à travailler sur la rencontre des cultures qui tendent à s’ignorer mutuellement. Dans des espaces informels aussi bien que formels, à l’intérieur de groupes socialement hétérogènes, il convient d’encourager des manières de développer des créations collectives sur la base de principes d’une démocratie directe. Le monde des technologies électroniques permet de plus en plus l’accès de tous à des pratiques de création et de recherche, à des niveaux divers et sans avoir à passer par les parcours balisés des institutions. Cela nous obligent à débattre des façons dans lesquelles ces activités peuvent être ou non accompagnées par des artistes travaillant dans des espaces formels ou informels. La nature indéterminée de ces obligations – non pas en terme d’objectifs, mais de mises en pratique effectives – nous ramène de nouveau à l’idée des actes artistiques nomades et transversaux.

 


1. Ont participé à ce projet : Laurent Grappe, Jean-Charles François, Karine Hahn, Gilles Laval, Pascal Pariaud et Gérald Venturi.

2. Derek Bailey définit les termes de « idiomatique » et de « non-idiomatique » comme relevant d’une question d’identité à un domaine culturel particulier, et non pas tellement en termes de contenu de langage musical : « Non idiomatic improvisation has other concerns and is more usually found in so-called ‘free’ improvisation and, while it can be highly stylised, is not usually tied to representing an idiomatic identity. » (1992, p. xii)

 


Bibliographie

Bailey, Derek. 1992. Improvisation, its nature and practice in music. Londres: The British Library National Sound Archive. [en français : 1999. L’improvisation : sa nature et sa pratique dans la musique. Paris : Outre Mesure, Coll. Contrepoints. Trad. par Isabelle Leymarie]

Becker, Howard. 2007. « Le pouvoir de l’inertie », Enseigner la Musique N°9/10, Lyon : Cefedem AuRA – CNSMD de Lyon, pp. 87-95. (cette traduction en français est tirée de Propos sur l’Art, pp. 59-72, Paris : L’Harmatan, 1999, trad. Axel Nesme.

Coessens, Kathleen, Darla Crispin and Anne Douglas. 2009. The Artistic Turn, A Manifesto. Gand : Orpheus Institute, distribué par Leuven University Press.

Deleuze, Gilles et Felix Guattari. 1980. Mille Plateaux. Paris : Editions de Minuit.

François, Jean-Charles, Eddy Schepens, Karine Hahn, et Dominique Clément. 2007. « Processus contractuels dans les projets de réalisation musicale des étudiants au Cefedem Rhône-Alpes », Enseigner la Musique N°9/10, Cefedem Rhône-Alpes, CNSMD de Lyon, pp. 173-194.

François, Jean-Charles. 2015a. “Improvisation, Orality, and Writing Revisited”, Perspectives of New Music, Volume 53, Number 2 (Summer 2015), pp. 67-144. Publié en français dans la première édition de paalabres.org, station timbre sous le titre « Revisiter la question du timbre ».

Foucault, Michel. 1977. « Entrevue. Le jeu de Michel Foucault », Ornicar, N°10.

Hennion, Antoine. 1993. La Passion musicale, Une sociologie de la médiation. Paris : Editions Métailié, 1993.

Hennion, Antoine. 1995. « La médiation au cœur du refoulé », Enseigner la Musique N°1. Cefedem Rhône-Alpes et CNSMD de Lyon, pp. 5-12.

PaaLabRes, collectif. 2016. Station « débat », débat organisé par le collectif PaaLabRes et le Cefedem Auvergne-Rhône-Alpes en 2015.

Stengers, Isabelle. 1996. Cosmopolitiques 1 : La guerre des sciences. Paris : La Découverte / Les empêcheurs de penser en rond.

Stengers, Isabelle. 1997. Cosmopolitiques 7 : Pour en finir avec la tolérance, chapter 6, « Nomades et sédentaires ? ». Paris : La Découverte / Empêcheurs de penser en rond.

Sudnow, David. 2001. Ways of the Hand, A Rewritten Account. Cambridge, Mass. : MIT.

 

Entretien avec Guigou Chenevier

Accéder au texte de Guigou Chenevier :  Faire tomber les murs

Access to the English translations : a) Encounter ; b) Break Down the Walls.


 

Entretien avec Guigou Chenevier

 Jean-Charles François, Gilles Laval et Nicolas Sidoroff

Septembre 2019, Rillieux-la-Pape

Sommaire

Première partie : L’art résiste au temps
Prélude autour d’un café
L’art résiste au temps – Présentation générale
L’art résiste au temps – La diversité des actions
L’art résiste au temps – Ateliers d’écriture
L’art résiste au temps – L’échange des rôles
Un lieu de résistance : le temps

Deuxième partie : L’accueil des migrants
L’association Rosmerta
Les relations actes artistiques / actes politiques

 


Première partie : L’art résiste au temps

Prélude autour d’un café

Guigou C. :

Les allumés du jazz, cela vous dit quelque chose ? Ils ont organisé trois jours de rencontres à Avignon, en novembre dernier, avec plein d’invités pour parler de la question (des questions) de la résistance au business. Comment créer des réseaux musicaux, etc. Comme je ne pouvais pas y participer parce que j’étais en pleine création sur Ubu Roi, j’ai refilé le bébé à Cyril Darmedru, qui y a fait une intervention très judicieuse, je trouve. Après ça, Les Allumés ont édité un document avec toutes les contributions écrites de cette rencontre et des textes complémentaires, et même un vinyle avec des musiques de tous les musiciens présents. Il y a plein d’articles intéressants dans ce document, je trouve. Pour information, voilà.
Les allumés du jazz

En fait, j’étais au départ sollicité parce que je connais Jean Rochard, le responsable du label Nato qui s’occupe aussi des Allumés. C’est est un mec que j’aime beaucoup… On l’avait invité pour participer à ce qu’on avait appelé à l’époque « le Contre Forum de la Culture », parce que nous avions la chance d’avoir, à Avignon, le « Forum de la Culture ». Ça c’était du temps de Sarkozy. Il y a eu plusieurs Forums comme ça à Avignon avec les Ministres de la Culture européens sous haute protection policière, etc. Avec Sud Culture (dont je fais partie), on avait décidé d’organiser un contre forum : on a organisé, trois ou quatre éditions, avec pas mal d’invités passionnants à chaque fois. Et donc, une année on avait invité Rochard. J’avais trouvé son intervention vraiment chouette. En plus comme on était, (on est ou on était, je ne sais plus très bien si je dois le dire au présent ou au passé vu qu’à présent je n’y suis plus), sur les Hauts Plateaux qui se trouvent au-dessus de l’AJMi Jazz Club[1] et Les Allumés du Jazz sont évidemment très en lien avec l’AJMi. Donc voilà, ils m’ont demandé si je voulais bien faire quelque chose, mais c’était trop compliqué pour moi à ce moment là.

Gilles L. :

Il a fondé la maison de disques Nato au début des années 1980, et il a été enregistrer des musiciens américains. Notamment Michel Portal à Minneapolis avec des musiciens de Prince. Il est têtu, c’est un label incroyable.
Nato

Guigou C. :

Nato, c’est un super label ! C’est un des premiers qui a produit par exemple Jean-François Pauvros et des tas d’autres musiciens comme ça.

Gilles L. :

Moi je fais souvent écouter ses disques à Villeurbanne, notamment News from the Jungle.

Jean-Charles F. :

 Bon, on commence ?

Gilles L. :

On prend le café ou on commence ?

Jean-Charles F. :

Ah oui, il y a le café, j’avais oublié. [rires]

Gilles L. :

On commence après le café ou avant le café… ou pendant le café… ?

Jean-Charles F. :

Après le café.

Gilles L. :

[de loin] Est-ce que vous voulez du sucre ?

Guigou C. :

Non, moi non. Vous voulez du sucre ?

Nicolas S. :

Non merci.

Jean-Charles F. :

Non.

Gilles L. :

Vraiment ? Ben tant mieux. [Bruit du café qui est versé]

Jean-Charles F. :

Merci.

Gilles L. :

Je crois que c’est très chaud, hein, faites gaffe. [Bruits, le café est versé. Très long silence avec un fort bruit continu d’une machine éloignée.]

Guigou C. :

Oh ! On est gâté ! Tu le connais ? [Il montre le livre de Serge Loupien La France Underground 1965/1979 Free Jazz et Rock Pop, Le Temps des Utopies] Il y a pas mal de choses que moi, j’ai appris. Il est question d’Etron Fou Leloublan mais… ça c’est anecdotique, pardon. Il y a plein de choses super intéressantes que je ne savais pas et que j’ai découvert. Quand même une époque assez foisonnante… Notamment il raconte, enfin, il cite cette anecdote que je trouve absolument géniale, c’est, en 70, un des premiers concerts de Sun Ra en France, Pavillon Baltard à Paris, avant que ce soit la Cité de la Villette, et donc il y a une grande salle, un grand hangar, qui contient 3000 personnes, il y a 5000 gus qui viennent pour voir Sun Ra, je ne sais pas si tu t’imagines ça aujourd’hui. Et donc ils ne peuvent pas tous rentrer, évidemment, parce que c’est trop petit. Du coup il y en a qui commencent à gueuler à la sortie : « Ouais, c’est un scandale ! » Ils interpellent Sun Ra et tout ça : « Comment dire, vous n’allez pas jouer comme ça dans ces conditions, en laissant la moitié des gens dehors ». Du coup tu as Sun Ra avec sa cape dorée et l’insigne du Soleil, qui sort de la salle avec tout l’orchestre derrière lui qui joue. Ils vont jusque sous le nez des CRS. Et les flics, ils disent « Oh ! Ça ne va pas recommencer comme en 68 » [rires] Et après il re-rentre avec tout le monde derrière lui, les 5000 gus dans la salle, c’est énorme, voilà [rires]. L’histoire est incroyable !

Jean-Charles F. :

J’avais compris 5000 bus !

Guigou C. :

Bus ? Ça aurait été encore beaucoup plus ! [rires] Bon alors ? Il y a un moment il faut commencer, c’est ça ?

Jean-Charles F. :

Voilà ! Donc il y a ce projet « L’Art résiste au temps ».

Guigou C. :

Je m’en rappelle encore.

Jean-Charles F. :

Et donc, Gilles, si tu veux aussi intervenir puisque tu en faisais partie…

Guigou C. :

Tu en as le droit.

Gilles L. :

Ben je te laisse la présentation…

 

L’art résiste au temps – Présentation générale

Guigou C. :

Ben, la présentation… Comment je suis arrivé à monter cette histoire-là ? Le point de départ, c’était de me dire à un moment donné que j’avais un peu envie de faire la jonction entre mon engagement supposé artistique et mon engagement supposé militant. Pour avoir vécu ça à des tas de reprises, j’ai très souvent – je pense que vous aussi – rencontré soit des artistes extrêmement pointus, intéressants dans leur pratique artistique, mais totalement nuls au niveau politique, complètement déconnectés de la réalité, je dirais, selon moi ; et inversement des super militants hyper pointus, mais qui écoutent des musiques de merde… Il n’y a pas moyen d’arriver à faire joindre les deux trucs, quoi ! Donc c’est parti de ça, en fait, l’idée en tout cas de départ. Donc partant de là j’ai lu et relu la Stratégie du choc de Naomi Klein. Un bouquin de référence absolue sur la situation du monde d’aujourd’hui. Et puis ensuite, j’ai commencé à réfléchir à comment on pourrait travailler, ce qui signifiait notamment de prendre des temps de travail et de réflexion, de création, différents des temps habituels. C’est-à-dire se poser dans des endroits et y rester, et essayer de faire des choses avec les gens, et puis aussi décloisonner au niveau des pratiques artistiques. D’où l’envie de constituer une équipe où il n’y aurait pas seulement des musiciens, mais où il y aurait donc une plasticienne, une comédienne metteur en scène, un philosophe, etc. Et donc, c’est ce qu’on a fait, voilà. Et puis après est arrivé une des premières résidences de travail au 3bisf, qui est un lieu d’art contemporain à l’intérieur de l’hôpital psychiatrique Montperrin à Aix-en-Provence.

Gilles L. :

On n’avait pas fait le Thor avant ? Une semaine de travail de recherche, d’ateliers, de mises en situation proposées par les différentes personnes que tu avais réunies et dont la plupart ne se connaissait pas d’ailleurs[2]. L’idée principale étant de chercher, mais pas spécialement de trouver.

Guigou C. :

Mais la première vraie résidence publique, si j’ose dire, c’était au 3bisf. Donc là, ben, quand j’avais commencé à parler avec Sylvie Gerbault qui était la directrice, maintenant elle est partie à la retraite. C’est vrai que nous, musiciens, on a rarement l’occasion et l’habitude de travailler sur des temps de résidence longs. Et elle, en fait, elle nous a imposé de rester, je ne sais pas, c’était trois semaines, un truc comme ça. Ce qui pour nous était énorme. Trois semaines ? Qu’est-ce qu’on va faire, pendant trois semaines ? Pourquoi trois semaines ? Et en fait, en étant là, je parle sous le contrôle de Gilles, c’est vrai qu’on s’est rendu compte qu’effectivement, par rapport aux patients, aux gens qui vivent là, au bout d’un moment tu ne sais plus qui est patient, qui est médecin.

Gilles L. :

Oui les médecins ne sont pas habillés en tenue.

Guigou C. :

Non, ils ne sont pas en blouses blanches et ils invitent aussi un public extérieur, puisqu’en fait, nous, on avait pris comme principe de faire des temps ouverts au public au sens très large ; c’est-à-dire que le matin, il y avait des espèces d’ateliers d’écriture, et à partir de là on reprenait des bouts de textes qu’on mettait en musique. Bon bref, ce dont la comédienne Agnès Régolo s’emparait. Donc il y avait des temps à la table, si j’ose dire, et on ne savait pas qui était qui, en fait. Nous, on savait à peu près qui on était, encore que pas toujours. Mais il y avait aussi des patients, enfin des gens qui étaient donc internés dans cet hôpital, des médecins et des infirmiers, et puis des gens de l’extérieur. C’était assez rigolo parce qu’au bout d’un moment tu ne savais plus vraiment qui était qui, quoi !

Gilles L. :

Qui sont les fous, on ne sait pas !

Guigou C. :

Et ça sur la notion de folie, c’était intéressant, vraiment. Et puis donc, enfin, moi, j’ai pris conscience de ça vers la fin de cette résidence-là, c’est qu’effectivement, il y a quelques personnes qui étaient là qui étaient très timides ou qui avaient du mal à venir vers nous, et qui ont fini par improviser des espèces de fulgurances à des moments sur la fin de notre résidence, parce qu’ils avaient eu le temps de s’acclimater à nous et de comprendre un peu les trucs. Au début ils n’osaient pas venir, ils venaient au bord de notre espace de jeu, ils jetaient un œil, puis ils s’en allaient, puis petit à petit ils sont venus. Et ça, vraiment, sur le coup, c’était intéressant. On était en immersion vraiment presque totale pendant tout ce temps là, quoi. Et, puis bon, après on est sortis de l’hôpital et on a fait trois ou quatre résidences, une à Rillieux-la-Pape, quand c’était encore Maguy Marin qui était au Centre Chorégraphique, et puis deux sur Nancy, une à Frouard et une deuxième fois, à Vandœuvre.

 

L’art résiste au temps – La diversité des actions

Jean-Charles F. :

Et donc les participants à l’hôpital au 3bisf, ils faisaient des textes essentiellement ?

Guigou C. :
Alors il y a eu différentes choses : bon, il y en a qui ont soit improvisé, soit écrit.
Donc ce qui était écrit, à des moments, soit ils l’ont dit eux-mêmes, soit, nous, on l’a dit pour eux. Et puis il y a eu quelques fulgurances, pendant qu’on faisait la présentation, par exemple il y avait un patient qui était là, qui était un ancien coiffeur, qui est venu et qui a fait des espèces d’interventions qui nous ont bien perturbé. En plus, moi j’avais utilisé le terme « perturbateurs », j’avais envie qu’il y ait des perturbateurs, c’était juste bien [rires]. Mais le gars en question, il a été super, parce qu’il a bien compris le truc, quoi. Il était exactement là où il fallait, il n’en a pas fait trop, il a donné… À qui il a filé une chaîne en or ?
Gilles L. :

Je ne sais plus, c’était assez surprenant.

Guigou C. :

Il a filé un bijou, comme ça, à un membre de l’équipe, parce qu’il était content… Enfin, il voulait montrer son intérêt, sa gratitude, pour notre présence, et tout ça. Mais sans trop déborder, sans prendre totalement le monopole de ce qui se passait. Et puis après il est retourné s’asseoir. Alors c’est un truc assez étonnant, quoi ! Je me rappelle, en atelier – je ne sais pas si tu te souviens ? – un matin, on était autour de la table et je ne sais plus, la consigne d’écriture c’était quelque chose du genre : « Faites ou écrivez quelque chose que vous n’avez jamais fait ou écrit ». À un moment quelqu’un s’est levé, est monté sur la table, a traversé la table à pied et est retourné s’asseoir en disant : « J’avais jamais fait ça ! ».

Gilles L. :

Là on a semblé comprendre que c’était un patient, mais parfois on s’est trompé. Moi, il y avais un couple de gens, j’étais sûr qu’ils étaient là depuis au moins trois ou quatre ans et en fait, c’était juste des gens qui habitaient en ville et qui venaient participer aux ateliers.

Guigou C. :

Oui, je me rappelle qu’on avait fait un petit jeu avec des ballons gonflés. C’était histoire d’avoir du son, très facilement productible, donc avec des ballons de baudruche. La consigne était : utilisez le ballon. Y en a un qui le fait couiner, et du coup tu as un mec à côté – et j’étais sûr que c’était un mec qui venait de l’extérieur – il se met… il était mort de rire quoi. Et là tu te dis : « Ouf ! » [rires], peut-être qu’il réside ici depuis quelques années. Non mais il y a des trucs incroyables quoi ! Vraiment étonnants !

Jean-Charles F. :

Donc, il y avait une plasticienne, quel était son rôle ?

Guigou C. :

Notre amie Suzanne Stern, elle a une pratique de plasticienne un peu marginale, si j’ose dire. Elle est peintre au départ, et puis elle en a eu ras le bol, depuis bien longtemps de tout ce qui est réseau des galeries, etc., etc. Donc elle a fait ses propres trucs, chez elle, souvent dans sa maison en pleine cambrousse. Dans les ateliers au 3bisf elle a, comment dire, utilisé tous les matériaux qui étaient produits, les petits bouts de papier avec des bouts de textes qu’elle a mis un peu partout…Et ensuite elle a utilisé la matière qu’on produisait pour faire quelque chose avec. Elle avait aussi un rétroprojecteur, elle projetait des trucs au mur, elle accrochait des trucs partout. L’idée c’était un peu d’envahir l’espace, de le transformer un peu à sa manière, et puis des fois elle venait aussi nous perturber. [rires] C’est bien de faire ça.

Jean-Charles F. :

Perturber en faisant quoi ?

Guigou C. :

Ça pouvait être, je ne sais pas, on était peut-être en train de jouer, de faire une impro musicale et puis elle venait te coller un petit bout de machin sur ton instrument avec marqué je ne sais pas quoi, une petite phrase, et puis ça voulait dire : débrouilles toi avec ça ! Plein de choses de cet ordre-là.

Jean-Charles F. :

Et le philosophe alors ?

Guigou C. :

L’idée pour moi, c’était qu’il puisse produire vraiment de la réflexion, parce que je trouve qu’on est dans une période où on manque sérieusement de réflexion. Et donc, il a vraiment utilisé le temps de la résidence pour écrire un texte autour de Hannah Arendt, de la culture, de ce que cela voulait dire l’engagement. Parce que ce sont les trois grands thèmes de ce projet : la résistance, l’art et le temps. Vastes sujets. Donc il est parti là-dessus. J’avais vraiment envie de ça, qu’à un moment dans le truc qu’on allait faire, il y ait un temps un peu suspendu où on s’arrête et c’est ce qu’on a fait. Il était à sa table et il a lu son texte. Ça a pris je ne sais plus combien de temps, dix minutes, je ne sais plus combien, mais moi j’aimais bien ça. C’était aussi histoire d’un peu casser le format d’un concert. Voilà, c’était un peu ça. Après, c’est comme tous les projets qu’on peut mener les uns ou les autres, cela aurait pu aller beaucoup plus loin que cela n’a été, si on avait pu le faire vivre plus longtemps et creuser davantage encore.

Gilles L. :

Parce que toute la première partie quand même le public était sur scène, notamment à Aix et à Rillieux.

Guigou C. :

Et aussi à Frouard, près de Nancy. Les gens étaient très proches. On a fait des ateliers d’écriture avec des retraitées, des petites dames qui faisaient du tricot. Elles nous ont offert des tricots après comme cadeaux, etc. Elle écrivaient des trucs super qu’on a utilisés plus. Enfin à chaque fois ça s’est enrichi. À la fin on avait beaucoup de matière. Cela permettait de piocher dedans et de ne pas refaire forcément la même chose à chaque fois.

Jean-Charles F. :

Et certains participants faisaient de la musique aussi ?

Guigou C. :

Oui, c’est arrivé. C’était vraiment intéressant, mais beaucoup, beaucoup de boulot en fait. Quand on était à l’hôpital psychiatrique Montperrin à Aix, on avait découpé le temps en deux partie : le matin, c’était l’atelier ouvert avec les gens, mais cet atelier donnait toujours lieu à un temps de rencontre publique. Alors, bon, il pouvait y avoir une personne, comme deux, dix ou vingt, mais peu importe, on présentait quelque chose. Dans ces temps-là, les gens, les patients ou autres pouvaient intervenir comme ils voulaient. Donc c’est arrivé qu’il y en ait qui essayent la harpe de Karine Hahn, par exemple, un instrument un peu fascinant pour des non-musiciens. Et l’après-midi on se concentrait plus sur la construction artistique globale du projet. Du coup cela demandait de fournir beaucoup. Les journées étaient bien remplies.

Jean-Charles F. :

Et précisément, dans l’équipe des musiciens, donc, il y avait Karine Hahn, qui est une harpiste plutôt classique.

Guigou C. :

Mais qui a expérimenté beaucoup de choses.

Jean-Charles F. :

C’était comme un élément perturbateur ?

Guigou C. :

Oh, je pense qu’elle était aussi perturbée que tout le monde, qu’elle nous a perturbés aussi, mais je pense que cela lui a bien plu, me semble-t-il, enfin, il faudrait qu’elle en parle elle-même. On a sonorisé sa harpe, elle a fait plein d’essais.

 

L’art résiste au temps – Ateliers d’écriture

Jean-Charles F. :

Et donc tout était improvisé ?

Guigou C. :

Pas tout. Moi j’avais écrit des pièces aussi, certaines très écrites même. Une dont j’avais filé la partoche à Nicolas [Sidoroff] sur le temps. Je l’avais composé en utilisant les horaires de lever et de coucher du soleil, puisqu’il était question de temps. Je m’étais amusé à trouver une espèce de règle pour transposer les heures de lever et de coucher du soleil en notes de musique – tout le monde s’est amusé à faire ce genre choses, non ? [rires] C’était assez amusant, mais très difficile à jouer pour les gens [rires] : « Oh ! C’est superbe ! Après… ». On a quand même réussi à jouer cette pièce à peu près bien.

Gilles L. :

Il est où le disque ?

Nicolas S. :

Pour un peu entrer dans le détail du temps long de votre immersion : est-ce que tout le monde de l’équipe était là pendant les trois semaines ?

Guigou C. :

Oui, parce que l’hôpital d’Aix Montperrin, c’est quand même un peu au milieu de nulle part. Enfin il y avait pas mal de gens qui venaient de loin et Mathias [le philosophe Matthias Youchencko] avait aussi ses cours donc il venait quand il pouvait. Donc voilà, on est quand même restés quasiment tout le temps.

Nicolas S. :

Donc, en fait, le projet continue même quand une personne n’est pas là ?

Guigou S. :

Oui, on avait tous suffisamment de choses à chaque fois à remettre sur le chantier, si tu veux, pour que même s’il y en avait un qui partait deux jours, cela n’empêchait pas le truc d’avancer. Même au contraire, des fois c’était bien d’avoir quelqu’un qui pouvait s’extraire un peu pour avoir du recul à des moments sur les choses.

Nicolas S. :

À l’hôpital, j’avais compris qu’il y avait plusieurs ateliers en même temps ?

Guigou C. :

Oui, comme on était quand même nombreux, c’est arrivé qu’on divise le groupe en plusieurs sous-groupes qui travaillaient – ce qu’on a fait les toutes premières fois d’ailleurs, avant d’aller à l’hôpital, quand on avait bossé sur le temps, on se répartissait en petits groupe, entre nous. Mais à l’hôpital, je ne me souviens plus si on a fait ça, mais je crois que oui, c’est bien possible qu’on ait bossé au moins en deux groupes à des moments. Notamment un groupe qui était plus centré sur l’écriture, et un plus sur l’impro musicale. De toute façon, on a expérimenté un peu tout ce qu’on pouvait expérimenter, c’était un peu ça l’idée.

Nicolas S. :

Et si on reprend un peu l’agenda pendant les trois semaines, comment ça se passe le premier matin ? Vous arrivez la veille ?

Guigou C. :

En fait, quand Sylvie Gerbault m’avait proposé qu’on reste là trois semaines, sur le coup j’ai un peu paniqué : « Oh ! putain ! qu’est-ce qu’on va faire ? » Déjà un public qu’on ne connaît pas, on n’a jamais travaillé avec des gens « fous » entre guillemets. Et donc j’étais allé en repérage avec Agnès, une matinée à l’hôpital psychiatrique de Montfavet près d’Avignon, où il y a un atelier d’écriture qui existe depuis très longtemps. Ils ont fait plein de publications. ça s’appelle « Papiers de soi », c’est un jeu de mots. Et donc, on y était allé un peu en mode extérieur, mais en participant aussi aux jeux d’écriture qu’ils faisaient ce jour-là. On a tout de suite compris que ça pouvait être un point commun facile à mettre en place, sans avoir besoin d’une technique instrumentale, par exemple. Ça permettait de faire se rencontrer les gens, de les faire discuter ensemble, etc. Et donc l’écriture m’a semblé être un ferment possible entre toute l’équipe. [Gilles met le CD de « l’Art résiste au temps » en fond.] Ce qui me semble bien, au-delà de notre affaire à nous, c’est que je trouve que l’écriture et la réflexion étaient bien en phase. En fait en phase avec ce qu’on voulait faire, de la réflexion philosophique en passant par les propos complètement barrés sur n’importe quel sujet. [A Gilles : ] « Tu as retrouvé le CD ? »

Nicolas S. :

Quand vous arrivez, qui vient la première fois ?

Guigou C. :

Je ne sais plus qui est venu, mais de toutes façons on a passé un peu de temps avec l’équipe du 3bisf aussi. Je les avais rencontré avant, l’équipe des encadrants, des infirmiers, etc. On avait l’avantage que c’est un endroit qui est consacré à ce type d’expérimentations-là d’une certaine manière. C’est-à-dire qu’ils ont l’habitude de recevoir en résidence des « artistes » entre guillemets et ils ont l’habitude que les gens, les artistes, les personnels hospitaliers et le public extérieur se mélangent…

Gilles L. :

C’est un peu leur spécificité. C’est un des rares hôpitaux à avoir ça.

Guigou C. :

Ils nous ont emmenés dans différents pavillons rencontrer différents types de malades plus ou moins atteints, le but étant qu’on leur explique pourquoi on était là et ce qu’on voulait faire. Et puis après, chacun décidait de participer ou non au projet. Donc il y en a qui sont venus, d’autres qui ne sont pas venus. Après, le problème de ce genre de projet-là, c’est qu’évidemment tu ne peux pas compter sur une régularité de présence des participants. Quand les gens sont sous médocs c’est difficile. Tu en as qui viennent régulièrement, tu en as qui sont tout le temps là, et puis il y a ceux qui viennent une fois et que tu ne vois plus – et c’est vraiment dommage qu’ils ne soient pas revenus, parce que c’était bien – mais bon, c’est la règle du jeu. [la musique continue]

Nicolas S. :

Et l’idée du fonctionnement avec un atelier le matin, avec un rendu public, donc un atelier public et rendu public du public… [rire] C’était dans le cahier de commande du début ?

Guigou C. :

C’est en y réfléchissant avec l’équipe, qu’on s’est dit que ça pouvait être bien. C’était aussi une manière de laisser de la place aux malades en quelque sorte. On savait qu’on voulait aussi arriver de notre côté à nous à un produit, même si je n’aime pas beaucoup ce mot là, un produit fini qui n’était qu’en cours d’élaboration. L’idée c’était justement que ce soit en évolution constante, mais on avait quand même prévu une vraie présentation publique à la fin. L’idée c’était qu’on puisse prendre le temps de maturation nécessaire et que nous aussi, ça puisse nous bousculer, en fonction de ce que pouvaient faire les participants extérieurs. Il y a des choses qu’on a gardées, d’autres pas, parce qu’on s’est dit « Ben tiens, là, elle nous a fait un truc incroyable, ça serait bien de l’intégrer à ce moment là ». Après, bien sûr, on aurait pu aller beaucoup plus loin dans ce processus, mais l’idée de perturbation et de perturbateurs et de se faire perturber nous-mêmes par des gens extérieurs, c’était ça l’idée centrale.

Jean-Charles F. :

La musique du CD qu’on est en train d’écouter va rendre la transcription de l’enregistrement de l’entretien encore plus difficile ! [rires]

Gilles L. :

Peut-être oui.

Nicolas S. :

Il y a des chances.

Jean-Charles F. :

Mais tu veux faire comme France-Culture où chaque fois qu’il y a quelqu’un qui parle, il faut qu’il y ait de la musique derrière. [rires]

Gilles L. :

Non, non, c’était pour me remémorer.

Guigou C. :

Oui, je réécoute le CD avec plaisir.

Jean-Charles F. :

On mettra des extraits de la musique, oui, c’est certain. Excusez moi. [Plusieurs extraits de L’Art résiste au temps peuvent être trouvés dans le Grand Collage (suivre les chemins et cliquer sur la rivière).]

Nicolas S. :

Qu’est-ce qui se passait entre le matin et l’après-midi ? L’après-midi était plutôt entre vous mais avec des portes ouvertes, il y avait tout de même des gens qui regardaient ?

Guigou C. :

Oui, toujours, ça c’est la règle du fonctionnement du lieu, c’est que tu n’es jamais enfermé, les gens peuvent te voir, entrer à n’importe quel moment. Ce qui est plutôt chouette. Ça te met dans une autre attitude par rapport à ton travail, c’est ce que j’ai bien aimé.

 

L’art résiste au temps – L’échange des rôles

Nicolas S. :

Je vous ai entendu plusieurs fois parler d’inversement de rôles parmi les membres de l’équipe. Peut-on entrer un peu dans le détail de ce que cela voulait dire pour vous ?

Gilles L. :

Je me rappelle, au tout début, au Thor on essayait d’inter-changer les rôles entre philosophe, metteuse en scène, plasticienne, les musiciens et musiciennes. On était un peu perdus au début, mais on avait fait des vidéos de ça, où on se disait : « Ben on cherche, mais on n’est pas obligés de trouver ! ». On était un peu en errance, parfois.

Guigou C. :

Bon, on a fait des essais, comme tout groupe, mais après, qui ne sont pas forcément des essais transformés… C’est-à-dire que, bon, c’est toujours rigolo et intéressant de dire « Moi je ne suis pas metteur en scène ou comédien, mais je vais m’emparer du texte, et toi tu es musicien et tu vas assumer un autre rôle ». Voilà, au bout d’un moment tu rencontres les limites de cet exercice-là : celui qui est tout de même plus performant à faire de la musique, c’est le musicien, et ainsi de suite. Mais on a beaucoup cherché au début et moi, je trouve que ce temps-là, le temps avant l’hôpital psychiatrique, tout le temps où on s’était vu au Thor par exemple, c’était aussi très important. Bon il n’y avait pas de malades mentaux, mais c’était très intéressant parce qu’on ne s’était fixé aucun objectif précis, si ce n’est d’essayer toutes les choses qui pouvaient nous traverser l’esprit. C’était un temps qui a beaucoup contribué à la forme que le projet a pris ensuite. Après, j’assume mes contradictions, mais j’avais donc préparé un certain nombre de pièces assez écrites, parce que j’aime bien écrire des pièces. Et après coup, si cela serait à refaire maintenant, peut-être que je ne le referais pas comme ça. Peut-être que j’écrirais beaucoup moins de choses, parce que c’était un peu paradoxal avec l’idée que tout se fabrique sur le tas. En même temps, bon, j’avais bien envie d’arriver à un résultat à peu près cohérent en ayant un certain fil conducteur, et notamment de pouvoir utiliser certains textes que j’avais vraiment identifié dans le livre de Naomi Klein, c’était des choses que j’avais vraiment envie qu’on dise. Donc, une des contradictions, pour moi, du projet, c’était sûrement ça, d’avoir des choses très écrites que j’avais amenées moi, alors que l’idée c’était vraiment de faire un truc très, très, collectif, avec rien de prédéterminé au départ. Bon, ce qui était vrai jusqu’à un certain point, mais pas vraiment complètement [rires]. C’est l’exercice de la démocratie : tu es libre, mais pas complètement.

Jean-Charles F. :

C’était aussi tes textes ?

Guigou C. :

C’était des textes repérés pour la plupart dans La Stratégie du Choc de Naomi Klein, mais pas que.

Jean-Charles F. :

Et ces textes portaient sur quoi ?

Guigou C. :

Sur un espèce de constat de ce qui se passe au niveau du monde. Et cette Stratégie du Choc qu’elle a très bien décrit. Il y avait cette idée de résistance dans tous les sens du terme.

Gilles L. :

Il y a un film autour du bouquin de Naomi Klein La stratégie du choc. Qu’on avait visionné ensemble avec toute l’équipe.

Guigou C. :

C’est un documentaire, qui est moins intéressant évidemment que le bouquin, parce qu’en l’occurrence quand tu essaies d’illustrer un bouquin de 500 pages en une heure et demie, il y a plein de choses que tu zappes. Il y a quelques perles dans le documentaire, comme des petites interviews de Margaret Thatcher, des choses comme ça, qui sont quand même assez hallucinantes, mais sinon quand même, le bouquin est cent fois plus intéressant.

Gilles L. :

Quand elle remercie Pinochet par exemple.

Guigou C. :

Voilà ! Il y a aussi le passage où Milton Friedman reçoit son prix Nobel d’économie, à Oslo. Justement il y a quelques perturbateurs qui ont réussi à entrer dans la salle et qui essaient d’empêcher la cérémonie de se dérouler, puis, bon, ils sont très vite évacués, et Friedman a un petit sourire en coin et il dit aux journalistes : « Vu ce que j’ai écrit, cela aurait pu être bien pire que ça ! » [rires] C’est d’un cynisme absolu [rires]. [silence]

Jean-Charles F. :

Bien ! [silence, bruit d’un liquide qui se verse]

Guigou C. :

Allo ? Encore des questions ?

Jean-Charles F. :

[à Gilles :] Toi, tu as des choses à rajouter ?

Gilles L. :

Comme l’a dit Guigou, on a fait ce choix d’inverser les rôles sur une ou deux séances. Je pense que c’était une manière aussi de se rencontrer et puis de réagir si la situation le permettait. Effectivement, c’était plus des moments de rencontre où on essaie des choses. À la fin cela a créé des liens et aussi de la confiance entre nous. Puisqu’on se lâche et qu’on se permet d’aller un peu n’importe où avec les autres sans avoir peur d’être dans des situations inconfortables. Donc il y a quelque chose qui me rappelle ce qu’on propose avec PaaLabRes dans les ateliers d’impro[3], avec les rencontres danse-musique au Ramdam[4], ou ce qu’on a fait ce week-end avec le CEPI[5]

Guigou C. :

On avait beaucoup expérimenté aussi quand j’avais bossé avec Maguy Marin et Volapük. On avait fait toutes sortes d’improvisations. C’était une période faste où on avait trois mois de répétitions pour monter un spectacle. Ça aide !

Nicolas S. :

Mais ce que vous décrivez est essentiel, même si c’est difficilement racontable ou descriptible. D’une part, on a l’impression que cet échange de rôle permet surtout une rencontre entre vous pour que le travail se passe bien, en fait c’est juste de l’expérimentation sans objectif particulier. Mais d’autre part, et c’est ce qui est très intéressant pour moi, cela permet un certain nombre de choses : une manière de « mélanger nos incompétences » ou de « mélanger nos inconforts », etc., une forme d’égalité dans l’inconfort. Tout ceci permet que d’autres choses émergent, très différentes de celles produites, par exemple, par un musicien qui a priori sait jouer de son instrument. Et donc, ça permet des formes de rencontres, qui n’existent plus ensuite, quand chacun effectivement reprend le rôle auquel il est le plus habitué. En tout cas c’est très intéressant d’essayer de l’expliquer, de décrire cela et d’entrer un peu plus dans le détail. Parce qu’effectivement quand tu as un temps de création de trois semaines, c’est plus facile. À l’inverse, quand tu as moins de temps, comment est-il possible que ce genre de choses arrive malgré tout ? Et comme tu le disais, chercher sans être obligé de trouver me paraît une nécessité absolue.

 

Un lieu de résistance : le temps

Guigou C. :

Je pense que c’était une des raisons qui faisait le lien entre temps et résistance. À ce propos, je me souviens d’une chose qui m’avait marqué : une discussion sur l’art que j’avais eu avec un ami peintre italien, Enrico Lombardi, de la bande d’Area Sismica à Meldola. Il me disait en substance : « De toute façon, le seul lieu de résistance qui reste possible encore actuellement, c’est le temps. » Le temps de prendre le temps, le temps de faire les choses, et j’ai trouvé ça super juste. C’est-à-dire qu’on sait très bien qu’il n’y a plus beaucoup d’espaces possibles où tu peux encore résister à quelque chose, si ce n’est celui de refuser le carcan du temps qu’on t’impose tout le temps. Cela ne veut pas dire que c’est toujours facile à faire, mais… Et puis, moi, je l’ai vécu de façon encore beaucoup plus extrême et importante que dans l’Art Résiste au Temps, quand j’avais monté le projet des Figures. On avait bossé six mois – en fait, ça a duré beaucoup plus que six mois – avec un groupe de chômeurs qui étaient au RMI (à l’époque ça n’était pas encore le RSA), et qu’on avait fait embaucher pour uniquement faire de la musique pendant six mois, un peu comme ce qu’avait fait Fred Frith avec Helter Skelter à Marseille. Quand tu bosses tous les jours pendant six mois avec quinze gus qui n’ont que ça à faire que d’expérimenter des choses, huit heures par jour, ça devient un truc de dingues. Et là on a pris du temps, c’était génial. Après, les petits évènements qu’on a produits publiquement autour de ce projet-là, ce n’était presque que des épiphénomènes d’un travail de laboratoire incroyable. Je pense que cela a marqué plein de gens – enfin, ceux qui y ont participé en tout cas – c’était un temps incroyable. C’est un luxe de dingue, de pouvoir faire ça. J’ai vraiment aimé cela.

Jean-Charles F. :

C’est une des grandes frustrations actuelles : c’est l’incapacité d’avoir des plages de temps assez longues. Je suis allé à l’université (en 1972) pour ces raisons-là. J’ai pu y mener des projets sur quinze ans[6].

Guigou C. :

Pas mal !

Jean-Charles F. :

Après, le Cefedem, c’était un projet que j’ai mené sur dix-sept ans, et sans cette temporalité on n’aurait rien pu faire. Mais dans le domaine artistique, il y a eu toute une période entre 70-80 où il y avait énormément plus de possibilités qu’aujourd’hui de passer du temps. Alors, bon, c’est à double tranchant, parce que dans le temps pris, il peut y avoir un aspect élitiste très marqué, d’exclusivité de petits groupes. Mais en même temps, pour faire éclater les frontières, il n’y a pas d’autre issue.

Gilles L. :

Mais, je pense que ça dépend aussi des domaines, parce que dans la musique, le constat c’est qu’on a l’habitude de travailler dans une urgence incroyable, pour monter des concerts ou des choses comme ça. Je discutais avec Camel Zekri qui travaille avec des circassiens, je crois que c’est deux ou trois fois sur des périodes de deux mois de résidence, avant la création. Donc c’est déjà sur un an et demi et il me disait : « Mais c’est fou ! On a vraiment le temps, même le temps de perdre du temps. On a le temps de ne rien faire, d’aller écouter les autres, et du coup de composer avec une tranquillité incroyable ». Il me dit « Ça change tout ». On a tellement peu l’habitude de ça. Et puis, avec les compagnies comme celle de Maguy Marin c’est souvent la même chose : trois mois minimum pour une création.

Guigou C. :

Ben, c’est ce que m’ont raconté Bastien et Thomas, tu sais ?

Gilles L. :

Oui.

Guigou C. :

Je connais deux jeunes super musiciens, Bastien Pelenc et Thomas Barrière. Ils bossent avec la compagnie de cirque Trottola (https://cirque-trottola.org). Chaque spectacle prend un an à monter. J’ai vu leur dernier spectacle qui est superbe d’ailleurs, je vous le conseille. Donc, ils ont fait carrément fondre une cloche d’église rien que pour le spectacle : monstrueux ! Il y a tout un dispositif de machinerie en dessous de la scène et à un moment ils hissent cette cloche de sous la scène avec un système de treuils jusqu’au sommet du chapiteau. C’est magnifique. Et bien les musiciens ont passé les trois ou quatre premiers mois de la création sans faire une seule note de musique. Ils ne travaillaient que sur de la construction du dispositif, et évidemment cela change tout à l’arrivée, tu n’as pas le même truc.

Gilles L. :

Alors comment faire ça avec un projet uniquement musical ?

Jean-Charles F. :

Dans les années 60, j’étais percussionniste dans les ensembles de musique contemporaine, c’était quatre répétitions pour un concert de créations. Donc, c’était horrible ! C’était frustrant. Mais on avait par ailleurs un groupe au Centre Américain [Centre de Musique] où on faisait autant de répétitions possibles et imaginables, mais pas payées.

Guigou C. :

Ah ! Evidemment.

Gilles L. :

Mais oui, sans être payés c’est sûr qu’on peut créer plein de choses. Là quand ils bossent pendant un an, je ne sais pas s’ils sont payés tout le temps, mais en tout cas ils peuvent en vivre. Dans la musique on a l’habitude de répéter gracieusement.

Jean-Charles F. :

Et il y avait cette différence fondamentale, c’était la situation à l’université, du temps payé pour expérimenter.

Gilles L. :

Mais bon, moi je pense que le critère n’est pas forcément de savoir si tu es payé ou pas. Je n’ai pas d’exemples précis qui me viennent en tête, mais le nombre de groupes de rock que j’ai pu voir, notamment il y a longtemps : tu te prends une claque, parce que tu vois bien qu’ils ont bossé comme des cinglés pendant tous leurs samedis-dimanches pendant des années, et quand ils arrivent sur scène, ça joue quoi ! Ce n’est pas un machin approximatif parce que tu n’as fait que deux répètes. Il y a un côté super dans cette manière de faire les choses. Une façon que nous, on a un peu perdu, parce qu’on est aussi trop dans les histoires de survie, enfin je parle pour moi. Il faut donc se faire payer, on n’a pas de temps à perdre, et voilà. [silence]

Jean-Charles F. :

Oui, absolument. Il y a une absence de subventions pour ce genre de situation de recherche. Alors qu’il me semble que dans les années 70-80, il y avait beaucoup plus de support de la part des institutions publiques dans le domaine de la culture.

Guigou C. :

Moi je me rappelle que dans l’époque récente, ce qui a vraiment mis en lumière la question du temps, c’est le mouvement des intermittents en 2003. Je me souviens de débats passionnants sur cette question-là, c’est-à-dire la question de toute la partie invisible du travail qui est produit et qui n’est pas pris en compte, tu vois ? C’est vraiment la partie immergée de l’iceberg comme on dit. Les spectateurs voient juste la partie émergée du travail, et tous nos chers responsables politiques ne veulent même pas en entendre parler. Il faut être rentable, que ça aille vite, et puis de toute façon ils s’en foutent à vrai dire.

 


 

Deuxième partie : L’accueil des migrants

L’association Rosmerta

Jean-Charles F. :

Peut-être peut-on passer aux projets plus récents que tu as menés, par exemple ton travail avec des migrants ?

Guigou C. :

Ouais, ça ce n’est pas un projet musical, mais c’est passionnant. En fait, c’est simple : c’est la partie militante de mon activité. Sur Avignon, ça fait un moment qu’on se posait la question de l’accueil des migrants sur la ville. C’était de plus en plus un problème. Je me souviens, c’est assez fou d’ailleurs, j’ai un peu milité à RESF [Réseau éducation sans frontières] quand ce réseau s’est créé il y a au moins quinze ou vingt ans. Si je caricature un peu le trait, à l’époque, c’est tout juste si on ne se battait pas pour trouver deux migrants qui arrivaient sur Avignon, parce qu’il y en avait très peu ! Maintenant, tout cela s’est totalement inversé, depuis quelques années on ne sait plus faire face. Et on ne veut plus subir l’inertie, l’incompétence, la mauvaise volonté des institutions. Cette inertie est aussi la résultante d’un projet politique, il ne faut pas se faire d’illusions. C’est-à-dire que, s’il y a autant de problèmes, c’est parce qu’il y a la volonté farouche de ne pas accueillir ces gens-là. Donc, pour faire court : depuis plus d’un an et demi, un petit groupe de gens était en négociation avec la ville, le diocèse et la préfecture. On essayait de leur dire « Attendez ! là, il y a un vrai problème, chaque semaine, il y a, quinze, vingt, trente personnes qui dorment dans la rue, qui ne sont pas hébergées, etc. ». Les réponses étaient variables selon les interlocuteurs : par exemple la ville d’Avignon disait « Ah ! oui on sait ! ». Il s’agit d’une municipalité pas vraiment riche mais socialiste donc pas de gauche, c’est du socialisme à la Valls ! Bref, eux nous disaient : « Oui, oui, on sait qu’il y a des problèmes, mais vous comprenez, on n’a pas de bâtiments, etc. » À la préfecture, ils niaient complètement : « Il n’y a aucun problème, d’ailleurs il suffit que les gens appellent le 115 et ils seront tout de suite logés. » Et le diocèse nous a baladé pareillement. L’archevêque d’Avignon a des sympathies avec l’extrême droite. Donc, au bout d’un an de discussions – on a gardé des traces de tout ce bazar – on s’est dit, là, à l’automne dernier : « On ne va pas repasser un hiver comme ça, maintenant il faut que l’on passe à l’action ». On avait repéré un certain nombre de bâtiments possibles, dont cette ancienne école qui appartient au diocèse. Et on apprend qu’ils veulent vendre le bâtiment en question 800.000€. Bien voilà, très bien, formidable : une ancienne école, avec tout ce qu’il faut. Elle a été active jusqu’à 2016 et est donc elle est en relativement bon état, la fermeture venait de problèmes de gestion. Et alors fin décembre 2018, on a investi le lieu et on l’a squatté.

On s’est fait aider par des gens qui savent faire ce genre de choses, c’est un peu compliqué au début quand tu n’as jamais fait ça. Il faut envisager les risques. Donc on a créé une association qui s’appelle « Rosmerta », on est une collégiale de sept personnes à avoir signé ses statuts. C’est-à-dire qu’on est sept aussi à être responsables légalement en cas de problème. Actuellement on loge 50 personnes. On a déterminé les critères d’accueil des gens, pour se prémunir d’un certain nombre de gens dont on aurait pas su s’occuper. Pour être clair : tous les toxicomanes mâles adultes, parfois violents. On a clairement déterminé qu’on n’accueillerait que des mineurs isolés, ou des familles. On a pris énormément de mineurs ou justes majeurs, mais comme dans nombre de cas ils n’ont pas de papiers, c’est impossible de savoir s’ils ont 16 ou 18 ans. Et on accueille des familles, il y en a six actuellement. En grande majorité des africains mais pas uniquement : il y a une famille de géorgiens dont le mari était un opposant politique qui s’est fait dessouder ; donc sa femme et ses gosses sont partis de là-bas et sont arrivés en France je ne sais pas trop comment. À titre personnel, je m’occupe d’une famille d’indiens du Pendjab, dont la femme a subi un mariage forcé ; ils sont arrivés à Paris fin 2017 en centre d’accueil et puis on leur a dit ; « Ben non, vous ne pouvez pas rester, il y a plus de place. Bon, on va regarder sur la carte… Ah : Avignon, il y a l’air d’y avoir de la place ! » Ils sont venus là, ils se sont retrouvés dans un centre pendant quelques mois. Et ils ont été virés juste au moment où on a ouvert le lieu, donc ils ont atterri là. Ce sont des parcours de vie absolument incroyables dans la plupart des cas. Voilà, donc actuellement on a 1200 adhérents. On fait un événement public dans le lieu chaque mois depuis décembre 2018, et à chaque fois, on demande aux gens qui viennent, d’adhérer même pour un € symbolique. Et on a environ 300 bénévoles relativement actifs. On a le soutien d’une partie de la population. Et puis un procès en cours…

Jean-Charles F. :

Pour le lieu ou pour l’accueil ?

Guigou C. :

Alors on a deux trucs en parallèle : on a un procès suite au dépôt de plainte de l’archevêque pour squat ; et parallèlement à ça, les services départementaux nous accusent d’avoir accueilli du public dans un lieu sans avoir fait passer la commission de sécurité avant – ce qui revient à dire qu’on squatte. Ben oui, c’est normal, c’est un squat ! On a été auditionnés par les flics. Le bon côté est qu’on est quand même à Avignon, donc on a quand même profité de la médiatisation du mois de juillet. On a eu la visite d’Emmanuelle Béart en juillet 2019 qui a fait marcher ses réseaux ce qui a permis d’éviter l’expulsion immédiate, et nous a laissé un peu de temps. Parallèlement à tout ça, trois groupes de travail se sont constitués, suite à des AG. Un groupe est plus sur la résistance quelque soit la situation dans le lieu ; un groupe est dans l’idée de pousser la ville à préempter le lieu ; et un autre travaille sur l’achat du bâtiment (800.000€), bon, avec toutes sortes de questionnement par rapport à cette dernière question. En ce qui me concerne, je suis complètement contre l’idée de l’acheter pour plein de raisons. D’abord parce que je n’ai pas envie de filer 800.000€ à un archevêque d’extrême droite, mais en plus ces 800.000€ pourraient servir à autre chose. De plus, si on achète et qu’on est propriétaire… Au départ, l’idée pour nous était de pointer l’incurie des institutions et pas de se substituer à elles, mais au contraire de leur dire : « On l’a fait parce que vous ne le faîtes pas, mais maintenant c’est à vous d’assumer vos responsabilités politiques. » Sinon, devenir les professionnels de l’accueil des migrants, je pense que ce n’est pas le but et que ce n’est pas un service à rendre à quiconque de se substituer à la ville ou à la préfecture. Donc il y a tout un tas de débats internes sur ces questions-là. Mais je dirais quand même globalement que c’est une sacrée histoire. C’est assez génial. On a rencontré presque aucun problème, à part parfois un peu de tensions sur la gestion. Ce qui m’a vraiment frappé récemment, c’est de voir à quel point les jeunes s’autonomisent petit à petit : quand on a ouvert, évidemment tous les gens qui débarquaient là étaient complètement paumés, et petit à petit – certains vivent là depuis décembre 2018, pas tous parce qu’il y a aussi beaucoup de gens qui vont et qui viennent – il y en a qui prennent les choses en main : le ménage, toutes sortes de choses, des démarches, comme accompagner leurs potes à l’ASE (Aide sociale à l’enfance) ou au département. Deux ont été invités par Olivier Py pour participer à des lectures autour de l’Odyssée, etc. Bon, on a fait plein de trucs. Donc, c’est un super projet extrêmement fort d’un côté, et extrêmement fragile de l’autre. Voilà.

Jean-Charles F. :

Y a-t-il des aspects artistiques dans ce projet ?

Guigou C. :

Oui, des ateliers ont été mis en place par tout un tas de gens qui sont proches de Rosmerta : atelier marionnettes, atelier Beatbox. Plein de trucs se font dans le lieu. J’avoue que, personnellement, je n’ai rien fait sur ce plan là, parce que je n’ai pas trop envie de mélanger les choses, je trouve que cela est un peu compliqué. Donc quand j’y vais, je fais des permanences ou je m’occupe de ma famille indienne ou d’autres choses, mais je n’ai pas fait de trucs musicaux.

Nicolas S. :

Quels sont les événements publics tous les mois dont tu parlais ?

Guigou C. :

Ben, c’était surtout des concerts avec des gens qui sont proches de nous, on va dire, et pas trop loin géographiquement, parce que c’est ce qu’il y avait le plus simple à faire.

Nicolas S. :

Et les ateliers sont à visée interne, dans le cadre des gens qui sont dans le lieu ou c’est avec une ouverture vers l’extérieur ?

Guigou C. :

On a une volonté de rencontres avec l’extérieur, oui, et puis une volonté de fournir des outils pour que les gens s’intègrent. Donc on fait aussi des cours de français, des pratiques artistiques ou culturelles et plein d’autres choses. C’est clairement une volonté de notre part que cette dimension-là soit présente.

 

 

Les relations actes artistiques / actes politiques

Guigou C. :

Il y a un aspect dont je n’ai pas parlé qui est assez intéressant d’un point de vue politique. Ce lieu était utilisé l’été par une compagnie de comédiens Del Arte, qui a fait son petit pécule en faisant jouer un grand pourcentage d’amateurs – ils ont fait comme tous les loueurs de salles à Avignon. La première rencontre était plutôt intéressante puis on n’a plus eu de nouvelles, sauf des lettres extrêmement dures à notre encontre qu’ils ont envoyées au préfet. Peut-être tablaient-ils sur notre expulsion plus tôt ? Et comme il y a un certain nombre de gens du monde du spectacle avec nous, on a été accusé par certaines personnes du Festival de vouloir juste mettre la main sur ce lieu pour des raisons uniquement artistiques et culturelles, et pas pour s’occuper des migrants ! On est pris entre les sympathies du diocèse pour l’extrême droite et les marchands du temple du théâtre, c’était un peu compliqué ! Et cela l’est toujours.

Nicolas S. :

Dans nos réflexions sur l’histoire des murs, il y a aussi cette idée d’une forme de nécessité contre le vent ou contre un certain nombre de choses : le mur comme une forme d’abris et aussi comme une forme de barrière intolérable. Dans ce que tu disais, on a l’impression d’une volonté de ne pas mélanger l’activité artistique et l’activité politique. Et j’essaie de voir ça comme un espèce de mur que tu mets… Comment tu le qualifierais ? Comment tu vis avec plus ou moins confortablement ?

Guigou C. :

C’est juste que, si tu veux, quand tu joues dans une fanfare ou avec un groupe de théâtre de rue, c’est extrêmement simple de venir jouer dans un lieu où il y a zéro confort. Et ce n’est pas si simple que ça dans la plupart de mes projets musicaux. Donc la seule chose que je pourrais imaginer de faire, que je n’ai pas fait pour l’instant mais que je pourrais faire, c’est mon petit solo « Musiques Minuscules »[7]. Pour cela, je n’ai besoin de rien en gros, donc je pourrais le faire, mais sinon ce n’est pas toujours des formes adaptées. Et en plus de ça, je pense que, culturellement, ce n’est pas toujours évident. Le public est très varié, et bien sûr je pourrais venir avec mes trucs complètement barrés, mais ça peut faire désordre au milieu des cathos de gauche ! Si je fais un petit parallèle : je suis assez impliqué dans le collectif anti-nucléaire d’Avignon, et cela fait un certain nombre de fois que j’essaie de les brancher pour qu’on joue avec les Mutants Maha[8], un projet sur Fukushima. Il y a deux ou trois ans on avait fait un morceau de notre répertoire à deux dans une version allégée, et on avait pris le petit texte qui allait dessus. Je leur ai dit que ça serait bien de faire le concert complet avec le trio et tout ce qui vient avec : « Bon, Ok ! Est-ce que vous êtes d’accord pour faire ça le 26 avril, le jour de la commémoration de Tchernobyl sur la place Pie ? » J’ai répondu : « Non, ce n’est juste pas possible ». Je veux dire, d’abord sans parler du fait de savoir si on va avoir de l’électricité, mais tu as quand même besoin d’un petit temps d’installation ; tu as besoin d’un petit peu d’attention pour que le propos que tu essaies de dégager porte un peu ses fruits, et pas d’avoir les passants avec des cabas qui arrivent au milieu… Enfin, il y a un moment où ça ne marche tout simplement pas, ce n’est pas adapté au bazar de faire ça à cet endroit-là dans ces conditions-là. C’est une vraie question ce que tu poses, notamment par rapport au lieu. Après, il se trouve aussi que la plupart de mes projets sont menés avec des gens qui ne sont pas sur Avignon, donc ça veut dire de faire venir des gens de loin pour faire un concert où ils ne sont pas payés, et ainsi de suite. Non, c’est souvent juste un peu compliqué à plein de niveaux, donc je n’ai pas forcément envie de me mettre là-dedans.

Jean-Charles F. :

Dans le cas de l’esclavage, les esclavagistes faisaient en sorte que les gens qui vivaient au même endroit devaient provenir d’endroits très différents de façon à ce qu’ils n’aient pas de repères culturels communs. Cela paraissait plus propice à pouvoir imposer des formes artistiques, le quadrille en Martinique par exemple. C’est très intéressant de voir comment les esclaves s’en sont sortis pour recréer des formes artistiques qui à la fois respectaient les règles imposées et en même temps recréaient ou créaient leur propre culture. Dans ce que tu décris, est-ce qu’on retrouve ce même phénomène, c’est-à-dire des gens qui viennent d’endroit très différents, avec le grand danger de leur imposer des formes artistiques toutes faites et la nécessité de leur donner du temps pour développer des choses qui leur soient propres ?

Guigou C. :

Je ne suis pas sûr d’être super clair par rapport à cette question-là qui me semble effectivement très importante. Mais par ailleurs, ce qui est très clair aussi c’est que c’est assez impressionnant de voir ce que certains de ces jeunes-là ont vécu. J’ai parlé un peu avec certains d’entre eux, je sais un peu quel a été leurs parcours. Ils ont vécu des trucs complètement dingues. Pourtant, c’est quand même des jeunes de dix-huit ans ou de seize ans qui vivent en 2019 avec un téléphone portable, et qui écoutent du rap comme tout le monde ou du reggae ou je ne sais pas quoi. Il y a ce double truc en permanence qui est très troublant. Il y a une complexité qui existe de toutes façons dans tout et notamment dans leur situation à eux, qui dépasse les caricatures que les gens se font. Par exemple, un dimanche on a fait une distribution de tracts à toutes les sorties de messe pour essayer d’expliquer notre point de vue par rapport à celui de l’archevêque. Dans l’église d’à côté de là où on est, des gens nous ont dit : « Mais de toute façon c’est pas des vrais migrants parce qu’ils sont trop bien habillés. » Il faudrait qu’ils soient en haillons pour être considérés comme des vrais migrants. Et ça c’est intéressant à voir aussi. Je pense qu’il faut faire les choses de façon… je ne sais pas si le mot “subtile” convient, ou… n’est pas de trop [rires] allez, allons-y : subtile. Par exemple, j’ai fait venir la famille indienne, au concert des “100 guitares sur un bateau ivre”[9] en juin 2018. Ils ont trouvé ça super, et puis je les ai invités à ce que j’ai fait à Avignon. Là je trouve que quand tu arrives à établir une relation, tu peux commencer à partager des trucs. Quand ce sont des gens que tu ne connais pas du tout, dont tu ne connais rien de l’histoire, leur imposer je-ne-sais-quoi, moi j’ai un peu du mal.

Nicolas S. :

Par la rencontre et le temps long – dont on a déjà parlé –, tu décris une manière de dépasser l’espèce de séparation, entre l’activité artistique professionnelle au sens de spectacle présenté sur scène et les actes militants presque quotidiens. Pour ma part, je me trouve dans des formes de lisières où des choses se mélangent quand on propose d’essayer de faire ensemble des choses. J’ai du mal à me départir du fait d’être dans, de faire ou de penser la fabrication musicale : j’adore jouer de la musique et expérimenter, c’est un truc qui me fait vivre. Donc même quand je faisais des cours de maths ou de français – j’en ai fais beaucoup par exemple dans un programme de réussite éducative –, je ne pouvais pas ignorer toutes les résonances musicales qui apparaissaient, que j’utilisais ou pas. Avec des gamins qui venaient d’un peu partout, j’avais quand même assez souvent des propositions pour faire des choses qui étaient éminemment artistiques, pour moi mais surtout pas reconnues par la DRAC. Ces propositions n’existent même pas dans leur radar. Je cherche à décrire cette espèce de truc un peu flou dans lequel, en fait, tu agis comme musicien, mais pas forcément en faisant de la musique telle qu’elle est reconnue et labellisée par les formes Institutionnelles avec un « I » majuscule. Tu as parlé d’ateliers marionnette ou beatbox, comment se travaillent-ils ?

Guigou C. :

Je ne m’en suis pas occupé, je ne peux pas te le dire. Mais encore une fois, là, le truc de base, c’est que quand même dans les deux cent ou trois cent bénévoles qui travaillent sur ce lieu, tu as des gens extrêmement différents, ce qui est un des aspects de la complexité.

Nicolas S. :

Et une richesse…

Guigou C. :

Cela va des plus radicaux, politiquement parlant, au plus mous. Alors parfois c’est compliqué : en ce moment on est dans une période de grande tension, je pense, entre ceux qui pensent, dont je fais partie, qu’il y a un déficit de démocratie, que l’on devrait notamment associer beaucoup plus les habitants – donc les gens qu’on héberge – aux décisions qu’ils ne le sont et non pas les prendre comme des enfants à qui on apporte l’aumône, en gros. Et puis ceux qui sont plus dans une démarche – comment dire ? – catho, machin, tu vois ? [rires] Je ne trouve pas le mot.

Nicolas S. :

Cathos-paternalistes ?

Guigou C. :

Oui. Donc il y a ces choses-là… Bon, il se trouve que beaucoup de gens de l’association Rosmerta se sont tout de suite emparés de l’aspect culturel. À titre personnel, je me sens plus utile à faire d’autres choses, comme des papiers pour que les gamins puissent aller à l’école, que de venir faire mon spectacle de je-ne-sais-quoi, qui va pas forcément intéresser quiconque, en tout cas pas dans l’immédiat dans ces conditions-là. Je peux me tromper. Peut-être que cela aurait été utile, je n’en sais rien. Mais en tout cas je ne l’ai pas senti à ce moment là.

Nicolas S. :

Je crois que c’est l’heure !

Gilles L. :

C’est l’heure !

Guigou C. :

Monseigneur !

Jean-Charles F. :

Eh bien merci.

Guigou C. :

Eh bien de rien. Merci à vous d’être passés.

 


1. AJMi Jazz Club (Association pour le Jazz et la Musique improvisée) est un lieu à Avignon de jazz et d’improvisation en existence depuis 1978. AJMi

2. Voici la liste des personnes ayant pris part au projet « L’art résiste au temps » :
Guigou Chenevier / batterie, machines, compositions, Laurent Frick / chant, clavier et sampler, Karine Hahn / harpe, Serge Innocent / batterie, percussions, trompette, Gilles Laval / guitare, Franck Testut / basse, Agnès Régolo / perturbations théâtrales, Suzanne Stern / perturbations plastiques, Matthias Youchencko / perturbations philosophiques, Emmanuel Gilot / son.
Avec la participation de : Fred Giulinai / clavier, sampler, Fabrice Caravaca, Philippe Corcuff / textes écrits, dits, clamés, gesticulés.

3. En 2012-13 ont eu lieu des rencontres mensuelles du groupe PaaLabRes d’expérimentation sur les protocoles d’improvisations (Jean-Charles François, Laurent Grappe, Karine Hahn, Gilles Laval, Pascal Pariaud, Gérald Venturi). Beaucoup de membres du collectif PaaLabRes animent des ateliers d’improvisation de manière régulière (par exemple c’est le cas de Gilles Laval et de Pascal Pariaud à l’ENM de Villeurbanne).

4. En 2016-17, au Ramdam – un Centre d’accueil des pratiques artistiques près de Lyon – ont eu lieu des rencontres expérimentales entre des danseuses et danseurs de la Compagnie Maguy Marin et des musiciens de PaaLabRes pour développer des pratiques communes dans le domaine de l’improvisation. Ramdam

5. Créé en 2014 par Enrico Fagnoni et Barre Phillips, le CEPI (Centre Européen Pour l’Improvisation) organise des rencontres nomadiques dans le domaine de l’improvisation. En août 2018, ces rencontres ont eu lieu à Valcivières en Haute-Loire. Jean-Charles François et Gilles Laval y ont participé. CEPI

6. Entre 1975 et 1990, le groupe expérimental KIVA, créé par le tromboniste John Silber et le percussionniste Jean-Charles François a été en résidence à l’Université de Californie San Diego.

7. Musiques Minuscules, Guigou Chenevier.

8. Les Mutants Maha, Guigou Chenevier : batterie, compositions / Takumi Fukushima : violon, voix / Lionel Malric : claviers.
« Zizeeria Maha » est le nom savant d’un papillon. Un papillon bien particulier, puisqu’on le trouve en particulier dans la région de Fukushima au Japon. Depuis le terrible accident nucléaire du 11 Mars 2011, ce papillon a muté. De nombreuses malformations au niveau de ses pattes, de ses ailes et de ses antennes ont été détectées par les scientifiques japonais. Ces malformations font plus ressembler aujourd’hui ce papillon à un disgracieux escargot qu’à l’élégant insecte qu’il était à l’origine.
A partir de cet horrible fait divers lu dans la presse, Guigou Chenevier a réfléchi à l’idée de compositions mutantes. Des compositions musicales minimalistes d’abord presque dérivant peu à peu vers des formes étranges et monstrueuses. Embarquer Takumi Fukushima dans cette aventure était l’évidence. Y adjoindre les deux mains de Lionel Malric, expert en trafiquage de claviers, coula rapidement sous le sens. Les Mutants Maha est un projet de création musicale, au cœur duquel l’écriture et l’architecture seront maitresses.
Pas (ou peu) d’improvisations dans cet univers post- atomique ou les vaches, inutiles productrices d’un lait nocif, sont abattues en pleins champ, mais plutôt cette recherche de mutations et d’ionisations. Un petit hommage à Edgar Varèse ne peut jamais faire de mal…

9. Allusion à la création « 100 Guitares Sur Un Bateau Ivre » de Gilles Laval. Voir Bateau Ivre.

Stefan Östersjö et Nguyễn Thanh Thủy

Access to the English original text on The Six Tones site.
Cet entretien a été publié en anglais sous le titre “Longing for the Past: musical expression in an inter-cultural perspective” dans le site du groupe The Six Tones.

« L’Improvisation et le moi : écouter l’autre » par/by Henrik Frisk

In this edition, this article is complementary and also focuses on The Six Tones project.
Dans la présente édition, cet article est complémentaire et porte aussi sur le projet The Six Tones.

 


Entretien réalisé à Hanoï en 2006.

 

Nostalgie du passé[1] :
L’expression musicale dans une
perspective interculturelle

Stefan Östersjö et Nguyễn Thanh Thủy

Traduction de l’anglais : Jean-Charles François

 

Stefan Östersjö et Nguyễn Thanh Thủy

Stefan Östersjö et Nguyễn Thanh Thủy à Hanoï en 2006. Photo : Henrik Frisk

 
Nguyễn Thanh Thủy (NTT) :

 
Un jour j’ai enseigné à une étudiante de l’Académie de Musique de Malmö un chant originaire du sud du Vietnam. Le chant est construit sur une gamme spécifique. Pour un auditeur vietnamien, cette gamme évoque toujours une impression de tristesse, même de dépression. En fait le nom de cette gamme « Ai, Oán » veut dire « déprimé ». J’ai été très surprise lorsque l’étudiante m’a dit, après m’avoir écoutée dans l’exécution de ce chant, qu’elle ne le trouvait pas du tout triste. Pour elle le chant évoquait quelque chose de paisible et de joyeux.
Jusqu’à ce moment, je pensais que la musique était un langage universel partagé par tous. Maintenant je réalise que ce n’est pas si simple. Cette étudiante était déjà très compétente dans le domaine de l’interprétation musicale, pourtant elle ne partageait pas ma façon de comprendre la musique. Une des questions fondamentales lorsqu’on enseigne la musique traditionnelle est de transmettre les connaissances sur lesquelles l’expression de la musique est fondée. Ce problème a aussi été abordé par Bruno Nettl, en citant ce que son principal professeur de musique traditionnelle persane lui avait dit un jour :

Dr. Nettl […] jamais vous ne serez en mesure de comprendre cette musique. Dehors, n’importe quel ouvrier du bâtiment sans éducation comprend instinctivement des choses que vous serez incapable de comprendre. (Nettl, 2009 : 197-198)

Ainsi, la question qui se pose est la suivante : est-ce vraiment impossible de parvenir à transmettre ces choses ? C’est évidemment cette question qui a été constamment sous-jacente pendant toute la durée de notre travail au sein du groupe The Six Tones, est-ce aussi ton impression ?

Stefan Östersjö (SÖ) :

 
Oui, n’est-ce pas là la question fondamentale ? Je me souviens de la première pièce que nous avons jouée en duo pour dan tranh et guitare en 2006, Dạ Cổ Hoài Lang[2]. Je pense que ma manière de comprendre ce chant a changé substantiellement au cours des quelques années passées. Je pense qu’en 2006 j’ignorais complètement que cette pièce avait à voir avec la nostalgie et je sais que je ne la percevais pas comme cela. L’année suivante, on était en train de répéter pour une tournée en Suède au cours de laquelle nous devions jouer deux versions distinctes de la pièce, une en trio et une en duo dans la version déjà développée l’année précédente à Hà Nội. Lors de l’une des répétitions je pense, Ngô Trà My[3] m’a fait part de ce que racontaient les paroles de ce chant : comment la femme nostalgique de son mari est évoquée par la sonorité des tambours de guerre dans le lointain. Je pense que c’était plus difficile de ressentir une impression de nostalgie dans la version en duo que nous avons jouée par sa tendance à contenir beaucoup de notes. Dans la musique occidentale, la tristesse et la nostalgie vont de pair le plus souvent avec un tempo lent. Et je pense que cela doit être la même chose dans la musique vietnamienne. Mais est-ce que toi-même, tu entends cette pièce comme « rapide » ?

NTT :
Non pas du tout. Pour moi, la pièce est vraiment lente et triste. Et pour nous, l’expression dans la musique traditionnelle est liée à la gamme utilisée et à l’expression spécifique du vibrato. Les différents modes de vibrato ont souvent été décrits brièvement par Trần Văn Khê, un chercheur en musique vietnamienne. Lorsqu’on joue une gamme « triste » ou « gaie », le vibrato dans la gamme triste doit être lent et tenu, jusqu’à l’extinction du son : comme si on quittait son domicile sans savoir quand on serait en mesure d’y revenir. En conséquence c’est triste. Le vibrato dans la gamme « gaie » doit être rapide, court, s’élevant jusqu’à la prochaine hauteur, puis retournant rapidement à la première hauteur, comme l’heureux retour de quelqu’un qui s’en va et revient vite chez lui.

SÖ :
Une des pièces emblématiques de la mélancolie et de la nostalgie dans la musique occidentale savante est la série des pavanes Lachrimae de John Dowland. Certaines d’entre elles, par exemple Lachrimae amantis, ont des figurations rapides et des contrepoints complexes, mais je doute que l’auditeur occidental soit capable de percevoir cela autrement que comme une musique lente et funèbre. Je pense que quand j’ai joué Dạ Cổ Hoài Lang en 2006 à Hà Nội, mon écoute restait tellement à la surface des choses que j’étais incapable de saisir l’essence de la musique. Une des conséquences était que j’entendais la musique comme rapide plutôt que lente. Cela a été pour moi différent à Hà Nội en 2010 lors de l’enregistrement d’un CD du groupe The Six Tones avec des musiciens invités. Nous avons fait deux enregistrements de Dạ Cổ Hoài Lang avec le flûtiste Lê Phổ avec en combinaison le tiêu, la guitare et l’électronique. Cette fois-là, je pense que ma façon de comprendre la musique convergeait beaucoup mieux avec ses conceptions. En fait, nous n’avons eu qu’une répétition avant la séance d’enregistrement et ensuite nous avons fait trois prises qui étaient tellement fortes et tellement différentes que nous voulions les inclure toutes les trois…

NTT :
J’ai le même sentiment. Je trouve qu’il est maintenant beaucoup plus facile de jouer la musique vietnamienne avec toi. C’est comme si nous utilisions le même langage pour faire parler la musique. Mais il est évident que jouer avec toi de la musique traditionnelle reste encore une expérience différente, à la fois quand nous adoptons de nouveaux matériaux musicaux comme les sons électroniques ou bien quand tu ne joues que le ty-ba ou la guitare avec uniquement la mélodie du cadre donné. C’est ce qui me plaît : l’expression change de manière inattendue. Ainsi la façon d’exprimer la nostalgie dans Dạ Cổ Hoài Lang n’est pas la même que celle que je connaissais dans le passé. Certaines personnes me demande si ma façon de jouer la musique traditionnelle a changé au cours du temps à travers le travail effectué avec The Six Tones. Je pense que c’est le cas, mais je ne pourrais vraiment pas dire dans quel sens cela se passe, et ce que signifient ces changements.

SÖ :
Oui, je me demande combien de temps cela prend pour atteindre le type d’écoute que « n’importe quel ouvrier du bâtiment sans éducation » (ibid.) a acquis. Je pense au moment où Betty Carter, dans un enregistrement ‘live’ au Village Vanguard, passe sans difficulté d’un standard traitant de la nostalgie à un autre, « Body and Soul » et « Heart and Soul ». On peut entendre le public qui ricane et rit, mais je crois que ce rire n’est pas simplement une réponse heureuse au trait d’esprit proposé par la musique, mais plutôt à une résonance profonde avec ce qu’exprime leur sentiment de tristesse et de nostalgie. Ils sont réellement présents comme sujets résonants, comme le dirait Jean-Luc Nancy. N’est-ce pas cela l’essence de l’écoute ? D’être en résonance avec le son signifie toujours de prendre part, de participer. En tant qu’« invité » dans un certain contexte culturel, la résonance est tout d’abord complètement absente. La résonance se construit lentement à travers l’expérience de la vie dans le monde : « Ce qui retentit en moi, c’est ce que j’apprends avec mon corps » disait Roland Barthes (1977 : 237).

NTT :
Je me souviens d’un défi que je me suis donné à moi-même en 2005, lorsque j’ai enregistré Dạ Cổ Hoài Lang pour un CD en solo. L’idée était d’éviter de faire ressortir l’atmosphère triste et nostalgique de la pièce comme c’est normalement le cas, mais de la rendre seulement paisible et sereine. Cela a été difficile pour moi si je m’en souviens bien. La résonance de la pièce était déjà là dans ma tête, dans mon corps. Au moment de jouer la première phrase de la pièce (ou bien quelquefois, quand cela se passait bien, au moment de jouer la seconde phrase), j’étais déjà complètement absorbée par l’atmosphère triste et nostalgique. Il fallait que je m’arrête, que je me mette à méditer, à vider mon cerveau avant de recommencer à jouer la pièce. Alors, je ne peux qu’abonder dans ton sens, pour ne pas être une « invitée » dans une certaine culture, on a besoin d’apprendre à écouter cette résonance au-delà du son, au-delà du langage, et d’apprendre avec son corps.

SÖ :
C’est très intéressant. Qu’est-ce que la connaissance au-delà du son ? Un moment spécial au cours de la répétition de la séance d’enregistrement avec Lê Phổ me vient à l’esprit. Henrik Frisk jouait l’électronique sur la base de boucles qu’il avait enregistrées. En fait, je pense que la manière avec laquelle nous avons structuré l’électronique était basée sur une version plus occidentale de la mélancolie : la sonorité des boucles – basées sur des échantillons de guitare qu’on avait faits dans la chambre de l’hôtel – et leur manière de créer un environnement sonore qui en quelque sorte renforçait l’expression de la musique jouée par la flûte et la guitare. En conséquence, nous étions, bien sûr, anxieux de savoir quel était le sentiment de Lê Phổ en travaillant avec ce genre d’électronique. (Henrik procédait de temps en temps au traitement électronique de la flûte.) Eh bien, à notre surprise, il n’a rien dit sur l’électronique, il semblait parti ailleurs (mais peut-être était-il plutôt parti dans une introspection dans son fort intérieur) et il a dit que c’était bien, qu’il pensait à sa mère et à sa maison et ensuite, il s’est mis à jouer. C’est seulement maintenant quand nous parlons ensemble du contenu expressif de ce chant que je réalise ce qu’il voulait dire au juste. Lorsqu’il parle de sa mère, il parle de la même nostalgie pour le passé que celle qui est le fondement même de cette musique.

NTT :
En fait, en disant cela, tu franchis une nouvelle étape vers la compréhension de l’expression de cette musique.

SÖ :
Exactement, je vois bien. Dans un sens cela nous ramène à la citation de Nettl que tu as mentionnée. Un long voyage est nécessaire pour atteindre le niveau de compréhension que peut avoir un auditeur autochtone, on a toujours besoin d’appréhender un très grand nombre de couches de connaissances vivantes. La nostalgie n’a jamais le même sens et ni les mêmes modes d’expression dans les différentes cultures… ou alors s’agit-il de la même nostalgie mais exprimée de différentes manières ? Je pense que cette question reste sans réponse.

 
 


1. Vong Cổ (littéralement « nostalgie du passé ») est un chant vietnamien et une structure musicale utilisée principalement dans le théâtre musical cải lurong et dans la musique de chambre nhac tài tử du Sud-Vietnam. Ce chant a été composé entre 1917 et 1919 par Mr. Cao Văn Lầu (aussi appelé Sáu Lầu ou Sáu Làu), de Bac Liêu, une province du sud du Vietnam (Trainor 1975). Le chant a gagné une grande popularité et éventuellement sa structure est devenue la base de beaucoup d’autres chants. La mélodie a essentiellement un caractère mélancolique et est chanté en utilisant des inflexions modales vietnamiennes.

2. Dạ Cổ Hoài Lang (Nostalgie de l’être aimé) est une pièce de musique classique vietnamienne qui a été composée par Cao Văn Lầu (Sáu Lầu) sur la base de sa composition plus ancienne Vọng Cổ. D’après différentes sources, le chant a été composé entre 1917 et 1920. Dạ Cổ Hoài Lang décrit l’amour d’une femme pour son mari qui a été envoyé depuis longtemps au front. Elle ressent de la solitude, du malaise et s’inquiète s’il continue encore de l’aimer en vivant dans un pays éloigné où il pourrait être attiré par d’autres femmes.

3. Ngô Trà My joue du đàn bầu dans The Six Tones, un groupe créé en 2006 avec le projet d’une rencontre en termes égaux entre la musique traditionnelle vietnamienne et l’expression expérimentale occidentale.

 


Références bibliographiques

Barthes, Roland (1977) : Fragments d’un discours amoureux, Éditions du Seuil, Paris.

Trainor, John (1975) : “Significance and Development in the Vọng Cổ of South Vietnam.” Asian Music, vol. 7, no. 1, Southeast Asia Issue, pp. 50-57.

Nettl, Bruno (2009) : “On learning the Radif and improvisation in Iran” in Nettl, Bruno and Solis, Gabriel (Ed) : Musical Improvisation. Art Education and Society. University of Illinois Press, Urbana and Chicago.