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Démocratisation de l’informatique musicale

Retour au texte original anglais : Democratisation of Computer Music

 


 

Comment le passé a le don de vous rattraper, ou
La démocratisation de l’informatique musicale,
10 ans après.

Warren Burt

Traduction de l’anglais: Jean-Charles François[1]

 

Warren Burt est compositeur, performeur, fabricant d’instruments, poète sonore, cinéaste, artiste multimédia, écrivain et créateur d’œuvres visuelles et sonores…

 

Sommaire :

1. Introduction – La Conférence internationale 2013 Computer Music
2. 1967-1975 : SUNY Albany et UCSD
3. 1975-1981 : Australie, Plastic Platypus
4. 1981-75 : Micro-ordinateur monocarte à petit budget
5. 1985-2000 : Accessibilité accrue
6. Période post-2000 : L’informalité des trains de banlieue et l’informatique en train sans lieu
7. Aujourd’hui : L’utopie des technologies musicales et les musiciens impertinents
8. Conclusion


 

1. Introduction – Computer Music, La Conférence internationale 2013

En 2013, l’International Computer Music Conference s’est tenue à Perth en Australie. Le comité d’organisation était présidé par Cat Hope[2], qui a eu la gentillesse de m’inviter à prononcer l’un des discours d’ouverture. Le sujet de mon exposé était la « démocratisation » de « l’informatique musicale ». Je mets ces termes entre guillemets, parce que les deux termes faisaient l’objet de controverses (ils le sont toujours), même si leur signification a peut-être changé, voire beaucoup changé, au cours des dix ans qui viennent de s’écouler. Mon exposé s’est situé dans des perspectives australiennes, parce que c’est là que j’ai vécu la plupart du temps pendant les 47 dernières années. Il s’agissait pour moi de faire comprendre au public de ce colloque international, dans quel contexte particulier celui-ci se déroulait. Le contexte culturel de l’Australie est à certains égards très différent et en même temps très proche de ce qui se passe en l’Europe, en Amérique du Nord, ou dans d’autres parties du monde. Je me souviens de Chris Mann, un poète et compositeur, qui, en 1975, en m’accueillant à l’aéroport lors de ma première visite en Australie, m’a dit, « OK, voici ce qu’il faut savoir : on parle la même langue, mais ce n’est pas la même langue ». Les expériences que j’ai vécues au cours des années suivantes m’ont permis de découvrir, dans les détails les plus exquis, les nombreuses nuances qui différencient l’anglais australien des autres versions de la langue anglaise dans le reste du monde. Et en fait, l’anglais parlé par les Australiens il y a cinquante ans n’est pas celui utilisé aujourd’hui. Je me suis probablement trop habitué à la langue au fil du temps, mais beaucoup des caractéristiques uniques de l’anglais-australien que j’avais remarquées à l’époque ont à présent disparues.

Ce que j’ai voulu montrer à l’époque avait un double objectif : premièrement, que les progrès des technologies rendaient les outils de « l’informatique musicale » plus accessibles à un grand nombre de personnes, et deuxièmement, que la définition de ce qu’on considérait alors comme « informatique musicale » était en train de changer. En 2013, Susan Frykberg[3] m’avait posé la question de savoir si je parlais de « démocratisation » ou bien de « commercialisation » ? Cette question m’avait paru pertinente à l’époque. Depuis lors, la prolifération des téléphones portables et autres objets des technologies numériques qu’on peut tenir dans sa main ont rendu son argument initial moins convaincant qu’hier, même s’il garde aujourd’hui son mordant. Avec « le monde » maintenant complètement unifié par des outils de communication miniaturisés, il semble que les technologies ne sont devenues ni démocratisées, ni commercialisées (ou à la fois démocratisées et complètement commercialisées) mais simplement omniprésentes dans notre environnement culturel continu. Richard Letts, le rédacteur en chef de Loudmouth, un magazine électronique consacré à la musique, vient de me demander d’écrire un article sur l’état actuel des technologies musicales. Pour montrer à quel point le secteur des technologies musicales de pointe était partout répandu, j’ai axé mon article sur les technologies musicales disponibles sur l’iPhone, en montrant que la plupart des applications technologiques musicales sophistiquées du passé étaient désormais disponibles, dans une certaine mesure, sur le plus répandu des appareils électroniques grand public.

Le terme « Informatique musicale » a suivi la même voie. En 2013 il faisait référence à la musique expérimentale utilisant des ordinateurs et aux musiques électroniques populaires [dance musics] fabriquée avec des technologies numériques. Il est clair que le nombre de musiques produites à l’aide des technologies musicales s’est encore élargi. Avec humour, j’ai souligné que le périodique mensuel britannique « Computer Music » publiait surtout des articles de type « mode d’emploi » (« tutoriels ») – pour des personnes produisant de la musique de danse « électro » numérique dans leur chambre à coucher plutôt que des articles traitant des aspects les plus subtiles de la synthèse de pointe. Il y a quelques années, Future Music, l’éditeur britannique de « Computer Music », a racheté le magazine américain « Keyboard » et « Electronic Musician », qui de temps en temps publiait des articles sur des sujets intéressant le monde de « l’avant-garde », et aujourd’hui, les deux publications appartenant à « Future Music » ont non seulement des sphères d’intérêt qui se chevauchent, mais certains articles publiés dans l’un apparaissent également dans l’autre. L’accent continue d’être mis sur la musique de pop/dance réalisée à l’aide des technologies commercialement disponibles, mais au fur et à mesure que le temps passe, certains sujets considérés comme marginaux, tels que la synthèse granulaire, sont désormais abordés dans leurs pages, sans que soit généralement mentionnée les personnes qui ont été les pionniers de ces techniques.

Pour montrer combien le terme « informatique musicale » a changé au cours des ans, j’avais inclus dans mon texte original un bref aperçu de ce que j’avais réalisé au cours du temps en expliquant en quoi ces activités s’inscrivaient ou non, aux différentes époques, dans le cadre de « l’informatique musicale ». Ma démarche se voulait humoristique et en grande partie ironique.

 

2. 1967-1975: SUNY Albany et UCSD

Il est temps évoquer un peu mon autobiographie. J’ai pu observer combien le terme d’informatique musicale a changé sans arrêt de sens depuis les années 1960. Pour commencer, selon quelle série télévisée on regardait dans notre enfance, on peut aller voir nos chères machines Waybac ou Tardis. En 1967, j’ai commencé mes études à l’Université d’État de New York à Albany [State University of New York at Albany]. Peu de temps après, le département de musique a installé un système Moog de très grande taille conçu par Joel Chadabe[4], sur lequel un dispositif numérique avait été construit par Bob Moog. Ce système permettait divers types de synchronisations et de déclenchements rythmiques. L’Université avait aussi un centre informatique, où l’on pouvait développer des projets impliquant des piles de cartes perforées traitées en temps différé. Je n’étais pas attiré par les cours d’informatique, mais j’ai été immédiatement attiré par le Moog. Au contraire, deux de mes amis étudiants, Randy Cohen et Rich Gold, ont commencé immédiatement à travailler au centre informatique, en déposant leurs piles de cartes perforées et en attendant très longtemps leurs résultats. Si je me souviens bien, Randy avait écrit un programme pour produire de la poésie expérimentale. J’ai été très enthousiasmé par les résultats de sa démarche qui manipulait le sens et le non-sens des mots d’une manière que je trouvais très habile. Randy, qui s’est lancé peu de temps après dans une carrière d’auteur de comédie, pensait au contraire que la quantité de travail nécessaire pour arriver à un résultat que seuls quelques cinglés comme moi pourraient apprécier, n’en valait pas la chandelle. Ainsi, dès le début de mes études, j’ai eu le pressentiment qu’une division existait entre les « musiciens électroniques » et les « artistes de l’informatique » et tout au moins pour le moment, je me plaçais du côté des « musiciens électroniques ».

En 1967, je suis allé faire des études à l’Université de Californie San Diego, et j’ai très vite été impliqué dans les activités du Center for Music Experiment (CME)[5]. Cette structure incluait en son sein des studios de musique analogique et numérique, ainsi que des projets de danse, de multimédia, de vidéo et de performance art. Il y avait un énorme ordinateur[6] tendrement entretenu par plusieurs de mes amis. Ed Kobrin[7] était alors présent avec son système hybride qui comportait un petit ordinateur qui produisait des contrôles de tension pour des modules analogiques. J’étais responsable d’un petit studio qui avait un synthétiseur Serge[8], un système appelé « Daisy », construit par John Roy et Joel Chadabe (un générateur d’information aléatoire très intéressant) et des modules analogiques construits par un autre de mes collègues, Bruce Rittenbach. On pouvait aussi utiliser des tensions de contrôle issus de la sortie de l’ordinateur principal. Mon propre travail consistait pour l’instant à utiliser des « appareils à commandes manuelles », le monde des « lignes de code » étant pour moi encore trop opaque, même si j’avais travaillé sur plusieurs projets où d’autres personnes généraient des signaux de contrôle avec des « lignes de code » pendant que je manipulais les boutons des « appareils à commandes ». J’ai pu aussi faire le constat de la présence d’une division sociale : alors que moi-même et mes amis chanteur et violoncelliste attendions avec impatience la fin de la journée pour nous rendre à la plage Black’s Beach[9], nos amis informaticiens continuaient à travailler sur leur code, généralement tard dans la nuit. À l’époque, le travail sur ordinateur impliquait nécessairement une certaine obsession qui distinguait les « vrais musiciens informaticiens » du reste « d’entre nous ».

En fait, cette distinction s’avère être un peu ridicule, elle rappelle les sempiternels débats sur les « vrais hommes » ou son alternative non sexiste, la « personne authentique ».

Déjà à l’époque, mon intérêt portait sur l’idée de rendre les technologies plus accessibles. Mes amis de SUNY Albany, Rich Gold et Randy Cohen, qui étaient inscrits dans des études postdoctorales au California Institute of the Arts, m’ont fait connaître les travaux de Serge Tcherepnin et son « People’s Synthesizer Project ». L’idée était de pouvoir disposer d’un kit de synthétiseur pour à peu près 700$ qu’un groupe de personnes pouvait assembler. Le faible coût, l’accessibilité et le fait de faire partie d’un collectif étaient des éléments très attractifs. Par ailleurs, le synthétiseur était conçu par et pour des musiciens évoluant dans le cadre de la musique expérimentale. Le projet comportait également une part importante de ce qui allait être connu sous le nom d’autonomisation [empowerment], c’est-à-dire la possibilité de faire les choses par soi-même en complète autonomie. Au même moment, pour mon projet de maîtrise, j’avais commencé à construire un module de circuits électroniques connu sous le nom d’Aardvarks IV. Constitué de circuits numériques, avec des Convertisseurs Numérique à Analogique [DACs, Digital to Analog Converters] que j’avais moi-même bricolés, je l’ai décrit comme « un modèle intégré d’un programme particulier de composition sur ordinateur ». Mon besoin d’avoir des boutons à tourner – c’est-à-dire, d’avoir un dispositif capable d’être contrôlé physiquement en temps réel – restait une préoccupation majeure. Mon approche de la précision numérique était légèrement idiosyncratique. La singularité et le funk faisaient partie de mon esthétique.

Une illustration de ce qu’est le funk dans la conception de circuits électroniques peut s’observer dans la construction des DACs de Aardvarks IV. En suivant les suggestions de Kenneth Gaburo[10] j’ai utilisé des résistances de très basse qualité dans la fabrication des Convertisseurs Numérique à Analogique.

  plus d’informations sur Aardvarks IV

Au moment où les Convertisseurs Numérique à Analogique étaient considérés comme des dispositifs utilitaires qui devaient être le plus précis possible, dans la conception de ce module, j’ai essayé de traiter un dispositif utilitaire comme une source de variations et d’imprévisibilité créative. Cet intérêt pour l’imprévisibilité créative probablement me différenciait du reste des copains qui travaillaient dans l’arrière-salle du CME. Et en plus, je préférais aller à la plage Black’s Beach plutôt que de me trouver dans l’arrière-salle.

Les ordinateurs de cette époque étaient des monstres très avides, dévorant toutes les ressources se trouvant à proximité. Maintenant qu’ils ont totalement pris le pouvoir sur nos vies, ils peuvent se permettre d’être plus tolérants, mais en ce temps-là, il s’agissait de la survie du plus fort. Quand j’étais à UCSD, CME ne se limitait pas à la recherche sur l’informatique musicale. Le Centre hébergeait en son sein des projets se situant dans beaucoup de domaines différents. Lorsque ma partenaire, Catherine Schieve[11] est arrivée à UCSD au début des années 1980, le CME multidisciplinaire était en passe de devenir exclusivement un centre des arts informatiques, et elle aussi se souvient d’un fossé social entre les personnes travaillant dans l’informatique et le reste des musiciens et musiciennes. Ce qui différenciait aussi les « types de l’informatique » des autres, c’était la quantité de leur production. C’était encore normal pour une personne travaillant sur ordinateur de travailler de longs mois pour produire une pièce courte. Pour ceux et celles parmi nous qui voulaient produire beaucoup, rapidement, travailler uniquement avec des ordinateurs n’était pas la solution. Éventuellement, l’institution du CME a évoluée pour devenir le CRCA, le « Centre for Research into Computers and the Arts ». En 2013, je suis allé visiter le site internet du CRCA, et je me suis aperçu qu’il avait maintenant de nouveau mis l’accent sur la recherche multidisciplinaire, avec des projets assez passionnants. Cependant, j’ai appris par des personnes travaillant à UCSD en 2013 que depuis, le CRCA avait malheureusement fermé ses portes. Encore une institution qui mord la poussière !

 

3. 1975-1981 : Australie, Plastic Platypus

Entre à peu près les années 1980 et aujourd’hui, « l’informatique musicale » est devenue un domaine qui regroupe un très large éventail de points de vue esthétiques. Aujourd’hui, pratiquement le seul facteur commun qui unit ce champ d’activité est l’utilisation de l’électricité et, généralement, d’une sorte d’ordinateur (ou circuit numérique). Mais concernant les styles de musique, nous sommes entrés dans une période où « tout est possible ».

À la fin des années 1970 et au début des années 1980 les choses ont changé. De nouveaux ordinateurs de petite taille ont commencé à apparaître et ont été appliqués aux tâches de production musicale. Plusieurs systèmes très prometteurs ont été construits[12] qui ont consisté à fondamentalement dissimuler l’ordinateur derrière une sorte d’interface musicale conviviale. Au même moment, toute une série de micro-ordinateurs ont fait leur apparition, habituellement sous la forme de kits à construire soi-même. Un fossé s’est rapidement creusé dans le monde de l’informatique musicale entre les « personnes de l’ordinateur central » qui préféraient travailler sur les ordinateurs très onéreux qui existaient dans des institutions et les « adeptes de la performance en temps réel » qui préféraient travailler avec leurs propres petits systèmes, microprocesseurs portables, à la portée de leurs moyens financiers. L’ouvrage de Georgina Born, Rationalizing Culture[13], une étude sur la sociologie de l’IRCAM dans les années 1980, a permis de voir comment George Lewis[14], avec son travail sur micro-ordinateur, a réussi à s’insérer dans le monde de l’IRCAM basé sur l’utilisation d’ordinateurs centraux et la présence de structures hiérarchiques.

En 1975, je suis arrivé en Australie. J’ai mis en place un studio de synthèse analogique et de synthèse vidéo à l’Université La Trobe à Melbourne. Dans cette université, Graham Hair[15] a commencé à travailler sur l’informatique musicale sur un ordinateur PDP-11. En poursuivant mes travaux sur « Aardvarks IV » réalisés à UCSD, je me suis remis à travailler avec des puces numériques. Inspiré par ce qu’avait réalisé Stanley Lunetta[16], j’ai conçu un module, « Aardvarks VII » en utilisant exclusivement des puces compteur/diviseur 4017 et gate puces 4016. Il s’agissait de la forme de conception numérique la plus rudimentaire. Les puces étaient simplement soudées sur des cartes de circuits imprimées. En d’autres termes, la façade en plastique du synthétiseur comportait les connexions de circuit imprimées à l’arrière, et les puces étaient directement soudées sur ces connecteurs imprimés. Pas de mise en mémoire tampon, rien d’autre. Juste des puces. Il était principalement conçu pour travailler avec des fréquences accordées en intonation juste et il m’a permis de jouer avec beaucoup plus de modules. Tout cela en temps réel. L’esthétique du patching restait pour moi le paradigme, basé sur la manipulation physique en temps réel et sur des modules combinatoires. À cette époque, en 1978-79, j’avais l’impression d’être devenu un musicien électronique qui travaillait avec des circuits numériques, mais je n’étais pas encore cette bête rarissime qu’est le « musicien informaticien ».

Simultanément, j’ai été amené à utiliser la technologie la plus rudimentaire – c’est-à-dire l’électronique grand public la moins chère, au bas de l’échelle économique – pour faire de la musique. Ron Nagorcka[17] (que j’avais rencontré pour la première fois à UCSD) et moi-même nous avons formé un groupe nommé Plastic Platypus qui faisait de la musique électronique vivante avec des magnétophones à cassette, des jouets et de la camelote électronique [electronic junk]. Certaines de nos installations étaient très sophistiquées, la nature low-tech et low-fi de nos outils dissimulant une pensée systémique très complexe, mais notre travail est né d’un questionnement idéologique sur la nature de la haute-fidélité. Alors qu’à l’occasion, il était pour nous très agréable de travailler dans des institutions qui pouvaient se payer des haut-parleurs de qualité (etc.), nous étions aussi conscients que les coûts des systèmes audiophiles étaient hors de la portée de beaucoup de gens. Étant donné que l’une des principales raisons pour lesquelles nous avons créé le groupe était de travailler sur les types d’équipement les plus courants afin de montrer que la musique électronique pouvait être accessible au plus grand nombre, nous avons adopté la qualité sonore du magnétophone à cassette, du minuscule haut-parleur suspendu à un fil se balançant, celle du piano jouet ou du xylophone jouet. Comme le disait Ron avec éloquence, « l’essence-même des médias électroniques c’est la distorsion ». La technologie, bien sûr, à la longue allait nous rattraper et l’accès des « masses » à une bonne qualité sonore est devenue une question sans objet vers la fin des années 1980, mais notre travail sérieux avec les problèmes et joies de la technologie de basse qualité entre temps nous a beaucoup amusé.

Ron et moi (et plusieurs autres personnes qui travaillaient alors avec la technologie des cassettes, comme par exemple Ernie Althoff[18] et Graeme Davis[19]) on était généralement d’accord sur la manière d’envisager l’utilisation de cette technologie. Un processus de feedback multigénérationnel, tel que celui illustré dans l’œuvre d’Alvin Luciers, « I Am Sitting in a Room »[20], était à la base d’une grande partie de nos productions. Dans ce processus, un son est produit sur une machine et enregistré simultanément sur une deuxième machine. La seconde machine est ensuite rembobinée et la lecture de cette machine est enregistrée sur la première machine. En répétant plusieurs fois ce processus, il en résulte d’épaisses textures sonores, entourées d’une rétroaction acoustique qui s’accumule progressivement. Dans la pièce de Ron « Atom Bomb », pour deux interprètes et quatre magnétophones à cassette, il a eu l’idée d’ajouter l’action d’avance et de retour rapides des cassettes en cours de lecture pour créer une distribution aléatoire dans le temps des sources sonores au fur et à mesure qu’on les enregistrait. A la fin de cette section, les quatre cassettes étaient rembobinées et rediffusée aux quatre coins de la salle, créant ainsi une « pièce pour bande électroacoustique » quadriphonique que le public avait vu assemblée devant lui. Dans ma pièce « Hebraic Variations », pour alto, deux magnétophones à cassette et haut-parleur portable attaché à une très longue corde, je jouais (ou essayait de jouer) la mélodie de « Summertime » de George Gershwin (je suis un altiste de niveau très insuffisant). Pendant que je jouais la mélodie en boucle sans fin, Ron enregistrait à peu près 30 secondes de mon jeu sur un magnétophone à cassette (« l’enregistreur »), puis il transférait cette bande sur une deuxième machine (le « lecteur »), recommençait à enregistrer sur la première machine, et puis faisait tourner en cercle au-dessus de sa tête le haut-parleur de la seconde machine pendant à peu près une minute. Cela créait des décalages Doppler et une texture plus épaisse par rapport à mon jeu sur l’alto. Après 5 ou 6 cycles de ce procédé, un paysage sonore d’une très grande densité était assemblé, constitué par des glissandi, des notes pas très justes et de nombreux types de clusters sonores. La médiocrité de la technologie liée à celle de ma production se multipliaient mutuellement, créant un monde sonore micro-tonal épais.

L’entente entre Ron et moi dans l’élaboration du répertoire de Plastic Platypus a été presque unanimement parfaite. La composition des pièces a été laissée à la responsabilité de chacun, et ensuite les désirs de chaque compositeur ont été pris en compte du mieux possible. Le niveau de confiance et d’accord entre nous était très élevé. Il y deux ans, Ron a retrouvé des cassettes des performances de Plastic Platypus, il les a copiées et me les a envoyées. Beaucoup de nos anciens moments favoris étaient présents et étaient instantanément reconnaissables. Mais de temps en temps, nous avons été désarçonnés tous les deux à l’écoute d’une pièce – on n’arrivait pas à déterminer qui avait composé la pièce ou à quelle occasion elle avait été enregistrée. Ces pièces étaient peut-être des improvisations qui, par les processus utilisés, obscurcissaient l’identité de qui en était l’auteur.

 
Nogorcka

Ron Nagorcka au Clifton Hill Community Music Centre, 1978

 

En plus de mes travaux sur les synthétiseurs analogues, de la fabrication de mes propres circuits numériques et de mes travaux avec la low-tech, j’ai alors commencé à m’impliquer sérieusement dans l’informatique[21]. Lors de mes séjours aux Etats-Unis, Joel Chadabe m’a permis de travailler gracieusement dans son studio et pour la première fois, j’ai effectivement utilisé un code pour déterminer des évènements musicaux. Les résultats étaient produits presque en temps réel, ce qui donnait satisfaction au « tourneur de boutons » que j’étais. Plus tard, de retour en Australie, en 1979, j’ai travaillé sur le Synclavier à l’Université d’Adélaïde à l’invitation de Tristam Cary[22] et en 1980, à Melbourne, j’ai demandé à avoir accès au Fairlight CMI au Victorian College of the Arts et j’ai appris tous les tenants et les aboutissants de cette machine. J’ai contracté le virus de posséder mon propre système informatique[23]. Mon choix s’est porté sur un micro-ordinateur Rockwell AIM-65. Je me suis donc plongé dans l’apprentissage de cette machine et j’ai construit pour cela ma propre interface de manière extrêmement idiosyncratique. Ensuite, ayant élargi la mémoire du AIM à 32k, j’étais super excité [I was hot]. Il était maintenant possible de réaliser de la synthèse des sons en temps réel (en utilisant des formes d’ondes dérivées du code dans la mémoire). En utilisant le AIM-65 de cette façon et en traitant sa sortie avec le Serge, je pense que j’étais finalement devenu un « musicien informaticien », mais je ne sais pas si j’en étais un « véritable ». Plus précisément, mon approche restait toujours idiosyncratique, et mon penchant pour rendre l’équipement plus accessible à tous en donnant en exemple ma propre démarche (un marxiste aurait un mouvement de répulsion à cette idée) semblait, au moins dans ma tête, me distinguer encore de mon homme de paille mythique, l’élitiste, obsédé par la perfection et la répétabilité, opérateur d’ordinateurs institutionnels qui ne veut toujours pas aller à la plage.

 

4. 1981-75 : Micro-ordinateur monocarte à petit budget

Mes aventures avec le micro-ordinateur mono-carte pas cher m’ont occupé par intermittence pendant les années 1981-85[24]. Les travaux réalisés avec ce système entre 1982 et 1984 ont été regroupés sous le titre d’Aardvarks IX. Un des mouvements a été nommé « Three Part Inventions (1984) ». Il s’agissait d’une pièce semi-improvisée dans laquelle j’utilisais le clavier de mon ordinateur comme un clavier musical. Programmé en FORTH, j’étais capable de réaccorder le clavier sur n’importe quelle gamme micro-tonale en appuyant sur une touche[25]. Dans cette pièce, je combinais mes capacités de « musicien informaticien » avec mon intérêt pour la technologie démocratisée grâce à des coûts abordables et mon intérêt pour les formes de diffusions musicales non publiques. Chaque matin (je pense que c’était en juin 1984) je m’asseyais et j’improvisais une version de la pièce, en enregistrant cette improvisation du matin sur une cassette de haute qualité. Je pense que j’ai réalisé 12 versions uniques de la pièce de cette manière. J’ai aussi réalisé encore une autre version de la pièce, que j’ai enregistrée sur un magnétophone à bobines et je l’ai gardée pour l’utiliser dans la version enregistrée de l’ensemble du cycle. Chacune des 12 versions uniques de la pièce a été envoyée en cadeau à une de mes connaissances. Bien sûr, je n’ai pas gardé trace de quelles versions j’avais amicalement envoyé aux 12 personnes. C’est ainsi que dans cette pièce, j’ai pu combiner mon intérêt pour les systèmes d’intonation micro-tonale, l’improvisation, les processus électroniques en temps réel, l’utilisation des technologies bon marché (ou moins chères) (l’ordinateur AIM et le magnétophone à cassettes), l’art par courrier postal personnel, et les réseaux non publics de distribution de la musique, tout ceci intégré dans une seule pièce. J’ai voulu tout avoir – une recherche sérieuse high-tech et des réseaux d’édition et de distribution prolétaires, réalisés avec des circuits électroniques fabriqués à la maison et une informatique de niveau amateur. Il n’a pas été surprenant de constater que certains de mes amis se situant dans la « sphère haute » de « l’informatique musicale » aient exprimé un certain nombre de points de divergence concernant mes choix dans cette pièce d’instrument, de performance et de diffusion.

Quelques questions à l’époque semblaient pertinentes et, dans une certaine mesure, elles le sont encore aujourd’hui. Une des questions est : « À quel point est-on prêt à construire la totalité des choses par soi-même de la cave au grenier ? » Je pense que la raison pour laquelle on voulait effectuer ce travail de construction était que les équipements étaient onéreux et surtout confinés dans les institutions. Aujourd’hui, on dispose d’un éventail de possibilités allant d’applications limitées ne faisant qu’une seule chose correctement (avec un peu de chance) à des projets dans lesquels on construit soi-même ses propres puces et leur mise en œuvre. Même si les exemples que j’ai donnés sont un peu extrêmes, il s’agit là de l’éventail des choix qui s’offraient à nous à l’époque : le bricolage artisanal ou bien le prêt-à-porter sur catalogue, et dans quelle proportion ?

Une autre question concernait la notion de propriété. Était-on dans la situation d’utiliser les outils de quelqu’un d’autre, que ce soit ceux d’une institution à laquelle on était associé ou l’équipement d’un ami lors d’une visite chez lui ? Ou bien était-ce la situation d’utiliser ses propres outils qu’on avait été capable de développer dans une relation de longue durée ? À ce stade de ma vie, je faisais les deux à la fois. Encouragé par l’exemple de Harry Partch[26],qui pendant mes années à UCSD (1971-75) était encore en vie et installé à San Diego et directement encouragé par mon professeur Kenneth Gaburo, j’ai pris la décision que, même s’il était possible de prendre avantage des facilités offertes par les institutions si elles étaient disponibles, je préférais posséder mon propre équipement. Ce qui voulait dire que j’étais disposé à ce que l’ensemble de mes activités soit déterminé par mon pouvoir d’achat. Ainsi, une exploration intense de la micro-tonalité était rendue possible par les outils disponibles à bas prix (ou que j’avais la capacité de construire), mais une exploration sérieuse du son multicanal n’était pas à l’ordre du jour, parce que je ne pouvais me payer ni l’espace ni les haut-parleurs qu’on pouvait trouver pour cet usage. Pourtant, j’ai pu réaliser des projets utilisant à la fois des haut-parleurs peu orthodoxes et de la spatialisation sonore. Voici deux photos du Grand Ni, une installation à l’Experimental Foundation, Adelaïde (Australie).

 
Grand Ni 1

Warren Burt : Le Grand Ni, Experimental Art Foundation, Adelaïde, 1978, Aardvarks IV (la boîte argentée verticale).
Aardvarks VII (le panneau plat placé devant Aardvarks IV), transducteurs attachés à des panneaux publicitaires en métal utilisés comme haut-parleurs.
Photo : Warren Burt.

 
Grand Ni 2

Le Grand Ni, 1978 – vue sur les panneaux en métal utilisés comme haut-parleurs.
Photo : Warren Burt.

 

Voici un extrait du 5ème mouvement du Grand Ni. Ce mouvement est diffusé par des haut-parleurs normaux, pas par les haut-parleurs en sculpture métallique :

 

Warren Burt, « Le Grand Ni », extrait du 5ème mouvement.

 

Plus récemment, j’ai eu peu d’opportunité de réaliser des travaux impliquant des systèmes de son multicanaux, car je n’ai pas été en situation d’avoir accès à des espaces et du temps pour le faire, mais il y a peu, j’ai reçu une commission du MESS, le Melbourne Electronic Sound Studio, pour composer une pièce pour leur système de son à 8 canaux. Cela a eu lieu en septembre-octobre 2022 et le 8 octobre 2022 à la SubStation, à Newport dans l’Etat de Victoria, j’ai présenté la nouvelle œuvre pour 8 canaux en concert. (Merci beaucoup à MESS pour m’avoir donné l’opportunité de réaliser ce projet et pour l’assistance fournie).

Une autre raison pour disposer de son propre équipement a été – au moins en ce qui me concerne – la nature fragile des relations que j’ai pu avoir avec les institutions. Comme beaucoup d’entre nous, nous avons été mis dans la situation de consacrer plusieurs années à développer des équipements institutionnels, pour ensuite perdre notre emploi dans cette institution. Cette situation en Australie est de plus en plus grave. La plupart des personnes que je connais qui travaillent dans les institutions universitaires ne sont plus que des vacataires avec des contrats renouvelables à l’année. Même le statut « d’employé permanent », déjà fort éloigné des positions avec garantie d’emploi à vie, mais qui est au moins quelque chose, semble être de moins en moins offert. Quant aux Teaching Assistants [étudiants de troisième cycle servant d’assistants à un membre de la faculté] ce n’est plus la peine de les mentionner – ils n’existent plus. En 2012, dans le cadre de mon emploi, j’ai dû faire de la recherche concernant l’état de l’enseignement des technologies musicales en Australie. J’ai découvert qu’à l’échelle nationale, dans la période 1999-2012, 19 institutions avaient soit supprimé leur programme de technologies musicales ou en avaient sévèrement réduit leur budget. Cela ne s’est pas seulement produit dans les petites institutions, mais les grands établissements ont été aussi partout impactés. Par exemple, quatre des principaux chercheurs en informatique musicale travaillant en Australie, David Worrall, Greg Schiemer, Peter McIlwain, et Garth Paine ont tous été licenciés des institutions qu’ils avaient contribué à développer pendant de nombreuses années. Notons qu’il ne s’agit pas de personnes ayant quitté volontairement leur poste universitaire avec un remplacement par une autre personne dans la foulée, mais ce sont les postes aux-mêmes qui ont été supprimés. Étant donné cette situation, ma décision prise il y a plusieurs dizaines d’années de « posséder mon propre studio » est aujourd’hui plus sage que jamais.

Voici une photo qui donne un exemple des résultats de mon « adresse au citoyen » au début des années 1980. Les sons produits lors de la performance incluaient : 1) Cliquetis de crevettes ; 2) Sons électroniques (à hauteurs déterminées) en réponse aux crevettes ; 3) Sizzzz de sons sous-marins de bateaux à moteurs ; 4) Vagues ; 5) Un gong trempé dans de l’eau ; 6) Tortillements d’oscillateurs retraçant l’amplitude de la production sonore d’un hydrophone ; 7) « La Mer » de Debussy jouée sous l’eau et traitée par les vagues ; 8) Les sons produits par le public ; 9) Mes paroles s’adressant au public ; 10) Mouettes. Cette performance qui a duré toute la journée a eu lieu au Festival de St Kilda[27], évènement orienté vers la large participation du public, sur la jetée de St Kilda en 1983.

 
StKilda

Adresse aux « citoyens » : Warren Burt: Natural Rhythm 1983. Hydrophone, water gongs,
Serge, Driscoll et modules bricolés à la maison, Gentle Electric Pitch to Voltage, haut-parleurs Auratone.
St. Kilda Festival, St. Kilda Pier, Melbourne.
Photo : Trevor Dunn.

Au milieu des années 1980, j’ai changé : j’ai commencé à utiliser des ordinateurs commerciaux. J’avais démissionné de l’université à la fin de 1981, et en tant que musicien indépendant, j’avais besoin d’un ordinateur moins onéreux. Le AIM-65 single-board micro-ordinateur que j’ai utilisé de 1981 à 1985, s’est éventuellement avéré ne pas être assez puissant, ni assez fiable, pour ce dont j’avais besoin. Une série de machines basées sur PC-Dos a alors suivi. Pendant tout ce temps-là, j’ai continué à m’intéresser à composer et à utiliser des systèmes de synthèse de manière non conventionnelle. Je me suis beaucoup amusé pendant un certain temps sur US, développé par les Universités d’Iowa et d’Illinois. Wigout de Arun Chandra[28] – une reconstitution de « Sawdust » d’Herbert Brün[29] – s’est avéré également une précieuse ressource. J’ai observé avec enthousiasme mes amies et amis en Angleterre, motivées par la même « éthique de la pauvreté et de l’enthousiasme-pour-l’accessibilité » à laquelle j’adhérais, développer le Composers’ Desktop Project, même si je n’ai pas réellement utilisé le CDP système avant un certain temps. J’ai étudié des programmes plus anciens quand ils étaient disponibles, tels que le PR1 de Gottfried-Michael Koenig [30] qui s’est avéré fertile pour quelques pièces de la fin des années 1990. Et je me suis trouvé dans la situation de m’impliquer avec des développeurs de logiciel et j’ai commencé à faire des tests bêta pour les aider. John Dunn (1943-2018) d’Algorithmic Arts a été l’un de mes plus constants collègues de travail pendant à peu près 23 ans, et j’ai créé un certain nombre d’outils disponibles sur ses programmes SoftStep, ArtWork et Music Wonk.

 

5. 1985-2000 : Technologies plus accessibles<

William Burroughs raconte une anecdote très amusante dans une de ses histoires au sujet d’un voyageur malheureux qui est invité par la Green Nun[31] à « voir le merveilleux travail effectué avec mes patients dans le service psychiatrique ». En entrant dans l’institution son comportement change. « À tout moment, vous devez obtenir la permission pour quitter la pièce ». Etc. Et donc les années ont passé. En ayant conscience du temps qui passe, on arrive maintenant au présent et ce qu’on voit c’est une corne d’abondance de dispositifs pour faire de la musique, de programmes (etc.), tous disponibles à bas coûts, etc.

À un certain moment dans les années 1980, les ordinateurs sont devenus plus petits et ils ont été dotés d’une foison de boutons et de capacités en temps réel, et ont cessé d’être le domaine exclusif de quelques personnes ayant accès à des studios bien dotés pour devenir accessible à pratiquement toutes les personnes intéressées. À condition évidemment d’avoir les connaissances adéquates, le statut social, etc. Et dans cette idée d’un ordinateur avec une pléthore de boutons de contrôle, j’aime bien la conception de l’interface du GRM [Groupe de Recherche Musicale] Tools en France. « Tools » en France. En suivant les idées de Pierre Schaeffer, ce qui a primé dans la conception de ce logiciel, c’est le fait de pouvoir contrôler tous les paramètres de l’extérieur, d’avoir beaucoup de possibilités de passer en douceur d’un réglage à un autre, et d’éviter d’avoir à manipuler une grande quantité de nombres dans le feu de l’action.

À un certain moment, vers (peut-être) la fin des années 1990, le nombre d’oscillateurs mis à disposition n’était plus un problème. La question de l’accessibilité s’est concentrée dès lors sur les moyens de contrôler un grand nombre d’oscillateurs. Je me souviens qu’Andy Hunt à l’Université de York travaillait sur Midigrid, un système mis à la disposition des personnes handicapées pour contrôler les systèmes de musique électronique par rapport à leur mobilité réduite. Le développement de ce système s’est arrêté en 2003. Il se trouve que cette année, une entreprise anglaise, ADSR Systems, a mis sur le marché un produit appelé Midgrid. Au vu de leur vidéo YouTube, je ne pense pas que les deux logiciels ont quoi que ce soit en commun. Et ces deux dernières années, l’équipe du AUMI – Adaptive Use Musical Instruments [Instruments de musique à utilisation adaptée][32] ont fait des avancées considérables pour développer des systèmes de contrôle de la musique pour les tablettes et ordinateurs portables qui rendent l’accès aux contrôles encore plus facile.

De plus, au cours des années 1990, l’accès à la qualité de la diffusion sonore (l’économie de la haute-fidélité) a cessé d’être un problème. C’est-à-dire, la question du désir et du confort est devenue plus importante que les aspects économiques. Les prix des équipements se sont écroulés, pour moins cher, on peut avoir de plus en plus de puissance. De nouveaux paradigmes d’interaction ont fait leur apparition, tels que l’écran tactile et d’autres nouveaux dispositifs de performance, et à peu près tout ce qu’on peut espérer avoir est maintenant disponible à un prix relativement bas. En face de cette abondance, on peut être déconcerté, accablé ou enchanté et se plonger dans l’utilisation de tous ces nouveaux outils, jouets et paradigmes mis à disposition.

Voici quelques photos qui illustrent certains des changements qui ont eu lieu pendant la brève histoire de « l’informatique musicale » :

 
Hrpsch

John Cage, Lejaren Hiller et Illiac 2, University od Illinois, 1968, en train de travailler sur HPSCHD.

 
Android

Les coulisses d’un salon professionnel, Melbourne 2013.
Chacune des tablettes Android travaillant à la sortie de l’ordinateur portable est plus puissante qu’Illiac 2
et coûte infiniment moins cher.
Photo : Catherine Schieve.

 
Mafra

Dispositif informatique par Warren Burt pour « Experience of Marfa » de Catherine Schieve.
Concerts Astra, Melbourne, 1-2 juin 2013.
Deux ordinateurs portables et deux netbooks contrôlés par des unités de contrôles Korg.
Photo: Warren Burt.

 
Marfa2 - Grande

Une autre vue du dispositif informatique de « Experience of Marfa ».
Notez le gong et l’orchestre artisanal de Surti Box derrières les ordinateurs.
Photo : Warren Burt.

 
RandCorp

Cette photo est pour rire.
Il s’agit d’une photo de 1954 de la RAND Corporation montrant comment on pouvait imaginer
à quoi ressemblerait l’ordinateur domestique standard en 2004.

 

6. Période post-2000 : L’informalité des trains de banlieue et l’informatique en train sans lieu

Il y a une ressource néanmoins qui déjà coûtait cher à l’époque, et qui l’est encore plus aujourd’hui. Cette ressource, c’est le temps. Le temps d’apprendre les nouveaux outils/jouets, le temps pour composer des pièces avec les jouets, le temps pour écouter les travaux des autres personnes et que les autres puissent écouter nos œuvres. En Australie, les conditions de travail se sont détériorées et les dépenses ont augmenté, de sorte qu’il faut maintenant travailler plus longtemps pour disposer de moins de ressources. L’époque semble révolue, du moins pour le moment, où l’on pouvait travailler trois jours de la semaine pour gagner assez d’argent pour exister et pouvoir disposer de quelques jours pour travailler sur sa production artistique. Dans notre société complètement dominée par l’économie, le temps consacré à des activités non économiques devient un véritable luxe. Ou bien, comme Kyle Gann l’a exprimé avec éloquence dans son blog Arts.Journal.com Post Classic, blog du 24 août 2013 :

En bref, nous sommes tous, chacun d’entre nous, en train d’essayer de discerner quel genre de musique il est possible de produire de manière satisfaisante, signifiante et/ou utile socialement dans le contexte d’une oligarchie contrôlée par le monde de l’entreprise. Il y a une myriade de réponses possibles, chacune ayant ses avantages et ses inconvénients sans qu’il y ait pour le moment de preuves d’un côté comme de l’autre. Nous conservons notre idéalisme et faisons le mieux que nous pouvons.

Un autre facteur de l’érosion de notre temps disponible est l’expansion des médias de communication. Je ne sais pas ce qu’il en est pour vous, mais sauf si j’éteins mon portable et mon courrier électronique, il est très rare qu’il y ait une période de plus d’une demi-heure où quelque chose ne réclame pas mon attention urgente, que ce soit sous la forme d’un texte, d’un coup de téléphone, ou d’un courriel. Cet état d’interruption constante du temps de travail, qui ne cesse de diminuer, est la situation dans laquelle beaucoup d’entre nous se trouvent.

Ma propre solution a été d’investir dans l’achat d’un casque supprimant les bruits et d’ordinateurs portables petits mais assez puissants, et après 2016, dans des tablettes, telles que l’iPad Pro, pour pouvoir travailler dans les excellents trains de banlieue de l’État de Victoria. Quand on est entouré de 400 personnes, que le modem est éteint, et que le casque nous empêche d’entendre le téléphone portable, alors on peut disposer d’au moins une heure, à l’aller comme au retour, pour se consacrer de manière ininterrompue à la composition. Cependant, je me demande bien quel est l’effet sur ma musique lorsqu’elle est composée dans un environnement aussi confiné, étroit et hermétique. Je continue à composer de cette manière et j’ai écrit beaucoup de pièces dans cet environnement. Dans cette pièce, « A Bureaucrat Tells the Truth » [Un bureaucrate dit la vérité] tirée des « Cellular Etudes » (2012-13) je combine des échantillons sophistiqués avec des sons bruts à 8 bits reconstruits avec amour dans le softsynth Plogue, Chipsounds :

 

Warren Burt, « A Bureaucrat Tells the Truth »

 

J’ai envoyé cette pièce à David Dunn et voici ses observations :

Une des questions formelles qui m’est venue à l’esprit a été l’idée que les échantillons sonores pour le contrôle midi sont des objets trouvés (de la même manière que tout instrument musical est un objet trouvé) qui portent en eux des constructions culturelles particulières (la tradition). La plupart des compositeurs veulent habituellement qu’une pièce se situe dans une ces traditions (bourges vs. Stanford vs. cage vs. orchestre occidental vs. musiques du monde vs. musiques bruitistes vs. jazz vs. musique spectrale vs. rinky-dink lo-fi diy etc.). C’est le cas généralement de compositeurs qui essaient de limiter leurs choix de timbres de manière à définir un contexte d’association particulier (genre). Dans ces pièces on laisse les cultures divergentes se frotter le nez jusqu’à ce qu’elles saignent. Et c’est vrai. Je veux jouer sur les deux tableaux, ou peut-être sur tous les tableaux. Je ne vois rien de mal à être à la fois hi-tech et lo-tech, à être à la fois complexe et élitiste, ET prolétaire.[33]

Peut-être que ma méthode de composition dans le confinement et l’isolement du train me fait accumuler côte à côte de plus en plus de cultures, tout comme ces personnes dans ce train, issues de tant de cultures, qui se serrent les unes à côté des autres.

La question du temps est donc plus que jamais un problème. L’une des raisons en est l’accélération sur le marché de la mise à disposition de matériels, qui dépasse de beaucoup ma capacité à les interroger sérieusement. L’une de mes stratégies pour composer consiste à étudier un appareil ou un logiciel et de me demander, « Quels en sont les potentiels pour la composition ? » Pas tellement « pour quel usage a-t-il été conçu », mais plutôt « comment peut-il être subverti ? » Ou bien si cela paraît trop romantique, peut-être de se demander, « Qu’est-ce que je peux faire avec cet outil que je n’ai pas déjà fait ? » Et « Quelle est la Structure Profonde contenue dans cet outil ? » En me souvenant des premières années de la musique électroacoustique, quand des gens comme Cage, Grainger et Schaeffer ont utilisé des équipements clairement conçus pour d’autres usages que celui de produire de la musique, je me trouve dans une situation similaire aujourd’hui. Le meilleur magasin de nouvel équipement musical que j’ai trouvé à Melbourne est StoreDJ, qui propose une bonne sélection, des prix modiques et un personnel connaisseur. Alors que Cage et ses amis se procuraient leur équipent dans le monde de la science et de l’armée, je trouve maintenant que je peux me procurer certaines de mes ressources dans l’industrie de la dance-music. Dans une période très récente (2020-22) je me suis impliqué dans la communauté VCV-Rack. Il s’agit d’un groupe de programmeurs, sous la direction d’Andrew Belt (voir aussi Rack 2) qui a construit des modules virtuels qui peuvent être assemblés ensemble, comme les modules analogues étaient utilisés (ils le sont encore aujourd’hui) pour créer des systèmes de composition complexes. J’ai contribué au projet NYSTHI d’Antonio Tuzzi qui fait partie du projet VCV, avec certaines de mes conceptions de circuits. On peut avoir accès à 2500 modules, certains d’entre eux étant des copies de logiciels de modules physiques existants, et d’autres sont des créations originales et uniques qui ouvrent la voie à l’exploration de nouveaux potentiels compositionnels. La distinction évoquée ci-dessus, entre l’industrie de la dance-music et les ressources mises à la disposition du monde de la « musique contemporaine » ou de la « musique expérimentale » a maintenant largement disparue. Il y a tant de nouvelles ressources disponibles, provenant de toutes sortes de concepteurs, avec toutes sortes d’orientations esthétiques, qu’on est submergé par la diversité des choix à faire.

Il y a deux ans j’ai dit en plaisantant qu’il y avait beaucoup trop de post-doctorants japonais dans les écoles d’ingénieurs du son avec beaucoup trop de temps libre pour créer de nombreux plug-ins gratuits intéressants, si bien qu’ils ne me laissaient que peu de possibilités d’être capable de tous les suivre. Maintenant, bien sûr, la situation s’est empirée considérablement, est-ce une bonne chose ? La quantité de ressources disponibles gratuitement, ou à très bas prix, dans le projet VCV Rack ou dans l’écosystème de l’iPad, est telle que je pourrais y passer plusieurs de mes prochaines vies. Et aussi longtemps que je serais capable d’avoir une ouverture d’esprit et une attitude expérimentale, ce sera probablement le cas.

Voici des liens pour regarder deux vidéos, montrant des travaux réalisés il y a une dizaine d’années. La première, « Launching Piece » utilise 5 tablettes numériques[34]. À l’époque, je venais juste de commencer à travailler avec cette installation, et c’était très agréable de sortir de la situation d’être « derrière l’écran de l’ordinateur », et de pouvoir d’avantage s’engager physiquement pendant la performance. Je suis très attaché à ce que Harry Partch appelait la « nature spirituelle et corporelle de l’être humain »[35] fasse intégralement partie de la pratique musicale. La seconde, « Morning at Princess Pier » utilise un iPad dont le son est traité par un vénérable Alesis AirFX pour produire une série d’accords microtonaux ayant une fluidité de timbre. Et en guise de choc du futur (parlons-en !), quand j’ai acheté le AirFX en 2000, je me souviens de m’être moqué de leurs slogans publicitaires – « Le premier instrument de musique du 21e siècle ! » et « parce que maintenant, tout le reste est tellement 20e siècle ! ». Dans les deux pièces, les nouvelles ressources m’ont enfin permis de retrouver une implication plus physique dans ma prestation musicale..

 

Vidéo
Warren Burt “Launching Piece”

 

Vidéo
Warren Burt,
“Morning at Princes Pier”

 

7. Aujourd’hui, qu’en est-il de l’utopie des technologies musicales et des musiciens impertinents ?

J’ai un ami qui est aussi audiophile. Il a un merveilleux système de diffusion sonore avec lequel il passe beaucoup de temps d’écoute. Je lui ai proposé l’idée qu’être audiophile était une activité élitiste, à la fois par rapport au coût des équipements et du fait qu’il pouvait se permettre de prendre le temps d’écouter attentivement les choses. Je lui ai demandé s’il était capable de concevoir un système sonore audiophile que la classe ouvrière pourrait se payer – autrement dit, s’il pouvait concevoir un système sonore audiophile prolétarien. Sa réponse a été grandiose : « Pour qui ? Pour les gens qui dépensent 2000$ pour une télévision à écran plat ? » J’ai dû admettre qu’il avait raison. Les « classes populaires » peuvent dépenser beaucoup d’argent pour se procurer les équipements nécessaires aux divertissements qu’elles souhaitent. Et j’ai décidé que tout comme André Malraux quand il disait qu’il pensait que le marxisme était une volonté de ressentir, de se sentir prolétarien, être un audiophile était aussi une volonté de ressentir, une volonté de ressentir que cela valait la peine d’avoir accès à une haute qualité sonore et à la possibilité de mettre du temps de côté pour l’utilisation de cet équipement.

 
Doonesbury Malraux


– Pardon, mec, est-ce que je peux te poser une question ?
– Ben oui.
– Pourquoi vous, les ouvriers du bâtiment, êtes si ignorants ? Êtes-vous au courant des doctrines marxistes ?
– Oh ! ouais, un peu. Mais je pense qu’elles sont très anachroniques. Je préfère l’affirmation d’André Malraux selon laquelle le marxisme n’est pas une doctrine, mais une volonté, la volonté de ressentir le prolétariat. Passe-moi une autre brique.

 

C’est ainsi que nous avons atteint une sorte d’utopie technologique en matière de musique, et nous sommes entourés quotidiennement d’idées, de matériels qui impliquent des idées, et de matériels qui peuvent réaliser des idées – tout cela à des prix accessibles aux pauvres – ou tout au moins à un enseignant de la classe moyenne inférieure, même si sa situation économique va à reculons. C’est formidable. Ce qui n’est pas formidable, c’est que nous n’avons pas réalisé que dans le futur, il y aurait si peu de place pour nous qui travaillons dans le secteur des musiques expérimentales. Car ce qui n’a pas changé pour nous, depuis les années 1960, c’est la place que nous occupons – notre position par rapport au monde musical dans son ensemble. Comme l’a dit si éloquemment Ben Boretz[36] nous sommes à la « fine pointe d’un acte en voie de disparition »[37]. Nous sommes l’activité marginale d’un mastodonte économique. Et le mastodonte utilise nos découvertes, la plupart du temps sans les reconnaître.

Les mots que nous-mêmes utilisons ont continuellement été repris par différents styles. J’ai vu les termes de « new music », « musique expérimentale », « musique électronique », « musique minimaliste », et la liste est sans fin, utilisés par un genre pop ou par un autre au cours des dernières décennies sans qu’aucune reconnaissance concernant l’origine de ces termes ne soit exprimée. En fait, de nos jours, lorsque mes étudiants parlent de « musique contemporaine », ils ne font pas référence à nous. Ils pensent à la musique pop à laquelle ils s’intéressent actuellement. Nous, et nos travaux, avons été constamment « non définis » par l’industrie, la culture populaire et les médias.

« Soundbytes Magazine »[38] a été une petite publication web à laquelle j’ai contribué de 2008 à 2021 environ, avec des critiques de logiciels ou de livres. Le rédacteur en chef, Dave Baer, était impliqué dans l’informatique depuis les années 1960. Il a été technicien sur l’Illiac IV, puis il a rejoint le centre informatique de l’Université de Californie à San Diego. Il se souvient d’avoir été présent au concert à l’Université d’Illinois de HPSCHD de Cage et Hiller. C’est aussi un très bon vocaliste, qui a chanté dans les chœurs de productions d’opéra amateur. Nos démarches ne lui sont donc pas étrangères. En 2013, pour un numéro de Soundbytes, je lui ai proposé de réaliser une interview avec moi, puisque j’utilisais les ordinateurs d’une manière que je pensais être assez intéressante. Sa réponse m’a sidéré – il serait content de le faire, mais il faudrait probablement y inclure une introduction substantielle pour situer mon œuvre dans son contexte, puisque, ce que je faisais était si éloigné des intérêts grand public des concepteurs de l’informatique musicale ! En disant cela, il ne voulait pas dire, par exemple, que mon travail sur la micro-tonalité était très éloigné, disons, des démarches spectromorphologiques acousmatiques. Non, il voulait dire que mon travail, et toutes les autres choses que nous faisons, étaient très éloignés des compositeurs de dance-music amateurs travaillant dans leur chambre à coucher. C’est ainsi que, selon sa conception de la conscience populaire en 2013, même le terme qu’on utilisait pour nous décrire – « musicien informaticien » – ne s’appliquait plus à nous-même. Une fois de plus, la conscience populaire nous avait volé notre identité. C’est sans doute le prix à payer pour se situer aux confins des lisières sanglantes.

Bien évidemment, si l’on rend un outil accessible à « tout le monde », il est plus que probable qu’il va être utilisé pour faire quelque chose que les gens veulent faire, et pas nécessairement ce pour quoi on a envisagé l’utilisation de l’outil. Cela fait longtemps que ce phénomène existe. Je peux raconter une drôle d’histoire qui m’est arrivée à ce sujet. Au début des années 1970, à San Diego, je faisais partie d’un groupe appelé « Fatty Acid » qui jouait mal les pièces populaires de la musique classique. (Le groupe était dirigé par le violoncelliste et musicologue Ronald Al Robboy ; l’autre membre régulier du groupe était le compositeur, écrivain et interprète David Dunn). Il s’agissait d’un acte de comédie d’art conceptuel musicologique, avec de sérieuses connotations stravinskiennes néo classiques – ou peut-être de sérieuses prétentions spectromorphologiques stravinskiennes. Il faut imaginer quel impact fondamental Fatty Acid a eu sur mes démarches de compositeur et de performer. Par la suite, en 1980, j’ai découvert le Fairlight CMI. C’était le paradis. À partir de ce moment, j’étais capable de produire ma « musique incompétente » tout seul, sans avoir à retourner à San Diego de Melbourne pour jouer avec mes potes. Mon enthousiasme était total. Quand j’ai rencontré Peter Vogel et Kim Ryrie, les développeurs de Fairlight, je n’ai pas pu m’empêcher de leur jouer ma musique « de mauvais ensemble de blues amateur ». Ils n’ont pas été, c’est assez naturel, très impressionnés. Ce que je pensais être une utilisation naturelle et excitante de leur machine, était pour eux, bizarre, c’est tout. Je n’étais pas Stevie Wonder. Je me souviens d’Alvin Curran il y a bien longtemps, me disant que je devais faire attention à qui je faisais écouter certaines de mes productions les plus extravagantes. Pour mon plus grand malheur, ils ne faisaient pas partie de mon public cible idéal.

Ainsi, la pression exercée sur nous les gens bizarres, pour qu’on se conforme est toujours là, avec la même intensité. Il convient de remonter le temps et d’écouter ce que disait Mao Zedong en 1942, au Forum sur la littérature et l’art de Yenan. La langue est ici celle du marxisme doctrinaire, mais en substituant les termes, elle pourra paraître extrêmement contemporaine, bien qu’elle soit née à une autre époque et dans un monde idéologique très différent :

[Le premier problème est le suivant] : qui la littérature et l’art doivent-ils servir ? À vrai dire, ce problème a été depuis longtemps résolu par les marxistes, et en particulier par Lénine. Dès 1905, Lénine soulignait que notre art et notre littérature doivent « servir… les millions et les dizaines de millions de travailleurs » (…) Le problème : qui servir ? étant résolu, nous abordons maintenant le problème : comment servir ? Ou, comme le posent nos camarades, devons-nous consacrer nos efforts à élever le niveau de la littérature et de l’art ou bien à les populariser ? (…) Dans le passé, des camarades ont sous-estimé ou négligé dans une certaine mesure, et parfois dans une mesure importante, la popularisation de la littérature et de l’art. (…) Nous devons populariser seulement ce dont ont besoin les ouvriers, paysans et soldats et qu’ils sont prêts à accueillir.[39]

Si l’on substitue « public cible » à « ouvriers, paysans et soldats » et « produire quelque chose qu’on peut vendre » à « popularisation », il devient assez clair, peu importe que le système soit capitaliste ou communiste, qu’ils veulent tous que nous dansions à leur guise.

En 1970, Cornelius Cardew dans des perspectives marxistes-léninistes, nous a exhortés à « mettre nos pas du côté du peuple, et à produire de la musique qui serve à ses luttes »[40].

Aujourd’hui, la scène de la dance-music nous exhorte (à Melbourne) à mettre nos pas du côté du peuple et à produire de la musique qui serve ses luttes pour le groove.

Today, the film-music industry exhorts us to shuffle our feet over to the side of the industry and provide music which serves their narratives.

Aujourd’hui l’industrie de la musique de film nous exhorte à mettre nos pas du côté de l’industrie, et à produire de la musique qui serve à leurs narrations.

Eh bien, peut-être que nous n’avons pas envie de mettre nos pas dans ces engrenages. Peut-être que nous voulons rester ce que Kenneth Gaburo a appelé des « musiciens impertinents » [Irrelevant Musicians][41]. Peut-être que nous voulons être assez arrogants pour faire une musique qui exige ses propres offres et offre ses propres demandes. Je ne suis pas sûr d’être d’accord avec Gaburo lorsqu’il dit : « Si le monde entier va un jour se réveiller, il aura besoin de trouver quelque chose pour s’éveiller ». Je pense qu’un jour le monde entier fournira probablement les choses dont il a besoin pour son propre éveil. Mais je comprends où Gaburo veut en venir. Car en opposition à toute pensée orientée vers le marché, certains parmi nous considèrent la musique comme un cadeau, et non pas comme un prix de vente. Pendant les dernières années, Bandcamp a semblé être un lieu où les gens pouvaient créer une communauté qui s’intéressait en premier lieu à la musique comme moyens d’échange esthétique ou informationnel, et seulement accessoirement comme un produit du marché.

 

8. Conclusion

Ainsi, depuis longtemps nous étions dans l’opposition et nous le sommes toujours aujourd’hui. J’ai lu quelque part il y a peu une assertion qui m’a consterné. C’était quelque chose comme : « Toute position esthétique profondément ancrée n’est devenue aujourd’hui qu’un élément prédéfini de plus dans l’arsenal de possibilités utilisé pour la composition ». Quand dans le passé j’avais énoncé une réflexion un peu ironique sur le fait que, par exemple, la FM et l’algorithme Karplus-Strong, des choses auxquelles des forcenés du travail avaient consacré une partie substantielle de leur vie, étaient maintenant devenues juste des options de timbre dans le cadre du softsynth, ou bien des options dans un module de logiciel de synthèse, je m’attendais en quelque sorte à ce que les nouvelles idées technologiques soient absorbées dans le contexte plus large des techniques contemporaines. Mais cette remarque impliquait que les idées compositionnelles n’étaient que des ressources recyclables parmi d’autres, du grain à moudre pour la grande fabrique de saucisses post-moderne (ou de l’alter-moderne pour citer les critiques britanniques). C’est peut-être un peu vrai, mais c’est tout de même dérangeant.

Est-on alors réellement arrivé à une situation de démocratisation de nos outils par le biais de leur omniprésence ? Ou bien est-on en présence d’une quantité limitée de ressources, celles offertes par « l’industrie » qui ne vont pas faire dérailler le système 4/4 ? Je pense que la réponse est les deux à la fois. Les ressources sont là pour que les gens les utilisent. C’est à nous de continuer à rappeler aux gens quelles autres utilisations potentielles il y a à explorer et comment la nouvelle utopie technologique peut leur procurer les moyens d’exploration et même de transformation de soi. Pour réaliser cela, il faut probablement se battre (toi et moi, mon frère!) contre les médias qui veulent désavouer nos existences qui les dérangent. Mais cette lutte en vaut la peine, si l’on est capable de constituer l’un des nombreux groupes de personnes qui vont maintenir en vie les modes de pensée alternatives et transformationnelles, accessibles à ceux et celles qui ont la curiosité et le désir d’explorer.

Que nous reste-t-il ? Ce qui nous reste, c’est le travail. Le travail qui élargit notre conscience ; le travail qui offre les opportunités de changement de perception ; le travail qui tente de provoquer des changements dans la société ou qui met à disposition un modèle du type de société dans laquelle on veut vivre ; le travail qui réaffirme notre identité comme faisant partie de notre société de manière unique et utile. Le travail qu’on a besoin de retrouver de manière ininterrompue. Comme l’ont dit les Teen Age Mutant Ninja Turtles, ou était-ce Maxwell Smart ou bien Arnold Schoenberg ? – « C’est un sale boulot, mais quelqu’un doit le faire ».

 
 

Warren Burt, Nightshade Etudes 2012-2013 #19 – [Steinway à sourdine tomate]

Gamme micro-tonale basée sur l’œuvre d’Ery Wilson, « Moment of Symmetry »
Timbre – piano en sourdine de la synthé Pianoteq Physical Modeling
Modèles de protéines d’ADN de la banque de données génétiques du NIH
Logiciel de composition ADN – ArtWork par Algorithmic Arts
Studio de composition : trains de banlieue régionaux de la ligne V/Line, Victoria
Les motifs de protéine de l’ADN de tomates sont appliqués aux hauteurs, intensités, rythmes
et sont joués comme canon polyrythmique sur un Steinway virtuel en sourdine.

 


1.Merci à Guillaume Dussably et Gilles Laval pour leur relecture de la traduction française.

2. Cat Hope, compositrice, flûtiste et bassiste, crée des musiques conceptuelles, sous formes de partitions graphiques animées pour des combinaisons acoustiques et électroniques et pour des improvisations. Voir Cat Hope

3. Susan Frykberg (1954-2023) est une compositrice (Nouvelle Zélande) qui a vécu au Canada de 1979 à 1998. Voir wikipedia, Susan Frykberg

4. Joel Chadabe (1938-2021), compositeur (Etats-Unis), auteur et pionnier du développement des systèmes interactifs électroacoustiques. Voir wikipedia, Joel Chadabe

5. Le Center for Music Experiment était de 1972 à 1983 le centre de recherche attaché au département de musique de l’Université de Californie San Diego.

6. Un PDP-11, voir wikipedia PDP-11.

7. Ed Kobrin, un pionnier de la musique électronique (Etats-Unis). Il avait créé un système hybride très sophistiqué : Hybrid I-V. openlibrary Ed Kobrin.

8. Les synthétiseurs Serge ont été créés par Serge Tcherepnine, un compositeur et fabricant d’instruments de musique électronique : wikipedia Serge Tcherepnine. Voir aussi : radiofrance: Archéologie du synthétiseur Serge Modular

9. Célèbre plage nudiste à proximité de UCSD. Voir wikipedia

10. Kenneth Gaburo (1926-1993), compositeur (Etats-Unis). A l’époque mentionnée dans cet article, il était professeur au département de musique à UCSD. Voir wikipedia Kenneth Gaburo

11. Catherine Schieve est une artiste intermédia, compositrice et autrice. Elle vit près d’Ararat, dans le centre de l’État de Victoria (Australie). Voir astramusic.org; et rainerlinz.net

12. Il s’agit du New England Digital Synthesizer – une première version de ce qui deviendra le Synclavier, et le Quasar M-8 – qui deviendra le Fairlight CMI

13. Georgina Born, Rationalizing Culture, IRCAM, Boulez and the Institutionalization of the Musical Avant-Garde, Berkley – Los Angeles – London : University of California Press, 1995.

14. George Lewis, compositeur, performer, et chercheur en musique expérimentale, professeur à l’Université Columbia, New York. wikipedia George Lewis

15. Graham Hair, compositeur et chercheur (Australie). Voir wikipedia Graham Hair

16. Stanley Lunetta (1937-2016), percussionniste, compositeur, et sculpteur (Californie).

17. Ron Nagorcka, compositeur, il joue du didgeridoo and des claviers (Australie). Voir wikipedia Ron Nagorcka

18. Ernie Althoff, musicien, compositeur, constructeur d’instruments et artiste plasticien (Australie). Voir wikipedia Ernie Althoff

19. Graeme Davis, musicien, et performance artiste. daao.org.au Graeme Davis

20. Alvin Lucier (1931-2021), compositeur (Etats-Unis). Voir wikipedia Alvin Lucier et pour I am sitting in a room: youtube

21. Joel Chadabe avait commencé à travailler avec le New England Digital Synthesizer, et avec Roger Meyers, il avait développé un logiciel appelé Play2D pour le contrôler.

22. Tristam Cary ‘1925-2008), compositeur, pionnier de la musique électronique et musique concrète en Angleterre, puis en Australie. Voir wikipedia Tristam Cary

23. George Lewis à New York m’avait montré ses travaux avec le AIM-65de Rockwell et il m’avait parlé du langage FORTH. Un peu plus tard Serge Tcherepnin m’a donné la puce qui faisait tourner FORTH. Cela m’a amené à me lancer sérieusement, peut-être la première fois, dans la programmation informatique .

24. Mon ordinateur était un Rockwell AIM-65 qui comportait trois horloges, toutes décomptées à partir d’une source commune. On pouvait entrer des nombres dans chaque horloge et cela produisait des sous-harmoniques (diviseurs) de l’horloge principale qui fonctionnait à approximativement 1 MHZ. Ce système pouvait être facilement mis en interface avec mon synthétiseur Serge./p>

25. Les trois horloges/oscillateurs du AIM étaient alors traités par les circuits analogiques du Serge.

26. Harry Partch (1901-1974), compositeur et constructeur d’instruments (Etats-Unis). Voir wikipedia Harry Partch

27. St Kilda est un quartier de Melbourne (Australie).

28. Arun Chandra, compositeur et chef d’orchestre. Voir evergreen.edu Arun Chandra

29. Herbert Brün: wikipedia Herbert Brün.

30. Gottfried Michael Koenig (1926-2021), compositeur germano-néerlandais. Voir wikipedia Gottfried Michael Koenig

31. William Burroughs, The Green Nun : youtube The Green Nun

32. Le système AUMI est conçu pour être utilisé par n’importe qui à n’importe quel niveau de compétence – en fonction de la manière de programmer ce système, l’utilisateur peut le jouer à n’importe quel niveau de sa capacité physique. Voir AUMI

33. David Dunn, courriel à Warren Burt, à la fin de 2014.

34. Deux tablettes basées sur Android, deux basées sur iOS, et une tablette Windows 8 en mode Bureau.

35. Harry Partch: “The Spiritual Corporeal nature of man” tiré de “Harry Partch in Prologue” sur le disque bonus de la “Delusion of the Fury”, Columbia Masterworks – M2 30576 · 3 x Vinyl, LP. Box Set · US · 1971.

36. Ben Boretz, compositeur et théoricien de la musique (Etats-Unis). Voir paalabres.org Ben Boretz

37. Ben Boretz, If I am a Musical Thinker, Station Hill Press, 2010.

38. Soundbytes Magazine et Dave Baer (rédacteur en chef) : Depuis que cet article a été écrit et révisé, toutes les références au magazine Soundbytes ont disparu du web. J’espère publier une compilation des critiques que j’ai écrites pour ce magazine sur mon site www.warrenburt.com à la fin de l’année 2024.

39. Mao Zedong : Interventions sur l’art et la littérature. Mai 1942. materialisme-dialectique

40. Cornelius Cardew, Stockhausen Serves Imperialism, Londres: Latimer New Dimension, 1974.

41. Kenneth Gaburo, The Beauty of Irrelevant Music, La Jolla: Lingua Press, 1974; Frog Peak Music, 1995.

 

Ecole Jules Ferry

Access to the English translation: Projet à l’école Jules Ferry

 


 

Projet avec les élèves de l’école primaire Jules Ferry de Villeurbanne
2018-20

Philippe Genet, Pascal Pariaud et Gérald Venturi

 

Ce projet fait partie d’un dispositif de l’Institut français de l’éducation. L’école Jules Ferry de Villeurbanne est un lieu d’éducation associé (LéA). Il s’agit d’un partenariat entre un laboratoire de recherche et des établissements scolaires. Le projet développé depuis trois ans par Philippe Genet, Pascal Pariaud et Gérald Venturi se déroule en collaboration avec le sociologue Jean-Paul Filiod et les enseignants et enseignantes des classes de l’école Jules Ferry.

Les quatre membres de l’équipe de recherche travaillent sur des repérages d’apprentissage de nature musicale (vocabulaire, culture…) et psychosociale (estime de soi, coopération…). Il s’agit d’ateliers d’écoute musicale et de manipulation sonore.

Voici deux exemples d’enregistrements des productions réalisées par les élèves :

 

1. Projets 2019-20.

 

2. Projet juin 2019.

Christopher Williams – Français

Access to the English original text: Encounter with Christopher Williams

 


 

Rencontre entre Christopher Williams et
Jean-Charles François

Berlin, juillet 2018

 

Sommaire :

1. KONTRAKLANG, Berlin
2. Participation du public
3. La question de l’immigration
4. Médiation
5. Recherche artistique – Une tension entre théorie et pratique


1. KONTRAKLANG, Berlin

Christopher W.:

Je voudrais commencer par aborder mon activité de curator, de responsable de la programmation d’un lieu de concerts, parce que je pense que cela concerne le sujet de cette édition PaaLabRes. À Berlin, je co-organise une série de concerts mensuels qui s’appelle KONTRAKLANG (https://kontraklang.de). Il faut prendre en considération que dans un lieu comme Berlin où il y a une grande concentration de personnes qui font de la musique contemporaine, plus que partout ailleurs dans le monde, et à un niveau très élevé, les gens ont tendance à se spécialiser et ne se considèrent pas eux-mêmes comme faisant partie d’un écosystème plus large. C’est ainsi que, par exemple, les personnes qui font partie de la scène de l’art et du design sonore peuvent aller dans les galeries ou ont à faire avec la radio, mais elles ne vont pas nécessairement passer beaucoup de temps à aller à des concerts et à fréquenter le milieu des compositeurs et des musiciens. Et puis il y a comme on le sait des compositeurs-compositeurs qui ne vont qu’aux concerts de leur propre musique ou à des festivals. Ils sont à la recherche de commissions et parfois ils vont écouter ce que font leurs amis. Et puis encore il y a les improvisateurs qui se retrouvent dans certains clubs et qui ne vont jamais dans les festivals de musique contemporaine de type conventionnel. Bien sûr, tout le monde n’est pas comme cela, mais c’est une tendance qui semble se confirmer : les êtres humains aiment se séparer en tribus.

Jean-Charles F.:

Il n’y a rien de mal à cela ?

CW :

Eh bien, je pense qu’il y a beaucoup de mal à cela si cela devient la superstructure.

JCF :

Oui. Et dans le monde de l’improvisation, il y a aussi des sous-catégories.

CW :

Oui, même si le gâteau est petit, les gens éprouvent le besoin de le couper en tous petits morceaux. Je ne vais pas m’attarder sur cette condition permanente de l’humanité, sauf de constater qu’elle existe. Et c’est à cela que nous avons voulu nous confronter lorsque nous avons créé la série de concerts KONTRAKLANG il y a maintenant quatre ans. Nous avons voulu faire dérailler cette tendance et encourager plus d’intersections entre les différentes mini-scènes. En particulier, on gravite autour des formes d’échanges ou d’œuvres ayant des identités multiples. Quelquefois, souvent en réalité, nous organisons des concerts en deux parties, avec un entracte au milieu, avec deux présentations très différentes en termes d’esthétiques, de générations, etc. Mais elles peuvent être reliées par des types de questions ou de méthodes similaires. Par exemple, il y a à peu près deux ans, nous avons organisé un concert autour des collectifs. Deux collectifs ont été invités : d’une part, Stock11 (http://stock11.de), un groupe de compositeurs-interprètes, la plupart allemands, très ancrés dans un style de musique typique de la scène de la « musique contemporaine » [Neue Musik] ; ils ont présenté leur propre musique et ont joué des œuvres écrites par les différents membres du groupe. D’autre part, nous avons présenté un autre collectif plus expérimental, Umlaut (http://umlautrecords.com/), dont les membres ne jouent pas ensemble de façon régulière. Ils ne sont pas liés par des parcours musicaux communs. Ils ont un label d’enregistrements et un festival, ils forment un réseau de gens qui aiment être ensemble. Ils n’avaient jamais encore joué un concert ensemble en tant que « Umlaut » ; et alors nous leur avons demandé de présenter un concert ensemble. Je pense qu’ils étaient cinq ou six et ils ont réalisé une pièce ensemble pour la première fois. Ainsi, le même thème s’appliquait aux deux parties du concert, mais chaque partie se déroulait dans des conditions très différentes, avec des esthétiques très différentes, des philosophies très différentes dans la façon d’aborder le travail d’ensemble. C’est le genre de choses que l’on recherche avec plaisir. Il n’y a pas toujours un thème adéquat pour regrouper la diversité des éléments, mais il y a généralement un fil conducteur qui les relie et qui fait ressortir les différences d’une manière (on l’espère) provocatrice. Pour nous, cela a été très fructueux, parce que cela a créé des occasions de collaborations qui sans cela n’auraient normalement pas existé, et je pense aussi que cela a contribué à amener un public plus large que si nous nous étions limités à ne présenter que de la musique contemporaine, ou que de la musique improvisée, ou d’autres choses encore plus évidentes. Nous avons aussi invité des artistes sonores : nous avons présenté des performances-installations et des projets avec des artistes sonores qui écrivent pour des instruments. Les concerts ne sont pas nécessairement des formats adéquats pour les gens qui font de l’art sonore, parce qu’en général, ils travaillent dans d’autres types d’espaces ou de formats : la performance ne fait pas nécessairement partie des arts sonores. En fait, surtout en Allemagne, la façon d’envisager la performance est un des murs qui a été construit historiquement entre les arts sonores et la musique. Ce n’est pas ce qui se passe nécessairement dans d’autres endroits.

JCF :

Est-ce parce que les artistes sonores sont plus connectés au monde des arts plastiques ?

CW :

Exactement. Leur superstructure est le monde des arts, qui est en général opposé à celui de la musique.

JCF :

Est-ce aussi le cas pour les artistes sonores qui utilisent beaucoup les moyens électroniques et numériques ?

CW :

Parfois. Mais, parce que je suis américain, je pense que ma façon d’envisager les artistes sonores est plus œcuménique. Je ne sais pas où situer beaucoup des gens qui se décrivent comme artistes sonores, mais qui font aussi de la musique ou vice versa. Cela n’a pour moi peu d’importance, mais je le mentionne ici pour illustrer notre goût pour les zones grises dans KONTRAKLANG.

 

2. La Participation du public

JCF :

Il me semble que pour beaucoup d’artistes qui s’intéressent à la matière sonore, il y a une nécessité d’éviter l’univers ultra spécialisé des musiciens, garantie d’excellence mais source de grandes limitations. Mais il y a aussi la question du public. Très souvent il est composé des artistes, des musiciens eux-mêmes et de leur entourage. J’ai l’impression qu’il y a aujourd’hui une grande demande de participation active de la part du public, pas seulement d’être dans des situations d’avoir à écouter ou à contempler quelque chose. Est-ce le cas ?

CW :

L’écoute et la contemplation ne sont-elles pas actives ? Même dans le cas des concerts les plus formels, le public est physiquement actif avec la musique, je ne crois pas vraiment au concept de participation en tant que catégorie séparée d’activité. Tout ce que je fais en tant que musicien est de nature assez collaborative. Je ne fais presque jamais quelque chose par moi-même, que ce soit des pièces écrites pour d’autres personnes ou pour moi-même, ou d’improvisations ou même quand il s’agit de quelque chose où je suis ostensiblement « seul ». C’est toujours clairement dans des perspectives d’un partage avec d’autres. Et j’inclus dans cela bien sûr aussi la notion d’écoute, même si les personnes qui écoutent ne votent pas quelle pièce je dois jouer ensuite, ou même si elles ne participent pas à la production de mes sons avec des smartphones ou par d’autres moyens. L’imagination est par essence interactive et pour moi cela suffit amplement. Je ne passe pas vraiment beaucoup de temps sur la participation sociale explicite qu’on trouve dans une forme exagérée dans la musique pop ou dans la publicité, ou même dans les contextes organisés aujourd’hui dans les musées. Je suis très sceptique en fait. Est que tu connais un architecte et penseur qui s’appelle Markus Miessen ?

JCF :

Non.

CW :

Il a écrit un livre, The Nightmare of Participation[1] [Le cauchemar de la participation], dans lequel il démonte toute l’idée et critique les attitudes cyniques qui se cachent derrière. Il faut « laisser le peuple décider par lui-même ».

JCF :

Pourtant la participation active du public me paraît être ce qui constitue la nature même de l’architecture, dans l’adaptation active et des usagers aux espaces et aux parcours, voire à leurs modifications effectives. Mais bien sûr le processus est le suivant : les architectes construisent quelque chose à partir d’un fantasme de ce que sont les usagers, puis les usagers après coup transforment les lieux et les parcours planifiés.

CW :

Eh bien, l’architecture offre certainement un contexte intéressant pour réfléchir à la participation, car celle-ci peut être présente de multiples façons.

JCF :

Habituellement, les usagers n’ont pas d’autre choix que de participer.

CW :

Il faut qu’ils vivent là. Est-ce que tu connais l’œuvre de Lawrence Halprin ?

JCF :

Oui, tout à fait. Les « RSVP Cycles » [2].

CW :

Comme tu le sais, j’ai écrit un chapitre entier dans ma thèse de doctorat à ce sujet, et pendant les deux dernières années je me suis plongé dans ses travaux. J’ai aussi participé à une classe de danse de Anna Halprin, sa femme, qui a été tout autant responsable de cette histoire. Elle a quatre-vingt-dix-huit ans maintenant et elle continue à enseigner deux fois par semaine, sur les mêmes bases du chantier qu’elle a pratiqué depuis les années 1950, c’est incroyable. Anna continue à beaucoup parler des « RSVP Cycles ». Elle a une conception beaucoup plus simple et plus ouverte qu’avait son mari, l’architecte Lawrence Halprin au sujet des « RSVP cycles » : il avait une idée plus systématique sur comment cela pouvait fonctionner et comment on pouvait utiliser ce concept. C’est un cas très intéressant si l’on compare le sens utopique de participation (de la population) dans ses écrits avec comment il a pu réaliser en réalité ses propres projets. Dans son ouvrage City Choreographer Lawrence Halprin in Urban Renewal America[3], Alison Bick Hirsh considère avec sympathie l’œuvre de Halprin. Mais elle critique aussi la tension entre d’une part ses sensibilités modernistes, son besoin de contrôler les choses et d’avoir une reconnaissance de ses droits et d’autre part, son désir sincère de maximiser le potentiel de la participation du public à différents niveaux.

Le projet que j’utilise dans ma thèse pour comprendre les principes du RSVP est le Sea Ranch, une communauté écologique du nord de la Californie. Si tu le voyais, tu le reconnaîtrais immédiatement car ce style d’architecture a été largement copié : un revêtement en bois brut avec des toits très pentus et de grandes fenêtres – très emblématique. Il a développé ce type d’architecture pour ce lieu particulier : les toits inclinés détournent le vent venant de l’océan et créent une sorte de sanctuaire sur le côté de la maison qui ne fait pas face à la côte. Le revêtement en bois est une caractéristique historique de l’architecture régionale, les granges qui y ont été construites par les trappeurs russes avant que la terre ne soit développée. Avec ses nombreux collaborateurs, il a également établi des principes écologiques pour être adoptés par la collectivité : il y avait des règles concernant le type de végétation à utiliser sur les terrains privés, qu’aucune maison ne devait bloquer la vue sur la mer pour une autre maison, que la communauté devait être construite en groupes plutôt qu’en style de banlieue cossue, ce genre de choses. Et très vite, cette communauté est devenue si recherchée, en raison de sa beauté et de sa solitude, que les promoteurs immobiliers ont en gros fait fi des principes écologiques énoncés.

Finalement, ils se sont débarrassés de Lawrence Halprin et ont élargi la communauté d’une manière qui contredisait totalement sa vision initiale. Ce projet était basé sur le cycle RSVP, c’est-à-dire sur un modèle de processus créatif qui donnait la priorité à une représentation transparente des interactions entre les ressources (R), la partition (S pour score), les valeurs à mettre en action (V) et la performance ou réalisation effective (P). Mais le pouvoir de la finance, planant sur l’ensemble du processus, qui a en quelque sorte rendu tout le reste impuissant à un certain moment, n’est pas représenté dans son modèle. Cette dynamique de pouvoir asymétrique a apparemment été un problème dans beaucoup de ses projets. Ce n’était pas toujours une question d’argent, mais parfois c’est sa propre vision qui posait problème, car n’étant pas représentée de manière critique dans le processus de création.

JCF :

C’est la nature de tout projet, il se développe dans le temps, et soudainement il devient quelque chose d’autre, ou bien il disparaît.

CW :

Certains de ses projets d’urbanisme étaient ainsi assez extrêmes : une année de travail avec la communauté, à partir de ce qui avait été déjà construit ; rencontre avec les gens, mise en place de groupes de travail locaux avec des représentants de la communauté, organisation d’événements et d’enquêtes, réunions, et ainsi de suite dans la durée. Et puis, en fin de compte, ce qui s’est passé, c’est qu’il a façonné le projet de sorte qu’il parvienne aux conclusions qu’il voulait atteindre dès le début. Et je peux comprendre, d’une certaine manière, que cela ne puisse pas en être autrement, parce que si vous laissez au peuple le soin de décider de questions complexes, il va être difficile de parvenir à des conclusions. Ce n’est pas à cause de l’éducation qu’il a reçu et de ses idéaux esthétiques forts qui trouvent leur origine profonde dans le Bauhaus qu’il a fait cela. Il a étudié à la Harvard Graduate School of Design avec Walter Gropius. Il faut en conséquence savoir qu’il ne pouvait pas, à un certain niveau, éviter d’être influencé par ses impulsions modernistes. Je sais par expérience que les structures du pouvoir d’auteur disparaissent rarement dans ce genre de projets participatifs, et il est sage de l’accepter et de l’utiliser à l’avantage de la collectivité.

Dans le même chapitre de ma thèse, je parle d’une série de pièces de Richard Barrett. C’est une personnalité intéressante, un compositeur-compositeur illustre, qui a souvent utilisé une notation très complexe, mais il aussi été un improvisateur libre tout au long de sa carrière en utilisant surtout l’électronique. Il a un duo important avec Paul Overmayer qui s’appelle furt. Il y a à peu près quinze ans, Richard Barrett a commencé à travailler dans ses projets en reliant dans le même mouvement la notation et l’improvisation, ce qui alors était pour lui tout à fait nouveau dans son travail – avant cela, c’était plutôt l’utilisation de l’une ou de l’autre. Il a écrit une série de pièces intitulées fOKT, pour un octuor d’improvisateurs et de compositeurs-interprètes. Dans cette série de pièces, je trouve intéressant que son rôle dans le projet est dans une très grande mesure celui de leader, de compositeur, mais en faisant appel aux mondes sonores des interprètes, et en offrant sa composition comme une extension de sa pratique de performance sonore. Il a créé une situation dans laquelle il pouvait se fondre comme un des musiciens parmi d’autres. Il ne s’agissait pas de maintenir une structure de pouvoir comme avait pu le faire Lawrence Halpirn dans ses travaux. Je pense que c’est un formidable modèle pour montrer comment des compositeurs s’intéressant à l’improvisation peuvent travailler. C’est une alternative à des solutions plus faciles, comme lorsqu’un compositeur qui n’est pas lui-même un improvisateur donne aux improvisateurs une ligne de temps et leur dit : « faites ceci pendant quelque temps et puis faites cela ». Il y a d’autres moyens plus profonds pour s’engager dans l’improvisation en tant que compositeur si l’on n’adopte pas cette perspective qui consiste à être quelqu’un ne regardant la performance que d’un hélicoptère.

JCF :

Dans les années 1960, j’ai vécu beaucoup de situations telles que celle que tu décris, un compositeur incluant dans ses partitions des moments d’improvisation. De nombreuses versions expérimentales se déclinaient déjà sous la forme de partitions graphiques, d’improvisation dirigée (une partie s’appelle aujourd’hui « sound painting »), sans oublier les processus des formes aléatoires et de l’indétermination. À l’époque, cela a produit chez les interprètes énormément de frustration, ce qui a mené à la nécessité pour les instrumentistes et vocalistes de créer des situations d’improvisation « libre » qui se passaient de l’autorité d’une seule et unique personne portant la responsabilité de la création. Certes, aujourd’hui la situation des rapports entre composition et improvisation a beaucoup changé. Par ailleurs, les conditions de la création collective concernant la production immédiate de la matière sonore sont loin d’être clairement définies en termes de contenus et de relations sociales. Pour ma part, j’ai développé pendant les 15 dernières années, la notion de protocoles d’improvisation qui me paraissent nécessaires à des situations où des musiciens de traditions différentes doivent se rencontrer pour co-construire une matière sonore, à des situations de rencontre entre des musiciens et d’autres artistes (danseurs, acteurs, plasticiens, etc.) pour trouver des territoires communs, ou bien à des situations où il s’agit de personnes abordant l’improvisation pour la première fois. Pourtant je reste attaché à deux idées : a) l’improvisation tient sa légitimité dans la création collective de type de démocratie directe et horizontale ; b) les supports du monde « visuel » ne doivent pas être éliminés, mais l’improvisation doit chercher du côté de l’oralité et de l’écoute à favoriser d’autres supports.

 

3. La question de l’immigration

JCF :

Pour changer de sujet, et revenir à Berlin : tu sembles décrire un monde qui reste encore profondément attaché aux notions d’avant-garde et d’innovation dans des perspectives qui me paraissent être encore liées à la période moderniste – bien sûr je fais complètement partie de ce monde. Mais qu’en est-il par exemple du problème de l’immigration ? Même si en ce moment ce problème est particulièrement brûlant, je pense qu’il n’est pas nouveau. Les populations qui ne correspondent pas à l’idéal de l’art occidental viennent-ils aux concerts que tu organises ?

CW :

En fait, nous avons dans notre série de concerts plusieurs connexions avec des organisations qui aident les réfugiés, et nous les avons invités à nos événements. Il faut savoir que, sans doute, pour beaucoup de réfugiés – en plus du fait qu’ils sont dans un nouvel espace et qu’il leur faut ici recommencer à zéro sans beaucoup de famille ou d’amis (si toutefois ils en ont) –ils n’ont pas le droit de travailler. Certains d’entre eux s’inscrivent dans des cours d’allemand, recherchent des stages ou des choses comme cela, mais la plupart ne font que « traîner » en attendant de retourner dans leur pays et c’est bien sûr une recette pour aller au désastre. Alors il y a des organisations qui leur trouvent les moyens de s’impliquer ici dans la société. Nous les avons invités à KONTRAKLANG, C’est une invitation permanente à tous nos événements, ils peuvent y entrer gratuitement, les boissons sont offertes. De manière occasionnelle, nous avons eu des groupes de vingt à vingt-cinq personnes présentes faisant partie de ces organisations, et certains de ces concerts ont été parmi les meilleurs de la saison, car ils ont pu apporter une atmosphère complètement différente dans le public. Il faut savoir que ce sont des jeunes qui ont disons entre dix-huit ans ou moins et jusqu’à vingt-cinq ans – j’ai l’impression que très peu d’entre eux ont déjà assisté à des concerts formels, encore moins pour entendre de la musique contemporaine. Tout le rituel d’aller à la salle de concert, porter son attention sur ce qui est joué, éteindre son portable, semble ne pas faire partie de leur univers. Parfois, ils se parlent entre eux pendant les concerts, ils se lèvent pour aller au bar ou aux toilettes pendant que les pièces sont jouées. Cela dérange au premier abord, mais ils n’ont pas de tabous concernant les réactions qu’on peut avoir à la musique. Je me rappelle les applaudissements à la fin de certaines pièces, c’était tout à fait stupéfiant – ils se sont levés et se sont mis à huer et à crier, comme aucun membre de notre public habituel ne le ferait jamais. Et ils se mettent à rire et font des commentaires entre eux lorsque quelque chose d’étrange se passe. Évidemment c’est tout à fait réjouissant, et malgré tout un peu choquant pour un public habitué aux concerts de musique contemporaine. Malheureusement ils ne viennent plus aussi souvent ; nous avons peut-être besoin de les recontacter et d’en recruter d’autres, parce que cela a été une expérience très positive. Pourtant certains d’entre eux sont aussi revenus, ce n’était pas comme s’ils étaient venus une seule fois en se disant en sortant « merde alors, plus jamais cela ! ». Pourtant, certains sont revenus. Certains ont continué à venir et ont posé des questions sur ce que nous faisons, c’est très encourageant. Mais évidemment il s’agit d’une exception à la règle.

JCF :

Est-ce qu’ils viennent eux-mêmes avec leurs propres pratiques ?

CW :

Eh bien, je ne sais pas combien se sont engagés dans la voie d’être des musiciens à plein temps ou des musiciens professionnels, mais j’ai l’impression que beaucoup chantent ou jouent d’un instrument. Honnêtement, c’est une zone un peu aveugle.

JCF :

D’une façon plus générale, Berlin est un lieu qui est particulièrement connu pour son multiculturalisme. Il n’y a pas que les réfugiés récents.

CW :

Il est vrai qu’il y a dans cette ville des centaines de nationalités et de langages, et différentes communautés. Est-ce que tu te demandes pourquoi nos concerts sont tellement l’affaire des blancs ?

 

4. Médiation

JCF :

Il s’agit des relations entre le groupe des « modernistes » – qui est constitué en grande majorité par des blancs – avec le reste de la société. Cela a à voir avec l’impression que j’ai d’une disparition progressive de la musique contemporaine de ma génération qui dans le passé avait un large public qui est maintenant devenu de plus en plus clairsemé et avait une exposition médiatique qui a maintenant pratiquement disparue, tout cela au profit d’une mosaïque de pratiques diversifiées, chacune ayant un groupe d’aficionados passionnés mais peu nombreux.

CW :

À Berlin il y a, selon mon expérience, un public beaucoup plus nombreux que pratiquement partout ailleurs. Même s’il y a des concerts où il n’y a qu’une quinzaine ou une vingtaine de personnes, il y en a d’autres où, le plus souvent, il y en a cinquante ; ce qui est sympa. C’est le cas par exemple à des endroits comme Ausland[4], une des institutions underground des musiques improvisées. Ils existent depuis une quinzaine d’années et dans ce cadre, certains de mes amis organisent une série de concerts sous le nom de « Biegungen ». L’endroit est ce qu’il est, ce n’est pas très grand, mais si on arrive à y faire venir un certain nombre de gens, on s’y sent comme dans une fête informelle, c’est une scène assez vivante. Par ailleurs, il y a des festivals plus officiels dans lesquels il y a des centaines de personnes. KONTRAKLANG se situe entre les deux, autour de cent personnes par concert. Donc je n’ai pas l’impression que ce type de musique et son public sont en train de disparaître en tant que tels. Ce dont tu parles, je pense, c’est plutôt de la déconnexion qui existe entre la culture musicale et la pratique musicale.

JCF :

Pas tout à fait. Pour revenir à ce dont nous avons parlé ci-dessus, c’est plutôt l’idée d’une pléthore de « groupuscules », avec leurs propres réseaux qui s’étendent de par le monde, mais qui restent petits de taille. Il est souvent difficile d’être capable de faire la distinction entre un réseau et un autre. Il ne s’agit plus de faire la distinction entre le grand art et la culture populaire, mais plutôt d’une série de réseaux souterrains qui s’opposent par leurs pratiques et leurs affiliés à la machine uniformisante de l’industrie culturelle. Ces réseaux sont en même temps tellement proches, ils tendent tous à faire la même chose au même moment, et pourtant ils sont fermés dans le sens qu’ils ont tendance en même temps à éviter de faire quoique ce soit entre eux. Chaque réseau a ses festivals, scènes et salles de concert ; et si vous faites partie d’un autre groupe, il n’y a aucune chance d’être invité. La pensée de la multitude des divers undergrounds ouvre des champs de liberté illimitée, et pourtant elle tend complètement à multiplier les murs.

CW :

Les murs ! C’est ce que je veux dire quand je parle de la culture musicale : les gens s’organisent eux-mêmes, les discours qu’ils développent, les lieux où ils jouent, les publications qu’ils lisent, tout ce genre de choses. Pour moi, c’est évidemment très important, et cela a un impact majeur sur la pratique, mais je ne pense pas que la pratique est profondément liée à tout cela. Il y a beaucoup de terrains communs entre, par exemple, certains musiciens qui travaillent sur des drones ou sur des guitares électriques tabletop, les musiciens électroacoustiques, de la techno, et les DJs expérimentaux : les mêmes types de problèmes se manifestent dans le contexte des différentes pratiques. Mais quand il s’agit de ce qu’on appelle en allemand Vermittlung [la médiation], la présentation, la promotion, la dissémination de la musique, alors soudainement « swshhhh… » les praticiens se contredisent souvent complètement entre eux. . Ce qui m’intéresse plus, en tant que musicien qui comprend le travail réalisé à la base, c’est comment la pratique peut se connecter avec d’autres cultures et non pas la façon par laquelle les cultures musicales peuvent séparer les pratiques. La culture musicale doit être au service de la pratique, et c’est une des raisons pour laquelle j’ai choisi de m’intéresser à l’organisation de concerts, car je peux apporter ce type de savoir, celui de la connectivité qui existe entre différentes pratiques, pour la faire apparaître dans leur présentation au public. Trop de gens qui organisent des festivals, dirigent des institutions, des écoles ou des publications n’ont pas d’expérience directe du travail sur les matériaux. Ils ne voient donc pas les liens qui existent et ils ne les mettent pas en avant. Parfois ils osent peut-être se lancer dans la juxtaposition de deux traditions opposées lors de rencontres isolées, comme par exemple faire jouer des musiciens de la musique traditionnelle classique persane ou indienne avec un ensemble de musique contemporaine. Ces choses se passent de temps en temps, mais le plus souvent elles sont vouées à l’échec par le geste de concocter un cocktail sexy de ceux qu’on a présumé autres. Ce que nous essayons de faire dans notre série de concerts, c’est d’explorer les continuités qui sont déjà là, mais qui sont cachées hors de vue par nos préjugés dans nos propres cadres musicaux et culturels.

 

5. Recherche artistique – Une tension entre théorie et pratique

JCF :

On en arrive à la dernière question : les murs qui existent entre le monde académique de l’université et celui des pratiques effectives. Les praticiens de la musique sont exclus des institutions d’enseignement supérieur et de la recherche, ou bien plus souvent ne veulent pas y être associés. Mais en même temps, ils n’en sont pas complètement en dehors par les temps qui courent. Tu es dans une bonne position pour dire des choses à ce sujet ?

CW :

J’ai la chance de me situer à cheval entre les deux univers, et je ne suis pas obligé de choisir entre les deux, au moins au point où j’en suis. Je me suis toujours intéressé à la recherche, et évidemment aussi à faire de la musique en tant que telle. Au cours de mon doctorat, j’ai développé un goût prononcé pour développer l’interface qui existe entre les deux.

JCF :

Donc, pour toi, la notion de recherche artistique est importante ?

CW :

Oui et non. Les contenus de la recherche artistique sont importants pour moi, et je suis très attaché à l’idée que la pratique peut aider à résoudre des questions de recherche que les méthodes de la recherche plus scientifique sont incapables de faire. Je suis aussi très attaché aux potentiels que la pratique artistique – en particulier la musique expérimentale – peut apporter aux questions sociales, aux questions plus larges qui gravitent autour de la connaissance de la production et de la dissémination. Je m’intéresse aussi à l’utilisation de la recherche pour me faire sortir de mes propres limitations esthétiques. Toutes ces choses sont inhérentes à la recherche artistique, mais par contre, j’ai des sentiments ambivalents vis-à-vis de la recherche artistique en tant que discipline et de ses institutions. Le terme de « recherche artistique » est souvent utilisé de manière abusive. D’une part, le terme est communément utilisé par des praticiens qui n’arrivent pas à survivre dans le monde des arts ou de la musique, parce qu’ils n’ont pas les compétences pour le faire, ou bien qu’ils n’ont pas le courage de mener la vie d’artiste indépendant. D’autre part, des universitaires ont colonisé ce domaine, parce qu’ils sont à la recherche d’une spécialité. Ils peuvent peut-être venir de la philosophie ou des sciences sociales, de l’histoire de l’art, de la musicologie, des études théâtrales, de la théorie critique, des choses de ce genre. Pour eux, la recherche artistique est une sorte de nouveau gâteau qu’il convient de partager en morceaux.

JCF :

Oui, je vois.

CW :

Alors, il y a des colloques, des publications, des départements dans les universités, mais je n’arrive pas à déterminer si beaucoup de personnes dans le monde de la recherche artistique valorisent vraiment la pratique et comment ils s’y prennent pour le faire. On peut sans doute sentir combien je suis allergique à cet aspect de la recherche artistique en tant que discipline – toutes mes excuses pour cette diatribe. Disons seulement que je ne me préoccupe pas de la promotion ou de la théorisation de la recherche artistique en tant que discipline, je m’intéresse plus à la mener. Je suppose que la plupart des personnes qui produisent le meilleur travail dans ce domaine partagent le même sentiment. Ces questions me préoccupent plus que jamais en ce moment parce que, en premier lieu, je voudrais avoir sous une forme ou une autre des revenus réguliers : les difficultés de cette vie d’artiste indépendant commencent à me fatiguer !

JCF :

Effectivement, les rapports entre les différentes versions de carrières artistiques ne sont pas tout à fait pacifiques. Premièrement, les artistes indépendants, notamment dans le domaine des musiques expérimentales, considèrent souvent ceux qui sont à l’abri dans des institutions académiques ou autres comme trahissant l’idéal du risque artistique en tant que tel. Deuxièmement les professeurs tournés vers la pratique musicale instrumentale ou vocale, pensent souvent que toute réflexion sur leur propre pratique est un temps inutile pris sur la pratique effective exigée par le haut niveau d’excellence. Troisièmement beaucoup d’artistes font de la recherche sans le savoir, et quand ils en sont conscients, souvent ils refusent de diffuser leur art par des articles de recherche. Beaucoup de murs se sont dressés entre les mondes des pratiques indépendantes, des conservatoires et des institutions de recherche.

CW :

Eh bien, si on se limite à la question de l’improvisation, il y a de plus en plus de personnes qui sont à la fois des artistes praticiens et des chercheurs qui sont en position de pouvoir dans les institutions. Prenons le cas de George Lewis : il a tout changé. Il a payé de sa personne comme musicien et artiste et il a constamment produit des choses créatives intéressantes : en même temps il est devenu une figure majeure dans le domaine de la recherche sur l’improvisation. En étant professeur à l’Université Columbia à New York il a été capable de créer des opportunités pour tout un tas de gens et d’idées qui sans cela n’auraient pas pu être mises en place.

JCF :

À l’Université Columbia (et à Princeton), historiquement, Milton Babbitt[5] était la figure de proue du département de musique. C’est très intéressant de voir que maintenant c’est George Lewis, avec tout ce qu’il représente, qui occupe cette position qui en est devenu le personnage intellectuel et artistique le plus influent.

Toi-même tu as fait ton doctorat à l’Université Leiden aux Pays-Bas[4]. Cela semble être un endroit très intéressant ?

CW :

Certainement. Il y a beaucoup d’étudiants intéressants et l’équipe de professeurs est très petite – à la base Marcel Cobussen et Richard Barrett (ils ont été mes deux interlocuteurs principaux), et Henk Borgdorff qui est un théoricien d’envergure dans la recherche artistique. Le président de mon comité de doctorat a été Frans de Ruiter, qui a été le directeur du Conservatoire Royal de La Haye pendant de longues années avant de créer le département à Leiden. Je crois que Edwin van der Heide, un artiste sonore qui fait des sculptures cinétiques et beaucoup d’installations sonores, en fait maintenant partie. C’est un centre de rencontres où beaucoup de choses importantes se produisent dans notre domaine d’intérêt.

En ce qui concerne ma recherche d’un poste plus stable, je suis sûr que quelque chose va se présenter, je dois juste être patient et continuer à me renseigner. La plupart des opportunités de ce type dans ma vie se sont produites grâce à des relations personnelles de toute façon, donc je pense que je dois garder les yeux ouverts jusqu’à ce que la bonne personne se présente.

Notre rencontre touche à sa fin, car je dois m’en aller.

JCF :

Merci beaucoup pour cette rencontre très fructueuse.


1. 2010 Markus Miessen, The Nightmare of Participation, Berlin: Sternberg Press

2. See Lawrence Halprin, The RSVP Cycles: Creative Processes in Human Environment, G.Brazilier, 1970. Les RSVP cycles consituent un système méthodologique centré sur la collaboration et la créativité. La signification des lettres est comme suit : R = ressources; S = scores [partitions musicales] ; V = valeurs à mettre en action [value-action]; P = réalisation effective [performance]. Voir en.wikipedia.org

3. Alison Hirsch, City Choreographer: Lawrence Halprin in Urban Renewal America, University of Minnesota Press, 2014. (https://www.upress.umn.edu/book-division/books/city-choreographer)

4. « Ausland, Berlin, est un lieu indépendant pour la musique, le cinéma, la littérature, les performances et autres activités artistiques. C’est un lieu qui propose également son infrastructure aux artistes et à leurs projets pour des répétitions, des enregistrements et des ateliers, ainsi qu’un certain nombre de résidences. Inauguré en 2002, Ausland est géré par un collectif de bénévoles. » (https://ausland-berlin.de/about-ausland)

5. Milton Babbitt, compositeur américain (1916-2011), pionnier de la musique électronique et du sérialisme intégral. Théoricien très influent concernant le dodécaphonisme et de sa combinatorialité. Figure très importante dans la défense de la pratique musicale contemporaine et de ses apports théoriques au sein des universités américaines. Il a été en particulier associé à l’Université de Princeton et l’Université Columbia. (https://fr.wikipedia.org/wiki/Milton_Babbitt)

6. Voir « Leiden University – Academy of Creative and Performing Arts » (https://www.universiteitleiden.nl/en/humanities/academy-of-creative-and-performing-arts/research)


 

Christopher A. Williams (1981, San Diego) est un créateur, un organisateur et un théoricien de la musique expérimentale et de l’art sonore. En tant que compositeur et contrebassiste, il travaille dans les domaines de la musique de chambre, de l’improvisation et de l’art radiophonique et développe aussi des collaborations avec des danseurs, des artistes du son et des artistes visuels. Performances et collaborations avec Derek Bailey, Compagnie Ouie/Dire, Charles Curtis, LaMonte Young’s Theatre of Eternal Music, Ferran Fages, Robin Hayward (en tant que Reidemeister Move), Barbara Held, Christian Kesten, Christina Kubisch, Liminar, Maulwerker, Charlie Morrow, David Moss, Andrea Neumann, Mary Oliver et Rozemarie Heggen, Ben Patterson, Robyn Schulkowsky, l’Ensemble SuperMusique, les Vocal Constructivists, les danseurs Jadi Carboni et Martin Sonderkamp, le cinéaste Zachary Kerschberg et les peintres Sebastian Dacey et Tanja Smit. Ses travaux ont été présentés dans divers circuits de musique expérimentale nord-américains et européens, ainsi que sur VPRO Radio 6 (Pays-Bas), Deutschlandfunk Kultur, le Musée d’art contemporain de Barcelone, la Volksbühne Berlin et le Festival du film documentaire américain.

La recherche artistique de Christopher Williams se manifeste à la fois dans des publications universitaires conventionnelles et dans la réalisation pratique de projets multimédia. Ses travaux écrits ont paru dans des publications telles que le Journal of Sonic Studies, le Journal for Artistic Research, Open Space Magazine, Critical Studies in Improvisation, TEMPO, and Experiencing Liveness in Contemporary Performance(Routledge).

Il est le co-organisateur de la série de concerts KONTRAKLANG. De 2009 à 20015 il a été le co-organisateur de la série de conecerts de salon Certain Sundays.

Williams est titulaire d’un B.A. de l’Université de Californie San Diego (Charles Curtis, Chaya Czernowin, and Bertram Turetzky); et d’un doctorat Ph.D. de l’Université de Leiden (Marcel Cobussen and Richard Barrett). Sa thèse Tactile Paths : on and through Notation for Improvisers est pionnière dans le domaine du numérique et peut être trouvée sur www.tactilepaths.net.

Pour la période 2020-22 il a obtenu un poste de recherche post-doctorale à l’University of Music and Performing Arts, Graz, Autriche.

Voir http://www.christopherisnow.com

Reinhard Gagel – Français

Access to the original English text: Encounter with Reinhard Gagel

 


 

Rencontre entre Reinhard Gagel et
Jean-Charles François

Berlin, June 29, 2018

 

Reinhard Gagel Reinhard Gagel est un pianiste, improvisateur, chercheur et pédagogue qui est associé à l’Exploratorium Berlin, un centre en existence depuis 2004 consacré à l’improvisation et à sa pédagogie, qui organise des concerts, des colloques et des ateliers (il a pris sa retraite en mars 2020). Il travaille à Berlin, Cologne et Vienne. Cet entretien a eu lieu en juin 2018 à l’Exploratorium Berlin (www.exploratorium-berlin.de). Cet entretien a été enregistré, transcrit, traduit de l’anglais et édité par Jean-Charles François.

 


Sommaire :

1. Rencontres transcutlturelles
2. La Pratique de l’improvisation entre les arts
3. Pedagogie de l’improvisation, idiomes, timbre
 


1. Rencontres transculturelles

Jean-Charles F.:

Je pense qu’aujourd’hui beaucoup gens évoluent dans différents milieux ayant des identités professionnelles, artistiques, sentimentales, philosophiques, politiques (etc.) incompatibles les unes aux autres. Le langage qu’il convient d’utiliser dans un contexte particulier, ne convient pas du tout à un autre contexte. Beaucoup d’artistes occupent sans trop de problèmes des fonctions dans deux domaines antagonistes ou plus. Beaucoup enseignent et donnent parallèlement des concerts. Les antagonismes concernent les milieux de l’enseignement artistique par rapport à ceux de la production artistique sur scène, ou les milieux de l’interprétation de partitions écrites par rapport à ceux de l’improvisation, ou encore les conservatoires de musique vis-à-vis des départements de musicologie dans les universités. Les discours des uns et des autres sont souvent ironiques et peu susceptibles de dégénérer en conflits majeurs. Néanmoins ils correspondent à des convictions profondes, comme la croyance que la pratique est bien supérieure à la théorie ou vice versa : beaucoup de musiciens pensent que toute pensée réflexive est une perte de temps prise sur celui qu’il convient de consacrer à la pratique de l’instrument.

Reinhard G.:

Il y a aussi en Allemagne un courant de pensée qui considère dépassé de travailler à la fois dans la pédagogie et dans l’improvisation. À l’Exploratorium (à Berlin), pendant des années et des années tous les musiciens de Berlin ont dit que l’Exploratorium était uniquement un institut de pédagogie. C’est en train de changer véritablement : par exemple nos concerts incluent des musiciens qui sont aussi des chercheurs. Il y avait un problème entre le monde universitaire et celui des musiciens praticiens, et je pense que ces frontières sont en train d’être un peu effacées, en vue de pouvoir développer des échanges. Le type de symposium que j’organise – tu as participé au premier – constitue un premier pas dans cette direction. Les musiciens qui y sont invités sont aussi des chercheurs, des pédagogues, des enseignants. Mais nos débats portent surtout en Allemagne sur l’interaction constante entre théorie et pratique musicale. Il s’agit là de ma modeste contribution à tenter de dépasser le problème qui existe dans beaucoup de colloques auxquels nous participons : des paroles sans fin et des successions de présentations et peu de chose en rapport véritable avec la pratique musicale. Votre action avec PaaLabRes semble aller dans la même direction : de rassembler les différents aspects du monde artistique.

Jean-Charles F.:

De combler les écarts. C’est-à-dire d’avoir dans les Editions de notre espace numérique un mélange de textes de type universitaire et de textes qui n’en sont pas et de les accompagner de productions artistiques, de formes artistiques qui grâce au numérique mélangent les genres.

Reinhard G.:

Dans vos éditions vous utilisez le français et l’anglais ?

Jean-Charles F.:

Oui et non. On tient beaucoup à s’adresser au public français qui a encore souvent du mal à lire l’anglais. Traduire des textes importants écrits en anglais et encore peu connus en France me paraît très important, cela a été le cas des textes de George Lewis, David Gutkin et Christopher Williams. Malheureusement nous n’avons pas la possibilité de traduire les textes écrits en allemand. Nous sommes en train de développer une version bilingue anglais-français de la première édition. La troisième édition est bi-lingue.

Reinhard G.:

J’ai le sentiment que votre publication est intéressante, même si je n’ai pas eu beaucoup de temps pour la lire en détail. Je trouve le thème de la prochaine édition « Faire tomber les murs » vraiment très important. Le prochain symposium que j’organise à l’Exploratorium en janvier (2019) est basé sur le « L’improvisation avec l’étrange (et avec les étrangers), Transitions entre les cultures à travers l’improvisation (libre) ? ». J’ai invité un musicien compositeur et chercheur, Sandeep Bhagwati, qui travaille dans une université au Canada, et vit à Berlin. Il appartient à au moins deux cultures et il a créé un ensemble à Berlin qui essaie de mélanger des éléments provenant de beaucoup de cultures différentes pour produire une nouvelle forme de mixité. Ce n’est pas comme ce qu’on appelle la « world music » ou la musique interculturelle ou quelque chose de ce genre – je pense qu’ils essaient de trouver un nouveau son. Cela doit se construire à partir de toutes les sources des musiciens qui composent l’ensemble et qui sont tous originaires de cultures différentes. Et je l’ai invité à donner un concert et de prononcer le discours d’ouverture du symposium. Le dernier symposium a porté sur l’esprit multiple [multi-mindedness]. Cette idée je pense a été inventée par Evan Parker, et cela se réfère au problème de comment un grand groupe de musiciens s’organise de manière autonome pour jouer ensemble. Certains musiciens utilisent des méthodes d’autogestion, d’autres utilisent diverses formes de direction d’ensemble. Comme par exemple mon propre Offhandopera qui réunit beaucoup de gens pour créer un opéra sur le moment, avec l’utilisation modérée de la direction d’ensemble. Le symposium a donné lieu à de bons échanges d’information et le nouveau numéro de Improfil[1] (2019) sera consacré à ces questions.

Jean-Charles F.:

Une première réaction à ce que tu viens de dire pourrait être de se demander comment cette idée de transculturalisme est différente de la démarche de Debussy prenant pour modèle le gamelan indonésien pour l’intégrer dans certaines de ses pièces. Il y a par exemple beaucoup de compositeurs qui utilisent d’autres cultures du monde entier comme inspiration pour leurs propres créations. Parfois ils mélangent dans leurs pièces des musiciens traditionnels avec des musiciens de formation européenne classique. La question qu’on peut se poser devant ces tentatives sympathiques est celle du match retour : mettre les musiciens de la musique classique européenne à leur tour dans des situations d’inconfort en se confrontant aux pratiques et conceptions d’autres musiques traditionnelles. Il ne s’agit pas seulement de traiter d’une certaine façon le matériau musical de cultures particulières, mais de confronter les réalités de leurs pratiques respectives. À Lyon dans le cadre du Cefedem AuRA[2] que j’ai créé et dirigé pendant dix-sept ans, et où à partir de l’année 2000 nous avons développé un programme d’études regroupant des musiciens issus des musiques traditionnelles, des musiques actuelles amplifiées, du jazz et de la musique classique. L’idée principale a été de considérer chaque entité culturelle comme devant être reconnue dans l’intégralité de ses « murs » – nous avons souvent utilisé le terme de « maison » – et que leurs méthodes d’évaluation devaient correspondre à leurs modes de fonctionnement. Mais en même temps, les murs des genres musicaux devaient être reconnus par tous comme correspondant à des valeurs en tant que telles, à des nécessités indispensables à leur existence.

Reinhard G.:

Pour leur identité.

Jean-Charles F.:

Oui. Mais nous avons aussi organisé le cursus pour que tous les étudiants des quatre domaines soient aussi obligés de travailler ensemble sur des projets concrets. Il s’agissait d’éviter que comme dans beaucoup d’institution, les genres soient reconnus comme dignes d’être présents, mais séparés dans des disciplines qui ne communiquent que très rarement, et font encore moins d’activités ensemble. On a pas mal d’exemple où un professeur dit à ses élèves qu’il ne faut surtout pas aller voir ceux qui font d’autres types de musique.

Reinhard G.:

C’est typique de ce qui se passe dans l’enseignement secondaire.

Jean-Charles F.:

En fait, cela se passe aussi beaucoup dans le cadre de l’enseignement supérieur. La question se pose aussi de manière très problématique vis-à-vis de l’absence des minorités des quartiers populaires en France dans les conservatoires : les actions menées pour améliorer le recrutement peuvent être souvent considérées comme de nature néo-colonialiste, ou bien au contraire sont basées sur la préconception que seules les pratiques déjà existantes dans ces quartiers définissent de manière définitive les personnes qui y habitent. Comment faire tomber les murs ?

Reinhard G.:

Cela correspond assez bien à mes conceptions :

    1. Ma première idée a été de dire que la musique improvisée est une musique typiquement européenne – l’improvisation libre – il y a par exemple des différences de pratiques entre l’Angleterre et l’Allemagne. Les musiciens britanniques ont une autre manière de jouer. Mais pourtant il y a beaucoup de choses en communs entre les deux pays. Je me pose la question de savoir s’il s’agit d’un langage commun, je n’ai pas de théorie toute faite à ce sujet. Il y a d’une part les caractéristiques liées à un pays ou à un groupe de musiciens, mais d’autre part il y a beaucoup de possibilités de se rencontrer dans des formats ouverts comme par exemple lors du CEPI[3]  l’année dernière. Si je joue avec une personne en partageant le même espace je n’ai pas l’impression qu’il s’agit d’un musicien italien ou d’une musicienne italienne. Pourtant c’est bien une italienne ou un italien et il y a une tradition de l’improvisation spécifique à l’Italie.
    2. Mais l’idée qui m’est venu ensuite à l’esprit est celle de Peter Kowald – tu le connais ? – le contrebassiste de Wuppertal qui avait l’idée du village global. Son idée était d’essayer de voir s’il y avait un langage commun à la musique improvisée entre les cultures. Il a utilisé le terme de « Village global » pour l’improvisation et il a organisé des rencontres entre des musiciens de différentes origines. (Voir l’article de Christopher Irmer dans la présente édition : Christoph Irmer, Nous sommes tous étrangers à nous-mêmes).
    3. Et la troisième idée qui me motive concerne des choses que je trouve très importantes dans la situation politique actuelle : la rencontre entre différentes cultures dans le cadre de la recherche scientifique. Dans le livre de Franziska Schroeder Soundweaving : Writings on Improvisation[4]  il y a un article écrit par un musicien suédois, Henrik Frisk, sur un projet de recherche concernant un groupe musical qui a essayé de développer un ensemble avec deux musiciennes vietnamiennes et deux musiciens suédois. Il décrit dans son texte les difficultés qu’ils ont eues à surmonter : par exemple on ne peut se contenter de juste dire « OK, jouons ensemble » mais il faut aussi essayer de comprendre la culture de l’autre, c’est-à-dire l’étrangeté qui malgré tout existe. Ainsi ils constituent un bon exemple. Les musiciens suédois sont allés au Vietnam et les musiciennes vietnamiennes en Suède. Et ils ont essayé de se situer au milieu entre les deux cultures : ce qu’est la tradition de la musique vietnamienne, ce qui était permis ou non, et ainsi de suite… Ils se sont rencontrés, ils ont travaillé et joué ensemble. Et cela a constitué la base de mon idée d’organiser le prochain symposium de janvier avec des musiciens et des chercheurs, et j’ai trouvé Sandeep qui est je pense très conscient de ces questions : pour lui c’est un aspect important de son projet. Il m’a dit qu’il ne parle pas de transculturalisme, mais de trans-traditionalisme. Parce que, dit-il – c’est la même chose que ce que raconte Frisk – une culture a toujours une tradition et vous devez connaître cette tradition, votre culture ne peut pas être tout ce qui compte, mais la tradition est ce qui est le plus important. Et je suis très curieux de savoir ce qu’il va dire et de ce que le débat qui va suivre va nous apprendre.
Jean-Charles F.:

Et à l’Exploratorium, comment est abordée la question du public et des difficultés à y faire venir des groupes sociaux spécifiques ?

Reinhard G.:

Nous avons développé depuis un an un projet qui s’intitule « groupe musical interculturel » [Intercultural music pool]. Et il y a en Allemagne et en Europe des questions qui se posent aujourd’hui : celle des réfugiés, celle des frontières, celle de n’en faire entrer que quelques-uns et pas trop ; et en plus celle du terrorisme et de l’envahissement et de tout cela. Dans cette situation, en Allemagne, on va dans les deux directions : d’une part les décisions politiques officielles et d’autre part les initiatives locales qui tentent d’intégrer les émigrés. C’est ainsi que nous avons décidé de développer un projet d’intégration pour que des personnes provenant d’autres pays puissent jouer avec des musiciens installés depuis longtemps en Allemagne. Et il y a des exemples de chœurs qui existent à Berlin où les gens chantent ensemble. Matthias Schwabe[5] et moi avons accompagné ce projet du point de vue théorique, avec les papiers et autres démarches nécessaires. Ce projet est en place depuis un an mais aucun réfugié n’y participe. Dans cet ensemble, il y a deux musiciens qui viennent d’Espagne, mais ce n’est pas du tout ce qu’on espérait. Certains musiciens sont venus et ont dit que c’était possible de le faire avec l’improvisation ; l’improvisation constitue un lien pour rassembler les gens. Je ne sais pas comment nous allons continuer, mais c’est un fait : nous avons essayé de rendre ce projet public, mais ils ne sont pas venus. En conséquence je pense qu’il nous faut nous poser des questions étant donné cet échec concernant l’inter-culturalisme et le trans-culturalisme. Et pour moi la question est de savoir si l’improvisation est réellement le lien, le pont qui convient ? Par exemple, il est peut-être plus important pour moi d’apprendre un chant syrien que d’improviser avec une personne provenant de ce pays. Je vais demander au musicien qui conduit ce « groupe musical interculturel » de faire le bilan de ces expériences. Nous n’avons pas encore réalisé l’évaluation de cette action, mais il paraît important de le faire avant le symposium. Voici les questions qui se posent à nous : l’improvisation est-elle véritablement une activité qui implique un langage commun ? Non, je pense que ce n’est peut-être pas le cas.

 

2. Les pratiques d’improvisation entre les arts

Jean-Charles F.:

En bien, très souvent je me pose aussi cette question : pourquoi, si l’improvisation est libre, pourquoi le résultat sonore s’inscrit la plupart du temps dans ce qu’on caractérise comme la musique contemporaine du point de vue classique et européen ? Et une façon de penser cet état des choses de manière théorique consiste à dire que l’improvisation, historiquement, est apparue, au moment où le structuralisme dominait la musique des années 1950-60, comme une alternative. L’alternative a consisté à inverser simplement les termes : comme la musique structuraliste se présentait alors comme écrite sur une partition, et en plus l’était dans tous les moindres détails, alors on devait en inverser les termes et jouer en se passant complètement de toute notation. Et comme la musique structuraliste avait développé l’idée que chaque pièce de musique idéalement devait avoir son propre langage, alors il fallait absolument développer la notion de musique non-idiomatique, ce qui évidemment n’existe pas. Et comme toutes les partitions structuralistes étaient écrites pour des sonorités instrumentales bien définies dans des traités, alors toutes ces sonorités devraient idéalement être éliminées au profit d’une production instrumentale n’appartenant qu’à celui qui la créait. Vous pouvez continuer à inverser toutes les choses importantes de la culture structuraliste de l’époque. Mais à inverser tous les termes on risque de ne dépendre que de la culture de référence, et de ne rien changer fondamentalement. D’autre part, et c’est un paradoxe, ce que l’improvisation libre n’a pas manqué de conserver est particulièrement intéressant : ses productions artistiques sont restées « sur scène » devant un public. Hors de la scène la musique n’existe pas. Voilà un héritage de l’occident romantique dont il est difficile de se défaire. En conséquence on peut dire que l’improvisation libre a développé des stratégies pour prolonger la tradition de la culture savante européenne tout en prétendant qu’elle faisait exactement le contraire !

Reinhard G.:

Je pense qu’il est important de souligner qu’il ne s’agit pas seulement de considérer l’improvisation en tant que telle, mais aussi toutes les choses qui accompagnent l’improvisation. Je suis d’accord avec toi au sujet du romantisme, l’improvisation sur scène et l’idée de l’inspiration sur le moment, l’idée du génie, d’être en attente de moments géniaux. Pour moi, tout le monde de la musique improvisée parle de la qualité, bonne ou mauvaise, des improvisations et de l’inspiration du moment, l’esprit du moment en jazz, ce sont des choses importantes qui ne concernent pas seulement la pratique de l’improvisation. J’ai découvert par toi les ouvrages de Michel de Certeau et je lis beaucoup de choses sur le collectivisme et ses applications dans les prestations collectives et la théorie de la performance : cette théorie essaie de mener une réflexion sur la manière de montrer quelque chose, et il ne s’agit pas seulement de la musique sur la scène. Mais il est possible d’envisager des choses en dehors de la seule musique liée à la scène : on peut aller jouer hors de la salle de concert, et mélanger le public avec les musiciens et trouver de nouvelles formes de pratique de la danse et de la musique. J’aime assez bien cette idée de dire que l’improvisation n’est pas seulement liée aux choses géniales, mais est en réalité une chose commune ; c’est une façon de faire de la musique ; c’est élémentaire, on doit faire de la musique de cette façon. Je rencontre ainsi une personne et je produis des sons avec elle, et si une personne dit « OK, j’ai une chanson », alors chantons la ensemble, et si je ne connais pas cette chanson, on ne va jouer qu’une strophe, qu’une phrase ou quelque chose comme cela. Je pense aussi que le concept de qualité est aussi une idée occidentale, la perfection dans le jeu…

Jean-Charles F.:

L’excellence!

Reinhard G.:

Cessons de dire qu’il est nécessaire d’organiser des concerts, mais disons plutôt qu’il est nécessaire d’investir des lieux où il est possible de jouer, voilà ce qui m’intéresse. L’Exploratorium va un peu dans cette direction : on organise des scènes ouvertes où les gens peuvent jouer ensemble, et ainsi les gens sont invités à produire de la musique par eux-mêmes. Il ne s’agit pas de faire quelque chose que quelqu’un leur dicte de faire, mais c’est « faisons-le ensemble ». Je pense donc qu’il est nécessaire de penser l’improvisation non seulement en termes de ce qui constitue son noyau central, au cœur de la musique, peut être aussi non seulement en termes du noyau constitué par les interactions entre musiciens, mais aussi de penser l’improvisation au cœur des concerts et des situations Voilà qui me paraît intéressant. Par exemple, le jeu de « pétanque » organisé par Barre Phillips[6] : c’était un peu cette idée de mettre quelque chose en commun, non pas pour un public, mais pour nous-même. Et aujourd’hui, nous nous rencontrons avant de jouer ensemble dans un concert[7], et pas seulement le jour même au moment du concert.

Jean-Charles F.:

C’est vrai.

Reinhard G.:

Voici ce qui pourrait se passer : c’était mon idée de t’inviter à faire un concert, mais il serait très intéressant de faire une répétition avant le concert. J’aimerais le faire en plus de jouer lors du concert, et d’essayer des choses et de pouvoir en parler. Pour moi cette situation a la même importance que de faire des concerts. Cela va de pair avec l’idée d’aller et de venir, de trouver des choses, de se permettre de sortir de la cage, de sortir un petit peu de la cage de l’improvisation limitée aux choses musicales, d’aborder les questions d’idiomes, d’interactions, d’examiner d’autres aspects…

Jean-Charles F.:

Avec PaaLabRes, nous avons développé depuis deux ans un projet de rencontre des pratiques entre danse et musique au Ramdam[8] près de Lyon, notamment avec des membres de la Compagnie Maguy Marin. Ce projet était là aussi basé sur l’idée de rassembler deux cultures différentes et d’essayer plus ou moins de développer des matériaux en commun, les musiciens et musiciennes devant faire des mouvements corporels (en plus de leurs productions sonores), les danseuses et danseurs produire des sons (en plus de leur production dansée). L’improvisation était ici un moyen de nous rassembler sur des bases d’égalité. En effet ce que permet l’improvisation, c’est de mettre en responsabilité pleine et entière les participants vis-à-vis des autres membres du groupe et de garantir un fonctionnement démocratique. Cela ne voulait pas dire qu’il y avait absence de situations où une personne en particulier assumait pour un moment d’être le/la leader exclusif du groupe. À l’Exploratorium, qu’en est-il des interactions entre les domaines artistiques, est-ce que vous avez des actions qui vont dans ce sens ?

Reinhard G.:

Oui. Je suis aussi un artiste plasticien. Depuis un an j’ai un studio – à la campagne – qui me sert d’atelier : je crée dans une continuité ma musique et mes œuvres plastiques, et en octobre (2018), moi, un musicien et un poète, nous allons jouer un concert en interprétant mes tableaux. En ce qui concerne les autres formes artistiques, la question de l’improvisation n’est pas la chose la plus importante. Dans les arts plastiques, je pense qu’il n’y a pas de réflexion sur les questions d’improvisation.

Jean-Charles F.:

Dans notre projet avec la danse, à un certain moment l’année dernière, Christian Lhopital[9], un artiste peintre nous a rejoint. Si tu vas regarder la deuxième édition sur le site de PaaLabRes, la carte qui donne accès aux divers contenus est une reproduction d’une de ses peintures. Il est venu participer à une session de rencontre entre la danse et la musique. Tout d’abord il a hésité, il a dit : « Qu’est-ce que je vais faire ? » ; puis il a dit : « OK je vais venir le matin de 10 heures à midi et je vais observer ». La session a commencé comme à l’habitude par un échauffement qui dure près de deux heures, c’est une expérience assez fascinante, car l’échauffement est complètement dirigé au début par une personne de la danse qui petit à petit organise des interactions très riches entre tous les participants et cela se termine dans une situation très proche de l’improvisation en tant que telle. On commence par des exercices d’étirements très précis, puis des actions dirigées en duo, en trio ou en quatuor, et petit à petit en continuité cela devient de plus en plus libre. Eh bien, après quelques minutes, Christian est venu se joindre au groupe, parce que dans le cadre d’un échauffement personne n’a peur d’être ridicule, car l’enjeu n’est pas de produire quelque chose d’original. Et puis à la suite de cela il est resté parmi nous tout le week-end et a participé aux improvisations avec ses propres moyens dans son domaine artistique.

Reinhard G.:

C’est quelque chose de très important. Par exemple, si on se dit ou pense : « lorsque je fais de la musique je dois être complètement présent, concentré, et prêt à jouer », alors la musique ne se matérialise pas forcément dans l’action. Si on se dit : « OK je vais essayer ceci ou cela » [il joue avec des objets se trouvant sur la table, les verres, crayons, etc.] et cela produit des sons qui je pense peuvent prétendre être de la musique, de penser que la musique ne fonctionne que quand elle est enregistrée, ou quand elle ne se fait que sur une scène, ou si on l’écoute dans des enregistrements parfaitement réalisés. Cela peut devenir une façon complètement différente de pratiquer la musique. Dans la musique occidentale, je pense, historiquement au 17/18e siècles les musiciens étaient à la fois des compositeurs et des musiciens praticiens (aussi improvisateurs) ; c’était une culture de la mise en commun de la pratique musicale ; il y avait Karl-Philip Emmanuel Bach et l’idée de la Fantaisie et de se rencontrer pour jouer dès l’aube, avec l’expression de sentiments et avec des larmes, et c’était pour eux des évènements très importants. Plus tard, je pense, on a développé l’idée qu’il fallait apprendre à jouer les instruments avant de pouvoir produire véritablement de la musique.

Jean-Charles F.:

Spécialisation.

Reinhard G.:

Oui, la spécialisation.

Jean-Charles F.:

Et pour continuer cette histoire, Christian Lhopital a participé au processus d’improvisation en utilisant la scène comme si c’était un canevas pour dessiner en utilisant des papiers découpés et en dessinant des choses dessus au fur et à mesure du déroulement des improvisations.

Reinhard G.:

Je voudrais bien voir ça, où puis-je trouver ces informations ?

Jean-Charles F.:

Pour l’instant ce n’est pas disponible, cela pourrait peut-être le devenir.

Reinhard G.:

OK.

Jean-Charles F.:

Tu as dit tout à l’heure que les plasticiens ne parlaient pas beaucoup d’improvisation.

Reinhard G.:

C’est peut-être un préjugé de ma part.

Jean-Charles F.:

C’est assez vrai pourtant, Christian, l’artiste à Lyon n’en avait jamais fait. Nous avons rencontré le trompettiste américain Rob Mazurek[10], qui est un improvisateur mais aussi un artiste plasticien. Il produit des tableaux en trois dimensions qui lui servent de partitions musicales. La relation entre les pratiques musicales et la production d’art plastique n’est pas évidente.

Reinhard G.:

Oui. La question est plutôt d’entrer en transe par différents moyens d’expression, et je pense qu’avec la musique et la danse les choses sont plus évidentes parce que cela s’inscrit en continuité dans le temps et que l’on peut trouver des combinaisons dans les diverses manières de faire évoluer le corps et de produire des sons sur les instruments. Mais prenons par exemple la littérature, l’improvisation de la littérature. Ce serait quelque chose de très intéressant à réaliser.

Jean-Charles F.:

Il y a la poésie improvisée, le slam.

Reinhard G.:

Le slam, OK.

Jean-Charles F.:

Le slam est souvent improvisé. Et il y a des formes poétiques traditionnelles improvisées. Par exemple Denis Laborde a écrit un livre[11] sur les pratiques de poésie improvisée au Pays Basque dans des logiques de compétition – comme dans le sport – en improvisant des chants selon la tradition et des règles très précises : le public décide qui est le meilleur chanteur. Il y a des traditions où la littérature est orale est se renouvelle continuellement d’une certaine manière.

Reinhard G.:

Il y a des chanteurs qui inventent leur texte pendant l’improvisation.

Jean-Charles F.:

Mais ma question portait sur ce que faisait dans ce domaine un centre comme l’Exploratorium. Est-ce qu’il y a des expériences qui ont été réalisées ?

Reinhard G.:

Oui. Un des ateliers se consacre à cet aspect des choses, mais il n’est pas mis au centre de notre programme.

Jean-Charles F.:

De quoi s’agit-il ?

Reinhard G.:

C’est une artiste plasticienne qui fait des tableaux – je n’ai pas assisté à cet atelier, je ne peux pas dire exactement ce qu’elle fait – mais elle donne des matériaux aux participants, elle leur donne des couleurs et d’autres choses, et elle les laisse développer leurs propres manières de dessiner ou de peindre. Elle a conduit cet atelier en public pendant notre festival de printemps.

Jean-Charles F.:

Mais elle fait cela avec de la musique ?

Reinhard G.:

Non. Elle ne le fait pas. Je ne sais vraiment pas pourquoi. Peut-être parce que c’est un peu notre façon de procéder ici, qui consiste à dire en quelque sorte : « chacun fait à son idée ». Ah ! Quand nous aurons déménagé dans nos nouveaux locaux, nous pourrons être plus ouvert à des collaborations.

Jean-Charles F.:

Et vous avez aussi de la danse ici ?

Reinhard G.:

Oui nous avons de la danse.

Jean-Charles F.:

Quelles sont les relations avec la musique ?

Reinhard G.:

C’est plutôt dans le domaine des rencontres sur scène. Il y a trois ou quatre danseurs ou danseuses qui viennent avec des musiciennes (musiciens) pour des performances en public, et il y a des scènes ouvertes avec de la musique et des mouvements, et jeudi dernier nous avons eu ici la « Fête de la musique ». Les performances qui sont données ici regroupent souvent danse et musique.

Jean-Charles F.:

Mais il ne s’agit que de rencontres informelles ?

Reinhard G.:

Oui. Informelles. Anna Barth[12], qui est une de mes collègues et travaille à la bibliothèque avec moi, c’est une danseuse Butoh. Elle a beaucoup travaillé avec Matthias Schwabe dans cette façon très lente et concentrée de se mouvoir, et ils ont fait des performances ensemble. Mais cela ne fait pas partie de nos préoccupations majeures. Notre action se préoccupe de l’improvisation dans tous les arts, mais à 90% il s’agit surtout de la musique. Il y a un peu d’improvisation théâtrale mais seulement un tout petit peu. L’Exploratorium se focalise surtout sur l’improvisation musicale.

 

3. Pédagogie de l’improvisation, idiomes, timbre

Jean-Charles F.:

Y-a-t-il d’autres sujets dont tu voudrais nous faire part ?

Reinhard G.:

Oui. Il y a une question que je me pose qui n’a rien à voir avec le multiculturalisme. Je travaille à Vienne à l’Université de Musique et d’Arts Vivants avec des musiciens (musiciennes) classiques sur l’improvisation. Ce sont des étudiants de l’Institut de musique de chambre. Je n’ai eu que deux ateliers avec elles (eux). Je ne leur donne qu’un minimum d’instructions. Par exemple : « Jouez en trio » et après je les laisse jouer, c’est de cette manière que je commence l’atelier. Et pendant cette première improvisation, il y a beaucoup de choses qu’ils sont capables de jouer, et ils le font, ils n’ont pas de problèmes comme de se dire « OK ! Je n’ai pas d’idées et je ne veux pas jouer ». Elles jouent et je les invite à le faire. Et elles utilisent tout ce qu’elles ont appris à bien faire après quinze années d’études. Mon idée est que je n’enseigne pas l’improvisation, mais j’essaie de les laisser s’exprimer à travers la musique qu’ils connaissent et qu’ils sont capables de jouer, et cela implique qu’ils ont les ressources pour improviser, pour faire de la musique pas seulement par la reproduction. Elles peuvent être à m’même aussi d’inventer de la musique. Et pour elles, c’est une surprise que cela fonctionne si bien. Ils sont présents, concentrés et ils ont vraiment une bonne technique instrumentale et ce qu’ils font sonne de manière très intéressante. Le sentiment exprimé par tous est que « ça marche ! ». Alors je réfléchis sur une théorie de l’improvisation qui n’est pas basée sur la technique, mais sur quelque chose comme la mémoire, mémoire de toutes les choses que vous avez dans votre esprit, dans votre cerveau, dans votre corps, et avec tout cela vous n’avez qu’à leur permettre de jouer ce qu’elles veulent. Et je pense que si nous vivions dans une culture dans laquelle il y aurait de manière plus importante cette idée de jouer et d’écouter et dans laquelle les musiciennes classiques auraient le droit d’improviser plus souvent et de s’améliorer dans le jeu improvisé, on pourrait développer une culture commune de l’improvisation. C’est ce que j’ai fait pendant les cinq ou six ans passés et j’ai de nombreux enregistrements avec de la musique très étonnante. Ce que je veux discuter avec toi c’est au sujet de ces ressources. Quelles sont les ressources de l’improvisation ? Qu’est-ce que c’est pour toi l’improvisation ? Je pense qu’il serait intéressant de mieux cerner ce que serait une idée commune de l’improvisation.

Jean-Charles F.:

Oui. C’est une question très compliquée. Historiquement, dans mon propre parcours, j’étais très intéressé dans les années 1960 par l’idée de l’instrumentiste créateur. Le modèle à ce moment-là déjà était Vinko Globokar et j’avais alors la conviction que trente ans plus tard il n’y aurait plus de compositeurs en tant que tels, spécialisés, mais plutôt des sortes de musiciens au sens large du terme. Mais curieusement à ce moment-là je ne croyais pas que l’improvisation – surtout l’improvisation libre – était la voie à adopter. Dans le groupe qui évoluait au Centre Américain du boulevard Raspail à Paris avec le compositeur, pianiste et chef d’orchestre australien Keith Humble[13], nous pensions plus en termes de faire de la musique qui n’appartenait à personne, la « musique non-propriétaire ». On pensait par exemple que le Klavierstücke X de Stockhausen – seulement des clusters – était grandiose, sauf que les clusters ne peuvent pas n’appartenir qu’à Stockhausen. Le concept de cette pièce, « jouer tous les clusters possibles sur un piano dans un très grand nombre de combinaisons » pouvait très bien être réalisé sans faire référence au détail de la partition. C’est ainsi que nous organisions des concerts à partir de collages de concepts contenus dans des partitions, mais sans jouer spécifiquement ces partitions.

Reinhard G.:

Je peux comprendre cela, car pour moi aussi le terme de collage est une chose très importante.

Jean-Charles F.:

J’ai quitté Paris pour l’Australie en 1969, puis San Diego en Californie en 1972. Une des raisons de cette expatriation avait été l’expérience, à Paris, de jouer dans de nombreux ensembles de musique contemporaine avec la plupart du temps trois ou quatre répétitions avant chaque concert avec des musiciens très compétents dans la lecture à vue des partitions. On avait l’impression de jouer toujours la même musique d’un ensemble à un autre. Les interprètes pouvaient réaliser les notes écrites très rapidement, mais au prix d’un timbre standardisé. On avait l’impression d’être en présence des mêmes sonorités, pour moi, les timbres étaient d’une grisaille désespérante. Au Centre Américain, au contraire, sans la présence du moindre budget – ce n’était donc pas une situation « professionnelle » – on faisait de la musique avec autant de répétitions nécessaires au développement des sonorités. Il s’agissait d’une situation alternative d’un très grand intérêt. Et c’est exactement ce que pouvait offrir aux États-Unis une université tournée vers la recherche dans laquelle il fallait passer au moins la moitié de son temps à conduire des projets de recherche. Il y avait beaucoup de temps à disposition pour faire des choses de votre propre choix. Et une fois de plus certains compositeurs dans cette situation voulaient recréer les conditions de la vie professionnelle des grandes villes européennes autour d’un ensemble de musique contemporaine : jouer très bien les notes le plus vite possible sans se préoccuper de la réalité du timbre. C’est ainsi qu’avec le tromboniste John Silber nous avons décidé de commencer un projet intitulé « KIVA »[14], que nous n’avons pas voulu appeler « improvisation », mais plutôt « musique non écrite ». Et ainsi, comme je l’ai décrit ci-dessus, nous avons purement et simplement inversé les termes du modèle de l’ensemble contemporain : d’une manière négative, notre méthode unique a été de nous interdire de jouer des figures, des mélodies, des rythmes identifiables, et dans des modes habituels de communication. Il s’agissait plutôt de jouer ensemble, mais dans des discours parallèles superposés sans volonté de les rendre compatibles. On se réunissait trois fois par semaine pour jouer une heure et demie et ensuite écouter sans faire de commentaires l’enregistrement de ce qui venait de se passer. Au début les choses étaient très chaotiques, mais après deux années de ce processus nous avions développé un langage commun de timbres, une sorte de vie en commun dans la même maison au cours de laquelle se développent de petites routines sous forme de rituels.

Reinhard G.:

Et quelles étaient les sources de ce langage, d’où cela venait-il ?

Jean-Charles F.:

C’était simplement le jeu trois fois par semaine et l’écoute de ce jeu et l’absence de communication ou de discussions susceptibles d’influencer le jeu de manière positive.

Reinhard G.:

Ah ! Il n’y avait pas de discussion entre vous ?

Jean-Charles F.:

Bien sûr nous parlions, mais nous pensions que la discussion ne devait pas influencer notre manière de jouer. Mais ce processus – et aujourd’hui cela ne paraît plus possible à réaliser – était très lent, très chaotique, et à partir d’un certain moment un langage a émergé que personne d’autre ne pouvait vraiment comprendre.

Reinhard G.:

… Seulement vous-mêmes !

Jean-Charles F.:

Oui. Les compositeurs en particulier n’y comprenaient rien car c’était une alternative dérangeante…

Reinhard G.:

Mais ce n’était pas une musique traditionnelle, mais la musique que vous aviez développée… Est-ce que c’était l’expérience de la musique contemporaine qui vous a donné le vocabulaire de départ ?

Jean-Charles F.:

Oui bien sûr, c’était notre base commune. L’inversion négative des paramètres comme je l’ai noté ci-dessus ne change pas fondamentalement les conditions d’élaboration du matériau, donc la référence restait tout de même la grande somme des pratiques contemporaines depuis les années 1950. Mais en même temps, comme Michel de Certeau l’avait noté à l’époque lorsqu’il était présent sur le campus de San Diego, il y avait un rapport entre nos pratiques et les processus utilisés par les mystiques du 17e siècle. Il s’agissait pour les mystiques de trouver dans leurs pratiques le moyen de se détacher de leur tradition et de leurs techniques. C’est exactement le contraire de ce que tu as décrit, c’est un processus dans lequel le corps a emmagasiné un nombres incroyable de clichés, et les bons instrumentistes ne pensent jamais à leurs gestes quand ils jouent parce qu’ils sont devenus automatiques. C’est ce que nous avons tenté de faire évoluer vers l’oubli. Tu as mentionné l’idée de mémoire.

Reinhard G.:

Oui, la mémoire.

Jean-Charles F.:

C’était exactement une autre idée, de tenter d’oublier tout ce qu’on avait appris pour pouvoir réapprendre quelque chose d’autre. Bien sûr, ce n’est pas exactement comme cela que cela s’est passé, il s’agit d’une mythologie que nous avons développée. Mais cela reste pour moi un processus fondamental. La peur des musiciens classique c’est de perdre leur technique, et bien sûr quoi qu’il arrive ils ne la perdront jamais. Dans ce processus, je n’ai jamais perdu mes capacités à jouer de manière classique, mais elles ont été beaucoup enrichies. L’importance de ce processus, c’est que par un voyage dans des contrées inconnues, on peut revenir chez soi et avoir une autre conception de sa technique.

Reinhard G.:

C’est une combinaison de choses nouvelles et d’anciennes ?

Jean-Charles F.:

Oui. Ainsi il est possible de travailler avec des musiciens classiques dans des situations dans lesquelles ils doivent laisser leur technique de côté. Et dans le cas de John Silber par exemple – il avait emprunté cette idée à Globokar, et Ornette Coleman avait fait le même type d’expérience[15] – parce que nos périodes de jeu duraient très longtemps sans interruptions, il se fatiguait lorsqu’il ne jouait que du trombone. Donc il avait décidé de jouer aussi sur un autre instrument et il avait choisi le violon, dont il n’avait jamais abordé l’étude. Il a dû réinventer complètement par lui-même une technique très personnelle de jouer de cet instrument et il a été capable de produire des sonorités que personne n’avait produites jusqu’alors.

Reinhard G.:

Mais le processus par lequel passe ces musiciens classiques avec lesquels je travaille me paraît différent : c’est un peu une autre façon d’envisager le jeu instrumental. Si je leur dis « jouez ! », ils n’essaient pas vraiment de jouer de nouvelles choses, mais ils recombinent…

Jean-Charles F.:

Oui, ce qu’ils connaissent.

Reinhard G.:

Elles recombinent ce qu’elles connaissent. Mais parce qu’elles sont en situation de jouer en ensemble, elles ne peuvent pas en avoir le contrôle. Il y a toujours quelqu’un qui vient croiser ce qu’ils font. S’ils ont des attentes, il y a toujours quelqu’un qui vient les perturber, et il faut alors trouver de nouvelles voies. Et ce qui est intéressant, c’est qu’elles sont capables de suivre ces croisements sans s’irriter et dire « non, je ne peux pas … ». Il s’agit d’un phénomène dans lequel, lors de nombreux ateliers, les participants disent d’abord « je ne peux pas » et dès qu’ils se lancent – un peu comme le peintre que tu as mentionné – ça fonctionne. Et la question que je me pose est : est-ce un problème musical ou est-ce un problème lié à la situation ? Ma théorie est qu’il y a soudainement un espace et quelqu’un leur permet de faire quelque chose et elles le font. Et c’est intéressant de noter qu’elles ne le font jamais toute seule de leur propre initiative. Ils viennent me voir et ils jouent, puis ils vont à l’extérieur et ils ne le font plus jamais. Il faut qu’il y ait la présence d’un groupe et d’un espace dédié à cette activité. Il y a un musicien qui est venu avec son quatuor à cordes et ils ont essayé d’improviser. Plus tard il m’a dit qu’ils ont joué en bis une improvisation lors d’un concert ; mais ils n’ont pas annoncé que c’était une improvisation mais que c’était écrit par un compositeur chinois ; et il a dit que le public a vraiment beaucoup aimé ce bis, et il a vraiment été étonné que cela puisse se passer ainsi. Pour moi le problème m’a paru clair, parce que s’ils avaient annoncé qu’ils jouaient leur propre musique, il y aurait eu des gens qui n’auraient pas voulu l’écouter. Si vous jouez du Mozart, c’est que vous jouez quelque chose de sérieux, qu’il y a un effort à faire, et ainsi de suite. Donc l’improvisation est plus centrée sur la personnalité de celui ou celle qui la réalise, et vous prenez du plaisir à le faire, c’est cela qui est intéressant.

Jean-Charles F.:

On dit – je ne sais pas si c’est vraiment le cas – que Beethoven jouant du piano en concert improvisait la moitié du temps et que le public préférait de beaucoup ses improvisations plutôt que ses compositions.

Reinhard G.:

C’est un fait intéressant en effet.

Jean-Charles F.:

Est-ce que c’était ainsi parce que les improvisations étaient plus simples structurellement ?

Reinhard G.:

Maintenant nous sommes en présence de deux voies possibles. La première nous conduit vers un champ ouvert dans lequel on se dit : « je ne veux pas faire ce que d’autres ont déjà fait ou sont en train de faire ». Et d’autre part la deuxième consiste à dire : « je vais faire une improvisation qui ne sera pas – comment tu l’appelles ?…

Jean-Charles F.:

… Un effacement, un oubli.

Reinhard G.:

… un effacement complet. Il s’agit là de « penser vos manières de procéder d’une façon nouvelle » plutôt que d’envisager un contenu musical nouveau ; et ainsi il ne s’agit pas d’une posture très d’avant-garde. Oui, on produit de la musique un peu polytonale, avec des poly-rythmes, et des harmonies un peu fausses, un peu comme du Chostakovitch, etc. Mais pour moi la chose importante c’est de ne pas dire : « nous allons créer une nouvelle musique », mais que les étudiants puissent envisager la séance de travail comme des improvisateurs. Ce qu’ils sont capables de faire dans cette situation et les capacités qu’elles peuvent développer vont leur servir à explorer les choses par elles-mêmes : « ce n’est pas quelque chose d’original qui va me définir, je ne suis qu’un tout petit peu ouvert à la nouveauté, mais j’aime la musique qu’on produit ensemble, je trouve qu’elle me touche complètement. » Cela se passe de manière très directe parce qu’ils jouent en tant que personnes et non pas comme quelqu’un à qui je dirais « s’il te plaît, joue moi maintenant de la mesure 10 à la mesure 12, de manière ouahhhhh [chuchotement bruité], tu sais comment il faut faire ». Mais s’ils décident de le faire par eux-mêmes et c’est complètement différent.

Jean-Charles F.:

Oui, mais pour moi la question essentielle c’est le timbre, les qualités du son. Parce qu’il y a une équation entre la musique structurelle et les autres : plus l’accent est mis sur la complexité d’une grammaire établie, moins est intéressante la matière sonore et plus l’accent est mis sur la qualité complexe du timbre et moins l’intérêt se porte sur la complexité des structures syntaxiques. Si l’on considère la musique classique européenne des 19e et 20e siècles, il y a un long processus dans lequel le jeu instrumental devient de plus en plus standardisé, et le modèle instrumental dominant de cette période est le piano. Et donc l’enjeu est de créer beaucoup de musiques différentes, mais du point de vue de ce qui est représenté par le système de notation, les notes et leurs durées, qu’on peut aisément réaliser sur l’équivalence des touches du clavier. Il s’agit de manipuler ce qui est standardisé dans le système de notation, de construction d’instruments et de techniques de production sonore, de manière non-standardisée et différenciée d’une œuvre à une autre. L’approche structurelle dans ce cas-là devient très utile[16]. Et évidemment on fait énormément d’expérimentation dans ce cadre avec le pillage des musiques traditionnelles en les transformant en notes : bien sûr dans cette démarche on perd 99% des valeurs sur lesquelles fonctionnent ces musiques. L’équation est compliquée parce que à partir du moment où apparaissent les musiques concrètes et électroniques, on a une branche culturelle différente qui se met en place, une conception des sons qui est différente. Et avec les musiques populaires comme le rock, la combinaison de notes n’a aucun intérêt, car trop simpliste tendant à être basée sur peu d’accords, ce qui fait que cette musique est plus accessible. Mais ce qui compte c’est le son du groupe, qui est éminemment complexe. Les musiciens de ces musiques passent un temps considérable à élaborer en groupe une sonorité qui va constituer leur identité, à réinventer leur jeu instrumental à partir de ce qu’ils identifient dans les enregistrements du passé pour s’en démarquer. Suivant ce modèle beaucoup de situations peuvent être envisagées dans les ateliers d’improvisation qui mettent les musiciennes dans des processus où elles doivent imiter ce qui est vraiment impossible à imiter chez les autres, situations difficiles, surtout pour des musiciennes qui sont tellement efficaces dans la lecture de notes. Que se passe-t-il lorsqu’un (une) clarinettiste joue un certain son et maintenant avec votre propre instrument, un piano par exemple, on doit imiter de la manière la plus exacte la sonorité qu’il produit ?

Reinhard G.:

C’est une question de timbre.

Jean-Charles F.:

Oui. Le monde de l’électronique crée un univers de résonances. C’est vrai même si l’on n’utilise pas des moyens électroniques. Mais en même temps, tu as complètement raison de penser que la tradition du jeu à partir des notes écrites sur la partition reste encore un facteur très important des pratiques musicales dans notre société.

Reinhard G.:

Dans la société occidentale.

Jean-Charles F.:

On peut encore faire beaucoup de bonnes choses dans ce contexte.

Reinhard G.:

Il y a une mémoire, un réservoir et des archives. Je pense – et cela me surprend beaucoup, mais c’est exactement comme cela que je vois les choses – je pense que l’improvisation ne fonctionne pas avec des notes, et se détermine en fonction de timbres. J’appelle cela musicaliser le son. Avec le musicien classique, on a une note, et ensuite il est nécessaire de la musicaliser, il faut la décoder.

Jean-Charles F.:

L’inscrire dans un contexte de réalité.

Reinhard G.:

Exactement ! L’inscrire dans un contexte, l’amener à sonner. Et lorsqu’on transforme le signe en son, en tant que musicienne classique on est en présence de beaucoup de fusion du signe au son, en utilisant tout ce qu’on a appris et tout ce qui constitue la technique. La technique vous permet de réaliser des variations de dynamiques, d’articulations et de pleins autres éléments. C’est la manière par laquelle elles et ils ont vraiment appris à jouer. Et maintenant je vais enlever les notes et leur demander de continuer à faire de la musique. Et c’est ainsi que je commence souvent mes ateliers en leur demandant de ne jouer que sur une seule hauteur de note. Les sept ou huit personnes qui participaient la semaine dernière à mon atelier à Vienne, ont réalisé une improvisation sur une seule hauteur avec la tâche de faire des choses intéressantes avec cette hauteur. Et c’est intéressant parce qu’il y a tant de nuances à leur disposition, et cela sonne vraiment très, très, bien. Et pour moi c’est la porte qui s’ouvre vers l’improvisation, ne pas se précipiter sur beaucoup de hauteurs, mais de commencer toujours par des choses qui se basent sur les qualités sonores. Si l’on se penche sur l’histoire de la musique, je pense que les humains qui vivaient il y a quarante mille ans n’avaient pas de langage, mais ils avaient des sons [il se met à chanter].

Jean-Charles F.:

Comment le sais-tu ?

Reinhard G.:

J’ai un enregistrement [rire] ! Et j’ai fait avec mes étudiants l’expérience suivante : faites un dialogue parlé sans utiliser de mots [il donne un exemple avec sa voix], ça marche. Ils ne peuvent pas te dire quelque chose de précis, mais l’idée émotionnelle est présente. Je pense que tu seras d’accord que le timbre de la voix parlée est vraiment une chose très importante comme l’a noté Roland Barthes dans Le Grain de la voix[17]. Je suis d’accord avec lui. J’essaie d’amener ces musiciens classiques à improviser un peu dans leur tradition, donc ils ne créent pas de nouvelles choses, afin de découvrir leur instrument, mais à l’intérieur de leur tradition.

Jean-Charles F.:

Du point de vue de leurs représentations.

Reinhard G.:

Oui exactement, et ce qui est issu dans cet atelier est très intéressant.

Jean-Charles F.:

C’est une manière très pédagogique de mener les choses, sinon les participants sont perdus.

Reinhard G.:

Oui. L’ancien directeur du département de musique de chambre à l’Université de musique et d’arts de la scène à Vienne aime l’improvisation. Je pense que ce qu’il aime dans l’improvisation c’est que les étudiants apprennent à se mettre en contact entre eux et en contact avec la question de la production du timbre. Pour la musique de chambre, ce sont des choses très importantes. Je ne suis pas moi-même un instrumentiste parfait parce que je ne passe pas des milliers d’heures en répétitions, mais je pense que je peux travailler avec cela dans mon esprit, je peux vraiment trouver de nombreux artistes qui travaillent dans la musique sur partitions qui sont intéressants, c’est vraiment très riche.

Jean-Charles F.:

Dans un quatuor à cordes, il faut que les quatre musiciens travaillent des heures sur ce qu’on appelle l’accord des instruments, ce qui est en fait une façon de créer une sonorité de groupe.

Reinhard G.:

C’est ce que je fais avec l’improvisation, je fonctionne d’une façon très proche de cette tradition. Les tâches sont souvent orientées vers l’intonation entre musiciennes ou musiciens, mais il ne s’agit pas d’aller seulement du coup d’archet dans la direction du coup d’archet parfait, mais aussi en direction de la musique. Eh bien, j’ai été très content de cet entretien qui pourra nourrir mes écrits. Je voudrais écrire un livre sur l’improvisation réalisée avec des musiciens classiques, mais je n’en ai pas le temps, tu sais comment va la vie…

Jean-Charles F.:

Il faut être retraité pour pouvoir avoir le temps de faire les choses ! Merci d’avoir pris ce temps pour parler.

 


1. Improfil est une publication périodique allemande [connectée à l’Exploratorium Berlin] centrée sur la théorie et la pratique de l’improvisation et qui fonctionne en tant que plateforme d’échanges professionnels entre artistes, enseignants et thérapeutes, pour qui le l’improvisation est un des aspects importants de leurs activités. Voir https://exploratorium-berlin.de/en/home-2/

2. Le Cefedem AuRA [Centre de Formation des Enseignants de la Musique Auvergne-Rhône-Alpes] a été créé en 1990 par le Ministère de la Culture pour la formation des enseignants des écoles de musique et conservatoires. C’est un centre de ressources professionnelles et d’enseignement supérieur artistique de la musique.Le centre mène des recherches sur la pédagogie de la musique et publie un périodique, Enseigner la Musique. Voir https://www.cefedem-aura.org

3. CEPI, Centre Européen pour l’Improvisation : ”Pour moi, le CEPI est le point de rencontre entre des musiciens improvisateurs, avec d’autres praticiens de tous les domaines artistiques, des chercheurs, des penseurs, tous ceux et celles dont l’activité ou la curiosité est tournée vers de nouvelles formes et méthodes pour faire les choses. Les rencontres portent sur l’échange d’idées et d’expériences, et aussi sur la participation collective à un processus créatif, en bref, il s’agit d’improviser ensemble. » Barre Phillips, 2020. Voir http://european.improvisation.center/home/about

4. Franziska Schroeder, Soundweaving : Writings on Improvisation, Cambridge, England : Cambridge Scholar Publishing. Voir la traduction française de Henrik Frisk, “Improvisation and the Self: to listen to the other”, dans la présente édition de paalabres.org. : Henrik Frisk, L’improvisation et le moi.

5. Matthias Schwabe est le fondateur et le directeur de l’Exploratorium Berlin.

6. Pendant les rencontres du CEPI à Puget-Ville (en 2018 en particulier), Barre Phillips a proposé un jeu de pétanque dans lequel chaque équipe était composé de deux lanceurs de boules et de deux personnes improvisant en même temps.

7. La rencontre a eu lieu un jour avant [juillet 2018] un concert de musiques improvisées à l’Exploratorium Berlin avec Jean-Charles François, Reinhard Gagel, Simon Rose et Christopher Williams.

8. RAMDAM, UN CENTRE D’ART [à Sainte-Foy-lès-Lyon] est un lieu de travail, c’est un lieu flexible, ouvert à une multiplicité d’usages, dont les espaces sont modulables et transformables en fonction des besoins et des contraintes des projets accueillis. Ramdam est le lieu de résidence de la Compagnie Maguy Marin. Voir https://ramdamcda.org/information/ramdam-un-centre-d-art

9. Christian Lhopital est un artiste contemporain français né en 1953 à Lyon. Il pratique essentiellement le dessin et la sculpture. Présenté à la 11e biennale d’art contemporain de Lyon, Une terrible beauté est née, par Victoria Noorthoorn, il a exposé sous forme de cabinet de dessins un ensemble de 59 dessins d’époques différentes, de 2002 à 2011. En juin 2014, les Éditions Analogues à Arles ont édité le livre Ces rires et ces bruits bizarres, avec un texte de Marie de Brugerolle, illustré de photos de dessins muraux à la poudre de graphite, de sculptures et de dessins miniatures, de la série « Fixe face silence ». https://fr.wikipedia.org/wiki/Christian_Lhopital

10. Rob Mazurek est un artiste/abstractiviste multidisciplinaire, qui met l’accent sur la composition électroacoustique, l’improvisation, la performance, la peinture, la sculpture, la vidéo, le film, et les installations. Il a passé la majeure partie de sa vie créative à Chicago et ensuite au Brésil. Il vit actuellement à Marfa, au Texas avec son épouse Britt Mazurek. Voir le lieu-dit « Constellation Scores » dans la seconde édition de ce site (paalabres.org) : Accès à Constellation Scores. Voir https://www.robmazurek.com/about

11. Denis Laborde, La Mémoire et l’Instant. Les improvisations chantées du bertsulari basque, Bayonne, Saint-Sébastien, Ed. Elkar, 2005.

12. Anna Barth est une danseuse indépendante, chorégraphe et directrice artistique du DanceArt Laboratory Berlin. Elle a étudié la danse moderne, l’improvisation et la composition au “Alwin Nikolais and Murray Louis Dance Lab” à New York et la danse Butoh pendant plusieurs années avec le célèbre co-fondateur et maître de la danse Butoh, Kazuo Ohno et avec son fils Yoshito Ohno au Japon. https://www.annabarth.de/en/bio.html

13. Keith Humble était un compositeur australien (1927-1995), chef d’orchestre et pianiste qui considérait ces trois activités en continuité dans une pratique ressemblant aux fonctions de musicien avant l’avènement du compositeur professionnel aux 19e et 20e siècles. Pendant les années 1950 et 1960, il a vécu en France. Il a été l’assistant de René Leibowitz et en 1959, à l’American Centre for Students and Artists à Paris, il a fondé le ‘Centre de Musique, un « atelier d’interprétation et de création » centré sur la présentation et le débat autour de la musique contemporaine. C’est dans ce contexte que Jean-Charles François l’a rencontré et à continuer travailler avec lui jusqu’en 1995. Voir http://adb.anu.edu.au/biography/humble-leslie-keith-30063

14. KIVA, 2 CD, Pogus Produce, New York. Recordings 1985-1991, avec Jean-Charles François, percussion, Keith Humble, piano, Eric Lyon, manipulations vocoder par ordinateur, Mary Oliver, violon et alto, John Silber, trombone.

15. Voir Henrik Frisk article, op. cit. dans la présente édition. Henrik Frisk, L’improvisation et le moi.

16. Voir Jean-Charles François, Percussion et musique contemporaine, chapter 2, « Contrôle direct ou indirect de la qualité des sons », Paris : Editions Klincksieck, 1991.

17. Roland Barthes, « Le grain de la voix », Musique enjeu 9 (1972).

Lisières

Access to the English translation: Edges – Fringes – Margins

 


 

Lisières – Collage

 

Le 26 avril 2019 a eu lieu à Lyon une rencontre entre le compositeur et improvisateur György Kurtag (en visite de Bordeaux), Yves Favier, alors directeur technique à l’ENSATT à Lyon, et les membres du collectif PaaLabRes, Jean-Charles François, Gilles Laval et Nicolas Sidoroff. Le format de cette rencontre a été d’alterner des moments d’improvisation musicale avec des discussions concernant le parcours des différents participants.

À la suite de cette rencontre, nous avons décidé de développer une sorte de « cadavre exquis » autour du concept de « lisières », chacun des participants écrivant des textes plus ou moins fragmentés en réaction aux écrits qui s’accumulaient petit à petit. En outre les cinq personnes avaient aussi le droit de proposer des citations d’auteurs divers en liaison avec cette idée de lisières. C’est ce processus qui a donné lieu dans le Grand Collage (la rivière) de cette édition « Faire tomber les murs » à 10 collages (L.1 – L.10) de ces textes accompagnés de musiques, de voix enregistrées et d’images, avec en particulier des extraits de l’enregistrement de nos improvisations réalisées lors la rencontre du 26 avril 2019. Voici ci-dessous l’intégralité des textes.
 


Accès aux extraits de texte :

experiencespoetiques
Définitions 1               Définitions 2               Définitions 3
Aleks A. Dupraz 1                             Aleks A. Dupraz 2
Yves Favier 1    Yves Favier 2   Yves Favier 3   Yves Favier 4   Yves Favier 5
Gustave Flaubert
Jean-Charles François 1      Jean-Charles François 2      Jean-Charles François 3
Edouard Glissant 1    Edouard Glissant 2    Edouard Glissant 3    Edouard Glissant 4
Emmanuel Hocquard 1                  Emmanuel Hocquard 2
Tom Ingold 1                                                                                   Tom Ingold 2
György Kurtag 1     György Kurtag 2
François Laplantine et Alexis Nouss 1                     François Laplantine et Alexis Nouss 2
Gilles Laval
Michel Lebreton 1                                  Michel Lebreton 2
Jean-Luc Nancy
Nicolas Sidoroff 1     Nicolas Sidoroff 2      Nicolas Sidoroff 3     Nicolas Sidoroff 4
Dominique Sorrente

 


 

Emmanuel Hocquard :

La lisière est une bande, une liste, une marge (pas une ligne) entre deux milieux de nature différente, qui participe de deux sans se confondre pour autant avec eux. La lisère a sa vie propre, son autonomie, sa spécificité, sa faune, sa flore, etc. La lisière d’une forêt, la frange entre mer et terre (estran), une haie, etc. (…) Un détroit est une figure exemplaire de lisière : le détroit de Gibraltar sépare deux continents (l’Afrique et l’Europe) en même temps qu’il fait communiquer deux mers (Méditerranée et océan Atlantique).

dans la cour       platanes cinq

 dans la cour                          platanes cinq

dans la cour                 platanes cinq

(Le cours de Pise, Paris : P.O.L., 2018, p. 61)

 

Yves Favier :

Évidemment la notion de « Lisière » est celle qui titille le plus (le mieux ?) surtout lorsqu’elle est déterminée comme « zone autonome entre 2 territoires », zones musicales mouvantes et indéterminés, pourtant identifiables.
Ce ne sont pas pour moi des « no man’s (women’s) land », mais plutôt des zones de transition entre deux (ou plusieurs) milieux …
En écologie on appelle ces zones singulières des « écotones », des zones qui abritent à la fois des espèces et des communautés des différents milieux qui les bordent, mais aussi des communautés particulières qui leur sont propres. (On effleure ici 2 concepts celui de Guattari « L’écosophie » ou tout se tient et celui de Deleuze, « L’Heccéité = Evènement. »

 

Définitions : Lisières – subst. fém.

Étymol. et Hist. 1. 1244 « bord qui limite de chaque côté d’une pièce d’étoffe » (Doc. ds Fagniez t. 1, p. 151); 2. a) 1521 « frontière d’un pays » (Doc. ds Papiers d’État de Granvelle, t. 1, p. 185); b) 1606 « bord d’un terrain » (Nicot); c) 1767-68 fig. « ce qui est à la limite de quelque chose » (Diderot, Salon de 1767, p. 195); 3. a) 1680 « bandes attachées au vêtement d’un enfant pour le soutenir quand il commence à marcher » (Rich.); b) 1752 mener (qqn) par la lisière « conduire (quelqu’un) comme on mène un enfant » (Trév.); c) 1798 mener (qqn) en lisière « exercer une tutelle sur (quelqu’un) » (Ac.); 1829 tenir en lisière « id. » (M. de Guérin, loc. cit.); 4. 1830 chaussons de lisière (La Mode, janv. ds Quem. DDL t. 16). Orig. incertaine. Peut-être dér. de l’a. b. frq. *lisa « ornière », que l’on suppose d’apr. le lituanien lysẽ « plate-bande (d’un jardin) » et l’a. prussien lyso « id. (d’un champ) ». Cette forme *lisa a dû exister à côté de l’a. b. frq. *laiso, de la même famille que l’all. Gleis, Geleise « voie ferrée, ornière »; cf. a. h. all. waganleisa « ornière »; cf. aussi le norm. alise « ornière »; alisée « id. » (v. REW et FEW t. 16, p. 468b). L’hyp. du FEW t. 5, pp. 313b-314a, qui dérive lisière du subst. masc. lis (du lat. licium « lisière d’étoffe »), est peu probable, ce dernier étant plus récent que lisière (1380, « grosses dents aux extrémités d’un peigne de tisserand », Ordonnances des rois de France, t. 6, p. 473, v. aussi note b; puis, au xviiies., au sens de « lisière d’une étoffe », v. FEW t. 5, p. 312b).
http://www.cnrtl.fr/etymologie/lisi%C3%A8re

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futura-science

 

György Kurtag

[Il cite ici le professeur André Haynal, psychiatre, psychanalyste, professeur honoraire à l’Université de Genève, au sujet du livre de Daniel N. Stern, Le moment présent en psychothérapie : un monde dans un grain de sable, Paris : Éditions Odile Jacob, 2003.
https://www.cairn.info/revue-le-carnet-psy-2004-2-page-11.htm]

« Plus spectaculaire est l’émergence de “moments urgents” qui produisent des “moments de rencontre”.

Stern met l’accent sur l’expérience et non sur le sens, même si ce dernier, et ainsi la dimension du langage, joue un rôle important. Pour lui, les moments présents se produisent parallèlement à l’échange langagier pendant la séance. Les deux se renforcent et s’influencent l’un l’autre, tour à tour. L’importance du langage et de l’explicite, n’est donc pas mis en question, bien que Stern veuille centrer l’attention sur l’expérience directe et implicite. »

 

Yves Favier :

Ces lisières entre prairie, lac et forêt, accueillent des espèces des prairies qui préfèrent les milieux plus sombres et plus frais, d’autres plus aquatiques et des espèces forestières qui préfèrent la lumière et la chaleur

N’est-ce pas le cas en improvisation ?…

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Aleks A. Dupraz :

La notion de « lisière » vient progressivement se substituer dans mes écrits à celle de « marge » très travaillée par la sociologie et fréquente dans les sphères alternatives de l’art et du politique. Même si l’on sait que « la marge » est toujours en interaction(s) – ne serait-ce que dans l’imaginaire – avec son inverse (le centre où la force centrifuge des normes peut sembler à son plus haut niveau, ce qui apparaît discutable dans la mesure où la proximité des lieux de pouvoir confère aussi une certaine liberté quant à l’application, l’altération et la production des normes), la notion de « lisière » porte en elle la possibilité d’un autre déplacement qui n’est plus simplement celle du rapport entre « un centre » et « sa périphérie ». Être en lisière de l’Université, c’est déjà être à la frontière d’autres mondes et cela m’ouvre peut-être des possibilités de penser mon vécu et ma démarche autrement qu’à travers le seul prisme de la tension à l’œuvre dans un processus de construction identitaire qui se rapporterait principalement à l’institution universitaire et à ses normes.
experiencespoetiques | lisière(s)

 

François Laplantine et Alexis Nouss :

La pensée de l’entre et de l’entre-deux est résolument métisse, car l’attention à l’interstice nous fait réaliser que l’on ne peut être l’un et l’autre simultanément mais alternativement, comme dans le processus hétéronymique de Frenando Pessoa ou comme dans les pas du tango. (…) L’entre est ce que l’on ne peut placer bord à bord ou mettre bout à bout et qui nous empêche de suivre le sillon. C’est un intervalle qui ne peut être comblé ou du moins comblé immédiatement, mais appelle des médiations qu’il convient d’opposer, avec Adorno, à la réconciliation ainsi qu’à la notion d’œuvre dans la mesure où celle-ci croit atteindre un achèvement.
Métissages, de Arcimboldo à Zombi. Montréal, Pauvert, 2001.

 

Michel Lebreton :

Les lisières sont les endroits des possibles. Les limites n’en sont définies que par les milieux qui les bordent. Elles sont mouvantes, sujettes à érosions, sédimentations : elles n’ont rien d’évident.
(Voir la « maison » M. Lebreton dans la présente édition)

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futura-sciences.com

Yves Favier :

1/ L’improvisateur serait-il cet « être aux aguets » singulier ?
Chasseur/cueilleur/ toujours prêt à capter (capturer ?) les SONS existant, mais aussi « éleveur », afin de laisser émerger ceux « immanents » ? Pas encore manifestes mais déjà en « possible en devenir » ?…

2/ « le territoire ne vaut que par rapport à un mouvement par lequel on en sort. » dans le cas de la notion de Frontière de Hocquard associé à la conception politique Classique, L’improvisateur serait un passeur entre 2 territoires déterminés par avance par convention académiques exemple : passeur entre LA musique contemporaine (savante sacrée) et LA musique spontanée (prosaïque sociale)..on va dire que c’est un début, mais qui n’aura pas de développement autre que dans et par le rapport aux conventions…ça sera toujours une ligne qui sépare, c’est une « abstraction » d’où les corps concrets (public inclus) sont de fait exclus.

3/ Quelle LIGNE (musicale), pourrait marquer Limite, une « extrémité » (elle aussi abstraite) à une musique dite « libre » à seulement la considérer de l’intérieur (supposé l’intérieur de l’improvisateur).
Effectivement ôter toute possibilité de sortir ce ces limites identitaire (« l’impro c’est ça et pas autre chose », « L’improvisation aux improvisateurs ») procède du fantasme des origines créatrices et de ses « génies » isolés. … pour moi le « No man’s land » suggéré par Hocquard est plutôt ici !

 

Nicolas Sidoroff :

Emmanuel Hocquard distingue trois conceptions de la traduction au regard de la limite (la « conception réactionnaire » où la traduction ne peut que trahir), de la frontière (la « conception classique » où la traduction passe d’une langue et culture dans une autre) et la lisière (conception qui « fait de la traduction […] une haie entre les champs de la littérature »).
(Emmanuel Hocquart, Ma haie : Un privé à Tanger II, Paris : P.O.L., 2001, pp. 525-526.)

Je travaille sur les notions de « frontière » et de « lisière » entre différentes activités. (…) Une frontière se franchit au sens épais et consistant du terme, une partie du corps puis l’autre, plus ou moins progressivement. Ce corps a une épaisseur, on est d’un côté et de l’autre d’une ligne ou d’une surface qui fait frontière à un moment. Cela peut créer un balancement, comme des allers-retours en matière de poids du corps au-dessus de cette ligne ou de chaque côté de cette surface, sans déplacement des pieds. Comment passe-t-on une frontière entre plusieurs activités : que se passe-t-il quand je change de « casquette », par exemple entre un espace-temps où je suis compositeur et un autre où je suis régisseur de son ?
(Nicolas Sidoroff, « Faire quelque chose avec ça que je voudrais tant penser, faisons quelque chose avec ça, de ci, de là », Agencements N°1, mai 2018, Éditions du commun, p. 50)

 

Dominique Sorrente :

J’ai longtemps vécu sur le rebord du monde.

 

experiencespoetiques

D’un bord à l’autre, nos mouvements forment un chant d’échos, une forêt de signes en plein ciel.
experiencespoetiques | Notre mouvement (octobre 2017)

Corridor écologique :

Un corridor écologique, à distinguer du corridor biologique et du continuum écologique, est une zone de passage fonctionnelle, pour un groupe d’espèces inféodées à un même milieu, entre plusieurs espaces naturels. Ce corridor relie donc différentes populations et favorise la dissémination et la migration des espèces, ainsi que la recolonisation des milieux perturbés.

Par exemple, une passerelle qui surplombe une autoroute et relie deux massifs forestiers constitue un corridor écologique. Elle permet à la faune et à la flore de circuler entre les deux massifs malgré l’obstacle quasi imperméable que représente l’autoroute. C’est pour cette raison que cette passerelle est appelée un passage à faune.

Les corridors écologiques sont un élément essentiel de la conservation de la biodiversité et du fonctionnement des écosystèmes. Sans leur connectivité, un très grand nombre d’espèces ne disposeraient pas de l’ensemble des habitats nécessaires à leurs cycles vitaux (reproduction, croissance, refuge, etc.) et seraient condamnées à la disparition à plus ou moins brève échéance.

Par ailleurs, les échanges entre milieux sont un facteur de résilience majeur. Ils permettent ainsi qu’un milieu perturbé (incendie, crue…) soit recolonisé rapidement par les espèces des milieux environnants.

L’ensemble des corridors écologiques et des milieux qu’ils connectent forme un continuum écologique pour ce type de milieu et les espèces inféodées.

C’est pour ces raisons que les stratégies actuelles de conservation de la biodiversité mettent l’accent sur les échanges entre milieux et non plus uniquement sur la création de sanctuaires préservés mais clos et isolés.
https://www.futura-sciences.com/planete/definitions/developpement-durable-corridor-ecologique-6418/

 

Michel Lebreton :

L’enseignant va-t-il laisser les barrières ouvertes aux vagabondages et bricolages ? Ou va-t-il circonscrire toutes pratiques à l’enclos qu’il a construit au fil du temps ?

 

Edouard Glissant :

(…) là où les peuples migrants d’Europe (…) arrivent [en Amérique] avec leurs chansons, leurs traditions de famille, leurs outils, l’image de leur dieu, etc. les Africains, eux, arrivent dépouillés de tout, de toutes possibilités, et même dépouillés de leur langue. Car l’antre du bateau négrier est l’endroit et le moment où les langues africaines disparaissent, parce qu’on ne mettait jamais ensemble dans le bateau négrier, tout comme dans les plantations des gens qui parlaient la même langue. L’être se retrouvait dépouillé de toutes sortes d’éléments de sa vie quotidienne, et surtout de sa langue.
(Introduction à une poétique du divers, Paris : Gallimard, 1996, p . 16)

 

Emmanuel Hocquard :

À rattacher aux lisières tout ce qui concerne les marges (marginalia), les chemins de traverse, les espaces résiduels ou terrains vagues…
Les lisières sont les seuls espaces qui échappent aux règles fixées par les grammairiens d’État, les jardiniers de Versailles et les urbanistes internationaux.
(Op. cit. p. 62)

 

Edouard Glissant :

Qu’est-ce qui se passe pour ce migrant ? Il recompose par traces une langue et des arts qu’on pourrait dire valables pour tous. (…) L’Africain déporté n’a pas eu la possibilité de maintenir ces sortes d’héritages ponctuels. Mais il a fait quelque chose d’imprévisible à partir des seuls pouvoirs de la mémoire, c’est-à-dire des seules pensées de la trace qui lui restaient : il a composé d’une part des langages créoles et d’autre part des formes d’art valables pour tous. (…) Si ce Néo-Américain ne chante pas des chansons africaines d’il y a deux ou trois siècles, il ré-instaure dans la Caraïbe, au Brésil et en Amérique du Nord, par la pensée de la trace des formes d’art qu’il propose comme valable pour tous. La pensée de la trace me paraît être une dimension nouvelle de ce qu’il faut opposer dans la situation actuelle du monde à ce que j’appelle les pensées du système ou les systèmes de pensée. Les pensées du système ou les systèmes de pensée furent prodigieusement féconds et prodigieusement conquérants et prodigieusement mortels. La pensée de la trace est celle qui s’appose aujourd’hui le plus valablement à la fausse universalité des pensées du système.
(Op. cit., p.17)

 

Jean-Charles François :

Les belles lisières, les belles lisières, les belles lisières
Les belles lisières, les belles lisières et… le méchant lisier
Les belles lisières et le méchant lisier
Les rebelles lisières et en plein champ le lisier
Les lisières, les lisières, le lisier.
Les belles lisières et le méchant lisier
Le lisier responsable des belles algues vertes du Finistère nord, qui se décomposent en méchants éléments toxiques dangereux pour les humains.
Les belles lisières et le méchant lisier
Le mystère des lisières, la misère du lisier.
La fête des lumières, la tête emmêlée du limier
Le lit de la rivière déviée, la civière du licier défiguré
Le critère de la postière, le clystère du policier.
La folie de la vie chère et l’olivier la paix sur terre
Les belles lisières et le méchant lisier.
Le lisier sert à définir le méchant espace des artichauts entre les belles lisières comme méchant résultat d’une belle production industrielle et méchant ferment d’une production du même genre de beauté.

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L’être aux aguets, l’entre-capture, l’être aux agrès, l’entre-musculature, l’être qui agrée, proie qui se laisse capturer, l’être qui agresse, entre rapaces on s’entend bien, l’être de la Grèce, le kairos, moment d’interaction intense, l’être de la graisse…
Le lisier agresse méchamment l’odorat tandis que la polie lisière agrée de relever benoîtement les horodateurs.
Les adorateurs de l’église de la très sainte Thérèse de Lisière s’enlisent dans les agrès du prosaïque GestEtatPo lisier.
L’Eldorado de la belle filière du Glysierphosate emplit de clystère les poches de derrière de tristes sires liés à leurs enflures glyciémo-prostatiques.
Les belles lisières et le méchant lisier.
Comment sortir des lisières et pénétrer l’espace du lisier ? C’est le problème de l’improvisation semble-t-il. L’idéal de communication appartient aux lisières, mais le contenu même reste dans l’incommunicabilité du lisier (hormis son odeur nauséabonde). Si la définition de l’origine des sons au moment de la prestation improvisée sur scène semble devoir relever du domaine du non-dit, car relevant strictement de l’intimité de chaque participant, alors seules les lisières de l’interactivité des humains semblent pouvoir entrer dans le champ de la réflexion. La préparation des sons, leur élaboration effective, semble alors être du domaine exclusif des parcours individuels. L’élaboration collective des sons est laissée à la surprise du moment de rencontre de personnalités qui s’y sont préparés : advienne que pourra. L’enlisement dans le lisier.

Il ne s’agit pas non plus de dire que les lisières de communication entre les humains ne jouent pas un rôle important dans la réflexion. Dans ce sens la question de l’aguet et les méandres de l’inconscient/conscient sont bien des vecteurs essentiels à prendre en considération. Mais si l’improvisation est un jeu collectif, alors l’élaboration des sons par les individus séparés dans des parcours distincts, n’est plus suffisante pour refléter l’élaboration collective des sonorités. Se pose alors le problème de la co-construction des matériaux sonores. C’est là où l’on tombe dans le lisier. Si l’on prépare collectivement les sonorités on risque fortement de ne plus être dans l’idéal de l’improvisation qui démocratiquement laisse les voix libres de s’exprimer, qui accepte en son principe – en principe ! – la dissension en son sein. Mais si tous ceux qui appartiennent au club des improvisateurs ont fait le même parcours avant d’arriver sur scène, alors la démocratie et la dissension sur la scène ne sont que des simulacres, effets d’un théâtre pour public naïf. De même, si ceux qui ne correspondent pas aux modèles sonores idéalisés du réseau ne sont pas invités, l’accord entre ceux qui le sont sera quasiment total. La notion de déterritorialisation est-elle l’affaire d’individus qui se rencontrent en terrain neutre, ou bien l’élaboration collective d’un terrain inconnu ? La liste des éléments du lisier est longue. Comment ouvrir ce chantier tant du point de vue de la pratique que de celui de la réflexion sur la pratique ?

 

Nicolas Sidoroff :

Emmanuel Hocquard qualifie la lisière de : « tache blanche ». Assez longtemps, j’ai compris et lui ai fait dire « tâche blanche ». L’accent circonflexe avait beaucoup de sens, en évoquent à la fois le travail à faire (par la tâche) et un espace à explorer caractérisé par sa situation entre les choses (par l’adjectif légèrement substantivé de « blanc »). Derrière cela, je comprenais, et comprends encore, une invitation à venir habiter, parcourir et pratiquer de tels espaces. La « tache blanche » est très présente dans les travaux d’Emmanuel Hocquard : elle évoque les endroits inexplorés des cartes géographiques, où l’on ne pouvait pas encore savoir ce qu’il fallait écrire ni dans quelles couleurs. La « traduction tache blanche » pour lui, une « activité tache blanche » pour moi, c’est créer des « zones inexplorées (…), c’est gagner du terrain ». Dans mes habitudes de vocabulaire, je dirais aussi : créer du possible.
(« Explorer les lisières d’activité, vers une microsociologie des pratiques (musicales) », Agencements N°2, décembre 2018, Édition du commun, p. 263-264)

 

François Laplantine et Alexis Nouss :

Le zombi ou l’exemple limite du métissage. À la fois mort et vivant, il condense à lui seul le paradoxe irréductible et impensable de tout être. Le zombi ne sera plus jamais tout à fait vivant, ni totalement mort, comme si le voyage du vivant vers la mort et le retour du mort vers la vie empêchaient, de façon irrémédiable, de revenir à une condition première. Périple impossible et vacillant qui interdit, à celui qui est victime de cette sorcellerie redoutable, toute possibilité de retour à un point de départ, à une identité d’être social ou d’être moribond, stabilisée et reconnue.
(Op. cit.)

 

Edouard Glissant :

Pendant très longtemps – il faut toujours répéter – pendant très longtemps l’errance occidentale, qui a été une errance de conquêtes, une errance de fondation de territoires, a contribué à réaliser ce que nous pouvons appeler aujourd’hui la « totalité-monde ». Mais dans un espace aujourd’hui il y a de plus en plus d’errances internes, c’est-à-dire de plus en plus de projections vers la totalité-monde et de retours sur soi alors qu’on est immobile, alors qu’on n’a pas bougé de son lieu, ces formes d’errance déclenchent souvent ce qu’on appelle des exils intérieurs, c’est-à-dire des moments où l’imaginaire, l’imagination ou la sensibilité sont coupés de ce qui se passe alentour. (…) Et c’est une des données du chaos-monde, que l’assentiment à son « entour » ou la souffrance dans son « entour » sont également opératoires comme voie et moyen de connaissance de cet « entour ».
(op. cit., p. 88)

 

Lisière, subst. fém. :

Tous les rêves s’étaient levés, abandonnés à leur libre vol. Servet racontait sa joie prochaine à sortir des lisières. (Estaunié 1896)

Je me lèverai à midi : j’aurai des matinées douillettes dans mon lit. Plus d’études, plus de devoirs. (Estaunié 1896)

Dieu ! il faudra toujours qu’on me pousse et il faudra qu’on me tienne toujours en lisière et je languirai dans une éternelle enfance.
(M. de Guérin, 1829)

 

Edouard Glissant :

Schématisons à outrance : le métissage serait le déterminisme, et la créolisation c’est, par rapport au métissage, le producteur d’imprévisible. La créolisation c’est l’imprédictible. On peut prédire ou déterminer le métissage, on ne peut pas prédire ou déterminer la créolisation. La même pensée de l’ambiguïté, que les spécialistes des sciences du chaos signalent, à la base même de leur discipline, cette même pensée de l’ambiguïté régit désormais l’imaginaire du chaos-monde et l’imaginaire de la Relation.
(Ibid. p. 89)

 

Nicolas Sidoroff :

L’expression « noyau à lisière » permet donc, en premier lieu d’évacuer radicalement des représentations en boîtes rigides à frontières ou en cases limitantes et excluantes. (…) Regarder les pratiques musicales comme interaction et articulation de si « noyaux à lisières », chacun correspondant à une famille d’activité : création, performance, médiation-formation, recherche, administration, technique-lutherie.
(op. cit., p. 265)

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https://images.app.goo.gl/F9rWyUQYkWpjJNKF7

 

Yves Favier :

La notion de « lisière » est celle qui titille (le mieux) : zones musicales mouvantes et indéterminées, pourtant indentifiables.

Sons Pliés Boltanski

Sons-pliés Boltanski

Gilles Laval :

Existe-t-il un présent improvisé, à l’instant T instantané ? Quelles sont ses lisières, de l’instant à naitre ou non, ou non-être, l’instantané non figé à l’instant, juste là, hop c’est passé !
Étiez-vous présent hier à cet instant précis, partagé sans lendemain ? Je ne veux pas le savoir, je préfère le faire, sans repasser, vers les commissures des sens. L’improvisation se joue-t-elle d’elle-même ? Sans autre autres est-ce possible/impossible ? Quelle cible, si cible il y a ?
Interpénétrations et projections piquantes instantanées, répliques introspectives morphologiques agglutinantes, jonctions éloignées mouvementées écarlates, combinaisons à l’aise ou niaises, réactions à vif synchroniques, diachroniques, fusions et confusions oxymoristiques habiles. Si bleu est le lieu de mer, hors de l’eau, il se mesure en vert, en lisière c’est arc-en-ciel. Superbe masse d’ondes insaisissables où dedans brillent et foisonnent des lisières de dégradés, des départs sans retours, des arrêts pas nets, des flous roses rougissants, va savoir s’il faut faire taire, se faire terre ou ouï-dire.
J’ai ouï l’hallali sensible aux lisières des improvisalizés, (parfois des gourous courroucés d’envies d’emprises dégringolent en gammes lentes (choisis ta pente), quand d’autres pétillent d’un imprévisible heureux et de surprises survoltées). Invitons-nous de bout en bout aux commissures heuristiques kaïrostiques des espaces et des méandres imaginés, seul ou à plusieurs, à pludames, à plutoustes.

« commissure Rem. 1. La majorité des dict. du 19e s. et Lar. 20e enregistrent également l’emploi vieilli du terme en mus. pour signifier : Accord, union harmonique de sons où une dissonance est placée entre deux consonances (DG). »

Le principe de bout en bout (en anglais : end-to-end principle) est un principe central de l’architecture du réseau Internet.
Il énonce que « plutôt que d’installer l’intelligence au cœur du réseau, il faut la situer aux extrémités : les ordinateurs au sein du réseau n’ont à exécuter que les fonctions très simples qui sont nécessaires pour les applications les plus diverses, alors que les fonctions qui sont requises par certaines applications spécifiques seulement doivent être exécutées en bordure de réseau. Ainsi, la complexité et l’intelligence du réseau sont repoussées vers ses lisières. Des réseaux simples pour des applications intelligentes. »
(Wikipedia, Principe de bout à bout)

« Kairos : Concept de la Grèce antique qui correspond au temps de l’occasion opportune, c’est-à-dire qui se rapporte à un moment de rupture, à un basculement décisif par rapport au temps qui passe. » (L’internaute)
Kairos est le dieu de l’occasion opportune, du right time, par opposition à Chronos qui est le dieu du time.

brouillard bleu abstrait morceaux blancs

 

Jean-Charles François :

Les lisières font rêver,
fondre en larmes blanches
la mythologie de la tache blanche
c’est que toutes les cartes géographiques sont coloriées
il n’y en a plus pour nous faire rêver

 

Yves Favier :

…données mouvantes fluctuantes…ne laissant à aucun moment la possibilité de description d’une situation stable/ définitive…
temporaire…valable seulement sur le moment…sur le nerf…
toucher le nerf, c’est toucher la lisière…
l’improvisation comme un ravissement…un kidnapping temporel…
où l’on serait plus tout à fait soi et enfin soi-même…
…tester le temps par le geste combiné avec la forme…et vice versa…
l’irrationnel à la lisière de la physique des fréquences bien raisonnées…
…bien tempérées…
rien de magique…juste une lisière atteinte par les nerfs…
écotone…tension ENTRE…
entre les certitudes…
entre existant et préexistant…
…immanent attracteur…étrange immanence attractive…
entre silence et possible en devenir
… cette force qui touche le nerf…
…qui trouble le silence ?…
…la lisière comme continuité perpétuellement mouvante

L’inclusion de chaque milieu dans l’autre
Non directement connectés entre eux
En change les propriétés écologiques
Traits communs d’interpénétration de milieux
Terrier
Termitière
Lieu où l’on modifie son environnement
À son profit et à celui des autres espèces

De quel récit la lisière est-elle le vecteur ?…

Ecotones
Ecotones

 

György Kurtag :

[Citation du professeur André Haynal :]
« Dans son nouveau livre (Daniel N. Stern, Le moment présent en psychothérapie : un monde dans un grain de sable, Paris : Éditions Odile Jacob, 2003), Stern parle, en psychothérapeute et observateur de la vie quotidienne, de ce qu’il appelle le “moment présent”, ce qu’on pourrait aussi dénommer le moment béni, au cours duquel, tout d’un coup, un changement peut s’opérer. Ce phénomène, que les Grecs appellent kairos, est un moment d’interaction intense parmi ceux qui n’apparaissent pas sans une longue préparation préalable. Cet ouvrage centre notre regard sur le “ici et maintenant”, l’expérience présente, vécue souvent à un niveau non verbal et non conscient. Dans la première partie, l’auteur donne une description pleine de nuances de ce “maintenant”, du problème de sa nature, de son architecture temporelle et de son organisation.

Dans la deuxième partie, intitulée « La contextualisation du moment présent », il parle entre autres de la connaissance implicite et de celle intersubjective.
Implicite <> explicite :
rendre l’implicite explicite et l’inconscient conscient est une tâche importante des psychothérapies d’inspiration psychanalytique (pour lui “psychodynamiques”) ou cognitive. Le processus thérapeutique mène à des moments de rencontre et à des “bons moments” particulièrement propices à un travail d’interprétation, ou encore à un travail d’éclaircissement verbal. Ces moments de rencontre peuvent précéder l’interprétation, amener à elle ou la suivre.

Ces idées sont de toute évidence inspirées par des recherches sur le savoir et la mémoire implicite non déclarative d’une part, et explicite ou déclarative d’autre part. Ces termes se réfèrent au fait qu’ils peuvent ou non être retrouvés, consciemment ou non. Le second concerne donc un système de mémoire impliqué dans un processus d’information qu’un individu peut retrouver consciemment et déclarer. La “mémoire procédurale”, en revanche, est un type de mémoire non déclarative, qui comprend plusieurs sous-systèmes de mémoire séparés. En outre il est clair que la mémoire non déclarative influence l’expérience et le comportement (l’exemple le plus souvent cité est celui de savoir rouler à bicyclette ou jouer du piano, sans nécessairement pouvoir décrire les mouvements impliqués).

Une séance de thérapie peut être vue comme une série de moments présents mus par le désir qu’une nouvelle manière d’être ensemble ait des chances d’apparaître. Ces nouvelles expériences vont entrer dans la conscience, parfois la connaissance implicite. La plus grande partie du changement thérapeutique croissant, lent, progressif et silencieux, paraît être faite de cette manière. Plus spectaculaire est l’émergence de “moments urgents” qui produisent des “moments de rencontre”. »

 

Jean-Luc Nancy :

Comment peut-on comme artiste, donner forme… ? : vous me demandez d’entrer dans la peau de l’artiste… C’est précisément ce que je ne peux pas… Et si je dis « dans la peau » c’est bien sûr très littéralement. La peau – l’« expeausition » (…) – n’est rien d’autre que la limite où un corps prend sa forme. Si je pense à l’âme « forme d’un corps vivant » pour Aristote, je peux dire que la peau est l’âme ou mieux qu’elle anime le corps : elle ne l’enveloppe pas comme un sac, elle ne le fait pas tenir comme un corset, elle le tourne vers le monde (et aussi bien vers lui-même qui devient ainsi à la fois un « soi-même » et une partie du non-soi, du dehors). La peau ne recouvre pas, elle forme, elle façonne, expose et anime cet ensemble incroyablement complexe, enchevêtré, labyrinthique qu’est l’ensemble des organes, muscles, vaisseaux, nerfs, os, liqueurs qui n’est en fin de compte un tel « ensemble », une telle machinerie que pour aller se mettre en forme dans , par et comme peau, avec ses quelques variations ou suppléments, muqueuses, ongles, poils, et cette variation notable qu’est la cornée de l’œil, avec aussi ses ouvertures – au nombre de neuf – qui ne sont pas des « entrées » ou des « sorties », encore moins des failles ou des fissures, mais au contraire la manière dont la peau s’évase ou s’invagine, se retrousse et s’épanche ou s’exprime selon divers rapports avec le dehors – nourriture, air, odeur, saveur, son (on peut y ajouter des phénomènes électriques, magnétiques, chimiques qui se mêlent à ce que nous signalent les « sens »), – et la peau non seulement s’étend d’une ouverture à l’autre mais, je le redis, se reploie à chaque ouverture pour se conformer en tubulures, cavités, par les parois desquelles se produisent tous les métabolismes, toutes les osmoses, dissolutions, imprégnations, transmissions, contagions, diffusions, propagations, irrigations et influences (aussi comme influenza). Ce système tout à la fois organique et aléatoire, fonctionnel et hasardeux (par lui-même essentiellement exposé) ne fait rien d’autre que de reformer, renouveler et transformer incessamment la peau.
(Jean-Luc Nancy et Jérôme Lèbre, Signeaux Sensibles, Montrouge : Bayard Édition, p. 64-66)

 

Jean-Charles François :

Pour l’apeautre, la peau – l’expeausition – comme limite où le corps prend forme, peau, lisière où les pores sont la forme de l’âme et anime le corps, Saint-Bio de la contiguïté des autres corps jusqu’aux étoiles.

La peau-lisière d’Apollinaire, peauète jusqu’à sa trépanation, et peau-être a-linéaire, n’était pas policière du tout, ni très polie, mais poly-fourmilière, poly-tourbillonnaire.

Le vide de l’âme est la forme que prend cette communion entre le corps sensible et l’épeautre (dans l’œil sensible du voisin).

 

Tim Ingold :

Où qu’ils aillent et quoi qu’ils fassent, les hommes tracent des lignes : marcher, écrire, dessiner ou tisser sont des activités où les lignes sont omniprésentes, au même titre que l’usage de la voix, des mains ou des pieds. Dans Une brève histoire des lignes, l’anthropologue anglais Tim Ingold pose les fondements de ce que pourrait être une « anthropologie comparée de la ligne » – et, au-delà, une véritable anthropologie du graphisme. Étayé par de nombreux cas de figure (des pistes chantées des Aborigènes australiens aux routes romaines, de la calligraphie chinoise à l’alphabet imprimé, des tissus amérindiens à l’architecture contemporaine), l’ouvrage analyse la production et l’existence des lignes dans l’activité humaine quotidienne. Tim Ingold divise ces lignes en deux genres – les traces et les fils – avant de montrer que l’un et l’autre peuvent fusionner ou se transformer en surfaces et en motifs. Selon lui, l’Occident a progressivement changé le cours de la ligne, celle-ci perdant peu à peu le lien qui l’unissait au geste et à sa trace pour tendre finalement vers l’idéal de la modernité : la ligne droite. Cet ouvrage s’adresse autant à ceux qui tracent des lignes en travaillant (typographes, architectes, musiciens, cartographes) qu’aux calligraphes et aux marcheurs – eux qui n’en finissent jamais de tracer des lignes car quel que soit l’endroit où l’on va, on peut toujours aller plus loin.
(Texte d’introduction au livre de Tom Ingold, Une brève histoire des lignes, traduit de l’anglais par Sophie Renaut, Bruxelles : Zones sensibles, 2013.)
http://www.zones-sensibles.org/livres/tim-ingold-une-breve-histoire-des-lignes/

 

Gustave Flaubert :

Une lisière de mousse bordait un chemin creux, ombragé par des frênes, dont les cimes légères tremblaient.

 

Tim Ingold :

Mais que se passe-t-il lorsque des personnes ou des choses s’accrochent à quelque chose d’autre ? Il y a un enchevêtrement de lignes. Elles doivent se lier de telle manière que la tension qui les briserait les retienne solidement. Rien ne peut tenir sans la présence d’une ligne. Rien ne peut tenir sans qu’une ligne soit définie et sans que cette ligne puisse se mêler à d’autres.
(Life of Line, p. 3)

 

Aleks A. Dupraz :

Cette inclinaison de mon rapport à la recherche s’est accentuée à l’issue d’une année passée relativement en lisière de l’institution universitaire. Alors que je me questionnais quant aux dispositifs de recherche que je pouvais rejoindre ou mettre en place dans la perspective de contribuer au développement de démarches de recherche-action, ma trajectoire a fortement été affectée par ma participation à différents espaces de recherche et d’expérimentation que furent pour moi : le réseau des Fabriques de sociologie (rejoint en mai 2015) ; la création du collectif Animacoop’ (initiée à Grenoble quelques mois plus tard) ; le séminaire des Arts de l’attention (inauguré à Grenoble en septembre de la même année). C’est ainsi avant tout dans la rencontre que ma recherche s’est ré-engagée, se retrouvant convoquée là où elle semblait parfois manquer. En effet, malgré mes tentatives de me présenter autrement (sans toutefois savoir tout à fait comment), j’étais souvent identifiée dans ces espaces comme étudiante et/ou jeune chercheuse liée à l’Université. Ce fut tout particulièrement le cas au 11 rue Voltaire, premier local de la Chimère citoyenne, alors que j’étais partie prenante du séminaire de recherche des Arts de l’attention. Je prenais alors à nouveau conscience à quel point être identifiée comme universitaire venait quelque part dans un premier temps figer quelque chose d’une identité à laquelle je refusais d’être réduite tout en assumant pourtant une part de la fonction sociale et politique que cela supposait et de la responsabilité que cela me semblait impliquer. Dans cette mise en tension, je n’ai pu que constater mon attachement au monde de l’Université – à l’égard duquel je demeure pourtant très critique –, cela dans un contexte politique où tendaient à se multiplier et se banaliser les discours arguant de la perte de temps ou du luxe que constitueraient la réflexivité et la recherche en littérature et sciences humaines et sociales.
(« Faire université hors-les-murs, une politique du dé-placement », Agencements n°1, mai 2018, Éditions du commun, p. 13)

lisière eau
lisière eau

 

Nicolas Sidoroff :

Prenons un exemple artistique : la musique et la danse. En les considérant comme pratiques fortement marquées par une histoire de mise en disciplines, elles sont nettement séparées. Tu es musicien.ne, tu es danseur.se ; tu donnes (tu vas à) un cours de musique ou de danse. Il y a des cases, des boîtes ou des tubes d’un côté comme de l’autre. Le croisement est possible mais rare et difficile, et quand il a lieu, c’est de manière exclusive : tu es ici ou là, d’un côté ou de l’autre, tu passes une frontière à chaque fois.

En considérant la musique et la danse comme des pratiques humaines quotidiennes, elles sont extrêmement mêlées : faire de la musique c’est avoir un corps en mouvement ; danser c’est produire des sons. On mène depuis 2016 une recherche-action entre PaaLabRes et Ramdam, un centre d’art. Elle associe des personnes plutôt musiciennes (nous, membres de PaaLabRes), d’autres plutôt danseuses (des membres de la compagnie Maguy Marin), un plasticien (Christian Lhopital), et des invité.es réguliers en lien avec les réseaux ci-dessus. On expérimente des protocoles d’improvisation sur des matériaux communs. Dans les réalisations, chacun.e produit des sons et fait des mouvements en rapport aux sons et mouvements des autres, chacun.e est à la fois musicien.ne et danseur.se. Pour moi, l’état de corps (les gestes dont ceux pour faire de la musique, les attentions, les sensations, et la fatigue) sont très différent.es que celui que j’ai dans une répétition ou un concert d’un groupe de musique. Elles sont même beaucoup plus riches et intenses. Avec le vocabulaire utilisé dans les paragraphes précédents, dans ces réalisations je suis dans une forme de lisière tâ/ache blanche danse-musique. Un premier bilan qu’on est en train de tirer montre que dépasser nos boîtes disciplinaires (exploser la frontière, faire exister la lisière) est difficile.
(« Explorer les lisières d’activité, vers une microsociologie des pratiques (musicales) », Agencements N°2, décembre 2018, Édition du commun, p. 265)

Jean-Charles François

Access to the English translation: Collective Invention

 


 

Invention musicale collective

dans le cadre de la diversité des cultures

Jean-Charles François

 

Sommaire :

1. Introduction
2. Formes alternatives aux œuvres d’art définitives
3. Improvisation
4. Processus artistiques ou seulement interactions humaines ?
5. Protocoles
6. Conclusion
 


Introduction

Le monde dans lequel nous vivons peut être défini comme celui de la coexistence d’une grande diversité de pratiques et de cultures. C’est ainsi qu’il est difficile aujourd’hui de penser en termes de monde moderne occidental, de philosophie orientale, de tradition africaine ou autres étiquettes trop faciles à utiliser pour nous orienter dans le chaos ambiant. On est en présence d’une infinité de réseaux et on appartient sans doute très souvent à plusieurs réseaux à la fois. Il s’agit par conséquent de penser les pratiques musicales en termes de problèmes écologiques. Une pratique peut en tuer une autre. Une pratique peut être directement en rapport avec une autre et pourtant elles peuvent toutes les deux garder leur particularité et affirmer leurs différences. Une pratique peut dépendre pour sa survie d’une autre pratique souvent antagoniste. L’écologie des pratiques (voir Stengers 1996, chapitre 3), ou comment faire face à un monde multiculturel potentiellement violent, est devenue une question en lien profond avec le futur de notre planète.

La recherche à laquelle j’ai activement participé entre 1990 et 2007 a consisté à inventer des dispositifs de médiation active entre des groupes de musiciens affirmant leurs différences à travers des pratiques culturelles ou des styles de musique. Cette recherche a été menée dans le cadre de l’élaboration des programmes d’études au Cefedem AuRA à Lyon – un lieu de formation des professeurs de l’enseignement spécialisé de la musique – en directe collaboration avec Eddy Schepens et toute l’équipe pédagogique et administrative de cette institution. À partir de l’année 2000, des étudiants provenant de quatre terrains d’action ont été appelé à travailler ensemble dans une même promotion menant au Diplôme d’État de professeur de musique : musiques actuelles amplifiées, jazz, musiques traditionnelles et musique classique. Le programme d’études a été basés sur deux impératifs distincts : a) chaque genre musical devait être reconnu comme autonome dans ses spécificités pratiques et théoriques ; et b) chaque genre musical devait collaborer avec tous les autres dans des projets artistiques et pédagogiques spécifiques. Nous nous sommes ensuite confrontés au problème de savoir comment faire face à la différence de culture qui existe entre une tradition d’enseignement formalisée à l’extrême mais avec peu de présentations publiques, et des traditions qui sont basées sur des formes atypiques ou informelles d’apprentissage directement liées à des interactions avec un public. Le problème qu’il a fallu ensuite résoudre peut être formulé comme suit : le secteur classique tend à développer une identité basée sur l’instrument ou la production vocale dans une posture où il s’agit d’être prêt à jouer toutes formes de musiques (à condition qu’elles soient écrites sur une partition) ; les autres genres musicaux ont tendance à exiger de leurs membres une forte identité basée sur le style de musique en tant que tel accompagnée d’une approche technique uniquement basée sur ce qui est nécessaire à exprimer cette identité. Notre tâche a consisté à trouver des solutions capables d’inclure tous les ingrédients de cette triple équation. Deux concepts ont pu émerger : a) le programme d’études serait centré sur les projets des étudiants et non plus sur une série de cours et la définition de leur contenu (bien qu’ils ont continué à exister) ; b) les projets devraient être basés sur le principe d’un contrat liant les étudiants à un certain nombre de contraintes déterminées par l’institution et sur lequel l’évaluation serait fondée. Une publication, Enseigner la Musique a rendu compte de nombreux aspects de cette recherche et sur la pédagogie de la musique (voir par exemple François et al. 2007).

En prenant en compte comme modèle ce concept de rencontres interculturelles, des situations expérimentales ont été développées à Lyon par le collectif PaaLabRes (« Pratiques Artistiques en Actes, Laboratoire de RechercheS ») à partir de 2011. Plusieurs projets ont pu être développés :

  • Un petit groupe de musiciens improvisateurs s’est réuni pour travailler sur des protocoles en vue de développer des matériaux en commun dans le contexte d’invention collective[1]. Ces protocoles ont été expérimentés et discutés par ce petit groupe, puis appliqués dans un certain nombre d’ateliers d’improvisation s’adressant à des publics très différents : professionnels, amateurs, débutants, étudiants, musiciens et danseurs appartenant à différentes esthétiques ou traditions (2011-2015).
  • Entre 2015 et 2017, des rencontres ont été organisées au Ramdam (Centre d’arts) près de Lyon entre la danse (membres de la Compagnie Maguy Marin entre autres) et la musique (membres du collectif PaaLabRes) sur cinq week-end de travail autour de l’idée de développer des matériaux communs dans des perspectives d’improvisation collective.
  • Dans le cadre de la publications de deux premières éditions de ce site « paalabre.org », une réflexion a été menée sur la recherche artistique par rapport à la diversité des pratiques artistiques, des expressions esthétiques et des contextes allant notamment de la pédagogie aux présentations sur scène, du monde professionnel et de celui beaucoup plus informel de ceux qu’on n’arrive pas à classifier. (Voir dans la première édition de l’espace numérique paalabres.org, la station « débat » sur la ligne recherche-artistique).

 

2. Formes alternatives aux œuvres d’art définitives

Les situations d’improvisation peuvent être perçues comme une bonne manière d’aborder les problèmes liés aux rencontres hétérogènes, non pas en se focalisant sur des valeurs esthétiques, mais plutôt sur les processus démocratiques que cette situation semble promouvoir : chaque participant est complètement responsable de sa production et de sa manière d’interagir avec autrui, et aussi avec les divers moyens de production mis à disposition.

La définition de l’improvisation, dans le cadre des pratiques artistiques de l’occident – dans ses formes les plus « libres » – est souvent proposée comme une alternative à la musique écrite qui a dominé pendant au moins deux siècles la musique savante européenne. L’improvisation face au structuralisme des années 1950-60 a eu tendance à proposer une simple inversion du modèle jusqu’ici dominant :

  1. L’interprète, considéré jusqu’alors comme n’étant pas un élément majeur participant à la création d’œuvres, devient par le biais de l’improvisation complètement responsable de sa propre création, en évitant de créer des œuvres définitives.
  2. La pratique d’écrire des signes sur une partition et de les respecter dans l’interprétation va être remplacée par l’absence de toute notation visuelle et la prévalence de la communication orale.
  3. Il n’y aura plus d’œuvres fixées définitivement dans l’histoire, mais des processus qui se modifient continuellement à l’infini.
  4. La lente réflexion, menée dans l’espace privé par le compositeur lors de l’élaboration d’une pièce donnée, va être remplacée par un acte instantané, dans l’inspiration du moment, sur la scène et en présence du public.
  5. À la place de compositions se définissant de plus en plus comme des objets autonomes articulant leur propre langage et tour de main particulier, l’improvisation libre tendra à se diriger vers le « non-idiomatique » (voir Bailey 1992, p. xi-xii)[2] ou vers le « tout-idiomatique » (la capacité d’emprunter des matériaux provenant de tous les domaines culturels).

Et ainsi de suite, tous les termes étant inversés.

Mais pour que cette inversion puisse devenir réalité, des éléments de stabilité doivent rester en place : la présence d’artistes professionnels ou considérés comme tels se produisant sur une scène devant un public constitué de mélomanes éduqués. La stabilité historique de musiciens interprètes, jouant dans des concerts publics, héritée dans une très grande mesure du XIXe siècle, va de pair avec ce que Howard Becker a appelé le « package » (ou lot) : une situation hégémonique qui contrôle d’une manière globale toutes les actions dans un domaine donné avec des conditions économiques particulières, la définition des rôles professionnels et la présence d’institutions d’enseignement idoines (voir Becker 2007, p. 90). L’inversion des termes apparaît être là pour garantir que certaines attitudes esthétiques puissent rester telles quelles : par exemple, le concept de la musique « non-idiomatique » peut être considéré comme prolongeant et renforçant la conception moderniste d’un renouvellement constant des sonorités ou de leurs combinaisons s’inscrivant dans des objets musicaux construisant une histoire. On ne sait pas quel idiome va résulter du travail du compositeur, mais l’idéal est d’arriver à un idiome personnel. L’improvisateur doit venir sur scène sans à-priori idiomatique, mais le résultat sera idiomatique seulement pour la durée du concert. L’idéal de la « table rase » persiste dans l’idée que chaque improvisation doit pouvoir s’éloigner des sentiers battus.

L’improvisation envisagée à la lumière des concepts « paalabriens » de nomade et de transversal ne peut pas se limiter à l’idée qu’il s’agit là d’une alternative à la sédentarité des êtres humains personnifiés par le milieu de la musique classique occidentale. Les pratiques nomades et transversales ne peuvent pas non plus prétendre se présenter comme une alternative aux formes artistiques institutionnelles, à travers les mouvements indéterminés de leur errance sans fin. Les nomades (transversaux) ont plutôt la tâche de se confronter à la complexité des pratiques se situant entre les formes de communication orales et écrites, entre la production des timbres et leur articulation syntactique, entre la spontanéité des gestes et leur prédétermination, entre l’interactivité à l’intérieur d’un groupe et l’élaboration d’une contribution personnelle originale.

 

3. Improvisation

Un des aspects le plus important de l’improvisation – en tant qu’élément distinct de la musique écrite sur partitions ou de la chorégraphie précisément fixée – c’est la responsabilité partagée entre plusieurs participants pour créer une production collective. Toutefois, le contenu exact de cette créativité collective dans la réalité des improvisations semble peu clair. Dans l’improvisation, l’accent est mis sur la production sur scène et en public non planifiée à l’avance, et sur l’acte éphémère qui ne va se passer qu’une seule fois. L’idéal de l’improvisation semble dépendre de l’absence de préparation avant le déroulement de l’acte en tant que tel. Pourtant, la réalité de l’acte d’improvisation ne peut se dérouler si les participants ne sont pas tous prêts individuellement à le faire. La prestation sur scène peut ne pas être préparée dans les détails de son déroulement, mais d’une façon générale, elle ne peut pas non plus être réussie sans la présence d’une préparation intense. Voilà une situation bien paradoxale.

Deux modèles de pratique de l’improvisation peuvent être définis, et il faut bien se souvenir que les modèles théoriques ne sont là que pour différencier des points de référence permettant à une réflexion de se développer, mais qu’ils ne correspondent jamais à une réalité beaucoup plus complexe. Dans le premier modèle, les improvisateurs doivent se préparer individuellement de manière intensive pendant de longues années, afin de pouvoir assumer une voix personnelle, une manière unique de produire des actes sonores ou gestuels. Cette voix personnelle ou manière de jouer doit être inscrite dans la mémoire – inscrite dans le corps – dans une collection la plus large possible de répertoires. C’est là la principale condition de l’acte créatif de l’improvisation : les éléments d’invention ne sont pas inscrit sur un support indépendant – comme la partition – mais ils sont directement incarné dans les capacités de jeu de l’improvisateur. Les participants se rencontrent sur la scène en tant qu’individus séparés pour produire quelque chose ensemble de manière non prévue à l’avance. La production sur scène sera la superposition de discours personnels, mais si les participants peuvent anticiper sur ce que les partenaires vont pouvoir produire (surtout s’ils ont déjà joué ensemble ou assisté à leurs prestations respectives) ils vont être capables de construire ensemble, dans le cadre de cette impréparation, un univers original de sonorités et/ou de gestes. L’accent mis sur la préparation individuelle semble tout même favoriser un réseau assez homogène d’improvisateurs. Ce réseau est géographiquement très large et impose, sans avoir à les spécifier, les conditions d’accès par une série de règles implicites et non écrites. L’accent principal de ce modèle est centré sur la prestation en public sur scène et les enjeux sont placés très haut pour que la rencontre entre les actes gestuels ou sonores des unes et des autres soient de grande qualité, en incluant aussi les attitudes et les réactions du public.

L’autre modèle alternatif met l’accent sur la co-construction collective d’un univers déterminé indépendamment de toute présentation sur scène ou d’autres types d’événement. Cela implique qu’un temps important doit être trouvé pour élaborer un répertoire de matériaux (sonores ou autres) appartenant à un groupe permanent de personnes. Un nombre suffisant de sessions de travail en commun doit avoir lieu en présence de tous les membres d’un groupe donné. Ce second modèle n’a pas beaucoup d’intérêt si les membres du groupe proviennent d’un milieu social et artistique homogène, notamment s’ils ont acquis un statut professionnel par le passage dans les mêmes institutions d’enseignement et les mêmes dispositifs de qualifications. S’ils ne sont pas différents dans un certain nombre d’aspects, il semble que le premier modèle soit plus à même d’assurer sans trop de difficulté la construction collective d’un univers artistique donné lors des prestations sur scène. Mais s’ils sont différents, et surtout s’ils sont très différents au point d’être plutôt antagonistes, l’idée de construire ensemble un matériau commun n’est pas une simple tâche. D’une part, les différences entre les participants doit être maintenue, elles doivent être pleinement mutuellement respectées. D’autre part, construire quelque chose ensemble va exiger de chaque participant d’être capable de laisser derrière soi les comportements habituels et traditionnels. C’est une première situation paradoxale. Mais il y a immédiatement un deuxième paradoxe qui vient encore compliquer les choses : d’une part le matériau qui est développé collectivement doit être plus élaboré que la simple superposition de discours parallèles pour pouvoir être qualifié de co-construction ; et d’autre part, le matériau ne doit pas non plus se figer dans une structuration qui équivaudrait à fixer les choses comme dans un composition écrite, le matériau doit pouvoir rester ouvert à des manipulations et des variations à réaliser dans le moment présent de l’improvisation. Les participants doivent pouvoir rester libres de leurs interactions dans l’esprit du moment. Ce second modèle n’exclut pas les prestations en public mais n’est pas limité à cette obligation. Il est centré sur des processus collectifs et peut se dérouler dans différents contextes d’interactions sociales.

Les défis auxquels on a à faire face dans le second modèle sont directement liés aux débats autour des moyens à convoquer pour faire tomber les murs. Il n’est pas suffisant de rassembler des personnes d’origines ou de cultures différentes dans un même lieu pour que des relations plus profondes puissent se développer. Il n’est pas non plus suffisant d’inventer de nouvelles méthodologies appropriées à une situation donnée pour que par miracle la coexistence pacifique puisse s’installer. Pour faire face à la complexité, on a besoin de développer des situations dans lesquelles un certain nombre d’ingrédients doivent être présents : a) chaque participant doit avoir une connaissance de ce que chacun des autres représente ; b) chaque participant est obligé de respecter des règles élaborées en commun ; c) chaque participant pourtant doit pouvoir retenir une importante marge d’initiative personnelle pour exprimer sa différence ; d) il y a des moments où une forme de leadership peut émerger, mais dans son ensemble le contexte doit rester dans les limites d’un processus démocratique. Toute cette complexité démontre les vertus d’un bricolage pragmatique guidé par ce « dispositif » de principes et de contraintes.

Comme l’a démontré le sociologue et pianiste de jazz David Sudnow lorsqu’il a décrit son propre processus d’apprentissage de l’improvisation dans le jazz, les modèles sonores et visuels, bien qu’ils soient des éléments essentiels dans la définition des objectifs à atteindre, ne sont pas suffisant pour produire des résultats probants par le biais de simples imitations :

Quand mon professeur m’a dit, « maintenant que vous êtes capable de jouer ces thèmes, essayez d’improviser des mélodies avec la main droite », et quand je suis rentré à la maison et que j’ai écouté mes disques de jazz, c’était comme si la tâche à accomplir était de rentrer chez soi et de se mettre à parler français. Il y avait ce français qui défilait dans un flot rapide de sons étranges, dans un tourbillon rapide, des styles à l’intérieur de styles dans le cours du jeu de n’importe quel musicien. (Sudnow 2001, p. 17)

Un certain degré de bricolage est nécessaire pour permettre aux participants d’arriver à réaliser leurs objectifs en réalisant leurs propres détours hors de la logique du professeur.

L’idée de dispositif associé à celle de bricolage correspond à la définition du dictionnaire : « Ensemble de mesures prises, de moyens mis en œuvre pour une intervention précise » (Larousse en ligne). On peut aussi se référer à la définition donnée par Michel Foucault comme « un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements d’architectures, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propos philosophiques, moraux, philanthropiques, du dit aussi bien que du non-dit… » (Foucault 1977, voir aussi la station timbre dans la première édition de paalabres.org).

En appliquant cette idée à la co-production de matériaux sonores ou gestuels dans les domaines artistiques, les éléments institutionnels de cette définition sont bien sûr présents, mais l’accent est mis ici sur les réseaux d’éléments créés par les actions réalisées au quotidien, qui sont contextualisées par des personnes qui sont présentes et des matériaux mis à disposition. Les moyens sont ainsi définis ici comme concernant en même temps des personnes, leur statut social et hiérarchique au sein d’une communauté artistique donnée, les matériaux, instruments et techniques mis à disposition, les espaces dans lesquels les actions ont lieu, les interactions particulières – formelles ou non – entre les participants, entre les participants et les matériaux ou techniques, et les interactions avec le monde extérieur au groupe. Les dispositifs sont plus ou moins formalisés par des chartes, des protocoles d’action, des partitions ou images graphiques, des conditions d’appartenance au groupe, des processus d’évaluation (formels ou informels), des procédures d’apprentissage et de recherche. Dans une très grande mesure, les dispositifs sont régulés quotidiennement de manière orale, dans des contextes qui peuvent se modifier substantiellement par rapport aux circonstances, et à travers des interactions qui par leur instabilité peuvent produire des résultats très différents.

 

4. Processus artistiques ou seulement interactions humaines ?

L’idée de « dispositif » à la fois empêche que les actes artistiques soient simplement limités à des objets autonomes bien identifiés et elle élargit considérablement le champ des activités artistiques. Le réseau qui continuellement se forme, s’informe et se déforme lui-même ne peut pas se limiter à se concentrer sur un seul objectif de production de matériaux artistiques en vue de la satisfaction du public. Les processus ne sont plus définis à partir de sphères de spécialisation prédéfinies. Le terme d’improvisation ne se limite plus de manière stricte à une série de principes sacrés de liberté absolue et de spontanéité ou au contraire de respect d’une quelconque tradition. L’improvisation peut incorporer en son sein des activités qui impliquent une variété de supports – y compris écrits sur papier – pour arriver à des résultats s’inscrivant dans des contextes particuliers. La pureté des prises de positions tranchées et définitives ne peut plus être ce qui doit dicter tous les comportements possibles. Cela ne veut pas dire que les idéaux sont effacés et que les valeurs qu’on veut placer en exergue de la réalité des pratiques ont perdu leur importance primordiale.

La confrontation des pratiques artistiques nomades et transversales aux impératifs des institutions peut s’exprimer dans plusieurs domaines : l’improvisation, la recherche artistique, l’enseignement artistique, l’élaboration de programmes d’études, le renouveau des pratiques traditionnelles, etc. De plus en plus d’artistes se trouvent dans une situation dans laquelle leur pratique en termes strictement artistiques est considérablement élargie par ce qu’on appelle la « médiation » (voir Hennion 1993 et 1995) : activités pédagogiques, éducation populaire, participation du public, interactions sociales, hybridité des domaines artistiques, etc. L’immersion des activités artistiques dans les domaines du social, de l’éducation, des technologies, et du politique implique l’utilisation d’outils de recherche et de collaboration avec la recherche formelle en tant que nécessité dans l’élaboration des objets ou processus artistiques (voir Coessens 2009, et la station the artistic turn de la première éditon de paalabres.org). Les pratiques de recherche dans les domaines artistiques ont pour une grande part absolument besoin de la légitimité et de l’évaluation des instances universitaires, mais il est tout aussi important de reconnaître qu’elles doivent être considérées comme faisant partie d’une « science excentrique » (voir Deleuze et Guatarri, 1980, pp. 446-464), qui change considérablement le sens qu’on peut mettre dans le terme de recherche. Ce que les artistes peuvent apporter à la recherche concerne le questionnement contenu dans leurs pratiques mêmes : l’effacement de la séparation entre les acteurs et les observateurs, entre la manière scientifique de publier les résultats d’une recherche et d’autres formes informelles de présentation, entre les actes artistiques et la réflexion à leur sujet.

Une réponse nomadique et transversale peut se trouver le long d’un cheminement entre la liberté des actes créatifs et l’imposition stricte des règles canoniques de la tradition. Dans ce contexte l’acte créatif ne peut plus être envisagé comme la simple expression individuelle affirmant sa liberté par rapport à une fiction d’universalité. La constitution d’un collectif particulier, définissant au fur et à mesure ses propres règles, doit jouer, dans un frottement instable, à l’encontre des velléités imaginatives individuelles. Mettre une personne en position de recherche consisterait à ancrer l’acte créatif dans la formulation par un collectif d’un processus problématique ; la liberté absolue de création est maintenant liée à des interactions collectives et à ce qui est mis en jeu dans ce processus, sans se limiter aux règles strictes d’un modèle donné. L’acte créatif ne serait plus considéré comme un objet en soi absolu et l’accent serait mis sur les nombreuses médiations qui le déterminent comme un contexte particulier à la fois esthétique et éthique : la convergence à un certain moment d’un certain nombre de participants dans une forme de projet. Les nœuds de cette convergence doivent être expliqués non pas en termes de résultat particulier souhaité, mais en termes de constitution d’une sorte de tableau de la complexité problématique de la situation à son origine : un système de contraintes qui traite de l’interaction entre les matériaux, les espaces, les institutions, les divers participants, les ressources disponibles, les références, etc. D’après Isabelle Stengers, l’idée de contrainte, qu’il faut distinguer des « conditions », n’est pas une alternative qui est imposée de l’extérieur, ni une façon d’instituer une légitimité, mais la contrainte ne doit être satisfaite que d’une manière indéterminée et ouverte sur beaucoup de possibilités. La signification est déterminée a posteriori à la fin du processus (Stengers 1996, p. 74). Les contraintes doivent être prises en compte, mais ne définissent pas des voies à prendre lors de la réalisation du processus. Les systèmes de contraintes fonctionnent le mieux quand des personnes différentes de champs de spécialisation différents sont appelées à développer quelque chose ensemble.

 

5. Protocoles

Nous avons nommés « protocoles » des processus de recherche collective qui se passent avant une improvisation et qui vont en colorer le contenu, puis accumuler dans la mémoire collective un répertoire d’actions déterminées. Le détail de ce répertoire d’actions n’est pas fixé, et il n’est forcément décidé qu’un répertoire donné doive être convoqué lors d’une improvisation. La définition du terme de protocole est bien évidemment ambiguë et pour beaucoup semblera aller complètement à l’encontre d’une éthique de l’improvisation. Le terme est lié à des connotations de circonstances officielles, voire aristocratiques, où des comportements considérés comme acceptables ou respectables sont complètement déterminés : il s’agit de modes de conduites socialement reconnus. Protocole est aussi utilisé dans le monde médical pour décrire des séries d’actes de soins à suivre (sans omissions) dans des cas précis. Ce n’est pas dans le sens de ces contextes que nous utilisons le terme.

La définition de protocole est ici liée à des instructions écrites ou orales données à des participants au début d’une séance d’improvisation collective déterminant des règles de relations entre individus ou bien de définition d’un matériau particulier, sonore, gestuel ou autre. Elle correspond à peu près à celle du Larousse (en ligne) : « Usages conformes aux relations entre particuliers dans la vie sociale. » et « Ensemble des règles, questions, etc., définissant une opération complexe ». Les participants doivent accepter que pendant un temps limité, des règles d’interactions dans le groupe soient fixées en vue de construire quelque chose en commun ou en vue de comprendre le point de vue d’autrui, d’entrer dans un jeu avec l’autre. Une fois expérimenté, quand des situations ont pu être construites, le protocole en lui-même doit être oublié pour faire place à des interactions beaucoup moins liées à des règles de comportement, en retrouvant l’esprit de l’improvisation non planifiée. L’idéal, dans le cadre de l’élaboration des protocoles, est d’arriver à un accord collectif sur le contenu, sur la formulation des règles. En fait ce n’est que rarement le cas dans l’expérience réelle, car les gens on tendance à comprendre les règles de manière différente. Un protocole est le plus souvent proposés par une personne en particulier, l’importance étant de faire tourner parmi les autres personnes présentes la possibilité d’en proposer d’autres, et aussi de pouvoir donner la possibilité aux autres personnes d’élaborer des variations autour du protocole présenté.

La contradiction qui existe entre la préparation intensive que les improvisateurs s’imposent à eux-mêmes individuellement et l’improvisation sur scène qui se fait « sans préparation  se retrouve maintenant au niveau collectif : une préparation intensive du groupe d’improvisateurs doit avoir lieu collectivement avant qu’il soit possible d’improviser d’une manière spontanée en reprenant les éléments du répertoire accumulé, mais sans qu’il y ait une planification du détail de ce qui va se passer. Si les membres du collectif ont développé des matériaux en commun, ils peuvent maintenant plus librement les convoquer selon les contextes qui se présentent lors de l’improvisation.

C’est ainsi qu’on est en présence d’une alternance entre d’une part des moments formalisés de développement du répertoire et d’autre part des improvisations qui sont soit basées sur ce qu’on vient de travailler ou bien plus librement sur la totalité des possibilités données par le répertoire et aussi par ce qui lui est extérieur (rencontres fortuites entre productions individuelles). L’objectif est donc bien de mettre les participants dans de réelles situations d’improvisation où l’on peut déterminer son propre cheminement et dans lesquelles idéalement tous les participants sont dans des rôles spécifiques d’égale importance.

On peut catégoriser les différents types de protocoles ou de procédures, mais il faut se garder d’en dresser le catalogue détaillé, dans ce qui ressemblerait à un manuel. Les protocoles doivent de fait toujours être inventés ou réinventés dans chaque situation particulière. En effet la composition des groupes en terme d’hétérogénéité des domaines artistiques en présence, des niveaux de capacités techniques (ou autres), d’âge, de milieu social, d’origine géographique, des cultures différentes, d’objectifs particuliers par rapport à la situation du groupe, etc., doit à chaque fois déterminer ce que le protocole propose de faire et donc son contenu contextuel.

Voici quelques catégories de protocoles possibles parmi celles que nous avons explorées :

  1. Coexistence de propositions. Chaque participant peut définir une sonorité et/ou un geste particuliers. Chaque participant doit maintenir sa propre production élaborée tout au long d’une improvisation. L’improvisation ne concerne donc que la temporalité et le niveau des interventions personnelles en superpositions ou juxtapositions. L’interaction se passe au niveau d’une coexistence des diverses propositions dans des combinaisons variées choisies au moment de la performance improvisée. Des variations peuvent être introduites dans les propositions personnelles.
  2. Sonorités collectives élaborées à partir d’un modèle. Des timbres sont proposés individuellement pour être reproduits tant bien que mal par la totalité du groupe pour pouvoir créer une sonorité collective donnée.
  3. Co-construction de matériaux. Des petits groupes (4 ou 5) peuvent avoir la mission de développer une sonorité collective cohérente. Le travail s’envisage au niveau oral, mais chaque groupe peut choisir sa méthode d’élaboration, y compris par l’utilisation de notations sur papier. Puis de l’enseigner à d’autres groupes de la manière de leur choix.
  4. Constructions de structures rythmiques (boucles, cycles). La situation caractéristique de ce genre de protocole est le groupe disposé en cercle, chaque participant à son tour dans le cercle produisant un son, ou un geste, court improvisé, tout ceci dans une forme de hoquet musical. Généralement la production des sons ou des gestes qui tournent en boucle dans le cercle est basée sur une pulsation régulière. Les variations sont introduites par des silences dans le déroulement régulier, des superpositions de cycles de longueurs qui peuvent varier, d’irrégularités rythmiques, etc.
  5. Nuages, textures, sonorités et/ou mouvements gestuels collectifs – individus noyés dans la masse. Sur le modèle développé par un certain nombre de compositeur de la seconde moitié du vingtième siècle tels que Ligeti et Xenakis, des nuages ou textures sonores (cela s’applique aussi bien aux gestes et mouvements corporels) peuvent être développées à partir d’une sonorité donnée distribuée de manière hasardeuse dans le temps par un nombre suffisant de personnes les produisant. Le collectif produit une sonorité globale (ou mouvements corporels) dans laquelle les productions individuelles sont fondues dans la masse. L’improvisation consiste la plupart du temps à faire évoluer la sonorité globale ou les mouvements corporels de façon collective vers d’autres qualités sonores.
  6. Situations d’interactions sociales. Les sonorités ou les gestes ne sont pas définis, mais la manière d’interagir entre participants l’est. Premièrement il y a la situation qui consiste à passer du silence à des mouvements gestuels et corporels (ou à une sonorité) collectivement déterminés, comme dans les situations d’échauffement ou de phases de début d’improvisation dans lesquelles le jeu effectif improvisé ne commence que quand tous les participants se sont accordés dans tous les sens du mot accord : a) celui qui consiste à ce que les instruments ou les corps soient accordés b) celui qui concerne le test que fait le collectif de l’acoustique et la disposition spatiale d’une salle pour se sentir ensemble dans un environnement particulier, c) celui qui concerne le fait que les participants se sont mis d’accord pour faire socialement la même activité. C’est par exemple ce que l’on appelle le prélude dans la musique classique européenne, l’alãp dans la musique indienne classique du nord de l’Inde, un processus d’introduction progressive dans un univers sonore plus ou moins déterminé, ou à déterminer collectivement. Deuxièmement il peut s’agir d’interdictions de faire une ou plusieurs actions dans le cours de l’improvisation. Troisièmement il peut s’agir de déterminer des règles de temps de jeu des participants ou d’une structuration particulière du déroulement temporel de l’improvisation. Finalement on peut déterminer des comportements, mais pas les sonorités ou gestes que les comportements vont produire.
  7. Des objets étrangers à un domaine artistique, par exemple qui n’ont pas de fonction de produire des sons dans le cas de la musique, peuvent être introduits pour être manipulés par le collectif et déterminer indirectement la nature des sonorités ou gestes qui vont accompagner cette manipulation. L’exemple qui vient à l’esprit de manière immédiate est celui de l’illustration sonore de films muets. Mais il y a une infinité d’objets possibles à utiliser dans cette situation. L’attention des participants se porte principalement sur la manipulation de l’objet emprunté à un autre domaine et non sur la production particulière de ce qu’exige la discipline habituelle.

 

6. Conclusion

Les deux concepts de dispositif et de système de contraintes semblent être une façon intéressante de définir ce que pourrait être la recherche artistique, en particulier dans le contexte de projets de création collective dans des groupes non homogènes : créations collectives improvisées, actes artistiques s’inscrivant dans des contextes socio-politiques, relations formelles/informelles aux institutions, questions concernant la transmission des connaissances et des savoir-faire, diverses manières d’interagir entre des êtres humains, entre des humains et des machines, entre des humains et non-humains. Ces perspectives élargissement considérablement le champ d’application des actes qu’on peut qualifier d’artistiques : l’élaboration de programmes dans le cadre d’institutions d’enseignement, projets de recherche interdisciplinaires, ateliers divers (voir François et al. 2007) deviennent alors de situations artistiques à part entière qui se situent en dehors de l’exclusivité des prestations publiques sur scène.

Nous sommes aujourd’hui confrontés à un monde électronique d’une extraordinaire diversité de pratiques artistiques et en même temps à une multiplication des réseaux socialement homogènes. Ces pratiques tendent à développer de fortes identités et des hyperspécialisations. Cela nous oblige de manière urgente à travailler sur la rencontre des cultures qui tendent à s’ignorer mutuellement. Dans des espaces informels aussi bien que formels, à l’intérieur de groupes socialement hétérogènes, il convient d’encourager des manières de développer des créations collectives sur la base de principes d’une démocratie directe. Le monde des technologies électroniques permet de plus en plus l’accès de tous à des pratiques de création et de recherche, à des niveaux divers et sans avoir à passer par les parcours balisés des institutions. Cela nous obligent à débattre des façons dans lesquelles ces activités peuvent être ou non accompagnées par des artistes travaillant dans des espaces formels ou informels. La nature indéterminée de ces obligations – non pas en terme d’objectifs, mais de mises en pratique effectives – nous ramène de nouveau à l’idée des actes artistiques nomades et transversaux.

 


1. Ont participé à ce projet : Laurent Grappe, Jean-Charles François, Karine Hahn, Gilles Laval, Pascal Pariaud et Gérald Venturi.

2. Derek Bailey définit les termes de « idiomatique » et de « non-idiomatique » comme relevant d’une question d’identité à un domaine culturel particulier, et non pas tellement en termes de contenu de langage musical : « Non idiomatic improvisation has other concerns and is more usually found in so-called ‘free’ improvisation and, while it can be highly stylised, is not usually tied to representing an idiomatic identity. » (1992, p. xii)

 


Bibliographie

Bailey, Derek. 1992. Improvisation, its nature and practice in music. Londres: The British Library National Sound Archive. [en français : 1999. L’improvisation : sa nature et sa pratique dans la musique. Paris : Outre Mesure, Coll. Contrepoints. Trad. par Isabelle Leymarie]

Becker, Howard. 2007. « Le pouvoir de l’inertie », Enseigner la Musique N°9/10, Lyon : Cefedem AuRA – CNSMD de Lyon, pp. 87-95. (cette traduction en français est tirée de Propos sur l’Art, pp. 59-72, Paris : L’Harmatan, 1999, trad. Axel Nesme.

Coessens, Kathleen, Darla Crispin and Anne Douglas. 2009. The Artistic Turn, A Manifesto. Gand : Orpheus Institute, distribué par Leuven University Press.

Deleuze, Gilles et Felix Guattari. 1980. Mille Plateaux. Paris : Editions de Minuit.

François, Jean-Charles, Eddy Schepens, Karine Hahn, et Dominique Clément. 2007. « Processus contractuels dans les projets de réalisation musicale des étudiants au Cefedem Rhône-Alpes », Enseigner la Musique N°9/10, Cefedem Rhône-Alpes, CNSMD de Lyon, pp. 173-194.

François, Jean-Charles. 2015a. “Improvisation, Orality, and Writing Revisited”, Perspectives of New Music, Volume 53, Number 2 (Summer 2015), pp. 67-144. Publié en français dans la première édition de paalabres.org, station timbre sous le titre « Revisiter la question du timbre ».

Foucault, Michel. 1977. « Entrevue. Le jeu de Michel Foucault », Ornicar, N°10.

Hennion, Antoine. 1993. La Passion musicale, Une sociologie de la médiation. Paris : Editions Métailié, 1993.

Hennion, Antoine. 1995. « La médiation au cœur du refoulé », Enseigner la Musique N°1. Cefedem Rhône-Alpes et CNSMD de Lyon, pp. 5-12.

PaaLabRes, collectif. 2016. Station « débat », débat organisé par le collectif PaaLabRes et le Cefedem Auvergne-Rhône-Alpes en 2015.

Stengers, Isabelle. 1996. Cosmopolitiques 1 : La guerre des sciences. Paris : La Découverte / Les empêcheurs de penser en rond.

Stengers, Isabelle. 1997. Cosmopolitiques 7 : Pour en finir avec la tolérance, chapter 6, « Nomades et sédentaires ? ». Paris : La Découverte / Empêcheurs de penser en rond.

Sudnow, David. 2001. Ways of the Hand, A Rewritten Account. Cambridge, Mass. : MIT.

 

Entretien avec Guigou Chenevier

Accéder au texte de Guigou Chenevier :  Faire tomber les murs

Access to the English translations : a) Encounter ; b) Break Down the Walls.


 

Entretien avec Guigou Chenevier

 Jean-Charles François, Gilles Laval et Nicolas Sidoroff

Septembre 2019, Rillieux-la-Pape

Sommaire

Première partie : L’art résiste au temps
Prélude autour d’un café
L’art résiste au temps – Présentation générale
L’art résiste au temps – La diversité des actions
L’art résiste au temps – Ateliers d’écriture
L’art résiste au temps – L’échange des rôles
Un lieu de résistance : le temps

Deuxième partie : L’accueil des migrants
L’association Rosmerta
Les relations actes artistiques / actes politiques

 


Première partie : L’art résiste au temps

Prélude autour d’un café

Guigou C. :

Les allumés du jazz, cela vous dit quelque chose ? Ils ont organisé trois jours de rencontres à Avignon, en novembre dernier, avec plein d’invités pour parler de la question (des questions) de la résistance au business. Comment créer des réseaux musicaux, etc. Comme je ne pouvais pas y participer parce que j’étais en pleine création sur Ubu Roi, j’ai refilé le bébé à Cyril Darmedru, qui y a fait une intervention très judicieuse, je trouve. Après ça, Les Allumés ont édité un document avec toutes les contributions écrites de cette rencontre et des textes complémentaires, et même un vinyle avec des musiques de tous les musiciens présents. Il y a plein d’articles intéressants dans ce document, je trouve. Pour information, voilà.
Les allumés du jazz

En fait, j’étais au départ sollicité parce que je connais Jean Rochard, le responsable du label Nato qui s’occupe aussi des Allumés. C’est est un mec que j’aime beaucoup… On l’avait invité pour participer à ce qu’on avait appelé à l’époque « le Contre Forum de la Culture », parce que nous avions la chance d’avoir, à Avignon, le « Forum de la Culture ». Ça c’était du temps de Sarkozy. Il y a eu plusieurs Forums comme ça à Avignon avec les Ministres de la Culture européens sous haute protection policière, etc. Avec Sud Culture (dont je fais partie), on avait décidé d’organiser un contre forum : on a organisé, trois ou quatre éditions, avec pas mal d’invités passionnants à chaque fois. Et donc, une année on avait invité Rochard. J’avais trouvé son intervention vraiment chouette. En plus comme on était, (on est ou on était, je ne sais plus très bien si je dois le dire au présent ou au passé vu qu’à présent je n’y suis plus), sur les Hauts Plateaux qui se trouvent au-dessus de l’AJMi Jazz Club[1] et Les Allumés du Jazz sont évidemment très en lien avec l’AJMi. Donc voilà, ils m’ont demandé si je voulais bien faire quelque chose, mais c’était trop compliqué pour moi à ce moment là.

Gilles L. :

Il a fondé la maison de disques Nato au début des années 1980, et il a été enregistrer des musiciens américains. Notamment Michel Portal à Minneapolis avec des musiciens de Prince. Il est têtu, c’est un label incroyable.
Nato

Guigou C. :

Nato, c’est un super label ! C’est un des premiers qui a produit par exemple Jean-François Pauvros et des tas d’autres musiciens comme ça.

Gilles L. :

Moi je fais souvent écouter ses disques à Villeurbanne, notamment News from the Jungle.

Jean-Charles F. :

 Bon, on commence ?

Gilles L. :

On prend le café ou on commence ?

Jean-Charles F. :

Ah oui, il y a le café, j’avais oublié. [rires]

Gilles L. :

On commence après le café ou avant le café… ou pendant le café… ?

Jean-Charles F. :

Après le café.

Gilles L. :

[de loin] Est-ce que vous voulez du sucre ?

Guigou C. :

Non, moi non. Vous voulez du sucre ?

Nicolas S. :

Non merci.

Jean-Charles F. :

Non.

Gilles L. :

Vraiment ? Ben tant mieux. [Bruit du café qui est versé]

Jean-Charles F. :

Merci.

Gilles L. :

Je crois que c’est très chaud, hein, faites gaffe. [Bruits, le café est versé. Très long silence avec un fort bruit continu d’une machine éloignée.]

Guigou C. :

Oh ! On est gâté ! Tu le connais ? [Il montre le livre de Serge Loupien La France Underground 1965/1979 Free Jazz et Rock Pop, Le Temps des Utopies] Il y a pas mal de choses que moi, j’ai appris. Il est question d’Etron Fou Leloublan mais… ça c’est anecdotique, pardon. Il y a plein de choses super intéressantes que je ne savais pas et que j’ai découvert. Quand même une époque assez foisonnante… Notamment il raconte, enfin, il cite cette anecdote que je trouve absolument géniale, c’est, en 70, un des premiers concerts de Sun Ra en France, Pavillon Baltard à Paris, avant que ce soit la Cité de la Villette, et donc il y a une grande salle, un grand hangar, qui contient 3000 personnes, il y a 5000 gus qui viennent pour voir Sun Ra, je ne sais pas si tu t’imagines ça aujourd’hui. Et donc ils ne peuvent pas tous rentrer, évidemment, parce que c’est trop petit. Du coup il y en a qui commencent à gueuler à la sortie : « Ouais, c’est un scandale ! » Ils interpellent Sun Ra et tout ça : « Comment dire, vous n’allez pas jouer comme ça dans ces conditions, en laissant la moitié des gens dehors ». Du coup tu as Sun Ra avec sa cape dorée et l’insigne du Soleil, qui sort de la salle avec tout l’orchestre derrière lui qui joue. Ils vont jusque sous le nez des CRS. Et les flics, ils disent « Oh ! Ça ne va pas recommencer comme en 68 » [rires] Et après il re-rentre avec tout le monde derrière lui, les 5000 gus dans la salle, c’est énorme, voilà [rires]. L’histoire est incroyable !

Jean-Charles F. :

J’avais compris 5000 bus !

Guigou C. :

Bus ? Ça aurait été encore beaucoup plus ! [rires] Bon alors ? Il y a un moment il faut commencer, c’est ça ?

Jean-Charles F. :

Voilà ! Donc il y a ce projet « L’Art résiste au temps ».

Guigou C. :

Je m’en rappelle encore.

Jean-Charles F. :

Et donc, Gilles, si tu veux aussi intervenir puisque tu en faisais partie…

Guigou C. :

Tu en as le droit.

Gilles L. :

Ben je te laisse la présentation…

 

L’art résiste au temps – Présentation générale

Guigou C. :

Ben, la présentation… Comment je suis arrivé à monter cette histoire-là ? Le point de départ, c’était de me dire à un moment donné que j’avais un peu envie de faire la jonction entre mon engagement supposé artistique et mon engagement supposé militant. Pour avoir vécu ça à des tas de reprises, j’ai très souvent – je pense que vous aussi – rencontré soit des artistes extrêmement pointus, intéressants dans leur pratique artistique, mais totalement nuls au niveau politique, complètement déconnectés de la réalité, je dirais, selon moi ; et inversement des super militants hyper pointus, mais qui écoutent des musiques de merde… Il n’y a pas moyen d’arriver à faire joindre les deux trucs, quoi ! Donc c’est parti de ça, en fait, l’idée en tout cas de départ. Donc partant de là j’ai lu et relu la Stratégie du choc de Naomi Klein. Un bouquin de référence absolue sur la situation du monde d’aujourd’hui. Et puis ensuite, j’ai commencé à réfléchir à comment on pourrait travailler, ce qui signifiait notamment de prendre des temps de travail et de réflexion, de création, différents des temps habituels. C’est-à-dire se poser dans des endroits et y rester, et essayer de faire des choses avec les gens, et puis aussi décloisonner au niveau des pratiques artistiques. D’où l’envie de constituer une équipe où il n’y aurait pas seulement des musiciens, mais où il y aurait donc une plasticienne, une comédienne metteur en scène, un philosophe, etc. Et donc, c’est ce qu’on a fait, voilà. Et puis après est arrivé une des premières résidences de travail au 3bisf, qui est un lieu d’art contemporain à l’intérieur de l’hôpital psychiatrique Montperrin à Aix-en-Provence.

Gilles L. :

On n’avait pas fait le Thor avant ? Une semaine de travail de recherche, d’ateliers, de mises en situation proposées par les différentes personnes que tu avais réunies et dont la plupart ne se connaissait pas d’ailleurs[2]. L’idée principale étant de chercher, mais pas spécialement de trouver.

Guigou C. :

Mais la première vraie résidence publique, si j’ose dire, c’était au 3bisf. Donc là, ben, quand j’avais commencé à parler avec Sylvie Gerbault qui était la directrice, maintenant elle est partie à la retraite. C’est vrai que nous, musiciens, on a rarement l’occasion et l’habitude de travailler sur des temps de résidence longs. Et elle, en fait, elle nous a imposé de rester, je ne sais pas, c’était trois semaines, un truc comme ça. Ce qui pour nous était énorme. Trois semaines ? Qu’est-ce qu’on va faire, pendant trois semaines ? Pourquoi trois semaines ? Et en fait, en étant là, je parle sous le contrôle de Gilles, c’est vrai qu’on s’est rendu compte qu’effectivement, par rapport aux patients, aux gens qui vivent là, au bout d’un moment tu ne sais plus qui est patient, qui est médecin.

Gilles L. :

Oui les médecins ne sont pas habillés en tenue.

Guigou C. :

Non, ils ne sont pas en blouses blanches et ils invitent aussi un public extérieur, puisqu’en fait, nous, on avait pris comme principe de faire des temps ouverts au public au sens très large ; c’est-à-dire que le matin, il y avait des espèces d’ateliers d’écriture, et à partir de là on reprenait des bouts de textes qu’on mettait en musique. Bon bref, ce dont la comédienne Agnès Régolo s’emparait. Donc il y avait des temps à la table, si j’ose dire, et on ne savait pas qui était qui, en fait. Nous, on savait à peu près qui on était, encore que pas toujours. Mais il y avait aussi des patients, enfin des gens qui étaient donc internés dans cet hôpital, des médecins et des infirmiers, et puis des gens de l’extérieur. C’était assez rigolo parce qu’au bout d’un moment tu ne savais plus vraiment qui était qui, quoi !

Gilles L. :

Qui sont les fous, on ne sait pas !

Guigou C. :

Et ça sur la notion de folie, c’était intéressant, vraiment. Et puis donc, enfin, moi, j’ai pris conscience de ça vers la fin de cette résidence-là, c’est qu’effectivement, il y a quelques personnes qui étaient là qui étaient très timides ou qui avaient du mal à venir vers nous, et qui ont fini par improviser des espèces de fulgurances à des moments sur la fin de notre résidence, parce qu’ils avaient eu le temps de s’acclimater à nous et de comprendre un peu les trucs. Au début ils n’osaient pas venir, ils venaient au bord de notre espace de jeu, ils jetaient un œil, puis ils s’en allaient, puis petit à petit ils sont venus. Et ça, vraiment, sur le coup, c’était intéressant. On était en immersion vraiment presque totale pendant tout ce temps là, quoi. Et, puis bon, après on est sortis de l’hôpital et on a fait trois ou quatre résidences, une à Rillieux-la-Pape, quand c’était encore Maguy Marin qui était au Centre Chorégraphique, et puis deux sur Nancy, une à Frouard et une deuxième fois, à Vandœuvre.

 

L’art résiste au temps – La diversité des actions

Jean-Charles F. :

Et donc les participants à l’hôpital au 3bisf, ils faisaient des textes essentiellement ?

Guigou C. :
Alors il y a eu différentes choses : bon, il y en a qui ont soit improvisé, soit écrit.
Donc ce qui était écrit, à des moments, soit ils l’ont dit eux-mêmes, soit, nous, on l’a dit pour eux. Et puis il y a eu quelques fulgurances, pendant qu’on faisait la présentation, par exemple il y avait un patient qui était là, qui était un ancien coiffeur, qui est venu et qui a fait des espèces d’interventions qui nous ont bien perturbé. En plus, moi j’avais utilisé le terme « perturbateurs », j’avais envie qu’il y ait des perturbateurs, c’était juste bien [rires]. Mais le gars en question, il a été super, parce qu’il a bien compris le truc, quoi. Il était exactement là où il fallait, il n’en a pas fait trop, il a donné… À qui il a filé une chaîne en or ?
Gilles L. :

Je ne sais plus, c’était assez surprenant.

Guigou C. :

Il a filé un bijou, comme ça, à un membre de l’équipe, parce qu’il était content… Enfin, il voulait montrer son intérêt, sa gratitude, pour notre présence, et tout ça. Mais sans trop déborder, sans prendre totalement le monopole de ce qui se passait. Et puis après il est retourné s’asseoir. Alors c’est un truc assez étonnant, quoi ! Je me rappelle, en atelier – je ne sais pas si tu te souviens ? – un matin, on était autour de la table et je ne sais plus, la consigne d’écriture c’était quelque chose du genre : « Faites ou écrivez quelque chose que vous n’avez jamais fait ou écrit ». À un moment quelqu’un s’est levé, est monté sur la table, a traversé la table à pied et est retourné s’asseoir en disant : « J’avais jamais fait ça ! ».

Gilles L. :

Là on a semblé comprendre que c’était un patient, mais parfois on s’est trompé. Moi, il y avais un couple de gens, j’étais sûr qu’ils étaient là depuis au moins trois ou quatre ans et en fait, c’était juste des gens qui habitaient en ville et qui venaient participer aux ateliers.

Guigou C. :

Oui, je me rappelle qu’on avait fait un petit jeu avec des ballons gonflés. C’était histoire d’avoir du son, très facilement productible, donc avec des ballons de baudruche. La consigne était : utilisez le ballon. Y en a un qui le fait couiner, et du coup tu as un mec à côté – et j’étais sûr que c’était un mec qui venait de l’extérieur – il se met… il était mort de rire quoi. Et là tu te dis : « Ouf ! » [rires], peut-être qu’il réside ici depuis quelques années. Non mais il y a des trucs incroyables quoi ! Vraiment étonnants !

Jean-Charles F. :

Donc, il y avait une plasticienne, quel était son rôle ?

Guigou C. :

Notre amie Suzanne Stern, elle a une pratique de plasticienne un peu marginale, si j’ose dire. Elle est peintre au départ, et puis elle en a eu ras le bol, depuis bien longtemps de tout ce qui est réseau des galeries, etc., etc. Donc elle a fait ses propres trucs, chez elle, souvent dans sa maison en pleine cambrousse. Dans les ateliers au 3bisf elle a, comment dire, utilisé tous les matériaux qui étaient produits, les petits bouts de papier avec des bouts de textes qu’elle a mis un peu partout…Et ensuite elle a utilisé la matière qu’on produisait pour faire quelque chose avec. Elle avait aussi un rétroprojecteur, elle projetait des trucs au mur, elle accrochait des trucs partout. L’idée c’était un peu d’envahir l’espace, de le transformer un peu à sa manière, et puis des fois elle venait aussi nous perturber. [rires] C’est bien de faire ça.

Jean-Charles F. :

Perturber en faisant quoi ?

Guigou C. :

Ça pouvait être, je ne sais pas, on était peut-être en train de jouer, de faire une impro musicale et puis elle venait te coller un petit bout de machin sur ton instrument avec marqué je ne sais pas quoi, une petite phrase, et puis ça voulait dire : débrouilles toi avec ça ! Plein de choses de cet ordre-là.

Jean-Charles F. :

Et le philosophe alors ?

Guigou C. :

L’idée pour moi, c’était qu’il puisse produire vraiment de la réflexion, parce que je trouve qu’on est dans une période où on manque sérieusement de réflexion. Et donc, il a vraiment utilisé le temps de la résidence pour écrire un texte autour de Hannah Arendt, de la culture, de ce que cela voulait dire l’engagement. Parce que ce sont les trois grands thèmes de ce projet : la résistance, l’art et le temps. Vastes sujets. Donc il est parti là-dessus. J’avais vraiment envie de ça, qu’à un moment dans le truc qu’on allait faire, il y ait un temps un peu suspendu où on s’arrête et c’est ce qu’on a fait. Il était à sa table et il a lu son texte. Ça a pris je ne sais plus combien de temps, dix minutes, je ne sais plus combien, mais moi j’aimais bien ça. C’était aussi histoire d’un peu casser le format d’un concert. Voilà, c’était un peu ça. Après, c’est comme tous les projets qu’on peut mener les uns ou les autres, cela aurait pu aller beaucoup plus loin que cela n’a été, si on avait pu le faire vivre plus longtemps et creuser davantage encore.

Gilles L. :

Parce que toute la première partie quand même le public était sur scène, notamment à Aix et à Rillieux.

Guigou C. :

Et aussi à Frouard, près de Nancy. Les gens étaient très proches. On a fait des ateliers d’écriture avec des retraitées, des petites dames qui faisaient du tricot. Elles nous ont offert des tricots après comme cadeaux, etc. Elle écrivaient des trucs super qu’on a utilisés plus. Enfin à chaque fois ça s’est enrichi. À la fin on avait beaucoup de matière. Cela permettait de piocher dedans et de ne pas refaire forcément la même chose à chaque fois.

Jean-Charles F. :

Et certains participants faisaient de la musique aussi ?

Guigou C. :

Oui, c’est arrivé. C’était vraiment intéressant, mais beaucoup, beaucoup de boulot en fait. Quand on était à l’hôpital psychiatrique Montperrin à Aix, on avait découpé le temps en deux partie : le matin, c’était l’atelier ouvert avec les gens, mais cet atelier donnait toujours lieu à un temps de rencontre publique. Alors, bon, il pouvait y avoir une personne, comme deux, dix ou vingt, mais peu importe, on présentait quelque chose. Dans ces temps-là, les gens, les patients ou autres pouvaient intervenir comme ils voulaient. Donc c’est arrivé qu’il y en ait qui essayent la harpe de Karine Hahn, par exemple, un instrument un peu fascinant pour des non-musiciens. Et l’après-midi on se concentrait plus sur la construction artistique globale du projet. Du coup cela demandait de fournir beaucoup. Les journées étaient bien remplies.

Jean-Charles F. :

Et précisément, dans l’équipe des musiciens, donc, il y avait Karine Hahn, qui est une harpiste plutôt classique.

Guigou C. :

Mais qui a expérimenté beaucoup de choses.

Jean-Charles F. :

C’était comme un élément perturbateur ?

Guigou C. :

Oh, je pense qu’elle était aussi perturbée que tout le monde, qu’elle nous a perturbés aussi, mais je pense que cela lui a bien plu, me semble-t-il, enfin, il faudrait qu’elle en parle elle-même. On a sonorisé sa harpe, elle a fait plein d’essais.

 

L’art résiste au temps – Ateliers d’écriture

Jean-Charles F. :

Et donc tout était improvisé ?

Guigou C. :

Pas tout. Moi j’avais écrit des pièces aussi, certaines très écrites même. Une dont j’avais filé la partoche à Nicolas [Sidoroff] sur le temps. Je l’avais composé en utilisant les horaires de lever et de coucher du soleil, puisqu’il était question de temps. Je m’étais amusé à trouver une espèce de règle pour transposer les heures de lever et de coucher du soleil en notes de musique – tout le monde s’est amusé à faire ce genre choses, non ? [rires] C’était assez amusant, mais très difficile à jouer pour les gens [rires] : « Oh ! C’est superbe ! Après… ». On a quand même réussi à jouer cette pièce à peu près bien.

Gilles L. :

Il est où le disque ?

Nicolas S. :

Pour un peu entrer dans le détail du temps long de votre immersion : est-ce que tout le monde de l’équipe était là pendant les trois semaines ?

Guigou C. :

Oui, parce que l’hôpital d’Aix Montperrin, c’est quand même un peu au milieu de nulle part. Enfin il y avait pas mal de gens qui venaient de loin et Mathias [le philosophe Matthias Youchencko] avait aussi ses cours donc il venait quand il pouvait. Donc voilà, on est quand même restés quasiment tout le temps.

Nicolas S. :

Donc, en fait, le projet continue même quand une personne n’est pas là ?

Guigou S. :

Oui, on avait tous suffisamment de choses à chaque fois à remettre sur le chantier, si tu veux, pour que même s’il y en avait un qui partait deux jours, cela n’empêchait pas le truc d’avancer. Même au contraire, des fois c’était bien d’avoir quelqu’un qui pouvait s’extraire un peu pour avoir du recul à des moments sur les choses.

Nicolas S. :

À l’hôpital, j’avais compris qu’il y avait plusieurs ateliers en même temps ?

Guigou C. :

Oui, comme on était quand même nombreux, c’est arrivé qu’on divise le groupe en plusieurs sous-groupes qui travaillaient – ce qu’on a fait les toutes premières fois d’ailleurs, avant d’aller à l’hôpital, quand on avait bossé sur le temps, on se répartissait en petits groupe, entre nous. Mais à l’hôpital, je ne me souviens plus si on a fait ça, mais je crois que oui, c’est bien possible qu’on ait bossé au moins en deux groupes à des moments. Notamment un groupe qui était plus centré sur l’écriture, et un plus sur l’impro musicale. De toute façon, on a expérimenté un peu tout ce qu’on pouvait expérimenter, c’était un peu ça l’idée.

Nicolas S. :

Et si on reprend un peu l’agenda pendant les trois semaines, comment ça se passe le premier matin ? Vous arrivez la veille ?

Guigou C. :

En fait, quand Sylvie Gerbault m’avait proposé qu’on reste là trois semaines, sur le coup j’ai un peu paniqué : « Oh ! putain ! qu’est-ce qu’on va faire ? » Déjà un public qu’on ne connaît pas, on n’a jamais travaillé avec des gens « fous » entre guillemets. Et donc j’étais allé en repérage avec Agnès, une matinée à l’hôpital psychiatrique de Montfavet près d’Avignon, où il y a un atelier d’écriture qui existe depuis très longtemps. Ils ont fait plein de publications. ça s’appelle « Papiers de soi », c’est un jeu de mots. Et donc, on y était allé un peu en mode extérieur, mais en participant aussi aux jeux d’écriture qu’ils faisaient ce jour-là. On a tout de suite compris que ça pouvait être un point commun facile à mettre en place, sans avoir besoin d’une technique instrumentale, par exemple. Ça permettait de faire se rencontrer les gens, de les faire discuter ensemble, etc. Et donc l’écriture m’a semblé être un ferment possible entre toute l’équipe. [Gilles met le CD de « l’Art résiste au temps » en fond.] Ce qui me semble bien, au-delà de notre affaire à nous, c’est que je trouve que l’écriture et la réflexion étaient bien en phase. En fait en phase avec ce qu’on voulait faire, de la réflexion philosophique en passant par les propos complètement barrés sur n’importe quel sujet. [A Gilles : ] « Tu as retrouvé le CD ? »

Nicolas S. :

Quand vous arrivez, qui vient la première fois ?

Guigou C. :

Je ne sais plus qui est venu, mais de toutes façons on a passé un peu de temps avec l’équipe du 3bisf aussi. Je les avais rencontré avant, l’équipe des encadrants, des infirmiers, etc. On avait l’avantage que c’est un endroit qui est consacré à ce type d’expérimentations-là d’une certaine manière. C’est-à-dire qu’ils ont l’habitude de recevoir en résidence des « artistes » entre guillemets et ils ont l’habitude que les gens, les artistes, les personnels hospitaliers et le public extérieur se mélangent…

Gilles L. :

C’est un peu leur spécificité. C’est un des rares hôpitaux à avoir ça.

Guigou C. :

Ils nous ont emmenés dans différents pavillons rencontrer différents types de malades plus ou moins atteints, le but étant qu’on leur explique pourquoi on était là et ce qu’on voulait faire. Et puis après, chacun décidait de participer ou non au projet. Donc il y en a qui sont venus, d’autres qui ne sont pas venus. Après, le problème de ce genre de projet-là, c’est qu’évidemment tu ne peux pas compter sur une régularité de présence des participants. Quand les gens sont sous médocs c’est difficile. Tu en as qui viennent régulièrement, tu en as qui sont tout le temps là, et puis il y a ceux qui viennent une fois et que tu ne vois plus – et c’est vraiment dommage qu’ils ne soient pas revenus, parce que c’était bien – mais bon, c’est la règle du jeu. [la musique continue]

Nicolas S. :

Et l’idée du fonctionnement avec un atelier le matin, avec un rendu public, donc un atelier public et rendu public du public… [rire] C’était dans le cahier de commande du début ?

Guigou C. :

C’est en y réfléchissant avec l’équipe, qu’on s’est dit que ça pouvait être bien. C’était aussi une manière de laisser de la place aux malades en quelque sorte. On savait qu’on voulait aussi arriver de notre côté à nous à un produit, même si je n’aime pas beaucoup ce mot là, un produit fini qui n’était qu’en cours d’élaboration. L’idée c’était justement que ce soit en évolution constante, mais on avait quand même prévu une vraie présentation publique à la fin. L’idée c’était qu’on puisse prendre le temps de maturation nécessaire et que nous aussi, ça puisse nous bousculer, en fonction de ce que pouvaient faire les participants extérieurs. Il y a des choses qu’on a gardées, d’autres pas, parce qu’on s’est dit « Ben tiens, là, elle nous a fait un truc incroyable, ça serait bien de l’intégrer à ce moment là ». Après, bien sûr, on aurait pu aller beaucoup plus loin dans ce processus, mais l’idée de perturbation et de perturbateurs et de se faire perturber nous-mêmes par des gens extérieurs, c’était ça l’idée centrale.

Jean-Charles F. :

La musique du CD qu’on est en train d’écouter va rendre la transcription de l’enregistrement de l’entretien encore plus difficile ! [rires]

Gilles L. :

Peut-être oui.

Nicolas S. :

Il y a des chances.

Jean-Charles F. :

Mais tu veux faire comme France-Culture où chaque fois qu’il y a quelqu’un qui parle, il faut qu’il y ait de la musique derrière. [rires]

Gilles L. :

Non, non, c’était pour me remémorer.

Guigou C. :

Oui, je réécoute le CD avec plaisir.

Jean-Charles F. :

On mettra des extraits de la musique, oui, c’est certain. Excusez moi. [Plusieurs extraits de L’Art résiste au temps peuvent être trouvés dans le Grand Collage (suivre les chemins et cliquer sur la rivière).]

Nicolas S. :

Qu’est-ce qui se passait entre le matin et l’après-midi ? L’après-midi était plutôt entre vous mais avec des portes ouvertes, il y avait tout de même des gens qui regardaient ?

Guigou C. :

Oui, toujours, ça c’est la règle du fonctionnement du lieu, c’est que tu n’es jamais enfermé, les gens peuvent te voir, entrer à n’importe quel moment. Ce qui est plutôt chouette. Ça te met dans une autre attitude par rapport à ton travail, c’est ce que j’ai bien aimé.

 

L’art résiste au temps – L’échange des rôles

Nicolas S. :

Je vous ai entendu plusieurs fois parler d’inversement de rôles parmi les membres de l’équipe. Peut-on entrer un peu dans le détail de ce que cela voulait dire pour vous ?

Gilles L. :

Je me rappelle, au tout début, au Thor on essayait d’inter-changer les rôles entre philosophe, metteuse en scène, plasticienne, les musiciens et musiciennes. On était un peu perdus au début, mais on avait fait des vidéos de ça, où on se disait : « Ben on cherche, mais on n’est pas obligés de trouver ! ». On était un peu en errance, parfois.

Guigou C. :

Bon, on a fait des essais, comme tout groupe, mais après, qui ne sont pas forcément des essais transformés… C’est-à-dire que, bon, c’est toujours rigolo et intéressant de dire « Moi je ne suis pas metteur en scène ou comédien, mais je vais m’emparer du texte, et toi tu es musicien et tu vas assumer un autre rôle ». Voilà, au bout d’un moment tu rencontres les limites de cet exercice-là : celui qui est tout de même plus performant à faire de la musique, c’est le musicien, et ainsi de suite. Mais on a beaucoup cherché au début et moi, je trouve que ce temps-là, le temps avant l’hôpital psychiatrique, tout le temps où on s’était vu au Thor par exemple, c’était aussi très important. Bon il n’y avait pas de malades mentaux, mais c’était très intéressant parce qu’on ne s’était fixé aucun objectif précis, si ce n’est d’essayer toutes les choses qui pouvaient nous traverser l’esprit. C’était un temps qui a beaucoup contribué à la forme que le projet a pris ensuite. Après, j’assume mes contradictions, mais j’avais donc préparé un certain nombre de pièces assez écrites, parce que j’aime bien écrire des pièces. Et après coup, si cela serait à refaire maintenant, peut-être que je ne le referais pas comme ça. Peut-être que j’écrirais beaucoup moins de choses, parce que c’était un peu paradoxal avec l’idée que tout se fabrique sur le tas. En même temps, bon, j’avais bien envie d’arriver à un résultat à peu près cohérent en ayant un certain fil conducteur, et notamment de pouvoir utiliser certains textes que j’avais vraiment identifié dans le livre de Naomi Klein, c’était des choses que j’avais vraiment envie qu’on dise. Donc, une des contradictions, pour moi, du projet, c’était sûrement ça, d’avoir des choses très écrites que j’avais amenées moi, alors que l’idée c’était vraiment de faire un truc très, très, collectif, avec rien de prédéterminé au départ. Bon, ce qui était vrai jusqu’à un certain point, mais pas vraiment complètement [rires]. C’est l’exercice de la démocratie : tu es libre, mais pas complètement.

Jean-Charles F. :

C’était aussi tes textes ?

Guigou C. :

C’était des textes repérés pour la plupart dans La Stratégie du Choc de Naomi Klein, mais pas que.

Jean-Charles F. :

Et ces textes portaient sur quoi ?

Guigou C. :

Sur un espèce de constat de ce qui se passe au niveau du monde. Et cette Stratégie du Choc qu’elle a très bien décrit. Il y avait cette idée de résistance dans tous les sens du terme.

Gilles L. :

Il y a un film autour du bouquin de Naomi Klein La stratégie du choc. Qu’on avait visionné ensemble avec toute l’équipe.

Guigou C. :

C’est un documentaire, qui est moins intéressant évidemment que le bouquin, parce qu’en l’occurrence quand tu essaies d’illustrer un bouquin de 500 pages en une heure et demie, il y a plein de choses que tu zappes. Il y a quelques perles dans le documentaire, comme des petites interviews de Margaret Thatcher, des choses comme ça, qui sont quand même assez hallucinantes, mais sinon quand même, le bouquin est cent fois plus intéressant.

Gilles L. :

Quand elle remercie Pinochet par exemple.

Guigou C. :

Voilà ! Il y a aussi le passage où Milton Friedman reçoit son prix Nobel d’économie, à Oslo. Justement il y a quelques perturbateurs qui ont réussi à entrer dans la salle et qui essaient d’empêcher la cérémonie de se dérouler, puis, bon, ils sont très vite évacués, et Friedman a un petit sourire en coin et il dit aux journalistes : « Vu ce que j’ai écrit, cela aurait pu être bien pire que ça ! » [rires] C’est d’un cynisme absolu [rires]. [silence]

Jean-Charles F. :

Bien ! [silence, bruit d’un liquide qui se verse]

Guigou C. :

Allo ? Encore des questions ?

Jean-Charles F. :

[à Gilles :] Toi, tu as des choses à rajouter ?

Gilles L. :

Comme l’a dit Guigou, on a fait ce choix d’inverser les rôles sur une ou deux séances. Je pense que c’était une manière aussi de se rencontrer et puis de réagir si la situation le permettait. Effectivement, c’était plus des moments de rencontre où on essaie des choses. À la fin cela a créé des liens et aussi de la confiance entre nous. Puisqu’on se lâche et qu’on se permet d’aller un peu n’importe où avec les autres sans avoir peur d’être dans des situations inconfortables. Donc il y a quelque chose qui me rappelle ce qu’on propose avec PaaLabRes dans les ateliers d’impro[3], avec les rencontres danse-musique au Ramdam[4], ou ce qu’on a fait ce week-end avec le CEPI[5]

Guigou C. :

On avait beaucoup expérimenté aussi quand j’avais bossé avec Maguy Marin et Volapük. On avait fait toutes sortes d’improvisations. C’était une période faste où on avait trois mois de répétitions pour monter un spectacle. Ça aide !

Nicolas S. :

Mais ce que vous décrivez est essentiel, même si c’est difficilement racontable ou descriptible. D’une part, on a l’impression que cet échange de rôle permet surtout une rencontre entre vous pour que le travail se passe bien, en fait c’est juste de l’expérimentation sans objectif particulier. Mais d’autre part, et c’est ce qui est très intéressant pour moi, cela permet un certain nombre de choses : une manière de « mélanger nos incompétences » ou de « mélanger nos inconforts », etc., une forme d’égalité dans l’inconfort. Tout ceci permet que d’autres choses émergent, très différentes de celles produites, par exemple, par un musicien qui a priori sait jouer de son instrument. Et donc, ça permet des formes de rencontres, qui n’existent plus ensuite, quand chacun effectivement reprend le rôle auquel il est le plus habitué. En tout cas c’est très intéressant d’essayer de l’expliquer, de décrire cela et d’entrer un peu plus dans le détail. Parce qu’effectivement quand tu as un temps de création de trois semaines, c’est plus facile. À l’inverse, quand tu as moins de temps, comment est-il possible que ce genre de choses arrive malgré tout ? Et comme tu le disais, chercher sans être obligé de trouver me paraît une nécessité absolue.

 

Un lieu de résistance : le temps

Guigou C. :

Je pense que c’était une des raisons qui faisait le lien entre temps et résistance. À ce propos, je me souviens d’une chose qui m’avait marqué : une discussion sur l’art que j’avais eu avec un ami peintre italien, Enrico Lombardi, de la bande d’Area Sismica à Meldola. Il me disait en substance : « De toute façon, le seul lieu de résistance qui reste possible encore actuellement, c’est le temps. » Le temps de prendre le temps, le temps de faire les choses, et j’ai trouvé ça super juste. C’est-à-dire qu’on sait très bien qu’il n’y a plus beaucoup d’espaces possibles où tu peux encore résister à quelque chose, si ce n’est celui de refuser le carcan du temps qu’on t’impose tout le temps. Cela ne veut pas dire que c’est toujours facile à faire, mais… Et puis, moi, je l’ai vécu de façon encore beaucoup plus extrême et importante que dans l’Art Résiste au Temps, quand j’avais monté le projet des Figures. On avait bossé six mois – en fait, ça a duré beaucoup plus que six mois – avec un groupe de chômeurs qui étaient au RMI (à l’époque ça n’était pas encore le RSA), et qu’on avait fait embaucher pour uniquement faire de la musique pendant six mois, un peu comme ce qu’avait fait Fred Frith avec Helter Skelter à Marseille. Quand tu bosses tous les jours pendant six mois avec quinze gus qui n’ont que ça à faire que d’expérimenter des choses, huit heures par jour, ça devient un truc de dingues. Et là on a pris du temps, c’était génial. Après, les petits évènements qu’on a produits publiquement autour de ce projet-là, ce n’était presque que des épiphénomènes d’un travail de laboratoire incroyable. Je pense que cela a marqué plein de gens – enfin, ceux qui y ont participé en tout cas – c’était un temps incroyable. C’est un luxe de dingue, de pouvoir faire ça. J’ai vraiment aimé cela.

Jean-Charles F. :

C’est une des grandes frustrations actuelles : c’est l’incapacité d’avoir des plages de temps assez longues. Je suis allé à l’université (en 1972) pour ces raisons-là. J’ai pu y mener des projets sur quinze ans[6].

Guigou C. :

Pas mal !

Jean-Charles F. :

Après, le Cefedem, c’était un projet que j’ai mené sur dix-sept ans, et sans cette temporalité on n’aurait rien pu faire. Mais dans le domaine artistique, il y a eu toute une période entre 70-80 où il y avait énormément plus de possibilités qu’aujourd’hui de passer du temps. Alors, bon, c’est à double tranchant, parce que dans le temps pris, il peut y avoir un aspect élitiste très marqué, d’exclusivité de petits groupes. Mais en même temps, pour faire éclater les frontières, il n’y a pas d’autre issue.

Gilles L. :

Mais, je pense que ça dépend aussi des domaines, parce que dans la musique, le constat c’est qu’on a l’habitude de travailler dans une urgence incroyable, pour monter des concerts ou des choses comme ça. Je discutais avec Camel Zekri qui travaille avec des circassiens, je crois que c’est deux ou trois fois sur des périodes de deux mois de résidence, avant la création. Donc c’est déjà sur un an et demi et il me disait : « Mais c’est fou ! On a vraiment le temps, même le temps de perdre du temps. On a le temps de ne rien faire, d’aller écouter les autres, et du coup de composer avec une tranquillité incroyable ». Il me dit « Ça change tout ». On a tellement peu l’habitude de ça. Et puis, avec les compagnies comme celle de Maguy Marin c’est souvent la même chose : trois mois minimum pour une création.

Guigou C. :

Ben, c’est ce que m’ont raconté Bastien et Thomas, tu sais ?

Gilles L. :

Oui.

Guigou C. :

Je connais deux jeunes super musiciens, Bastien Pelenc et Thomas Barrière. Ils bossent avec la compagnie de cirque Trottola (https://cirque-trottola.org). Chaque spectacle prend un an à monter. J’ai vu leur dernier spectacle qui est superbe d’ailleurs, je vous le conseille. Donc, ils ont fait carrément fondre une cloche d’église rien que pour le spectacle : monstrueux ! Il y a tout un dispositif de machinerie en dessous de la scène et à un moment ils hissent cette cloche de sous la scène avec un système de treuils jusqu’au sommet du chapiteau. C’est magnifique. Et bien les musiciens ont passé les trois ou quatre premiers mois de la création sans faire une seule note de musique. Ils ne travaillaient que sur de la construction du dispositif, et évidemment cela change tout à l’arrivée, tu n’as pas le même truc.

Gilles L. :

Alors comment faire ça avec un projet uniquement musical ?

Jean-Charles F. :

Dans les années 60, j’étais percussionniste dans les ensembles de musique contemporaine, c’était quatre répétitions pour un concert de créations. Donc, c’était horrible ! C’était frustrant. Mais on avait par ailleurs un groupe au Centre Américain [Centre de Musique] où on faisait autant de répétitions possibles et imaginables, mais pas payées.

Guigou C. :

Ah ! Evidemment.

Gilles L. :

Mais oui, sans être payés c’est sûr qu’on peut créer plein de choses. Là quand ils bossent pendant un an, je ne sais pas s’ils sont payés tout le temps, mais en tout cas ils peuvent en vivre. Dans la musique on a l’habitude de répéter gracieusement.

Jean-Charles F. :

Et il y avait cette différence fondamentale, c’était la situation à l’université, du temps payé pour expérimenter.

Gilles L. :

Mais bon, moi je pense que le critère n’est pas forcément de savoir si tu es payé ou pas. Je n’ai pas d’exemples précis qui me viennent en tête, mais le nombre de groupes de rock que j’ai pu voir, notamment il y a longtemps : tu te prends une claque, parce que tu vois bien qu’ils ont bossé comme des cinglés pendant tous leurs samedis-dimanches pendant des années, et quand ils arrivent sur scène, ça joue quoi ! Ce n’est pas un machin approximatif parce que tu n’as fait que deux répètes. Il y a un côté super dans cette manière de faire les choses. Une façon que nous, on a un peu perdu, parce qu’on est aussi trop dans les histoires de survie, enfin je parle pour moi. Il faut donc se faire payer, on n’a pas de temps à perdre, et voilà. [silence]

Jean-Charles F. :

Oui, absolument. Il y a une absence de subventions pour ce genre de situation de recherche. Alors qu’il me semble que dans les années 70-80, il y avait beaucoup plus de support de la part des institutions publiques dans le domaine de la culture.

Guigou C. :

Moi je me rappelle que dans l’époque récente, ce qui a vraiment mis en lumière la question du temps, c’est le mouvement des intermittents en 2003. Je me souviens de débats passionnants sur cette question-là, c’est-à-dire la question de toute la partie invisible du travail qui est produit et qui n’est pas pris en compte, tu vois ? C’est vraiment la partie immergée de l’iceberg comme on dit. Les spectateurs voient juste la partie émergée du travail, et tous nos chers responsables politiques ne veulent même pas en entendre parler. Il faut être rentable, que ça aille vite, et puis de toute façon ils s’en foutent à vrai dire.

 


 

Deuxième partie : L’accueil des migrants

L’association Rosmerta

Jean-Charles F. :

Peut-être peut-on passer aux projets plus récents que tu as menés, par exemple ton travail avec des migrants ?

Guigou C. :

Ouais, ça ce n’est pas un projet musical, mais c’est passionnant. En fait, c’est simple : c’est la partie militante de mon activité. Sur Avignon, ça fait un moment qu’on se posait la question de l’accueil des migrants sur la ville. C’était de plus en plus un problème. Je me souviens, c’est assez fou d’ailleurs, j’ai un peu milité à RESF [Réseau éducation sans frontières] quand ce réseau s’est créé il y a au moins quinze ou vingt ans. Si je caricature un peu le trait, à l’époque, c’est tout juste si on ne se battait pas pour trouver deux migrants qui arrivaient sur Avignon, parce qu’il y en avait très peu ! Maintenant, tout cela s’est totalement inversé, depuis quelques années on ne sait plus faire face. Et on ne veut plus subir l’inertie, l’incompétence, la mauvaise volonté des institutions. Cette inertie est aussi la résultante d’un projet politique, il ne faut pas se faire d’illusions. C’est-à-dire que, s’il y a autant de problèmes, c’est parce qu’il y a la volonté farouche de ne pas accueillir ces gens-là. Donc, pour faire court : depuis plus d’un an et demi, un petit groupe de gens était en négociation avec la ville, le diocèse et la préfecture. On essayait de leur dire « Attendez ! là, il y a un vrai problème, chaque semaine, il y a, quinze, vingt, trente personnes qui dorment dans la rue, qui ne sont pas hébergées, etc. ». Les réponses étaient variables selon les interlocuteurs : par exemple la ville d’Avignon disait « Ah ! oui on sait ! ». Il s’agit d’une municipalité pas vraiment riche mais socialiste donc pas de gauche, c’est du socialisme à la Valls ! Bref, eux nous disaient : « Oui, oui, on sait qu’il y a des problèmes, mais vous comprenez, on n’a pas de bâtiments, etc. » À la préfecture, ils niaient complètement : « Il n’y a aucun problème, d’ailleurs il suffit que les gens appellent le 115 et ils seront tout de suite logés. » Et le diocèse nous a baladé pareillement. L’archevêque d’Avignon a des sympathies avec l’extrême droite. Donc, au bout d’un an de discussions – on a gardé des traces de tout ce bazar – on s’est dit, là, à l’automne dernier : « On ne va pas repasser un hiver comme ça, maintenant il faut que l’on passe à l’action ». On avait repéré un certain nombre de bâtiments possibles, dont cette ancienne école qui appartient au diocèse. Et on apprend qu’ils veulent vendre le bâtiment en question 800.000€. Bien voilà, très bien, formidable : une ancienne école, avec tout ce qu’il faut. Elle a été active jusqu’à 2016 et est donc elle est en relativement bon état, la fermeture venait de problèmes de gestion. Et alors fin décembre 2018, on a investi le lieu et on l’a squatté.

On s’est fait aider par des gens qui savent faire ce genre de choses, c’est un peu compliqué au début quand tu n’as jamais fait ça. Il faut envisager les risques. Donc on a créé une association qui s’appelle « Rosmerta », on est une collégiale de sept personnes à avoir signé ses statuts. C’est-à-dire qu’on est sept aussi à être responsables légalement en cas de problème. Actuellement on loge 50 personnes. On a déterminé les critères d’accueil des gens, pour se prémunir d’un certain nombre de gens dont on aurait pas su s’occuper. Pour être clair : tous les toxicomanes mâles adultes, parfois violents. On a clairement déterminé qu’on n’accueillerait que des mineurs isolés, ou des familles. On a pris énormément de mineurs ou justes majeurs, mais comme dans nombre de cas ils n’ont pas de papiers, c’est impossible de savoir s’ils ont 16 ou 18 ans. Et on accueille des familles, il y en a six actuellement. En grande majorité des africains mais pas uniquement : il y a une famille de géorgiens dont le mari était un opposant politique qui s’est fait dessouder ; donc sa femme et ses gosses sont partis de là-bas et sont arrivés en France je ne sais pas trop comment. À titre personnel, je m’occupe d’une famille d’indiens du Pendjab, dont la femme a subi un mariage forcé ; ils sont arrivés à Paris fin 2017 en centre d’accueil et puis on leur a dit ; « Ben non, vous ne pouvez pas rester, il y a plus de place. Bon, on va regarder sur la carte… Ah : Avignon, il y a l’air d’y avoir de la place ! » Ils sont venus là, ils se sont retrouvés dans un centre pendant quelques mois. Et ils ont été virés juste au moment où on a ouvert le lieu, donc ils ont atterri là. Ce sont des parcours de vie absolument incroyables dans la plupart des cas. Voilà, donc actuellement on a 1200 adhérents. On fait un événement public dans le lieu chaque mois depuis décembre 2018, et à chaque fois, on demande aux gens qui viennent, d’adhérer même pour un € symbolique. Et on a environ 300 bénévoles relativement actifs. On a le soutien d’une partie de la population. Et puis un procès en cours…

Jean-Charles F. :

Pour le lieu ou pour l’accueil ?

Guigou C. :

Alors on a deux trucs en parallèle : on a un procès suite au dépôt de plainte de l’archevêque pour squat ; et parallèlement à ça, les services départementaux nous accusent d’avoir accueilli du public dans un lieu sans avoir fait passer la commission de sécurité avant – ce qui revient à dire qu’on squatte. Ben oui, c’est normal, c’est un squat ! On a été auditionnés par les flics. Le bon côté est qu’on est quand même à Avignon, donc on a quand même profité de la médiatisation du mois de juillet. On a eu la visite d’Emmanuelle Béart en juillet 2019 qui a fait marcher ses réseaux ce qui a permis d’éviter l’expulsion immédiate, et nous a laissé un peu de temps. Parallèlement à tout ça, trois groupes de travail se sont constitués, suite à des AG. Un groupe est plus sur la résistance quelque soit la situation dans le lieu ; un groupe est dans l’idée de pousser la ville à préempter le lieu ; et un autre travaille sur l’achat du bâtiment (800.000€), bon, avec toutes sortes de questionnement par rapport à cette dernière question. En ce qui me concerne, je suis complètement contre l’idée de l’acheter pour plein de raisons. D’abord parce que je n’ai pas envie de filer 800.000€ à un archevêque d’extrême droite, mais en plus ces 800.000€ pourraient servir à autre chose. De plus, si on achète et qu’on est propriétaire… Au départ, l’idée pour nous était de pointer l’incurie des institutions et pas de se substituer à elles, mais au contraire de leur dire : « On l’a fait parce que vous ne le faîtes pas, mais maintenant c’est à vous d’assumer vos responsabilités politiques. » Sinon, devenir les professionnels de l’accueil des migrants, je pense que ce n’est pas le but et que ce n’est pas un service à rendre à quiconque de se substituer à la ville ou à la préfecture. Donc il y a tout un tas de débats internes sur ces questions-là. Mais je dirais quand même globalement que c’est une sacrée histoire. C’est assez génial. On a rencontré presque aucun problème, à part parfois un peu de tensions sur la gestion. Ce qui m’a vraiment frappé récemment, c’est de voir à quel point les jeunes s’autonomisent petit à petit : quand on a ouvert, évidemment tous les gens qui débarquaient là étaient complètement paumés, et petit à petit – certains vivent là depuis décembre 2018, pas tous parce qu’il y a aussi beaucoup de gens qui vont et qui viennent – il y en a qui prennent les choses en main : le ménage, toutes sortes de choses, des démarches, comme accompagner leurs potes à l’ASE (Aide sociale à l’enfance) ou au département. Deux ont été invités par Olivier Py pour participer à des lectures autour de l’Odyssée, etc. Bon, on a fait plein de trucs. Donc, c’est un super projet extrêmement fort d’un côté, et extrêmement fragile de l’autre. Voilà.

Jean-Charles F. :

Y a-t-il des aspects artistiques dans ce projet ?

Guigou C. :

Oui, des ateliers ont été mis en place par tout un tas de gens qui sont proches de Rosmerta : atelier marionnettes, atelier Beatbox. Plein de trucs se font dans le lieu. J’avoue que, personnellement, je n’ai rien fait sur ce plan là, parce que je n’ai pas trop envie de mélanger les choses, je trouve que cela est un peu compliqué. Donc quand j’y vais, je fais des permanences ou je m’occupe de ma famille indienne ou d’autres choses, mais je n’ai pas fait de trucs musicaux.

Nicolas S. :

Quels sont les événements publics tous les mois dont tu parlais ?

Guigou C. :

Ben, c’était surtout des concerts avec des gens qui sont proches de nous, on va dire, et pas trop loin géographiquement, parce que c’est ce qu’il y avait le plus simple à faire.

Nicolas S. :

Et les ateliers sont à visée interne, dans le cadre des gens qui sont dans le lieu ou c’est avec une ouverture vers l’extérieur ?

Guigou C. :

On a une volonté de rencontres avec l’extérieur, oui, et puis une volonté de fournir des outils pour que les gens s’intègrent. Donc on fait aussi des cours de français, des pratiques artistiques ou culturelles et plein d’autres choses. C’est clairement une volonté de notre part que cette dimension-là soit présente.

 

 

Les relations actes artistiques / actes politiques

Guigou C. :

Il y a un aspect dont je n’ai pas parlé qui est assez intéressant d’un point de vue politique. Ce lieu était utilisé l’été par une compagnie de comédiens Del Arte, qui a fait son petit pécule en faisant jouer un grand pourcentage d’amateurs – ils ont fait comme tous les loueurs de salles à Avignon. La première rencontre était plutôt intéressante puis on n’a plus eu de nouvelles, sauf des lettres extrêmement dures à notre encontre qu’ils ont envoyées au préfet. Peut-être tablaient-ils sur notre expulsion plus tôt ? Et comme il y a un certain nombre de gens du monde du spectacle avec nous, on a été accusé par certaines personnes du Festival de vouloir juste mettre la main sur ce lieu pour des raisons uniquement artistiques et culturelles, et pas pour s’occuper des migrants ! On est pris entre les sympathies du diocèse pour l’extrême droite et les marchands du temple du théâtre, c’était un peu compliqué ! Et cela l’est toujours.

Nicolas S. :

Dans nos réflexions sur l’histoire des murs, il y a aussi cette idée d’une forme de nécessité contre le vent ou contre un certain nombre de choses : le mur comme une forme d’abris et aussi comme une forme de barrière intolérable. Dans ce que tu disais, on a l’impression d’une volonté de ne pas mélanger l’activité artistique et l’activité politique. Et j’essaie de voir ça comme un espèce de mur que tu mets… Comment tu le qualifierais ? Comment tu vis avec plus ou moins confortablement ?

Guigou C. :

C’est juste que, si tu veux, quand tu joues dans une fanfare ou avec un groupe de théâtre de rue, c’est extrêmement simple de venir jouer dans un lieu où il y a zéro confort. Et ce n’est pas si simple que ça dans la plupart de mes projets musicaux. Donc la seule chose que je pourrais imaginer de faire, que je n’ai pas fait pour l’instant mais que je pourrais faire, c’est mon petit solo « Musiques Minuscules »[7]. Pour cela, je n’ai besoin de rien en gros, donc je pourrais le faire, mais sinon ce n’est pas toujours des formes adaptées. Et en plus de ça, je pense que, culturellement, ce n’est pas toujours évident. Le public est très varié, et bien sûr je pourrais venir avec mes trucs complètement barrés, mais ça peut faire désordre au milieu des cathos de gauche ! Si je fais un petit parallèle : je suis assez impliqué dans le collectif anti-nucléaire d’Avignon, et cela fait un certain nombre de fois que j’essaie de les brancher pour qu’on joue avec les Mutants Maha[8], un projet sur Fukushima. Il y a deux ou trois ans on avait fait un morceau de notre répertoire à deux dans une version allégée, et on avait pris le petit texte qui allait dessus. Je leur ai dit que ça serait bien de faire le concert complet avec le trio et tout ce qui vient avec : « Bon, Ok ! Est-ce que vous êtes d’accord pour faire ça le 26 avril, le jour de la commémoration de Tchernobyl sur la place Pie ? » J’ai répondu : « Non, ce n’est juste pas possible ». Je veux dire, d’abord sans parler du fait de savoir si on va avoir de l’électricité, mais tu as quand même besoin d’un petit temps d’installation ; tu as besoin d’un petit peu d’attention pour que le propos que tu essaies de dégager porte un peu ses fruits, et pas d’avoir les passants avec des cabas qui arrivent au milieu… Enfin, il y a un moment où ça ne marche tout simplement pas, ce n’est pas adapté au bazar de faire ça à cet endroit-là dans ces conditions-là. C’est une vraie question ce que tu poses, notamment par rapport au lieu. Après, il se trouve aussi que la plupart de mes projets sont menés avec des gens qui ne sont pas sur Avignon, donc ça veut dire de faire venir des gens de loin pour faire un concert où ils ne sont pas payés, et ainsi de suite. Non, c’est souvent juste un peu compliqué à plein de niveaux, donc je n’ai pas forcément envie de me mettre là-dedans.

Jean-Charles F. :

Dans le cas de l’esclavage, les esclavagistes faisaient en sorte que les gens qui vivaient au même endroit devaient provenir d’endroits très différents de façon à ce qu’ils n’aient pas de repères culturels communs. Cela paraissait plus propice à pouvoir imposer des formes artistiques, le quadrille en Martinique par exemple. C’est très intéressant de voir comment les esclaves s’en sont sortis pour recréer des formes artistiques qui à la fois respectaient les règles imposées et en même temps recréaient ou créaient leur propre culture. Dans ce que tu décris, est-ce qu’on retrouve ce même phénomène, c’est-à-dire des gens qui viennent d’endroit très différents, avec le grand danger de leur imposer des formes artistiques toutes faites et la nécessité de leur donner du temps pour développer des choses qui leur soient propres ?

Guigou C. :

Je ne suis pas sûr d’être super clair par rapport à cette question-là qui me semble effectivement très importante. Mais par ailleurs, ce qui est très clair aussi c’est que c’est assez impressionnant de voir ce que certains de ces jeunes-là ont vécu. J’ai parlé un peu avec certains d’entre eux, je sais un peu quel a été leurs parcours. Ils ont vécu des trucs complètement dingues. Pourtant, c’est quand même des jeunes de dix-huit ans ou de seize ans qui vivent en 2019 avec un téléphone portable, et qui écoutent du rap comme tout le monde ou du reggae ou je ne sais pas quoi. Il y a ce double truc en permanence qui est très troublant. Il y a une complexité qui existe de toutes façons dans tout et notamment dans leur situation à eux, qui dépasse les caricatures que les gens se font. Par exemple, un dimanche on a fait une distribution de tracts à toutes les sorties de messe pour essayer d’expliquer notre point de vue par rapport à celui de l’archevêque. Dans l’église d’à côté de là où on est, des gens nous ont dit : « Mais de toute façon c’est pas des vrais migrants parce qu’ils sont trop bien habillés. » Il faudrait qu’ils soient en haillons pour être considérés comme des vrais migrants. Et ça c’est intéressant à voir aussi. Je pense qu’il faut faire les choses de façon… je ne sais pas si le mot “subtile” convient, ou… n’est pas de trop [rires] allez, allons-y : subtile. Par exemple, j’ai fait venir la famille indienne, au concert des “100 guitares sur un bateau ivre”[9] en juin 2018. Ils ont trouvé ça super, et puis je les ai invités à ce que j’ai fait à Avignon. Là je trouve que quand tu arrives à établir une relation, tu peux commencer à partager des trucs. Quand ce sont des gens que tu ne connais pas du tout, dont tu ne connais rien de l’histoire, leur imposer je-ne-sais-quoi, moi j’ai un peu du mal.

Nicolas S. :

Par la rencontre et le temps long – dont on a déjà parlé –, tu décris une manière de dépasser l’espèce de séparation, entre l’activité artistique professionnelle au sens de spectacle présenté sur scène et les actes militants presque quotidiens. Pour ma part, je me trouve dans des formes de lisières où des choses se mélangent quand on propose d’essayer de faire ensemble des choses. J’ai du mal à me départir du fait d’être dans, de faire ou de penser la fabrication musicale : j’adore jouer de la musique et expérimenter, c’est un truc qui me fait vivre. Donc même quand je faisais des cours de maths ou de français – j’en ai fais beaucoup par exemple dans un programme de réussite éducative –, je ne pouvais pas ignorer toutes les résonances musicales qui apparaissaient, que j’utilisais ou pas. Avec des gamins qui venaient d’un peu partout, j’avais quand même assez souvent des propositions pour faire des choses qui étaient éminemment artistiques, pour moi mais surtout pas reconnues par la DRAC. Ces propositions n’existent même pas dans leur radar. Je cherche à décrire cette espèce de truc un peu flou dans lequel, en fait, tu agis comme musicien, mais pas forcément en faisant de la musique telle qu’elle est reconnue et labellisée par les formes Institutionnelles avec un « I » majuscule. Tu as parlé d’ateliers marionnette ou beatbox, comment se travaillent-ils ?

Guigou C. :

Je ne m’en suis pas occupé, je ne peux pas te le dire. Mais encore une fois, là, le truc de base, c’est que quand même dans les deux cent ou trois cent bénévoles qui travaillent sur ce lieu, tu as des gens extrêmement différents, ce qui est un des aspects de la complexité.

Nicolas S. :

Et une richesse…

Guigou C. :

Cela va des plus radicaux, politiquement parlant, au plus mous. Alors parfois c’est compliqué : en ce moment on est dans une période de grande tension, je pense, entre ceux qui pensent, dont je fais partie, qu’il y a un déficit de démocratie, que l’on devrait notamment associer beaucoup plus les habitants – donc les gens qu’on héberge – aux décisions qu’ils ne le sont et non pas les prendre comme des enfants à qui on apporte l’aumône, en gros. Et puis ceux qui sont plus dans une démarche – comment dire ? – catho, machin, tu vois ? [rires] Je ne trouve pas le mot.

Nicolas S. :

Cathos-paternalistes ?

Guigou C. :

Oui. Donc il y a ces choses-là… Bon, il se trouve que beaucoup de gens de l’association Rosmerta se sont tout de suite emparés de l’aspect culturel. À titre personnel, je me sens plus utile à faire d’autres choses, comme des papiers pour que les gamins puissent aller à l’école, que de venir faire mon spectacle de je-ne-sais-quoi, qui va pas forcément intéresser quiconque, en tout cas pas dans l’immédiat dans ces conditions-là. Je peux me tromper. Peut-être que cela aurait été utile, je n’en sais rien. Mais en tout cas je ne l’ai pas senti à ce moment là.

Nicolas S. :

Je crois que c’est l’heure !

Gilles L. :

C’est l’heure !

Guigou C. :

Monseigneur !

Jean-Charles F. :

Eh bien merci.

Guigou C. :

Eh bien de rien. Merci à vous d’être passés.

 


1. AJMi Jazz Club (Association pour le Jazz et la Musique improvisée) est un lieu à Avignon de jazz et d’improvisation en existence depuis 1978. AJMi

2. Voici la liste des personnes ayant pris part au projet « L’art résiste au temps » :
Guigou Chenevier / batterie, machines, compositions, Laurent Frick / chant, clavier et sampler, Karine Hahn / harpe, Serge Innocent / batterie, percussions, trompette, Gilles Laval / guitare, Franck Testut / basse, Agnès Régolo / perturbations théâtrales, Suzanne Stern / perturbations plastiques, Matthias Youchencko / perturbations philosophiques, Emmanuel Gilot / son.
Avec la participation de : Fred Giulinai / clavier, sampler, Fabrice Caravaca, Philippe Corcuff / textes écrits, dits, clamés, gesticulés.

3. En 2012-13 ont eu lieu des rencontres mensuelles du groupe PaaLabRes d’expérimentation sur les protocoles d’improvisations (Jean-Charles François, Laurent Grappe, Karine Hahn, Gilles Laval, Pascal Pariaud, Gérald Venturi). Beaucoup de membres du collectif PaaLabRes animent des ateliers d’improvisation de manière régulière (par exemple c’est le cas de Gilles Laval et de Pascal Pariaud à l’ENM de Villeurbanne).

4. En 2016-17, au Ramdam – un Centre d’accueil des pratiques artistiques près de Lyon – ont eu lieu des rencontres expérimentales entre des danseuses et danseurs de la Compagnie Maguy Marin et des musiciens de PaaLabRes pour développer des pratiques communes dans le domaine de l’improvisation. Ramdam

5. Créé en 2014 par Enrico Fagnoni et Barre Phillips, le CEPI (Centre Européen Pour l’Improvisation) organise des rencontres nomadiques dans le domaine de l’improvisation. En août 2018, ces rencontres ont eu lieu à Valcivières en Haute-Loire. Jean-Charles François et Gilles Laval y ont participé. CEPI

6. Entre 1975 et 1990, le groupe expérimental KIVA, créé par le tromboniste John Silber et le percussionniste Jean-Charles François a été en résidence à l’Université de Californie San Diego.

7. Musiques Minuscules, Guigou Chenevier.

8. Les Mutants Maha, Guigou Chenevier : batterie, compositions / Takumi Fukushima : violon, voix / Lionel Malric : claviers.
« Zizeeria Maha » est le nom savant d’un papillon. Un papillon bien particulier, puisqu’on le trouve en particulier dans la région de Fukushima au Japon. Depuis le terrible accident nucléaire du 11 Mars 2011, ce papillon a muté. De nombreuses malformations au niveau de ses pattes, de ses ailes et de ses antennes ont été détectées par les scientifiques japonais. Ces malformations font plus ressembler aujourd’hui ce papillon à un disgracieux escargot qu’à l’élégant insecte qu’il était à l’origine.
A partir de cet horrible fait divers lu dans la presse, Guigou Chenevier a réfléchi à l’idée de compositions mutantes. Des compositions musicales minimalistes d’abord presque dérivant peu à peu vers des formes étranges et monstrueuses. Embarquer Takumi Fukushima dans cette aventure était l’évidence. Y adjoindre les deux mains de Lionel Malric, expert en trafiquage de claviers, coula rapidement sous le sens. Les Mutants Maha est un projet de création musicale, au cœur duquel l’écriture et l’architecture seront maitresses.
Pas (ou peu) d’improvisations dans cet univers post- atomique ou les vaches, inutiles productrices d’un lait nocif, sont abattues en pleins champ, mais plutôt cette recherche de mutations et d’ionisations. Un petit hommage à Edgar Varèse ne peut jamais faire de mal…

9. Allusion à la création « 100 Guitares Sur Un Bateau Ivre » de Gilles Laval. Voir Bateau Ivre.

Stefan Östersjö et Nguyễn Thanh Thủy

Access to the English original text on The Six Tones site.
Cet entretien a été publié en anglais sous le titre “Longing for the Past: musical expression in an inter-cultural perspective” dans le site du groupe The Six Tones.

« L’Improvisation et le moi : écouter l’autre » par/by Henrik Frisk

In this edition, this article is complementary and also focuses on The Six Tones project.
Dans la présente édition, cet article est complémentaire et porte aussi sur le projet The Six Tones.

 


Entretien réalisé à Hanoï en 2006.

 

Nostalgie du passé[1] :
L’expression musicale dans une
perspective interculturelle

Stefan Östersjö et Nguyễn Thanh Thủy

Traduction de l’anglais : Jean-Charles François

 

Stefan Östersjö et Nguyễn Thanh Thủy

Stefan Östersjö et Nguyễn Thanh Thủy à Hanoï en 2006. Photo : Henrik Frisk

 
Nguyễn Thanh Thủy (NTT) :

 
Un jour j’ai enseigné à une étudiante de l’Académie de Musique de Malmö un chant originaire du sud du Vietnam. Le chant est construit sur une gamme spécifique. Pour un auditeur vietnamien, cette gamme évoque toujours une impression de tristesse, même de dépression. En fait le nom de cette gamme « Ai, Oán » veut dire « déprimé ». J’ai été très surprise lorsque l’étudiante m’a dit, après m’avoir écoutée dans l’exécution de ce chant, qu’elle ne le trouvait pas du tout triste. Pour elle le chant évoquait quelque chose de paisible et de joyeux.
Jusqu’à ce moment, je pensais que la musique était un langage universel partagé par tous. Maintenant je réalise que ce n’est pas si simple. Cette étudiante était déjà très compétente dans le domaine de l’interprétation musicale, pourtant elle ne partageait pas ma façon de comprendre la musique. Une des questions fondamentales lorsqu’on enseigne la musique traditionnelle est de transmettre les connaissances sur lesquelles l’expression de la musique est fondée. Ce problème a aussi été abordé par Bruno Nettl, en citant ce que son principal professeur de musique traditionnelle persane lui avait dit un jour :

Dr. Nettl […] jamais vous ne serez en mesure de comprendre cette musique. Dehors, n’importe quel ouvrier du bâtiment sans éducation comprend instinctivement des choses que vous serez incapable de comprendre. (Nettl, 2009 : 197-198)

Ainsi, la question qui se pose est la suivante : est-ce vraiment impossible de parvenir à transmettre ces choses ? C’est évidemment cette question qui a été constamment sous-jacente pendant toute la durée de notre travail au sein du groupe The Six Tones, est-ce aussi ton impression ?

Stefan Östersjö (SÖ) :

 
Oui, n’est-ce pas là la question fondamentale ? Je me souviens de la première pièce que nous avons jouée en duo pour dan tranh et guitare en 2006, Dạ Cổ Hoài Lang[2]. Je pense que ma manière de comprendre ce chant a changé substantiellement au cours des quelques années passées. Je pense qu’en 2006 j’ignorais complètement que cette pièce avait à voir avec la nostalgie et je sais que je ne la percevais pas comme cela. L’année suivante, on était en train de répéter pour une tournée en Suède au cours de laquelle nous devions jouer deux versions distinctes de la pièce, une en trio et une en duo dans la version déjà développée l’année précédente à Hà Nội. Lors de l’une des répétitions je pense, Ngô Trà My[3] m’a fait part de ce que racontaient les paroles de ce chant : comment la femme nostalgique de son mari est évoquée par la sonorité des tambours de guerre dans le lointain. Je pense que c’était plus difficile de ressentir une impression de nostalgie dans la version en duo que nous avons jouée par sa tendance à contenir beaucoup de notes. Dans la musique occidentale, la tristesse et la nostalgie vont de pair le plus souvent avec un tempo lent. Et je pense que cela doit être la même chose dans la musique vietnamienne. Mais est-ce que toi-même, tu entends cette pièce comme « rapide » ?

NTT :
Non pas du tout. Pour moi, la pièce est vraiment lente et triste. Et pour nous, l’expression dans la musique traditionnelle est liée à la gamme utilisée et à l’expression spécifique du vibrato. Les différents modes de vibrato ont souvent été décrits brièvement par Trần Văn Khê, un chercheur en musique vietnamienne. Lorsqu’on joue une gamme « triste » ou « gaie », le vibrato dans la gamme triste doit être lent et tenu, jusqu’à l’extinction du son : comme si on quittait son domicile sans savoir quand on serait en mesure d’y revenir. En conséquence c’est triste. Le vibrato dans la gamme « gaie » doit être rapide, court, s’élevant jusqu’à la prochaine hauteur, puis retournant rapidement à la première hauteur, comme l’heureux retour de quelqu’un qui s’en va et revient vite chez lui.

SÖ :
Une des pièces emblématiques de la mélancolie et de la nostalgie dans la musique occidentale savante est la série des pavanes Lachrimae de John Dowland. Certaines d’entre elles, par exemple Lachrimae amantis, ont des figurations rapides et des contrepoints complexes, mais je doute que l’auditeur occidental soit capable de percevoir cela autrement que comme une musique lente et funèbre. Je pense que quand j’ai joué Dạ Cổ Hoài Lang en 2006 à Hà Nội, mon écoute restait tellement à la surface des choses que j’étais incapable de saisir l’essence de la musique. Une des conséquences était que j’entendais la musique comme rapide plutôt que lente. Cela a été pour moi différent à Hà Nội en 2010 lors de l’enregistrement d’un CD du groupe The Six Tones avec des musiciens invités. Nous avons fait deux enregistrements de Dạ Cổ Hoài Lang avec le flûtiste Lê Phổ avec en combinaison le tiêu, la guitare et l’électronique. Cette fois-là, je pense que ma façon de comprendre la musique convergeait beaucoup mieux avec ses conceptions. En fait, nous n’avons eu qu’une répétition avant la séance d’enregistrement et ensuite nous avons fait trois prises qui étaient tellement fortes et tellement différentes que nous voulions les inclure toutes les trois…

NTT :
J’ai le même sentiment. Je trouve qu’il est maintenant beaucoup plus facile de jouer la musique vietnamienne avec toi. C’est comme si nous utilisions le même langage pour faire parler la musique. Mais il est évident que jouer avec toi de la musique traditionnelle reste encore une expérience différente, à la fois quand nous adoptons de nouveaux matériaux musicaux comme les sons électroniques ou bien quand tu ne joues que le ty-ba ou la guitare avec uniquement la mélodie du cadre donné. C’est ce qui me plaît : l’expression change de manière inattendue. Ainsi la façon d’exprimer la nostalgie dans Dạ Cổ Hoài Lang n’est pas la même que celle que je connaissais dans le passé. Certaines personnes me demande si ma façon de jouer la musique traditionnelle a changé au cours du temps à travers le travail effectué avec The Six Tones. Je pense que c’est le cas, mais je ne pourrais vraiment pas dire dans quel sens cela se passe, et ce que signifient ces changements.

SÖ :
Oui, je me demande combien de temps cela prend pour atteindre le type d’écoute que « n’importe quel ouvrier du bâtiment sans éducation » (ibid.) a acquis. Je pense au moment où Betty Carter, dans un enregistrement ‘live’ au Village Vanguard, passe sans difficulté d’un standard traitant de la nostalgie à un autre, « Body and Soul » et « Heart and Soul ». On peut entendre le public qui ricane et rit, mais je crois que ce rire n’est pas simplement une réponse heureuse au trait d’esprit proposé par la musique, mais plutôt à une résonance profonde avec ce qu’exprime leur sentiment de tristesse et de nostalgie. Ils sont réellement présents comme sujets résonants, comme le dirait Jean-Luc Nancy. N’est-ce pas cela l’essence de l’écoute ? D’être en résonance avec le son signifie toujours de prendre part, de participer. En tant qu’« invité » dans un certain contexte culturel, la résonance est tout d’abord complètement absente. La résonance se construit lentement à travers l’expérience de la vie dans le monde : « Ce qui retentit en moi, c’est ce que j’apprends avec mon corps » disait Roland Barthes (1977 : 237).

NTT :
Je me souviens d’un défi que je me suis donné à moi-même en 2005, lorsque j’ai enregistré Dạ Cổ Hoài Lang pour un CD en solo. L’idée était d’éviter de faire ressortir l’atmosphère triste et nostalgique de la pièce comme c’est normalement le cas, mais de la rendre seulement paisible et sereine. Cela a été difficile pour moi si je m’en souviens bien. La résonance de la pièce était déjà là dans ma tête, dans mon corps. Au moment de jouer la première phrase de la pièce (ou bien quelquefois, quand cela se passait bien, au moment de jouer la seconde phrase), j’étais déjà complètement absorbée par l’atmosphère triste et nostalgique. Il fallait que je m’arrête, que je me mette à méditer, à vider mon cerveau avant de recommencer à jouer la pièce. Alors, je ne peux qu’abonder dans ton sens, pour ne pas être une « invitée » dans une certaine culture, on a besoin d’apprendre à écouter cette résonance au-delà du son, au-delà du langage, et d’apprendre avec son corps.

SÖ :
C’est très intéressant. Qu’est-ce que la connaissance au-delà du son ? Un moment spécial au cours de la répétition de la séance d’enregistrement avec Lê Phổ me vient à l’esprit. Henrik Frisk jouait l’électronique sur la base de boucles qu’il avait enregistrées. En fait, je pense que la manière avec laquelle nous avons structuré l’électronique était basée sur une version plus occidentale de la mélancolie : la sonorité des boucles – basées sur des échantillons de guitare qu’on avait faits dans la chambre de l’hôtel – et leur manière de créer un environnement sonore qui en quelque sorte renforçait l’expression de la musique jouée par la flûte et la guitare. En conséquence, nous étions, bien sûr, anxieux de savoir quel était le sentiment de Lê Phổ en travaillant avec ce genre d’électronique. (Henrik procédait de temps en temps au traitement électronique de la flûte.) Eh bien, à notre surprise, il n’a rien dit sur l’électronique, il semblait parti ailleurs (mais peut-être était-il plutôt parti dans une introspection dans son fort intérieur) et il a dit que c’était bien, qu’il pensait à sa mère et à sa maison et ensuite, il s’est mis à jouer. C’est seulement maintenant quand nous parlons ensemble du contenu expressif de ce chant que je réalise ce qu’il voulait dire au juste. Lorsqu’il parle de sa mère, il parle de la même nostalgie pour le passé que celle qui est le fondement même de cette musique.

NTT :
En fait, en disant cela, tu franchis une nouvelle étape vers la compréhension de l’expression de cette musique.

SÖ :
Exactement, je vois bien. Dans un sens cela nous ramène à la citation de Nettl que tu as mentionnée. Un long voyage est nécessaire pour atteindre le niveau de compréhension que peut avoir un auditeur autochtone, on a toujours besoin d’appréhender un très grand nombre de couches de connaissances vivantes. La nostalgie n’a jamais le même sens et ni les mêmes modes d’expression dans les différentes cultures… ou alors s’agit-il de la même nostalgie mais exprimée de différentes manières ? Je pense que cette question reste sans réponse.

 
 


1. Vong Cổ (littéralement « nostalgie du passé ») est un chant vietnamien et une structure musicale utilisée principalement dans le théâtre musical cải lurong et dans la musique de chambre nhac tài tử du Sud-Vietnam. Ce chant a été composé entre 1917 et 1919 par Mr. Cao Văn Lầu (aussi appelé Sáu Lầu ou Sáu Làu), de Bac Liêu, une province du sud du Vietnam (Trainor 1975). Le chant a gagné une grande popularité et éventuellement sa structure est devenue la base de beaucoup d’autres chants. La mélodie a essentiellement un caractère mélancolique et est chanté en utilisant des inflexions modales vietnamiennes.

2. Dạ Cổ Hoài Lang (Nostalgie de l’être aimé) est une pièce de musique classique vietnamienne qui a été composée par Cao Văn Lầu (Sáu Lầu) sur la base de sa composition plus ancienne Vọng Cổ. D’après différentes sources, le chant a été composé entre 1917 et 1920. Dạ Cổ Hoài Lang décrit l’amour d’une femme pour son mari qui a été envoyé depuis longtemps au front. Elle ressent de la solitude, du malaise et s’inquiète s’il continue encore de l’aimer en vivant dans un pays éloigné où il pourrait être attiré par d’autres femmes.

3. Ngô Trà My joue du đàn bầu dans The Six Tones, un groupe créé en 2006 avec le projet d’une rencontre en termes égaux entre la musique traditionnelle vietnamienne et l’expression expérimentale occidentale.

 


Références bibliographiques

Barthes, Roland (1977) : Fragments d’un discours amoureux, Éditions du Seuil, Paris.

Trainor, John (1975) : “Significance and Development in the Vọng Cổ of South Vietnam.” Asian Music, vol. 7, no. 1, Southeast Asia Issue, pp. 50-57.

Nettl, Bruno (2009) : “On learning the Radif and improvisation in Iran” in Nettl, Bruno and Solis, Gabriel (Ed) : Musical Improvisation. Art Education and Society. University of Illinois Press, Urbana and Chicago.

 

Henrik Frisk

Cet article a été publié en anglais dans / The original English text of this article can be found in:
Soudweaving: Writings on Improvisation [by Franziska Schroeder et Mícheál Ó hAodha (ed.), Newcastle upon Tyne : Cambridge Scholars publishing, 2014].

Voir le site d’Henrik Frisk pour la possibilité d’un accès au texte original en anglais.
See: Henrik Frisk site for the possibility of access to the English original text.

« Nostalgie du passé : L’expression musicale dans une perspective interculturelle »

Dans la présente édition, cet article de Stefan Östersjö et Nguyễn Thanh Thủy est complémentaire au texte de Henrik Frisk au sujet du projet The Six Tones.
In this edition, this article by Stefan Östersjö and Nguyn Thanh Thy is complementary to the text by Henrik Frisk on the subject of The Six Tones project.

 


 

L’improvisation et le moi : écouter l’autre

Henrik Frisk

Traduction de l’anglais : Jean-Charles François

Sommaire

Résumé
La liberté et la question du moi
Liberté et pratique musicale
Le groupe The Six Tones
Identités, cultures, pouvoir, habitudes
Tứ Đại Oán
Devenir capable d’écoute
La question de l’authenticité

Références bibliographiques

 

Résumé [abstract]

Écouter l’autre : cette phrase soulève un nombre incalculable de questions. Apprendre à écouter ceux avec qui l’on joue est un des aspects essentiels de la pratique de l’improvisation, mais, par expérience, je pense que la tâche la plus difficile est de s’écouter soi-même. Écouter l’autre tout en jouant ne veut évidemment pas dire qu’il faille complètement renoncer à sa propre identité, ni devenir comme l’autre, mais s’accorder ou entrer en résonance avec l’autre. C’est dans l’interaction entre plusieurs personnes (deux ou plus) que se déroule l’improvisation ouverte et sans attaches, dans un jeu qui se situe entre s’ajuster à ce que fait l’autre et s’écouter soi-même. Dans cet article, ma pratique artistique au sein d’un groupe suédois-vietnamien The Six Tones sert de contexte pour aborder quelques aspects de la question du moi [self] et de l’autre, en utilisant trois concepts, chacun exerçant une profonde influence sur le moi [self] : la liberté, l’habitude et l’individualité. Je n’aborderai ces concepts, si vastes et profonds, que dans un contexte relativement limité et tourné vers la pratique.

 

La liberté et la question du moi

L’impact de la liberté, un concept tout-à-fait essentiel pour comprendre l’improvisation, est intimement lié aux questions plus sociales et politiques que je vais aborder et on peut le comprendre de différentes façons, comme par exemple la liberté du moi [freedom of the self] et la liberté de se détacher du moi [freedom from the self]. L’habitude est un facteur qui peut à la fois permettre la liberté et limiter son champ d’expression : il existe un nombre important d’exemples de destruction des habitudes fonctionnant comme une force créative. De plus, l’habitude fait partie de la constitution de soi-même, et détacher l’habitude de son propre moi peut être un moyen pour amorcer le changement. L’individualité, un aspect qui est, lui aussi, important dans le jazz et les musiques improvisées, est une notion intéressante et complexe, qui peut contribuer à transformer la liberté-de-soi en un pouvoir de domination. La liberté est une condition nécessaire à l’expression individuelle, qui à son tour risque de restreindre l’espace de liberté des autres. Dans le groupe The Six Tones, parce qu’il se situe dans un contexte interculturel, les définitions des termes de moi, d’autrui, d’écoute, d’habitude et d’individualité sont aussi abordées en sortant du domaine exclusif de la musique. L’article commence par se situer dans des perspectives locales, qu’elles soient stylistiques ou géographiques, et se termine sur la question du centre et de la périphérie avec des perspectives un peu plus larges. À titre préliminaire, il convient de remarquer qu’il est à la fois possible et important de s’engager dans une discussion du social et du politique dans ce contexte, et j’ai la conviction que dans le domaine des arts, y compris dans celui de la recherche artistique, il est approprié d’envisager un tel débat.

Je ne vais pas essayer d’utiliser un format théorique en vue de l’appliquer au déroulement des pratiques artistiques. J’essaie plutôt de comprendre ce qui s’est passé dans la phase initiale du travail dans notre groupe, et ce qui a motivé mes premières réactions personnelles et celles qui ont suivi. En présentant ces expériences à la lumière des idées que je vais énoncer ci-dessous, et en comprenant mes propres réactions comme l’expression d’un système de domination, il m’est possible de considérer ma propre pratique artistique comme véhicule d’une pensée sociale et politique à travers la musique, et aussi d’être capable d’aborder les questions difficiles du moi, de l’habitude et de la liberté. La méthode employée se présente comme un cycle récursif à travers les étapes de la pratique artistique, de la réflexion, de l’évaluation et de la théorie en tant que pratique.

La question du moi est une question philosophique complexe, et je ne prétends pas que ce texte en prend en compte tous les angles possibles de manière exhaustive. Mon intérêt principal se situe dans le rôle du moi considéré à partir d’une perspective très pratique :  dans une interaction musicale, comment le moi peut-il en même temps répondre à l’autre, être libre et rester individuel, et quelle est l’épistémologie de cette aspiration ? En vertu de la nature subjective de l’improvisation et de beaucoup de pratiques créatives, le rôle du moi est essentiel aux différents processus du travail artistique comme ceux de la création, de l’évaluation, de l’élaboration et de la présentation. Beaucoup de théories ont été développées pour expliquer les opérations de « la mystérieuse nature du moi » (Griffiths 2010 : 167), susceptible de changements constants, mais le moindre essai pour définir sa nature s’avère une opération qui le change. Que la réflexion qu’on a sur le moi altère en fait notre propre compréhension du moi constitue un principe fondamental dans la plupart des types de thérapie, bien qu’il soit impossible de savoir si c’est la compréhension de soi-même qui est altérée, ou bien si c’est le moi en tant que tel. La connexion et l’interdépendance du moi avec le temps et l’espace, avec autrui, avec le corps, et avec les sphères socio-politiques et les relations de pouvoir montrent clairement que le moi se trouve sans cesse dans un état d’incomplétude, constamment en devenir potentiel. L’anthropologue Gregory Bateson, j’y reviendrai plus loin dans ce texte, identifie le moi comme une agrégation « d’habitudes de perception et d’actions adaptatives » (Bateson 1972a : 242). Si sa définition peut sembler ici trop formelle dans le cadre de ce texte, l’habitude, il faut le reconnaître, contribue à la définition du moi de manière significative, et une partie de mon argumentation se base ici sur l’idée qu’altérer les réponses habituelles est une manière d’altérer le moi.

Pour illustrer une des manières par lesquelles la rencontre avec autrui change non seulement le moi mais aussi l’autre, Deleuze et Guattari prétendent qu’il est possible de traverser ou de transgresser la frontière entre le moi et l’autre : « Chaque fois qu’il y a transcodage, nous pouvons être sûrs qu’il n’y a pas une simple addition, mais constitution d’un nouveau plan comme d’une plus-value. » (Deleuze et Guattari 1980 : 386)[1]. Je prétends que l’improvisation est singulièrement un puissant moyen pour aborder les questions de subjectivité, d’identité et des sphères du moi et de l’autre, et les principaux aspects de la rencontre entre le moi et l’autre peuvent être anticipés et développés dans le domaine de la pratique musicale.

 

Liberté et pratique musicale

La liberté en général est un concept qui revient souvent dans les débats sur l’improvisation musicale, mais on peut se demander quelle est la fonction de la liberté dans la constitution du moi ? Dans un contexte plus général, Hannah Arendt affirme que « soulever la question de “Qu’est-ce que la liberté ?” semble une entreprise sans espoir » (Arendt 1993 : 143). La question de la liberté dans le domaine des pratiques musicales ne s’avère pas moins compliquée. Depuis la parution du disque célèbre d’Ornette Coleman, Free Jazz: A Collective Improvisation (Coleman 1961) le terme de Free Jazz a été adopté et, à partir de ce moment-là, un débat s’est ouvert qui n’a jamais cessé sur ce qui a en réalité été libéré dans le processus. Est-ce le musicien qui a été libéré ou est-ce la musique ? Ou bien quelque chose d’autre ? Le mouvement du Free jazz aux États-Unis dans les années 1960 a été intimement lié à celui des droits civiques, apportant une dimension politique au débat. En surface, l’improvisation peut sembler être un moyen pour créer une musique libérée des chaînes des structures formelles que la notation par exemple impose au musicien. La subjectivité et l’individualité jouent et ont joué un rôle important dans beaucoup de pratiques du jazz et des musiques improvisées qui ont rejeté tout ce que préconisaient les autres formes de musique[2]. Même si nous savons que de telles descriptions ne correspondent pas à la réalité, l’idée qui continue de prédominer est que le jazz est une musique qui doit être créée sur le moment et dont la substance est définie par la volonté de l’improvisateur et non par des facteurs ou des structures externes.

Beaucoup ont critiqué avec raison la notion que le jazz et les musiques improvisées étaient dénués de planification et insensibles à l’histoire et la mémoire[3], mais le champ est complexe et il n’est pas possible de définir le concept d’improvisation à partir d’un seul axe. L’idée que le musicien improvisateur est un être « mystique incapable de décrire son propre processus créatif est à la base des préjugés culturels conventionnels concernant le jazz » (Lewis 1996 : 170) ; elle a été proposée par des compositeurs reconnus, privilégiés et normatifs, et aussi par des musiciens improvisateurs eux-mêmes. Il convient pourtant de noter que beaucoup des tentatives pour cibler l’improvisation comme étant imprévisible, non planifiée, spontanée et basée principalement sur le « ressenti émotif » [“feelings”] ont fait partie dans une grande mesure d’une stratégie politique élaborée en vue d’interdire aux musiciens de jazz l’accès aux institutions centralisées du subventionnement culturel. Une expression qui, selon l’opinion largement répandue, parce qu’elle est création sur le moment, ne peut être prise au sérieux dans une culture dominée par le concept d’auteur.

L’exigence pour les musiciens de jazz d’affirmer leur individualité et en même temps d’être libre peut devenir rapidement source de problèmes. En se concentrant sur son propre droit à l’individualité, on peut finir par utiliser sa propre liberté pour prétendre contrôler la situation au détriment de la liberté des autres. Il est surprenant de constater que ce mode de comportement se rencontre souvent dans l’improvisation jazz où à la fois la liberté, le pouvoir d’expression et la lisibilité musicale sont hautement valorisés. Dans son livre The Philosophy of Improvisation, Gary Peters appelle cela l’« aporie de la liberté » [“aporia of freedom”]. Bien que la liberté soit généralement pensée comme un concept positif, il affirme que c’est une erreur de négliger sa « dualité équivoque » [“questionable duality”](Peters 2009 : 165) : « ma liberté se réalise aux dépens de la liberté de l’autre, mon propre monde autonome est constitué aux dépens de l’hétéronomie de l’autre » (Benson 2003 : 165). Cette dualité paraît peut-être encore plus évidente à la lumière de l’idée mythique du créateur dont la subjectivité et l’individualité font partie de sa vocation et constituent la nature même et la valeur de l’œuvre artistique. Un représentant emblématique tel que Boulez de la notion du virtuose véritablement créatif, a fait preuve d’un manque évident de compréhension envers Cage et son idée de mettre de côté ses propres intentions. Pour Boulez, éviter ou même négliger la projection de soi-même dans la détermination des œuvres serait tout simplement irresponsable (Boulez, 1964)[4]. Dans le contexte de l’improvisation, le créateur autonome ne joue peut-être pas un rôle aussi envahissant, mais la combinaison de créativité, en tant que propriété individuellement constituée constamment en attente de sa réalisation, et de liberté va en effet encourir le risque de limiter la liberté de l’autre. De plus, l’artiste romantique du XIXe siècle a été la source d’une mythologie si puissante que même aujourd’hui elle a un impact à la fois sur les auteurs, les compositeurs et les musiciens. L’acte créatif est si solidement attaché à celle du génie Kantien que la vision de ce qu’est un musicien improvisateur, dont la créativité ne dépend pas de la création d’une œuvre musicale mais d’impulsions réalisées sur le moment au cours de la performance, continue de s’en inspirer.

Alors que la recherche d’un son individuel est, dans la plupart des cas, un acte très conscient, il existe aussi une recherche équivalente pour l’expression pure, ou inconsciente, illustrée par les tentatives d’Ornette Coleman de court-circuiter les caractéristiques habituelles de son jeu au saxophone. Pour pouvoir être en mesure de « créer de la manière la plus spontanée possible – ‘sans mémoire’, un propos de sa part qui a souvent été cité » (Litzweiler 1992 : 117), il s’est mis à jouer du violon et de la trompette sans les avoir « réellement » étudiés. Ces instruments lui ont donné la liberté de jouer et d’improviser dans une manière que sa mémoire rendait difficile à réaliser sur son saxophone. Lorsqu’il jouait du saxophone, Coleman restait en partie dominé par ses méta-connaissances, sa connaissance du jeu sur le saxophone. Il était aussi sous l’influence de ses habitudes encodées mentalement autant que corporellement et, pour Ornette Coleman, cela constituait un obstacle à sa spontanéité. Au violon il a adopté une technique très originale qui lui a permis d’outrepasser « non seulement la tradition du jazz, mais aussi toutes les traditions musicales occidentales. Il n’a pas eu de professeurs ou de guides pour lui montrer comment jouer de la trompette et du violon et il a délibérément évité d’apprendre les techniques standardisées » (Ibid.). Ces instruments « inconnus » ont donné à Coleman le sens d’une liberté interne, libérée de la mémoire physique associée au jeu du saxophone : une liberté vis-à-vis de la mémoire et une liberté par rapport à l’influence de paramètres extramusicaux. Cette démarche l’a mené vers une expression personnelle dans laquelle la transformation de l’intention au résultat n’était pas dominée par une notion préconçue de savoir comment cela devait sonner. Coleman a identifié la mémoire corporelle comme sans doute la dimension la plus importante dans la lutte pour être libre, et en utilisant un nouvel outil, il a neutralisé l’impact des habitudes liées au jeu du saxophone.

 

Le groupe The Six Tones

Au début de l’année 2006, Stefan Östersjö et moi avons initié ensemble un projet avec Nguyễn Thanh Thủy et Ngô Trà My, deux musiciennes vietnamiennes alors en visite temporaire en Suède comme professeures invitées à l’Académie de Musique de Malmö. Thủy joue du đàn tranh, une cithare traditionnelle vietnamienne jouée en pinçant les cordes avec la main droite et en ajoutant du vibrato et des glissandi avec la main gauche. Le đàn tranh a des affinités avec le kayagum coréen et le koto japonais. Le đàn bầu, joué par My, est un instrument à une seule corde joué avec un plectre en bambou avec la main droite tandis que la hauteur du son est altérée par la position de la main gauche en poussant, ou en tirant, une barre qui va ainsi tendre ou détendre la corde. Différentes harmoniques peuvent être produites en fonction de l’endroit où la corde est pincée, et le son de la corde est capté par un micro magnétique et amplifié à travers un petit haut-parleur. Depuis 2006 nous avons effectué un certain nombre de tournées et de projets dans différentes combinaisons et divers contextes.

Le groupe The Six Tones se présente comme une rencontre entre la musique traditionnelle vietnamienne et la musique expérimentale de l’Europe occidentale, et dès sa création l’objectif principal a été de trouver des formes d’interaction entre ces deux cultures musicales plus ou moins sur un pied d’égalité. Cependant, en dehors de ces intentions musicales interculturelles, la signification politique et sociale de cette ambition est devenue pour le groupe l’objet d’expérimentations et d’interrogations, en se demandant quel impact cela pouvait avoir sur la pratique en général. L’expérimentation est un concept qui se trouve au centre de nos préoccupations. Selon John Corbett « par définition, les données expérimentales doivent être capables de déboucher sur des comportements qui n’avaient pas été prévus dans l’hypothèse. L’expérimentation est par conséquent conçue comme un procédé excellent d’exploration et de découverte, comme une occasion idéale pour rencontrer le nouveau, l’imprévu et l’inhabituel » (Corbett 2000 : 165). Ainsi, pour pouvoir rencontrer véritablement le nouveau et l’imprévu, une remise en cause des différents aspects de la notion de centre et de périphérie a été nécessaire : la musique occidentale est-elle la norme et la musique traditionnelle vietnamienne un autre exotique  Est-ce que Stefan et moi « rendons visite » à une musique en dehors de notre propre sphère, ou est-ce plutôt Thủy et My qui sont forcées de se rapprocher de nous  Est-ce vraiment possible de communiquer sur un pied d’égalité dans un contexte qui implique tant d’inégalités économiques et sociales ? Est-ce que nous sommes capables, en tant qu’occidentaux, de nous débarrasser de l’héritage colonial qui gouverne encore à bien des égards nos interactions avec l’Orient lors de notre rencontre avec Thủy et My dans ce groupe ? De telles questions dépassent le périmètre restreint du projet The Six Tones et ne seront pas complètement abordées dans ce texte, mais il est tout de même possible de les traiter au compte-gouttes dans celles qui sont plus orientées vers l’individualité : quel est le rôle du moi dans la rencontre avec l’autre ? Même si mon propre intérêt pour le moi dans la pratique artistique a commencé plus de dix ans avant le début du groupe The Six Tones, le projet a renforcé ma conviction que le moi, l’individualité, la liberté et l’habitude étaient des éléments importants, dont les interrelations jouent un grand rôle dans ma pratique musicale et en dehors d’elle.

 

Identités, cultures, pouvoir, habitudes

Pour commencer il nous a fallu réévaluer nos propres identités musicales, et en ce qui me concerne, il m’a fallu questionner mes fonctions de compositeur et d’improvisateur et reconsidérer quel devait être mon niveau d’influence, et comment il devait évoluer. Pour pouvoir créer les préconditions nécessaires pour que les deux traditions musicales différentes puissent se mélanger entre elles, plutôt que seulement coexister sans développer des interactions plus profondes, l’influence individuelle sur les structures musicales a dû être soigneusement négociée. À cause de notre manque d’expérience dans ce type de collaborations, nos premières rencontres ont été très hésitantes. J’ai trouvé extrêmement difficile de trouver un équilibre entre mes propres initiatives et la nécessité en même temps de laisser assez d’espace aux contributions de Thủy et My. Une des raisons de cet état des choses était le fait que ni Thủy, ni My ne parlaient bien anglais, et une autre était l’asymétrie sociale entre les deux sous-groupes. Comme Thủy et My sont deux femmes, l’origine géographique des quatre membres s’ajoutait en parallèle à leur sexe, c’est dire combien la collaboration était saturée de disparité et d’inégalité. Même si la musique peut être considérée comme une forme neutre de communication avec la potentialité de compenser les différences sociales, elle peut tout aussi bien les déguiser. Tandis que nous nous trouvions dans l’environnement familier de l’académie de musique – chez nous musicalement, culturellement et socialement – elles étaient des étrangères en visite ne possédant pas la maîtrise de la langue ou du contexte culturel.

En réfléchissant à la situation, des questions se posent alors sur l’identité, la culture, le pouvoir et les habitudes, notions qui sont toutes, dans une certaine mesure, interactives, alors que dans un contexte culturellement et socialement homogène ces questions ne sont pas souvent soulevées, car une grande partie de la négociation se déroule dans un contexte plus large, en dehors de la salle de répétition. Les signifiants, les références et les négociations esthétiques qui font partie du commun, hérités et nourris depuis longtemps par une éducation initiale de musicien et de compositeur, sont aisément accessibles à ceux qui appartiennent au même contexte, même si le simple fait de réunir ensemble des musiciens appartenant à des genres différents soit dans certains cas suffisant pour créer des obstacles difficiles, voire carrément impossibles, à résoudre.

Lors de notre première rencontre dans le studio de composition de l’Académie de Musique de Malmö, j’ai pris conscience de manière aiguë de l’asymétrie qui existait entre Stefan et moi d’une part et de Thủy et My d’autre part. Étant donné l’histoire du Vietnam en particulier, et l’histoire de l’homme blanc en général, j’ai eu peur que mon identité, mon individualité, et mon origine culturelle ne viennent entraver la liberté de Thủy et My de participer dans leurs propres termes. Mais au lieu de les laisser parler pour elles-mêmes, je me suis appuyé sur ma préconception de ce que signifiait d’être une femme vietnamienne en visite en Suède. En voulant compenser pour ce que je percevais comme une vulnérabilité, j’arrivais au résultat contraire : je les assujettissais à ma propre façon de concevoir le monde, le contexte, la musique et nos interactions. Parce qu’elles ne pouvaient pas s’exprimer dans le cadre de notre système normatif, elles sont restées sans voix. C’est là l’archétype d’un comportement que les occidentaux ont employé envers autrui[5]. Bien plus tard j’ai réalisé que mes hypothèses au sujet de Thủy et My étaient erronées. En effet, elles se sont senties confinées dans un environnement culturel étranger qui ne leur laissait que peu de latitudes, mais initialement elles n’ont pas eu de problème avec nos interactions, sauf en ce qui concerne mon comportement. Après tout, elles n’étaient pas seulement des étrangères : elles étaient aussi des musiciennes professionnelles prêtes à participer à un nouveau projet. Il est maintenant possible de prétendre que cette impasse était réglée, qu’il n’y avait pas besoin alors d’approfondir la question du déséquilibre entre les deux sous-groupes. Pourtant une partie de mon argumentation repose ici sur l’idée que les modes de comportement inhérents aux rencontres interculturelles, telles que celle-ci, sont vieux comme le monde et qu’il ne suffit pas d’identifier simplement les problèmes complexes en question pour qu’ils cessent d’exercer une influence sur le moi. Comme l’a très bien décrit Edward Saïd, pour qu’un changement soit effectif, il ne suffit pas de parler d’asymétrie ; il est aussi nécessaire de rétablir ce qui a été auparavant transformé :

Formellement l’orientaliste considère qu’il accomplit lui-même l’union de l’Orient et de l’Occident, mais il ne fait que réaffirmer la suprématie technologique, politique et culturelle de l’Occident. Le poids de l’histoire dans ce type d’union est radicalement atténué sinon banni. Considérée comme un courant du développement, comme un fil conducteur narratif ou comme une force dynamique se déployant systématiquement et matériellement dans un temps et dans l’espace, l’histoire humaine – de l’Orient ou de l’Occiden – est subordonnée à une conception essentialiste, idéaliste de l’Occident et de l’Orient. Parce qu’il se sent lui-même placé sur le bord même de la division entre l’Est et l’Ouest, l’orientaliste ne parle pas seulement en vastes généralités ; il essaie aussi de convertir chaque aspect de la vie orientale ou occidentale dans un signe sans médiation de l’une ou de l’autre moitié géo-graphique. (Saïd 1978 : 246-7)

Dans ce qui suit je vais essayer de décrire le développement continu du groupe après cette première rencontre peu convaincante, et l’évolution de notre projet à travers notre interprétation du chant Tứ Đại Oán.

 

Tứ Đại Oán

Tứ Đại Oán est une mélodie populaire traditionnelle vietnamienne dans le mode Oan. L’idée de jouer de la musique traditionnelle vietnamienne dans le groupe The Six Tones est venue peu de temps après notre première rencontre en 2006, mais le travail sur Tu Dai Oan a été entrepris pour la première fois en 2007 quand nous avons commencé à développer la version que nous avons jouée depuis lors[6]. Au Vietnam, ce chant est très populaire et il est souvent entendu joué sur un đàn tranh, un instrument sur lequel la mélodie de ce chant est naturellement idiomatique. Stefan l’a transcrit pour une guitare à dix cordes et, pour avoir plus de contrôle sur les vibratos et les glissandos, il l’a jouée avec un slide. Ces types d’ornementations sont importants dans la tradition vietnamienne et le mode musical définit comment et où on doit les jouer.

La décision de réaliser une version en trio de Tứ Đại Oán pour đàn tranh, guitare à dix cordes et électronique en temps réel, a constitué une tentative de créer une structure offrant un large éventail de possibilités expressives. Parce que c’est un instrument à cordes pincées avec une boîte de résonance en bois, la guitare à dix cordes a la capacité d’établir un lien entre le đàn tranh et l’électronique. Différente du luth vietnamien, le đàn tỳ bà[7], la guitare à dix cordes a beaucoup de qualités en commun avec le đàn tranh. L’enjeu de créer une version cohérente de la mélodie du Tứ Đại Oán n’a évidemment pas été résolu par la seule instrumentation et il fallait éviter l’impasse dans laquelle nous nous étions trouvés en 2006. À ce moment-là, Thủy était une musicienne ayant une grande maîtrise de la tradition, Stefan avait travaillé la musique vietnamienne sur son instrument pendant six mois et je l’avais étudiée pendant à peu près la même période. N’ayant abordé la musique vietnamienne que de façon rudimentaire, Stefan et moi ne comprenions pas beaucoup les nuances de la tradition, tandis que, au même moment, Thủy avait tout juste commencé à étudier la musique occidentale contemporaine. En plus, nous n’avions à peu près aucun langage parlé en commun. Étant donné l’ambition de créer un espace partagé pour explorer la musique sans être trop étroitement liés ni à la tradition de Thủy ni à la nôtre, tout en maintenant assez de traits signifiants des deux styles de musique pour pouvoir les identifier, jouer ensemble s’est trouvé être le seul moyen de communication à notre disposition. C’est ainsi que l’improvisation nous a paru la seule voie possible à emprunter.

Dans sa présentation à l’EMS 2006, Appropriation, exchange, understanding, l’expert britannique en musique électronique Simon Emmerson a souligné que les musiciens ont toujours échangé des concepts et des idées à travers l’acte même de jouer ensemble, souvent sans utiliser le langage. Mais Emmerson a également évoqué l’idée que tout système d’échange implique une certaine forme de distorsion, de réduction, d’appauvrissement ou de perte : « Même si une partie de ces déperditions va être l’inévitable résultat du changement social global, on ne pourra pas éviter de se poser les questions éthiques liées à la connaissance et à la conscience. » (Emmerson 2006)[8] Même si au fil du temps nous avons pris de plus en plus conscience de la complexité du projet, c’est dès le début que les dimensions sociales et politiques ont fait partie des préoccupations du groupe The Six Tone, mais la question importante soulevée par Emmerson est de savoir comment identifier les valeurs qui peuvent être mises en péril au cours d’une collaboration. Il souligne aussi que l’idée de musique interculturelle est en général canalisée par des technologies occidentales telles que la notation et qu’elle est jouée en utilisant les pratiques européennes d’interprétation de la musique [European performance practices]. L’objectif général avec The Six Tones, a été pourtant de démanteler la distinction binaire entre l’Est et l’Ouest et de n’ignorer ni l’une ni l’autre des traditions en présence. Nous avons cherché à établir une rencontre dynamique entre les traditions, en plaçant au centre des préoccupations l’échange de connaissances plutôt que son appropriation. En examinant ce qui s’est passé dans le processus, il paraît évident qu’Emmerson a des arguments convaincants lorsqu’il conclut que dans les projets interculturels il y a la nécessité de développer une sensibilité aux différences significatives qui existent de manière très pratique dans les qualités sonores et les comportements, et qui existent tout autant dans les valeurs esthétiques et culturelles, afin de prendre conscience de ce qui se perd dans une transaction interculturelle (Emmerson 2006 : 8).

Une séance de travail et un concert à l’Académie Nationale de Musique du Vietnam se sont tenus à l’automne 2006 et ont constitué un tournant majeur dans le développement de The Six Tones. Si la première rencontre à Malmö avait été extrêmement hésitante et dominée par les tentatives infructueuses pour contrecarrer la perception d’inégalité à l’intérieur du groupe, la visite à Hanoï a eu un impact notable sur l’évolution du projet. Travailler avec Thủy et My dans leur propre pays a changé notablement la situation, ce qui a été renforcé par le renversement temporaire des rôles puisque Stefan et moi-même étions maintenant des visiteurs dans un pays étranger ayant peu de compréhension des codes en vigueur et de sa culture.

 

Devenir capable d’écoute

Ceci a été renforcé lorsque nous avons découvert comment étaient envisagés les rôles de genre au Vietnam, et de quelle manière ils étaient différents de ceux en usage en Occident. Ce qui nous a frappés, c’est le nombre exceptionnel des positions tenues par les femmes au Vietnam alors qu’elles sont en Europe traditionnellement occupées par des hommes. La direction de l’Académie de Musique et beaucoup des postes importants dans cette institution sont tenus par des femmes, et beaucoup d’emplois à l’autre bout de la hiérarchie, comme les agents d’entretiens et les secrétaires, sont tenus par des hommes. D’après Văn Kỳ (2002), les femmes au Vietnam ont historiquement occupé une position de force, mais la situation à Hanoï aujourd’hui est plus probablement influencée par le rôle que les femmes vietnamiennes ont eu à assumer pendant la guerre du Vietnam, plutôt que par une évidence historique de matriarcat. Cependant l’expérience au sein du groupe de cette différence subtile et pourtant importante a clairement affecté nos relations mutuelles. Était-il raisonnable ou non de traiter Thủy et My délicatement comme des femmes fragiles, sensibles et subalternes ? De les voir évoluer dans leur propre pays a clairement démontré que certaines de nos hypothèses étaient basées sur des préjugés[9].

Grâce à un aperçu assez rudimentaire de la société vietnamienne, la base des interactions dans le groupe a pu changer radicalement, la différence majeure étant la manière avec laquelle j’ai pu me situer par rapport à Thủy et My. J’ai pu dans une certaine mesure me libérer de mes préjugés sur elles en tant qu’étrangères, par définitions des victimes – de me libérer de réactions typiques, d’habitudes. Je suis devenu capable d’écoute.

Il peut paraître évident qu’un contact plus rapproché avec une culture étrangère et un système social, et aussi avec la musique avec laquelle on est en train d’interagir et qu’on essaie de mieux connaître, va produire une communication plus naturelle et moins tendue, et que le contraire – c’est-à-dire le manque d’informations sur les spécificités d’une musique et d’une culture – va produire une sorte de confusion, ce qu’on a pu constater au début malencontreux du groupe The Six Tones. Pourtant, ce qui pose ici question n’est pas seulement d’ordre épistémologique. Gregory Bateson affirme :

[Dans] l’histoire naturelle des êtres humains vivants, l’ontologie et l’épistémologie ne peuvent pas être séparées. Les croyances (communément inconscientes) de l’être humain sur la question de savoir dans quelle sorte de monde on vit, va déterminer comment il le conçoit et comment il va le vivre dans ses actes, et ses manières de percevoir et d’agir vont déterminer ses croyances par rapport à la nature. L’homme vivant est ainsi contraint à l’intérieur d’un réseau de principes épistémologiques et ontologiques qui – quelle que soit la vérité ou la fausseté ultime – deviennent pour lui partiellement des principes qui se réalisent d’eux-mêmes. (Bateson 1972b : 314)

En examinant les comportements humains comme s’inscrivant dans des systèmes holistiques et cybernétiques, comme le suggère Bateson, on peut examiner de nouveau notre rencontre initiale et la considérer comme un système instable n’ayant aucun moyen de se corriger lui-même. Avec de bonnes intentions, j’ai essayé de compenser une inégalité supposée en assumant que je, en tant que ‘moi’, pouvais corriger le déséquilibre. D’après Bateson cette éventualité serait de l’ordre de l’impossible. La stabilité d’un système complexe, tel un groupe de musiciens qui jouent ensemble, est fonction du produit de toutes les parties du système (de toutes les « transformations des différences » (Ibid. : 316) comme le dit Bateson), et il est hors de question qu’une seule partie du système puisse contrôler toutes les autres de façon unilatérale. Au contraire, tous les composants du système doivent constamment adapter leurs actions en fonction des informations générées par le système en interne. En d’autres termes, le problème n’était pas tellement dû à l’absence de langage commun, mais à notre inaptitude à capter les informations produites en interne par le groupe en vue de pouvoir s’y ajuster de manière appropriée. La tendance à plutôt se replier sur ses habitudes, comme je le fis, en pensant que le moi, en tant que tel, peut contrebalancer un manque d’information, est caractéristique du comportement du monde occidental qui, d’après Bateson, a une prédisposition culturelle et sociale à penser le moi comme un agent clairement défini qui produit des actions intentionnelles sur des objets plutôt que de considérer les aspects holistiques du système. Même s’ils abordent les questions à partir d’angles très différents, il y a un parallélisme entre a) le moi occidental de Bateson incapable de se voir comme faisant partie d’un système plus large et mutuellement dépendant, b) la description de Saïd de l’orientaliste qui réaffirme la suprématie de l’Occident, et c) l’appel d’Emmerson à être sensible, dans les projets interculturels, aux différentes valeurs esthétiques et culturelles. Tous les trois identifient l’aspect problématique du moi occidental dans sa rencontre avec l’autre non-européen.

Ce n’est qu’un an après notre première visite à Hanoï que nous avons commencé à aborder Tứ Đại Oán. Dans les années qui ont suivi nous l’avons joué un grand nombre de fois et nous avons continué à en développer la forme et l’expression. Même si cela fait référence à une improvisation, Tứ Đại Oán fait partie d’une tradition musicale qui est en fait très déterminée et qui ne permet qu’une série limitée de permutations possibles. Même si notre intention n’était pas de propager principalement un style de jeu traditionnel, notre espoir était de maintenir assez de traits signifiants de la pièce originale pour que la musique puisse être reconnue comme provenant de l’héritage musical vietnamien. En tirant les leçons de nos expériences antérieures, notre méthode a consisté à progresser avec prudence et en dialogue constant avec Thủy, la seule parmi nous ayant une expérience solide de la musique traditionnelle vietnamienne. Lors des répétitions[10] nous avons souvent laissé l’initiative à Thủy tandis que Stefan et moi sommes restés à l’arrière-plan, en nous contentant de proposer de temps en temps des idées ou de faire des commentaires sur notre jeu. À ce moment-là on avait déjà mené des expériences en commun, et on avait aussi acquis une meilleure connaissance de nos origines musicales, sociales et culturelles respectives, mais il nous manquait toujours un langage commun, ce qui est, de nouveau en référence à Emmerson, assez souvent le cas dans les projets interculturels.

N’ayant pas eu la possibilité de discuter efficacement de nos improvisations pendant les répétitions et d’en négocier les termes, nous avons été obligés de procéder par une méthode d’essais et d’erreurs. En utilisant des itérations courtes de cycles jouer-évaluer-changer, nous avons lentement pris conscience de ce qui pouvait marcher. En utilisant cette méthode nous avons été capables non seulement de mettre en pratique la communication entre nous ou bien d’améliorer notre groupe en tant que système cybernétique, mais aussi de constituer un moyen efficace pour nous enseigner mutuellement certaines des spécificités de jeu dans nos traditions respectives et, peut-être plus important, d’apprendre comment négocier des parties de nos traditions musicales. Un des choix que nous avons fait au début pour déterminer la forme a été de rallonger l’introduction qui est dans la tradition assez libre – la partie de la pièce où les musiciens ont plus de liberté pour improviser dans le sens occidental du terme. Nous avons inséré une section d’improvisation au milieu de la pièce, et à la fin une improvisation plus longue. Le đàn tranh et la guitare jouaient la mélodie, et je me joignais à eux principalement dans les sections improvisées. C’est cette forme que nous avons gardée intacte pendant les années où nous avons joué Tứ Đại Oán, en soi un moyen de maintenir une alliance avec l’origine traditionnelle vietnamienne du chant, mais cela a été aussi un moyen efficace pour nous permettre de renégocier les détails de la structure de son exécution.

Simon Emmerson nous alerte sur le risque de masquer une sonorité par d’autres : certains aspects ou certaines qualités d’un son produit par l’un d’entre nous peuvent obscurcir certaines qualités d’un son produit par un autre. Cette façon de penser peut par extension s’appliquer au niveau où une culture peut en masquer une autre. Le colonialisme, entre autre, a eu pour effet une appropriation culturelle ou un impérialisme culturel, et dans le groupe The Six Tones l’appropriation a été quelque chose que nous pensions pouvoir identifier, mais le concept subtil de « masquer » est difficile à définir. Le fait de masquer un son par un autre probablement existe d’une façon ou d’une autre dans toutes les musiques ; mais la question que pose Emmerson – « Est-ce que nous avons masqué quelque chose de “significatif” selon le point de vue interne à la culture ? » (Emmerson 2006 : 2) – est réelle ; il ne s’agit pas tellement de savoir si quelque chose a été perdu mais plutôt qu’est-ce qui a été perdu, quelle est l’importance de cette qualité, et dans quelles perspectives sa perte peut-elle être vécue. Je suis plutôt enclin à soutenir que mon attitude au début du projet, avant le premier voyage à Hanoï, manquait de respect. Mes présuppositions sur la musique vietnamienne, bien que constituées en toute bonne foi, n’étaient pas fondées sur la connaissance de la tradition en tant que telle mais plutôt sur mes propres préjugés à son sujet ; mais, lorsqu’Emmerson nous alerte sur l’action de masquer et écrit que si l’échange continue, « à la longue l’élément masqué peut disparaître puisqu’il ne joue plus aucune fonction à l’intérieur de la musique » (Ibid.), on ne doit pas prendre trop littéralement son propos. Dans notre cas, l’idée de penser que nous puissions effacer ou détruire des parties de la tradition vivante de la musique vietnamienne aurait été équivalente à surestimer l’influence et le pouvoir de notre groupe. Indépendamment de la validité de cette préoccupation par ailleurs légitime, notre expérience avec The Six Tones a été de pouvoir aller très loin dans le mélange des deux modes d’expression sans pour autant masquer les traits signifiants de la musique originale. C’est surtout dans l’harmonisation de la dimension sociale qu’il nous a fallu nous adapter. Au fur et à mesure qu’elle s’est renforcée, nos artefacts musicaux l’ont aussi été.

 

La question de l’authenticité

Finalement, il est intéressant de noter que tandis que Stefan a considéré nécessaire de se plonger plus profondément dans la théorie et la pratique du jeu de la musique vietnamienne traditionnelle, j’ai plutôt eu le souci de ne pas faire de l’authenticité un paramètre de mon jeu. Une des raisons c’est que l’instrument de Stefan a une certaine affinité avec les instruments avec lesquels nous avons travaillé, alors que l’électronique ne trouve pas d’équivalent évident dans la tradition musicale vietnamienne. Au fur et à mesure je suis devenu de plus en plus audacieux dans mes expérimentations avec la musique[11]. La conséquence de cette attitude a été que dans les concerts j’ai pris des risques téméraires, qui ont parfois produit des « erreurs », et dans certains cas ces expérimentations ont éventuellement produit des changements dans la dynamique de la forme. L’effet de mes « erreurs » a servi involontairement la même fonction que le violon de Coleman, le « désappointement abrupt des attentes de sens » qui nous font reconsidérer ce que nous avons entendu et comment nous l’avons vécu (Barthes 1968 : 144). En retournant à l’idée de groupe comme système cybernétique, nous pouvons utiliser le langage de Bateson et arriver à la conclusion expérimentale qu’une fois que le système a atteint un point dans lequel les transformations des différences sont communiquées efficacement entre les différentes parties, même les grandes discontinuités, telles que mes erreurs, sont bien assumées. Je veux pourtant souligner que le fondement de cette affirmation dépend de l’idée que l’expérimentation est une méthode sur laquelle les participants se sont mis d’accord et surtout que le moi est prêt à se débarrasser de ses habitudes et à écouter l’autre.

En Occident il y a évidemment une tendance à toujours considérer que l’art musical occidental est placé au centre et que tout ce qui lui est extérieur se trouve à la périphérie. Le regard de l’eurocentrisme prend ses racines dans le concept que l’Occident est le point de focalisation social, économique et politique du monde, au sein duquel la musique – disons, d’une musicienne vietnamienne – sera toujours située à la périphérie. En tant que telle, cette musique peut servir de complément insolite et plein de couleurs, mais ne pourra jamais s’engager dans une rencontre avec l’Occident dans des termes d’égalité. Même l’attribution de valeurs telles que « belle » ou « magistrale » ne change pas son lieu et ne déplace pas son statut vers le centre. C’est tout à fait le contraire : esthétiser l’autre, ou les expressions de l’autre, est un moyen efficace de l’exclure. Beaucoup d’auteurs et de chercheurs ont abordé ces questions. En plus des œuvres déjà citées dans cet article, pour en mentionner quelques-unes, on trouve George Lewis qui utilise les idées de Somer sur l’autre épistémologique pour aborder la situation des musiciens de jazz africains-américains (Lewis 1996), la théoricienne du post-colonialisme et philosophe Gayatri Chakravorty Spivak qui se demande de manière rhétorique Les subalternes peuvent-elles parler ? (1988 ; 2009 en français), Edward Saïd ouvrant un débat sur l’inégalité considérable dans la guerre en Palestine dans “Permission to narrate” (Saïd 1984), et Gloria Jean Watkins, connue aussi sous le nom de bell hooks, qui aborde la question de sa propre origine dans l’Amérique raciste dans le texte d’importance décisive, Marginality as site of resistance (hooks b., connue aussi sous le nom de G. J. Watkins 1990).

L’hypothèse formulée par Deleuze et Guattari, déjà mentionnée ci-dessus, que dans le transcodage, le devenir-autre est un moyen de résoudre l’opposition entre le moi et l’autre, l’Est et l’Ouest, le centre et la périphérie, a été assez énergiquement rejetée par Spivak (1988). En portant un large regard sur le monde, elle pose des questions importantes concernant la marginalisation permanente de ceux qui n’ont pas accès, ou qui ont un accès limité aux sources de l’impérialisme culturel. Dans son étude, comme cela a été déjà mentionné, c’est parce que la subjectivité eurocentrique, qui d’après Spivak est personnifiée par Deleuze et Foucault, menace d’obscurcir encore plus le subalterne[12] :

Ce n’est pas seulement que tout ce qu’ils lisent, que ce soit critique ou non critique, est empêtré dans le débat de la production de cet Autre, en se prononçant en faveur ou en critiquant la constitution du Sujet comme appartenant à l’Europe. C’est aussi que, dans la constitution de l’Autre de l’Europe, on prend bien soin d’effacer les ingrédients textuels avec lesquels un tel sujet peut se concentrer, peut occuper (investir ?) son itinéraire. (Spivak 1988 : 75)

Quelle est la signification de ces questions complexes que sont l’économie, l’hyper-capitalisme, la domination du monde et le post-colonialisme dans le contexte de la musique improvisée ? Comment la déconstruction des concepts de centre et de périphérie peut-elle s’appliquer à la pratique artistique d’un groupe comportant deux musiciennes vietnamiennes et deux musiciens suédois ? Pourquoi est-il nécessaire de considérer l’héritage des structures de pouvoir lorsqu’on s’attaque à la tâche qui semble facile de créer une plateforme réalisable pour des interactions musicales et culturelles ? Quel impact cela a-t-il avec la notion du moi ? Mon hypothèse ici c’est que le moi est constitué d’habitudes de comportement, conscientes autant qu’inconscientes, comme l’a suggéré Bateson (1972b). Ces habitudes sont encodées culturellement avec des idées qui concernent la liberté et l’individualité, et dans les arts elles sont souvent construites sur l’idée du moi qui se projette (Frisk 2013). Bien qu’il soit facile de comprendre que les habitudes et les codes culturels sont différents dans d’autres cultures, la pensée postcoloniale, nous fait comprendre que le savoir n’est pas suffisant (voir par exemple Saïd 2000, Frisk et Östersjö 2013b) : pour laisser à l’autre la parole et pour se permettre de l’écouter, il est nécessaire de se débarrasser d’un certain nombre de ces habitudes. Après plusieurs années de travail en commun, mon expérience est que, dans le contexte du groupe The Six Tones, ni moi-même, ni les autres membres du groupe n’avons eu à limiter nos marges de manœuvre. La raison pour laquelle on en est arrivé là, c’est que nous avons travaillé dès le début avec le projet délibéré de se débarrasser consciemment de nos habitudes et de limiter notre liberté, comme je l’ai décrit en partie ci-dessus. À travers ce processus nous sommes maintenant dans une position qui est capable de nous permettre beaucoup d’espace de liberté individuelle. La thématique principale de cet article, qui est de promouvoir les dimensions sociales et politiques des interactions musicales à travers l’improvisation en explorant le moi et les conséquences de la liberté et de la formation d’habitudes, peut être explorée avec succès à travers la pratique elle-même.

Au moment où l’art en général et la musique en particulier, sont réduits à l’état de marchandisation à un degré que même le sociologue allemand Theodor Adorno n’aurait pu anticiper, la recherche artistique est l’un des quelques champs qui ont le potentiel de résister aux tendances entrepreneuriales dans les institutions d’enseignement de la musique et à l’intérieur du champ même de la musique, et pour s’engager en permanence à soulever les questions artistiques et sociales importantes auxquelles nous devons faire face dans le futur.

 


1. Voir aussi (Semetsky 2011 : 140).

2. Après tout, composer pour un orchestre symphonique ne fait sens que si les sonorités qu’il offre sont relativement générales. Il s’ensuit que l’orchestre symphonique est une machine qui propose une collection limitée de sons et qui s’arrêterait de fonctionner en tant que telle si ses musiciens commençaient à revendiquer leur propre son individuel et singulier, comme l’ont fait Ben Webster et Johnny Hodges dans l’Orchestre de Duke Ellington.

3. Comme l’a indiqué Bruno Nettl : « Dans la conception du monde de la musique savante, l’improvisation est l’incarnation de l’absence d’une planification précise et de la discipline » (Nettl 1998 : 7). Voir aussi Lewis (1996), Bailey (1992).

4. Voir aussi mon exposé dans Frisk (2013, pp. 144-5).

5. J’aborderai cette question à nouveau vers la fin de cet article.

6. Il existe trois enregistrements de Tứ Đại Oán avec The Six Tones. Une vidéo enregistrée en direct de Göteborg en 2009, un enregistrement de Hanoï (The Six Tones 2010), et une vidéo live enregistrée à Malmö, 2011 (Frisk et Östersjö 2013b).

7. Le đàn tỳ bà est très proche du Pipa chinois.

8. Cette citation n’apparaît que dans le résumé de l’article (accès le 16 novembre 2013), en dehors de l’article lui-même.

9. Pour un exposé plus approfondi et plus complet sur les rôles de genre au Vietnam, voir Drummond et Rydstrøm (2004).

10. Les répétitions mentionnées ici se sont déroulées aux Studios de Musique Electronique de Stockholm (EMS) pendant la fin de l’hiver 2009 et nous avons à peu près tous les enregistrements vidéo de ces sessions. Ce qui s’est passé lors de ces répétitions est décrit en détail dans Östersjö et Nguyen (2013).

11. Par audacieux, je veux dire qu’étant moins préoccupé par l’évaluation de ce qui est bon et de ce qui est mauvais et moins concentré sur l’histoire et l’idiomatique de la tradition dans l’élaboration de mon propre jeu, j’ai malgré tout évidemment le respect le plus profond pour la tradition musicale vietnamienne telle qu’elle est portée par des musiciennes de la stature de Thủy et My.

12. Il y a eu des tentatives pour que Deleuze, Guattari et Foucault obtiennent réparation en prouvant que leur pensée n’était pas enracinée dans l’eurocentrisme et qu’elle ne mène pas nécessairement à l’oppression de l’autre (voir par exemple Robinson et Tormey 2010).


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Timbre

English reference: Perspectives of New Music, volume 53, N°2 (summer 2015), p. 67-144.


Revisiter la question du timbre1

Jean-Charles François

Sommaire

Introduction

Première partie : Le timbre et sa représentation
1.1 Tentative de définition du timbre
1.2 Notation et modernité
1.3 Cartographie
1.4 Syntaxe ou sonorité
1.5 Le concept de la « note »
1.6 Détour par les technologies électroniques

Deuxième partie : Poly-tiques des pratiques du timbre
2.1 Adorno versus Benjamin
2.2 La question de l’ineffable
2.3 Chaînes de références, matière et matériau
2.4 L’écriture du timbre – L’idée de dispositif
2.5 Exemple critique d’un dispositif remarquable
2.6 Poiêsis ou Praxis ?

Conclusion

Bibliographie

 


« La langue écrite peut servir à exhorter et, en ce sens, elle est performative. Plus généralement, cependant, elle a pour but la représentation. Les sciences "écrites" représentent comme ne sauraient le faire les sciences d’une culture orale. Elles sont davantage éloignées de l’"action". C’est cette distance même qui rend l’écrit "bon à penser" d’une manière bien particulière. »
(Jack Goody, La peur des représentations)

Introduction

Dans ce texte, un certain nombre de notions concernant le timbre par rapport à divers supports (notation, enregistrement, synthèse électronique, éducation des instrumentistes) sont reprises de travaux que j’avais publié dans les années 1980-90 et qui ont fait partie de ma thèse de doctorat sur « l’Instrumentiste créateur » en 1994 (François 1982, 1987-88, 19912, 1992).

Il m’a paru intéressant de confronter les notions que j’avais développées à l’enquête menée par Bruno Latour sur les modes d’existence (Enquête sur les modes d’existence, une anthropologie des Modernes) par rapport à la question de la modernité face aux incertitudes écologiques du monde (2012). Bruno Latour prend soin de placer les arts dans un mode d’existence différent ayant ses propres procédures d’accès à une conception particulière de la vérité. Mais la question de la modernité reste pour moi l’énigme majeure de notre temps, face au monde électronique et à la mondialisation des médias.

Dans des textes récents (François 2008, 2009a, 2013), j’ai surtout traité de la question de l’improvisation musicale, contexte dans lequel l’instrumentiste ou le vocaliste devient producteur de timbre à part entière. Il me semble essentiel aujourd’hui de réaffirmer le rôle important que jouent et ont joué les processus pratiques dans la fabrication qu’on peut qualifier d’« artisanale » des sonorités. La recherche en musicologie commence à s’intéresser aux aspects pratiques, ça et là des praticiens font entendre leurs voix, mais il y a un grand chemin encore à parcourir pour se décentrer des logiques d’œuvres achevées au profit de ce qui se passe dans les médiations qui les précèdent, sans parler des nombreuses prestations sonores qui ne revendiquent pas le statut d’œuvre dans le sens moderne du terme.

Première partie – Le timbre et sa représentation

1.1 Tentative de définition du timbre

Comment convient-il de traiter de la question du timbre ? De quoi s’agit-il ? Dans les conclusions d’un chapitre sur Ionisation de Edgard Varèse, dans mon livre Percussion et musique contemporaine (1991), j’ai tenté de répondre à Milton Babbitt qui identifiait la notion de timbre (chez Varèse), plus précisément l’aspect invariant d’un instrument, avec l’idée de « formant », c’est-à-dire la région de la résonance qui amplifie les éléments du spectre, renforçant certains partiels et en atténuant d’autres. Pour Babbitt « les instruments de percussion eux-mêmes constituent des régions de résonance de timbre découpées dans le continuum des fréquences » (Babbitt 1971, p. 20). Le système de notation encourage fortement une pensée paramétrique : les deux dimensions de la page déterminant l’axe vertical des hauteurs et l’axe horizontal des durées orientent une certaine rationalité de l’espace sonore. Le paramètre de l’intensité, beaucoup moins précis à mesurer par l’oreille que les deux premiers paramètres se contente d’une représentation avec peu d’éléments dans son échelle et fonctionnant plutôt par comparaison entre un élément et un autre (plus ou moins fort, plus ou moins piano). Tout ce qui reste encore à définir se traduit dans le paramètre du timbre dans une définition négative : si deux sons ayant la même hauteur, la même intensité et la même durée, sont malgré tout différents à l’oreille, alors c’est qu’ils n’ont pas le même timbre. Le Petit Robert nous dit : « Qualité spécifique des sons produits par un instrument, indépendante de leur hauteur, de leur intensité et de leur durée ». Cette définition fonctionne surtout au niveau de la différenciation des instruments. Plusieurs éléments notationnels peuvent être pris en compte à travers cette définition négative : les signes d’accentuation, d’articulations, les liaisons, les indications subjectives, les effets spécifiques, etc. Chacun de ces signes peut être pensé comme un autre paramètre particulier, mais il y a tendance à préférer de ne pas trop entrer dans des définitions complexes. Ainsi, le timbre est surtout représenté sur la partition par des portées correspondant à des instruments différents. Il est clair que le paramètre du timbre n’est pas précis, le plus souvent il n’entre pas comme un élément important de la spécification des sons par la notation et est donc laissé principalement aux actions pratiques des interprètes.

Lorsqu’on tente de mesurer ce paramètre de timbre, on n’obtient que des résultats dans le domaine des hauteurs (fréquences, partiels, spectres, registres), des intensités (enveloppes, attaques) ou des durées (la durée affecte la perception des différences de timbre). Toutes ces manières de mesurer les sonorités n’ont aucun sens si elles ne s’inscrivent pas dans l’évolution dynamique de chaque son dans le temps. En fait tous ces paramètres sont en interaction constante en vue de produire chez l’auditeur la sensation de timbre.

Dans la tradition de l’art occidental, le système de notation musicale fonctionne en favorisant fortement les hauteurs inscrites dans une temporalité structurée, en prenant en compte de manière plus libre les intensités, et en laissant de côté le timbre dans un arrière plan moins important. Pour que le système de notation puisse fonctionner, le déroulement des hauteurs doit se manifester dans un environnement stabilisé de manière à être clair. Il convient de maîtriser, le plus souvent indépendamment de l’écriture, les éléments complexes du timbre pour les rendre raisonnables. Au moment où la notation devient presque exclusivement prescriptive (vers la fin du XVIIIe siècle), se crée parallèlement un phénomène de standardisation des instruments, alors que la lutherie était auparavant très diversifiée, précisément pour produire une grande variété de situations de timbre. Aucun clavecin ne sonnait comme un autre. Le piano, qui va assumer un rôle de plus en plus important dans la pratique musicale, depuis sa création jusqu’à nos jours, tend au contraire à produire la même sonorité à l’échelle mondiale. Cette standardisation va dans le sens d’une plus grande efficacité de projection dans les grandes salles de concert, et d’une égalisation des niveaux d’intensité dans la composition de l’orchestre symphonique. L’art du timbre devient essentiellement l’art de l’orchestration dans la combinaison des instruments, plutôt que dans le chatoiement des individualités instrumentales3. Les oreilles du public étant placées assez loin des sources sonores dans les salles de concert ne sont capables que de percevoir une conception générale des instruments, et la nécessité de projeter les sons à un certain niveau va jouer contre l’expression de qualités sonores très subtiles. Cela ne veut pas dire que des différenciations dans les sons n’étaient pas présentes lors de l’exécution des pièces pour permettre l’expressivité des narrations musicales, mais seulement que les mixtures subtiles d’instruments étaient le moyen principal de coloration de la masse sonore (orchestration et instrumentation). L’amplification par le biais de l’électricité a complètement changé cette situation en permettant aux détails de la production instrumentale ou vocale d’apparaître au premier plan : les instruments et les voix se projetant de manière naturelle dans le grand espace de la salle de concert moderne sont perçus par les oreilles des auditeurs (éloignés de la source sonore) comme des objets sonores singuliers et distincts les uns des autres, dont les caractéristiques jouent en faveur de la perception des hauteurs. Les subtilités de chaque événement sonore, les petites différenciations et les éléments de bruit, ne peuvent être perçus que si l’oreille est placée à proximité de la source sonore. L’amplification diffusée par des haut-parleurs permet aux sonorités d’être projetées dans l’espace comme si l’oreille était placée très près de cette source, ayant ainsi accès à ces différenciations subtiles. Si les instruments ou les voix sont amplifiés, ils n’ont plus besoin de produire les techniques standardisées d’émission des sons permettant leur projection naturelle dans les grands espaces et ils peuvent maintenant se concentrer sur d’autres aspects de la production sonore. Néanmoins, l’amplification crée d’autres types de problème car elle tend à égaliser les sources sonores et à effacer l’identification de l’emplacement des sources sonores dans l’espace.

Concernant la manière avec laquelle la production sonore est encore aujourd’hui principalement considérée, il est important de noter la création à partir du XVIIIe siècle de conservatoires efficaces pour développer la discipline des instrumentistes en vue d’une homogénéité sonore dans tous les registres et de l’établissement de sonorités instrumentales extrêmement bien définies pour servir à l’unité de l’orchestre. Dernier point important concernant la rationalisation du timbre, la gamme tempérée à intervalles égaux est adoptée et dicte sa loi dans la construction de nombreux instruments, y compris plus récemment ceux de la lutherie électronique accessible dans le commerce. Cette égalisation a formé nos oreilles d’une telle manière qu’il devient très difficile de s’en détacher.

Le compositeur américain Robert Erickson (né en 1917, mort en 1997) a traité de la question du timbre dans un livre tout à fait remarquable pour l’époque, Sound Structures in Music (1975). Il est un des premiers à s’intéresser au timbre en tant que chercheur autant que musicien. Erickson a été un constructeur d’instruments, un érudit musical et très au fait des avancées de la psycho-acoustique de son époque. Il a aussi beaucoup collaboré avec des instrumentistes pour mener sa réflexion et déterminer des œuvres spécifiques (notamment avec le trompettiste Edwin Harkins pour Kryl et le percussionniste Ron George pour Percussion Loops). Tentant de définir la notion de timbre, Robert Erickson met en garde vis-à-vis de toute simplification des phénomènes sonores par des méthodes scientifiques, notamment celles liées à l’époque (années 1970) aux synthèses du sons par ordinateur. Pour lui « il est clair que le timbre est un stimulus multidimensionnel : il ne peut pas être mis en corrélation avec une seule dimension particulière » (p. 4, ma traduction). Les têtes de chapitre de ce livre peuvent donner une idée de la complexité des définitions du timbre, en vue d’envisager leur usage dans le contexte de la production musicale : « Hauteur » (notamment la question de savoir pourquoi l’oreille résiste à la fusion des hauteurs et est capable de suivre des mélodies indépendantes, p. 18-57) ; « Timbre et temps » (attaques, enveloppes, balayage du spectre, grain, réverbération, p. 58-93) ; « Drones » (c’est-à-dire « bourdons » ou musiques planantes ou bien répétitives, p. 94-105) ; « Klangfarben et organisation linéaire » (p/ 106-138) ; « Timbre au sein de textures » (p. 139-193).

Dans les faits, la notion de timbre n’appartient pas au domaine des paramètres, comme celui permettant de distinguer une clarinette d’une flûte, Le timbre est plutôt ce qui caractérise la sonorité dans sa globalité, dans sa très grande complexité. Le timbre est affecté dès que les paramètres de la hauteur, de l’intensité et de la durée sont modifiés. Le timbre est affecté par le dynamisme constant des paramètres, l’évolution du spectre, de l’intensité de l’enveloppe dans le temps. Le timbre est affecté par la mollesse ou la dureté relative des attaques. Le timbre est affecté par des modulations (vibrato par exemple) et par des instabilités mêmes minimes dans le maintien des sons. Il est affecté par la présence indispensable de bruits (souffle, archet sur la corde, bruits d’impact), sans lesquels il semble désincarné. Le timbre est ainsi en quelque sorte par rapport à la notation sur partition une existence irréductible, indépendamment de sa représentation. Il reste ce matériau impossible à maîtriser complètement, cette entité énigmatique impossible à saisir hors d’une temporalité qui passe sans laisser de traces définitives.

Pour prendre un exemple d’une pensée paramétrique de l’organisation sonore dans laquelle la dimension du timbre pose énormément de problèmes, il est intéressant d’analyser les Variations II de John Cage. Dans cette œuvre l’interprète doit jeter des feuilles transparentes (sur lesquelles est inscrit soit un point, soit une ligne) sur une surface plane (une feuille de papier par exemple) afin de déterminer par cette méthode de hasard six lignes et un point. Les lignes représentent six paramètres : « (1) la fréquence, (2) l’amplitude (intensité), (3) le timbre, (4) la durée, (5) le point d’occurrence s’inscrivant dans une période de temps déterminée (6) la structure de l’événement (le nombre de sons constituant un agrégat ou une constellation) » (Cage 1961, p. 2, ma traduction). Le point représente un événement sonore dont les paramètres sont mesurés par l’interprète, après ce tirage basé sur le hasard, de manière exacte par rapport aux six lignes. Concernant les cinq paramètres autres que le « timbre », la tâche de l’interprète ne pose que peu de problèmes, la mesure de la hauteur s’inscrira dans la tessiture de son instrument, l’intensité variera du plus piano possible au fortississimo, etc. L’instrumentiste est là dans une situation où le hasard lui dicte l’impossibilité d’interpréter, ou bien lui indique que toute interprétation (tricherie sur les prises de mesure du point par rapport aux lignes ?) n’a aucune importance, puisque personne ne pourra vérifier la véracité de l’interprétation. L’instrumentiste ou le vocaliste est là réduit soit à une marionnette encore plus servile que dans le cas des partitions « normales », soit à assumer le rôle de criminel cynique. Dans la réalisation des Variations II, si l’on s’en tient aux cinq paramètres autres que le timbre, l’interprète n’apprendra rien qu’il ne sait déjà. Le tirage et les mesures réalisées par l’interprète lui donneront l’impression d’être plus actif dans l’interprétation que lorsqu’il s’agit de réaliser en lecture à vue une partition écrite de manière traditionnelle, alors qu’il n’en est rien et qu’au contraire l’extrême passivité est la condition nécessaire à une bonne réalisation du processus proposé.

Seul le paramètre du timbre pose ici un problème très différent, car il ne peut être réduit à une linéarité. Que vont signifier les mesures prises des points successifs par rapport à la ligne déterminant le timbre ? Là, tout à coup, tout doit être inventé par rapport au contexte de celui ou celle qui réalise la pièce et à sa volonté relative d’aller visiter des contrées encore inconnues. S’agit-il de mesurer une échelle entre sombre et clair ? S’agit-il de déterminer une collection non linéaire d’effets sonores et de les classer d’une façon ou d’une autre le long d’un axe correspondant à la distance entre la ligne déterminant le timbre et la limite maximum donnée par l’espace de la surface plane choisie ? S’agit-il de classifier les timbres sur une échelle allant de la sonorité la plus normale de l’instrument à des sonorités se situant hors de l’instrument en passant par une pratique de production sonore de moins en moins acceptable dans les écoles ? S’agit-il de déterminer une échelle d’attaques du mou au dur ? S’agit-il de déterminer la durée déterminant le timbre (la durée comme paramètre N°4 étant alors appliquée à la totalité de l’événement sonore regroupant un nombre de sons déterminés par le paramètre N°6) ? S’agit-il de déterminer une échelle entre sons droits (sans éléments venant perturber la continuité du son) et sons de plus en plus modulés (vibrato, trilles, trémolos, glissando, etc.) ? S’agit-il de déterminer une échelle allant du son le plus pur (un spectre faisant ressortir fortement la fondamentale au détriment des autres partiels) au plus complexe (faire ressortir des partiels inharmoniques) ? S’agit-il de déterminer pour un événement particulier le regroupement de hauteurs faisant timbre (un seul son, deux sons consonants ou dissonants, trois sons en harmonie ou non, etc.) ? C’est dans ce cadre là que la pièce a un intérêt majeur pour celui qui la réalise, c’est la nécessité de se tourner vers l’invention du timbre. Mais pas seulement : il s’agit pour elle ou lui de trouver surtout le moyen, pour chaque événement sonore déterminé par les mesures prises par rapport aux six lignes, de résoudre les contradictions qui ne manqueront pas de se manifester entre le timbre et les autres paramètres. Comment rendre « sombre » un son suraigu, comment rendre « complexe » un son ayant une intensité à peine entendue, comment prendre en compte la hauteur, s’il s’agit d’objets de la vie quotidienne, comment prendre en compte la durée si la durée fait partie de la détermination du timbre ? Ce n’est que dans la détermination du timbre que l’interprète des Variations devient inventeur, acteur de sa production, parce que précisément le timbre n’est pas un paramètre, mais bien la totalité du son.

Makis Solomos, dans son livre De la musique au son, nous donne un très bon historique du terme de « timbre » et de ses applications dans le domaine de la musique savante européenne. Ayant noté l’impossibilité d’une cartographie des timbres, il questionne la notion de timbre de la manière suivante :

En ce début du XXIe siècle, c’est la notion même de timbre qui semble être devenue questionnable : on s’achemine vers la dissolution du concept. En effet, si, selon la définition classique, il désigne la qualité du son – la hauteur, la durée, l’intensité, la position spatiale, etc. concernant, elles, des quantités –, on peut se demander s’il est nécessaire d’avoir un mot spécifique et s’il ne serait pas préférable de parler simplement de « son ». D’ailleurs, dans le langage courant, ne parle-t-on pas du « son » de Xenakis, de Miles Davis, ou de Harnoncourt pour désigner cette fameuse qualité sonore ? (Solomos 2013, p. 39)

Un peu plus loin dans son exposé, il définit trois critères pour que la définition classique paramétrique du timbre puisse jouer pleinement sa fonction :

  1. la hauteur inscrite dans une durée, avec une intensité donnée doit être non seulement présente mais primordiale pour que le timbre soit identifié comme une différence supplémentaire ;
  2. les sons doivent se présenter dans une stabilité relative, la différence de timbre n’affectant que la comparaison entre des évènements sonores discrets ;
  3. les sonorités doivent être déjà assimilées par les oreilles des auditeurs.

Il poursuit sa démonstration :

Or, la musique travaille de plus en plus avec des sons qui ne répondent à aucun de ces trois critères : les nouveaux sons peuvent être bruiteux (sans hauteur déterminée), ils peuvent évoluer considérablement dans le temps et, surtout, ils ne sont pas prédéterminés. Dans la musique électroacoustique, dans les musiques populaires, une grande partie des sons sont à découvrir par l’auditeur. On n’a plus affaire à des objets clairement circonscrits, dont la causalité est claire – des « timbres » – mais à ce processus dynamique qu’est le son en général, un processus non seulement complexe, mais également hétérogène, irréductible à un certain nombre de caractéristiques physiques (ou perceptives) précises (…) En fin de compte, le mot timbre s’avère moins pertinent que le terme général de « son ». (idem)

Dans cette idée de globalité du timbre dans le « son » qui implique une diversification des modes de perception, il rejoint Daniel Charles qui notait dans Le temps de la voix, en suivant Bateson, que les dauphins ont une voix, mais pas de visage (Charles 1978, p. 273). Les dauphins, dont la pratique est de se déplacer dans les océans, n’ont pas recours à des structures paralinguistiques telles que l’attitude générale ou l’expression corporelle, qui chez les humains viennent fortement colorer la communication pour lui donner du sens. Pour Daniel Charles, la notion de Klangfarbenmelodie inaugurée par Schoenberg, est une « réhabilitation du son lui-même » (p. 275), par rapport à l’assomption fortement établie dans l’univers de la musique occidentale que le sens dépend strictement de la constance des timbres dans une structuration de relations sonores. Toute la pratique de cette musique est tournée vers la manifestation de ce sens, notamment au niveau de l’interprète qui joue son rôle de faire-valoir. Daniel Charles propose alors d’aller du son vers le timbre : on peut envisager une diversité de pratiques de sa production. Le timbre n’est plus le support secondaire des changements de hauteur et fait basculer « la modalité même de la perception ». La perception devient alors « plurale et pluraliste » (p. 276).

Pour Solomos, le son est la matière globale, mais dans ce processus, si le son ne se matérialise pas dans les caractéristiques de la notation moderne (organisée en paramètres), il est « irréductible », il flotte grâce à la présence des ondes se déplaçant dans les airs. On objectera qu’il faut bien matérialiser cette présence par des médiations qui font que ce que veut dire « son » chez Xenakis n’a absolument rien à voir avec le matériau (instruments, technologies) utilisé par Miles Davis ou Harnoncourt, et encore moins à voir avec les manières d’utiliser ce matériau, avec les conditions sociales de son élaboration, les conditions acoustiques de diffusion de son utilisation, et celles de son rapport à un public. Encore faudrait-il savoir de quel Xenakis il s’agit, parmi la diversité des supports qu’il a lui-même utilisés (ou de quel Miles Davis, ou Harnoncourt) en termes de processus pratique pour parvenir au « son ».

1.2 Notation et modernité

Avant d’aborder les problèmes spécifiques aux pratiques contemporaines de production de timbres, il me paraît important d’évoquer, à partir de références précises, l’histoire de la notation musicale dans le monde de l’art occidental. Le phénomène de l’écriture en général est très lié à l’essor de la modernité. Michel de Certeau parle, au sujet de l’acte d’écrire, « d’une pratique mythique « moderne » ». Par mythe, il entend ce qui regroupe symboliquement les pratiques hétérogènes d’une société. Pour lui, ce mythe moderne est basé sur la conception que  le « « progrès » est de type scripturaire », et l’opposé de l’écriture, l’oralité est « ce qui ne travaille pas au progrès » (Certeau 1980, p. 234-35). Ce n’est donc pas par hasard si la notation musicale a pu jouer un rôle majeur dans le développement historique de la modernité artistique, notamment dans sa capacité à canaliser des pratiques et à contrôler la production sonore d’une manière tout à fait particulière. Le flottement qui persiste selon moi sur la question du timbre paraît lié aux problèmes de sa représentation sur d’autres supports qui se substituent à sa production directe.

Le système de notation de la musique que nous utilisons aujourd’hui a été développé au cours d’une très longue maturation en suivant l’histoire des représentations de l’art occidental, et qui correspond dans sa phase de stabilisation (XVIIIe siècle ?) à l’émergence du compositeur autonome vis–à-vis de l’exécution pratique des sons. L’activité du compositeur s’est de plus en plus spécialisée dans l’écriture de partitions s’adressant à un public non spécifique à travers des interprètes qui respectent ce qui est noté. La partition ou son équivalence, l’œuvre musicale, a besoin de se conformer à l’institution du concert, qui implique la présence d’interprètes spécifiquement formés et d’un public prêt à écouter dans le silence dans des espaces acoustiques appropriés. Le concept d’autonomie de l’art par rapport à tout aspect mondain ou social est directement le résultat de la canonisation de la partition comme l’objet qui incarne un opus et un auteur.

Bien que la datation du début de la modernité occidentale soit difficile à établir, on peut dire que ce système de notation convient bien aux prémices de la pensée moderne. Max Weber considère que le développement du système de notation joue un rôle très important dans l’évolution de la pensée occidentale :

Si l’on s’interroge sur les conditions spécifiques de l’évolution musicale de l’Occident, on doit y inclure avant tout autre l’invention de notre notation musicale moderne. (…) Une œuvre musicale moderne quelque peu compliquée ne saurait, sans les ressources de notre notation musicale, ni être produite ni être transmise ni être reproduite : sans cette notation, elle ne peut absolument pas exister en quelque lieu et de quelque manière que ce soit, pas même comme possession interne de son créateur. (Weber 1998, p. 117-118)

Pour Weber, une des étapes décisives du développement du système de notation musicale se situe au XIIe siècle avec la notation mesurée, l’indication précise des durées. Ce développement est lié à l’apparition de pratiques polyphoniques dans lesquelles plusieurs voix chantent en même temps des lignes mélodiques indépendantes, créant ainsi la nécessité d’un contrôle harmonique à tous les points de rencontre durant le déroulement de la musique. Ce qui dicte cette nécessité de spécifier la temporalité des actions avec une grande précision, ce sont les hauteurs, puisque différentes mélodies ont a être synchronisées par rapport à l’articulation de points de rencontre sur des consonances et éventuellement l’application de règles particulières concernant le traitement des dissonances. Comme l’a noté Christopher Page dans un chapitre intitulé « Polyphony before 1400 », les pratiques d’exécution concernant ce type de musique se sont beaucoup préoccupées de la justesse des productions vocales simultanées, en créant une hiérarchie entre des consonances parfaites et imparfaites. Cela a créé les conditions d’une très grande stabilité dans la production vocale de chaque note, un contrôle absolu sur les inflexions sonores des chanteurs. La production du timbre dépendait alors en grande partie de l’intonation juste des consonances parfaites, et de la production moins précise des imparfaites :

Pendant toute cette période qui concerne ce chapitre, les compositeurs ont exploré les contrastes entre les consonances parfaites et imparfaites avec un enthousiasme infatigable ; le calme des quintes, des octaves et des douzièmes, et la beauté presque furieuse des consonances imparfaites qui pouvaient être augmentées (…) au point de devenir des dissonances dérangeantes – c’était ce qui constituait les matériaux bruts de la composition pour les musiciens de l’Ars Antiqua et de l’Ars Nova. Pour les interprètes, la fidélité à l’équilibre des intervalles constituait leur tâche primordiale, et depuis l’enfance leurs oreilles étaient formées pour identifier la subtilité des différences dans la production des hauteurs. (Page 1989, p. 80)

Pour le même auteur, l’utilisation d’un seul chanteur par partie d’une polyphonie permettait une extrême précision dans la focalisation de la hauteur, et tout écart à cette manière extrêmement précise de produire un son vocal était traité comme un simple ornement :

La même chose peut être dite du vibrato, une plus ou moins rapide fluctuation de la hauteur ; bien que le vibrato apparaît comme ayant été employé comme un ornement dans l’organum à deux voix de la tradition parisienne, il s’agit d’une imprécision voulue dans la justesse, et il est inconcevable de penser que les interprètes de l’époque médiévale aient pu envisager cela autrement que comme ornementation. (p. 84)

Déjà, à ce moment de l’histoire déterminé par Max Weber comme crucial pour le développement de la notation moderne, le domaine du compositeur est déterminé comme une préoccupation de l’organisation des hauteurs et de leurs inscriptions dans le temps. Le timbre est laissé au soin des pratiques des exécutants, eux-mêmes ayant mission de se concentrer sur une production claire, uniforme et précise des hauteurs appropriée à un contexte religieux. Pourtant, comme le note Weber, il n’y avait pas de séparation stricte entre la composition écrite et son interprétation, car l’improvisation sur un cantus firmus a été une pratique courante pendant une très longue période.

L’œuvre notée, identifiée à un auteur particulier, n’acquiert son statut définitif que lorsqu’il existe une stricte séparation entre la production créative et l’exécution, entre le compositeur et l’interprète. Cela ne semble pas être le cas avant la deuxième partie du XVIIIe siècle. Même alors, les interprètes avaient encore une connaissance de la signification des partitions contemporaines en termes de style, de phrasé et de qualité sonore. Ils avaient la capacité de déduire dans une pratique effective ce que la partition ne précisait pas. Ce n’est qu’à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle que cette séparation entre le compositeur et l’interprète a pris une tournure plus significative, lorsque les concerts ont commencé à mélanger des œuvres de compositeurs morts avec ceux encore vivants, créant ainsi des écarts entre les pratiques courantes et les conditions historiques et technologiques de production, entre les traditions des interprètes et les innovations des compositeurs. Et ce n’est vraiment que vers la moitié du XXe siècle que cette séparation a pris une tournure définitive, au moment où la signification d’une partition donnée s’incarnait complètement dans celle-ci, chaque compositeur revendiquant sa propre technique ou même son propre langage, chaque partition se revendiquant par sa structure propre, comme séparée de toute autre.

Dans ces conditions l’œuvre musicale accède à un statut d’indépendance vis-à-vis de son auteur, elle existe dans le temps au-delà de la mort de celui-ci, elle est continuellement réinterprétée, à chaque fois qu’elle est jouée. En cela, l’œuvre-partition interpelle les compositeurs qui suivent à ne pas écrire la même chose, elle porte en soi l’interdiction du plagiat et la nécessité d’une évolution continuelle. Elle fonde aussi la logique de l’avant-garde, de l’innovation musicale en rupture avec la tradition, avec les inventions d’hier et les formes transmises des maîtres anciens.

Avec cette économie de moyens, ce système de notation ayant été élaboré selon un principe très proche de l’écriture alphabétique, a cette capacité admirable de permettre la possibilité de déchiffrer à vue les signes écrits et de les transformer de manière immédiate en sonorités appropriées par des musiciens ayant développé les automatismes nécessaires à cette traduction, tout en laissant ouverte au lecteur, comme le texte, la possibilité de l’interprétation. La distance qui existe entre la notation en relation avec les sonorités réelles permet l’expression d’une diversité de styles à travers l’utilisation d’un médium unique, universellement utilisé. Cette distance permet aux compositeurs et aux musicologues de réfléchir sur les pratiques, et ce faisant, de gagner une certaine indépendance vis-à-vis de la tradition.

D’une part, la notation occidentale se refuse à être une simple tablature, c’est-à-dire une série de signes déterminant des actions à faire sur l’instrument, car elle doit avoir la possibilité « structurelle » de représenter des éléments de syntaxes basés sur une combinatoire de hauteurs (basée sur des collections de hauteurs discrètes formant des gammes) et sur une découpe régulière du temps s’inscrivant dans des durées très précises. La notation par tablature ne permettrait pas de développer un système lisible unifié, commun à tous les musiciens quelles que soient les actions à faire sur un instrument ou avec la voix, ou avec n’importe quel outil qui pourrait être éventuellement développé à l’avenir pour produire des sons. C’est donc un système qui a l’ambition d’être universel et, comme l’écriture alphabétique, de rester neutre vis-à-vis des usages infinis qu’on peut en faire. Pourtant, comme dans le cas de la tablature, l’injonction à l’action dans un temps déterminé lorsque le signe apparaît à l’œil du musicien reste un élément essentiel du système : un signe correspond bien à une action.

D’autre part, on peut remarquer la correspondance exacte entre la manière avec laquelle les instruments à claviers de la musique occidentale sont agencés et l’organisation de l’espace sur la portée : touches blanches – notes naturelles ; touches noires – notes diésées ou bémolisées ; transposition de la disposition horizontale du clavier dans l’espace vertical de la partition, permettant l’automatisme de lecture-action du grave (vers la gauche du clavier – vers le bas de la portée) à l’aigu (vers la droite du clavier – vers le haut de la portée).

Ce système de notation ne représente pas, loin s’en faut, la réalité complexe des sonorités. Contrairement aux supports développés au XXe siècle d’enregistrement des sons qui les restituent dans leur globalité, servant ainsi de références indiscutables aux oreilles, la notation de la musique occidentale laisse une grande part à l’interprétation dans sa traduction en sonorités. Elle implique ainsi la présence parallèle de musiciens capables non seulement de déchiffrer les signes mais surtout de les traduire avec compétence en sonorités appropriées sur des instruments construits de façon à les produire correctement. Pourtant, cette notation est centrée sur la représentation des paramètres sonores qu’on est capable de mesurer de manière assez précises à la fois par des appareils de mesures (diapason, métronome par exemple) et par les oreilles exercées des participants : notamment les hauteurs et les durées. Dès qu’il s’agit de représenter de manière visuelle la totalité d’une sonorité donnée, on atteint rapidement les limites de lisibilité par l’accumulation de signes pour décrire un seul et même événement, l’accumulation de signes d’action pour produire une palette de sonorités, l’accumulation de textes explicatifs, ou l’adoption d’une écriture globalisante impossible à déchiffrer par des humains (la représentation de la trace de l’onde sonore par exemple).

Malgré la très grande précision de la notation musicale sur certains points essentiels, c’est bien cette manière imprécise qu’elle a de représenter les sons (et les actions) qui fait la force du système et assure sa pérennité malgré toutes les tentatives4 pour la faire évoluer ou pour la changer. Les aspects précis garantissent l’identification de l’œuvre chaque fois qu’elle est jouée, et l’imprécision laisse un espace de liberté d’interprétation qui détache l’œuvre de son auteur et permet sa survivance dans le temps historique grâce au renouvellement de son interprétation au fil des changements technologiques ou culturels.

1.3 Cartographie

Bruno Latour, dans son projet d’anthropologie des Modernes (Enquête sur les modes d’existence) a utilisé l’exemple pratique de la randonnée pédestre en montagne, précisément autour du mont Aiguille dans le Vercors, afin de poser la question de la Science dans son rapport à la raison, à l’irrationalité et à la matérialité des objets et des pratiques. Sa démonstration est centrée sur le jeu de deux éléments : la carte topographique représentant le mont Aiguille et le mont Aiguille lui-même. Entre ces deux éléments se place le randonneur et la réalisation de la randonnée. La stabilisation de la pratique du randonneur dépend de toute une série de médiations qui concernent le travail immense qui a mené à la confection de la carte topographique dans une temporalité historique spécifique et les nombreux repères sur le terrain (tracé des chemins, balises, cairns) issus d’une temporalité historique différente. Une autre médiation qui permet la randonnée concerne les objets utilisés pour la réaliser (chaussures, sac à dos, boussole, GPS…) et autres documents (guides touristiques, récits historiques…). Le mont Aiguille lui-même propose dans la persistance de son existence une durée d’une toute autre échelle et affirme par là son autonomie. Enfin, les circonstances atmosphériques dans lesquelles la randonnée se déroule viennent de manière dynamique rendre encore plus complexe les conditions de l’orientation du promeneur, dans une temporalité immédiate et changeante. Pour Latour, et c’est là le point essentiel de sa démonstration, le problème des « Modernes » concerne le fait qu’ils considèrent ces éléments épars comme formant une forme unique, notamment en pensant que l’équivalence de la carte et du mont se conforme à la structuration de la carte pour oublier les réalités du mont :

Mais voilà qui n’explique pas l’efficacité de ma carte, car le mont Aiguille, quant à lui, n’est toujours pas à deux dimensions, ne se replie toujours pas dans ma poche, ne semble toujours pas marqué par aucune courbe de niveau et d’ailleurs aujourd’hui qu’il disparaît dans les nuages, il n’a aucunement l’aspect du petit tas de gribouillis calibrés marqués en lettres noires et obliques de corps quinze « mont Aiguille » qui figure sur ma carte. Comment faire pour superposer la carte et le territoire ? Il suffit de faire comme si le mont Aiguille lui-même, en son fond, dans sa nature profonde, était lui aussi fait en formes géométriques. Alors là tout s’explique en effet d’un coup : la carte ressemble au territoire parce que le territoire est au fond déjà une carte ! (Latour 2012, p. 121)

Bruno Latour note le décalage chez les Modernes entre l’expérience et sa représentation. Chez eux, l’expérience ne peut être prise en compte que si elle est découpée en autant d’éléments capables d’être représentés ou rationalisés dans des faits indéniables. Mais la complexité globale de l’expérience, par la présence de médiations multiples dynamiquement interactives, reste réduite à peu de considération. Sous le nom de « sens commun », réputé simpliste, sinon carrément niais, l’expérience appartient au monde oral de la pré-modernité, fait de croyances, de superstitions et de pratiques implicites.

Peut-on alors comparer cette manière de penser avec ce qu’induit la notation musicale des Modernes ? Dans ce contexte aussi, les médiations et les spécificités temporelles multiples tendent à s’effacer au profit de mécanismes automatisés bien huilés. Une difficulté toutefois se présente pour que la comparaison avec l’existence du mont Aiguille et ses chemins soit pertinente. Il est aisé de considérer que la partition musicale joue exactement le même rôle que la carte topographique, dans sa représentation formalisée autour de quelques concepts essentiels et non pas de la réalité physique une et entière. L’équivalent de la fixité massive du mont Aiguille est plus difficile à établir dans le contexte musical. On serait plutôt en présence d’une plus grande diversité de médiations dynamiques parmi lesquelles l’instrument de musique serait l’élément le plus stable, mais où l’élément essentiel du « paysage », le son s’échappant dans l’espace est de nature évanescente et changeante.

Il est difficile d’envisager que le fondement de la musique, « dans sa nature profonde », correspondrait à une représentation sur le papier, car la partition n’est rien sans sa transformation en sonorités qui viennent frapper les oreilles des auditeurs. Seuls les sons comptent et l’œuvre n’existe pas si on ne l’entend pas sonner. Pourtant, la notation musicale, lorsqu’elle passe du statut de simple documentation (aide-mémoire) à celui de prescription principale d’actions à réaliser, devient l’incarnation de la réalité de l’œuvre en dehors de l’expérience de ses sonorités.

La partition est déposée pour garantir le droit d’auteur, elle permet l’accès à la pensée et aux structures musicales des compositeurs absents, qu’ils soient morts ou éloignés, elle est la preuve de l’existence autonome de l’œuvre dans l’histoire, malgré les diverses interprétations qu’elle peut susciter. Surtout la notation qui prescrit des actions, des formules syntaxiques et des formes dicte la nature de toutes les médiations. Ce qui est noté de manière précise, le contour des hauteurs et leur distribution dans le temps compte comme base incontournable de la perception et dicte ainsi progressivement des modes de perception des sons impossibles à contourner. Les concepts de « mélodie », d’« harmonie », de « polyphonie » (etc.) – tous centrés sur l’agencement de hauteurs dans le temps (synchronique ou diachronique) – deviennent, dans des formes de complexité spécifiques à ce que permet la notation, les piliers des rapports signes/sons pour les usagers.

La mise en mélodie conforme à ce que la notation prescrit, l’adoption du système d’intonation tempérée, le contrôle des transitoires et des inflexions particulières, l’harmonisation selon des règles établies et la réorchestration avec des instruments standardisés, constituent la forme technique d’une récupération socio-centrée, conforme aux représentations colonialistes appuyées sur les idées de progrès civilisationnel, des musiques traditionnelles du monde par l’occident, savant autant que commercial. La notation occidentale et les pratiques qui l’accompagnent, imposent au monde entier une manière particulière de percevoir les successions et agrégats de sonorités. Le phénomène de réification de la musique commerciale reprochée par les tenants de la musique savante européenne est ainsi directement lié au système de notation que ces derniers ont mis en place.

La musique issue de la notation articule en effet chez l’auditeur des logiques, par rapport à des successions sonores déjà connues, de prédiction des évènements à venir et de leur accomplissement. L’auditeur, par rapport à ce qu’il a déjà assimilé par l’écoute répétée de musiques particulières, est capable de prévoir à partir d’une formule reconnaissable la suite de la narration musicale, l’œuvre du compositeur propose une suite particulière qui répond plus ou moins à cette attente dans une dialectique entre conformité à la normalité et divergence plus ou moins affirmée à ces normes. La musique sans surprise, conforme à l’attente des auditeurs, sera ennuyeuse ; celle qui n’est constituée que par des surprises, divergentes par rapport aux oreilles des auditeurs, ne pourra faire sens pour eux, sauf après de nombreuses écoutes (voir Leonard B. Meyer 1956). On objectera sans doute que la structuration en succession de hauteurs (le mélodique) se retrouve dans bien des traditions musicales et n’est pas spécifique aux musiques écrites du monde occidental. Mais la force du système, c’est la possibilité d’agencer les hauteurs dans des configurations plus ou moins complexes et qui par la liberté accordée à celui qui est face à sa page blanche, de les agencer « à sa manière » (voir Michel de Certeau 1980)5. L’importance donnée au contenu narratif et la possibilité de réaliser la pré-planification des structures créent une relation quasi-automatique entre la musique notée sur papier et l’élaboration syntactique de quasi-langages. La rationalité qui fait partie intègre du système de notation occidental, avec sa tendance à mettre les enjeux du côté des narrations syntactiques et de la structuration imaginative, et qui produit l’avènement des notions d’œuvre autonome, différente de toutes les autres, du style personnel que le compositeur doit acquérir pour se distinguer des autres, de la succession des « langages » et des époques historiques, tout cela constitue l’essentiel de ce qui est considéré comme moderne.

1.4 Syntaxe ou sonorité

Dès que le timbre dans sa manifestation instable et quelque peu sauvage affirme son existence, grâce notamment à des progrès techniques ou par les avancées de la science, les musiciens issus de la pensée moderne pensent qu’il y a danger et veulent développer des méthodes pour le contrôler. Face à la possibilité de stocker n’importe quel son par l’enregistrement électro-acoustique, face à la possibilité de synthétiser les sons par des moyens informatiques ou électroniques, face au développement extraordinaire depuis une cinquantaine d’années des recherches sur l’acoustique et la psycho-acoustique, il convient d’inventer des solfèges ou des modes d’accès équivalents au pouvoir structurant de la notation sur partition. En particulier, la traduction du timbre en mensuration des hauteurs qui le compose (analyse du spectre) devient la méthode principale pour continuer à affirmer la suprématie de la structuration rationnelle centrée sur les hauteurs. L’idée de grammaire, de langage, de succession d’évènements faisant sens, dans une relation entre fond et forme, restent des représentations dominantes dans la pensée de la musique contemporaine, même lorsque la sonorité en tant que telle devient un objet au centre des préoccupations des structures compositionnelles.

Dans le cas d’une musique basée sur la complexité syntaxique, l’accent est mis sur l’unité de relation entre des éléments discrets qui se succèdent pour former un discours musical signifiant, les aspects instables du timbre doivent être mis entre parenthèses au profit de cette unité. Dans le cas d’une musique prenant en compte l’instabilité complexe du timbre, les éléments syntaxiques doivent au contraire être réduits à des choses très simples. Plus l’accent est mis sur une syntaxe, moins le timbre doit venir gêner la perception du discours ; plus l’accent est mis sur la sonorité, moins la syntaxe doit venir s’imposer comme principe directeur ; bien sûr, on peut penser que toute musique se situera entre ces deux pôles. On retrouve là les éléments de la querelle entre Rousseau et Rameau au sujet du mélodique et de l’harmonique, sauf que la mélodie est pour Rousseau du côté de la simple nature et que l’harmonie chez Rameau est un moyen de développer un langage (une grammaire) d’affects6. Dans les musiques basées sur le principe de cycle, une même succession syntaxique se répétant indéfiniment, l’intérêt de l’oreille se déplace vers des éléments qui vont dans le sens de la complexité du timbre, ornementations, inflexions différentes, manières différentes de dire la même chose, tournures instrumentales ou vocales. Dans les musiques basées sur des phrases et une évolution constante des éléments, l’oreille fonctionne sur le plaisir du parcours : où va-t-on nous mener ? L’oreille anticipe la suite des évènements et la compréhension du discours va dépendre du fait que cette anticipation soit en partie réalisée et en partie déniée dans des éléments de surprise qui rendent vivant le propos.

Prenons un exemple : le carillon d’une église, qui dans les temps anciens servait de moyen important de communication d’informations et qui continue de le faire quelque peu aujourd’hui. Lorsque le carillon sonne « à toute volée », l’oreille ne se préoccupe pas de la succession des hauteurs dans le temps, elle entend un objet sonore qui fait « carillon » : « Tiens, des cloches ! »7. Lorsque sonne le glas, la périodicité lente d’une seule cloche grave ne frappe l’oreille que pour quelques secondes : « Tiens, le glas ! ». Puis l’oreille peut entendre la cloche en tant que telle puisque le niveau syntaxique reste indifférencié « Tiens, quelle cloche admirable ! ». Lorsque le carillon se met à jouer une mélodie connue ou structurée de manière familière, l’oreille est attirée vers la reconnaissance de cette mélodie, la sonorité des cloches ne devenant que le support secondaire de cette mélodie : « Tiens, je connais cet air ! »8.

Makis Solomos, à la fin de son ouvrage De la musique au son, note cette polarisation de la perception entre timbre et syntaxe :

Deux moments de notre histoire, qui en représentent les pôles opposés en attestent. Le premier se centre sur le son pour mettre en valeur l’écoute. Le son y est souvent matière, nature et il s’agit de lui permettre de se déployer librement afin que nous (re)découvrions cette faculté que la musique a tendance à délaisser : apprendre à écouter, à analyser les détails infimes d’un son, voilà l’un des aboutissements de ce recentrement sur le son. Quant à l’autre aboutissement, il réside dans le moment où l’on parle de son pour désigner des entités construites, fabriquées selon un projet compositionnel : l’œuvre musicale, dans sa totalité – du micro- au macrotemps – y est totalement articulée. Qu’y a-t-il de plus propre à l’art (des sons) que d’un côté, l’écoute et, de l’autre, l’articulation ? (Solomos 2013, p. 495)

Pour être comprise, cette citation doit être reliée à deux questions que soulève Makis Solomos : premièrement, la présentation d’un catalogue de sons pur et simple pourrait signaler une dégradation complète de la notion d’art pour le réduire à une pratique quotidienne dépourvue d’enjeux réels, incapable d’exprimer des valeurs esthétiques et d’élever la production créative au-dessus de l’ordinaire. Deuxièmement, la fixation des sons par l’enregistrement crée la possibilité d’une réification du son et sa réduction à un objet marchand, phénomène déjà noté par Adorno dans sa dénonciation du « caractère fétichiste » de la musique lorsqu’elle est fixée par les moyens des technologies de la reproduction. Nous reviendrons sur ces questions dans la section suivante.

Il faut reconnaître que cette rationalisation de la perception en deux axes distincts (grammaire de succession de hauteurs, affirmation de la sonorité) atteint pourtant très vite ses limites. Le timbre n’est pas un élément brut, en-soi, il dépend d’une part du contexte dans lequel il s’inscrit et, d’autre part, d’éléments syntaxiques – articulations, rythmes, figures, motifs, accentuations, modulations, nuances – pour être perçu comme sonorité en comparaison avec d’autres. Ces deux conditions de perception déterminent le fait que, de toute manière, les sonorités sont toujours comparées à d’autres. La syntaxe des successions de hauteurs, devient sonorité brute, dès que l’oreille n’est plus capable de suivre les éléments du discours, pour les anticiper. Ainsi, l’utilisation de séries dodécaphoniques, organisant pour chaque instance une certaine relation particulière entre les hauteurs, sera perçue comme timbre général (on pourra dire alors « grisaille » de timbre !) jusqu’au moment où l’oreille aura pu par la répétition s’adapter aux conditions de la nouvelle syntaxe. Impossible dans ces conditions de se reposer sur une logique unique des rapports entre hauteurs et globalité du timbre dans leurs inscriptions dans le temps. Il n’en reste pas moins que d’une façon générale, le phénomène de perception tend soit à se concentrer vers les successions d’éléments ayant une ressemblance de timbre, soit vers des sonorités qui se différencient (Klangfarbenmelodie).

1.5 Le concept de la « note »

Ce qui est noté, les contours de hauteurs et leur distribution dans le temps, compte comme base incontournable de la perception et dicte des modes de perception très difficiles à modifier. L’organisation de l’espace de la carte d’état-major, la sinuosité des chemins, des cours d’eau, des lignes, des limites ou frontières (de ce qui se développe dans l’espace topographique) et des courbes de niveaux imposent chez les usagers une rationalité particulière de l’espace qui les entoure. Le reste demeure secondaire par son caractère anecdotique : des signes décrivant des points remarquables, monuments, sources, maisons, etc. ; des couleurs pour caractériser les routes, la végétation, les eaux stagnantes ou non, etc. ; des textes servant à nommer les lieux. Ces signes secondaires représentent des éléments qui peuvent changer dans un temps relativement court (ils peuvent disparaître et de nouveaux éléments peuvent apparaître) alors que l’espace représenté par la carte reste immuable. On retrouve là ce qui correspond dans la partition aux accentuations, nuances, indications instrumentales et textes subjectifs, ils restent imprécis par rapport à l’espace immuable de la carte des hauteurs et des durées.

Le concept de note correspond-t-il à une réalité des perceptions acoustiques en tant qu’unité première de toute musique ? Cela paraît à première vue un fait établi sans aucun doute possible. La perception de l’oreille humaine s’attache à des successions de petites unités de durées qui n’excèdent pas la capacité du souffle, et qui sont assez longues pour que soit perçu un minimum de substance sonore. Cette durée minimum de la note correspond la plupart du temps à la possibilité de percevoir une hauteur. Mais la note notée sur du papier n’a-t-elle pas acquis une autonomie dans la séparation du signe par rapport à ce qui est représenté ? La note écrite de la musique savante occidentale, pour être notationnelle, comme l’exige Nelson Goodman (2005), et avoir ainsi le droit de représenter l’œuvre dans le temps historique, doit avoir obligatoirement une certaine stabilité, un caractère non ambigu. Chaque fois que la note est répétée, elle doit correspondre à la même sonorité. Elle doit pouvoir se distinguer des autres notes selon des principes de clarté et de stabilité. Dans cette tradition, son rôle principal est de représenter une hauteur précise fixée, qui détermine dans la pratique la notion exacte de justesse, de plus en plus contrôlée par des appareils scientifiques. La valeur du faux et du juste ne souffre pas alors de milieu ou de relativité, même si dans la réalité le relativisme est souvent une occurrence inévitable.

Le concept de la note écrite sur partition semble convenir à merveille aux instruments à clavier qui sont devenus le modèle instrumental dominant des pratiques musicales dans l’occident artistique. Ce qui compte c’est l’indication du déclenchement de la note, et ce qui suit cette attaque reste non spécifié comme résonance. L’idéal des instruments à clavier, c’est qu’ils puissent offrir une sonorité homogène sur toute l’étendue de leur gamme de hauteurs, sur plusieurs octaves. On retrouve cet idéal dans l’utilisation des autres instruments : ceux qui ont la capacité de soutenir le son après l’attaque (les cordes, les vents) vont plutôt être utilisés dans le sens d’une homogénéité à la fois dans les tessitures et dans la stabilisation standardisée de leur enveloppe. Si des modifications peuvent être apportées dans le cours du soutien sonore après l’attaque, il s’agit d’une façon générale d’évolutions linéaires ou régulières (crescendo, decrescendo, vibrato peu exagéré et régulier, legato entre les notes). Les compositeurs qui depuis les années 1950 ont tenté de sortir de cet idéal en s’intéressant à ce qui se passe à l’intérieur même d’une note ont été obligés de recourir à des moyens de représentation qui entraient avec difficulté dans le système de notation centré sur la note. La conception tacite de la note chez les musiciens qui sont formés à sa lecture et à sa réalisation instantanée, c’est que la note n’existe que dans une représentation d’une sonorité figée, qui au delà de ses spécifications de hauteur, de durée et d’intensité, n’évolue pas dans le temps de sa réalisation.

La note devient l’objet sacré auquel les apprentis musiciens doivent, dès la première minute de musique, absolument se confronter. Que la note n’ait alors aucun sens par rapport aux autres notes semble être d’une importance très secondaire au fait de la reconnaître à vue et à l’oreille, de la produire en chantant ou en la jouant sur un instrument, de manière individuelle (note par note) ou dans les formules types des exercices « de base », musiques embryonnaires mais pas encore pleinement constituées.

C’est cette situation — fortement amplifiée — de stagnation et d’inertie que dénonce le sociologue Howard Becker. Les institutions de la musique « classique » occidentale imposent à tous un « packaging » dont il est fort difficile de se défaire, ou même de le faire évoluer :

Bref, la façon de faire de la musique est ce que les sociologues de la science ont fini par nommer, de façon peut-être assez peu originale, un « lot » (package). Chaque élément du lot présuppose l’existence de tous les autres. Ils sont tous reliés, de telle sorte que lorsqu’on en choisit un, il est extrêmement aisé de prendre tout ce qui vient avec, et extrêmement difficile de procéder à la moindre substitution. C’est le lot qui exerce son hégémonie et qui contient la force d’inertie, si tant est qu’on puisse attribuer cette qualité à une pareille création conceptuelle. (…) Ce lot qu’est la musique de concert inclut un ensemble d’organismes de formation. Les écoles de musique professionnelles produisent des musiciens qui peuvent satisfaire à toutes les exigences des autres composantes du lot : études rapides avec une virtuosité permettant de s’adapter à toute une palette de chefs d’orchestre. (Becker 1999, p. 64-66)9

Dans ces conditions, les musiciens – et ils sont très nombreux – qui pour une raison ou pour une autre ne travaillent pas à l’intérieur du système ou du « lot » (musiques non basées sur le système de notation occidental, accords différents des instruments, organisation sociale de la musique différente, rapports hybrides avec d’autres arts…) ont de grandes difficultés de par le monde à s’intégrer dans les institutions d’enseignement. Soit ils acceptent des règles qui vont profondément modifier les conditions mêmes de la pratique de leur art, soit ils préfèreront rester en dehors des institutions (ou en créant leurs propres institutions séparées) dans la marge de la société musicale officielle. La rencontre effective et réciproque des pratiques qui différencient leur production de timbre par des dispositifs, des procédures, des relations, des lutheries, des manières de transmettre différentes n’est que trop rare dans notre société pourtant réputée pour la diffusion électronique infinie de musiques historiques et géographiques différentes.

1.6 Détour par les technologies électroniques

Existe-t-il un danger, dans le cadre des technologies électroniques liées au son, d’une manipulation des individus par le truchement d’une industrie culturelle très puissante à l’échelle mondiale ? C’est une question souvent soulevée dans les milieux de l’art contemporain. Qu’en est-il ? Deux éléments semblent entrer principalement dans le jeu des controverses actuelles. D’une part la capacité de reproduire à l’identique les sonorités stockées dans les mémoires tend à figer le timbre dans des objets stéréotypés. D’autre part les sonorités stockées peuvent être aisément piratées pour être réutilisées dans des contextes complètement différents de ceux liés aux intentions exprimées lors de leurs productions initiales.

Adorno – qui a énergiquement défendu l’écoute structurelle, celle qui est capable de mettre en relation le détail de la production sonore, la grammaire locale, avec la forme entière de l’œuvre, le discours musical global – s’est attaqué à la tendance des techniques de reproduction sonore à réifier les figures musicales. Dans un article très prospectif pour son époque (1934), « Die Form der Schallplatte » (La forme du disque) (Adorno 1984, p. 530-534)10, Adorno traite de cet objet capable de produire le son – le disque – de porter en son sein le déroulement de n’importe quelle succession sonore dans les timbres mêmes des instruments ou voix d’origine. Pour la première fois, les sons sont susceptibles d’être incarnés dans un objet qu’on peut emporter  et écouter dans le quotidien de son chez-soi. La musique, art temporel évanescent, se solidifie dans la cire des sillons mêmes de cette surface « plate » pas beaucoup plus grande qu’un livre. Pour Adorno, le disque ne révèle rien de beaucoup plus que l’aspect énigmatique de ces sillons menant au néant du centre formé par l’étiquette ronde du titre : « Des lignes courbes le parcourent, une écriture finement ondulée tout à fait illisible » (idem). Cette écriture est bien différente de celle qui permet aux musiciens de faire de la musique. La notion d’écriture n’est ici pas évidente dans la mesure où s’il n’y a pas de lisibilité elle ne servirait à rien. Peter Szendy, citant le même texte d’Adorno souligne que « les sillons du disque ne rendent plus raison (comme le fait la notation solfégique) de ce que l’on entend » (Szendy 2001, p. 100). Pour lui, en tant que langage-machine, il s’agit d’une « écriture trop idiomatique – c’est-à-dire, selon l’étymologie, trop idiote » (idem). Pourtant, s’inspirant de la pratique des DJs, Szendy propose la notion de « l’écoute au bout des doigts » (p. 164). Mais cette pratique ne constitue pas pour autant une « lecture », parce qu’elle est gouvernée par les oreilles et non les yeux, « c’est une opération auriculaire ». Si les sillons du disque ne sont ni écriture, ni lecture, ils n’en impliquent pas moins de nouvelles pratiques qui modifient considérablement les conditions de la perception auditive. Et par extension les conditions de la production musicale. Il faut rappeler ici que plus on essaie de représenter le timbre dans toute sa complexité, plus on sera obligé de remplir la partition de signes au point de la rendre de moins en moins lisible. La représentation de l’onde sonore, que Adorno appelle écriture dans le contexte du disque, est l’ultime représentation du timbre dans son exactitude la plus complète possible.

Notons au passage, que l’idéal de l’écoute musicale dans les institutions d’enseignement de la musique reste, dans le cursus classique, très centré sur la perception d’objets dont la reconnaissance des hauteurs et durées prime fortement sur celle de la couleur sonore, limitée elle à la reconnaissance des instruments ou du style des œuvres. Pour que l’exercice scolaire ne soit pas trop difficile, les sons doivent perdre beaucoup de leur complexité. S’agit-il ici d’une nécessité éducative ou d’une manipulation des oreilles ?

Pour revenir aux propos d’Adorno, la sonorité, dans son incarnation dans les sillons du disque, devient écriture en tant que telle :

Qui a reconnu la contrainte toujours grandissante qu’exercent depuis les cinquante dernières années la notation et l’aspect graphique de la page musicale sur les compositeurs (l’expression péjorative « musique de papier » la dénonce énergiquement), ne s’étonnera pas de voir se produire un jour une transformation telle que la musique, autrefois déterminée par l’écriture, devienne soudainement elle-même écriture : au prix de son immédiateté, mais avec l’espoir que fixée de la sorte elle sera lisible en tant que « dernier langage de l’humanité entière après la construction de la Tour », un langage dont les énoncés à la fois précis et énigmatiques habitent chaque « phrase ». Si les notes autrefois en étaient encore les signes, ce langage en utilisant les circonvolutions de l’aiguille se rapproche de façon décisive de son véritable caractère d’écriture.  De façon décisive parce que, en s’abandonnant à sa nature de signe, cette écriture est identifiable en tant que langage authentique : liée indissociablement à la sonorité propre à ce sillon et à nul autre. (Adorno 1984, p. 279-280)11

Adorno s’inspire ici d’un passage de L’origine du drame tragique allemand de Walter Benjamin se posant des questions sur les rapports de la musique au langage. Benjamin, lui-même, s’inspire dans ce passage des travaux de Johann Wilhelm Ritter, un physicien et chimiste allemand (1776-1810) ayant fait des expériences sur les figures de Chladni, produites par la répartition du sable sur des membranes ou plaques en vibration. Pour Ritter, ces figures créent la possibilité d’envisager une forme d’écriture directement liée au son et inséparable de sa manifestation : « Chaque figure sonore est une figure électrique, et chaque figure électrique est une figure sonore »12 (Ritter, cité dans Benjamin 2009, p. 214). Pour Walter Benjamin, la « divination » de Ritter ouvre la voie à une série de questions (sans réponses) : un rapprochement serait possible entre l’oralité et l’écriture, la musique pourrait être vue comme une écriture archaïque (après Babel) antithétique au langage signifiant, et le langage écrit se serait alors développé à partir de la musique plutôt qu’à partir des sonorités de la parole.

Adorno reprend cette idée d’une écriture archaïque équivalente à la musique elle-même pour décrire l’écriture des sillons du disque comme capable de garder en mémoire le jeu éphémère des sons, mais non pas comme un support capable de générer de lui-même des œuvres spécialement conçues pour lui. Il ne peut anticiper en 1934 sur les développements des musiques électroacoustiques sur bande et bien sûr encore moins sur la numérisation et la dématérialisation des technologies sonores. Pour lui, aller au-delà de la préservation de ce qui est joué de manière vivante au concert, serait tomber dans ce qu’il va dénoncer dans un article qui va suivre : la fétichisation des sons dans des objets marchands et leurs contrôles par l’industrie culturelle (Adorno 1988, p. 138-167). Il n’envisage pas non plus que ce nouveau type de support puisse être un outil remarquable pour les musiques de traditions orales, et notamment pour le jazz (déjà beaucoup influencé par les formes écrites sur du papier) qui va pouvoir se développer de manière singulière selon les mêmes contours que les musiques européennes d’avant-garde (voir à ce sujet les travaux de George Lewis 2004a, 2004b, 2008, notamment ceux qui retracent l’histoire de l’A.A.C.M. de Chicago).

Qu’implique en effet pour le jazz, une pratique qui mélange oralité et écriture, la référence majeure de l’enregistrement sur disque, parallèlement à une représentation sur partition volontairement peu précise (grilles et pratiques d’interprétation des signes à partir d’une tradition) ? Comment s’inscrit dans ce type de pratique le principe de l’imitation et par là, en conséquence, de l’expression de différenciations et de divergences dans les sonorités ? Il n’est pas tout à fait dans mes compétences de répondre à ces questions. Il me semble pourtant que l’enregistrement des sons comme support à une pratique implique, en faisant abstraction d’autres éléments tels que la transmission d’une tradition et les gestes visuels, dans le cas de l’imitation, l’impossibilité d’y parvenir complètement. L’écriture sur partition par sa précision sur des paramètres particuliers, peut être précisément mesurée en terme de réalisation réussie ou non des signes dans le domaine sonore, laissant par ailleurs une marge de liberté dans l’interprétation. Le rôle d’assignation à faire des actions spécifiques de la notation, et non pas seulement d’être un moyen de consignation d’évènements, n’est viable que s’il existe des contrôles débouchant sur une évaluation. La globalité de l’objet sonore enregistré, tout en restant un modèle fort pour une pratique donnée, ne permet pas d’accéder par ce seul support à l’authenticité du modèle, ce qui constitue un avantage pour ceux qui considèrent que la répétition imitative des sons, par son académisme, est contraire à l’idéal de créativité. Seul l’échantillonnage électronique permet la répétition exacte et immuable, avec une tendance à réifier la tradition, et par là en quelque sorte à la tuer. Pourtant, pour Derek Bailey, le jazz des années 1980 souffre beaucoup, grâce à la combinaison de plusieurs supports (enregistrements, Real Book, enseignements, méthodes, contacts directs avec des maîtres, etc.), de n’être plus qu’une imitation servile, jusque dans les figures mélodico-harmoniques de l’improvisation, de ce qui avait été dans l’histoire une émancipation politique et artistique des formes traditionnelles (Bailey 1999). Cette importante parenthèse permet de continuer le fil de la pensée.

Cette conception formulée par Adorno de l’écriture totale et illisible de la reproduction de l’onde sonore par des supports analogiques (qui a pris un essor particulier par la suite dans le numérique) a-t-elle vraiment été reprise par la suite par les théoriciens et historiens de la musique, en vue d’une réflexion qui irait au-delà du caractère tautologique de cette observation ? C’est-à-dire a-t-on vraiment posé le problème en termes de ce que les technologies impliquent par rapport aux pratiques musicales et non pas exclusivement par rapport au progrès de la science ? Deux pistes me paraissent importantes à explorer liées au caractère à la fois hyper-oral et hyper-écrit des sociétés contemporaines :

  • Le caractère total de l’écriture de l’onde sonore empêche son utilisation par une seule personne. Pour « écrire » l’onde sonore, il faudrait tout écrire. C’est très différent de la notation musicale, qui est facile à manipuler parce qu’elle ne représente qu’une partie spécialisée du son. Mais personne ne peut « tout » écrire seul, il faut être plusieurs pour le faire.
  • L’écriture de la totalité de l’onde sonore doit réunir plusieurs personnes provenant de différents champs de spécialisation, cela ne peut être confiné à des musiciens dont le rôle social est déjà fixé. Cela ouvre le champ de la collaboration multidisciplinaire.
  • Le caractère illisible de cette écriture énigmatique la rend inapte à contrôler ce que vont faire les interprètes, ni ce que les auditeurs vont percevoir. Etant sonorité et visualité en simultané, elle est source d’une multiplicité de perceptions possibles et donc d’interprétations.

L’écriture totale de l’onde, et donc du son, du timbre, hésite fortement entre être presque orale dans son immédiateté et de ne l’être pas tout à fait car elle est complètement fixée. Elle hésite entre d’une part cette forme assez étrange d’oralité et d’autre part une forme glorifiant l’écriture visuelle réifiée dans des objets transportables qui peuvent se répéter autant de fois qu’on le désire. Le visuel qui déjà dominait la pratique de la musique à travers les partitions, gagne définitivement sa bataille avec la mise en mémoire électronique des traditions, interdisant ainsi leur répétition, assurant leur muséification définitive ; le visuel permet une approche scientifique de l’acoustique et de la psycho-acoustique, achevant ainsi le lent processus occidental vers une certaine rationalité ; et il sécularise le timbre dans une pléthore de stéréotypes. Mais le visuel en gagnant, perd aussi sa bataille au profit de la mise en avant du monde irrationnel du sonore dans l’exposition totale de toutes ses particules, dans l’explosion phénoménale de sa très grande complexité (François 1992).

Pour prendre au sérieux la notion que, comme le dit Adorno, la musique se matérialise en écriture dans l’objet du disque décrivant l’onde sonore, deux phénomènes simultanés doivent être pris en compte. Premièrement, les sonorités enregistrées sont à prendre ou à laisser, elles ne laissent aucun espace ni du côté de l’écriture, ni du côté du son qui permettrait une approche traditionnelle de l’interprétation (une herméneutique) ; la réalité sonore de cette écriture ne peut pas donner lieu à une spéculation sur ce qu’elle pourrait vouloir dire, elle ne peut pas être niée : ainsi en est l’objet. Mais, deuxièmement, cette écriture reste entachée de cette malédiction de la « différance » (temporelle et référentielle) et de la représentation mimétique : elle n’accède pas à l’exactitude vivante du modèle qu’elle enregistre, aussi haute que puisse être la fidélité, il y a toujours un reste qui ne peut être pris en compte. L’onde sonore enregistrée dans les mémoires électroniques reste toujours une simplification (très relative évidemment) de la réalité des timbres.

En 1988, j’ai tenté de définir le « timbre du déclenchement » : il s’agit des sons qui peuvent être extraits des mémoires électroniques dans le format d’une répétition immuable d’une onde sonore donnée (notamment dans le cas de l’échantillonnage) :

Le timbre du déclenchement implique qu’un exécutant pousse un bouton, et une machine produit pour lui, à sa place, la sonorité d’une manière automatique et immuablement figée. L’exécutant ne peut plus influencer la qualité du son après l’avoir déclenché. (François, 1987-88, p. 205-208).

En tentant de ne pas se laisser aller à des considérations morales ou de préférences esthétiques, on peut envisager plusieurs niveaux liés à la perception des timbres fixés dans des mémoires et qui peuvent se répéter de manière exacte :

  1. En premier lieu, il faut considérer les sons stockés dans des mémoires électroniques qui sont utilisés comme signaux de la vie quotidienne, très souvent dans des structures très répétitives : les camions qui reculent, les cloches d’église, les signaux dans les gare qui annoncent qu’une annonce va être délivrée, les sonneries de téléphone, etc. Ils jouent parfaitement leurs rôles de signaler aux oreilles quelque chose, mais leur répétition constante peut devenir assez rapidement désagréable, voire insupportable. Lorsqu’ils sont maintenus sur une longue période de temps, nous avons tendance à les effacer de notre attention. Les voix (GPS, gares, répondeurs de téléphone, etc.) préenregistrées peuvent être d’une sensualité très aguichante, il n’en reste pas moins que leur répétition exacte devient très vite artificielle, puis lassante, puis énervante, puis comique, puis insupportable.
  2. Les sons électroniques qui, dans une musique donnée, se répètent immuablement dans leurs enveloppes chaque fois qu’ils sont convoqués par la pression sur une touche, un bouton, une commande ou autres moyens de les déclencher (pianos électroniques, synthétiseurs, boîtes à rythme, échantillons dans des mémoires d’ordinateur, etc.). En général, on classifie ce type de situation sous le nom d’échantillonnage. Ces sons sont le plus souvent utilisés dans des configurations qui reproduisent le concept d’un instrument de musique basé sur une gamme de hauteurs ou d’objets sonores discrets.
  3. Des œuvres musicales ou des séquences sonores complexes fixées sur des supports électroniques (enregistrements de musique vivante). Il s’agit surtout de pouvoir faire référence de manière assez exacte à des évènements particuliers du passé : le caractère suranné de ces événement datés permet à la fois de retrouver l’atmosphère d’une époque, mais exige aussi que le temps présent se différencie (même de façon minime) au passé, phénomène qu’on avait déjà par rapport aux partitions, mais qui va dans ce cas s’appliquer aux timbres. La succession assez rapide de modes ou d’interprétations différentes est la condition d’existence de cette mise en mémoire de ces moments vécus au départ comme une expérience, et qui deviennent à l’enregistrement un objet qui peut être échangé, vendu, ou ignoré par le grand nombre.
  4. Des œuvres musicales composées spécifiquement pour n’exister que sur les supports électroniques (compositions électroacoustiques, art numérique), qui peuvent exister en conjonction avec d’autres domaines artistiques (vidéos, films, installations, danse, etc.), ou bien des enregistrements de musique vivante en vue de produire un objet artistique spécifique au support (l’art du studio d’enregistrement) (voir Ribac 2005).

L’appréhension de toutes ces situations par des auditeurs va énormément varier selon les contextes : il est difficile de déterminer les cas où la fixité des timbres crée la lassitude des oreilles, ou bien les cas où les oreilles sont manipulées ou déformées par l’environnement de ces sonorité au point d’être aliénées ou dépendantes. On y reviendra ci-dessous.

Le fait que le son soit déclenché par une action et qu’il se poursuivre ensuite sans intervention humaine n’est pas limité aux mémoires électroniques. Plusieurs situations graduées peuvent être envisagées. Dans le cas du carillon décrit ci-dessus, on peut distinguer quatre possibilités :

  1. Le battant de la cloche est actionné directement par une personne (comme dans le cas du percussionniste), c’est une solution trop coûteuse et acoustiquement difficile pour les oreilles de celle qui actionne le battant. Mais elle garantit un contrôle sur chaque impact pris séparément et va par là influencer le comportement de l’enveloppe de la cloche13. Elle permet en outre d’envisager une diversification du battant dans ses dimensions et sa matière. La place d’impact sur la cloche peut aussi être variée.
  2. La cloche est actionnée par une corde, permettant à la personne qui la manipule de se placer au rez-de-chaussée, loin de la puissance acoustique de la cloche. Le contrôle sur le son est moins subtil, mais garantit encore que chaque coup de cloche n’est pas la répétition exacte du précédent.
  3. Le battant est actionné par un mécanisme qui se déclenche automatiquement sans l’aide d’une personne. Celui ou celle qui manipule la cloche en est réduit à régler correctement le mécanisme. Les coups du battant sont tous identiques, mais restent identifiés comme matière acoustique provenant d’une cloche réelle.
  4. La cloche et le battant n’existent plus, ils sont remplacés par un échantillonnage électronique amplifié et envoyé dans un haut-parleur. Chaque coup est absolument identique et l’oreille, par cette répétition, identifie facilement qu’on a affaire à une cloche virtuelle.

Dans cette graduation allant du réel au virtuel et du contrôle sur la production sonore au son complètement préfabriqué, on reproduit là l’histoire d’une domestication progressive du timbre en vue de le neutraliser. Entre en compte dans cette histoire la question de la séparation des rôles entre individus, celle des fonctions spécialisées assumées par chacun et celle des rapports entre la matière et ceux qui la font sonner. Dans le premier cas le praticien est le constructeur de la sonorité à partir d’une matière donnée (la cloche construite par une autre personne spécialisée). Dans le deuxième cas la technique de production doit être plus raffinée à cause de la distance entre l’objet et son déclenchement, afin de pallier la perte de contrôle par rapport à la production directe. Dans le troisième cas une standardisation du battant et de la place d’impact est nécessaire, le timbre est maîtrisé ; cette configuration permet à un musicien d’actionner un jeu de cloches à partir d’un clavier et de jouer des pièces de musique avec des objets qui jusqu’alors n’étaient utilisés qu’en vue d’une signalisation sonore d’évènements n’ayant rien à voir avec la musique. Dans le quatrième cas le constructeur de cloche et le sonneur disparaissent au profit de forces inconnues qui libèrent la production sonore d’une organisation particulière du travail et libèrent la sonorité de cloche d’une spécialisation dans le domaine de la signalisation religieuse autant que dans d’autres domaines (dont la musique). Ainsi se réalise le rêve moderne d’un contrôle total sur la matière, mais dans le même temps ce qui est atteint n’est  que l’artefact du timbre dynamique, celui qui se développe dans la complexité du vivant.

Le timbre du déclenchement, ou plus exactement celui qui est totalement prédéterminé avant qu’il soit déclenché, peut se présenter dans n’importe quelle temporalité. Il peut concerner des échantillons très courts comme dans le cas des claviers électroniques ou synthétiseurs, ou bien des morceaux entiers comme dans le cas des enregistrements d’œuvres musicales stockées sur des disques. Ce n’est pas la nature de la sonorité qui détermine le timbre du déclenchement (sons naturels, sons instrumentaux ou électroniques), mais le fait que l’onde sonore complexe décrite dans une mémoire est lue toujours de la même manière. On peut changer les contextes dans lesquels apparaissent les timbres figés du déclenchement, ou bien les conditions acoustiques de leur diffusion, mais nullement l’ordre immuable de leur mémoire, sauf si on a les moyens de les recomposer, de les réélaborer, dans le cours même de leur déroulement.

Le timbre du déclenchement opère sur les auditeurs de manière ambivalente : la répétition exacte d’un univers sonore permet de revisiter un passé plus ou moins lointain, d’en goûter encore l’atmosphère particulière et les technologies qui lui sont attachées (le retour au vinyle s’explique ainsi, tout au moins en partie). Tout changement de timbre viendrait détruire ces retrouvailles. Le timbre du déclenchement réifie le son et encourage fortement une perception portant sur les objets sonores globaux plutôt que sur leur déroulement différencié dans le temps. Cette réification crée les conditions de la fétichisation des sons, qui deviennent des clichés, des stéréotypes qui, s’ils se répètent immédiatement ou s’ils ne sont pas noyés dans une complexité, deviennent difficiles à supporter par ceux qui les écoutent au quotidien ou plus probablement sont effacés de leur conscience.

Un autre aspect de la fixation exacte des sonorités concerne de manière ambivalente la question de l’identité collective. Les sonorités dans leur reproduction deviennent des sortes de drapeaux capables de rallier ceux qui s’en réclament par rapport à une identité particulière. Toute modification de timbre en annulerait l’effet d’authenticité et, comme dans le cas des accents étrangers dans la bouche des interlocuteurs, en dénoterait immédiatement la fausseté, le défaut d’origine. La multiplicité des sonorités et leur accès fortement facilité par les médias, contribuent d’une part à morceler les identités dans des groupuscules, et d’autre part à encourager la manufacture quotidienne de nouvelles identités qui ne durent que ce qu’il faut pour marquer un territoire particulier. L’exactitude du son permet la reconnaissance d’appartenance, et aussi l’intolérance vis-à-vis de toutes les autres formes de manifestation sonore. Ou bien, dans cette même idée, elle permet l’expression de la tolérance méprisante vis-à-vis des sonorités des autres (« c’est de la musique commerciale », ou bien « c’est de la musique d’intellos »…). La relative simplicité ou complexité des sons ne joue aucun rôle dans cette affaire identitaire. Mais les manifestations des différentes variétés d’intégrismes identitaires produisent aussi, à l’intérieur même des mêmes identités, des pratiques qui viennent modifier dans un sens dynamique la fixité des timbres, soit dans des démarches de récupérations des sons pour en modifier les conditions d’utilisation, soit pour conceptualiser des structures sonores alternatives. Les frontières entre les sons figés et les sons dynamiques sont minces, mais elles sont évidemment essentielles. Chaque identité produit son « underground » alternatif qui la modifie ou la remet en question.

La notion de timbre dynamique n’est pas liée à un refus de la répétition, ni dans son caractère de succession immédiate des sons, ni dans son rapport à une tradition qui se réinvente continuellement. Le timbre dynamique accède à la mémoire, qu’elle soit électronique ou dans le cerveau des humains, pour la modifier dans des actions en temps réel qui vont influencer le déroulement interne des sonorités. Il n’y a pas la nécessité d’un répertoire de timbre très étendu, mais il convient plutôt de se soucier de la non répétition absolument littérale, ouvrant la voie à des variations infinies de timbre. Le timbre dynamique prend au sérieux l’effacement des mémoires pour les réinventer à travers des processus qui confrontent le producteur au matériau. C’est là que se manifeste la complexité du timbre, non dans l’élaboration constante de nouveaux sons14.

Deuxième partie : Poly-tiques des pratiques du timbre

2.1 Adorno versus Benjamin

La question du timbre figé dans une mémoire immuable nous fait revenir à la pensée d’Adorno. En 1938, il souligne la relation entre la fétichisation des sons par des moyens de reproduction technologique et la régression de l’écoute qui, selon lui, en est le résultat direct. Le son enregistré pour un usage commercial devient un pur signal et l’auditeur n’a plus rien d’autre à faire que d’en identifier l’origine : « Le simple fait de connaître ce succès [commercial à la mode] se substitue à la valeur qu’on lui attribue : l’aimer signifie tout bonnement le reconnaître. » (Adorno 1988, p. 139) Cela implique une écoute peu attentive au contenu proprement musical.  Surtout, cette écoute est tournée exclusivement vers l’attrait sensuel de l’objet sonore local et non plus sur une dialectique structurelle de l’œuvre entière mettant en relation le détail à la forme globale :

Le plaisir du moment et la diversité superficielle deviennent des prétextes pour priver l’auditeur de penser la totalité, exigence présente chez l’auditeur authentique, et cet auditeur suit la pente de la moindre résistance pour se transformer en client docile. Les moments partiels cessent de fonctionner de manière critique contre la totalité en question ; ils suspendent au contraire la critique qu’exerce la totalité esthétique réussie à l’encontre des failles de la société. L’unité synthétique leur est sacrifiée, mais ils n’en produisent pas d’autre à la place de l’unité réifiée ; ils s’y soumettent au contraire avec complaisance. Les éléments d’attrait sensuel isolés se révèlent inconciliables avec la constitution immanente de l’œuvre d’art et en est victime ce en quoi l’œuvre d’art transcende toujours nécessairement en connaissance. (p. 141)

Pour Adorno, l’imposition des sons par l’industrie culturelle sur les populations est au détriment d’une liberté de choix s’exerçant dans le cadre d’une responsabilité individuelle éclairée. L’écoute en devient atomisée sur la reconnaissance instantanée de courtes séquences de sons qu’il n’est pas nécessaire de relier à d’autres entités et qui peuvent être aussitôt oubliées. L’auditeur peut se laisser aller à une écoute distraite, dans les deux sens du terme de distraction : d’une part ne prêter qu’une oreille peu attentive aux sons proposés, permettant de faire d’autres activités en même temps et, d’autre part, se divertir, ne pas prendre très au sérieux ce qui est proposé à l’écoute. Surtout, la particularité de ce type d’écoute paresseuse est qu’elle tend à refuser tout ce qui peut se présenter comme différent ou ce qui viendrait contester l’univers sonore standardisé15. Adorno ne semble pas prendre assez en compte un phénomène qui est antérieur à l’apparition des techniques de reproduction sonore et qui est lié à l’imprimerie des partitions : la diversification de plus en plus grande des œuvres présentées aux auditeurs, dans une très grande divergence de styles, qu’il s’agisse de différences d’origine historique, géographique, ou bien le produit d’antagonismes entre musiciens vivant à proximité les uns des autres. Quelques notes seulement de Mozart dans une forme enregistrée, suffisent alors à identifier l’objet-Mozart en tant que timbre, comme différent de tous les autres. Pour faire face à cette diversification, l’auditeur n’a peut-être pas d’autre choix que de se tourner vers ce type d’identification de timbre localisé, ce qui n’empêche pas d’avoir une oreille beaucoup plus attentive aux musiques très spécifiques que l’amateur choisit avec passion. En face de la foison de sons, l’auditeur doit hiérarchiser ses écoutes entre distraction et attention soutenue.

Comme l’a bien montré Richard Leppert dans son introduction à la publication de cet article dans le recueil d’essais qu’il a sélectionnés (Adorno 2002), il faut replacer les propos d’Adorno dans le contexte d’un débat épistolaire avec Walter Benjamin. L’article d’Adorno sur la fétichisation des sons répond directement à celui de Benjamin sur la reproduction des œuvres d’art, publié quelques années auparavant (Benjamin 2000, p. 269-316). Benjamin, en effet, concernant le même type de situation de reproduction technologique, mais du côté des arts visuels, notamment de celui du cinéma, avait tenu des propos beaucoup plus optimistes sur une ouverture vers des pratiques culturelles permettant une existence démocratique de l’art à travers une attention beaucoup plus libre aux œuvres. La possibilité d’emporter chez soi les reproductions des œuvres d’art ouvrait des perspectives complètement différentes de celles confinées à la seule contemplation devant l’œuvre authentique et appelait à une nécessaire sécularisation de l’art, à sa désacralisation. Deux pôles influencent plus ou moins la manière de contempler l’art : « l’un de ses accents porte sur la valeur cultuelle de l’œuvre, l’autre sur la valeur d’exposition » (p. 282). Du côté de la valeur cultuelle, l’œuvre ne concerne que des initiés, elle tend à rester secrète, hors de portée de l’œil du commun des mortels. Du côté de la valeur d’exposition, le musée émancipe l’art de cette dépendance aux rituels, il permet aux œuvres en les exposant de s’adresser à tous, mais la contemplation reste du domaine du recueillement respectueux. La reproduction technique, notamment le cinéma, ouvre la voie à la distraction du regard. Le mouvement, le choc des images empêche la fixation du regard et la contemplation. L’œil saisit les images dans leur globalité immédiate, et elles échappent à la réflexion par leur disparition soudaine et leurs métamorphoses continuelles.

L’idée de distraction, en opposition au recueillement, est au centre de la réflexion de Benjamin sur la reproduction des œuvres d’art. Le sens du terme distraction doit être envisagé de manière complexe et ne peut être simplement réduit au sens de divertissement. Répondant à Georges Duhamel qui dénonce le cinéma comme un divertissement ne demandant aucun effort, Benjamin s’insurge sur ce cliché qui lie irrémédiablement d’une part les masses, forcément ignorantes, à la paresse et d’autre part les connaisseurs d’art au recueillement. Il envisage de nouveaux rapports entre distraction et recueillement à la lumière des changements qu’apportent les technologies de la reproduction :

L’opposition entre distraction et recueillement peut encore se traduire de la façon suivante : celui qui se recueille devant une œuvre d’art s’y abîme ; il y pénètre comme ce peintre chinois dont la légende raconte que, contemplant son tableau achevé, il y disparut. Au contraire, la masse distraite recueille l’œuvre d’art en elle. (p. 311)

Il fait alors référence à l’architecture qui, de tout temps, « a été le prototype d’une œuvre d’art perçue de façon à la fois distraite et collective ». L’architecture, en effet, est un exemple très parlant. La totalité de la population n’a pas d’autre choix que d’exister au milieu des édifices qui l’entourent, la contemplation oscille continuellement entre un regard distrait, notamment quand les usages sont liés à d’autres préoccupations, et un regard d’une grande concentration, lorsqu’il y a du temps pour le faire (le tourisme, la flânerie sans but, par exemple…) ou lorsque des circonstances viennent perturber la vie quotidienne (l’ascenseur est cassé, il y a une grève de métro…). La vie au milieu des structures architecturales tient du paysage environnemental, qui se pratique au quotidien – à la fois dans le sens donné par Michel de Certeau d’invention du quotidien et dans le sens d’un exercice répété qui tacitement construit des savoirs. L’architecture mêle en son sein le beau et le laid, les richesses et les pauvretés, les bâtiments anciens dans toutes les couches historiques, dans tous les styles, et les nouvelles constructions futuristes, imitatives de l’ancien ou simplement fonctionnelles. L’architecture, parce qu’elle ne peut pas faire autrement que d’organiser l’espace public pour tous, suscite des conflits violents, mais qui se résorbent souvent en peu de temps par les capacités d’accoutumance des humains à leur environnement, au point que ce qui choquait profondément au début, peut devenir par la suite un objet auquel on tient particulièrement : la masse « recueille l’œuvre d’art en elle ».

Cette focalisation sur le quotidien et sur le regard distrait rejoint aussi les préoccupations du sociologue anglais Richard Hoggart (1957) s’agissant de la réception par les classes populaires des messages véhiculés d’en haut par les médias de communication. Selon Jean-Claude Passeron, Hoggart décrit une attitude ambivalente de la part des usagers des médias, à la fois « accueillante au sensationnalisme » de la société de consommation et sceptique par rapport aux diverses propagandes :

(…) c’est en réalité une attitude qui consiste à « savoir en prendre et en laisser », une forme de réception qui trouve dans un acquiescement peu engagé à l’écoute le moyen de « ne pas s’en laisser conter » par le message, attitude de défense, peut-être plus efficace que la polémique intellectuelle ou l’indignation morale ; attitude paradoxale en tout cas dont j’ai essayé de rendre la subtilité par l’expression d’« attention oblique » ou « distraite ». (Passeron 1993, §19)

Pour Hoggart, si les classes populaires ouvrières (des années 1930-60) peuvent si bien résister aux méfaits de la publicité, des publications commerciales et aux injonctions de la société de consommation, c’est parce qu’elles fonctionnent culturellement surtout de manière orale, avec un accent particulier sur la vie de famille et le lieu d’habitation. Cette tradition joue encore à l’époque de l’écriture du livre Uses of Literacy (Hoggart 1957) un rôle majeur de résistance pour contrebalancer ce que Hoggart perçoit comme danger majeur de manipulation des masses : « une forme néfaste de matérialisme » (p. 292), « le divertissement mis en boîte », et les « mises à disposition empaquetées » (p. 295). Essayer de comprendre ce qu’il en est de cette situation aujourd’hui n’est pas une mince affaire, tant les cultures se sont morcelées16. De nouveau les notions développées par Michel de Certeau (1980) de stratégie, comme imposition d’un ordre provenant d’en haut ou de l’extérieur, et de tactique, comme utilisation de cette imposition instituée à des fins personnelles pour en détourner le sens et résister à la manipulation généralisée, semblent être des outils très utiles pour rendre compte d’un phénomène qui est la marque de notre temps dans toutes les couches de la population.

Dans une analyse du texte de Walter Benjamin, Michael Wood, professeur d’anglais et de littérature comparée à Princeton, affirme que l’idée de distraction ne peut se confiner seulement au manque d’attention. La distraction sème le trouble, lorsque suivant T. S. Eliot on peut être « distrait de la distraction par distraction » (voir le poème « Burnt Norton »). Elle est traversée par des énergies, tentations, parenthèses, digressions, elle touche à ce qui est complètement hors sujet. Comme dans les questionnaires à choix multiple où les réponses fausses paraissent séduisantes dans leur plausibilité, la distraction mène sur des chemins de traverses. Wood interprète l’argumentation de Benjamin comme se situant dans une logique pleine de malice : la distraction n’est pas antinomique au recueillement, à la concentration, mais ne l’est pas assez pour devenir respectable. Le recueillement a des vertus, « mais il a aussi le don étrange de manquer tout ce que la distraction peut trouver » (Wood 2009, ma traduction). La distraction est un vrai lieu d’apprentissage : la réception à travers la distraction, selon Benjamin, « a trouvé dans le cinéma l’instrument qui se prête le mieux à son exercice »(Benjamin 2000, p. 313). Michael Wood conclut la deuxième partie de son article :

L’essentiel n’est pas que nous ayons besoin de nous arrêter de nous concentrer – sur les films ou sur tout autre chose – mais que nous puissions essayer d’entrer en accord (to tune into- de s’accorder) avec notre distraction, d’écouter la séduisante plausibilité de ses messages surtout plutôt désordonnés, sans que la distraction ne devienne pour autant respectable. (Wood 2009, ma traduction)

Ouvrant la voie à des logiques de perception liées à la vie quotidienne et à l’environnement, la distraction chez Benjamin n’a rien à voir avec la régression de l’écoute d’Adorno. Elle annonce plutôt des pratiques assez jouissives, qui ont eu lieu par la suite, liées aux environnements qui nous entourent. En musique, l’utilisation des objets de la vie quotidienne par John Cage pour produire des sons, sa philosophie d’inclusion sans hiérarchie de tous les sons possibles, leur juxtaposition dans des formes arbitraires permettant de se concentrer sur leur matière interne et non sur les relations à d’autres sons, ou bien permettant de se distraire, ou encore permettant d’écouter distraitement sans penser qu’il convient de se pâmer. On pense aussi aux démarches de Murray Schaeffer (et bien d’autres après lui) par rapport à l’environnement sonore. À celles de Pauline Oliveros du Deep Listening (Oliveros 2006, p. 481-2), l’écoute profonde, méditative, menant à des états qui dépassent largement l’idée du recueillement, au point où souvent le sonore semble être un prétexte à d’autres états mentaux (une distraction de l’esprit ?). On pense aussi à toutes ces pratiques qui récupèrent ce que déversent les médias pour en faire autre chose en se les appropriant, dont celle de DJs est un des modèles particulièrement parlant. Ou bien à ces pratiques nomades qui sans cesse retravaillent les mêmes matériaux dans des variations infinies.

Mais les sonorités qui existent dans notre entourage ne sont-elles pas différentes des sollicitations visuelles ? N’y a-t-il pas dans le sonore une manipulation insidieuse qu’il est difficile soit d’ignorer, soit de subir sans révolte ? Adorno reconnaît que la fixation des sons dans l’écriture définitive de l’enregistrement phonographique, qui met l’accent sur le local au détriment des formes complexes, peut susciter un type d’écoute pleine d’attention : « C’est dans l’appréciation des voix par le public, que le fétichisme musical exerce son emprise avec le plus de passion » (Adorno 1988, p. 144). La sensualité vocale est la source d’une fascination, et par là selon lui un envoûtement, un aveuglement de l’oreille. Il met là le doigt sur l’idée que l’explosion du timbre, par des moyens d’amplification qui mettent sur le devant de la scène les particules sonores, la sensualité des sonorités, au détriment de ce qui peut se raconter par ailleurs, a été inaugurée quasi exclusivement par les musiques commerciales. Adorno écrit (on ne sait jamais si c’est pour s’en lamenter) : « Aujourd’hui, on célèbre l’instrument en tant que tel, en dehors de toute fonction ». Ceci sans qu’il y ait besoin d’aptitudes ou de techniques particulières. Mais par le même phénomène de culte fétichisé du son, les sonorités parfaites (« barbarie de la perfectio »17) de l’orchestre dirigé par Toscanini jouant des concerts vivants comme s’il s’agissait d’un disque, viennent aussi faire régresser l’oreille se fermant à la sauvagerie des interprétations qui se risquent à l’imperfection expérimentale et aux musiques incompréhensibles.

Alors, dans cette forêt d’injonctions contradictoires, où se situent les pauvres oreilles de nos contemporains ? Distraites ou recueillies ? Pour Makis Solomos, la centration sur le son (et non sur l’articulation des sons dans un langage) est directement liée à l’écoute intense, à condition qu’il y ait un apprentissage pour redécouvrir son état de « nature », ce que l’articulation (culturelle ?) avait effacé (Solomos 2013, p. 495). Ce programme esthétique séduisant correspond-t-il à la réalité des tactiques de perception des auditeurs ? Il ne peut certainement pas être séparé de mises en conditions dans des pratiques régulières (ateliers par exemple), dans une liaison forte entre fabrication des sons par les participants eux-mêmes et de leur perception par les mêmes. Pour Peter Szendy, « l’écoute plastique » implique une praxis dans laquelle d’autres moyens, d’autres médiations que celle de la simple écoute contemplative, viennent mettre en action « tactile » l’auditeur qui devient ainsi un auteur18 : mots, annotations, lecture de partitions, manipulations d’enregistrements, etc. C’est un développement historique que ni Adorno, ni Benjamin ne pouvaient réellement prévoir : la capacité aujourd’hui qu’ont tous les auditeurs de manipuler les sons enregistrés de manière créative, en utilisant des techniques de leur choix. Voilà qui change la donne de l’écoute des sons qui flottent dans notre environnement saturé, dans un sens de diversification des modes de perception. Ainsi il est devenu absolument impossible d’envisager la perception cognitive dans des logiques linéaires fléchées partant du compositeur compétent et menant à l’auditeur éclairé, en passant par toute une série de médiations bien organisées. L’écoute se déploie aujourd’hui dans une dynamique des contextes dans lesquels toutes les médiations peuvent jouer simultanément des rôles contradictoires et dans lesquels la catastrophe côtoie allègrement le sublime.

2.2 La question de l’ineffable

Ce qui ne peut être représenté par la notation est laissé à la subjectivité de l’interprète, à travers un certain nombre de médiations, qui sont considérées comme faisant partie de la nature de la pratique musicale. Ces médiations semblent aller de soi et en conséquence, elles restent non explicitées et ne faisant pas partie de la réflexion menant à l’interprétation : contrôle des gestes corporels et des postures, par une lente et longue éducation, automatismes des rapports entre les signes et les actions nécessaires pour produire les sons correspondants, reproduction de l’interprétation du maître, éclairages éventuels de la musicologie, mythologie des chefs-d’œuvre, etc.

Pour Latour, cette manière chez les Modernes de laisser à la subjectivité des usagers « tout ce qui reste », par-delà l’objectivité des représentations produites par la science, est la source de la forte dichotomie entre théorie et pratique :

Pour désigner le mont Aiguille réel, invisible, pensable, objectif, substantiel et formel, saisi par la cartographie dont on a gommé la pratique, on a pris l’habitude au XVIIe siècle de parler de ses QUALITES PREMIERES – celles qui ressemblent le plus à la carte. Pour désigner le reste (presque tout, souvenons-nous-en) on parlera de QUALITES SECONDES : celles-ci sont subjectives, vécues, visibles, sensibles, bref secondaires puisqu’elles ont le grave défaut d’être impensables, irréelles et ne pas faire partie de la substance, du fond, c’est-à-dire de la forme même des choses. (Latour 2012, p. 123)

Ainsi, pour revenir à la musique, lorsqu’elle se pratique dans la réalité de la présence sonore, on préfère dire qu’elle procède de l’ineffable et qu’elle ne peut être expliquée. L’interprète est obligé de respecter les notes de la partition, mais ne doit pas le faire de manière solfégique. Pour rendre la musique vivante, pour que la magie opère, l’interprète doit aller au-delà des notes, en les oubliant. Il y a bien d’un côté le formel de la partition et de l’autre le monde inexpliqué du rêve, c’est-à-dire en fait la réalité de l’expérience pratique. Latour parle de bifurcation : le mont Aiguille est dédoublé entre la réalité formelle de la représentation sur la carte et un « ensemble de traits » laissés à l’impensé de ce que les randonneurs peuvent réaliser. C’est le fondement moderne pour Latour : « Cette bifurcation multipliée va rendre infiniment difficile la réconciliation de la philosophie moderne avec le sens commun ; c’est sa genèse qui va nous permettre d’expliquer pour une grande part l’opposition entre théorie et pratique si caractéristique des Modernes ». (p. 124)

Il y a une petite complication concernant la pratique musicale de ceux qui respectent l’ordre formel de la notation sur partition : la subjectivité, l’ineffable, l’inouï, s’inscrivent très vite dans le dur des croyances fixées dans les oreilles. Tout un mimétisme, toute une tradition changeante mais transmise de génération à génération, interdit dans les institutions d’enseignement de s’écarter de chemins balisés par les oreilles, mais sans qu’ils aient besoin d’être explicités. Mozart, selon les canons de ceux qui jugent les musiciens, doit se jouer comme cela et pas autrement. Personne pourtant n’explique pourquoi il faut qu’il en soit ainsi, et pourquoi des interprétations moins respectueuses de cet ordre non-écrit n’auraient pas droit de cité.

2.3 Chaînes de référence, matière et matériau

La sonorité globale, ce que j’ai nommé timbre, dans l’action de sa production réelle et non représentée sur la partition, reste dans sa complexité, d’essence dynamique. Cette dynamique concerne le déroulement temporel local des sons dans leurs aspects les plus micro-soniques et elle affecte plusieurs paramètres à la fois de manière indépendante. La sonorité globale défie fortement les velléités de la maîtriser par des principes canoniques ou des méthodes spécifiques. On ne peut cerner le matériau sonore que par une série infinie de mesures ou d’expérimentations, chacune d’entre elles s’attaquant à un aspect limité du son : l’attaque, le spectre, l’enveloppe temporelle, le bruit, les micro-évènements qui modulent le son, la nature acoustique de l’objet ou instrument qui produit le son, le rapport entre les aspects acoustiques des sons et la perception de ces mêmes sons par l’oreille humaine, le rapport du son et de l’environnement acoustique dans lequel il est produit, la manière par laquelle l’onde sonore se déplace dans l’espace, etc. Chacune de ces mesures ou expérimentations implique pour être comprise des représentations spécifiques et différentes, c’est-à-dire spécialisées de manière scientifique. Ces mesures et expérimentations, ce que Latour appelle les médiations, forment une chaîne de référence qui s’enrichit constamment, mais qui ne peut rendre compte de la sonorité globale dans le temps réel de sa production. Une autre chaîne importante de référence concernant la sonorité est constituée par le développement de techniques concernant la construction des objets ou instruments appelés à produire des sons et l’utilisation efficace de ces objets ou instruments. Et le développement artisanal de ces techniques est lui-même soutenu par des recherches scientifiques concernant les matériaux utilisés dans la lutherie, le comportement des corps des humains dans la manipulation la plus efficace des outils, les conditions psychologiques de l’acte physique, la médecine qui peut aider à cette manipulation, les conditions sociales de la production des sons, l’histoire politique qui les détermine, etc. La théorie de la musique dans ses dimensions des études sur l’harmonie, sur l’instrumentation et sur l’orchestration, contribue aussi à la détermination du timbre. Tout cet appareillage est merveilleux, mais ne saisit toujours pas le son dans sa complexité dynamique globale, il peut au contraire aveugler ceux qui pensent l’avoir saisi. De plus, la multiplicité des disciplines hyper spécialisées rend l’accès à la compréhension d’un phénomène général très difficile à établir.

Selon Bruno Latour, pour accéder à l’appréhension du matériau, il faut bien passer par la minutie de toute une série de médiations qui se sont développées au cours d’une histoire longue et difficile. Le réseau constitué concernant la randonnée dans le Vercors, tous les objets qui la compose pour qu’il puisse exister, des sentiers aux chaussures de marche, l’histoire de la philosophie de la promenade, peuvent mener à l’émotion du randonneur. Mais cela ne produit toujours pas la connaissance du matériau : « Pas de médiation, pas d’accès. Mais ce parcours ne serait pas clarifié non plus – la symétrie est importante – en introduisant la notion de « chose connue » » (Latour 2012, p. 88). La pratique du déchiffrement des notations implique de nombreux allers et retours entre ce qui est représenté et la représentation :

Il est bien vrai qu’au début nous avons devant les yeux, dès que je déplie la carte et la rapporte au paysage – jamais « directement » bien sûr mais par le truchement des balises et de tout le tintouin – une forme de transsubstantiation : les signes inscrits sur le papier imperméable se chargent progressivement – au fur et à mesure que je parcours suffisamment d’allers et de retours – de certaines propriétés du mont Aiguille et permettent de m’en rapprocher. Pas de toutes (…) : pas de son poids, pas de son odeur, pas de sa couleur, pas de sa composition géologique, pas de sa dimension à échelle un ; et heureusement, car sans cela je serais écrasé sous son poids (…). (p. 88-89)

Le problème des Modernes selon Latour est que, quand tout fonctionne à merveille dans la relation du matériau à sa représentation, les médiations tendent à s’effacer, l’expérience devient ordinaire, invisible à l’œil du savant, le sens commun est dévalorisé comme « simpliste », et le signe sur le papier, l’équation devient synonyme de la réalité elle-même. Ce qui compte vraiment n’est plus la réalité des choses dans leur complexité mais c’est la manière dont elles sont représentées, c’est cela qui constitue la matière même de la réalité. Lorsque la carte est dépliée, le bon randonneur, faisant un heureux parcours autour du mont Aiguille, oublie les médiations qui ont permis à la carte d’exister et le « chemin d’existence » autonome du mont Aiguille, pour ne se concentrer que sur les aspects formels de correspondance entre la représentation et le représenté :

la carte ressemble au territoire parce que le territoire est au fond déjà une carte ! (p. 121)

Pour Latour, le « matérialisme » des Modernes tient dans l’accumulation (un réseau, une chaîne continue de transformation) du dévoilement de la matière telle qu’elle est par une série ponctuelle et distincte d’expérimentations qui assure une continuité, et qui donne l’impression d’avoir saisi la matière même. Chaque élément du réseau correspond à un angle de vue, à une discipline, à une situation créée dans un laboratoire. L’ensemble des éléments donne l’impression que la réalité du matériau est saisie dans une continuité. Pourtant, chaque gain de connaissance

provient justement de ce que la carte ne ressemble aucunement au territoire, tout en maintenant par une chaîne continue de transformations – continuité constamment interrompue par la différence des matériaux emboîtés – un tout petit nombre de constantes. C’est par la perte de ressemblance que se gagne la formidable efficacité des chaînes de référence. (p. 88)

Il fait en conséquence la distinction entre la matière, fiction d’une connaissance prétendument matérialiste des Modernes, et le matériau qui garde son autonomie d’existence, sa propre vérité.

Malgré les chaînes de référence et les représentations ponctuelles qu’elles produisent, le matériau continue son existence autonome. Latour propose de remplacer la notion de construction par celle d’instauration. Dans les domaines scientifiques l’idée de construction est liée de manière négative à ce qui ne peut pas être la vérité vraie. Si un fait est construit par le cerveau d’un être humain, il est le résultat de l’imagination et non un fait scientifique indéniable : « si c’est construit, c’est donc probablement faux » (p. 160). Dans cet énoncé, les médiations sont discréditées et les artefacts nécessaires à la production en laboratoire des faits indéniables sont niés.

Pour réhabiliter la construction dans le concept moins violent d’instauration, trois éléments qui entrent dans toute construction ont besoin d’être explicités – Latour donne les exemples de la construction d’un « fait scientifique, une maison, une pièce de théâtre, une idole, un groupe » (p. 163) :

  1. Dans l’action de construction l’identification de l’auteur se perd, car on est en présence d’un « faire faire  ». Quelqu’un (une architecte par exemple) fait faire à d’autres des actions. Qui construit ?
  2. L’action n’est pas seulement le fait qu’un individu construit en imposant son pouvoir sur un matériau, le matériau lui-même exerce son influence sur l’individu. Le vecteur de l’action est réflexif, il va dans les deux sens. Latour donne l’exemple du marionnettiste qui à la fois manipule les marionnettes et est manipulé par elles.
  3. La construction implique un jugement de valeur : est-ce bien construit ?

On aurait là, dans la considération de ces trois éléments de la construction, un programme de recherche tout trouvé pour tenter d’expliciter les pratiques musicales et artistiques dans leurs différences, notamment dans leurs diverses manières de produire le timbre : que se passe-t-il dans les processus du « faire faire », quel est le rôle de ceux et celles qui font par rapport à ceux et celles qui font faire ? Comment cela se fait-il ? Quels sont les processus de la manipulation des matériaux par des artistes et des artistes par des matériaux ? Quelles valeurs s’expriment dans l’action de ces processus ?

Le deuxième point de la démonstration de Latour sur la construction peut être élargi aux préoccupations sur la question principale de cet article : le timbre. Dans la production des sons le producteur se confronte au matériau de manière réflexive. Il oriente ses actions pour tirer des sonorités contrôlées, mais le matériau dicte en retour aussi ses conditions. L’instrument résiste par son inertie. Les échecs répétés dictent les comportements futurs, dans le tâtonnement des essais. Les succès répétés dictent des voies à poursuivre là aussi par le tâtonnement. Un répertoire lentement s’installe, le corps apprend les gestes appropriés aux sonorités, le matériau est éventuellement modifié par de nouvelles façons de le construire. Eventuellement les luthiers sont convoqués, des appendices à l’instrument sont inventés (sourdines, microphones) ou bricolés, etc.

Dans ses analyses sur les pratiques des amateurs, Antoine Hennion développe l’idée qu’il n’y a pas d’autres finalités chez les participants à une activité donnée que de déployer l’activité souhaitée. Dans ces conditions la réflexivité s’exprime dans l’action elle-même, dans l’inscription de parcours contextualisés et non prédéterminés. Prenant l’exemple de l’escalade, il observe que le but de ceux qui font cette activité n’est pas du tout d’aller au sommet, mais est constitué par l’escalade elle-même. Il s’agit surtout de se confronter au rocher, de se mettre à escalader selon des modalités qui se déterminent au fur et à mesure de l’action :

Suit-on un plan ? Rien ne se passe comme on voudrait, le mouvement se définit avec le geste qui le réalise. On pourrait dire que l’objet de l’escalade est la réussite même de la voie. Mais même cela… les efforts qu’on fait échouent, et tout le plaisir est là. Une voie faite est une voie oubliée, au profit de la suivante, plus dure, différente, qu’un autre grimpeur vient d’essayer en vain. Drôle d’action, en effet, dont l’échec intéresse plus que le succès. (Hennion 2009, p. 1-2)

Dans ce contexte, nous dit Hennion, « le moyen devient l’objet, l’objet le moyen ». Peu importe alors ce qu’on pense habituellement comme essentiel à l’action : le sujet, le but, le plan. Ce qui compte est l’interaction du corps avec le rocher, dans une modalité globale qui déploie à chaque instant sa signification d’être de l’escalade, activité qui s’apparente alors autant au sport (la technique, la performance) qu’à l’art (l’élégance des figures).

En traduisant les propos d’Hennion sur l’escalade en termes de pratique musicale, on pourrait dire que, pour les musiciens praticiens, l’organisation méthodique de la temporalité dans des notations bien ciblées a beaucoup moins d’importance pour la signification de l’activité que celle des situations globales où l’instrumentiste se confronte à l’instrument (ou le/la vocaliste à sa propre voix, ou pour la technopersonne à la technologie) pour en tirer des sons qui font sens. Si, comme c’est bien souvent le cas, la musique est désignée d’emblée comme inatteignable dans sa perfection transcendantale, alors clairement le « sommet » (et non la pratique de la musique) est désigné comme le seul objet de l’activité. Si seule la réussite de ce but va compter, alors il n’y a plus de musique sur terre. Pour qu’il y ait « musique », il faut surtout musiquer.

L’instauration (plutôt que la construction) pour Latour implique la prise en compte des trois éléments décrits ci-dessus : le « faire faire » collectif, la réflexivité dans la manipulation du matériau, et « la recherche risquée, sans modèle préalable, d’une excellence qui résultera (provisoirement) de l’action » (Latour 2012, p. 166). Est-ce là une définition de l’improvisation dans le domaine musical ? Selon lui l’instauration implique la présence d’« êtres » (ici dans le sens de matériaux, d’entités vivantes ou non) qui puissent y répondre de manière à nous inquiéter par le fait qu’ils n’impliquent pas des résultats prédéterminés et qui, en conséquence, se présentent comme des énigmes :

(…) il faut des êtres qui échappent à ces deux types de ressources : l’« imagination créatrice » d’un côté ; la « matière brute » de l’autre. Des êtres dont la continuité, le prolongement, l’extension se paieraient, si l’on peut dire, en assez d’incertitudes, de discontinuités, d’inquiétudes pour qu’il reste toujours bien visible que leur instauration pourrait rater si l’on ne parvenait pas à les saisir selon leur clef d’interprétation selon l’énigme propre qu’ils posent à ceux sur lesquels ils viennent peser ; des êtres qui se dressent toujours inquiets, à la croisée d’un chemin. (p. 167)

Les matériaux, ni prédéterminés par la construction astucieuse, ni dénués d’une existence complexe, peuvent « répondre » aux praticiens (ont « du répondant »), peuvent interagir avec eux et par là participer à l’instauration d’évènements significatifs. Voilà une image « critique » qui émancipe à la fois le timbre dans sa complexité et les praticiens qui les produisent. Emancipation en particulier de la notation (ce matériau complexe) vis-à-vis de la production sonore et émancipation des instrumentistes/vocalistes vis-à-vis de l’utilisation exclusive de la notation sur partition pour produire de la musique reconnue comme véritable.

La figure de l’instrumentiste acteur de sa production sonore prend de la consistance. On peut envisager des pratiques musicales dignes d’intérêt qui se passent en dehors de l’interprétation d’écritures faites par des compositeurs sous forme de notation sur du papier. Les capacités à écrire de la musique ne sont plus le parcours obligé pour les compositeurs qui choisissent de produire leurs sonorités par des moyens électroacoustiques. La production du timbre devient une activité créatrice reconnue.

Mais en retour, la personne qui écrit les sons par le biais du système de notation n’en est pas moins une praticienne des sons. L’aller-et-retour constant entre l’acte d’écrire et celui d’entendre le résultat de l’écriture – comme celui du randonneur entre la carte et la réalité du terrain du mont – permet à la longue d’anticiper ce résultat et d’expérimenter de nouvelles combinaisons. D’une façon artisanale l’acte d’écriture reproduit indirectement la confrontation interactive avec le matériau, la plume (ou le clavier d’ordinateur) guidant la pensée autant que le penseur la plume, à travers un usage poursuivi sur de longues périodes. Le compositeur est autant théoricien que praticien, ces deux aspects étant indistinctement mêlés. Même les élucubrations les plus conceptuelles doivent déboucher sur des réalités sonores. Pourtant, ceux qui restent fidèles à l’écriture de partitions ont à faire face aux grandes difficultés à changer les conditions des médiations nécessaires à la transformation des signes en sonorités : le conservatisme des institutions, l’inertie des interprètes, les instruments que les industries culturelles veulent bien mettre sur le marché ; ils ont aussi à prendre en compte la limitation imposée par l’espace sur lequel les signes sur le papier peuvent s’inscrire, les dimensions limitées de la représentation sur une surface plane et la lisibilité de cette inscription en vue d’une traduction fidèle à son esprit.

2.4 L’écriture du timbre – L’idée de dispositif

Comme les technologies informatiques nous l’ont montré, le timbre synthétisé doit répondre à la définition d’une série assez impressionnante de paramètres qui doivent interagir de manière dynamique. L’écriture, qui s’exprime dans sa version finale dans une onde sonore complexe, devient totale (tout doit être défini par l’homme ou des algorithmes d’origine humaine), ce qui la distingue fortement de la notation musicale qui ne représente le son que très partiellement. La lecture de cette écriture électronique ne peut se faire qu’en passant par des étapes de notation partielles (spectrogrammes, graphismes mesurant les enveloppes, etc.), sinon elle ne peut faire aucun sens hors le langage-machine. L’écriture productrice des sons prend le pas sur la lecture. Le timbre, pour l’instrumentiste (ou vocaliste) constitue aussi une écriture totale d’une très grande lenteur qui s’exerce sur le corps même de l’être humain. Il s’agit d’une acculturation liée à une incorporation s’exerçant sur de longues périodes de temps qui se comptent en années. Cette acculturation / incorporation dépend à la fois d’un environnement particulier et de la répétition de gestes et d’attitudes corporelles résultant en sonorités par l’entremise d’objets matériels. Ce type de processus se manifeste avec une efficacité particulière dans les institutions d’enseignement spécialisé de la musique. Cette écriture sur le corps n’est lisible que dans la globalité constatée dans le résultat d’un musicien achevé produisant des sonorités selon ce qui est convenu. Les nombreuses médiations restent invisibles soit parce qu’elles sont trop complexes dans leurs nombres et leurs historiques, soit qu’elles risqueraient d’effacer la beauté du résultat par les vicissitudes de la sinuosité des parcours et le nombre très élevé d’échecs irrémédiables.

Les alternatives aux institutions, notamment les parcours autodidactes, s’instituent autrement mais restent par force instituées par des éléments épars d’acculturation et d’incorporation. Elles tendent à être moins efficaces dans la performance technique, mais par le fait qu’elles dépendent beaucoup plus de l’initiative personnelle des acteurs, ont la qualité de ne pas séparer les significations de la production des sons (voir Green 2002). Que la manipulation – notamment par les médias de masse – des acteurs de ses démarches soit à la source de leur apprentissage ne fait aucun doute, mais ceci n’est pas différent des institutions publiques qui au moins en annoncent explicitement la couleur.

Si l’acte de composer ne se limitait plus à l’élaboration d’une succession de sons mais se préoccupait maintenant de « composer » – ou construire – le corps même de l’interprète, son incorporation totale en vue d’une production sonore particulière, cela paraîtrait sans doute une imposition insupportable dans ses dimensions déshumanisantes (à la Frankenstein). S’il s’agissait d’un « compositeur » unique, ce ne serait pas acceptable. Mais le phénomène d’incorporation des musiciens interprètes dans un contexte collectif, s’agissant d’une société démocratique liée par une culture particulière, paraît tout à coup très « naturel ». Pour reprendre la notion de Latour d’instauration (à la place de celle de construction), il serait possible aujourd’hui d’envisager dans les processus d’incorporation, des logiques d’émergence de diversités par rapport à des contextes de confrontation réflexive des corps humains au matériau. Cette diversité de gestes et d’attitudes corporelles par rapport à l’instrument (ou à l’appareil vocal) servirait autant à comprendre les intentions de la musique notée sur partition, à maintenir vivante les traditions fortement constituées, que de donner aux participants le choix de leur parcours musical dans la détermination de leurs sonorités, c’est-à-dire le plus souvent dans leur choix d’une expression musicale déjà constituée.

Dans l’absence (heureusement) d’un accès direct sur le contrôle des processus d’incorporation à long terme, quels peuvent être les mécanismes pour ouvrir les musiciens praticiens à une diversité de manières de produire des sons, dans une temporalité relativement brève ? Comme l’a bien montré l’anthropologue et pianiste de jazz David Sudnow (2001)19 lorsqu’il décrit les processus d’apprentissage de ses mains pour produire des improvisations dans le domaine du jazz, les modèles sonores et visuels, s’ils sont essentiels à la définition d’objectifs à atteindre, ne suffisent pas à produire des résultats tangibles par simple imitation. Des dispositifs de « bricolage » sont nécessaires qui permettent aux participants d’arriver à leurs fins par des détours hétérogènes qui leur sont propres.

L’idée de dispositif peut se définir à partir de celle du Petit Robert comme un « ensemble de moyens disposés conformément à un plan ». On peut reprendre la définition qu’en a donnée Michel Foucault par rapport à son utilisation dans ses textes en opposition du terme de structure :

Ce que j’essaie de repérer sous ce nom [dispositif] c’est (…) premièrement un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements d’architectures, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propos philosophiques, moraux, philanthropiques, du dit aussi bien que du non-dit, voilà les éléments du dispositif. Le dispositif lui-même, c’est le réseau qu’on peut établir entre ces éléments. (Foucault 1977, p. 63)

Dans l’application de cette idée à la production des timbres dans le domaine des pratiques musicales, les éléments institutionnels de cette définition sont bien présents, mais l’accent est surtout mis ici sur la mise en réseau des éléments du dispositif à travers l’action quotidienne, contextualisée par des acteurs et des matériaux donnés. Les moyens sont ainsi définis ici comme étant constitués à la fois par les personnes en présence, par leur statut social et hiérarchique au sein d’une communauté artistique donnée, par les matériaux, instruments et techniques mis à disposition ou déjà développés, par les espaces dans lesquels se déroulent les actions, par les interactions particulières, formalisées ou non entre les participants, entre les participants et les matériaux ou techniques et par les interactions avec l’extérieur du groupe. Les dispositifs sont plus ou moins formalisés par des chartes de conduite, des protocoles d’action, des partitions ou images graphiques, des règles d’appartenance au groupe, des évaluations de capacités, des processus d’apprentissage et de recherche. Pour une grande part pourtant, les dispositifs sont régis au jour le jour de manière « orale », dans des contextes qui peuvent fortement changer selon les circonstances, et à travers des interactions qui par leur instabilité peuvent fortement produire des résultats très différents – plus ou moins probants selon l’évaluation des acteurs eux-mêmes ou de personnes extérieures (voir François et al 2007).

Concernant la question de la technique, Bruno Latour souligne la discontinuité et l’hétérogénéité des actions dans chacun des dispositifs qui la mettent en œuvre. Il parle de « trajectoires » techniques dont les sinuosités complexes sont difficiles à saisir :

Tout dans la pratique des artisans, des ingénieurs, des technologues, et même des bricoleurs du dimanche met en évidence la multiplicité des transformations, l’hétérogénéité des combinaisons, la prolifération des astuces, le montage délicat de savoir-faire fragiles. Si cette expérience reste difficile à enregistrer, c’est que pour lui demeurer fidèle, il faudrait accepter sa rareté, sa fulgurante invisibilité, sa profonde et constitutionnelle opacité. C’est qu’elle oscille toujours entre deux listes d’éléments contradictoires : rare et banale, imprévisible et prévisible, fugitive et constamment reprise, opaque et transparente, proliférante et maîtrisée. (Latour 2012, p. 219-220)

Les mécanismes de détermination des timbres restent opaques par les détours qu’il convient de faire pour y parvenir. Mais ils peuvent être problématisés dans des dispositifs de contraintes qui placent le musicien dans une posture expérimentale à l’intérieur même de termes contradictoires comme ceux proposés par Latour. Dans la série d’exemples qui va suivre, chaque fois une problématique est présentée suivie d’un champ de possibilités qui ouvre des perspectives d’expérimentation :

  1. les questions relatives aux stéréotypes ou clichés, s’inscrivant entre la répétition du même et de nouvelles manières de faire la même chose ;
  2. aux éléments fixés à l’avance par rapport à ceux qui ne le sont pas et qui peuvent émerger dans le cours d’une prestation, s’inscrivant entre ce qu’une tradition impose absolument et ce qu’elle permet de varier ;
  3. à la répétition de gestes pour produire à travers des variations insensibles des accidents, s’inscrivant dans un jeu entre le connu et l’inconnu ;
  4. à la production des mêmes types de sonorités transposés sur des instruments ou matériaux sonores différents, s’inscrivant entre différences et similarités ;
  5. à la traduction des signes imprécis notés sur la partition (les articulations et les accents par exemple) en sonorités particulières, s’inscrivant dans le jeu entre ce qui est présenté comme faisant partie de la tradition et ce que permet une traduction plus théorique des signes écrits ;
  6. à la tradition par rapport à sa traduction en actualité vivante, s’inscrivant dans la nécessité à faire face aux nouvelles technologies et aux nouvelles manières qu’elles imposent à la perception des sons, etc.

Dans l’élaboration de ces dispositifs, le résultat sonore reste du domaine de l’imprévu, il émerge d’un processus, il construit au fur et à mesure un système particulier de valeurs, mais en même temps il se manifeste dans un contexte bien défini de modèles et de situations pratiques qui inscrivent les sonorités dans le cadre d’une tradition ancrée dans des valeurs.

2.5 Exemple critique d’un dispositif remarquable

En partant d’un dispositif en tout point remarquable, une série de circonstances, un processus, il s’agit de tenter de saisir tous les aspects problématiques de la production du timbre dans les perspectives de l’écologie des pratiques. On aborde ainsi pour terminer – avec la partie qui suit sur le concept de praxis – les aspects politiques de la production sonore.

Qu’entend-on par « écologie des pratiques » ? Ce concept a été développé par Isabelle Stengers, philosophe des sciences, dans le Tome 1 de Cosmopolitiques. Stengers remarque la capacité du capitalisme à redéfinir constamment son pouvoir par le jeu de délocalisation et de relocalisation (ou pour reprendre les termes de Deleuze et Guattari de déterriorialisation et de reterritorialisation) : la capacité géniale du capitalisme « à parasiter sans tuer » (Stengers 1996, p. 22). Refusant les aspects moralistes que cette constatation peut engendrer, Stengers fait remarquer que toutes les grandes causes contemporaines n’échappent pas à l’accusation de compromission par rapport au capitalisme et à sa dynamique. Pour elle, l’idée de résistance se trouve à l’intérieur même des pratiques vivantes « même si aucune n’a échappé au parasitage généralisé qui les implique toutes » (p. 23). Les pratiques sont hantées aujourd’hui par l’instabilité, incarnée dans la figure inquiétante du sophiste, « vecteur de lucidité ou créateur d’illusion » (p. 52) et par la présence du pharmakon, à la fois remède bienfaisant et poison menant au désastre : « drogue dont l’effet peut muter en son contraire, selon le dosage, les circonstances, le contexte, toute drogue dont l’action n’offre aucune garantie, ne définit aucun point fixe à partir duquel on pourrait avec assurance, en reconnaître et comprendre les effets » (p. 52-53). Les pratiques peuvent à tout moment basculer dans des dérives mortifères contradictoires, elles doivent se maintenir tant bien que mal sur une crête entre deux précipices.

Pour Isabelle Stengers la signification du terme « écologie », emprunté par analogie à la science pour être utilisé dans le sens politique, concerne des groupes humains dans le cadre de pratiques :

Par analogie, on pourra donc dire que la population de nos pratiques relève en tant que telle, quels que soient « le mode d’existence immanent » de chacune et l’ingrédient que constitue pour chacune l’existence des autres, d’une mise en scène écologiste. (…) Pour un écologiste, toutes les situations « écologiques » ne se valent pas, en particulier lorsqu’elles font intervenir les membres de l’espèce humaine. La pratique (politique au sens large) des écologistes a donc trait à la production de valeurs, à la proposition de nouveaux modes d’évaluation, de nouvelles significations. Mais ces valeurs ne transcendent pas la situation constatée, elles n’en constituent pas la vérité enfin intelligible. Elles ont pour enjeu la production de nouvelles relations venant s’ajouter à une situation déjà produite par une multiplicité de relations. Et ces relations sont lisibles elles aussi en termes de valeur, d’évaluation, de signification. (p. 59)

L’écologie des pratiques se décline sur le mode de l’émergence continuelle de pratiques nouvelles à partir de celles déjà en existence et de la disparition d’autres pratiques. Leur apparition implique, comme dans le cas des inventions techniques, qu’il convient d’envisager les dangers que les pratiques font courir à celles qu’elles ont pouvoir de détruire, en vue de garantir ainsi leur coexistence. La multiplicité extraordinaire des pratiques qui émergent et disparaissent, par le contenu très varié des significations qu’elles expriment, a pour conséquence la remise en cause des processus de normalisation menant à des vérités universellement reconnues et imposées à tous. Stengers parle des notions de symbiose « où chaque protagoniste est intéressé au succès de l’autre pour ses propres raisons » (p. 64) et d’entre-capture20, où la relation entre protagonistes implique des identités radicalement différentes tout en maintenant la nécessité de coexister sous peine de mutuellement disparaître. Ces notions deviennent essentielles pour comprendre qu’aux idées, source d’imposition de « faits incontournables », s’oppose la résistance des pratiques qui se confrontent à l’instabilité des réalités et de leurs valeurs relatives à des contextes.

En conséquence, l’idée ici d’écologie ne concerne pas seulement les contenus des œuvres ou démarches artistiques par rapport à une écologie du sonore, c’est-à-dire d’une part les questions relatives à la pollution sonore dans nos sociétés, et d’autre part à la mise en valeur des environnements sonores diversifiés. L’écologie des pratiques implique un ensemble complexe qui gravite autour des notions d’interaction entre êtres humains, entre les humains et les non-humains, en particulier avec les objets inertes et les technologies. Dans ce cadre les pratiques artistiques sont confrontées, comme les autres pratiques, à de difficiles dilemmes ayant trait par exemple aux questions de piratage des données, de respect du droit d’auteur, du pouvoir publicitaire des médias, de l’économie des industries culturelles et des pratiques alternatives à ces industries, d’accès gratuit ou non aux informations, d’accès facilité aux apprentissages (notamment spécialisés dans des techniques) et à la pensée critique, d’accès à des emplois, en bref tout ce qui contribue à influencer l’environnement, son avenir instable et incertain, et l’existence des êtres en son sein.

Passons maintenant à la description du dispositif choisi pour l’analyse d’un processus global en vue de la production d’un univers sonore. Il s’agit de la pièce de Karlheinz Stockhausen, Mikrophonie I. Ecrite en 1964-65, la pièce peut être décrite de la manière suivante :

Dans Mikrophonie I, deux percussionnistes jouent sur un grand tam-tam avec des accessoires variés. Une autre paire d’exécutants utilise des microphones tenus dans leurs mains pour amplifier des détails subtils et des bruits en modifiant le son par des mouvements rapides (et définis précisément dans la partition). Les deux derniers exécutants manipulent des filtres passe-bande résonants et distribuent les sons qui en résultent dans un système quadriphonique de haut-parleurs. (Burns 2002, p. 63, ma traduction)

On est bien là dans la définition d’un dispositif selon le sens que Michel Foucault a donné à ce terme (voir ci-dessus) :

  • « un ensemble résolument hétérogène » : autour d’un instrument central – le grand tam-tam – à la fois imposant et symbolique dans sa théâtralité autant que dans sa musicalité, s’affairent de manière interactive des musiciens spécialistes de différentes disciplines, utilisant des objets hétéroclites et des technologies disparates.
  • « comportant des discours » : la partition qui définit le déroulement temporel des évènements sonores, n’est qu’un élément parmi d’autres du propos du compositeur ; les explications concernant des processus, des situations, des descriptions d’objets, des places d’impact sur le tam-tam, ont une importance considérable dans la définition des types de sonorités déterminées par l’auteur ; des photos viennent aider à cette définition et en plus les interprètes ont accès aujourd’hui à des vidéos de réalisations de cette pièce.
  • « des institutions » : la pièce est sous-tendue par l’existence d’institutions indispensables, mêmes si elles ne sont pas nommées expressément ; principalement les institutions d’enseignement qui déterminent les spécialités, celles de la recherche qui développent les technologies, celles qui concernent l’économie du concert, impliquant ici, en particulier, la présence d’un budget important pour acheter des matériels onéreux et payer le temps de travail des musiciens.
  • « des aménagements d’architectures » : les espaces nécessaires aux expérimentations, répétitions et présentations publiques.
  • « des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives » : celles qui concernent en particulier le droit d’auteur, le respect des instructions données par le compositeur.
  • « des énoncés scientifiques » : la présence de technologies sophistiquées et de lois acoustiques et psycho-acoustiques s’appliquant dans le cadre d’un système particulièrement instable.
  • « des propos philosophiques » : on est ici en présence d’une philosophie très innovatrice pour l’époque, celle d’un traitement du signal sonore par des moyens électro-acoustiques en temps réel, au moment du concert.
  • « du dit aussi bien que du non-dit » : du côté du dit, les spécifications de la partition, du côté du non-dit la réalisation des instructions dans la réalité de la manipulation des objets pour produire les sonorités adéquates ; au contraire des partitions d’usage courant, le résultat sonore ne peut jamais être prédit de manière fiable.

Tous ces éléments constituent bien un réseau de possibilités à mettre en action interactive dans un processus temporel assez long en vue de produire une exécution publique de la pièce. Contrairement à l’exécution d’une pièce usuelle, aucun des éléments du réseau ne peut s’exercer automatiquement de manière habituelle, il faut tous les ré-envisager à nouveau à la lumière des exigences formulées par l’auteur dans un ensemble interactif.

L’exécution de cette pièce pose trois problèmes épineux21 :

  1. Les matériaux utilisés à l’époque de la création de la pièce ont depuis fortement évolué. Il s’agit surtout des technologies électroniques, et des matériaux utilisés pour exciter le tam-tam. Sans oublier le fait que l’accès au tam-tam d’origine est problématique et que tous les tam-tams sont différents.
  2. Stockhausen, ayant essayé de définir très précisément les actions réalisées lors de la création dans des descriptions et des données précises, a trouvé cette solution trop complexe. Et il a opté pour une série de mots (par exemple coasser ou cancaner [allemand quakend], froissement [knisternd], caqueter [gackernd], geindre [winseld], etc.) qu’il convient de traduire en sonorités. Cela implique un temps assez long d’expérimentations, de collecte d’objets, de développement de techniques de jeu appropriées22.
  3. Les expérimentations ne peuvent pas se dérouler purement du point de vue de la préparation personnelle de chaque exécutant, elles doivent absolument impliquer la totalité du groupe en interaction pour prendre en compte le résultat sonore final23.

Si la partition écrite pour les percussionnistes est très précise, notamment par rapport à la distribution des évènements dans le temps, elle demande de leur part tout un processus d’expérimentations préalable aux répétitions. Le tam-tam particulier utilisé sera différent de tout autre tam-tam dans sa capacité à produire des combinaisons de partiels lorsqu’il est excité à différents endroits de sa surface. La place exacte d’impact des objets, baguettes ou mailloches, spécifiée par l’auteur, doit pouvoir être déterminée par rapport à un résultat sonore significatif. La sélection des objets en métal, bois, verre, etc., ne peut se faire qu’en fonction de résultats à tester sur le tam-tam, et l’expérimentation des objets selon les spécifications de Stockhausen doit amener les instrumentistes à développer des techniques particulières pour parvenir à des productions sonores correspondant aux idéaux du compositeur.

On peut penser que le rôle de ceux qui manipulent les microphones et les filtrent est beaucoup plus traditionnellement passif : obéir aux instructions notées. Mais la nature des microphones, des haut-parleurs et surtout des filtres peut fortement varier, autant que le tam-tam lui-même. Aussi les chiffres inscrits sur la partition ont besoin d’être fortement interprétés par rapport au contexte acoustique et technologique. C’est certain, l’exécutant n’est plus seulement obéissant, mais doit pleinement prendre ses responsabilités dans la création du résultat sonore dans un espace acoustique donné. L’inscription de l’œuvre dans un long processus est clairement revendiquée par Stockhausen lui-même. A l’origine de la pièce le compositeur commence par une expérimentation sur le tam-tam en sa possession et par des essais improvisés d’amplification et de filtrages électroniques. Dans une conférence sur Mikrophonie I, Stockhausen décrit comment les musiciens lors de la création ont dû, à partir de la liste de mots, aller faire leur marché, puis longuement expérimenter les sonorités :

Nous avons procédé de cette manière : pendant des semaines, nous nous sommes réunis chaque jour ou tous les deux jours pendant plusieurs heures, en essayant beaucoup de matériaux sur le tam-tam et en optant pour les solutions qui nous paraissaient les meilleures. (Stockhausen 1989, p. 85, ma traduction)

Le compositeur est conscient de la nature instable de sa partition par rapport au résultat sonore effectif : « je ne peux pas prédire ce que cette interférence entre les trois exécutants pourra produire comme résultat sonore » (p. 82). Il reconnaît l’importance du travail collectif dans le processus d’expérimentations : « Dans beaucoup de cas, les solutions que nous avons trouvées en travaillant ensemble ont été meilleures que celles que j’avais choisies à l’origine » (p. 85). Il imagine avec un plaisir non dissimulé ce que pourrait être une exécution de cette pièce dans un avenir lointain, en pensant que cela n’aurait plus rien à voir avec les sonorités réalisées lors de la création de la pièce. Et finalement il donne lui-même aussi la possibilité de réaliser la pièce sur d’autres matières sonores que sur un tam-tam, il pense notamment à une vieille Volkswagen sur laquelle il serait possible d’explorer selon les méthodes utilisées dans la partition. La pièce, le dispositif, le processus ont donc une marque – « Stockhausen » – mais tout ceci relève aussi d’un collectif qui va collaborer à son expression. Pour garantir l’authenticité de la marque, de l’étiquette, il devient nécessaire de créer une collectivité initiée par le maître, ou par ceux qui en sont les héritiers directs. Sinon, on risquerait de laisser le concept Mikrophonie à des usages multiples et dont les résultats ne peuvent plus être garantis.

Peut-on envisager d’aller plus loin dans l’utilisation du dispositif Mikrophonie en laissant la liberté à des musiciens de l’utiliser à leurs propres fins ? L’utilisation en concert du dispositif sans la présence des spécifications de la partition de Stockhausen apparaîtrait sans aucun doute comme un vulgaire plagiat. Pourtant personne ne peut se prévaloir d’avoir des droits sur des dispositifs tels que l’orchestre symphonique, le quatuor à cordes ou même l’ensemble imaginé par Schoenberg pour le Pierrot Lunaire. L’irruption du timbre en tant que tel dans la production des compositeurs de la fin du XXe siècle crée des problèmes lorsque l’ensemble instrumental conceptualisé devient propriété intellectuelle. La collection d’instruments construite par Harry Partch de manière artisanale est l’exemple même d’un dispositif peu propice à l’élaboration d’une musique autre que celle que son auteur a composée spécialement pour les sonorités que cette collection est capable de produire. Chez Partch, on est en présence d’une non séparation des divers éléments constitutifs de la totalité d’une création : la construction des instruments par le compositeur lui-même dans des perspectives à la fois visuelles pour en faire des décors d’un théâtre et sonores à partir de matériaux soigneusement sélectionnés ; l’utilisation d’une théorie de l’intonation certes universelle, mais ici appliquée à un système de gammes donnant à chaque instrument son timbre particulier et son utilisation idiomatique propre au compositeur ; le parti pris d’un refus de la « musique abstraite », dans la présence obligée des textes, de la dramaturgie et du rôle théâtral « corporalisé » des musiciens. Le système proposé a une telle autonomie qu’il devient très difficile d’en extraire certains aspects sans impliquer la totalité sonore et théâtrale de la référence Partch.

De même, dans la pièce Zwei-Mann-Orchester de Mauricio Kagel (1971-73), la construction par le compositeur lui-même d’un espace scénique remarquable constitué d’objets sonores hétéroclites qui sont manipulés à distance par deux musiciens, démontre la primauté du concept – une globalité théâtrale et sonore – sur le langage musical utilisé. En effet toute combinaison sonore produite sur ce dispositif va se rapporter à son existence scénique et à ses modes de production inventés par l’auteur, comme dans le cas des sculptures sonores. Toute velléité de développer après coup des combinaisons sonores par d’autres musiciens en leur nom propre devient alors impossible, s’ajoutant d’ailleurs à l’interdiction par Kagel lui-même de le faire. Un même phénomène peut se constater dans le cas de Mikrophonie I, où le dispositif conceptuel en tant que tel, les instruments et technologies, leurs modes d’utilisation, prime fortement sur la grammaire : c’est l’univers sonore extraordinaire qu’il permet qui compte plus que le détail de l’organisation temporelle. C’est cet univers qui définit la pièce comme concept inventé par Stockhausen.

On peut pourtant imaginer plusieurs cas – tous inacceptables du point de vue du droit d’auteur, mais pourtant productifs d’autres significations que celles élaborées dans la partition qui définit l’œuvre – dans lesquels les exécutants, déjà créateurs lorsqu’il s’agit de jouer la partition, deviennent réellement des acteurs à part entière. Premièrement lors du processus d’expérimentation pour un choix adéquat d’objets et de techniques de manipulation du tam-tam, des microphones et des filtres, on peut imaginer d’une part que cette phase se fasse avec la réunion de tous les musiciens explorant de manière collective les possibilités du dispositif ; et d’autre part, on peut aussi imaginer que, au cours de cette expérimentation, les participants puissent prendre des chemins buissonniers et s’éloignent (pour mieux y revenir) des essais centrés exclusivement sur les spécifications de l’auteur. Deuxièmement, après l’exécution de la pièce en public, le groupe des exécutants, à partir de cette première expérience, pourraient avoir la possibilité de développer leur propre version de l’univers sonore du dispositif. Troisièmement, il est possible d’envisager, en gardant le dispositif tel quel, de mener une investigation des possibilités sonores n’ayant plus rien à voir avec la partition détaillée de Stockhausen et d’en faire un objet séparé, soit dans une nouvelle partition définissant le détail du déroulement sonore, soit dans une improvisation dont le protocole serait à la fois le dispositif Mikrophonie, et le réservoir de possibilités explorées dans un travail planifié d’expérimentations. Notons que ces trois possibilités sembleraient acceptables – car se situant en dehors de la présentation publique des œuvres – dans le cadre d’un projet pédagogique dont l’objectif serait de faire découvrir à des élèves une palette sonore à partir de contraintes fortement structurées, à leur faire découvrir comment la construire.

Mais les limites entre expérimentation, apprentissage et production, on le voit bien dans ces exemples, sont minces : ces trois secteurs d’activité s’entremêlent dans tout dispositif. Aussi la notion de dispositif correspond à une situation nouvelle, à la fois économique et esthétique. Au moment de la création de Mikrophonie I, en Europe, les processus d’expérimentation nécessaires à réaliser par les interprètes eux-mêmes étaient complètement intégrés au budget de concert, grâce à des subventions publiques très importantes et la présence acceptée des musiques expérimentales au sein d’institutions telles que les radios. C’est ce qui depuis les années 1980 s’est petit à petit fortement réduit et a correspondu aussi à la transhumance des musiciens des pratiques expérimentales vers les institutions d’enseignement, pour subvenir à leurs besoins. Ce mouvement vers l’enseignement et le monde universitaire avait été déjà constaté aux Etats-Unis depuis 1945, à cause de l’absence de subventions publiques importantes pour soutenir les activités musicales non commerciales. Et c’est à travers cette notion de dispositif regroupant dans un même mouvement, apprentissage, recherche et production, que la présence des musiciens dans les conservatoires et universités prend un sens esthétique au-delà des nécessités de survie économique. Sans l’espace, l’encouragement à la recherche, les salaires et les outils mis à disposition par l’université, l’expérience décrite par Christopher Burns dans l’élaboration d’une version de qualité de Mikrophonie I de Stockhausen ne pourrait avoir lieu. Mais cette émigration vers les lieux d’enseignement a aussi quelques effets pervers pour les musiques s’adressant à des publics limités et spécialisés ou qui se démarquent des industries culturelles : la culture de la gratuité gagne l’espace des concerts publics. Si rendre public ce qui se passe dans l’anonymat des institutions devient une nécessité « à n’importe quel prix » pour assurer une notoriété, si les avancées dans la carrière d’enseignant chercheur nécessitent des publications (dans le cas des interprètes, des concerts publics) et la participation à des colloques, alors il devient acceptable de le faire gratuitement, voire de payer pour le faire. Cela rejoint un autre phénomène, produit lui par Internet : une tendance de plus en plus affirmée à demander un accès gratuit aux productions culturelles, en plus de l’impunité des diverses pirateries informatiques. Le monde des productions « underground » devient de plus en plus pauvre et de plus en plus peuplé, celui des superstars de plus en plus riche et restreint à un tout petit groupe de personnes en comparaison avec l’ensemble des professionnels. C’est dans ce contexte politique que la question de l’écologie des pratiques prend tout son sens.

Un autre aspect politique créé par la notion de dispositif de production de timbre « apprentissage-recherche-production » est celui du droit d’auteur. Le droit d’auteur, tel qu’il a été élaboré à la fin du XVIIIe siècle, prend tout son sens lorsque, à partir d’une situation de production sonore commune à tous les auteurs (ou compositeurs) – le livre, la partition en notation standardisée, l’apprentissage du français écrit dans les écoles, les écoles de musique formant des musiciens « classiques », etc. – des différenciations peuvent s’exprimer. Lorsque ces outils communs de production sonore – c’est-à-dire la présence d’un support stable – disparaissent au profit de l’élaboration par les artistes eux-mêmes des conditions de production des supports, à travers des concepts sonores regroupant matériaux, techniques et interactions humaines, les choses se compliquent : la présence nécessaire évidente de collectifs d’individus participants à l’élaboration créative, les usages potentiels des dispositifs conceptuels dans des configurations qui se différencient de l’œuvre originale, contribuent à remettre en cause la suprématie d’un auteur unique, le réduisant à une marque d’origine contrôlée, ou à une étiquette publicitaire.

En France, dès le début des législations sur le droit d’auteur à la Révolution, se pose la question de savoir si les idées peuvent devenir la propriété d’un auteur24, ou bien si le droit de propriété est inaliénable. D’après Benhamou et Farchy, dans les questions relatives au droit d’auteur, on est constamment dans un équilibre à trouver entre la « protection de l’auteur » et l’espace public, celui dans lequel les biens sont accessibles à tous (2014, p. 9). Cet équilibre reste instable selon les divers contextes historiques dans lesquels il s’inscrit. Confronté à la culture du numérique, cet équilibre devient de plus en plus difficile à trouver. Dans ces conditions il faut se demander si la question du timbre, dans la mesure où son élaboration concerne à la fois les supports technologiques, la formation des musiciens, le détail acoustique de sa création et aussi son instabilité fondamentale, rejoindrait celle des idées ne pouvant appartenir à personne en particulier. Rien ne semble très clair dans cette affaire.

La manipulation des timbres pose de nombreuses questions, notamment celle qui suggère que l’éthique interdit de se les approprier pour soi-même à des fins de prestige ou de commerce. Mais si l’on se réfère au contexte historique de la composition Mikrophonie I de Stockhausen, l’invention de ce dispositif s’inscrivait à l’époque dans une démarche où les innovations de l’avant-garde européenne en matière notamment de production électroacoustique avaient un sens profond. On ne peut retirer à Stockhausen le crédit d’avoir été un des pionniers de la musique électronique vivante (en temps réel). Aujourd’hui, dans le monde de l’information numérique et de son ambivalence oscillant entre catastrophe pour le monde des professionnels, concentration exagérée des pouvoirs de diffusion et bonheur des amateurs chercheurs, les enjeux ont profondément changés. Dans leur conclusion, Benhamou et Farchy nous mettent dans un dilemme concernant l’accessibilité de tous aux informations et la défense des intérêts des créateurs :

L’élargissement du droit d’auteur vers de nouveaux territoires, alors même qu’il est menacé de toutes parts est un paradoxe auquel aucun analyste ne saurait échapper. Cela pose la question des effets pervers à venir de la tentation de trop tirer le droit d’auteur vers des fonctions qui ne sont pas les siennes. A trop vouloir élargir le champ, ne risque-t-on pas d’en ruiner le sens ? (2014, p. 112)

La production du timbre semble se placer à la limite entre légitime reconnaissance d’objets sonores caractéristiques d’un auteur et usages collectifs indéterminés. Pour reprendre l’exemple de Mikrophonie en tant que dispositif, toutes les sonorités possibles et imaginables qu’on pourra en tirer sonneront bien comme l’expression du domaine du compositeur Stockhausen. Pourtant, la partition elle-même limite trop l’univers à quelques possibilités, laissant un monde infini inexploré.

Toutes ces préoccupations, toute proportion gardée, ne sont pas éloignées des questions éminemment politiques des brevets concernant les innovations techniques, notamment dans le domaine des manipulations du vivant. Comme dans le cas du timbre, le droit des brevets s’attaque aux supports mêmes de la vie (et de la survie) des espèces vivantes, pour en faire des objets de propriété et d’usage exclusif. Il est évident dans cette affaire, que la production du timbre et son contrôle n’a pas l’impact économique des brevets, ni ne pose la moindre menace envers l’environnement en dehors de l’influence de nuisances sonores sur l’ouïe. Mais, il faut se placer ici sur des considérations éthiques, qui sont essentielles dans les perspectives de l’écologie des pratiques.

Dans le cas des Organismes Génétiquement Modifiés, par exemple, une des controverses majeures est celle qui concerne le développement libre de nouvelles variétés d’organismes à partir de variétés protégées par le droit international. Selon le rapport du Conseil Economique et Social sur les OGM, « le droit des brevets ne favorise pas une innovation ouverte » (Siecker 2012, §4.3). Les gènes et les séquences de gènes pouvant être brevetés, « certaines variétés couvertes par un brevet ne peuvent alors plus être utilisées par d’autres pour poursuivre l’innovation, ce qui est dommageable pour la diversité biologique agricole » (§4.4).

En ce qui concerne la production sonore, nous nous situons très loin d’une absence de liberté ou d’interdictions arbitraires qui viendraient museler l’apparition d’une très grande variété de pratiques. Mais la question qui est posée, c’est celle de savoir si le timbre, qui est au centre des logiques d’invention de l’avant-garde européenne depuis au moins les compositions d’Edgar Varèse, est un objet qui dans sa création appartient à qui que ce soit, sinon dans le meilleur des cas à un collectif hétérogène, au sein d’un dispositif particulier. Qui peut prétendre au monopole de l’invention des timbres ? Est-ce du côté des concepts ou de celui des pratiques, du côté des compositeurs pragmatiques ou des instrumentistes ayant des projets réfléchis ?

2.6 Poiêsis ou Praxis ?

Avant de conclure ce long texte, revenons sur la question de la société électronique et le statut de l’œuvre d’art, à partir de cette notion développée auparavant d’une écriture lente des qualités de timbre. La modernité occidentale se caractérise par le statut sacré de l’œuvre (et son expression achevée dans le chef-d’œuvre) identifiée à la personne de son créateur. L’œuvre est incarnée dans un objet témoin qui garantit une stabilité atemporelle et met l’accent sur la personne qui la produit, un auteur identifié, laissant à tous les autres un rôle secondaire d’interprétation. Chaque œuvre doit se différencier des autres œuvres déjà produites et s’inscrit ainsi dans une temporalité historique.

Pourtant, la plupart des musiques traditionnelles du monde ne peuvent se définir en termes d’identification à des produits définitivement fixés, mais elles s’inscrivent plutôt dans des processus continus où la participation d’une communauté se joue au quotidien25. La pratique est fixée par des règles sociales plus ou moins implicites qui se traduisent par des actes improvisés sur le moment et qui ne répètent jamais exactement les prestations du passé. La production est déterminée par un amalgame des productions collectives du passé réactualisées sous le regard critique de la communauté. On a l’impression que cette instabilité de l’acte artistique s’inscrit dans un formalisme immuable complètement conforme à son origine. Il n’y aurait donc pas d’histoire explicitée, alors qu’en réalité la production collective demande une adaptation permanente aux conditions des participants.

L’enjeu s’articule ici sur l’opposition entre les concepts de poiêsis, qui renvoie à une fabrication qui produit un objet et de praxis, qui implique une action qui n’a pas d’autre fin qu’elle-même. Ces concepts sont issus du monde de l’antiquité grecque et ils prennent aujourd’hui un sens particulier (Arendt 1961-1983)26. L’œuvre, selon Hannah Arendt, domine la modernité à travers la fabrication infinie d’objets et d’outils dans des logiques où le produit final prime sur les processus d’élaboration qui restent cachés comme moyens de parvenir à des fins :

Les outils de l’homo faber, qui ont donné lieu à l’expérience la plus fondamentale de l’instrumentalité, déterminent toute œuvre, toute fabrication. C’est ici que la fin justifie les moyens ; mieux encore, elle les produit et les organise. (…) Au cours du processus d’œuvre, tout se juge en termes de convenance et d’utilité uniquement par rapport à la fin désirée. (p. 206)

On peut facilement voir une connexion entre le productivisme de l’époque moderne et le développement de la société de consommation et de la marchandisation généralisée des biens. Mais pour H. Arendt, les œuvres d’art, si elles correspondent bien à cette primauté de l’objet fini, restent par leur caractère de transcendance hors d’un utilitarisme immédiat : « dans le cas des œuvres d’art, la réification est plus qu’une transformation » (p. 224). Elles sont capables par la pensée qu’elles incarnent d’assurer au monde moderne une permanence et une stabilité :

Le monde des objets faits de main d’homme, l’artifice humain érigé par l’homo faber, ne devient pour les mortels une patrie, dont la stabilité résiste et survit au mouvement toujours changeant de leur vie et de leurs actions, que dans la mesure où il transcende à la fois le pur fonctionnalisme des choses produites pour la consommation et la pure utilité des objets produits pour l’usage. (p. 229-230)

Les œuvres d’art de tradition européenne sont pensées par beaucoup comme se plaçant hors du champ d’un simple échange utilitaire. Pour eux, la garantie d’authenticité des genres et des styles, peut être considérée par beaucoup comme le seul rempart contre la marchandisation générale des produits culturels, facilitée par les médias électroniques. Les objets qui identifient dans le spectacle vivant l’auteur et l’œuvre (partitions, textes, notations diverses) ont la particularité de les distinguer des objets utilitaires par leur forme bizarrement hybride : c’est l’endroit de référence où est fixée la pensée de l’œuvre, et en même temps cette référence n’est rien sans sa réalisation sur scène, elle reste un élément caché faisant encore partie des moyens pour parvenir à une fin : l’acte.

Cependant toutes les pratiques d’aujourd’hui doivent d’une façon ou d’une autre se confronter aux formes de stockage des informations mises à la disposition par les technologies électroniques qui viennent subtilement changer la donne : enregistrements, disques, mémoires électroniques… La fixité des mémoires électroniques tend à une réification générale à la fois des œuvres sur partition et des actions ritualisées fixées dans la mémoire collective des participants. L’enregistrement fixe à jamais un moment particulier, mais dans ce processus même de solidification du réel, moins que jamais il ne peut prétendre représenter la tradition authentique : c’est ainsi que, à un certain moment, des personnes particulières ont fait cela, c’est un exemple parmi d’autres d’un type de pratique (voir ci-dessus, au sujet de Adorno et du phonographe). Pourtant, ces forteresses tournées vers le passé risquent de disparaître si elles ne sont pas capables de permettre en leur sein des manières diverses de respecter la tradition. Par ailleurs la numérisation des mémoires permet très facilement de les pirater à loisir et de les modifier à son propre profit. Les enregistrements fixent des évènements réels, mais ils sont précaires dans leur virtualité.

L’exactitude des mémoires restituant l’acte dans sa totalité, tend à dématérialiser l’objet comme un instant comme un autre, un référent de ce qu’il est possible de faire, mais qui n’est pas exactement ce qu’il conviendrait de faire dans la fidélité à la source, dans l’authenticité de l’origine. C’est le processus de fixation exacte des mémoires électroniques qui favorise dans tous les domaines la marchandisation générale des pratiques. Pour y échapper, il n’y a pas d’autres choix que de ruser en s’assurant que chaque évènement ne soit pas la simple répétition exacte d’une version qui l’a précédée. C’est là où se situe la nécessité de développer cette capacité de pouvoir traiter le signal sonore, le timbre, en temps réel.

Influencé aussi par les mémoires exactes des technologies liées à l’électricité, l’art traditionnel de l’Europe, dans sa version « savante », se trouve lui aussi dans l’obligation de réinventer son quotidien : il suffit d’examiner les différentes manières d’aborder les musiques anciennes ou d’historiciser les œuvres du répertoire, en réintroduisant notamment des formes improvisées qui avaient disparu. Un certain nombre de dispositifs expérimentés depuis 1945 ont profondément modifié la position du compositeur : les œuvres ouvertes, l’indétermination, l’aléatoire, les musiques électroacoustiques, les expérimentations sur les échelles et la manière d’accorder les instruments, la construction de nouveaux instruments, la collaboration avec des instrumentistes pour développer de nouvelles techniques, l’improvisation… Toute cette diversité de pratiques, basée sur des matériaux hétéroclites appropriés à des contextes, des manières différentes d’envisager la création, la présentation des œuvres au public et les rôles potentiels des participants (y compris le public), tout cela vient brouiller les pistes du chemin monolithique de l’art d’Occident.

On peut ainsi envisager que les nouvelles technologies sont loin de remettre en cause les traditions qui ont la capacité, grâce à leur pouvoir d’information et de stockage, de les promouvoir auprès d’aficionados de plus en plus experts27. Cependant ces technologies entament aussi énormément la prétention à l’exclusivité des traditions et par là, leur aura. Elles favorisent les différenciations des pratiques dans tous les domaines et donc remettent au premier plan le caractère processuel et collectif de la praxis.

Revenons au texte de Hannah Arendt, pour qui le terme de praxis est remplacé par « l’action », liée le plus souvent à la « parole ». Pour elle, la condition de l’action dépend à la fois d’un collectif d’êtres humains à la fois égaux et différents. Dans ce sens, l’action et la parole caractérisent l’acte politique dans sa plus haute manifestation : faire quelque chose ensemble en reconnaissant également nos différences28 :

L’action, en tant que distincte de la fabrication, n’est jamais possible dans l’isolement ; être isolé, c’est être privé de la faculté d’agir. L’action et la parole veulent être entourées de la présence d’autrui de même que la fabrication a besoin de la présence de la nature pour y trouver ses matériaux et d’un monde pour y placer ses produits. La fabrication est entourée par le monde, elle est constamment en contact avec lui : l’action et la parole sont entourées par le réseau des actes et du langage d’autrui, et constamment en contact avec ce réseau. (p. 246)

L’interactivité entre participants dans la notion de praxis interdit la prédiction de ce qui va se passer et de la nature exacte du produit final, qui dans ce sens ne peut plus prétendre à être un produit digne de ce nom à offrir au marché. S’inscrit dans la praxis la fragilité et l’instabilité des rapports entre humains : « un seul fait, un seul mot, suffit à changer toutes les combinaisons de circonstances » (p. 249).

H. Arendt compare les systèmes d’interactions politiques de la Grèce et de Rome. Dans la Grèce antique, les lois sont là pour permettre les actions subséquentes des citoyens, « la polis n’était pas Athènes, mais les Athéniens » (p. 254). A Rome, au contraire, le génie politique était complètement tourné vers un art de la législature et de la fondation d’institutions. On retrouve cette même opposition dans, d’une part, les improvisations cadrées par des règles permettant la multiplicité des actions possibles, et, d’autre part, le formalisme plus structurel des partitions écrites ciblant des résultats prévisibles et précis.

La société moderne, plus influencée par Rome que par Athènes, a complètement dégradé l’action – qui fait correspondre l’acte au produit – dans l’exécution s’apparentant selon Adam Smith (cité par Arendt) aux « besognes domestiques » et aux « travaux les plus bas et les moins productifs »29. Et Arendt de noter :

Ce sont précisément ces occupations, celles du guérisseur, de l’acteur, du joueur de flûte, qui fournissent à la pensée des Anciens les exemples des plus hautes et des plus nobles activités de l’homme. (p. 268)

Il est clair que les questions auxquelles il faut se confronter aujourd’hui par rapport à la production du « timbre » se situent du côté de la praxis, non seulement à cause de l’accent mis sur les processus (comme chez John Cage), mais aussi par rapport aux actions collectives centrées sur des questions politiques (comme chez George Lewis). Ce qu’on a besoin de réinventer au quotidien, c’est la pratique et non pas le résultat productif. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a plus de production, mais qu’elle perd de son importance par rapport à la praxis. La réhabilitation de la praxis à l’époque de la mondialité électronique, remet le joueur de flûte dans la position d’être acteur de sa propre pratique, dans l’instabilité des rapports à autrui, le caractère éphémère des actes, et l’imprédictibilité des fins30.

Conclusion

Ce texte oscille avec hésitation entre d’une part, du côté de l’écriture, l’impossibilité de la représentation des timbres par la notation qui signale l’impossibilité d’une hégémonie totale des compositeurs sur la production musicale et d’autre part, du côté de l’oralité, l’impossibilité d’une pure production des timbres libérée de toutes contraintes externes à ceux qui la rendent manifeste, ce qui signale l’impossibilité des mythologies qui gravitent  autour de l’improvisation. Il convient de travailler dans l’entre-deux de ces deux abîmes en évitant d’y tomber. Le travail sur le timbre remet l’expérience pratique dans l’orbite de la dignité qui lui avait été refusée par les Modernes au nom de la rationalité et du refus des superstitions qu’elle ne manque pas de créer.

Le travail sur le timbre ne peut oublier les travaux scientifiques qui ont contribué à en approcher l’explicitation de sa réalité, ni ceux artistiques nés de la détermination arbitraire et hors le sonore réel de la composition musicale sur partition et qui ont aussi contribué à leur manière à émanciper le timbre de ses idiosyncrasies traditionnelles. On raconte souvent une fiction qui n’est pas dénuée d’éléments factuels : le timbre comme élément structurel à part entière a été inventé par Arnold Schoenberg, Edgar Varèse et quelques autres compositeurs de tendance « euro-logique » (pour reprendre un terme créé par George Lewis, 2004a). Une autre fiction moins connue raconte que, dans cette affaire, les musiques créées à peu près à la même époque par des instrumentistes ou vocalistes ont aussi joué un rôle éminemment important. Il ne semble pas acceptable qu’une de ces fictions prenne le pas sur l’autre. Il n’est pas non plus normal de verser dans le dénigrement du rôle joué par les musiques populaires dans l’exposition nouvelle des différents timbres, même dans le cadre très commercial (et par là problématique) des industries culturelles. L’importance de l’enregistrement des sons dans des mémoires (analogiques, puis électroniques et numériques) et le rôle essentiel qu’il assume dans l’élaboration des sonorités des diverses pratiques musicales de notre temps mérite d’être particulièrement souligné.

Par ailleurs, le présent texte, en reprenant la pensée de Bruno Latour dans son Enquête sur les modes d’existence, en traduit de manière subversive les propos, sans en comprendre la totalité de son contenu, mais surtout en changeant complètement la direction de sa finalité. Pour Latour, l’anthropologie des « Modernes », en faisant ressortir les contradictions qui les traversent, doit pouvoir les réhabiliter de manière pacifiée afin de faire face aux catastrophes annoncées par la destruction programmée de la terre et de ses habitants. La pacification des Modernes concerne la reconnaissance que la vérité n’appartient pas exclusivement aux sciences, mais que d’autres vérités s’expriment dans d’autres modes d’existence dont les arts font partie (classés dans son livre dans la catégorie des fictions). Pour étayer cette affirmation, Bruno Latour s’engage dans la présentation d’une asymétrie constitutive entre les sciences par définition « des Modernes » et les autres modes d’expérience qui, il semblerait, ne le seraient pas, chaque mode ayant ses propres conditions de « hiatus », de « trajectoire », de « félicités et d’infélicités », « d’être à instaurer » et « d’altérations » (Latour)31. D’un côté, les faits indéniables des sciences qui ne sont pas des constructions de l’esprit humain, de l’autre, toutes les constructions ou fictions possibles que les humains peuvent élaborer dans des vérités et des langages hétérogènes. En tentant de remédier à cette asymétrie, l’erreur moderne est placée du côté des sciences et de ses faits indéniables qui dénient toute vérité aux autres modes d’existence, qui les tolèrent de manière assez méprisante. Les arts de l’Europe savante, en tant que fictions, dans ce schéma échapperaient à toute critique, ils n’auraient aucune tendance à coloniser les autres cultures, à les tolérer avec condescendance, ou même à leur dénier le droit à être qualifiées pour en faire partie.

Ma fiction particulière, loin de contredire cette indépendance de vérité par rapport aux sciences modernes, détermine qu’il y a aussi à l’intérieur des arts des vérités relatives, dont une en particulier s’inscrit dans la fiction de la modernité dans les mêmes termes que les discours tenus par les sciences. Le déploiement de la confrontation des pratiques artistiques, chacune d’entre elles ayant son propre système de justification dans un monde globalisé, crée les conditions d’une critique aiguë dirigée contre toute forme d’hégémonie. Comment « les Modernes pourraient se ressaisir eux-mêmes » (Latour 2012, p. 187) par la captation des modes d’existence ayant leurs vérités propres, si ces modes d’existence sont entachés des mêmes maladies que celles notées au sujet des faits indéniables des sciences, de leur dévoilement par des dispositifs complètement construits par l’homme ? Comment pourraient-ils se ressaisir si les arts de la modernité occidentale n’avaient pas la même certitude que les sciences à considérer que les autres mondes construisent de toute pièce leurs dieux et qu’en plus ils y croient comme si c’était des faits indéniables ? Les mêmes injonctions contradictoires mises en œuvre à l’intérieur des autres modes d’existence (hors sciences) empêchent-elles l’asymétrie entre le moderne et le non-moderne et la fin des « bifurcations » des langues fourchues ?

L’analyse critique de la représentation, ici sous la forme de la notation musicale, est-elle la preuve d’une position fondamentaliste iconoclaste qui consiste à brûler les idoles des autres et à refuser pour des raisons morales (protestantes et puritaines) toute matérialisation des divinités ? Latour se demande : « Sommes-nous maintenant en mesure de remplacer l’irréparable fêlure entre ce qui est construit et ce qui est vrai, par le déploiement des trajectoires qui distinguent les différents modes de véridiction ? » (p. 181) A cette question, il répond résolument « non », en regrettant le triomphe du fondamentalisme et de la critique qui ont besoin l’un de l’autre pour continuer à exister dans la fiction du moderne en brûlant à tour de rôle leurs fétiches. Ou bien, autre scénario, est-ce que la position de la présente analyse se place au sein de l’expérience comme « victime collatérale » des contradictions des Modernes, « êtres de fiction » qui ne sont dignes de considération que « par charité » ? L’expérience qui serait alors réhabilitée dans la réconciliation des représentations et des choses ?

Edwin Muir (poète écossais) : Dans l’église écossaise des Orcades, sévère, « il n’y avait pas le moindre signe extérieur pour me dire que le Verbe s’était fait chair ». Marshall : « Le signe extérieur est nécessaire au poète. En définitive, c’est son rejet de l’image, de l’Incarnation au sens le plus fort du terme que Muir déplora dans l’Eglise de sa jeunesse. La foi lui apparaissait comme une abstraction, un rejet de la vie ».
(Jack Goody, La peur des représentation, p. 32-33)

 


1. Cet article a été publié en anglais dans Perspectives of New Music, volume 53, N°2 (été 2015), p. 67-144. Nous remercions les éditeurs de Perspectives of New Music pour avoir donné leur accord à la publication de cette version en français.

2. Voir le chapitre 2 : « Contrôle direct ou indirect de la qualité des sons », et le chapitre 4 : « La percussion et la question du timbre. Une étude sur Ionisation de Varèse » (François 1991).

3. Par exemple, dans sa préface à son traité d’orchestration, Nikolay Rimski-Korsakov écrit : « Notre époque, d’essence post-wagnérienne, est l’âge de la brillance et de la qualité imaginative de la coloration du son de l’orchestre. Berlioz, Glinka, Liszt, Wagner, les compositeurs modernes français – Délibes, Bizet parmi d’autres ; ceux de la nouvelle école russe – Borodine, Balakirev, Glazounov et Tchaikovsky – ont porté au zénith cet aspect de l’art musical ; ils ont eclipsé, en tant que coloristes, leurs prédécesseurs, Weber, Meyerbeer et Mendelssohn, dont ils s’inspirent pourtant dans leur propre cheminement vers le progrès. » Son traité est presque exclusivement centré sur des distributions d’instruments dans des registres variés (Rimsky-Korsakov 1964, p. 1).

4. A ce sujet on pourrait citer les diverses propositions d’Arnold Schoenberg dans son article de 1924, « A New Twelve-Tone Notation » (inclus dans Style and Idea, Schoenberg 1975, p. 354-62) ; les propositions d’Henri Pousseur pour différencier les notes naturelles et les dièses ; la notation proportionnelle de Luciano Berio ; et les nombreuses expérimentations graphiques de Sylvano Bussotti, Earl Brown, Morton Feldman, John Cage, Mauricio Kagel, Dieter Schnebel, etc.

5. En particulier le chapitre X, « L’Economie scripturaire » (Certeau 1980).

6. Une controverse portant sur le dessin et la couleur traverse aussi l’histoire de la peinture depuis au moins le XVIe siècle. Il serait intéressant de la comparer aux querelles musicales concernant la grammaire et le timbre.

7. Ce phénomène de nuage sonore, dans lequel l’oreille ne perçoit pas la succession des éléments discrets (les notes) mais un objet sonore global a beaucoup été utilisé dans la musique contemporaine des soixantes dernières années, notamment chez Ligeti et Xenakis (voir Solomos 2013, p. 352-373). La musique répétitive de Steve Reich, superposant les mêmes figures dans des phases toujours changeantes peut être mis dans cette catégorie. Egalement celle de Brian Ferneyhough qui traite les successions complexes et rapides de notes comme les particules sonores regroupées pour former des objets perçus dans leur globalité.

8. Cette dichotomie de perception entre succession faisant sens et son en-soi avait déjà été notée par Robert Erickson (1975) et comparée à des phénomènes similaires dans le domaine du visuel où une même combinaison de lignes peut être perçue de deux manières différentes mais incompatibles.

9. Le texte d’Howard S. Becker dont est tirée cette citation est « Le pouvoir de l’inertie » (1999, p. 59-72). Il a été repris dans Enseigner la musique N°9-10, Cefedem Rhône-Alpes et Cnsmd de Lyon, 2007, p. 87-95.

10. Ma propre référence ici est dans l’édition en anglais (Adorno 2002, p. 277-82). On trouve la traduction en français dans
ddata.over-blog.com/—/Adorno-La-forme-du-disque-1934.pdf.

11. La traduction française utilisée est la même que la note précédente.

12. Voir Ritter (1810, p. 227).

13. Voir à ce sujet le chapitre 2 « Contrôle direct ou indirect de la qualité des sons » de Percussion et musique contemporaine (François 1991, p. 45-67). Il est centré sur une comparaison entre la percussion (contrôle direct) et le piano (contrôle indirect).

14. Dans Sound Structure in Music, Robert Erickson note que le compositeur « découvrira le paradoxe que plus il essaiera d’arriver à une infinité de timbres, plus il tendra vers des contrastes non significatifs » (1975, p. 9). Sa préférence clairement va dans la direction d’une unité dans la sélection limitée des sonorités.

15. Adorno écrit : « En contrepartie au fétichisme de la musique, se produit une régression de l’écoute. En perdant la liberté et la responsabilité de leur choix, les sujets auditeurs non seulement perdent la capacité d’une connaissance réfélchie de la musique, limitée de toujours à des groupes restreints, mais ils arrivent à nier obstinément qu’une telle connaissance soit possible. (…) Quand ils le peuvent, ils trahissent une haine contenue vis-à-vis de tout ce qui fait penser à quelque chose de différent, mais ils s’en défendent afin de pouvoir vivre en paix et préfèrent de ce fait extirper la possibilité d’une telle exigence. Ce devant quoi l’on régresse, c’est devant la possibilité présente, ou pour parler plus concrètement, devant la possibilité d’une musique autre et contestataire. » (1988, p. 153-54).

16. Hoggart se demandait à l’époque : « La question, bien sûr, est de savoir combien de temps cette forme de capital moral va pouvoir durer, et si il est suffisamment renouvelé. » (1957, p. 295).

17. Adorno écrit&npsp;: « L’idéal d’exécution musicale, qui s’est mondialisé grâce aux performances extraordinaires de Toscanini, favorise un état de sanction qu’on peut qualifier, selon le mot d’Eduard Steuermann, de barbarie de la perfection. » (1988, p. 151).

18. Voir Peter Szendy et son <emEcoute, Une histoire de nos oreilles (p. 155-170). En particulier la p. 162 : « Cette époque de l’écoute – il n’y a rien de fortuit – est aussi celle où les auditeurs deviennent auteurs ». On retrouve un peu la même idée chez Antoine Hennion et ses études sur les usages des amateurs mélomanes (2009).

19. David Sudnow écrit : « When I looked at my teacher’s hands, I looked past them to the places they went, not how they were going about, but where ». (Lorque je regardais les mains de mon professeur, je regardais les endroits où elles allaient en les ignorant, non pas comment elles se déplacaient, mais où elles allaient) (2001, p. 18). Et : « When my teacher said, « now that you can play tunes, try improvising melodies with the right hand, » and when I went home and listened to my jazz records, it was as if the assignment was to go home and start speaking French. There was this French going on, streams of fast-flowing strange sounds, rapidly windings, styles within styles in the course of any player’s music. » (Lorsque mon professeur m’a dit « maintenant que vous êtes capables de jouer des mélodies, essayez d’en improviser avec la main droite », et quand je suis rentré à la maison pour écouter mes disques de jazz, l’exercice proposé est devenu comme s’il fallait que je retourne chez moi pour me mettre à parler français. Il y avait cette langue française qui se déversait sans arrêt, dans des vagues de sonorités étranges se succèdant très rapidement, des styles au sein des styles dans le flot de la musique produite par un instrumentiste particulier.) (p. 17).

20. « On parle en revanche d’entre-capture lorsque se produit un double processus de constitution d’identité : sur un mode ou sous un autre, et usuellement sur des modes tout à fait différents, les identités qui se co-inventent intègrent chacune pour leur propre compte une référence à l’autre. Dans le cas de la symbiose, cette référence se trouve être positive : chacun des êtres co-inventés par la relation d’entre-capture a intérêt, pour se maintenir, à ce que l’autre se maintienne à l’existence. » (Stengers 1996, p. 65-66)

21. Ces trois aspects problématiques ont été bien décrits par Christopher Burns (2002) dans son article sur les processus de réalisation d’une exécution récente de la pièce.

22. Christopher Burns écrit : « Pendant toute la période des répétitions, nous avons continuellement élargi notre arsenal, en achetant, en empruntant et en construisant au fur et à mesure lorsqu’on avait besoin de nouveaux outils. » (2002, p. 3, ma traduction).

23. Christopher Burns écrit : « Aucun des exécutants ne peut assumer complétement seul l’autorité sur un événement sonore particulier ; les trios de percussionniste, microphoniste et opérateur électronique (et souvent le sextuor complet) doivent travailler ensemble pour produire chaque sonorité individuelle. » (2002, p. 3, ma traduction).

24. Voir Françoise Benhamou et Joëlle Farchy : « Condorcet et Sieyès avancent qu’une propriété littéraire sans limite serait injuste car elle instituerait durablement un monopole sur des idées qui font partie prenante du bien commun et utiles au progrès de l’humanité : les idées ne saurait être propriété d’une personne, elles sont le fruit d’un processus collectif de création. » (2014, p. 7).

25. Dans un article récent, j’ai utilisé l’exemple du Bèlè, une musique, théâtre et danse de la Martinique pour caractériser une forme d’activité interactive, sociale, participative et artistique mêlant des personnes de tous âges et de capacités disparates (François, 2009b).

26. On pourra se référer à l’ouvrage de Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne (1961-1983). Bien qu’elle ne fait que peu de références aux termes de poiêsis et de praxis, son exposé, portant sur trois éléments essentiels de la condition humaine, le travail, l’œuvre et l’action, donne des clés importantes pour comprendre ce qui est en jeu dans le monde d’aujourd’hui.

28. Voir le chapitre V, « L’action » (Arendt 1961-1983, p. 231-314).

29. Arendt (1961-1983, p. 268) cite ici : Adam Smith, Wealth of Nations, éd. Everyman’s II, p. 295.

30. Voir Marc’O  : « Nous avons dit que dans son sens large, le mot acteur se rapporte à l’activité produite plus qu’à un statut social (une identité). Idéalement, l’acteur, auteur de ses actes, est un auteur qui vérifie, agit. A travers ses actes, que ce soit sur la scène du travail, sur la scène sociale, familiale ou ailleurs, il essaie de comprendre ce qu’il lui manque d’essentiel. Seule l’action lui fait comprendre ce qu’il lui manque. Et ce qu’il lui manque, c’est cela même qui fonde sa vie. Il lui reste à en faire des buts de vie. Ainsi, peut-il se fixer un dessein. Par là, il a un destin, il contribue à développer la culture. Il fait l’histoire. » (1994, p. 86)

31. Voir Bruno Latour  « le tableau qui récapitule l’état de l’enquête présentée… » (2012, p. 484-85).

 


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