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Vincent Raphaël Carinola et Jean Geoffroy

La contribution de Vincent-Raphaël Carinola et Jean-Geoffroy est en deux parties. D’une part un article de recherche, « Espaces notationnels et œuvres interactives », initialement publié en anglais sous le titre “On Notational Spaces in Interactive Music”, by Vincent-Raphaël Carinola and Jean Geoffroy, dans le actes du colloque organisé par PRISM-CNRS à Marseille (en mai 2022). D’autre part la transcription d’une rencontre entre Vincent-Raphaël Carinola, Jean Geoffroy, Jean-Charles François et Nicolas Sidoroff qui a eu lieu en février 2023 à Lyon.

 

Accès aux deux parties et à leurs versions en anglais :

Première partie

Accès à l’article « Espaces notationnels et œuvres interactives »
Access to the original English version of “On Notational Spaces in Interactive Music”
 

Deuxième partie

Rencontre avec Carinola, Geoffroy, François, Sidoroff
Access to the English translation of « Encounter with Carinola, Geoffroy, François, Sidoroff »

 


 

Rencontre avec
Jean Geoffroy, Vincent-Raphaël Carinola
et
Jean-Charles François, Nicolas Sidoroff

1er février 2023

 

Sommaire :

1. Origines de la collaboration
2.1 Toucher Thérémine et Agencement
2.2 Toucher, l’exigence d’une corrélation mains/oreille
2.3 Toucher, notation
2.4 Toucher, la forme
2.5 Toucher, processus temporel de l’appropriation de la pièce
3.1 Virtual Rhizome, smartphones, hochet primitif, espaces virtuels
3.2 Virtual Rhizome, le chemin vers la virtuosité, l’écoute
3.3 Virtual Rhizome, une collaboration compositeur/interprète/réalisateur en informatique musicale
3.4 Virtual Rhizome, la « Partition »
3.5 En conclusion : Références à André Boucourechliev et John Cage
 


 

1. Origines de la collaboration

Jean-Charles
François
Peut-être, pour la première question, ce serait de retracer un peu l’histoire de votre rencontre, comment ça s’est passé, quel est le contexte de cette collaboration ?

Vincent-
Raphaël
Carinola
Nous avions déjà travaillé avec Christophe Lebreton[1] sur différents projets et, bien qu’on se soit croisé souvent avec Jean et que je connaisse et admire son travail et ses différentes collaborations avec des compositeurs, j’attendais l’occasion de travailler avec lui. Le point de départ était les recherches qu’ils avaient faites, Christophe et Jean, sur les nouvelles lutheries et la place de l’interprète en lien avec elles, Jean pourra te faire l’historique de ces projets plus précisément.

Jean Geoffroy
Alors le travail avec les smartphones a commencé pour moi grâce à Christophe, et à un premier détournement des applications que j’avais réalisé pour les pièces de Xavier Garcia[2]. Avec Christophe on a créé en 2018 une structure qui s’appelle LiSiLoG dans laquelle nous développons toutes sortes de projets autour de l’innovation artistique et la transmission que l’on pourrait résumer à une phrase de Bram van Velde, un peintre dans un entretien avec Charles Juliet : « il faut donner une image jamais vue »[3]. C’est assez simple comme phrase, et pourtant si difficile à s’en approcher !

Lors d’un concert à Séoul, j’avais fait une sélection des applications en prenant en compte leurs cadres, possibilités sonores, leurs développements possibles et j’avais écrit une forme courte en guise d’introduction au concert dans lequel nous avions également joué d’autres pièces de Xavier.
Ce dont je me suis rendu compte presque immédiatement c’est qu’il était possible de recréer des espaces différents de ceux imaginés par Xavier, il était également possible de travailler sur une sorte « d’intimité sonore » car en effet il n’y a rien de « démonstratif » dans le jeu que l’on peut avoir avec un smartphone, il faut amener le public à entrer dans l’espace qu’on lui propose, et grâce aux différentes applications prise dans un autre sens et surtout utilisées de façon différentes, c’est comme si j’avais devant moi un nouvel instrument.

Dans ce cadre, tout part du son et de l’espace qu’il suggère, ensuite il faut une narration qui nous permettra de garder un cadre relativement clair car sans ce cadre nous risquerions de tourner rapidement en rond et jouer avec les smartphones comme un enfant avec son hochet…
Comme pour le Light Wall System[4] également créé par Christophe, le plus intéressant en dehors de la musique en elle-même, c’est la nécessité absolue d’un travail sur une narration, sur une forme, chose qui devrait être évidente pour tout interprète, mais que parfois on oublie au profit de l’instrument, sa virtuosité, sa place sur scène…
Avec les applications SmartFaust[5], il s’agissait avant tout de retrouver un son sans « artifices » qui nous permettrait de convoquer le public dans un univers sonore totalement revisité.

Ensuite après ce concert Christophe a eu l’idée d’aller plus loin dans ce travail avec les smartphones et donc c’est à ce moment qu’il a proposé à Vincent d’imaginer une pièce pour « Smart-Hand-Computers – SHC », terme qui représente mieux cette interface que le mot « smartphone » qui est avant tout utilisé pour nommer un téléphone.

Par contre dès le début, le processus a été différent qu’avec Xavier, ne serait que pour la création des sons, le fait d’avoir deux SHC totalement indépendants l’un de l’autre, avec une écriture intégrant des propositions aléatoires et surtout un travail sur l’écriture de la pièce elle-même en faisait un projet totalement différent de ce que j’avais fait auparavant. De plus cette pièce est pour nous (Christophe et moi) l’occasion d’imaginer d’autres cadres interprétatifs : nous avons une version solo avec un dispositif qui ressemble à celui du Light Wall System, et nous travaillons à une proposition pour deux danseurs. Virtual Rhizome de Vincent-Raphaël Carinola fonctionne vraiment comme un laboratoire permanent, qui nous incite à des relectures permanentes ce qui est essentiel pour un interprète. En effet ces trois propositions autour d’une même pièce questionne notre rapport au public : a) de l’intime en solo avec deux SHC ; b) dans une forme d’adresse au public dans le cadre du dispositif LWS ; et c) dans le cadre d’une pièce chorégraphique dans laquelle les danseurs seraient en même temps les interprètes de la musique qu’ils incarnent.
Cette pièce permet de requestionner l’acte interprétatif ce qui en soit est passionnant, question que l’on ne se pose pas assez en tant qu’interprète je trouve.

 

2.1 Toucher, Thérémine et Agencement

Jean-Charles
On peut peut-être séparer les deux pièces Toucher et Virtual Rhizome. Toucher implique le thérémine, mais d’après ce que je comprends ce n’est pas du tout le thérémine traditionnel où on est en train de contrôler les hauteurs et que si on veut faire des mélodies, il faut être extrêmement précis du point de vue de l’intonation. Donc c’est une situation différente et je me demandais en quoi cela implique un changement fondamental par rapport au jeu sur la percussion, et s’il y avait des problèmes particuliers sur ce changement de média, sur ce changement d’instrument ?

Vincent-
Raphaël
Toucher, c’est une autre histoire. Là encore, le point de départ était la relation à l’interprète, dans ce cas Claudio Bettinelli[6]. Il avait un thérémine qu’on avait utilisé dans un spectacle intitulé Typhon[7]. C’est lui qui m’avait proposé de se servir du thérémine en le connectant à l’ordinateur, de l’utiliser comme une interface de contrôle de l’image et du son.

À la suite de cette première expérience on s’est demandé s’il ne serait pas intéressant d’écrire carrément une œuvre pour cet « instrument », sachant qu’à partir du moment où le thérémine est connecté à l’ordinateur, l’instrument n’est plus le thérémine (d’autant plus qu’on n’en entend jamais le son). L’instrument, c’est le thérémine connecté à l’ordinateur, à des sons et des modules de traitement sonore diffusés autour du public. C’est d’ailleurs en partie le sujet de l’article « Espaces notationnels et œuvres interactives » qu’on pourra trouver dans la présente édition : l’instrument devient un dispositif de jeu. Ce que nous considérons comme étant l’instrument, le thérémine, c’est juste une partie du dispositif, lequel est de fait le « vrai » instrument. Le thérémine possède des antennes qui captent les gestes de l’interprète, des lampes ou des circuits électroniques qui génèrent un son variant en fonction de la distance des mains par rapport aux antennes et, parfois, dans le même meuble, un haut-parleur. C’est comme les guitares électriques, il y a une sorte d’ampli, qui peut être plus ou moins près du musicien. Ce qui m’intéresse là-dedans, c’est qu’on peut dissocier les éléments organologiques de l’instrument pour faire de chaque composante un support d’écriture. L’interprète est alors confronté à une sorte d’objet éclaté dans un dispositif. L’interprète fait face, d’une part, avec un instrument très différent de l’instrument traditionnel, puisqu’il ne contrôle pas tout, il y a une partie des sons qui est générée par l’ordinateur — il joue donc d’un instrument qui a la capacité de fonctionner tout seul — et, d’autre part, il doit suivre une partition qui n’est pas entièrement constituée de la notation sur les portées. La partition inclut aussi le programme informatique, et contient les sons que j’ai fabriqués, intégrés dans la mémoire de l’ordinateur. Donc, la partition elle-même se trouve éclatée dans l’ensemble de supports : la partition graphique des gestes, celle des sons, le programme informatique, les programmes interactifs, et même le « mapping », c’est-à-dire la façon dont on va corréler l’interface aux sons et au déroulé de la pièce.

C’est pourquoi le travail de l’interprète est assez éloigné de celui de l’interprète qui a à faire avec un instrument avec lequel il fait corps, car, avec cet instrument nouveau qu’est le dispositif, le corps tend à être séparé de la production directe des sons. Une partie du fonctionnement de l’instrument lui échappe. Il ne contrôle pas toujours tous les sons (puisque c’est moi qui les ai fabriqués, ainsi que les modules de traitement). En plus, l’ordinateur peut avoir un fonctionnement automatique. C’est ça qui est intéressant, justement, parce que ça veut dire que la façon d’agencer l’interprète à ce dispositif-là devient en elle-même un objet de création, l’objet du travail de composition, c’est ça qui est très beau. On ne peut pas considérer l’interprète comme quelqu’un qui s’approprie une pièce fixée à un support, extérieure à lui, et qu’il vient ensuite interpréter : il fait partie de l’œuvre, il est une composante de cet ensemble « composé » des interfaces, de l’ordinateur, les sons fixés, lui, le musicien, sa présence corporelle sur scène, etc. On a le même type de problématique, mais abordée d’une façon très différente et très étrange avec Virtual Rhizome.

Voici la vidéo de la version de Toucher par Claudio Bettinelli :

Jean
Dans Toucher, Vincent a raison, il s’agit de faire espace et donc faire partie du dispositif qui lui-même nous échappe en partie. C’est une situation vraiment passionnante qui nous pousse à être en même temps interprète et « apprenant » le tout en temps réel, il s’agit de développer avant tout une certaine qualité d’écoute, qui n’est pas celle de l’attendue mais bien de la surprise. C’est ce que j’ai appris avec ces deux pièces, même si j’ai commencé par Virtual Rhizomes pour aller ensuite vers Toucher.
Le fait que la situation dans laquelle nous nous trouvons nous échappe en partie, car loin d’être confortable cette situation me perturbait vraiment. Ce projet m’a permis de me retrouver réellement au centre, avant tout comme « écoutant » avant d’être interprète. Cela oblige à une concentration, une attention à tous les événements sonores que nous générons ainsi que ceux que nous ne contrôlons pas forcément et que nous devons nous approprier et intégrer à notre « narration ».
Ce qui rend cette attitude plus sensible, c’est le fait que pour ces instruments tout parait simple car juste en relation avec un mouvement. Même si le Thérémine est extrêmement technique, chacun développe sa propre technique, attitude reliée à une forme d’écoute intérieure du son, écoute qui ne passe pas exclusivement par nos oreilles mais également par le corps.

Vincent-
Raphaël
En fait, ce qui est très compliqué pour moi avec les systèmes interactifs en général, c’est que, si tout est déterminé, c’est-à-dire si l’interprète peut contrôler chaque son que produit la machine, il devient une sorte « d’opérateur ». L’ordinateur ne prend pas d’initiatives, tout doit être déterminé par une logique conditionnelle : if-then-else. L’ordinateur est incapable de réagir ou de s’adapter au lieu, il ne fait que ce qu’on lui demande de faire avec une logique très… binaire. Tout ce qu’il fait, sa façon de réagir, est limité par les instructions prévues dans le programme. C’est pourquoi nous n’avons jamais la relation à l’instrument numérique qu’on a avec un instrument acoustique, où il y a une résistance, une contrainte physique, liées à la nature de l’instrument, laquelle structure les gestes et permet l’émergence d’une expression. C’est pourquoi l’idée de simuler un instrument qui échappe au contrôle du musicien oblige l’interprète à être dans une écoute très attentive, à l’affût à, littéralement, tendre l’écoute, la charger de tension. Je pense que si on veut — je ne sais pas si c’est possible—, si on veut arriver à trouver quelque chose d’équivalent à une expression – alors quand je dis « expression », ce n’est pas du tout l’expression romantique ou quelque chose comme ça, c’est quelque chose de propre au musicien sur scène, à l’interprète, quelque chose qui lui appartienne à lui ou à elle – on doit trouver des moyens nouveaux de la faire émerger dans l’interaction avec les dispositifs, c’est un peu ça l’idée d’inviter l’interprète à “tendre l’oreille”.

Jean
Je vais rajouter une toute petite chose : c’est que, tu parles de tension, en fait, elle est pour l’interprète et elle l’est aussi pour le public. Parce que, en fin de compte, il n’y a pas de gestes prévisibles dans le sens où lorsqu’un violoniste va prendre son archet, se rapprocher des cordes, tout le monde s’attend à ce qu’il y ait un son de violon, alors que devant un thérémine, même si on s’approche de l’antenne, on ne sait quand ni quel va être le son produit. De plus, avant de commencer réellement la pièce, j’avais proposé une introduction dans le silence, précisément pour que l’attention du public soit vers ce geste silencieux qui ensuite révélera un son inattendu. L’idée est de mettre le public dans cette situation d’écoute / recherche / attente… finalement le rendre « acteur » de ce moment artistique partagé. Effectivement, quelque chose se tend, se joue, à ce moment-là.

 

2.2 Toucher, l’exigence d’une corrélation mains/oreille

Jean-Charles
Dans l’article « Espaces notationnels et œuvres interactives », à ce sujet, est mentionné « corrélation mains/oreille d’une grande exigence »[8]. Quelle est l’exigence vis-à-vis de la main ?

Vincent-
Raphaël
Nous pourrions dire que c’est l’exigence du sens que l’on donne au son et donc au mouvement de la main qui le produit, mais c’est aussi la structuration d’un espace que l’on dessine autour du thérémine, rendant possible une gestuelle ayant du sens en soi, une choréographie pourrait-on dire.
Il y a ensuite le travail d’interaction, sur quoi agit-on réellement, un volume, une forme sonore, quels sont les paramètres sur lesquels nous agissons ? À partir de là nous avons notre « aire de jeu » et la main peut s’y développer, tout d’abord de façon intuitive.

Jean
Avant tout, il y a un son, et la « réponse » que l’on doit proposer ; comment spontanément, intuitivement, mon corps ou mes mains vont interpréter ce son-là, lui donner une forme physique. Cela lui donne une consistance, une expression, une projection, qui sans le geste, ne serait pas du tout la même. Il est assez simple de faire cette expérience, prenez un son mécanique fait de « bip, bip, bip, bip », personne n’écoute et c’est inintéressant, si nous nous mettons à l’incarner, à lui donner une temporalité, une forme, un espace, cela change tout. C’est vraiment cela qui se joue dans la pièce Silence Must Be de Thierry de Mey[9]. À ce moment-là, la main, le geste, la présence, va donner une direction au son, va lui donner un sens qui à priori il n’a pas. Dans Toucher le rapport au son est autrement plus complexe, le geste doit à la fois produire le son et dans le même temps le dessiner dans l’espace. La version de Claudio est géniale de ce point de vue il y a une réelle chorégraphie du sonore, qui entraine une espèce de forme totalement folle en termes d’espace, de rapport à l’instrument. Finalement il s’agit de présence, celle du son et celle de l’interprète. Chaque interprète jouant la pièce devra réimaginer une forme pourtant écrite mais l’insérer dans un espace qu’il faut à chaque fois réinventer. Et c’est le propre de l’interprète de révéler ça par un geste, un mouvement, un arrêt, une suspension, quelque chose qui nous appartient. C’est à cet endroit-là que le geste incarne, en tout cas donne une incarnation entendue d’un son qui est immanent, en tout cas qui n’est pas produit concrètement par un souffle ou une frappe dont le résultat pourrait être prévisible.

Vincent-
Raphaël
Ça c’est vraiment le terme qui convient, à mon avis, le mieux : « immanent ». À la différence des instruments acoustiques, où pour obtenir un son il faut que tu appliques une force plus ou moins puissante selon le résultat recherché, avec Toucher — mais c’est aussi le cas avec Virtual Rhizome — tu as des instruments où c’est comme si la musique tournait en arrière-fond. On revient à ce que je disais tout à l’heure concernant l’automatique de l’instrument. Les matériaux sont là, le musicien ne les produit pas à proprement parler : les sons sont enregistrés, les modules sont fabriqués ou programmés, etc. C’est un peu comme si le rôle de la main était de fouiller et d’extraire le matériau d’une sorte de magma. C’est pour ça que cette référence à la musique immanente me plaît beaucoup. Le musicien cherche à l’intérieur de quelque chose qui est déjà là, pour en faire émerger certains points de vue. C’est évident dans certains passages de Toucher où il y énormément de couches et le fait que tu sois ici ou là par rapport aux antennes, ou que tu déplaces la main dans un sens ou dans un autre, ou d’un point à un autre, etc., c’est en quelque sorte comme si tu travaillais une matière, comme si tu étais en train de la sculpter. Comme tu le disais, chez Claudio, il y a quelque chose qui est dans la construction, dans l’évolution des choses : il va chercher un élément, puis un autre, et conduit ainsi le discours. Ce qui était assez nouveau pour moi et très étonnant dans la version qu’avait jouée Jean, c’est que Jean jonglait avec toutes ces matières. On avait l’impression d’un volcan en éruption, d’où émergeait un univers complètement éclaté, du magma, de la lave, de bouts de basalte… enfin, il y en avait de partout. Et ça, c’est une autre façon aussi de travailler la matière que j’aime beaucoup. Le travail de l’interprétation consiste aussi à faire corps d’une certaine manière avec ce dispositif, mais d’une façon qui n’est pas du tout la même qu’avec un instrument traditionnel où tout est déterminé par le mouvement du corps. Là, c’est un peu comme une rencontre entre deux logiques, la logique de la machine et la logique de l’interprète, et de cette rencontre émerge quelque chose de très intéressant.

 

2.3 Toucher, Notation

Jean-Charles
Comment fonctionne le rapport à la notation ?

Jean
C’est un sujet fondamental dans ce type d’aventure ! Et j’ai beaucoup appris sur cette question de l’écriture en montant Virtual Rhizome. Lorsque l’on est interprète, on est toujours à la recherche d’un cadre, d’une écriture artistique qui nous permette d’entrer dans la démarche du compositeur et rendre concret une œuvre écrite. Par rapport aux partitions, j’ai souvent été frustré. Soit c’est trop directif (trop d’injonctions, de signes, de notes qui parfois ne permettent pas une lecture singulière, trop occupé que nous sommes à faire tout ce qui est écrit) et dans ce cas-là on cherche l’espace pour l’interprète, on se dit : « Mais, comment vais-je respirer ? » Soit c’est extrêmement ouvert avec des tas de possibilités d’interprétation et d’approches. Je ne parle pas des mf, ralentis, accel. etc., mais des mots qui nous permettraient de réellement contextualiser une forme, un phrasé. Parfois, la place de l’interprète est réduite au minimum, voire, de temps en temps pas vraiment considérée par le compositeur. Ou bien, au contraire, on est dans quelque chose de très (trop) ouvert qui laisse une grande part à l’improvisation et moins à la forme, en tout cas moins en termes de récit, de narration. Ce qui est intéressant, c’est l’entre-deux, c’est-à-dire avoir quelque chose d’absolument écrit, d’absolument pensé – et ça on en reparlera pour Virtual Rhizome, mais c’est la même chose pour Toucher – mais qui laisse des espaces d’interaction à l’interprète.
La question au final est : doit-on jouer ce qui est écrit ou ce qu’on lit ?
Cette approche change énormément de choses. Il y a beaucoup de pièces où vous avez des notes de programmes, qui ressemblent plus à des modes d’emplois, parfois nécessaire mais cela devient problématique lorsqu’il n’y a rien côté !
Lorsque l’on lit Kontakte de Stockhausen même sans avoir lu la notice, on est capable d’entendre les énergies qu’il a écrit dans la partie électroacoustique. Dans Toucher, comme dans Virtual Rhizome, nous avons une structure très précise, et en même temps, suffisamment d’indications pour laisser une liberté d’écoute de l’interprète pour s’approprier la pièce, dans les proportions qui sont celles données par le compositeur. C’est vraiment cet alliage entre un son pressenti et un geste, équilibre instable… mais c’est la même chose chez Bach.
Il est essentiel à travers des pièces comme celles de Vincent d’avoir cette perception intime : qu’est-ce que j’ai envie de chanter, finalement, qu’est-ce que j’ai envie de faire entendre, qu’est-ce qui me plaît là-dedans ? Si on adopte exactement la même attitude derrière un marimba ou un violon ou un piano, l’interprète va vraiment réaliser quelque chose qui sera singulier et qui correspondra à une vraie appropriation du texte qu’il est en train de lire. Il s’agit de faire entendre et penser comme lorsque l’on entend la lecture d’un poème : ce qui sera intéressant ce sera la multiplication des interprétations du poème, chacune permettant au poème d’être toujours en devenir, bien vivant. C’est exactement la même chose pour la musique.

Vincent-
Raphaël
Ici, à la différence d’une notation classique, toute l’information n’est pas sur la partition. Je sais que cela ne l’a jamais été, qu’il y a de codes historiques, comme l’ornementation, qui n’étaient pas toujours notés. Avec ces œuvres-là c’est d’autant plus vrai que, comme on le disait tout à l’heure, il y a une partie de l’instrument qui a un fonctionnement autonome. L’instrument est éclaté dans ses différentes composantes (les capteurs de geste, les générateurs sonores, les haut-parleurs…) et chaque composante de l’instrument fait l’objet d’un travail d’écriture. Et donc, la partition elle-même se trouve éclatée entre les différentes composantes du dispositif, par exemple : le programme informatique, les sons qui sont enregistrés dans l’ordinateur. Si tu suis la partition et tu fais les gestes exactement comme ils sont notés, ça ne donne rien. D’ailleurs, dans une pièce comme Toucher — maintenant on a assez de recul pour pouvoir le dire, car elle a été jouée par des interprètes assez différents— il faut comprendre techniquement comment ça marche, c’est-à-dire savoir ce qu’est qu’un patch Max, comment marche une interaction, qu’est-ce que c’est qu’un granulateur, etc., afin d’être à l’aise dans le jeu. En comprenant ce qui se passe on peut mieux contrôler l’instrument, suivre la partition, et saisir plus précisément ce qui est noté graphiquement. Il n’est pas possible de maintenir une attitude traditionnelle qui consisterait à reproduire un certain type de gestes parce qu’ils ont été notés par le compositeur et que donc il faut les respecter. Ça ne marche pas comme ça, ça ne peut pas marcher comme ça, c’est impossible pour les raisons évoquées tout à l’heure, c’est que la relation à l’instrument n’est pas du tout la même. Dans Toucher, il y a la représentation des gestes et aussi une notation de ce qu’on doit entendre qui est noté avec le nom des sons. Mais il y a une troisième notation qui est à la toute fin de la partition : c’est un script qui décrit ce qui se passe dans chaque partie. Il y a 19 parties, c’est relativement facile à mémoriser et finalement c’est ça que mémorise surtout l’interprète. Ce que l’interprète garde en tête ce sont deux choses différentes : a) le fonctionnement de l’instrument, c’est-à-dire la façon dont il répond à l’action du musicien, dont l’espace autour des antennes est organisé, ce que fait le « patch », les différents samples utilisés, etc. ; et b) le script, c’est-à-dire l’activation successive des différentes composantes de l’instrument dans le temps.

 

2.4 Toucher, la forme

Jean-Charles
Parce que les 19 situations peuvent s’enchaîner dans des ordres différents ?

Vincent-
Raphaël
Non, pas dans Toucher, à la différence de Virtual Rhizome. Dans Toucher, la forme est très directionnelle. Elle est structurée en deux parties qui suivent le même schéma : c’est comme si tu dessinais quelque chose, d’abord en faisant des points, puis des lignes, puis des ornements dans les lignes, puis il y a un moment où ça devient tellement complexe qu’on perd le lien entre le geste et ce qu’on entend. C’est à ce moment-là qu’apparaît le “vrai” son du thérémine, comme s’il disait : « Ah ! mais je suis là, c’est moi le véritable instrument ». Il y a donc une conduite formelle : on commence par le chiffre un, puis au deux il y a un élément nouveau, à trois, un troisième, à quatre, on revient à trois, etc. Donc tu ne peux pas le jouer dans n’importe quel sens.

Jean
Pour ma part, après avoir intégré les différentes parties, j’essaie de mettre en évidence des « états pivots » sortes de ponctuations qui me permettent de construire mon interprétation et donc ma lecture de la forme de la pièce. Il ne s’agit pas de raconter une histoire mais une forme de récit, au sens de parcours, un parcours intérieur qui se fait comme des mailles entre des sons qu’on révèle, ou que l’on va cacher, etc. C’est ce rapport que l’on a au fil du temps avec le son, qui finalement fait récit. Commencer par des riens, des bribes de sons et commencer à construire avec l’attention au fait d’essayer de ne jamais « perdre le public », donner des clés d’écoute. Si l’interprète est vraiment dans cette dynamique d’écoute du temps et de l’espace, il y aura obligatoirement quelque chose à prendre du côté du public. Il est clair que dans ce cadre, celui-ci doit être également curieux de ce qui va se passer ou non ; au fil de la pièce on peut percevoir une sorte de « co-écoute » et à ce moment il ne s’agit plus que de son partagé. Il s’agit d’être dans la même « fragilité d’écoute », une sorte de tension communicative et d’écoute intense, public et interprète ici et maintenant.

Vincent-
Raphaël
Dans le cas de Toucher, tu ne peux pas modifier l’ordre des sections, par contre, chaque section laisse la place pour développer un discours propre. Cela étant, il faut que tout ça s’enchaîne dans une continuité, on ne peut pas s’arrêter une demi-heure quelque part car toute la continuité disparaîtrait. Mais cette possibilité de prendre son temps est importante pour retrouver cette manière d’aller chercher la musique dans l’instrument, à la faire émerger. C’est donc important qu’il puisse exister une certaine liberté temporelle pour pouvoir le faire. Certains modules contiennent une petite partie d’aléatoire qui produit parfois des choses imprévues. Ce qui fait que quand le musicien est en train de travailler la matière avec sa main, s’il entend quelque chose d’intéressant, d’inattendu, il peut le refaire parce que c’était bien, et qu’il est heureux. En concert un truc imprévu peut arriver, « Ah ! tiens ! c’est curieux, ça je n’avais jamais entendu, je le refais ». Et donc, il y a cette ouverture-là, aussi, dans la pièce qui permet d’avoir ces moments heureux, surprenants. Tout en essayant de ne pas succomber à la tentation de la machine !

Jean-Charles
Dans le passage d’un module à l’autre, de 1. à 2. par exemple, la temporalité est contrôlée par l’interprète?

Vincent-
Raphaël
Oui. Par exemple, au chiffre 1, dans Toucher, on ne sait jamais précisément quel son va apparaître. On sait qu’il y a un réservoir de sons de voix, de soupirs, il y en a qui font « pouk, bong, zoom » [sons vocaux très courts] et puis il y en a beaucoup plus longs qui font « paaaaah » [chuchoté]. Donc, si on en entend un qui est plus long, on doit attendre pour éviter que ce soit trop chargé… On pourrait en déclencher plein, rien n’interdit de le faire, mais cela n’aurait pas de sens. Parfois, il arrive qu’on en fasse un ou deux de plus, ou que, je ne sais pas pour quelle raison, on ait envie de tenir un peu plus, et puis, quand les choses sont installées, qu’elles sont bien posées, on passe au chiffre 2, qui reprend les éléments de 1 avec une variation supplémentaire.

 

2.5 Toucher, processus temporel de l’appropriation de la pièce

Nicolas
Sidoroff
Je vous écoutais, mais je vous regardais aussi, parce que vous faisiez pleins de gestes intéressants. Concernant la manière dont Jean s’est approprié cette partition, ou cette notation, ou cette œuvre – je ne sais pas quel est le meilleur terme pour la qualifier – comment est-ce que cela a commencé, qu’est-ce que tu as fait et dans quel ordre ? Tu as dit que tu en avais beaucoup discuté avec Vincent, et du coup, c’est à quel moment, comment ? Est-ce que c’est avant, est-ce que c’est pendant, est-ce que c’est après, est-ce que c’est peut-être les trois ? Quel est le processus temporel de l’appropriation de la pièce ?

Jean
Comme pour toute pièce avec électroacoustique, en ce qui me concerne tout commence par le son. C’est la « signature » du compositeur et c’est ce qui me guide. A partir de là on commence à comprendre l’espace du compositeur, son univers, il s’agira que l’on y trouve notre place, notre lecture, notre réponse. Pour ces deux pièces, il ne s’agit pas uniquement de jouer le son, mais bien de se l’approprier. Une fois qu’on a une idée de l’espace sonore de chacune des parties, on va commencer à habiter ces différents espaces en leur donnant notre propre perception à travers le geste.

Une chose est pour moi réellement incroyable c’est la préscience que l’on peut avoir d’un son, préscience qui se révèle à travers une attitude, un geste, une écoute. Pour Virtual Rhizomes, on ne sait pas toujours quelle nappe va être jouée, quel impact, et l’écoute, l’attention qui en découle nous ouvre des horizons incroyables car potentiellement, cela nous oblige à être encore plus dans l’intuition d’un ressenti sonore qui nous est propre. C’est cet équilibre entre cette attitude d’écoute intégrale anticipée, et la notion de la forme sur laquelle nous avons travaillé qu’il faut garder de façon à ne pas être dans ce fameux « hochet » dont parle Vincent. Il est intéressant de se dire qu’une nappe jouée et que l’on ne connait pas à priori va déterminer le développement de cette séquence particulière, encore faut-il lui donner un sens particulier en termes d’espace.

Les dernières années où j’étais professeur de percussion à Lyon, pour faire en sorte que cette attention particulière au son soit mise en évidence dans le travail d’une pièce, je voulais qu’aucune nuance n’apparaisse sur les partitions que je donnais aux étudiants uniquement pour qu’ils aient un rapport simplement à la structure, et que les dynamiques (leur voix) soient lors de ces première lectures totalement libres. A ce moment-là, se pose de manière évidente la question du son et de sa projection, alors que si on lit une nuance écrite dans l’absolu et donc décontextualisée d’un mouvement global, on n’y pense même pas, on répète un geste sans que l’on prenne souvent suffisamment attention au son qui en résulte.

A l’inverse Toucher et Virtual Rhizome (comme d’autre pièces) nous obligent à questionner ces différents paramètres. Pour moi, Toucher comme Virtual Rhizome, sont fondamentalement des méthodes de musique : pas de prérequis, sauf à être curieux, intéressé, conscient des possibles, présent ! Cette liberté que nous proposent ces pièces sont avant tout une façon de nous questionner à tous les niveaux : notre rapport à la forme, au son, à l’espace, c’est en cela qu’elles sont de réelles méthodes de Musique. Ces pièces sont une véritable aventure et rencontre avec soi. Sur scène, vous savez à peu près où vous voulez aller, et en même temps, tout reste possible, c’est totalement grisant et en même temps totalement stressant.

Nicolas
J’ai l’impression que pour le travailler, tu as « squatté » entre guillemets chacune des 19 situations, comme s’il s’agissait de « maisons ». Tu es resté dans la première maison, pour reprendre cette image-là, pour voir ce qu’elle avait un peu dans le corps, ce que à quoi il retournait, avant de passer à la deuxième ?

Jean
Exactement.

Nicolas
Ou alors, tu as fait une lecture globale, en te disant : « Ah ! il y a un voyage vers la prochaine maison » ?

Jean
Non, j’ai fait vraiment partie par partie, en tout cas c’est ma façon de faire, arriver à se retrouver soi le mieux possible dans un espace avant d’aller explorer le suivant. C’est ce que j’appelle la « présence », il faut être présent, bien ancré dans le sol. Avec les nouvelles technologies, on pourrait rester dans une forme de superficialité, totalement dans la représentation, dans les effets. C’est précisément ce qui est problématique avec ces dispositifs électroacoustiques qui fonctionnent un peu comme des boites de Pandore avec tous les dangers que cela représente en termes d’interprétation ; est-ce que c’est nous qui décidons pour l’instrument ou l’instrument pour nous… ?

Nicolas
Il y a un moment, tu as dit que tu avais… En tout cas, on a sous-entendu que tu avais vu la version de Claudio ? À quel moment du processus ?

Jean
Après, toujours après que j’aie une idée à peu près claire de ce que je veux faire. Je connais bien Claudio, qui a été un de mes étudiants au CNSMDL, c’est une personnalité qui a un talent fou, une présence très italienne, magnifique. Sa version sonne comme une évidence. Je serais incapable de reproduire ce qu’il fait tant sa version est totalement singulière et lui correspond tout à fait, si je me mettais à vouloir reproduire ce qu’il fait, ça serait un désastre, ça serait ridicule. Et justement, c’est ça qui est fort avec cette pièce-là, il n’y aurait pas de bonne ou de mauvaise version de la pièce, mais une justesse d’interprétation, être juste est quelque chose qui est à la fois simple et terriblement compliqué, il s’agit de se retrouver soi.

Nicolas
Le geste que tu fais en silence avant le début de la pièce, que tu as décrit plusieurs fois, à quel moment de ton parcours d’appropriation de l’œuvre apparaît-il ? Et cela, est-ce que tu le gardes toujours, parce que, du coup, ça fait maintenant partie de ton interprétation ? Comment cela se construit-il ?

Jean
Jouer dans le silence juste par quelques gestes c’est quelque chose qui me touche beaucoup, et ce depuis que j’ai commencé à jouer la pièce de Thierry de Mey Silence must Be il y a de nombreuses années. Je me suis rendu compte que créer un espace gestuel dans du silence me permettait de me concentrer sur une présence et uniquement sur celle-ci, car il n’y a aucun artifice, aucune virtuosité, il n’y a que de la présence. L’idée est de faire en sorte que le public, au départ surpris voire incrédule, entre progressivement dans votre discours, et dans le cas de Silence Must Be, les clés lui sont données plus tard lorsque je rejoue la même séquence silencieuse, accompagnée d’une bande sonore enregistrée. Pour Toucher j’adore vraiment commencer de cette façon, à la différence que je construis un geste qui va s’augmenter de plus en plus donnant ainsi au public une clé de lecture. L’idée derrière cela est de vraiment « faire silence » ce qui est la meilleure façon de travailler sur le son, car ce n’est pas en jouant plus que l’on entend. Au contraire cela assomme parfois et plus on monte le son plus on l’écrase bien souvent. Ici l’idée est de faire en sorte que le premier son obtenu par le thérémine soit un son extrêmement fin presque à la limite de l’audible et pour cela il faut réellement faire silence. Une fois que l’on commence la pièce, c’est à partir de cette dynamique et de cette écoute initiale que nous pouvons la faire évoluer.

Jean-Charles
Apparemment, dans toute cette histoire, la notion d’enregistrement d’une performance donnée pose problème. Souvent, par exemple, en improvisation, on utilise l’enregistrement non pas pour le diffuser, mais comme miroir pour écouter ce qui s’est réellement passé, parce qu’on a une écoute différente après coup que quand on est en train de jouer. Quel est le statut de l’enregistrement dans ce contexte ?

Vincent-
Raphaël
Il y a la captation vidéo qui fait partie des outils de travail, mais qui n’est pas simplement l’enregistrement son. C’est bien sûr la trace d’une expérience, mais pour ceux qui jouent la pièce ça peut être un outil de travail aussi, aidant à comprendre comment elle marche. Il y a aussi l’enregistrement audio lui-même : c’est assez drôle, parce que je me rappelle quand la pièce a été diffusée à la radio, en l’écoutant, je me demandais si c’était vraiment la pièce ? Ce qu’on entend, ce n’est qu’une partie de l’œuvre. C’est pour ça que je défends l’idée que les œuvres sont des agencements très particuliers, ce n’est pas simplement le son, c’est l’agencement entre le son, l’interprète qui joue et les gestes qu’il va faire. Tout ça prend du sens dans Toucher. Si on écoute un enregistrement, c’est comme si on écoutait une pièce acousmatique, tout simplement. Personnellement, j’en étais assez content parce que ça sonnait pas mal en tant que pièce acousmatique. Sauf que cette pièce n’a pas de support fixe, bien qu’il en existe un, puisque l’ordinateur est là et que le programme est fixé sur une mémoire. Mais elle donne lieu à une interprétation à chaque fois différente, à une nouvelle projection dans le temps qui est unique. La captation avec la vidéo a du sens en tant que trace d’un événement, comme n’importe quel enregistrement de n’importe quelle œuvre.

En ce moment un de mes étudiants est en train de monter la pièce. Il a travaillé sur les vidéos qu’on peut trouver en ligne pour la comprendre, en comprendre la notation, etc., ce qui fait gagner un peu de temps. Mais cela n’a pas été la démarche de Jean, il a eu un autre type d’expérience. Je pense que chacun aborde la pièce d’une certaine manière. Mais on peut dire que de façon générale, la vidéo est devenue un accessoire à la partition.

 

3.1 Virtual Rhizome, smartphones, hochet primitif, espaces virtuels

Jean-Charles
On peut peut-être passer à Virtual Rhizome. Dans cette pièce, l’interface entre l’interprète et le dispositif est assurée par la manipulation de smartphones. Pour commencer, on va revenir un peu à ce qui a déjà été abordé : à un moment donné dans l’article déjà cité, tu parles à ce sujet de « hochet primitif »[10].

Vincent-R.
[rire] J’aime bien.

Jean-Charles
Il me semble qu’il y a aussi la présence ici de l’idée des jeux vidéo, dans lesquels il y a les novices et puis les virtuoses…

Vincent-R.
… Ceux qui gagnent et ceux qui perdent…

Jean-Charles
Mais dans les jeux vidéo, il semble que les novices sont en quelque sorte reconnus comme respectables au même titre que les virtuoses. Est-ce que c’est le cas ? C’est-à-dire est-ce que la pièce reste la pièce, quel que soit la personne qui joue, même quelqu’un qui n’a jamais fait de musique ?

Vincent-
Raphaël
Je ne sais pas. Un mot sur cette histoire de hochet, c’est en lien avec la problématique des interfaces. Dans Toucher, le lien entre les gestes et le son est complètement arbitraire, c’est moi qui l’ai choisi, c’est une relation purement contingente. Le même geste, ailleurs, dans la pièce, peut produire des sons très différents. Mais l’objet-thérémine est là, avec l’espace autour des antennes. Il y a tout ce qu’on disait tout à l’heure qui structure le geste du musicien, qui permet de créer un jeu expressif. Avec les smartphones, pour moi, c’était un problème, parce que là pour le coup tu n’as plus d’espace, c’est un objet réduit au minimum. Du point de vue gestuel, tu peux faire tous les gestes que tu veux, mais c’est un objet que tu tiens dans la main, et avec un seul et même mouvement de la main je peux faire un milliard de sons différents. Donc il y avait un problème relatif à la construction d’un discours, du fait de l’absence d’un espace structuré qui permette de dire : « Voilà ! au début je suis ici, après je vais jouer là, après je vais m’éloigner, je vais passer à… ». Dans Toucher, cet espace structuré existe autour des antennes. Dans Light Music de Thierry de Mey[11], que Jean a créée, il y a une surface lumineuse, virtuelle aussi, on ne la voit pas, mais quand il place la main quelque part, ce n’est pas n’importe où, il pose la main à l’endroit qui correspond en fonction de la structure de l’espace. Avec le smartphone, il n’y a pas de structure. C’est un objet ponctuel, presque « incorporé », qu’on ne peut que secouer. Ça me faisait penser à un maracas. Mais quand même, toute cette technologie pour faire le geste du maracas, ce n’était pas la peine de faire tout ça ! [rire] Pour moi, c’était un gros problème. Je me suis bien pris la tête pour trouver la solution qui paraisse convenable. Elle a consisté à ne pas chercher du tout à faire du smartphone un instrument. Cet objet-là, en soi, n’a pas beaucoup d’importance – même si ça en a évidemment, je caricature un peu – mais ce qui est important c’est : qu’est-ce que l’interprète est en train de jouer ? Où se trouve l’œuvre vraiment ?

Quand tu joues à un jeu vidéo, tu peux te retrouver dans une pièce ou dans la rue, puis à un moment donné tu tournes, tu vas dans une autre pièce ou tu passes dans une autre rue, et puis tu as des extraterrestres qui t’attaquent, tu dois réagir et ensuite tu passes à l’étape suivante. C’est une sorte d’architecture virtuelle que tu peux parcourir de plein de façons différentes. Finalement c’était ça l’idée dans Virtual Rhizome, laisser tomber le modèle instrumental traditionnel, qui existe encore dans Toucher, mais qui n’est plus adapté ici parce qu’il n’y a pas d’espace à explorer dans cet objet qu’est le smartphone. Et de là est venu cette idée de construire un espace virtuel et d’utiliser le smartphone comme une interface, presque comme une boussole qui permet de s’orienter à l’intérieur de cette architecture. Voilà comment les deux choses, le hochet et le jeu vidéo, sont liées.

 

3.2 Virtual Rhizome, le chemin vers la virtuosité, l’écoute

Jean-Charles
Et donc, où peut-on trouver le chemin vers la virtuosité dans cette pièce ?

Jean
L’écoute. Être capable non pas d’écouter mais d’une certaine façon être le son…
Lorsque l’on a enregistré avec Vincent les sons de percussion utilisés dans Virtual Rhizome, je jouais quasiment tout avec les doigts, les mains, cela permettait d’avoir beaucoup plus, de couleurs, de dynamique que si j’avais utilisé des baguettes. Lorsque l’on joue avec les mains il y a un rapport à la matière qui est particulier, surtout lorsque l’on passe sa vie à jouer avec des baguettes, et de fait, notre écoute lorsque l’on joue avec les mains et les doigts est encore plus « curieuse ».
Ensuite, pour cette pièce, il s’agit de bien comprendre l’interface et en jouer notamment avec la possibilité de superpositions d’états que l’on peut changer à chaque interprétation. Mais encore une fois, cela n’est possible qu’avec une vision claire de la forme générale si on ne veut pas se laisser dépasser par l’interface.
Quelque-soit l’interprète, il y a un point commun qui est cette nécessité d’écouter ; un son est entendu si je vais jusqu’au bout de ce qu’il peut dire. Il s’agit d’écrire une pièce électroacoustique en temps réel, avec ce qu’on entend de l’intérieur du son.

C’est l’idée de cette intériorité qui a fait avancer l’interprétation car au début je bougeais beaucoup sur scène, et plus j’ai avancé dans la pièce plus cette démarche est devenue intime, singulière et secrète, c’est pour cela que sur scène je suis éclairé par un contre (si possible rouge) pour que le public ne voit qu’une ombre et idéalement ferme de temps en temps les yeux…

Ce qui est intéressant avec les versions avec danse c’est qu’au final même si les mouvements sont plus riches plus diversifiés, il y a vraiment cette écoute intérieure qui prédomine et qui contraint à une certaine épure, un choix de l’intention avant le choix du mouvement ce qui donne à voir avec les danseurs des mouvements d’écoute et d’incarnation totalement singuliers.

Vincent-
Raphaël
Cette version avec danse était très impressionnante, parce que les trois danseuses étaient super en place. Je me disais : mais comment avez-vous pu être en place dans quelque chose qui ne l’est jamais, qui n’est jamais placé pareil ? On avait vraiment l’impression qu’elles étaient parfaitement synchronisées à la musique. Comment ont-elles fait ? C’était touchant, oui. Très touchant.

Jean
Et c’était génial à cause de l’accumulation des possibles, c’est-à-dire les nappes qu’elles avaient rencontrées, les sons qu’elles connaissaient, en tout cas qu’elles avaient entendues. Elles s’étaient fait une sorte de récit (c’est exactement la même chose dans Toucher), elles savaient, il y avait un récit qui se faisait, il y avait des choses très marquées, elles devaient être là à tel endroit. J’ai vraiment trouvé incroyable la sensibilité qu’elles avaient et surtout leur intelligence. Vraiment, lorsqu’on a travaillé dans un cadre comme celui-là, avec des pièces de cette intensité-là en termes d’interprétation, je pense qu’il y a véritablement un avant et un après. Parce que les formules proposées en général à des chorégraphes, c’est de danser sur une musique déjà définitivement fixée. La plupart du temps, lors des répétitions, ils ne font que répéter ce qui a déjà été plus ou moins décidé. Au contraire, on a ici l’idée d’un cadre souple qui permet de savoir où on en est parmi une infinité de possibles. Et les trois danseuses en ont vraiment profité parce qu’on l’a fait trois fois et c’était super à chaque fois.

 

3.3 Virtual Rhizome, une collaboration
compositeur/interprète/réalisateur en informatique musicale

Jean-Charles
Au cours de l’élaboration de la pièce, vous avez fait ensemble des sessions d’enregistrement de la voix et de sons de percussion. Quelle a été la nature de votre collaboration entre vous deux ?

Jean
C’est tout de même Vincent le compositeur. C’est une collaboration, bien sûr, mais le propre du compositeur par rapport à l’interprète c’est ce « temps d’avance », qui nous oblige à nous déplacer vers ce qui a été proposé. Ensuite la collaboration compositeur – interprète a toujours existé, même si cette collaboration prend des formes différentes en fonction des rencontres.
Avec Vincent tout parait cohérent et fluide même lorsque nous avons enregistré des tas de sons pendant une journée. Tout était clair pour moi et rapidement j’ai compris dans quel univers sonore j’allais évoluer, même si je n’avais pas idée de la forme de la pièce, mais rien que de connaître le paysage est une chose essentielle pour un interprète.

Vincent-
Raphaël
Par rapport à la collaboration, c’est vrai que j’aime beaucoup écrire des pièces solistes, parce que cela implique un lien très fort avec la personne qui la joue. La pièce nait de cette relation-là. Dans Virtual Rhizome, il y avait quelque chose d’un peu particulier, c’est que l’instrument n’existait pas encore, pas vraiment, il fallait tout développer. On avait le smartphone, effectivement, mais j’ai passé beaucoup de temps d’abord pour imaginer comment aborder l’œuvre, avant de travailler sur les modules de traitement du son, ce que j’ai fait avec Christophe Lebreton, sachant que je ne travaille jamais avec des réalisateurs en informatique musicale. Il m’était déjà arrivé de travailler avec Christophe, mais dans des projets où il avait un rôle artistique. Dans Virtual Rhizome c’était la première fois où il a eu vraiment le rôle de réalisateur en informatique musicale. Je faisais les patchs dans Max et Christophe les encodait dans Faust puis les compilait pour l’iApp. Comme l’outil n’était pas prêt, on pouvait difficilement travailler directement sur la pièce. Et en même temps, dans une pièce comme ça, il fallait que s’établisse une relation avec Jean. Je me rappelle d’avoir proposé à Jean quelque chose comme ceci : « Je ne sais pas où on va, mais il va falloir avoir du son, des sons. J’aimerais beaucoup que l’œuvre soit aussi une sorte de portrait de toi-même, et donc qu’on parte des instruments que tu aimes, de ta façon de les aborder et aussi que tu joues avec les mains, sans baguettes ». Conceptuellement c’était intéressant que dans une telle pièce, où, justement, il n’y pas de contact à l’instrument, que les sons possèdent dans leur être profond ce contact direct au corps de l’interprète. Enfin, le son le plus personnel qu’on puisse imaginer c’est la voix. Et donc, j’ai proposé aussi à Jean de trouver un texte. Il y en a eu deux en fait : Jean a proposé des extraits de la Recherche de Proust, et j’ai proposé un texte de Borges (mais c’est Jean qui la dit aussi) extrait du « Jardin aux sentiers qui bifurquent » [dans Fictions][12]. C’est encore une histoire à la Borges, labyrinthique qui allait très bien pour le projet. Et les deux textes disent quelque chose sur le travail sensuel de l’écoute, le travail sur la matière sonore, la structure labyrinthique de l’œuvre. Ils sont là comme des signatures dont on peut entendre parfois un mot, un fragment à peine audible de la voix de Jean.

Tu as posé une question tout à l’heure, Jean-Charles, sur la virtuosité. Alors parler de virtualité ou de virtuosité, j’ai bien aimé le lien que tu fais entre les deux. La virtuosité, ici, réside dans le fait qu’il y a deux smartphones ayant un comportement complètement isolé l’un de l’autre. Ils ne communiquent pas entre eux. On pourrait jouer l’œuvre avec un seul smartphone, d’une certaine façon. On passerait d’une situation à l’autre, en avant et en arrière, grâce au contrôle gestuel. Avec les deux, on peut combiner n’importe quelle situation avec n’importe quelle autre situation. Ça veut dire qu’il faut un travail d’écoute, là, pour le coup, extrêmement tendu justement, du fait que, d’une part, tu ne sais pas toujours quelles sont les séquences automatisées qui vont apparaître, les trames, les nappes dont parlait Jean et d’autre part, tu as aussi les sons contrôlés, joués, dont chacun peut être très riche déjà en soi. Les deux smartphones induisent une très grande complexité du fait de la richesse des combinaisons possibles. Cela demande un travail d’écoute, d’intériorité, très concentré pour tenter de se repérer dans cet univers virtuel, car, justement, il n’a pas de consistance physique. Il n’y a plus de partition, la partition est dans la tête, c’est comme le palais de mémoire au moyen-âge, une architecture purement virtuelle qu’il faut parcourir. Ce qui fait que j’aime bien que tu rattaches ces termes de virtuosité et de virtualité parce que l’un dépend de l’autre, d’une certaine façon.

Jean-Charles
Sur cette collaboration, Jean, est-ce que tu veux rajouter quelque chose ?

Jean
Je connaissais déjà les pièces de Xavier Garcia, et donc, travailler avec des smartphones ne me posait pas de problème, par contre, c’est en commençant à détourner les applications de Xavier que je me suis réellement rendu compte du potentiel. Il est essentiel de savoir à minima comment cela fonctionne car sinon on n’arrive pas réellement à en jouer, de façon à ne pas se laisser dépasser par l’outil… Car c’est lui qui, au final, risquerait de prendre toute la place.

Nicolas
Ce que je trouve intéressant, c’est que la question de la quatrième édition de PaaLabRes est centrée sur comment rendre compte des pratiques et notamment celles complexes qu’on vient de décrire. Dans le cas de Virtual Rhizome peut-être plus que dans Toucher, il y a trois pôles qui sont assez bien défini en ce qui concerne la division du travail classique du 19e siècle, lorsque l’ordinateur n’existait pas. Il y a la personne qui compose, la personne qui performe, qui rend la composition en sons actuels, et Christophe qui est le luthier, qui serait une espèce d’informato-technicien, je ne sais pas trop comment le dire. Donc le compositeur donne une œuvre à jouer, quelque chose pour musiquer en termes de verbes d’action, Jean comme performer l’apprend et en fait quelque chose, et le rôle de Christophe, c’est de livrer le logiciel avec le système dedans pour faire que ça marche. Et c’est cette combinaison-là qui n’est pas du tout aussi simple que ce que je viens de décrire. C’est quand même une première représentation, et si on va juste un peu à l’étage au-dessous, pour voir les liens qui se tissent entre les uns et les autres, les mots qui sont utilisés, on peut se demander comment le fait à un moment d’avoir dit ça, d’avoir utilisé pour cette utilisation ce mot-là en particulier qui sort à un moment donné, parce qu’on l’a peut-être entendu prononcé à la sortie d’un bus, va permettre de faire activer une réelle collaboration. Comment on arrive à pouvoir décrire cette forme de complicité entre ces trois postes qu’on pourrait croire, dans une vision un peu primaire et bestiale, extrêmement séparés. On a tendance à regarder trop vite les choses, mais en fait il y a énormément de subtilités. À quels endroits se joue cette forme de coopération entre au moins vous-trois ? Ce n’est pas l’Ircam avec le Max MSP et tout ce genre de communauté un peu plus large. Je ne sais pas comment en rendre compte. J’ai quelques idées, mais, je vous livre un peu cette question pour nous aider à faire cela.

Jean
Je pense que c’est une version moderne de ce qui existait avec Mozart et le cor de basset, Bartok avec les timbales à pédale, Wagner avec le saxhorn… Je pense qu’il y a toujours eu ces relations-là, elles sont extrêmement imbriquées. Le luthier, Christophe, participe à la création de la pièce, il est structurant dans le processus de création. Il est clair qu’aujourd’hui, nous ne sommes plus dans la situation des époques précédentes où le compositeur maîtrisait l’outil et souvent était l’interprète de ses propres œuvres, en gardant le contrôle sur les trois tiers du processus de création : intuition, écriture, réalisation.
De nos jours, avec les dispositifs, la notion d’écriture a totalement changé de cadre, il s’agit en même temps de décrire la musique tout en mettant en place le dispositif de captation ou électroacoustique, ou en temps réel, c’est-à-dire construire un instrument.
Le compositeur ne peut couvrir qu’en partie le 2ème tiers sachant que la lutherie évolue également dans le processus d’écriture… La seule chose qui est évidente, c’est que du début à la fin, il y a une parole, c’est celle du compositeur, en termes de : « Ça je veux, ça je ne veux pas ». Et pour moi, c’est l’alpha et l’oméga de la création, c’est-à-dire son exigence. En tant qu’interprète il nous fait une matière, un discours, un récit, une vision, une pertinence. Il ne s’agit pas de hiérarchie, mais cette parole-là est le cœur de tout le processus de rencontre et de création.

 

3.4 Virtual Rhizome, la « Partition »

Nicolas
Dans l’article déjà cité, il y a la figure 3, qui est une représentation graphique avec le smartphone 1 et le smartphone 2 qui passe de 7 à 8 et qui revient à 7, etc. Et on se posait la question s’il s’agit de la notation d’un des possibles ? S’agit-il en fait de ce que Jean n’a jamais fait peut-être, de ce que Jean n’a jamais eu besoin de regarder pour réaliser la pièce ? Cette figure me semblait un peu incompatible avec le fait que soit la partition avec ce qu’il y a à faire. Donc, cette figure 3, qu’est-ce qu’elle représente ?
 
Exrait de la partition de Virtual Rhizome (exemple 3 de l'article)
Exrait de la partition de Virtual Rhizome (exemple 3 de l’article)

 

Vincent-
Raphaël
En fait, là, il s’agit d’un extrait de la partition. La partition contient aussi un texte de présentation qui explique le sens même de cette notation, laquelle correspond à un relevé de la première interprétation de Jean. Effectivement, c’est un parcours possible, mais qui est basé sur ce qui a déjà existé. Jean a donc super bien interprété la partition ! L’enregistrement respecte absolument la partition, puisque ça a été fait dans l’autres sens… Pas mal de choses proviennent de son interprétation. À un moment Jean faisait des allers-et-retours entre deux situations… J’ai transcrit cet extrait dont tu parles correspondant je crois aux situations 7 et 8. Il explicite qu’on puisse s’arrêter dans une zone de cette architecture pour la parcourir, pour regarder un peu ce qui se passe autour, et jouer avec la complexité issue de la combinaison des deux smartphones. Mais on peut la parcourir encore de beaucoup plus de façons que ce qui est indiqué dans la partition.

Au-dessus, dans la Figure 3, il y a aussi un terme : « inéluctable ». Il y a des termes qui sont venus s’ajouter afin de produire des intentionnalités. L’interprète ne fait pas que générer des sons, il les anime, leur donne une âme, littéralement, et pour leur donner une âme, il faut qu’il y ait une intention, un sens. Ça peut être un concept, je ne sais pas, une figure géométrique, quelque chose qui génère une intentionnalité. Ceci est important dans la partition, mais ce qui est noté c’est effectivement un parcours possible, et celui-là résulte donc du travail de l’interprète, c’est un parcours qui a été effectué par l’interprète pendant la collaboration et qui devient un modèle de la pièce possible. Il est intéressant de constater que c’est ce parcours qui a été suivi par les autres interprètes qui l’ont jouée, comme si la forme était définitivement fixée.

Jean-Charles
Vincent, tu as mentionné ci-dessus qu’il n’y avait plus de partition et que « la partition est dans la tête ». Comment de ton point de vue, Jean cela fonctionne-t-il ?

Jean
Ç’est lié à ce que dit Vincent, dans une pièce comme celle-ci l’idée d’avoir une infinité d’interprétation est une richesse incroyable, c’est un peu comme lorsque l’on analyse un poème, il se trouve qu’il y aura autant d’approche différentes que de gens qui liront le poème qui est pourtant le même pour tout le monde, j’adore ça.

Jean-Charles
C’est ce que Vincent appelle les « images » ? Dans le texte de l’article, on peut lire : « images totalement intériorisées par le musicien »[13]. S’agit-il des mots dont on vient de parler ?

Vincent-
Raphaël
Pas seulement ces mots, mais tous les sons et le parcours, tout. Une image dans le sens « imaginaire », tu vois, c’est quelque chose d’intérieur…

Jean-Charles
Ce n’est pas quelque chose de totalement visuel ?

Vincent-
Raphaël
Non, c’est intérieur. Mais on doit toujours se construire une image, pour que les choses puissent avoir une consistance et être extériorisées.

Nicolas
Moi, j’aurais une hypothèse sur le fait que les gens respectent la partition, qui est donnée comme impossible à respecter. En fait, il ne faudrait pas poser la question à tous les deux en même temps [rires]. Si quelqu’un te contacte, toi, Vincent, qui aimerait bien jouer cette pièce, qu’est-ce que tu commences par lui dire, qu’est-ce que tu lui envoies et tout ça. Réciproquement, si un interprète vient voir Jean en disant : « Ah ! j’ai trouvé ça vachement bien, qu’est-ce qu’il faut que je fasse pour pouvoir jouer ça ». Qu’est-ce que vous donnez, qu’est-ce que vous ne donnez pas ou que vous ne donnez pas tout de suite ?

Vincent-
Raphaël
Oui. Mais il y a quand même dans la partition à proprement parler un texte de présentation qui oriente beaucoup le travail. Ça, c’est écrit. Si quelqu’un vient me demander de monter la pièce, la première chose à dire c’est qu’il faut travailler chaque situation séparément, pour comprendre comment ça marche, parce que la partition, ce n’est pas la notation. La partition c’est aussi l’instrument, ce sont les modules de traitement sonore, ce sont les choix des sons enregistrés, c’est la voix de Jean, c’est la façon dont on a configuré certains types de contrôleurs à certains types de paramètres, tout cela fait partie de la partition. Il faut connaître tout cela pour pouvoir naviguer à l’intérieur et, une fois connu, à ce moment-là je pense qu’on peut faire un travail de construction, un travail musical. Jean, il connaissait tout parce qu’il a participé à la création de l’instrument avec Christophe, donc pour lui, c’est une évidence. Mais pour quelqu’un d’autre, cela ne l’est pas du tout. C’était déjà le cas dans Toucher, mais là peut-être encore moins. Ce n’est pas évident parce qu’on a la conception de l’instrument sur quoi on agit physiquement et qui capte le geste, et la partition où les intentions sont transcrites.

 

3.5 En conclusion : Références à André Boucourechliev et John Cage

Jean-Charles
Dans l’article, à la fin, dans la conclusion, il y a des références à Boucourechliev et à Cage. Or, ça me vient à l’esprit d’après ce que tu dis, que c’est précisément un peu différent parce que, et notamment chez Cage, il y a une séparation fondamentale entre le compositeur et l’interprète. Le compositeur définit des processus, et ensuite il passe le relais à l’interprète pour réaliser la pièce sans qu’il y ait besoin d’avoir le moindre contact entre eux. Chez Boucourechliev, c’est un peu la même chose, l’interprète peut élaborer sa partie du processus de création de manière tout à fait indépendante. Et donc, ça me paraît très intéressant de citer cette origine des partitions graphiques des années 1950-60 et de la comparer avec ce qui se passe aujourd’hui. Mais en même temps, vos propos me paraissent extrêmement différents de ce qui se passait à ce moment-là.

Vincent-
Raphaël
C’est sûr. Mais avant de parler de ça, je voudrais juste répondre à ce que disait Nicolas, sur le rôle de Christophe dans cette affaire. C’est lui qui est le concepteur du système. Cette idée de faire quelque chose avec les smartphones, c’est déjà un point de départ important. Comme toujours quand on entame quelque chose de nouveau, au début les idées sont un peu floues, on ne sait pas trop ce qu’on peut faire avec, donc on se réfère à des modèles connus. Dans le cas de Christophe, son expérience est basée sur le modèle de l’instrument, mais pas seulement. Je suis passé un peu vite en parlant de son travail artistique. Ce n’est pas seulement un réalisateur en informatique musicale, c’est aussi un concepteur de systèmes interactifs. Je suis peut-être le seul à dire cela, mais pour moi la conception du système interactif fait fondamentalement partie du travail d’écriture. Il y a un mot-clé que j’aime beaucoup car il traduit assez bien ce type d’expériences : c’est le terme d’agencement. Pour chaque nouvelle œuvre on se retrouve à agencer des fonctions musicales — l’interprète, le compositeur, le luthier — avec des outils techniques, pour créer à chaque fois des agencements originaux. Et voilà, la différence entre Toucher, entre la Chaconne de Bach et Virtual Rhizome, c’est qu’à chaque fois ce sont des agencements différents entre ce qu’on considère être une partition, une notation, un instrument, l’interprète, le compositeur, la place de chacun, la façon dont l’œuvre s’élabore, et à chaque fois il y a une œuvre et il y a donc effectivement un compositeur. L’idée même d’œuvre, la configuration qu’elle a, le lien entre le compositeur et l’interprète, tout ça, ça donne lieu à des agencements singuliers. Et pour moi, le compositeur qui a le plus expérimenté ceci au 20e siècle, c’est Cage. Chez Cage, les œuvres – il fabrique des œuvres, donc c’est effectivement un compositeur, il a cette fonction-là — sont très souvent des agencements particuliers entre des situations, l’interprète qui est aussi un homme de théâtre, les instruments qu’il faut choisir, ou des outils techniques, des installations, etc. Et évidemment, pour moi, il y a un lien direct entre le travail de Cage et des pièces comme Virtual Rhizome, c’est que les partitions de Cage, souvent, ne représentent pas une œuvre finie, ce sont des formes ouvertes. Surtout, la partition est un générateur d’œuvres. Si vous prenez les Variations de Cage, c’est un générateur d’œuvres, en somme, c’est comme si on vous donnait un modèle, un manuel d’instructions destiné à fabriquer la vôtre, en déterminant l’évolution des paramètres et les relations entre eux. Cage propose en fait des outils techniques, des supports, qui permettent donc à l’interprète de construire sa propre œuvre. Ce faisant il le fait sortir de la fonction traditionnelle d’interprète et crée ainsi un agencement particulier entre la partition et lui. Et par rapport à Boucourechliev, il y a un lien en effet entre lui et Virtual Rhizome : c’est que la partition est une sorte de carte de navigation. Ce que j’ai dit tout à l’heure sur l’architecture virtuelle s’applique ici, les smartphones sont comme des gouvernails qui permettent de naviguer à l’intérieur de l’œuvre. Les Archipels de Boucourechliev c’est un peu ça, ça porte bien son nom, c’est une carte de navigation.

Jean-Charles
Le terme qu’on a tendance à utiliser ici est celui de « dispositif » plutôt qu’agencement.

Vincent-
Raphaël
Dispositif, je l’ai bien utilisé aussi, on l’a écrit dans l’article. Dispositif, ça me va très bien. Disposer, composer, ça parle, c’est logique. Mais il y a dans le dispositif un double sens. Philosophiquement, il fait partie aussi des termes à double tranchant : c’est Foucault qui parle de dispositif, de dispositif d’internement, de surveillance. Et c’est vrai, on le sent, il y a quelque chose avec les dispositifs techniques qui nous emprisonne. Alors que le terme deleuzien d’agencement a pour moi un sens plus ouvert. Il y a quelque chose dans l’agencement par rapport au dispositif qui le rend plus ouvert, moins orienté. Le dispositif, ça a une finalité. L’agencement, je ne sais pas trop à quoi ça sert, il reste ouvert à l’exploration. Ce sont là des nuances, deux points de vue complémentaires d’un même processus[14].

Jean-Charles
Merci à tous les deux pour cet entretien très riche. Merci aussi à Nicolas.

 


1.Christophe Lebreton : « Musicien et scientifique de formation, il collabore avec Grame depuis 1989. »
Voir : Grame

2. Xavier Garcia, musicien, Lyon : Xavier Garcia

3. Charles Juliet, Rencontres avec Bram Van Velde, P.O.L., 1998.

4. « Light Wall System a été développé par LiSiLoG avec Christophe Lebreton et Jean Geoffroy. Voir LiSiLoG, Light Wall System

5. « SmartFaust est à la fois le titre d’un concert participatif, et le nom d’un ensemble d’applications pour smartphones (Android et Iphone) développées par Grame à partir du langage Faust. » Voir Grame, Smart Faust.

6. Claudio Bettinelli, percussionniste, Saint-Etienne. Voir Claudio Bettinelli.

7. Vincent-Raphaël Carinola, Typhon, l’œuvre s’inspire du récit de Joseph Conrad Typhon. Voir Grame, Typhon.

8. « Espaces notationnels et œuvres interactives », op. cit. 2.3, 2e paragraphe.

9. Thierry De Mey, Silence Must Be : « Dans cette pièce pour chef solo, Thierry De Mey poursuit sa recherche sur le mouvement au cœur du « fait » musical… Le chef se tourne vers le public, prend le battement de son cœur comme pulsation et se met à décliner des polyrythmes de plus en plus complexes ; …3 sur 5, 5 sur 8, en s’approchant de la proportion dorée, il trace les contours d’une musique silencieuse, indicible… » Grame

10. « Espaces notationnels et œuvres interactives », op. cit. 3.1.

11. Thierry de Mey, Light music : « pièce musicale pour un « chef solo », projections et dispositif interactif (création mars 2004 – Biennale Musiques en Scène/Lyon), interprétée par Jean Geoffroy, a été réalisée dans les studios Grame à Lyon et au Gmem à Marseille, qui ont accueilli en résidence Thierry De Mey. » Grame

12. Jorge Luis Borges, Fictions, trad. P. Verdevoye et N. Ibarra, Paris : Gallimard, 1951, 2014.

13. « Espaces notationnels et œuvres interactives », op. cit. 3.2.

14. Voir Monique David-Ménard, « Agencements déleuziens, dispositifs foucaldiens », dans Rue Descartes 2008/1 (N°59), pp. 43-55 : Rue Descartes

Rencontre avec Xavier Saïki

Rencontre entre Xavier Saïki et PaaLabRes (Samuel Chagnard et Jean-Charles François)

Discussion autour du projet mené par le collectif Ishtar sur Treatise de Cornelius Cardew. Entretien réalisé le 9 février 2017.

http://collectif.ishtar.free.fr/Sombresprecurseurs.html

 

English Abstract


 

Sommaire

Le Collectif Ishtar
Travailler avec Treatise
S’approprier différemment la partition
La ligne du temps
Influencer les pratiques d’improvisation
Treatise pour les pratiques amateures
Travailler la notation ou l’improvisation

 

 
Le Collectif Ishtar

J.C. François :
Pour commencer, ce serait bien d’avoir une mise en contexte de l’ensemble Ishtar. Qu’est-ce que c’est, quelle est son histoire ?
Xavier Saïki :
Au-delà d’un ensemble peut-être, Ishtar est avant tout un collectif d’artistes au sens le plus horizontal possible. C’est un collectif d’artistes au sens large. À l’époque du travail sur Treatise, il n’y avait que des musiciens. Est-ce un hasard ou pas, je n’en sais trop rien, en tout cas, c’est comme ça. L’association est née en 1993. Je n’en faisais pas partie à l’époque. Je suis arrivé dans cette histoire aux alentours des années 2007-2008. Donc au début, de ce que j’en ai compris, c’était un collectif qui regroupait énormément de monde. Ils étaient quasiment une trentaine. Le collectif est né même avant, à partir d’un orchestre d’enfants et d’ados monté par Jean-Pierre Goudard qui s’appelait « Ça Déméjazz ». Le collectif Ishtar est une suite de cet orchestre-là. C’est-à-dire, je crois, que quand « Ça Déméjazz » est arrivé à la fin de son histoire, les gens de l’orchestre ont voulu continuer à œuvrer ensemble et ont monté cette association qui s’appelle le collectif Ishtar. À la base ils étaient vraiment nombreux avec pas mal de danseurs, de comédiens, de performers, tout ça, justement, entre artistes amateurs, professionnels, tout cela n’était pas vraiment très clair et il n’y avait pas forcément de frontières… Et cela s’est assez structuré pour arriver vers un ensemble assez grand aussi, un peu dans le fonctionnement de tous les collectifs un peu de la fin des années 1990 type ARFI[1] on va dire, tournés autour du jazz, des musiques improvisées au sens large, avec une espèce d’orchestre qui réunit tout le monde, de big band, de grand ensemble, et puis plein de formes plus petites. Et aux alentours de 2003, cela s’est un peu précisé, voire radicalisé, autour des pratiques improvisées, autour de ce que moi j’appelle des musiques de bruit, du champ des arts sonores : le monde des musiques d’objets, des instruments détournés, et autour de cette question centrale de l’improvisation, d’une musique de l’instant, qui se fabrique dans un lieu donné, avec les gens qui sont présents à ce moment-là. Cela peut prendre la forme de concerts tout à fait traditionnels, entre des gens qui se rencontrent, qui font un concert de musique sur un espace scénique, frontal. Mais cela peut aussi prendre la forme de concerts-installations qui sont plus dédiés à explorer des lieux, quels qu’ils soient — des usines, une rue, voire une salle de spectacle — en questionnant le mode de représentation : est-ce que la scène est la plus adaptée pour ce qu’on a envie d’y faire ? Est-ce qu’on a envie de questionner d’autres endroits ? La question du sonore à Ishtar est restée toujours centrale, même s’il y a beaucoup de collaborations avec du mouvement, avec des arts visuels, ou de la poésie. C’est cette envie de mettre en place des situations d’écoute, au-delà de ce qu’on peut appeler concert. On a pu par exemple faire une cartographie de la ville de Bourg-en-Bresse. On s’est baladé beaucoup dans la ville et on a repéré et isolé des lieux, des endroits qui pour nous avaient un intérêt du point de vue de l’écoute. On pourrait reparler de John Cage et de tout ce mouvement-là. Écouter la ville telle qu’elle est ! On en a édité une carte où on invite les habitants, avec un plan annoté, à aller écouter sur place avec un texte et une photo. Le texte relève juste de l’écoute que nous avons apportée. Toutes ces questions-là sont un peu au centre : la question de la situation d’écoute et du temps, le rapport au temps dans les arts sonores en général. Alors l’improvisation vient de nouveau questionner cela, évidemment. Quand on fait quelque chose à un endroit, à un moment donné, quel sens cela a si on en fait un disque et qu’on le réécoute chez soi ? Voilà, on questionne beaucoup tout cela. Et on est dans un fonctionnement aussi de création, à la façon d’une compagnie : régulièrement on dépose des projets de création où on met en jeu des questions, un dispositif, etc. Et à un moment on a posé cette question de la partition graphique. On avait envie de travailler avant tout sur la question des volumes, en termes sonores, sur un projet vraiment sur le son et la musique, sur la question des sources, en mêlant des sources totalement acoustiques (contrebasse, percussions, saxophone, etc.) et des sources totalement amplifiées (haut-parleur, guitare électrique, système électroacoustique, etc.). Avec du coup cette différence de puissance qu’on peut avoir avec la gestion des volumes, sans amplifier les autres évidemment : comment travailler ça, qu’est-ce que ça veut dire ? Depuis longtemps on travaille sur ce brouillage des pistes entre les instruments amplifiés et les instruments acoustiques, ou même le jeu des timbres. Et quand on écoute quelque part, que cela vienne d’un violon, d’un trombone ou d’une guitare électrique, finalement, tout ça n’a plus trop d’importance. Qu’est-ce qu’on entend ? Et c’est après coup qu’est venue cette envie sur la table en débattant de ces questions-là de la partition graphique. Eddy Kowalski, qui joue le saxophone, avait écouté et vu pas mal de boulot autour de Treatise. Et il nous a soumis l’idée qu’il aimerait bien travailler là-dessus et on a tous rebondi.

 

 
Travailler avec Treatise

JCF :
Vous n’êtes pas les seuls à avoir un intérêt pour Treatise. Alors que du côté de la musique contemporaine officielle, Cardew est complètement oublié, comme s’il n’existait pas. Si les gens connaissent un peu son travail, c’est quelque chose qui est mis aux oubliettes, qui n’est pas considéré comme quelque chose de sérieux. Par contre, il y a énormément d’activité autour de Treatise, on s’en aperçoit tous les jours, mais pas sur d’autres partitions. Alors comment est-ce qu’on interprète ce fait ?
XS :
Je pense que cette envie de jouer cette partition, elle est simplement arrivée par ce que tu dis, on a vu des choses, on en a entendu parler, et du coup cela a suscité de l’envie, et on s’est dit : « tiens ! nous aussi ! Il existe beaucoup d’autres partitions, on a pas mal épluché le recueil « Notations 21 »[2]. Mais c’est vrai que Treatise a un côté, je trouve, très brut, très aride, il n’a pas de couleur, etc. C’est très radical aussi dans le trait, presque tracé à la règle bien que ça ne le soit pas, on le voit quand on regarde précisément. Et je pense que ça peut se rapprocher de réflexions, de travaux de musiciens improvisateurs qui prennent un propos, une singularité, quelque chose qui leur appartient et qu’ils développent, affinent, ressentent, travaillent sur cette chose unique. Pas mal d’artistes dans ces champs-là se centrent beaucoup sur un mode, une façon de faire, et je pense que, du coup, Treatise peut faire écho à ces fonctionnements-là.
JCF :
Et les autres partitions de Cardew de cette époque, vous les connaissez ?
XS :
Je ne les connais pas. Je sais qu’il y en a eu d’autres.
JCF :
C’est un peu la seule de ses partitions qui soit strictement une partition graphique, les autres étant plus des équations de problématiques autour de questions qui se posent. Alors, d’après ce que je comprends – on l’a d’ailleurs entendu dans votre concert au Périscope – votre idée était de concilier vos pratiques d’improvisation avec une structure extérieure. Comment ça s’est passé, quel a été le processus ?
XS :
C’est là où ça croise ce que tu disais tout à l’heure par rapport aux ensembles de musique contemporaine. Il y a la question du rapport à l’improvisation. J’ai l’impression que les orchestres, enfin, les musiciens qui viennent de la musique écrite, quand ils abordent cette partition, ça devient un prétexte à ouvrir les choses, à improviser, voire jeter la partition, comme tu disais tout à l’heure. Je dirais que nous, on a suivi le chemin de l’autre côté. C’est-à-dire que notre quotidien, au sein de ce collectif, c’est plutôt, pour le coup, vraiment l’improvisation, faire naître ce qui sort sur le moment, travailler avec ce qui est là, fabriquer ensemble, dans un temps donné. Cette partition est arrivée à un moment où on commençait à se questionner sur comment fixer des choses. Cela croise des envies, là aussi, à revenir sur une notion d’écriture, en tout cas une notion de fixer un peu, voire de refaire. Ce qui était, ce qui est antinomique de ce qu’on a pu faire avant. Donc on l’a abordé en faisant une première lecture de l’ensemble. La notion du temps, du rapport au temps, a toujours été la plus grande question, l’axe central de notre travail sur cette partition. Parce qu’il y a des graphiques, du coup, on en fait un concert : combien de temps ça dure ? Cela fait 193 pages. On est allé acheter une grosse horloge à la quincaillerie à côté du théâtre de Bourg, on l’a posée devant et on s’est dit : on s’y jette ! Vraiment. Donc on avait tous le Treatise devant nous, on improvise avec cette partition devant les yeux, sans plus de considération que cela, laissons faire ce qui vient, et on se donne deux minutes par page. Ce qui nous a occupés à peu près trois heures. Ben… pas facile ! [rires] C’est bien qu’on n’ait pas enregistré, qu’on n’en ait pas trop parlé ; ça ne devait pas être très intéressant, je pense, du point de vue sonore. Mais en tout cas c’était vraiment super de s’y jeter. Cela nous a permis aussi d’en faire une lecture du début jusqu’à la fin.
S. Chagnard :
Comment cela s’est passé, cette première lecture de 3 heures ?
XS :
Eh ben, il y en a qui se sont barrés, il y en a qui ont pris une pause…
JCF :
Au milieu ?
XS :
C’est-à-dire qu’on jouait et on se disait « on n’en peut plus là… » [rires]
SC :
193 fois deux minutes, du coup il y en a qui ont sauté des trucs ?
XS :
Il y en a qui ont sauté des trucs, ouais. Et puis il y a eu – je me rappelle – ça tournait des pages toutes les deux minutes et ont pouvait entendre : « Oh ! Pfffff ! » [rires] « Qu’est-ce que je vais bien faire là-dessus, encore ? Aaaah ! »
SC :
Est-ce que vous avez débriefé sur les trucs que vous avez faits ? Vous avez débriefé des trucs que vous avez trouvés ou des récurrences, des choses que vous avez associées systématiquement ?
XS :
Il y a eu tout de suite eu des types de graphiques qui nous parlaient plus que d’autres. Et il y en a qui ont été rédhibitoires dès le début, on n’a pas voulu s’en occuper. On n’y est jamais allé. On a été très attiré toujours par les lignes très minimales. Elles sont là. [cherche dans la partition]. Celle-là, elle nous a parlé du début. Celle qu’on jouait en ouverture de 30 secondes, même quinze secondes, elle durait trente secondes, mais on avait quinze secondes de silence avant de commencer.
SC :
Et est-ce que certaines pièces, vous les avez jouées la même pièce sur trente secondes, une minute, dix minutes, vous avez fait ça ?
XS :
Ben ça dépend de la partition. On a remarqué qu’on avait du mal avec les durées très très longues. Par exemple, celle-là, à un moment on en était à 17 minutes. Celle-là nous a paru tout de suite… en fait les choses les plus minimales nous ont plus attirés. Celle-là, c’est le « tube », numéro 135, celle-là elle durait 6 minutes. Et toutes les minutes, on jouait une boule qui durait 10 secondes et un son continu de contrebasse tout le long. C’est peut-être celle-là.
SC :
Du coup c’est une interprétation assez simple ?
XS :
Oui, on a souvent été sur des interprétations graphiques enfantines, vraiment très très simples. Par contre, après, c’était dans le matériau sonore, dans le timbre, comment on retravaille ça. Les objectifs ont plus été là-dessus. En fait, celles qui nous ont beaucoup parlé, c’est celles qui ont une entrée unique, enfin qu’on a pu traiter comme une entrée unique. Celle-là ça par exemple a été : sons continus avec battements de fréquences, voilà, jouer sur des oppositions de phase, etc.
JCF :
Ça c’est une citation, pratiquement, de Bussotti. [Voir l’article de David Gutkin]
XS :
Ah !… Celle-là [il montre une page de Treatise], elle nous a aussi parlé tout de suite.
JCF :
L’ensemble Dedalus, c’est ces pages-là qu’ils ont choisies.
XS :
Aussi, cela ne m’étonne pas. Après coup, on s’est reposé la question du choix : donc chacun s’est dit, quelles feuilles, quelle partition peut-on choisir, quelle partie ? On peut les prendre soit de façon totalement indépendante. Dans le pavé de 193 pages, on peut piocher celles qui nous intéressent, qui parlent plus que d’autres, sur lesquelles on a plus d’idées, plus d’envies. Mais malgré tout, quand on le prend du début à la fin, on voit qu’il y a vraiment une progression. Il y a une vraie continuité – on a remarqué ça – il y a des blocs de pages qui se suivent, des parties différentes… Oui, on s’est posé avant tout la question du rapport au temps. Donc, ce qu’on a fait, c’est qu’on a sélectionné des pages qui nous intéressaient, simplement. Et on a décidé de quelle durée chacune allait être et on a improvisé dessus. Alors au début c’était quelque chose de très global : « tiens ! cette feuille-là, ces traits qui partent en haut, qui partent en bas, enfin, ces grosses boules, qu’est-ce qu’elles font naître ? Qu’est-ce qu’elles font réagir ? » Cela ne nous a pas fait changer grand-chose sur nos modes de jeu. Juste on se dit : « Tiens ! Grosses boules = on joue fort… »

 

 
S’approprier différemment la partition

JCF :
Y a-t-il eu une discussion avant de réaliser une feuille ou bien la discussion arrive après ?
XS :
À ce moment-là, la discussion arrivait après.
JCF :
Donc, on joue la feuille, et après on en fait un commentaire ?
XS :
Voilà ! Avec une durée donnée. Du début, on a eu une horloge, un compteur, un chronomètre. La question du rapport au temps, je ne sais même pas pourquoi, est arrivée totalement naturellement pour nous. En tout cas, le travail de cette partition-là nous a emmenés tout de suite sur cette question du rapport au temps, de manière très précise : on joue 12 minutes, on joue 30 secondes, on joue 6 minutes, cette feuille-là, mais pas celle-ci, etc. On a même changé de mode, car au début on avait une horloge à cadran, et en fonction de notre placement, on ne voyait pas la trotteuse de la même façon, donc on pouvait avoir une seconde de décalage à la fin, voire une minute. Ça nous a complètement déroutés, donc on a eu besoin d’avoir un compteur numérique — pour les improvisateurs… [rires]. En tout cas cela nous a amenés à cette question du temps qui a été centrale. Après est venue la question des matériaux. Et on n’a jamais tranché là-dessus. On échangeait, il y a eu des tentatives de décider vraiment d’écrire très précisément, mais sans se le dire toujours. Par exemple, celle-là, je prends la page 75, au hasard :

1 page 75

 

Pour préciser, ce fonctionnement a toujours été comme ça au sein du collectif Ishtar ; on ne s’est jamais mis dans un fonctionnement où on proposait aux autres ce qu’ils devaient jouer : par exemple « Ah ! Ce serait super si quelqu’un amenait une idée de composition, ça serait super que la contrebasse fasse un son continu sur ce trait gras, là, qui descend pour repartir sur un autre son continu ». Non ! Chacun se positionne. Et après on en parle : « Moi j’ai pris telle option – moi j’ai pris telle option ». Donc on est parti dans quelque chose de très composé, figé. Sur cet exemple-là : comme on a décidé que cette partition durait 4 minutes, moi je peux séparer la partition : peut-être cette partie, ça fera une minute, celle-là, ça fera une minute, cette partie une autre minute et cette partie une autre minute. Je décide très précisément sur cette minute-là quelle matière je fais pour jouer cette grosse boule et ces petits traits, quelle matière je fais pour jouer cette boule-là. Ce fonctionnement-là a convenu pour certains d’entre nous, mais pas à tous. Pour d’autres, au vu de leur pratique, c’était impensable pour eux de fixer des choses comme ça. Ils regardaient plus cela comme un ensemble : par exemple, sur 4 minutes de cette page 75, c’est plutôt des choses continues avec des sortes de petites boucles répétitives — 2 boucles répétitives — qui peuvent arriver un peu au début, et puis tout ça ponctué de petits impacts.

Dans notre réflexion des pratiques improvisées, on travaille avec ce que le travail personnel et singulier de chacun, avec ce que chacun est, sans imposer un chef ou une direction, un axe venant d’une seule intention. Donc, dans l’ensemble de quatre, ce que vous avez vu au Périscope, il y a certains des musiciens qui ont vraiment écrit, fixé des choses. Pour ma part, cela m’a intéressé d’aller vraiment dans cette direction-là, parce que je me suis dit : « on aborde une partition en tant qu’improvisateur ». De même, pour Jean-Philippe qui travaille l’électronique, ce qui est intéressant, c’est que ce n’est pas quelqu’un qui vient de la musique, qui n’a pas fait des études de musique, il ne sait pas ce que c’est qu’une partition, une note de musique. C’est la première fois qu’il se heurtait à une partition. Lui, il a commencé la musique avec des filtres analogiques et de la performance et de l’improvisation. Alors maintenant il se met à écrire parce qu’il fait pas mal de boulot pour du théâtre par exemple, qu’il a cette notion-là, mais ça reste de la composition électronique sur un fichier sur l’ordinateur, sur une durée, et il ne connaissait pas la notion de partition. Tous les deux on a vraiment fait ce choix d’aller sur une écriture la plus précise possible. Moi j’ai même annoté des choses comme « pinces crocodiles », « deuxième case ebow », et même avoir fait des marques au marqueur sur la guitare pour savoir où poser le ebow, parce que, à force de travail, j’avais repéré des réglages d’ampli avec des numéros, la réverb sur 7, et ainsi de suite.

 

2 p155 annotée

 

Mais pour d’autres, c’était plutôt une globalité et à un moment est arrivée cette confrontation-là : « fixer les choses c’est très bien, mais, comment, en fixant les choses, rester à l’écoute de ce qui se passe ? » Moi, pour ma part, j’ai été ravi de jouer cette partition ; une partition, vraiment, au sens d’écriture, parce que je ne suis pas d’accord avec ce que tu disais, sur le fait qu’on joue, et qu’elle n’a plus lieu d’être, car il n’y a tellement rien là-dessus, qu’elle n’a plus lieu d’être, donc on la balance et on improvise. Nous, elle nous a vraiment emmenés dans des endroits, des modes de jeu et — je reviens encore notamment sur ce rapport au temps — sur des bascules, sur des ruptures, sur des choses qui pouvaient vraiment changer du tout au tout en rien, qu’on aurait jamais fait si on n’avait pas eu cette partition. Notamment parce qu’on a fait des choix… À certains moments on a même fait des minutages. Alors pour le coup qui étaient valables pour tout le monde. Sur cette page 75, 5 minutes à 4 minutes 20 on est tous : là.

JCF :
Oui c’est ce qui était frappant dans le concert c’était précisément ces moments extrêmement précis où tout le monde faisait exactement la même chose. Et entre les deux…
XS :
… des moments flottants.
JCF :
Est-ce qu’il y a eu des difficultés, des tensions au cours de l’élaboration ?
XS :
Le nombre de fois où on a failli brûler ! Ouais !
JCF :
Et ça concernait quoi ?
XS :
Notamment sur ces questions d’aller vers une écriture très précise ou de l’utiliser comme une inspiration globale du moment. On n’était vraiment pas d’accord là-dessus. Comment on a résolu ça ? Chacun fait ce qu’il veut. Si on a envie d’aller dans une écriture très précise, de marquer telle pince-crocodile, de mettre sur telle corde à tel endroit, quel réglage du machin, etc. et bien ils y vont. Et puis ceux qui veulent la prendre plus comme une globalité, comme une source d’inspiration, parce qu’il y a des traits, des petites bulles, voilà, et bien ils y vont aussi ! On confronte ça, on joue, et surtout : qu’est-ce que ça donne, comment ça sonne ? Et ensuite, si, dans la performance, dans l’acte de jouer, tout le monde est à l’aise, que ça sonne, et que la posture de chacun permet à l’ensemble d’exister, c’est très bien.
SC :
D’après ce que je comprends, il y a d’un côté des instrumentistes « électriques » qui ont travaillé sur la partition de manière un peu spécifique et précise, et les deux instrumentistes « acoustiques », qui ont peut-être plus l’habitude de jouer avec des partitions, mais qui ont ici plus travaillé sur l’idée d’inspiration ?
XS :
Oui.
SC :
Je me demandais s’il n’y avait pas là un rapport spécifique à l’instrument ? Par exemple toi, tu joues de la guitare à plat, tu as un ensemble de bidouilles qui correspondent à une sorte d’installation, alors que les instrumentistes acoustiques produisent leurs sons, mais ne jouent pas « sur » leurs instruments. De même, Jean-Philippe joue avec sa table de mixage : l’effet « patcher », l’effet « brancher », l’effet « installer » produit aussi peut-être un effet graphique, l’effet graphique de vos installations ? Qu’est-ce que tu en penses ?
XS :
Il y a peut-être aussi le travail d’objet, ou d’installation, ou de préparation qui fait qu’on peut préparer des outils qui font que dans notre rapport au temps, quand on arrive au moment où on veut les jouer ils sont là. Il y a peut-être ça qui nous a emmenés. Plus des questions techniques en fait. Et je pense qu’il y a des affaires d’histoires aussi. Comme on disait, Jean-Philippe, à l’inverse, c’est quelqu’un qui… Son histoire est vraiment liée à l’improvisation, à la musique « noise », au travail du bruit. Il n’a jamais été confronté à une notion d’écriture de la musique, forcément, du coup, cela l’a intrigué : tiens, ben allons-y. Benoît, qui joue de la contrebasse, a un prix de conservatoire, il a fait des remplacements de contrebasse à l’ONL[3], il a joué le jazz. Il est pourtant un improvisateur, il défend ça, mais il a une autre histoire. Et, du coup, lui, a eu peut-être envie de…
JCF :
… jeter les partitions…
XS :
… de jeter les partitions. !

 

 
La ligne du temps

SC :
Vous les avez lues toujours de gauche à droite ?
XS :
On les a toujours lues de gauche à droite.
SC :
Même quand les musiciens ne font que de s’en inspirer ?
XS :
Parce que je crois que depuis le début, ce truc du temps nous a tout de suite mis dans ce bain-là, et en fait on a voulu travailler cela, vraiment ce rapport au temps. Et, mine de rien, il y a quand même cette double portée en bas…
JCF :
… que vous n’avez pas utilisée, si ?
XS :
Absolument pas, du tout.
JCF :
Ni comme signe, ni comme…
XS :
Non. C’est peut-être ça, c’est peut-être cette double portée qui nous a fait lire à chaque fois de gauche à droite. Je ne sais pas. Mais on ne l’a jamais utilisée, non. D’ailleurs même pour certaines, quand on s’est questionné sur les graphiques… Benoît avait fait la traduction du Handbook, donc on s’est pas mal inspiré de cela, de toutes ses réflexions. Alors il y a cet axe central qui est là tout le long, mais pas tout le temps (page 156). Cornelius Cardew dit que c’est la « ligne du temps ». Son Handbook a été écrit parce que la partition a été éditée par les Éditions Peters, qui éditent Mozart, et le contrat, ça a été que, pour qu’ils éditent la partition, il fallait un Handbook, un mode d’emploi. Sauf que lui, il n’en avait pas pour réaliser ses partitions ! Du coup on a pas mal lu ses écrits : comment il a écrit cela, pourquoi, etc. Au vu de l’histoire de cette partition, il était hors de question de mettre un mode opératoire. Donc il a écrit une suite de réflexions et de remarques quand il a été écouter les concerts de cette partition ; et il a remarqué que souvent il y avait un instrument, peut-être souvent un… quelque chose de l’électronique, un synthé analogique, ou je ne sais quoi, qui utilisait un son continu pour jouer cette ligne. Eh ben, on a repris aussi cette idée de cette ligne du temps, quelque chose de continu qui est là. Donc, la notion de gauche à droite elle s’est un peu imposée, effectivement on l’a toujours prise ainsi. Le seul truc qu’on a essayé qui nous a bien plu, mais on ne l’a pas retenu, c’était qu’à un moment, on a un grand bloc de 20 minutes où chacun fait ses choix de partition avec ses durées. C’est-à-dire qu’on a poussé le truc où chacun se débrouille, s’il la prend dans une globalité, s’il écrit très précisément, s’il veut que ça cela dure 3 secondes et demie ou à peu près le temps que font les autres : chacun choisit quelles partitions il prend, quel nombre il en fait et pour chaque partition, combien de temps. Il y en a un qui pourrait en prendre 156 qui durent deux secondes et demie. Un autre qui pourrait en prendre une seule qui dure 20 minutes. Mais on ne l’a pas retenu parce qu’on a dit « bon, ben vraiment, la partition ne sert plus à rien ! ». Ce sur quoi je n’étais pas d’accord, mais voilà. En tout cas, c’était vraiment intrigant à faire. C’est-à-dire, du coup, ça vient vraiment soulever cette question de jouer l’écriture, d’être improvisateur, de se donner une ligne, mais d’être disponible à ce qui se passe… Et ce qui se passe autour, on ne sait pas d’où ça vient. On est à l’écoute et en même temps on essaie de tenir sa ligne… Et j’étais assez content de la musique que ça faisait, moi. Ça faisait des pièces qu’on n’avait jamais faites, je n’avais jamais entendu ça joué à tous les trois ou à tous les quatre. C’était vraiment singulier pour le coup. De là à ce que ce soit intéressant à écouter en concert, je ne sais pas, je n’ai pas poussé la question jusque-là sur le rapport au public et qu’est-ce qu’on donne à entendre, mais en tout cas à faire, c’était vraiment intrigant.
JCF :
Est-ce que vous avez projeté les partitions que vous jouiez pendant les concerts ?
XS :
Les premiers concerts de Treatise avec le collectif Ishtar, on a projeté les partitions en très grand et on a arrêté. On en a fait deux, et après on a décidé de garder uniquement le livret.
JCF :
On allait savoir ce qu’il y allait se passer, c’est ça le problème ?
XS :
Les gens étaient autant perdus que s’ils avaient le petit livret, juste ils changeaient en même temps que nous. La partition faisait dix minutes, il y avait le même compteur sur le fichier, c’était un PowerPoint qui était minuté et on lançait le compteur sur le même ordinateur. Donc si on avait décidé de jouer la première partition six minutes, au bout de six minutes ça basculait sur la deuxième, donc les gens voyaient. Et on a eu pas mal de retours comme quoi les gens avaient envie aussi à un moment d’écouter juste la musique telle qu’elle était, sans la partition. Et ce qui nous plaisait bien avec le livret, c’est que les gens partaient avec.
SC :
Tu as dit tout à l’heure que tu avais annoté précisément certaines partitions – « là je mets telle pince crocodile » — ce qui montre qu’en fait c’est aussi une « vraie » partition, cette partition graphique est annotée d’une certaine manière pour toi. Est-ce que tes autres collègues ont noté des trucs aussi sur leurs ? Par exemple, pour la même pièce, moi ça m’intéresserait d’avoir les quatre partitions telles qu’elles étaient utilisées par vous en concert, comme documentation d’un travail de musicien. Parce que sinon, on peut rester assez vite dans l’idée que la partition elle est telle qu’elle a été faite et que l’on s’en sert telle qu’elle a été faite. Or, même une partition de Mozart est toujours annotée par le musicien qui la joue, d’une certaine manière : troisième doigt, ralentir, enfin peu importe, pas de la même façon du coup. Je trouverais intéressant d’avoir les versions de chacun de vous.
XS :
OK, je leur demande ça.

 

 
Influencer les pratiques d’improvisation

XS :
Et pour nous ça a été une vraie découverte dans notre pratique de l’improvisation au sein du collectif Ishtar. C’est des choses, en tout cas avec eux, que je n’avais jamais faites, et cela nous a emmenés en termes de matière, de matériau sonore, dans des endroits dans lesquels on n’était jamais allé. Et je pense qu’on n’aurait pas pu les trouver sans cet apport de l’écriture, qui fait que tout le monde est au même endroit à un moment donné, toujours cette histoire du temps, du rapport au temps. Et je crois qu’on l’a plus abordé vraiment sur un cadrage du temps que sur un cadrage de matériaux sonores, d’harmonie, de timbre. C’est vraiment cette question du temps qui nous a centrés, qui nous a réunis sur cette partition.
JCF :
C’est quelque chose que vous avez continué après ou vous êtes revenus à l’improvisation ?
XS :
On a continué dans le sens où on a fait quelques concerts avec ce projet-là, et on est passé totalement à autre chose après.
JCF :
Cela a influencé cette « autre chose » ?
XS :
Complètement.
SC :
Vous avez continué à jouer tous les quatre ?
XS :
Oui on a continué les quatre sur d’autres projets. On a beau être des improvisateurs… le cadre donne tout de même un truc dans lequel on va.
SC :
Et ça a changé quoi depuis dans votre jeu à quatre ?
XS. :
Ça a vraiment changé cette question des ruptures, de se permettre des changements, des bascules ultras radicales au sein d’une improvisation.
JCF :
Et collectives ?
XS :
Collectives oui. C’est-à-dire que ça nous a… on est devenus encore moins polis, quand on improvise…
JCF :
Polis envers qui ?
XS :
Envers les autres musiciens. Polis dans le sens par exemple : « Ah non, il est en train de se développer telle belle durée, je ne vais pas faire cette explosion qui me turlupine depuis longtemps. Non, maintenant c’est le moment : tac ! » Alors c’est toujours la question de la justesse, la justesse du propos. Du coup j’ai l’impression que notamment sur des principes de dynamiques, ça nous a débloqués. Et aussi sur le rapport au temps. Après cela, on a pu aller dans des choses qui s’étalent moins. Le fait de prendre le temps, d’être dans l’écoute, de laisser vivre, naître les choses, de réagir tranquillement, c’était un peu notre fonds de commerce. Et le travail de cette partition, ça nous a permis d’aller dans une vitesse d’exécution qu’on n’avait pas, de pouvoir jouer des pièces de 15 secondes : tp tc tws vss whooat ! Je pense qu’on en avait envie, c’était naissant, mais on ne se le permettait pas ; le fait de travailler cette partition a ouvert ces possibles-là.
JCF :
En ce qui te concerne, cela semble quelque chose de très positif, mais est-ce que c’est partagé dans le groupe ?
XS :
Oui j’ai l’impression.

 

 
Treatise pour les pratiques amateures

JCF :
Dans les programmes que j’ai lus, il y avait aussi l’idée d’utiliser les partitions graphiques dans le cadre de stages, d’ateliers, avec des amateurs ou des enfants. Tu peux en dire quelques mots ?
XS :
C’est le deuxième volet de travaux menés là-dessus. C’est hyper important pour nous, en fait. Parce que Cardew a écrit cette partition pour ceux qu’il a appelés les « innocents musicaux ». C’est-à-dire que n’importe qui peut prendre cette partition et devenir musicien, jouer de la musique tout seul ou avec d’autres, en utilisant cette partition, car elle est faite pour tout le monde. Il a été très déçu, parce qu’il a remarqué qu’elle était tout de même beaucoup mieux interprétée et que c’était beaucoup plus intéressant à écouter quand les gens qui s’en emparaient avaient une pratique musicale et instrumentale. Cela soulève la question du langage, de l’histoire, des moyens, de l’outil, voilà. Mais pour nous ça reste intéressant et, du coup, c’était hyper important de faire des stages, ou en tout cas des actions avec d’autres musiciens pour explorer cette partition graphique, mais pourquoi pas, la notion de partition graphique, et du coup la notion d’écriture et donc la notion d’invention, de composition et comment jouer de la musique ensemble. Et surtout avec l’histoire de chaque participant. C’est-à-dire, que quelqu’un qui n’a jamais fait de musique peut venir avec une casserole et une balle de tennis, une cantinière [rires], et un premier prix de conservatoire au violon. En fait, on l’a surtout fait avec des gens qui avaient peu de pratique [rires], mais c’est une autre question, il n’y a pas de ligne de subvention pour aller faire ça avec des prix de conservatoire. Alors il y a eu un premier projet – moi je n’étais pas dedans – c’est Benoît et Eddy qui ont fait ça en partenariat avec Résonance Contemporaine, avec les musiciens des Percussions de Treffort. Donc ça reste des personnes certes qui ont un handicap et tout ce qu’on veut, mais qui ont une pratique musicale et instrumentale régulière. Et ils ont travaillé cette partition-là et ils sont même allés sur un travail du mouvement aussi, du jeu dans l’espace, l’installation. La partition pouvait aussi être une conduite scénographique, voilà. Et il y a surtout eu un gros temps où on a fait une résidence dans une école de musique associative qui est centrée sur les pratiques collectives – ça s’appelle Musikar, vous en avez peut-être entendu parler ?
JCF :
C’est où ?
XS :
C’est à Corveissiat vers Bourg-en-Bresse, c’est Gérald Chagnard qui a monté ça. C’est un projet hyper intéressant sur une école de musique qui centre l’apprentissage sur les pratiques collectives, il n’y a pas de cours individuel, on apprend l’instrument ensemble avec d’autres, on joue en pratiquant. Et chaque année il y a des artistes invités pour un travail de création, fabriquer un spectacle. L’année dernière on l’a fait sur le principe de partitions graphiques. Donc on a travaillé avec ces élèves-là, enfants et adultes tous âges confondus, sur la notion de partition graphique, donc, du coup, sur l’idée d’invention. On peut prendre une autre page, la page 56 : on lit toujours de gauche à droite — parce qu’il ne faut pas déconner, ne pas tout changer d’un coup —, mais, celle-là, qu’est-ce qu’elle a ? Des numéros, des petites notes… Comment chacun peut s’approprier ça, qu’est-ce que chacun déciderait de faire. Alors pour le coup, dans cette résidence-là on a eu beaucoup plus de temps, on a pris beaucoup plus de temps de mise en commun et de décision, et nous on était là aussi pour faire un peu les chefs, c’est-à-dire à un moment décider qu’on allait dans telle direction plutôt qu’une autre. En restant le plus possible à l’écoute de ce qui sortait, mais on quand même voulu garder la posture de savants. Je ne sais pas si c’est bien, mais en tout cas, on avait envie que ça sonne, et puis on avait envie que le spectacle soit formalisé, voilà. Qu’il y en ait une restitution formelle. Donc on a orienté au bout d’un moment les choses, décidé. Mais en tout cas chacun pouvait jouer ensemble avec ses moyens. C’est-à-dire que celui qui a commencé la guitare depuis trois mois pouvait possiblement être dans le même ensemble que ceux qui sont là depuis dix ans, et qui ont une pratique, qui connaissent les gammes enharmoniques, qui connaissent tous les renversements des accords. Comme chacun peut décider de ce qu’il peut jouer sur tel graphique avec ses moyens, ils pouvaient jouer ensemble et fabriquer quelque chose ensemble. Et du coup on a aussi questionné la notion du timbre, de son d’ensemble, de jeu dynamique, de durée, de rapport au temps. Et on n’a pas travaillé pour le coup uniquement sur les partitions de Treatise. Parce que moi, j’ai aussi passé deux jours avec une classe d’une école primaire : on a travaillé cette question de la partition graphique ; donc ils sont venus voir un concert de Treatise, ils ont eu pas mal d’échanges avec leur enseignante là-dessus et ils ont fabriqué des partitions, à la fois en s’inspirant de Treatise et en travaillant sur le territoire aussi : ils ont été faire des balades, ils ont fait des cartographies de la rivière, le Suran, et tout ça est devenu un moyen d’écrire des partitions. Il y a eu un projet uniquement avec des objets sonores et de l’enregistrement, et du coup on a enregistré ces partitions. Ces partitions fabriquées par les enfants ont servi aussi de réservoir travaillé avec l’école de musique, comme partitions graphiques.
Part-1


Part-2
Part-3
Part-4
Part-5

 

Donc on a croisé des partitions issues de Treatise et des partitions inventées par les enfants de l’école. Et cette idée de stage est vraiment d’utiliser les partitions comme un moyen de faire de la musique ensemble avec les moyens dont chacun dispose.

SC :
Ce sera intéressant de voir, quand tu fais ça avec des gamins ou des gens qui ne pratiquent pas beaucoup la musique et en tout cas pas la musique improvisée, ou même pas la musique contemporaine, savoir vers quelles partitions ils s’orientent.
XS :
Alors avec les amateurs, on a amené un préchoix quand même. Et on a choisi ensemble. On n’a pas amené les 193 pages, on avait déjà fait un préchoix.
SC :
Ça veut dire que vous vous projetez déjà en tant que musiciens dans la partition, comment la réaliser. Parce par exemple ce terme que tu employais tout à l’heure, « opposition de phase », c’est du vocabulaire de l’expérience de musicien ? Vous êtes déjà dans l’interprétation, ce que vous pouvez jouer sur ce truc-là ?
XS :
Alors, il y a toujours cette question du temps avec les amateurs, aussi. C’est que les projets étant ce qu’ils sont et qu’il y a une réalisation à la fin, et qu’on aime bien que ça sonne quand même à la fin, même si l’expérience, tout ça, voilà…
SC :
Eh ouais…
XS :
Eh ouais, ça soulève toujours cette question-là. Et même par rapport aux gens qui participaient, qui avaient besoin de la représentation finale, d’en être fiers. Il y a souvent eu ce problème de gens qui sont partis du projet en court de route dans cette résidence-là, parce qu’ils trouvaient que ça ressemblait à n’importe quoi. Mais au fur et à mesure des séances du travail – on a eu en tout six demi-journées, ça va vite –, quand on a vraiment attaqué le travail où on s’est mis d’accord entre les enseignants et les gens du collectif, où on a vraiment recentré, écrit : pour le coup on s’est dit « celle-là on va aller dans telle direction, on va jouer celle-là, celle-là, celle-là, on va aller là, celle-là va sonner plutôt comme ça, etc. » On a vraiment fait des choix qu’on a proposés aux élèves et on a creusé cette matière-là. Quand elle s’est mise à vraiment un peu plus vivre, à avoir plus d’ampleur et à sonner, eh bien là ils se la sont appropriée. Alors qu’avant, pour pas mal, ça restait du domaine de l’expérience. Cela soulève encore une autre question : c’est que la plupart des participants étaient ravis de ces temps d’expérience là, où la musique qui en sortait était ce qu’elle était et n’avait pas du coup de prétention à être montrée, entendue devant un public ; mais à partir du moment où cette notion de montrer le travail, d’être en représentation devant un public, a été un peu plus claire – ils le savaient depuis le début, mais à un moment où c’est devenu plus concret – là on a eu des bons mouvements de panique, alors qu’ils étaient ravis d’être dans l’expérience et dans le faire ensemble, dans une salle un peu coupée du reste du monde.
JCF :
Ça rejoint nos problématiques.
XS :
Moi du coup je trouve ça super de mêler ces deux temps : c’est qu’il y a du temps pour l’expérience, il y a du temps pour faire ce qu’on veut, pour que ça ressemble à tout et n’importe quoi, parce qu’on essaie, on fabrique et on cherche, et on vit des expériences collectives, et c’est génial ; et quand on va montrer quelque chose, ben on a besoin, je crois, tous tant qu’on est, de l’assumer, d’en être fier, donc, de, des fois, d’être obligés de fixer, de répéter, etc. C’est pourquoi à un moment on a pris la posture de chefs en disant « on va là, c’est là où vous êtes bien, c’est là où ça sonne, on va travailler ce mode de jeu, sur celle-là ». Et à partir de là ils ont été très contents, enfin ils étaient plus à l’aise. Il y a d’autres partitions qu’on n’a pas du tout abordées – je ne sais pas si tu as imprimé celle qu’on voit tout le temps ?
SC :
Un « tube » ? Tu veux dire un truc qui est souvent joué ?
XS :
Ouais un tube. Celle-là, la page 183.

 

4 à 183

JCF :
J’ai une jolie histoire là-dessus : Pascal Pariaud et Gérald Venturi, récemment, ont travaillé avec des enfants à Villeurbanne. Ils ont pris cette page-là. Et on a donc un enregistrement des débats des enfants sur la page de l’entre « lieux-dits » HEMU-EPO. Ils n’ont jamais réussi à la jouer. Parce que c’était trop compliqué et ils ont dû aller ensuite vers des choses beaucoup plus simples justement. Il y avait trop de choses.
XS :
Il y a trop de choses !
JCF :
Mais ce qui est intéressant, c’est qu’on a cet enregistrement du débat entre les enfants avec quelques interventions des profs, mais ils les laissent… Et qu’est-ce qu’ils pourraient faire, et voilà, c’est très riche. Évidemment cela nourrit sans doute énormément ce qu’ils ont fait après sur des pages plus simples.
XS :
Et nous, toutes les partitions avec des notes, des notes de musique, des annotations, des bémols, des clefs de sol, ont été éjectées… parce que ça nous parlait, mais pas du tout, du tout, du tout…

 

 
Travailler la notation ou l’improvisation ?

JCF :
L’objectif de ce travail avec les amateurs est plutôt du côté de comprendre les mécanismes de la notation ou bien une ouverture sur un monde qui serait du côté de l’improvisation ?
XS :
Plutôt vers une ouverture vers l’improvisation. C’était plutôt un prétexte à improviser ensemble, voilà, qui du coup donnait des schémas, des entrées qui pouvaient pallier cette grande peur du : « hum ! qu’est-ce que je peux bien jouer maintenant ? je ne sais pas faire ! ». Bon, on a décidé que sur le carré je faisais « ploc ploc ploc ploc ploc » et qu’après je m’arrêtais pendant une seconde parce que c’est ça qui est marqué, ça permet de lancer et de développer des choses : « tiens, qu’est-ce qu’on pourrait tous jouer sur ce carré ? » On en débat, il y en a qui font des choses, « ah oui, ça c’est intéressant, ça non, pourquoi ? Où est-ce qu’on a envie d’aller ? » Et du coup on peut sortir de la matière, on peut faire des essais comme ça. Et quand on joue, on se jette moins dans ce fameux grand bain de l’improvisation. Pendant le concert de l’école de musique, on a aussi fait l’expérience inverse, c’est-à-dire qu’on a joué entre enseignants, une pièce totalement improvisée, sans partition, et on a distribué des feuilles et des crayons à tout le public et c’est le public qui a écrit la partition. C’était super.
JCF :
Est-ce que les partitions graphiques sont des œuvres en tant que telles, ou bien seulement un processus qui permet à un ensemble ou des gens de produire des sons ? Un outil parmi d’autres ou bien quelque chose qui est un peu sacralisé comme l’est une symphonie de Beethoven sur le papier ? Ou entre les deux ?
XS :
Sur cette partition spécifique, sur Treatise, je dirais les deux. Je dirais d’un point de vue de musicien, d’artiste sonore, en tant que partition, c’est un outil pour fabriquer des possibles, pour faire de la musique au sens le plus large où on l’entend. Par contre, au point de vue graphique, si on prend juste comme une œuvre graphique sans l’utiliser comme outil de partition, je tendrais plutôt vers le côté de la sacralisation de l’objet, quelque chose de figé, d’intouchable un peu…
JCF :
Un peu comme quand vous avez joué la première fois la totalité de la pièce en notant qu’il y avait une qualité structurée, une manière très précise ?
XS :
Oui, c’est ultra précis, à la fois dans la continuité, il y a un vrai développement, graphiquement, je parle. Je dis ça peut-être parce que je m’intéresse peu à tous ces champs-là, plus visuels, plus graphiques, les arts plastiques. Et, du coup, quelque chose comme ça, j’ai moins d’expérience de l’histoire, de références. Pour moi, elle m’apparaît plus comme une œuvre graphique en tant que telle. Et c’est pour cela, que je n’ai eu aucun problème à proposer au même niveau aux élèves de l’école de musique Treatise et des partitions fabriquées par les enfants de l’école primaire ; c’était au même niveau pour moi, même si on n’est pas sur le même travail graphique.

 

 

 

 


Notes

[1] NDLR : Association à la Recherche d’un Folklore Imaginaire.

[2] NDLR : Notation 21 est un recueil de partitions graphiques de plusieurs centaines de compositeurs, compilé par Theresa Sauer.

[3] NDLR : Orchestre National de Lyon.

 

 

Réflexions sur les partitions graphiques – Étienne Lamaison

English Abstract


Sommaire

Première partie : Relations entre le visuel et le sonore
Introduction
1. Des correspondances contraintes
1.1 Les correspondances linguistiques
1.2 L’impasse des machines de transformation
1.3 D’étranges paramètres d’images-sons
1.3.1 Les temporalités de l’image du son
1.3.2 Le silence de l’absence ou l’absence de silence
1.3.3 Les couleurs
1.3.4 L’espace, le plan, la ligne et la touche

Deuxième partie : Les partitions graphiques
2. Une définition instable
2.1 Une volonté de renouveler la graphie musicale
2.2 Divers types de partitions graphiques
2.3 Spécificité des partitions graphiques non-procédurales
2.3.1 Exposé des raisons du choix des partitions non-procédurales
2.4 Contexte historique et philosophique – Les élans d’après-guerre

Conclusion
Bibliographie
Annexe A : Liste de partitions graphiques

 


 

Première partie : Relations entre le visuel et le sonore

 

Introduction

La comparaison entre les arts, la complémentarité ou la primauté de l’un sur l’autre est un sujet qui occupe particulièrement la pensée occidentale, sans doute plus que dans d’autres civilisations. Dans un premier temps, il convient en ce sens de resituer l’héritage de la pensée de Saint Augustin en ce qui concerne le rôle que doit occuper l’art selon lui, ce que cette vision a eu comme conséquence sur le développement des diverses formes artistiques et les conséquences sur le discours des artistes pour s’affirmer ou justifier leur pratique créatrice.

Saint Augustin, héritier d’une philosophie néo-platonicienne et s’employant à y introduire une pensée chrétienne, va produire une philosophie de l’art, et de la musique en particulier, imprégnée de concepts anciens et reformulés dans une perspective nouvelle[1]. Il place l’artiste comme celui qui fait de « beaux et harmonieux ouvrages » (Saint Augustin, 388-395, question 78), mais qui restent une imitation imparfaite de la nature. Ils sont faits d’éléments matériels, mais leur « proportion, l’accord des lignes qu’ils impriment par leur corps sur un corps, ils les reçoivent par leur intelligence de cette souveraine Sagesse » (Saint Augustin, 388-395, question 78). Ce qui fait l’objet d’art n’est donc pas sa matérialité, mais ce en quoi il est la trace de la perfection inspirée par le Créateur, Dieu, à l’artiste. Cette immatérialité de l’artistique place la musique comme étant le plus spirituel de tous les arts dans l’esprit de Saint Augustin, mais également comme une science, à l’égal de l’arithmétique, la géométrie ou l’astronomie ; elle serait « une science qui apprend à bien moduler » (Saint Augustin, 388-391, chap. II), moduler étant entendu ici comme ce qui est soumis une « juste mesure », à la « règle ». Reprenant les traditions platoniciennes et pythagoriciennes de calcul des hauteurs sonores et des intervalles, la musique aurait également la particularité d’être un art du nombre, ces mêmes nombres qui régiraient le cosmos. La musique, vue ainsi, serait donc avant tout une connaissance que l’on acquerrait plus par l’étude que par la pratique, elle préexisterait et l’on en découvrirait les lois, des lois universelles semblables à celles qui régiraient le cosmos.

L’art, créateur d’un idéal de beauté inatteignable dans ce monde, devrait découler de l’unité et de l’harmonie entre les parties. L’harmonie dont parle Saint Augustin « est celle qui seule assure à chaque œuvre beauté et intégrité ; l’harmonie à son tour cherche l’égalité et l’unité, soit dans la ressemblance des parties égales, soit dans la proportion des parties inégales » (Saint Augustin, 390, Chapitre XXX, 55).

En unifiant ainsi la pensée artistique grâce à une vérité supérieure, Saint Augustin crée indéniablement les ponts nécessaires à la rencontre entre les diverses formes artistiques. Il n’est pas question de faire un amalgame entre les diverses choses matérielles et la perception que nous en avons :

Mais qui pourra montrer dans les corps l’égalité ou la ressemblance absolue ? Qui osera affirmer, après y avoir bien réfléchi, que chaque corps est véritablement un ? Tous ne changent-ils pas, soit d’espèce, soit de lieu ? Tous ne se composent-ils pas de parties dont chacune occupe sa place, et ces corps ne sont-ils pas ainsi comme divisés par l’espace ? D’ailleurs, l’égalité et la ressemblance véritables, l’unité première et absolue ne sont accessibles ni à notre œil, ni à aucun autre sens ; elles ne tombent que sous le regard de l’esprit. (Saint Augustin, 390, Chapitre XXX, 55)

Lorsque quelques siècles plus tard, Léonard de Vinci s’exprime sur la musique dans son Traité de la peinture, il déclare qu’ « il  n’en est pas de la peinture comme de la musique, qui passe en un instant, et qui meurt, pour ainsi dire, aussitôt qu’elle est produite » (De Vinci, 1820, p.18). La question de ce qui différencie les arts ou les rapproche n’est pas réservée à la musique et à la peinture, cette dernière ayant cependant, aux yeux de Da Vinci, une nette primauté sur toutes les autres, due à l’harmonie qu’elle crée sans avoir à se soumettre au temps :

Quand le poète renonce à figurer, au moyen des mots, ce qui existe dans la nature, il n’est plus l’égal du peintre : car si, abandonnant cette description, il reproduit les paroles fleuries et persuasives de celui qu’il veut faire discourir, il deviendra orateur et non plus poète ou peintre. Et s’il parle des cieux, il devient astrologue ; et philosophe ou théologien en dissertant des choses de la nature ou de Dieu. Mais qu’il retourne à la description d’un objet, il serait l’émule du peintre, s’il pouvait avec des mots satisfaire l’œil comme fait avec la couleur et le pinceau le peintre, qui, grâce à eux, crée une harmonie pour l’œil comme la musique. (Da Vinci, cité dans Seris, 2009, p.6)

Faisons encore un saut dans le temps et nous voyons Schoenberg qui considère l’oreille comme étant supérieure, car elle ne s’attarde pas sur ce qui est concret.

Pour beaucoup d’artistes, entremêler les sources d’inspirations fait partie des processus routiniers pour stimuler leur créativité. À la fois, le bon sens de chacun fait comprendre que les expériences auditives et visuelles sont de nature très différente, mais dans le même temps, des associations sont imaginées, désirées, insinuées, créées, entretenues, psychologiquement vécues de manière très forte par certains ; l’illusion d’une immédiateté de correspondances sensorielles paraît opérer naturellement. Du grand mélange enthousiaste des sensations à la différenciation discriminatoire, du mysticisme du rapprochement à la collaboration féconde, de l’hyperspécialisation des disciplines aux répertoires polysémiques, il existe autant de sensibilités que d’êtres humains et ce rapprochement du visuel et de l’auditif en cristallise les positions idéologiques et les expressions qui les accompagnent.

1. Des correspondances contraintes

1.1 Les correspondances linguistiques

Le visuel[2] et l’auditif[3] ont de tout temps eu des relations complexes au point de se rejoindre dans ce qu’on appelle l’audiovisuel. Non que ce rapprochement linguistique puisse signifier une osmose d’un couple enfin réconcilié, car les techniques qui les rassemblent réalisent plus une cohabitation profitable à une fin qui leur échappe (par exemple raconter une histoire dans un film ou dans un « spectacle-son-et-lumière »). Il ne s’agit donc pas vraiment d’une pratique artistique qui considérerait chacun au même niveau, avec ses particularités. Pourtant, une pratique dans laquelle le visuel et l’auditif participeraient dans un même élan à une expression commune a souvent été recherchée par les artistes.

Il existe, dans nos sociétés occidentales, un fort cloisonnement entre ces deux disciplines ; l’une serait l’art de l’espace, les arts visuels (les arts plastiques), et l’autre serait l’art de la durée, les arts auditifs (la musique). Les lieux d’enseignement de ces disciplines sont le plus souvent séparés et obéissent à des logiques pédagogiques qui ont peu de choses en commun. Rares sont les institutions qui favorisent les rencontres des disciplines, des artistes et de leurs publics. Les artistes ayant touché à plus qu’une discipline sont suffisamment rares pour être relevés en tant que tels, comme des êtres hors du commun. Malgré tout cela, les partitions graphiques sont une de ces manifestations où une intersection se produit, tout comme le théâtre musical rejoint parfois les classes de percussions, les classes de chant organisent une formation d’acteur, les installations d’art plastique deviennent parfois « sculptures sonores », les classes de danse font appel à des musiciens improvisateurs sensibles aux expressions corporelles, etc. Le cloisonnement ne saurait être étanche, malgré les institutions.

Le vocabulaire lui-même contient un grand nombre de mots qui sont communs à ces deux formes d’expression : ton, nuance, harmonie, rythme, couleur, variation, ligne, courbe, contrepoint, espace, chromatique, accorder, forme en arche, chaud, froid, brillant, et bien d’autres encore, plus spécifiques, comme la Klangfarbenmelodie (mélodie de couleur sonore). Ces termes créent des ponts, voulus ou malgré eux, entre l’un ou l’autre de ces domaines. Tous ces termes correspondent à des réalités qui n’ont le plus souvent rien à voir les unes avec les autres. Prenons par exemple nuance qui est souvent utilisé en musique pour parler de variations des intensités sonores, alors qu’au niveau visuel, elle désigne les degrés par lesquels peut passer une couleur, du plus pâle au plus foncé, en conservant le nom qui la distingue des autres. Si dans le premier cas il s’agit de l’amplitude de l’onde sonore, dans l’autre cas il s’agit d’une variation du spectre lumineux, pas de son intensité. Prenons un autre mot comme celui de ligne. La ligne visuelle est continue, sinon il serait spécifié dans la plupart des cas qu’elle est discontinue ou pointillée, ou autres termes appropriés ; alors que la ligne mélodique peut être discontinue dans tous ses paramètres, fréquence (le passage d’une note à l’autre se fait rarement pas glissement continu de fréquence), dynamique (tout instrument à sons percutés, à commencer par le piano, introduit une discontinuité dynamique dans le passage d’un son à l’autre), timbre (la Klangfarbenmelodie en est un exemple type), et même des interruptions (des silences) ne suffisent pas à rompre l’idée de ligne mélodique sans que personne n’ait besoin de spécifier par un qualificatif sa continuité ou non. Nous pourrions prendre tous les mots énumérés ci-dessus et vérifier que les correspondances n’en sont pas. Elles sont une vue de l’esprit, des traits de notre imagination individuelle ou collective.

1.2 L’impasse des machines de transformation

Avant même le rêve d’une œuvre d’art total qui nourrit les ambitions romantiques, l’idée que le son et l’image puissent concourir à une même expression dans une symbiose absolue avait déjà alimenté des élucubrations telles que celle du père Louis-Bertrand Castel, en 1725 : un clavecin pour les yeux, dont l’idée annoncée était bien de

peindre ce son et toute la musique dont il est capable ; de les peindre, dis-je réellement, ce qui s’appelle peindre, avec des couleurs, et avec leurs propres couleurs ; en un mot, de les rendre sensibles et présents aux yeux, comme ils le sont aux oreilles de manière qu’un sourd puisse jouir et juger de la beauté d’une musique […] et qu’un aveugle puisse juger par les oreilles de la beauté des couleurs. (Warszawski, 1999)

Nous ne rentrerons pas en détail sur le fonctionnement qu’aurait dû avoir cette machine si elle avait vu le jour[4], ni sur les motivations diverses (scientifiques, artistiques et socio-historiques) qui ont conduit à l’imaginer. Ce qui nous intéresse ici est plutôt de relever les impasses dans lesquelles se fourvoient ce genre de projets qui pourtant ne cessent de voir le jour.

La première impasse est une impasse d’ordre physique qui concerne les ondes. Il est entendu que le son et la lumière sont des ondes et que par conséquent on retrouve des natures analogues : leur propagation est rectiligne et uniforme, elles se réfléchissent sur un obstacle, on observe des phénomènes d’interférences, de réfraction, de « mirage », etc. Il n’en reste pas moins que le son est une onde mécanique. Cette onde a donc besoin d’un milieu matériel qu’elle va déformer pour se propager, alors que l’onde lumineuse est électromagnétique et ne nécessite pas de milieu pour se propager. Leurs vitesses de propagation sont très différentes, beaucoup plus rapide dans le cas de la lumière. Les longueurs d’ondes contribuent à les différencier également : les effets de diffraction sont beaucoup plus importants pour les longueurs d’onde relativement petites comme celles du son que pour la lumière. Localiser un son sera pour cette raison moins précis. On parle difficilement de rayon sonore car ses conditions d’existence ne font pas partie de nos expériences quotidiennes : notre monde nous fournit plus d’images lumineuses que d’images sonores. Un « reflet sonore », c’est-à-dire la réflexion d’un son sur une paroi de manière à retrouver ce même son dans un autre point de l’espace avec quasiment les mêmes caractéristiques, est en réalité très rare et demande une architecture spécifique, comme cela arrive avec certaines voûtes (couvent, métro parisien). Mais en général, le son dans une pièce se reflète contre toutes les parois ; on a donc une multitude d’échos plutôt qu’une image unique. Notons au passage que les processus de transformation mélodique « en miroir » (mouvement rétrograde) concernent le miroir de l’écriture de la mélodie, en aucun cas du son.

La seconde impasse concerne nos perceptions du son et de la lumière qui sont différentes : entre les organes de l’ouïe et de la vision, les traitements des informations par le cerveau sont différents. L’œil, pour percevoir les couleurs (c’est-à-dire les fréquences des ondes qui lui parviennent) dispose de cellules spécifiques à la vision colorée : les cônes. Ceux-ci sont de trois sortes et de ce fait, l’information sur le spectre d’une lumière polychromatique va être traduite par les cônes par trois paramètres seulement. La somme de deux lumières de couleurs différentes est perçue comme une troisième couleur : on n’arrive pas à percevoir les fréquences composant le mélange, mais seulement une fréquence dont l’effet est équivalent pour nos yeux. A contrario, l’oreille dispose de milliers de cellules ciliées de sensibilités différentes. Ces nombreuses cellules permettent une bien plus grande discrimination en fréquence que les trois sortes de cônes de l’œil. Ainsi, l’oreille ne perçoit pas seulement une « résultante » de l’ensemble des fréquences composant un son mais est capable d’entendre le spectre d’un mélange de plusieurs fréquences sonores. Les orchestres n’auraient plus grand sens si un mélange de notes était perçu comme une note unique, de la même façon qu’un mélange de couleurs différentes est perçu comme une unique couleur résultant de « l’addition » de ces couleurs.

Si l’oreille semble supérieure à l’œil lorsqu’on considère son aptitude à discerner des fréquences différentes, elle lui est par contre très inférieure en ce qui concerne la perception de l’espace. La rétine dispose d’un très grand nombre de capteurs permettant d’obtenir une information spatiale sur les sources lumineuses. Un œil unique est capable de discerner un déplacement de 1 millimètre à 4 mètres. Une oreille unique ne possède aucun capteur de l’origine spatiale d’un son. Cependant trois informations (différence de temps interaural, déphasage et atténuation) contribuent à identifier l’angle que fait la source sonore avec l’axe des oreilles et permettent ainsi une estimation de la localisation d’origine d’un son, complétées par d’autres stratégies qui ne seront pas développées ici. Notons au passage que cette localisation spatiale est plus fine pour les sons qui nous viennent de devant et des côtés que pour les sons qui viennent de derrière.

De plus, lorsque les informations provenant de notre vue et celles de notre ouïe sont en conflit, celles en provenance de notre vue tendent à dominer. À ce titre, on peut avoir regardé un film sans se souvenir de la musique qui l’accompagnait.

La troisième impasse est d’ordre symbolique : pour qu’il y ait traduction d’un langage à l’autre, faudrait-il encore que nous ayons affaire à des systèmes symboliques. Or si l’écriture de la musique en est un, la musique en elle-même n’en est pas un. On pourrait imaginer des associations de symboles de domaines différents, mais qui risquent d’être relativement limitées et rares (image de cheval/son du galop), ou inexistantes (quel est le son d’une selle de cheval). Ceci ne signifie pas que l’on ne puisse construire un langage avec les sons (c’est d’ailleurs ce qui se passe avec les mots !). Mais si l’on cherche à court-circuiter l’impasse physique précédente en soutenant qu’il pourrait y avoir correspondance de symbole entre le visuel et l’auditif et que, par conséquent, c’est ce symbole qui serait exprimé, on oublie qu’on est en train de prendre la question à contre-sens : celui où un système symbolique préétabli autorise la production d’une expression ou d’une représentation, et non le sens où une expression/représentation produirait une autre expression/représentation au travers d’un langage.

La quatrième impasse est liée à l’idée d’œuvre, tant plastique que musicale. L’œuvre d’art, qu’elle suive l’étendue de l’espace ou se succède dans le temps, n’est pas une suite d’éléments juxtaposés ou successifs. Elle est une forme composée, unique, en partie ineffable, qui ne peut se traduire que de manière imparfaite et partielle.

Ceci étant éclairci, continuons donc notre inventaire de machines de transformation : Scriabine en son temps a également conçu un orgue de lumière pour projeter au rythme de l’évolution musicale des faisceaux lumineux prédéterminés dans la partition par des encres aux couleurs correspondantes. Depuis, nombre d’instruments ont été imaginés, tel l’optophone. La théorie sur l’optophonie a consisté à montrer l’équivalence des phénomènes optiques et sonores, et la transformation automatique des vibrations de la lumière et du son est établie en 1922 par Raoul Haussmann; Claude Bagdon[5] avait son propre orgue-à-couleurs quand il donna des concerts en 1915 et 1916 alors que Thomas Wilfred développa son premier Clavilux en 1921, cherchant avant tout l’autonomie imaginative de ce médium quadridimensionnel, avec une préoccupation d’immatérialité de l’image, d’une « couleur sans forme » qui serait « une âme sans le corps » (T. Wilfred, cité par Cage, 1993, p.246), telle la lumière produite par les vitraux des cathédrales. D’autres encore cherchent d’autres rapports entre le son et la lumière, et depuis Xenakis (Polytopes) à Montréal en 1967 et Paris (musée de Cluny) en 1972, les créations lumières et/ou vidéos de certains spectacles musicaux sont de véritables contrepoints réciproques (Miroglio parle de « conjonction » entre ces disciplines artistiques). Des spectacles de lumières (plus connus sous l’appellation anglaise de light-show) sont conçus sans pour autant rallier ce que Daniel Charles (1989-88, p.99) propose sous l’appellation d’œuvres « intermédias[6] », c’est-à-dire des œuvres qui « poursuivent l’interdépendance rigoureuse des diverses composantes »

Dans un autre registre que celui de la lumière colorée en mouvement, ce qui était alors appelé tablettes graphiques sont d’autres machines qui associent le visuel au sonore. Leurs programmes permettent des transformations directes d’images ou de graphiques en sons. Après « l’UPIC », tablette graphique à la base d’un outil de composition musicale assisté par ordinateur inventé par Xenakis, d’autres programmes lui ont succédé dont « IanniX » et « HighC », qui permettent de dessiner des formes qui seront rattachées à des sons. Il existe même de petites applications, dont « The vOICe », qui permettent de charger une image digitale quelconque (une photo de portrait, un dessin de paysage, etc.) et qui va « jouer » cette image. Il va sans dire que tous ces programmes ont une lecture dont l’axe horizontal est le temps ; ils « lisent » la succession du déroulement des traits, un trait fin horizontal correspondant à une fréquence tenue dans le temps, alors que le même trait fin vertical correspondra à un cluster bref et le même en oblique correspondra à un glissando. S’il y a une indéniable visualisation d’éléments sonores et/ou sonorisation d’éléments visuels, on est encore loin d’une quelconque correspondance : notre œil « photographie » l’image, et l’analyse qu’il en extrait, la description qu’il fait des éléments qui la constituent, ne suit en aucun cas un axe de lecture horizontal avec le temps en abscisse, les hauteurs en ordonnée. Qu’en est-il du reste des éléments de l’image, des couleurs, des textures ? La technique avançant, elle n’offre pas encore de solutions aux questions des divergences perceptives et compositionnelles du sonore et du visuel. Nous verrons qu’il faudra aller encore beaucoup plus loin pour comprendre en quoi la musique et sa relation avec une expression visuelle ne peut se réduire dans un programme d’intelligence artificielle, aussi développé qu’il soit.

1.3 D’étranges paramètres d’images-sons

La préoccupation de notre sujet est essentiellement de savoir ce qu’un musicien trouve lorsqu’il est confronté à une image visuelle. Nous considérerons donc essentiellement le sens du visuel vers l’auditif sans toutefois nous empêcher quelques allers-retours dans le sens inverse. Nous ne traiterons donc pas particulièrement des œuvres musicales inspirées par des œuvres graphiques.

S’il est certain que les considérations paramétriques du son s’adaptaient mal à la réalité sonore, acoustique et à l’expression musicale, de même, d’autres outils différents de ceux habituellement mis en avant dans l’écriture standard étaient souhaitables afin de pouvoir manipuler des éléments adéquats aux finalités d’exploration de ces situations sonores. Il en est de même au niveau visuel : les progrès en optique ont montré (Massaux, 2006) que l’examen de l’effet produit par des formes visuelles sur une surface (un graphisme) ne peut se réduire à l’observation des couleurs et des formes (points, lignes, surfaces). Dans cette section, nous allons voir comment ces jugements paramétriques se retrouvent dans le langage des artistes, parfois érigés en vérité absolue, mais le plus souvent fruit de leur imagination et de leur immersion dans leurs pratiques. Il faut ne les prendre que pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire rien de plus que des verbalisations, nécessaires certes, mais nécessairement réductrices d’expériences esthétiques vécues. À ce sujet, Kandinsky (1926, p.37) fait la distinction, utile selon nous,

[…] entre élément et « élément », en comprenant par « élément » la forme dépourvue de tension, et par élément la tension contenue dans cette forme. Ainsi les éléments sont abstraits, au sens profond, et la forme même est « abstraite ». S’il était effectivement possible de travailler avec des éléments abstraits, la forme extérieure de la peinture contemporaine changerait profondément, ce qui ne signifierait pas que toute peinture deviendrait superflue : car même les éléments picturaux abstraits garderaient leur valeur picturale, tout comme les éléments de la musique.

Opérant ainsi, Kandinsky ouvre la possibilité, et pas seulement aux œuvres abstraites, que l’expression des arts plastiques ne soit pas dépendante d’un langage symbolique lié aux formes qu’elle présente.

Analysons donc maintenant quelques paramètres pour leur pertinence de passage entre le visuel et l’auditif, pour vérifier quelles limites ils imposent, ou, au contraire, quelles ouvertures ils imposent à la considération de ceux qui s’en emparent.

1.3.1 Les temporalités de l’image du son

Il existe divers temps de lecture d’une image, entre le moment où on en perçoit ses divers aspects, le temps de compréhension et celui de construction du sens. Ces temps peuvent se superposer, avoir des durées instantanées ou très longues et être plus ou moins stimulés par leurs auteurs. Nous avons par exemple celui de Paul Klee qui recherche, dans la composition d’un tableau, une temporalité « rythmée » par des motifs.

Kandinsky parle de la brièveté d’un point, du minimum de temps nécessaire à sa perception « de sorte que l’élément temps est presque exclu du point » (Kandinsky, 1911, p.37). C’est presque son « temps » qui donnerait au point sa définition visuelle, plus que sa taille ou ses caractéristiques graphiques (dimension, forme, couleur) dans le sens où celles-ci peuvent être fort variables suivant le contexte[7].

Notons en guise de transition avec la ligne, que « le pointillisme musical, la musique sans mélodie (évacuant par là même ce qui est devenu une manière de sixième sens !) » (von der Weid, 2012, p.23) avait pour but de se débarrasser de toute syntaxe[8]  qui reliait les sons entre eux, de les isoler, ou plutôt de les rendre autonomes les uns des autres dans le temps et dans l’espace. Pour cela, il fallait que ces points sonores ne constituent plus des mélodies, des lignes sonores.

La notion de temps va se retrouver dans l’imaginaire traçant des lignes dont les vitesses vont pouvoir varier. Kandinsky estime que « l’élément temps est en général plus perceptible dans la ligne que dans le point » (Kandinsky, 1911, p. 117). Il semblerait pour cela que la longueur, l’orientation et la courbure conditionnent la temporalité de la ligne qui offre ainsi une plus grande diversité d’expression. Ce point de vue sur la temporalité de la ligne se complexifie dès qu’on lui considère d’autres aspects comme l’épaisseur de la ligne que Kandinsky attribue très curieusement à un couple instrument/tessiture et non à un attribut de vitesse/accélération ou d’intensité ou hauteur, comme on aurait pu s’y attendre[9]. Kandinsky (1926, p. 117-118) estime que

[…] le caractère de la ligne trouve une transposition plus ou moins précise dans les autres arts. […] La plupart des instruments de musique correspondent au caractère linéaire. Le volume du son des différents instruments correspond à l’épaisseur de la ligne : le violon, la flûte, le piccolo produisent une ligne très mince ; d’une ligne plus épaisse – produite par [l’alto] et la clarinette – nous arrivons par les sons les plus graves de la contrebasse et du tuba jusqu’aux lignes les plus épaisses.

Pourtant, dans cette logique, on pourrait considérer que la flûte dans le grave ait une épaisseur certaine. C’est un autre problème de ce genre de propos que de réduire un instrument à une sonorité type, qui ne révèle qu’un aspect trop restreint de sa réalité, et qui, par ce fait, introduit une unicité là où il n’y a que multiplicité et complexité. Ce qui serait valide pour un instrument seul, perdrait aussitôt tout fondement dès qu’il serait agencé avec un autre ou plusieurs autres. Nous supposons encore une fois que cette situation puisse être un des résultats de la manière dont l’écriture standard apparaît non seulement dans sa graphie, mais aussi dans son mode de fonctionnement.

Delaunay fut également un peintre pour qui la notion de temps musical était un critère de comparaison valable lorsqu’il évoque le rythme que les interpénétrations de ses disques simultanés provoquent comme mouvement rotatif et déplacement de l’œil d’un cercle coloré à l’autre. Gérard Denizeau (1995, p. 225) ressent dans ce contexte le rapport de deux couleurs en termes de « simultanéité harmonique » ou en termes de « juxtaposition mélodique ».

La transformation imaginaire des structures visuelles et de l’espace en temps et succession d’événements musicaux constitue un processus courant des façons de penser ce rapport du visuel au sonore. Elle est à l’origine de bien des sources d’analogies qui ouvrent aux partitions graphiques son champ d’activité. Elle transforme la pensée du musical et du pictural. Messiaen s’enthousiasme de cette transformation enfin possible : « La musique est un perpétuel dialogue entre l’espace et le temps […], dialogue qui aboutit à une unification : le Temps est un espace […], l’espace est un complexe de temps superposés » (Messiaen, cité par von der Weid, 2012, p.145). Donatoni exprime un enthousiasme du même ordre, mais plus lié à sa pratique : « si je pense le signe, je pense le signe du son ; si je pense le son, je pense le son du signe » (von der Weid, 2012, p.175). Ainsi une structure aux multiples facettes peut apparaître dans des graphies comme celles que le cubisme aurait pu réaliser et qu’aucune notation ne permet d’appréhender puisqu’il s’agit de simultanéité d’aspects d’un même objet, tels les éclats d’un miroir ou d’un kaléidoscope. Il s’agirait dans ce cas de se concentrer sur la perception et non pas sur la cognition, comme le suggère Slavek Kwi.

La dimension monumentale de certaines toiles a souvent pour but d’intégrer le spectateur au tableau comme chez Rothko par exemple (voir figure 1), ou stimuler une circulation du regard chez Pollock (voir figure 2), un procédé qui peut contraindre à des regards parcellaires de la toile souvent flanquées d’une pléthore d’éléments. « D’où recours à la notion de durée propre à la musique, l’œil se déplaçant dans l’espace » (Sabatier, 1998, p.666). Cette notion temporelle de la peinture qui se manifeste autant par sa forme d’exécution qu’au moment de sa contemplation, semble avoir touché plus particulièrement les peintres qui ont été assimilés à l’expressionnisme abstrait. On y trouve des temporalités extrêmes telles celles de l’action painting (peinture active) ou celle méditative de la mouvance qualifiée des colorfield painting (champs colorés).

Fig01Rothko

Figure 1 : Mark Rothko, nº 61

Fig2Lamaison

Figure 2 : Jackson Pollock, 1948, Silver over black, white, yellow and red

Alors que l’art graphique est souvent dynamique, il incarne en maintes occasions cette notion du temps figé que nous avions vue chez Klee et que l’on retrouve, avec le point de vue d’un musicien, chez Brian Ferneyhough (cité par Von der Weid, 2012, p.36) :

À l’origine de ces reflets sonores d’images visuelles, aucune fredaine illustrative, mais toujours une espèce d’image interne, fréquemment une sensation de temps figé sur quelque chose qui se tient à l’extérieur, à l’écart du temps (ou qui, peut-être, n’existe pas dans le temps subjectif d’observation de mon imagination). Souvent, on ressent d’abord des processus possibles, comme des constructions baroques, de leviers et de pivots qui inclinent le caillot du temps d’un côté ou de l’autre. L’acte de transférer cette image en notes représentant un certain laps de temps (écrites elles-mêmes dans un laps de temps réel éventuellement assez différent) finit inévitablement par générer un objet complètement différent.

Les considérations temporelles ne sont pas toutes le fait de l’intention de l’artiste ou de la forme prise par l’objet graphique, d’autres viennent du spectateur qui pense au travers de ses sens. Il crée sa propre durée, ses rythmes et ses structures perceptives. La construction de son émotion, l’épanouissement de sa sensibilité ont une durée. La compréhension sensible a une durée[10] qui peut varier du coup-de-foudre à toute-une-vie ; et ceci est valide aussi bien pour une image qui nous accompagne dans nos pensées que pour une musique qu’on aurait écoutée une seule fois et dont on aurait gardé en mémoire une sorte d’image instantanée. Car le temps qui est n’est pas le temps qui passe.

1.3.2 Le silence de l’absence ou l’absence de silence

Le silence paraît une évidence en musique, et même une condition nécessaire à son existence, alors que nous savons que le silence absolu du vide intersidéral aurait plutôt tendance à réveiller en nous des angoisses de mort. Si Cage nous fait la démonstration du pouvoir expressif de ce non-silence dans ses 4’33’’, un de ses amis, Dick Higgins, que nous avons déjà mentionné comme étant le créateur de la notion d’intermédia, crée la composition Danger Music #6, qui ne consiste que dans son titre ; une musique, une vision, une méditation ( ?) qui inviterait à penser que même l’absence apparente n’est pas rien. Le cri silencieux de Munch n’est-il pas plus assourdissant et désespéré précisément à cause de son absence acoustique ? Et le Tristan de Wagner, avant de mourir, n’entend-il pas la lumière ?[11]

Le blanc de la page, l’absence de trace, ne représente pas l’absence ; l’absence n’est pas rien car elle suppose une présence qui n’est pas. Le carré Blanc sur fond blanc de Malevitch est une trace et quand bien même elle n’existerait plus, à l’instar de Cage, le principe des imperfections « rend une feuille [de papier] plus importante qu’une autre parce que chaque feuille a les siennes propres. […] Je me donne une durée pour rechercher des imperfections […] » (Cage, cité par Bosseur, 1992, p.128). De même qu’il y existe des jeux d’ombres et de lumières sur une feuille blanche, le silence contient ses mouvements subtils. De même que la trace entrecoupée ou interrompue ne s’arrête pas à sa limite, le son suspendu ne s’interrompt pas dans le silence du néant, mais dans une mémoire active qui n’est pas vide de sons. Et de même que la trace peut représenter une harmonie silencieuse, Jean-Jacques Rousseau relève que « le silence entre dans nombre des grands tableaux de la Musique » (Von der Weid, 2012, p.13).

Là encore, l’analogie s’arrête en chemin car il est plus facile de faire le noir que le silence absolu. De plus, nos paupières nous permettent d’interrompre instantanément notre vision, on peut non seulement ne pas regarder, mais ne pas voir alors que nos oreilles sont condamnées, si ce n’est à écouter, du moins à entendre. L’expression silencieuse ne peut être un processus, elle est un fait vécu.

1.3.3 Les couleurs

Nous avons déjà évoqué les couleurs à propos de la lumière et des délires d’incohérences que provoquaient leur association directe et systématique avec des hauteurs sonores ou des timbres. Dans le même registre, le compositeur italien Salvatore Sciarrino raconte comment il explique l’origine de sa perception synesthésique par la couleur des instruments :

Pour quelle raison les sonorités d’un violon sont-elles rouges ? La teinte des violons est rougeâtre. Donc il est possible que de semblables relations influencent la perception de quelques couleurs, et que cette expérience ne soit pas seulement individuelle mais sociale. Pour quelle raison le Mi majeur est-il doré ? Est-ce à cause du son doré du clavecin, ou parce que la première fois que l’on a expérimenté cette association, cette lumière dorée nous a éblouis ? (Sciarrino, cité par Von der Weid, 2012, p.36).

Dans cette section, nous nous devons également de mentionner Olivier Messiaen qui affirme qu’il « essaie de traduire en musique des couleurs », même s’il n’a pas composé d’œuvre en puisant son inspiration dans la contemplation des couleurs d’une toile.

Certaines sonorités sont liées pour moi à certains complexes de couleurs […]. Les deux principaux modes [à transposition limitée] sont liés pour moi à des colorations très précises : le mode nº2, dans sa première transposition, tourne autour de certains violets, de certains bleus et du pourpre violacé, tandis que le mode nº3, dans sa première transposition, correspond à un orangé avec pigmentations rouges et vertes, des taches d’or, et aussi un blanc laiteux aux reflets irisés comme des opales. (Messiaen cité par Samuel, 1999, p.66)

Que cette prédisposition paraisse stimuler un imaginaire pour certains, c’est indéniable. Mais il parait difficilement possible de pouvoir se baser dessus pour un quelconque travail musical à partir d’images, bien que Messiaen persiste à ajouter, à cette époque, que cette correspondance du son et de la couleur « repose sur une vérité scientifique altérée par la personnalité de celui qui subit le phénomène, à laquelle s’ajoute aussi une part d’imagination, d’influence littéraire très difficile à déceler »[12] (Messiaen cité par Samuel, 1999, p.66).

Des codes de couleurs continuent à alimenter certaines partitions graphiques (voir figure 3 ci-dessous), une manière de permettre une lecture facile, sans apprentissage du solfège, à l’égal de ce que l’on trouve dans certaines méthodes infantiles. Cage a recours également à un code de couleurs dans son Aria (voir figure 4) où les couleurs surlignent les courbes tracées en noir et doivent correspondre à des modes de chant que le chanteur devra définir en fonction de celles-ci.

Fig3Lamaison

Figure 3 : Steve Roden, Pavilion score #2, 2005

Pourtant, on sait que les couleurs ont un pouvoir expressif très riche et complexe dans tous les domaines des arts graphiques et il serait regrettable de réduire leur utilisation à une fonctionnalité pratique ou d’application systématique ; elles peuvent être des plus stimulatrices aux sensibilités émotionnelles. À considérer la couleur comme un paramètre du visuel, on retrouve au niveau des arts graphiques la situation précédemment évoquée lorsqu’on parlait des paramètres musicaux que l’écriture musicale dissociait et surtout hiérarchisait ; la couleur est indissociable des autres éléments visuels, le point, la ligne, la surface, l’espace, la texture, la brillance, etc. Une notation picturale n’a pas eu lieu et c’est peut-être cela qui fait qu’on n’a pas assisté à cette paramétrisation hiérarchisée du pictural. Les formes colorées ne prennent leur sens que dans leur totalité.

1.3.4 L’espace, le plan, la ligne et la touche

L’exercice de dissociation d’éléments picturaux et leur association avec des éléments musicaux également dissociés est nécessairement périlleux. Boulez s’y exerce à propos de Klee en ce qui concerne la dichotomie entre l’espace et le temps. Lorsque Boulez, avec une intention très pédagogique, propose d’expliquer la notion de rythme pictural, il le fait en comparaison avec le rythme musical. Il souligne que la perception du temps musical ne se fait pas sur la base de la durée totale d’un morceau (dont la conscience du « temps qui passe » reste floue), mais se fait par rapport à des pulsations (régulières ou irrégulières), et autres unités de temps assez petites, qui permettent de concevoir le temps en plus ou moins petits modules sonores qu’on mettra en relations les uns avec les autres pour déterminer leur organisation. « La pulsation […] aide à mesurer le temps comme le module de l’espace permet de concevoir la distance » (Boulez, 1989, p.84). On voit là encore un passage ouvert entre l’organisation de l’espace et l’organisation temporelle. Pourtant, Boulez dégage l’une de l’autre, ainsi que les dangers encourus par un tel amalgame de transposition directe : il relève qu’on appréhende un tableau même grand, dans un premier temps, d’un seul regard, et que ce n’est qu’après que l’œil circule et s’attarde sur des modules plus petits. Alors qu’en musique, la perception est inverse puisque ce sont les rapports des instants avec les autres instants qui vont nous permettre de vérifier rétrospectivement les relations temporelles et comment on est passé d’un point à un autre. « En arrivant à l’aboutissement on a enfin une vue globale, mais c’est une vue globale virtuelle. La vue globale du tableau, elle est une vue réelle, et sa vue divisée une vue presque virtuelle puisque l’on est contraint de l’isoler » (Boulez, 1989, p.86). Une composition picturale ne peut d’aucune manière fonctionner comme une composition musicale. Ce n’est que l’imaginaire rétrospectif qui va autoriser des reconstitutions temporelles architecturales et spatiales, mais aussi « les harmoniques des étagements d’odeurs, les préhensions tactiles, les sonorités en mouvement, […] dans une forme de carrousel polysensoriel d’un tranquille […] délire » (Boulez, 1989, p.39).

Selon Milan Knizak (cité par Bosseur, 1992, pp. 55-61), son expérience de développer des procédures de transformations qui n’ont pas de rationalité, ainsi que le fait d’accepter de créer des dispositifs qui ne contrôlent pas tous les sens, d’avoir du bonheur à se laisser surprendre par le résultat d’opérations insensées, peut être une méthode efficace pour stimuler un imaginaire autre, une manière de penser différente. Par exemple on peut « jouer une maison, ou un immeuble » comme le suggère Knizak, simplement en attribuant à chacun des trois axes de l’espace un paramètre sonore. Cela lui a permis de jouer des choses qu’il n’«aurait pas imaginées de lui-même ». Il déclare que cela fut pour lui une expérience déterminante pour pouvoir opérer n’importe quel transfert entre les différents médias. Ensuite, non seulement il avait la capacité de regarder les choses qui l’entouraient d’une autre manière, ou plutôt, d’autres manières, mais cela l’a conduit également à une autre étape consistant à « jouer des musiques pensées » ou « musiques intuitives ». Ces musiques consistent à imaginer des musiques impossibles à jouer, par exemple, « la musique qui est sous mes ongles » (Bosseur, 1992, p. 56). Là, ne se pose pas la question de savoir si on pourra l’entendre un jour, mais seulement de l’imaginer. Knizak se demande juste si « c’est nécessaire à ce moment précis » (Bosseur, 1992, p. 56). Ces expériences laisseront une trace ou non, mais le caractère abstrait de la musique fait qu’elle possède, selon lui, quelque chose d’intouchable, et que l’objet seul, suggérant une musique dans l’imaginaire de celui qui le contemple, peut provoquer la plus forte des musiques intérieures. Or tout support musical est un objet visuel, que ce soit un instrument ou un support de mémorisation ; la musique est donc nécessairement quelque chose de très abstrait selon lui, mais en relation avec quelque chose de tangible ; « là réside peut-être le lien entre la musique et les êtres humains », conclut Knizak (Bosseur, 1992, p. 61).

Dans le domaine de la perspective, Boulez cite un exemple qu’il tire du deuxième mouvement, Jeux de vagues de la Mer de Debussy. Il doit là aussi exister des processus de transformation imaginaires sonores/visuels qui doivent être à l’œuvre, car Boulez décèle des figures mélodiques ondulatoires jouées à une certaine vitesse auxquelles se superposent d’autres figures, mais plus rapides. Boulez estime que « sans que le musicien ait voulu jouer de manière expresse sur une perspective musicale, celle-ci a été créée » (Boulez, 1989, p.72). Des solutions du même ordre peuvent se rencontrer dans d’autres musiques de Debussy, mais aussi chez Stravinsky, notamment dans la 2ème pièce des trois poésies de la lyrique japonaise, alors qu’il avait lui-même remarqué dans l’art de l’estampe japonaise de fortes analogies « entre la solution graphique des problèmes de la perspective et des volumes qu’on y voit et la musique » (Stravinsky, cité dans Von der Weid, 2012, p.23).

Examinons maintenant la relation plan visuel / plan sonore : ce qui est présenté sur le même plan est dans bien des cas ce qui est symboliquement simultané. C’est le cas dans les arts graphiques, mais le théâtre joue aussi de cet artifice. Au niveau visuel cela semble couler de source : les arts graphiques, par principe inhérent, présentent leurs éléments au spectateur dans une simultanéité (relative, nous en avons déjà discuté). Mais, alors que l’illusion d’espace en musique peut être donnée par des plans sonores différenciés (au moyen des artifices de différenciations de registres, de timbres, de dynamiques, de textures, etc.), les arts visuels semblent envier à la musique une autre simultanéité qui concerne la polyphonie, c’est-à-dire suivre plusieurs idées, complémentaires ou non, en simultané. Il s’agit là d’une simultanéité qui n’opère pas dans l’instant, mais dans la durée et l’évolution de celle-ci. Klee fait revenir le mot polyphonie dans plusieurs de ses titres, et bien que la polyphonie soit un phénomène que l’on retrouve dans beaucoup de domaines, ce point nous a semblé un fait suffisamment remarquable pour être mentionné. Cette manière d’aborder le visuel et le sonore dans certains cas peut stimuler notre forme de penser et d’imaginer.

Le concept de densité est également un concept dont la transposition d’un domaine à l’autre peut apparaître comme une évidence. Xenakis le mentionne par rapport à sa double préoccupation d’architecture et de musique ; un nombre de point par unité de longueur dans le cas de la première, ou par unité de temps et/ou de rythme, dans le cas de la seconde : « une densité forte qui peut aller à une densité faible – une façon de jouer sur les intensités. » (Xenakis cité par Bosseur 1989, p.48) Pourtant, la densité en musique n’est pas aussi dépendante du temps que d’autres aspects musicaux : une sonorité possède en elle-même une densité ; une texture sonore homogène dont la densité varierait n’aurait pas besoin de plus de temps que le temps nécessaire pour que cette variation soit notable, à la différence par exemple de la variation d’un motif rythmique dont il faut attendre les énoncés intégraux pour en avoir la perception. La densité d’un nuage de points dans l’espace est perceptible au premier regard ; si cette densité est forte, elle n’aura besoin que de très peu d’espace, si elle est faible, elle aura besoin de plus d’espace ; tout comme la densité d’une texture sonore homogène (telle que l’on en trouve chez Ligeti, dans la corrente du Kammerkonzert par exemple) n’aura besoin que de peu de temps pour être comprise si sa densité est forte, alors qu’il lui en sera nécessaire de plus si elle est faible. C’est sans doute en ce sens que Francis Miroglio considère la sonorité comme « un des ponts les plus importants sur lequel peuvent se rejoindre le visuel et l’auditif » (Bosseur 1989, p.24).

Nous finirons notre passage en revue de quelques-uns des divers éléments des arts graphiques par la touche qui, au-delà de la brièveté déjà mentionnée du point, fonctionne, du fait de son mouvement, de son accumulation et de sa juxtaposition avec ses congénères, comme un mode vibratoire : vibration de la lumière, vibration de la surface, vibration de la texture et de la matière plastique, vibration des reflets. Tant de vibrations ne peuvent qu’entrer en résonance avec les vibrations sonores pour qu’elles s’en fassent leur écho. Ces vibrations visuelles peuvent être bien réelles, mais sont parfois le fruit de notre imaginaire, parfois des illusions que nous souhaitons cultiver, mais peuvent être plus que cela : un effet d’optique que notre cerveau produit pour mieux nous rendre compte des réalités dont nous avons besoin pour comprendre notre entourage ou en jouir. Debussy reprendra le procédé à son compte puisqu’il compose de la même façon, par juxtapositions de petites touches vibratoires de notes, imprévisibles, subtiles, libérant le temps, donnant l’illusion, par la combinaison d’accords sans logique harmonique discursive, d’instants en mouvement, du flux dans le fixe[13]. S’il a été qualifié de compositeur impressionniste pour avoir procédé de cette manière, il nous semble que ce n’est pas tant pour donner l’impression de créer un tableau visuel avec du sonore, que pour inventer un mystère esthétique dont le musical suffit en lui-même.

Deuxième partie : Les partitions graphiques

2. Une définition instable

Donner une définition que ce qui est ou serait une partition graphique est particulièrement difficile. Même s’il s’agit d’un objet matériel, les formes qu’il peut prendre et l’utilisation qui en est fait le rend inapte à entrer dans le moule d’une définition. Bien souvent, de graphique, nombre d’entre eux n’ont aucune prétention à être autre chose qu’un stimulus à la production musicale, « un catalyseur pour le jeu musical » (Bouissou, Goubault, Bosseur, 2005, p.235), sans prétention d’esthétique visuelle ; d’une certaine manière, un rôle basiquement « fonctionnel ». Si les objets existent bien en eux-mêmes, leur utilisation diversifiable à l’infini fait qu’ils échappent à tout cloisonnement ; de partition musicale, ils n’en n’ont ni l’aspect notationnel, ni l’aspect de division entre le rôle du compositeur et celui de l’interprète. Si on reprend les principes de Nelson Goodman à savoir : «une partition […] a pour fonction primordiale d’être l’autorité qui identifie une œuvre, d’exécution à exécution » (Goodman, 1990, p.166), et «les partitions et les exécutions doivent être dans un rapport tel que […] toutes les exécutions appartiennent à la même œuvre et toutes les copies de partitions définissent la même classe d’exécutions »(Goodman, 1990, p.167), dans ce cas, les partitions graphiques ne sont pas des partitions! Si toute demande précise, toute organisation objective, toute instruction définie, toute « marche à suivre », tout élément notationnel ne font plus partie de ce sur quoi l’interprète peut s’appuyer pour réaliser la partition, on peut en toute bonne foi se poser la question à savoir si ce qui est fourni est encore une partition, s’il y a lieu de la désigner par ce terme, et plus encore, si elle sert à quelque chose. Dans quelle mesure ces propositions sont-elles des partitions ? Sans doute faut-il reprendre le sens étymologique de partition qui vient du latin partitio : partage, division, répartition. Si la partition, telle que définie par Goodman, accentue l’idée de division (division des fonctions créatrices/interprétative, division en paramètres sonores, division temporelle, etc., jusqu’à la division sociale des multiples tâches musiciennes), les partitions graphiques s’attacheraient, elles, plus à la notion de partage (dans le sens partager avec) et à l’idée de répartition (répartition dans l’espace, du mouvement, des tâches…).

Dans le même sens de partager avec un autre la réalisation, le cas des basses chiffrées, des ornements, des grilles d’accords sont des signes dont la vue déclenche un comportement global déjà intériorisé, un peu à la manière d’idéogrammes. Les cadences de concertos, avant de devenir tout à fait écrites, étaient également un espace ouvert de partage, dans lequel l’interprète pouvait créer un lien entre son propre imaginaire et celui du compositeur. Dans les processus de création musicale collectifs, on a très souvent recours après coup à la notation pour simplement se rappeler de moments importants ou de sonorités spécifiques. Nous y reviendrons plus loin.

Si nous faisons un rapide détour historique sur la notation de la musique occidentale, il est intéressant de remarquer que cette situation de partage s’est déjà produite et on comprendra que « des musiciens comme Earl Brown aient pu se sentir plus proches des pratiques de la Renaissance ou de l’ère Baroque que de celle du Romantisme qui tend à sacraliser l’acte de création en le fixant le plus rigoureusement possible » (Bouissou, Goubault, Bosseur, 2005, p.235). La notation neumatique à partir du IXème siècle est essentiellement une représentation d’objets musicaux déjà constitués (oralement) et intériorisés par le musicien, un aide-mémoire. On avait un groupement graphique reflétant des figures mélodico-rythmiques qui s’appliquaient à une syllabe, avec leur caractère ornemental propre. Il est indéniable que cela permettait de visualiser d’un seul coup d’œil la forme musicale, les concentrations d’activité et les mouvements sonores. Concernant l’importance de l’aspect visuel comme étant une forme d’extériorisation de gestes musicaux intériorisés au préalable, les manuscrits de Bach ou Couperin[14] et de bien d’autres compositeurs de cette époque montrent les ligatures et les liaisons faites de courbes gracieuses et dynamiques dont on peut considérer bien souvent qu’elles vont au-delà de leur aspect purement fonctionnel, qui n’était d’ailleurs pas bien défini ; elles sont d’une incroyable esthétique et semblent communiquer visuellement la pensée intérieure du compositeur en introduisant un élément visuel dynamique à la partition, comme une invitation à un mouvement de la courbe du temps et du geste musical.

2.1 Une volonté de renouveler la graphie musicale

À partir des années 1950[15], au-delà de partitions qui maintiennent dans leur écriture des catégories traditionnelles de notation, mais pour lesquelles un aspect visuel est ostensiblement recherché, les notes et les portées dessinant des figures diverses comme des branches d’arbre de Noël[16] ou qu’elles soient inclues dans des formes[17], et pour lesquelles il pourrait être légitime de se demander si l’aspect décoratif de la graphie n’a pas pris le dessus sur les intentions musicales, nous nous trouvons devant d’autres types de motivations pour renouveler les formes d’écriture musicale. La volonté de contrôler de manière toujours plus stricte l’exécution et l’extension des modes de jeu instrumentaux avaient conduit les compositeurs à augmenter et adapter des symboles de la notation standard. Mais, dans une autre direction, à partir des années 1960, la réalité des pièces mixtes (électroacoustique/instrument acoustique), a conforté les compositeurs à reconsidérer la notation de sons devenus non notables, et à élaborer des graphismes permettant au musicien de se repérer au cours de l’exécution. Ces graphismes ont bien évidemment influencé fortement les productions de partitions graphiques : si le son pouvait trouver une correspondance visuelle aussi directe, il n’y avait donc qu’un pas dans le sens inverse, du visuel au sonore. Certains compositeurs, dont Earle Brown, auraient voulu se retrouver dans la position du peintre qui passe directement sa propre sensibilité au travers de sa production, sans passer par un « interprète ». Il raconte ceci :

J’étais très envieux des peintres qui pouvaient traiter directement de l’existence vive de leurs propres œuvres sans passer par une étape de « traduction » indirecte et imprécise. J’aurais bien voulu leur demander d’imaginer d’avoir à s’asseoir pour écrire un ensemble d’instructions qui auraient permis à quelqu’un d’autre de peindre dans les moindres détails ce qu’eux-mêmes auraient peint. (Brown, 1986, p.186)

Les compositeurs ont cherché à s’émanciper de leur rôle, allant jusqu’à nier leur autorité, qui se traduisait par une écriture devenue chaque fois plus précise et donc directive : il fallait renouveler le rapport à l’interprète. Selon Bosseur (1992, p.17), « le compositeur ne rejetait pas sur l’interprète l’autorité qu’il avait jusqu’alors assumée, mais tendait à partager le potentiel d’indétermination contenu dans ce qui était plus un processus ». Pour certains, comme Boulez ou Stockhausen, ce fut au travers d’« œuvres ouvertes ». Pour d’autres, comme Brown, il s’agissait de radicalement repenser la question et de créer non plus des compositions qui seraient ensuite exécutées, mais des « exécutions composées », la composition devenant ainsi « l’organisation d’une entité temporelle sonore ».

Des propositions diverses sont apparues qui visaient à provoquer chez l’interprète une participation active à la création à partir de sa propre subjectivité, lui offrant ainsi un maximum d’initiative. Il ne serait plus dépendant du texte d’une œuvre préétablie, d’une œuvre déterminée à l’avance, mais l’acteur d’un processus de création. Il est intéressant de voir le glissement qu’opère Cardew de sa propre vision de l’indétermination lorsqu’il se réapproprie la définition de Cage : ce dernier parle de « pièces qui sont indéterminées au regard de leur performance », là où Cardew va introduire dans ce mot la notion d’activité constructrice du joueur dans la formation de la pièce.[18] Ces propositions peuvent être faites sous forme d’instructions verbales, plus ou moins séquentielles et/ou poétiques (Textkomposition, comme les « Intuitive Musik » de Stockhausen[19] mais aussi certaines formes chorégraphiques qui « dictent » la musique) et, pour ce qui nous concerne dans cette recherche, les formes graphiques, qu’elles soient de simples tracés jusqu’à des objets plastiques. Ces pictogrammes prennent des formes extrêmement variées non seulement d’un compositeur à l’autre mais également d’une pièce à l’autre, chaque forme d’écriture motivant son propre concept compositionnel, sa propre motivation esthétique et son propre processus créatif. Il peut s’agir de représentations qui sont directement influencées par les arts plastiques ou qui sont en elles-mêmes déjà des tableaux à part entière et dont le musicien devra se pénétrer pour en déduire une représentation sonore. Il peut arriver dans certains cas que le compositeur effectue la transposition des rapports spatio-temporels de la musique en rapports spatiaux de la figure visuelle, figure dont la valeur esthétique peut aussi être source d’inspiration pour l’interprète. Mais la plupart du temps, la partition est avant tout un objet visuel qui s’écarte de tout rôle fonctionnel ; elle a pour objectif avant tout de stimuler l’imagination.

2.2 Divers types de partitions graphiques

Même si les graphies sonores se prêtent mal à une quelconque classification, on peut en distinguer cinq formes qui vont définir, d’une part, divers degrés d’ouverture et de liberté pour l’interprète, et, d’autre part, des degrés de contrôle du résultat sonore, de la forme ou de la structure, de la part du compositeur. La mise en œuvre de ces différents aspects des partitions se construit de manière si spécifique pour chacune des pièces qu’il serait très difficile d’en extraire quelque principe unificateur. Beaucoup de partitions peuvent être incluses dans plusieurs des quatre premières catégories qui suivent. La cinquième catégorie que je désigne comme partitions graphiques strictement non-procédurales (ou partitions tableaux) ne devraient pas inclure des caractéristiques contenues dans les quatre premières catégories. Ce parti pris que nous assumons pour ce travail devrait, selon nous, nous permettre de délimiter de manière plus ou moins précise des œuvres pour lesquelles l’interprète devra définir ses actions de manière autonome, sans recours ni à une tradition, ni à des données culturelles préétablies, ni à quelque forme d’autorité. Il se trouve face à sa propre responsabilité, sans possibilité de s’en remettre à des instructions ou des codes qu’il appliquerait à la lettre, et qui le protègeraient donc d’un défaut de contenu sur le plan musical. Nous verrons cependant dans la pratique que la limite entre cette cinquième catégorie et les autres n’est pas possible non plus à tracer de manière absolue. Quoiqu’il en soit, voici donc ces cinq catégories :

  1. Les propositions qui définissent une succession d’événements. Dans ces partitions, il est souvent établi que l’axe horizontal correspond à un axe temporel, régulier ou non, avec bien souvent une lecture de gauche à droite. L’axe vertical correspond souvent aux hauteurs, le bas de la page correspondant au registre le plus grave de l’instrument, et le haut au registre le plus aigu. Par exemple l’Aria de John Cage (Figure 4) schématise graphiquement des lignes courbes supposées être réalisées en mélodies dont les hauteurs relatives devraient correspondre à ces lignes. Ces lignes qui sont bien supposées être jouées dans l’ordre, sont le support de mots. Il y a dans ce cas un moyen d’une certaine vérification que l’exécution musicale est bien conforme à la proposition visuelle. 

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    Fig. 4 : John Cage, Aria. Ed. Peters, New York, nº EP 6701
  2. C’est le même genre de principe que l’on trouve dans De Natura Sonorum – Natures éphémères de Bernard Parmegiani (figure 5) ou l’on trouve un procédé similaire de succession de cellules rythmiques brèves sur un axe temporel horizontal. Les têtes de notes sont substituées par des notations d’articulations (accents, traits, points, etc.), placées plus ou moins hautes par rapport à l’axe horizontal, ce qui indique des hauteurs relatives.

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    Figure 5 : Bernard Parmegiani : Natures Éphémères (début) (extrait de Gruwé-Court, 2004, p.122)
  3. Les propositions pour lesquelles la durée totale d’exécution est établie au préalable de l’exécution. Dans le Concerto a tre R. Haubenstock-Ramati (Figure 6), la durée d’exécution d’une figure est établie par « chronométrage » tandis que chez John Cage dans sa Variation 2 c’est l’interprète lui-même qui définira la durée totale dans laquelle vont s’inclure tous les événements tirés au sort. Là aussi, l’imposition du contrôle de la (ou des) durée(s) permet une certaine vérification de la réalisation de la structure des événements et contraint l’interprète à se donner les moyens de respecter cette consigne objective.

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    Figure 6 : R. Haubenstock-Ramati, Concerto a tre, 1973. Édition Wilhelm Hansen, Francfort/Main, 1976, planche 120
  4.  Les propositions qui orientent des hauteurs, que ce soit fait sous forme de registres, comme dans Score for Moths de Cilla McQueen, ou définies en « réservoirs », comme la partition de Roman Haubenstock-Ramati, Mobile for Shakespeare (Figure 7). C’est aussi le cas de celle de Robert Fleisher, Mandala 3, ou celle de Barbara Heller, Le Triple Accord.

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    Figure 7 : Roman Haubenstock-Ramati, Mobile for Shakespeare. © Copyright 1961 by Universal Edition (London) Ltd., London/UE 13421
  5. Des partitions mixtes, qui font se côtoyer des graphismes avec des éléments écrits en notation standard. Par exemple la partition de David Rosenboom Zones of coherence ou Correspondances de Globokar, pièce qui commence complètement écrite en notation standard et qui petit à petit détermine de plus en plus d’éléments improvisés pour déboucher à la fin sur une improvisation libre. D’autres transforment le graphisme de la notation standard, sans lui retirer ses caractéristiques notationnelles majeures, mais déformant certains aspects dans une intention idiosyncrasique comme Magic Circle of Infinity de Georges Crumb (Figure 8), ou Sixty Lurid Albumblatts de Gary Noland.

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    Figure 8 : Georges Crumb, Magic Circle of Infinity
  6. Les propositions qui sont strictement non-procédurales, dessinant justes des formes, des tracés géométriques ou non, des taches, des images abstraites ou non, dont le sens de lecture n’est pas explicite, qui ne définissent pas de temporalité objective, pour lesquelles même des symboles de la notation standard (des chiffres par exemple, des points assimilables à des têtes de notes, des hampes de note isolées, des bouts de portées aux lignes non parallèles, interrompues ou ne supportant ni clés ni notes, etc.), ne sont pas mis dans une disposition qui leur donne un sens prédéfini, ou dans un contexte graphique tel que leur lecture habituelle serait en contradiction avec ce contexte, perdant ainsi toute fonction notationnelle. Ces propositions sont livrées telles quelles, sans synopse, sans mode d’emploi, sans instructions de la marche à suivre, ou si une explication de ce type existe, son contenu ne résout en rien les questions de praxis auxquelles se trouvent confrontés les producteurs-de-sons-jouant-et-créant-ensemble, voire au contraire, il en accentue les contradictions de manière ostentatoire. C’est ce que l’on trouve dans Alone I de Roman Haubenstock-Ramati (Figure 9).

    Fig9Lamaison
    Figure 9 : Roman Haubenstock-Ramati, Alone I, 1974 (Ariadne, Vienne)

Pour finir, d’autres catégories doivent être également mentionnées ici. Il s’agit de partitions de type « algorithmiques » ou qui ressemblent à des équations comme Autumn 60 (voir Figure 10) et Solo with Accompaniment de Cornelius Cardew. Ainsi que des notations que l’on pourrait qualifier de « topographiques », des sortes de cartes qui déterminent le placement des actions dans l’espace, comme ce que l’on trouve chez Kagel dans Pas de Cinq, ou chez Cardew dans memories of you.

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Figure 10 : Cornelius Cardew, Automne 60, p.11 (extrait de Tilbury, 2008, p.106)

Fig11Lamaison

Figure 11 : Cornelius Cardew, Memories of you, (extrait de Tilbury, 2008, p.262)

2.3 Spécificité des partitions graphiques non-procédurales

Lorsque nous parlons de “partitions graphiques non-procédurales”, il s’agit d’une terminologie qui nous est propre, et qui, bien qu’elle ait l’avantage de centrer le point de vue sur celui de l’interprète, nous verrons qu’elle ne parvient pas à restreindre complètement le domaine d’étude concerné. Ce ne sera finalement pas tant les caractéristiques de l’objet partition graphique en lui-même qui permettront de sélectionner celles qui feront partie ou non de nos considérations, que l’absence d’instructions décrivant comment procéder à son exécution, ou l’absence de quelque autre code de lecture indiquant la procédure à suivre pour déchiffrer[20] ces partitions. Ceci est indépendant du fait de savoir si ces instructions sont réellement écrites dans la partition, ou si ce sont des indications données de manière orale par le compositeur, ou encore si elles font partie d’une convention admise de longue date par une ֓grande quantité de personnes dans une sorte de « tradition ». La notation standard est procédurale : elle permet à un tiers de définir des gestes à effectuer dans un ordre précis. S’il n’y a plus de d’instructions procédurales données, nous nous trouvons devant un objet énigmatique qui appellera des processus idiosyncratiques permettant une mise en relation synergique des réalités sensorielles du visuel et du sonore. Voici la définition que donne Wikipedia :

Le mot processus vient du latin pro (au sens de « vers l’avant ») et de cessus, cedere (aller, marcher) ce qui signifie donc aller vers l’avant, avancer. Ce mot est également à l’origine du mot procédure qui désigne plutôt la méthode d’organisation, la stratégie du changement.

De façon générique, le mot processus désigne une suite d’états ou de phases de l’organisation d’une opération ou d’une transformation. Processus et procédure ne peuvent se rejoindre dans la finalité. Toutefois, nous pouvons reconnaître un processus par sa souplesse et la procédure par sa rigidité. Les deux peuvent comporter des étapes et des règles. Tandis que dans le système du processus elles peuvent être transgressables, dans celui de la procédure elles sont incontournables. Ainsi, nous pouvons parler de « cahier de procédures », tandis que le processus laisse une marge (parfois très large) à l’improvisation.

Un processus peut être considéré comme un système organisé d’activités qui utilise des ressources (personnel, équipement, matériels et machines, matière première et informations) pour transformer des éléments entrants (les intrants) en éléments de sortie (les extrants) dont le résultat final attendu est un produit. Enfin, le processus a un propriétaire qui est garant de la bonne fin et du bon fonctionnement de celui-ci.[21]

Autrement dit, selon cet article, le processus répond à la question « quoi faire ? », tandis que la procédure répond à la question « comment faire ? ». Il en résulte que la caractéristique première d’un processus ne tient pas tant dans le résultat final, mais dans la manière de trouver une solution satisfaisante, tandis que la caractéristique d’une procédure tient dans l’ensemble des règles qu’elle contient pour parvenir à un résultat plus ou moins prédéfini.

La notion d’identité a été certainement une préoccupation de ceux qui se souciaient plus de provoquer une activité créatrice qu’un résultat fini, car Cardew a éprouvé la nécessité de définir l’identité d’une pièce de musique comme « un concept insensé mais utile : ce qui est essentiel dans une pièce de musique constitue son identité. Bien sûr, idéalement parlant, tout ce qui concerne une pièce est essentiel pour elle »[22]. Dans le même article, Cardew (Cardew, 1961, p. 23) donne également cet exemple :

Constituting the identity of e.g. Winter Music is the fact that there should be more or less complex eruptions into silence, and that these should come from one or more pianos. This being the unmistakable identity of the piece, there is room for free inter-penetration at all points in the process (composition, notation, performance, audition). ‘Mistaken identity’ is excluded, and ‘anything may happen’. (Cage has opened the gate into a field.) (Cardew, 1961, p. 22).

Dans les collectifs d’improvisation on retrouve ce rattachement à une identité incarnée par une des personnalités du groupe, comme le fut Cardew avec AMM ou The Scratch Orchestra; le nom mis en avant est là avant tout pour concrétiser une certaine manière de faire, un processus aux contenus multiples, imprévisibles et indéfinissables, mais identifiables. Lorsqu’ils proposent des partitions graphiques non-procédurales, cette revendication des compositeurs en faveur de la mise en place de processus de création plutôt que de l’application de procédures d’exécutions ne trouverait-elle pas un écho dans la suggestion de Yves Michaud concernant la fin de l’art et le triomphe de l’esthétique, voire de l’esthétisant ? Michaud introduit ici l’idée de la disparition des « œuvres d’art » au profit des expériences individuelles. La beauté n’existe plus en elle-même. L’objet n’est plus le point le plus important du dispositif, ce qui compte en premier lieu est celui qui le regarde. L’œuvre matérielle laisse sa place à la production d’expériences. C’est ainsi que l’art, perdant cette caractéristique matérielle, devient diffus, « à l’état gazeux » comme le qualifie Michaud (2003) dans le titre de son essai. L’art ne disparait pas, c’est seulement le régime de l’objet d’art qui se volatilise.

2.3.1 Exposé des raisons du choix des partitions non-procédurales

Ce qui nous intéresse plus particulièrement à propos des partitions graphiques non-procédurales est surtout le fait que les interprètes ne peuvent faire autrement que de prendre toutes les décisions concernant le contenu sonore ; en ce sens-là, rien ne leur est fourni et il ne s’agit plus de reconstruire selon des règles préétablies. Il n’y a pas de refuge possible par lequel l’exécutant pourrait se dédouaner en appliquant les éléments écrits sans pensée créatrice. Si des éléments sont encore écrits, par exemple sous forme d’un algorithme, il faut encore déduire de l’image le principe qui les fait naitre pour réinventer un procédé de production ; ceci est en soit un acte de création.

De plus, une image est on ne peut plus énigmatique du point de vue du passage du visuel au sonore. En effet, si le bon sens commun admet que la réception de la musique se fasse par l’écoute de la succession des sons, nombre d’expériences[23] ont montré que la perception musicale ne se fait pas de manière linéaire et continue, mais également par des mises en relations dans le temps des sons, des proportions des idées musicales, par des sélections, la mémoire faisant des allers-retours, permettant ainsi de se créer une « image instantanée » de ce qu’on a entendu. Si on parle d’une pièce de musique que l’on connait bien, il n’est pas besoin de se passer toute la musique en temps réel dans la tête pour recréer l’image mentale de la pièce, pour rappeler en mémoire de manière synthétique et instantanée les moments les plus marquants pour nous, et l’on circule aisément d’un de ces moments à l’autre, comme avec des points de repère ou de fixation, comme l’œil sur un tableau ; l’œuvre n’est plus séquentielle. De même, on sait qu’il existe plusieurs temporalités de lecture d’une image pour le spectateur ainsi que diverses temporalités transmises par l’image elle-même.

Alors donc que la production du sonore ne saurait se passer de la notion de succession des événements dans le temps, cette forme graphique d’écriture de la production sonore efface toute représentation objective des notions temporelles. Qu’un compositeur fasse un tel choix montre bien qu’il existe une volonté d’entrer dans un autre mode relationnel avec l’interprète ainsi qu’avec l’objet sonore lui-même. Le compositeur n’est plus le donneur d’ordres, un organisateur des tâches précises à accomplir qui, mises bout à bout, imposeront une certaine direction au travers d’une praxis déterminée.

A partir du moment où les compositeurs ont fait disparaitre les signes conventionnels ainsi que toutes références centrées sur les hauteurs et les durées, que reste-t-il aux interprètes formés au moule de la musique occidentale comme point d’entrée pour accéder à ces partitions ? Il faut reconnaitre que ces musiciens ont à faire un « grand écart » dans leur mode de fonctionnement tant intellectuel que pratique : les automatismes acquis sont faits pour fonctionner essentiellement sur le mode de la musique tonale (ou modale dans le meilleur des cas) et toutes les conséquences que cela engendre. Il y a là une véritable remise en cause du rapport de l’interprète avec l’écrit puisque ces formes d’écritures sont également une manière que les compositeurs ont de remettre en question l’organisation sociale de la pratique musicale, abolissant ainsi les frontières entre compositeur et interprète, mais également entre professionnels et amateurs, professeur/maître et élève, instrumentistes spécialisés et  « artistes-musiciens touche-à-tout », jusqu’à la remise en cause du statut de la musique en relation avec les autres formes d’expression artistique.

Avec la partition graphique non-procédurale, l’interprète est directement confronté avec une praxis menant à une forme possible de l’œuvre ; ce qui est indéterminé est plus que le résultat sonore : c’est le « quoi faire » lui-même qui est laissé à son entière responsabilité. Il doit absolument tout choisir, sans guide, sans contraintes objectives.

Sans durée, sans hauteur, sans indication de registre ni même de séquence d’événements, il n’y a plus de vérification possible à savoir si ce qui est joué est encore la partition. Si Cage a beaucoup travaillé sur l’indétermination, il s’agit presque toujours de l’indétermination du résultat sonore, non pas de ce que doit faire l’interprète. Dans les 4’33 de Cage, la durée est définie et même, dans cette durée, 3 « moments » sont définis. Ils permettent de faire apparaître une forme finalement proche d’une forme classique. De plus, il a une consigne sonore très précise : ne pas émettre de son avec son instrument. Le cadre des actions de l’interprète est tout à fait défini et précis, et on peut vérifier que ce cadre est bien respecté par l’interprète. Au contraire, une partition graphique non-procédurale, par son absence d’ordres imposés, est finalement beaucoup moins directive : si l’on imagine qu’une interprétation d’une partition graphique comme December 1952  d’Earle Brown arrive exactement au même résultat musical que les 4’33 de Cage, dans ce dernier cas, Cage pourra affirmer qu’on a joué sa pièce, Brown ne pourra pas prouver que c’était la sienne. Il en serait sans doute de même de toutes partitions graphiques non-procédurales et on comprend bien que l’objet de la question se trouve ailleurs, en dehors de la définition d’une musique ; c’est un acte gratuit, abandonné à qui veut bien s’en emparer, un objet qui crée l’instant et non le devenir, il ne sert à rien, mais celui qui choisit de s’en servir s’invente des mondes qu’il n’aurait pas imaginés lui-même, puis il peut le jeter…

En effet, dans certaines classes de composition ou d’improvisation, ces partitions graphiques sont données comme point de départ à des travaux de création. Dans ces situations, la partition-tableau est assumée dans son rôle d’autorité-référence, relayée par une autre autorité qu’est le professeur. Mais signalons un cas particulier où la partition graphique serait recomposée par un compositeur, sous-entendu dans un acte d’écriture permettant des « repentirs » et une temporalité élargie par rapport à celle de la production musicale. C’est un cas de figure sans doute assez fréquent et que nous ne posons pas comme possédant une séparation nette d’autres formes d’interprétation. Nous voulions juste soulever que, dans cette situation, il est assez peu probable que l’attribution de la paternité de l’œuvre musicale qui en découlerait soit laissée à l’auteur de la partition graphique ; si dans un acte « d’abnégation » le compositeur le faisait, les divers acteurs en relation avec l’œuvre ainsi composée (interprètes, organisateurs de concert, public, critiques, médiathèques, etc.) auraient quelques difficultés à considérer la situation de ce point de vue[24]. Si la partition graphique engendre des exemples possibles parmi d’autres, ou une œuvre en perpétuel devenir, une « œuvre désœuvrée » (Stoïanova), sa pétrification court-circuite la relation directe qui était supposée exister entre l’exécutant-créateur et l’auditeur. Il est notable à ce sujet, que Cardew ait attribué des noms différents aux « réalisations » directement dérivées de Treatise écrites par lui-même[25], alors qu’on suppose qu’il serait considéré qu’un groupe ayant travaillé à partir de cette partition serait, en quelque sorte, en « dette » ; il aurait le devoir moral (ou peut être en tirerait-il avantage) de mentionner le titre et l’auteur de la partition à laquelle il se réfère. Le compositeur s’inspirerait de la partition graphique tandis que l’improvisateur la jouerait, stimulé par celle-ci.

Nous avons pu constater plusieurs types de réactions chez les musiciens confrontés aux partitions graphiques, suivant les contextes dans lesquelles elles sont proposées, parmi lesquels :

  • Un enthousiasme d’avoir enfin un espace de liberté où exercer sa propre créativité, un matériel lui donnant accès à un monde sonore non-clos qu’il puisse imaginer et développer lui-même, avec ses propres compétences, sa propre sensibilité.
  • Une réelle curiosité et un déclencheur d’un « droit » à des modes de pensées différents, une ouverture sur une conscience musicale élargie.
  • Une perplexité, une incompréhension de ce qui est « demandé » par le compositeur : comment exécuter ces signes qui n’ont pas été codifiés, qui sont en dehors de la « notation » apprise pendant des années et pour laquelle chaque signifiant avait son signifié. Le musicien se trouve devant une énigme à résoudre pour laquelle au mieux il n’a que peu d’indices, au pire il ne guidera ses choix que dans le sens opposé à ce qu’un certain bon sens aurait suggéré.
  • une révolte par rapport au compositeur qui n’aurait pas achevé son travail, démissionnerait de sa fonction de créateur, serait accusé de ne pas assumer son manque d’idée ou de compétence et trouverait par là-même un moyen de reporter sur l’interprète le soin de pallier ses faiblesses.
  • Une occasion de faire n’importe quoi, de se moquer du compositeur, de sortir complètement du contexte proposé puisque « j’ai le droit de faire ce que je veux sans être responsable du résultat », puisque ce qui est écrit peut être interprété d’une infinité de manières différentes. L’interprète ne changerait donc pas de logique par rapport à ce qui est considéré comme la position « normale » de chacune des parties en présence : faire ce que veut le compositeur est le rôle de l’interprète.
  • Les interprètes ont tellement intériorisé le système de notation traditionnelle qu’ils n’ont plus à penser quelle note est jouée, mais plutôt comment elle s’inscrit dans une globalité signifiante. Lorsqu’ils se trouvent confrontés à des partitions graphiques, déstabilisés par des signes qu’ils ne maîtrisent pas bien, ils finissent par se focaliser sur ceux-ci sans plus penser à la globalité de la production sonore.
  • Ils vont parfois chercher des ressources de rationalisation leur permettant de justifier leurs choix d’actions par des moyens très irrationnels, mais qu’ils se mettent soudain vouloir assumer pleinement…

On le voit, ces partitions remettent en cause bien des strates de la production sonore. Le contexte dans lequel elles sont introduites, si c’est une autorité contraignante, bienveillante, s’il y a un enjeu personnel ou par rapport à un groupe, est primordiale quant à l’attitude de collaboration et participation à la réalisation de la création sonore. Elles ont un impact qui n’est jamais neutre sur le rapport entre le compositeur et l’interprète, souvent passionnel, quelquefois conflictuel, jamais routinier…

2.4 Contexte historique et philosophique – Les élans d’après-guerre

Nous ne tracerons pas ici l’évolution qui a conduit à l’apparition des pensées qui ont généré les partitions graphiques. Faut-il en tracer l’origine dans les avant-gardes du début du XXème siècle (notamment dada et Futurismes), dans la poésie visuelle et sonore, dans les calligrammes d’Apollinaire ? Feldman, Brown et Cage étaient très proches de ces mouvements et des artistes de l’abstraction expressionniste. Une autre influence possible est celle d’Erik Satie, au moins sur Cage, qui fut le premier à sortir dans les partitions des éléments de pure représentation des sons. Stockhausen dans l’article « Graphique et Musique » (1959) explique l’avènement de ces pratiques par l’autonomie croissante de la partition vis-à-vis de son exécution sonore, un long processus depuis le moyen-âge.

On sait comment les musiques et les musiciens du romantisme ont été instrumentalisés pour servir les thèses du nazisme et autres formes de dictatures. On ne s’étonnera pas que dans l’après-guerre, à l’heure où tout était en reconstruction, tout remis à plat, les musiciens aient cherché également à se questionner sur leurs pratiques, sur leurs rapports avec ce qu’ils produisaient et la manière dont ils le faisaient. En réaction aux horreurs qui venaient d’être vécues pendant la guerre, les motivations et l’engagement des individus avaient été exacerbés pour que la paix soit une réalité absolue. Ainsi, cette période obscure a fait naitre nombre de vocations dont l’objectif de vie serait : plus jamais ça! Sociologues, philosophes, psychologues, psychanalystes, politologues et scientifiques ont produit un nombre considérable d’études et de textes qui, de par le contexte historique du moment, ont revêtu une signification d’autant plus forte qu’ils apportaient des éléments de réponses à un traumatisme généralisé. Ils ont ouvert et formulé de nouvelles voies sur lesquelles se sont appuyés avec plus d’assurance et d’engagement des artistes qui n’avaient cessé pendant les conflits de profiter de leur forme d’expression artistique pour dénoncer les systèmes totalitaires et les crimes qui les accompagnaient. Il fallait reconstruire la relation avec autrui, la communication musicale se devait de ne plus servir un pouvoir établi. Sur le plan sociologique, la dynamique de groupe s’est répandue pendant les années 1960 dans les formations des responsables de toutes les organisations et des entreprises. La mode était au débat, les esthétiques remises en question.

La pensée sérielle généralisée de la composition musicale et les détails infinis qui accompagnaient son écriture ont fait apparaitre des partitions pour lesquelles l’idée d’interprétation devenait inexistante[26]. L’exécutant devenait avant tout un virtuose soumis aux exigences d’une notation chaque fois plus complexe et exigeante, ne laissant plus d’espace à l’instrumentiste pour qu’il ait un quelconque recul sur la conception de la matière et de la forme musicale. Les œuvres sont la plupart du temps travaillées pendant de longues heures afin d’être maitrisées techniquement, puis jouées une seule fois en public. Les reprises des concerts sont trop rares, l’enregistrement comblant rapidement le désir de curiosité, avant même que l’œuvre n’ait pu jouer[27]. Toutes ces idées sont ainsi exprimées ainsi par Cornelius Cardew :

The relation between musical score and performance cannot be determined. If this is not realized, difficulties will always be encountered in composing, rehearsing and performing (not to mention listening). The indeterminacies of traditional notation became to such an extent accepted that it was forgotten that they existed, and of what sort they were. The results of this can be seen in much of the pointillist music of the ‘5os (Boulez, Berio, Goeyvaerts, Pousseur, Stockhausen, Van San, etc.). The music seemed to exclude all possibility of interpretation in any real sense; the utmost differentiation, refinement and exactitude were demanded of the players. Just because of this contradiction it is stimulating work, and sometimes rewarding to interpret this music, for any interpretation is forced to transcend the rigidity of the compositional procedure, and music results (but the feeling is almost unavoidable that one is misrepresenting the composer!). (Cardew, 1961, p.22)

Pourtant, certains compositeurs ont vu au contraire dans cette constatation d’indétermination de la notation standard une formidable occasion de provoquer une ouverture basée sur les expériences des musiques aléatoires et des partitions graphiques pour développer la responsabilité de l’exécutant et sa conscience musicale :

Nous voudrions qu’il [l’exécutant] s’engage totalement, qu’il n’engage pas seulement ses connaissances techniques dans l’œuvre, mais aussi ses capacités inventives, ses facultés de décisions, ses facultés de réactions plus ou moins spontanées, en un mot : son « contenu psychique ». Nous voudrions tout de même garder la possibilité de pouvoir « diriger » (canaliser) les différentes formes de cette participation. (Globokar, 1970, p.70)

Des compositeurs, surtout américains dans les années 1950, qui ont été rassemblés sous l’appellation « d’école de New York [28]» observant les travaux d’artistes plastiques comme Alexandre Calder ou Jackson Pollock, ont curieusement réalisé la « chance » qu’avaient ces derniers de pouvoir concrétiser sans intermédiaire leurs impulsions artistiques ; leur réflexion leur a fait admettre leur impuissance pour la production d’un objet contrôlable au long de tout son processus d’élaboration, à la manière de ces artistes plastiques. Earl Brown affirmait :

It is well known that notation has been a constant difficulty and frustration to composers, since it is a relatively inefficient and incomplete transcription of the infinite totality which a composer traditionally « hears, » and it should not be at all surprising that it continues to evolve[29].(Brown, 1986, p.186)

Et de s’enthousiasmer ainsi :

I had the impulse to do something with this highly spontaneous performing attitude (improvisational attitude that is) from a score that would have many multiple possibilities of interpretation. Under the influence of Calder, I considered this kind of thing to be mobility, which is to say – a score which was mobile. A score which had more than one potential form and performance realization (Brown, 2008, p.1).

Leur point commun est sans doute d’avoir cherché des systèmes d’écriture de la musique qui ne prennent plus uniquement en compte la note comme unité de base, puisque celle-ci éventuellement pouvait ne plus exister, et qu’ils s’intéressèrent à retrouver au travers de la notation musicale un média plus proche de leur spontanéité créatrice ou de leurs concepts compositionnels. Comme le dit Jean-Yves Bosseur :

Certains compositeurs […] ont pu se sentir plus proches – dans leur travail de conceptualisation, puis de notation et de composition – des conceptions de la Renaissance et de l’ère Baroque, que celles affichées par le Romantisme qui visent à sacraliser la création du compositeur en s’efforçant d’en arrêter les contours d’une manière immuable. (Bosseur, 1992, p.10)

Même si dans la perspective de Brown, le contrôle musical s’opère finalement encore par la direction (gestuelle) du compositeur/chef, faire de la musique appelle avant tout la participation active et « de bonne volonté » d’un groupe participant au projet créatif, et la conception de la partition se devait de prendre cette dimension en considération :

… But it was a considerable leap, or difficulty to conceive of a score that would in itself be something and in itself imply many more things… I’m intrigued by the performance itself. I like very much conducting and rehearsing the music, but I’m not so much as interested in the piece ultimately being a monument, as I am in the piece existing as a field of activity, of music making activity, which exists between sympathetic and reasonable kinds of people (Brown, 2008, p.1).

On voit bien ici que le jouer de la musique, l’instant de la praxis est la préoccupation première, voire unique. La notation n’intervient dans ce contexte que de manière presque accessoire, comme un outil. Brown avait d’ailleurs pointé que la prétention d’utiliser la notation comme moyen de contrôler tous les paramètres musicaux était un développement relativement récent :

[Brown] observed that in music written before 1600, the intentions of the composer could be notated in diverse ways, and the relationship between intention and performance was quite different from what came to be the nineteenth-century ideal [30] (Alden, 2007, p.316).

Plusieurs types de notations expérimentales furent imaginés, qui allaient au-delà de l’ajout de signes à ceux préexistants ou d’une notation qui permettrait une amélioration de l’efficacité d’un système somme toute équivalent d’écriture. Pour certains, l’idée est que la feuille puisse représenter un espace-de-temps, de la même manière que la feuille puisse être un espace graphique délimitant, incluant éventuellement d’autres dimensions allant au-delà du plan. Au-delà de la puissance qu’avait acquise la notation standard, détourner un signe de sa fonction ou lui donner des significations multiples a stimulé des compositeurs à penser que cette plurivocité pourrait être un facteur de création. L’introduction de l’aléatoire, des méthodes de calculs par ordinateur, l’évolution rapide des sciences et des techniques, ont permis d’imaginer des procédés, tant pour la composition que la réalisation des partitions, auxquels les compositeurs des générations antérieures n’avaient pas eu accès. Peu s’en fallait alors pour franchir le pas qui mènerait à un abandon quasi-total du signe comme signifiant au profit de la subjectivité de l’individu ou du groupe.

Conclusion

Nous avons examiné quelles sont les ouvertures qui ont été offertes au musicien-interprète, par l’avènement des partitions graphiques non-procédurales, à partir des années 1950. Ces graphies sonores ont bouleversé les rapports à la notation musicale. Lire une partition graphique ne consisterait donc pas à une transformation directe des signes graphiques d’un objet visuel en musique constituée d’objets sonores, mais en une invitation pour l’interprète à développer une action créatrice par la maîtrise dans l’instant de ses sonorités, des timbres infinis de son instrument et de son corps. Les partitions graphiques non-procédurales sont en cela proche des « Textkomposition » pour être des musiques intuitives qui ne définissent pas une suite de sons à produire, une procédure d’exécution, mais invitent l’interprète à élaborer des processus dont le résultat ne sera concrètement déterminé que par celui-ci.

La compréhension du contexte historique de l’après-guerre, les concepts introduits par la philosophie postmoderne, le développement des techniques électroacoustiques, les réalisations d’artistes plastiques comme Alexandre Calder ou Jackson Pollock, sont autant d’éléments qui peuvent expliquer les motivations des compositeurs à rechercher une manière moins autoritaire et moins directive de communiquer leur art et leur pensée, tout en étant plus proche de la représentation qu’ils se faisaient de la matière sonore. Si l’analyse de pièces comme celles d’Earle Brown ou de Cornelius Cardew permet de dégager diverses méthodes d’interprétation de la graphie musicale, la correspondance entre le domaine visuel et le domaine sonore produit bien des confusions car il n’y a ni équivalence, ni traduction d’un domaine à l’autre. Les champs d’intérêts d’artistes comme Kandinsky, Klee, Boulez ou Cage, ont souvent passé la frontière de l’un à l’autre, mais chacun d’eux maintenait à sa manière une certaine forme de domination sur l’acte créateur, sans laisser à l’interprète d’initiatives décisives sur la production musicale.

Nous avons senti la nécessité de réfléchir sur ce qui nous est apparu comme étant l’impossibilité d’une correspondance directe et univoque entre des figures graphiques et des sons. Même des éléments comme ceux de la théorie de la Gestalt appliqués aux arts graphiques, ne permet pas, selon nous, de définir des procédures qui mettraient en relation le visuel et le sonore sans le devoir de passer par un imaginaire propre. Il n’y aurait finalement pas d’échappatoire objective à l’initiative et à l’acte créatif de la part de l’interprète confronté à une partition graphique.

La situation dans laquelle se trouve l’interprète face à une telle partition se rapproche en bien des points de celle où se trouve un improvisateur qui réagit à son environnement tout en allant chercher ce dont il a besoin dans son expérience, dans sa gestualité, pour reprendre le mot abondamment utilisé dans ce contexte par Ivanka Stoïanova. Mais l’acte de création autour d’une partition-tableau induit des contraintes et des consignes qui sont élaborées en autonomie par les participants ; sans imposition de résultat fixe, ce que chaque créateur-interprète aura élaboré introduira un cadre décisif sur la production finale que l’on pourra retrouver d’exécution en exécution. Ce qui est joué à base d’une partition graphique impose des contraintes, oriente des matières sonores, des attitudes de jeu, des structures ou des formes musicales, des pensées, des comportements sociaux, qui n’auraient pas vu le jour de la même manière dans un contexte d’improvisation dit libre. La partition graphique a, en cela, une conséquence réelle et objective sur la production musicale.

Cependant, la production de partitions graphiques ne permet pas au compositeur de se valoriser comme dans le travail d’écriture traditionnelle. Celui-ci peut même être amené à complètement disparaître dans ce contexte puisque les interprètes peuvent cacher complètement l’origine de leurs motivations musicales. Ceci explique sans doute, en partie, l’intérêt quelquefois très limité, voire dédaigneux, que le milieu musical occidental, attaché à l’œuvre, leur consacre. Afin de restaurer une certaine reconnaissance et la diffusion de leur production graphique, certains compositeurs-artistes se sont spécialisés dans l’orientation/direction de leur interprétation au cours de stages et de préparations de concerts. Pourtant, on peut se demander si cette initiative, aussi louable et nécessaire soit-elle, ne dénature pas à sa base le projet inhérent au dispositif proposé. L’obstacle principal reste que les interprètes dans leur ensemble, et indépendamment des styles musicaux, ne sont pas formés pour avoir les capacités à prendre les initiatives nécessaires à l’exécution de partitions graphiques non-procédurales, alors qu’elles offrent un réel espace de stimulation créative et de liberté musicale. On constate trop souvent que la liberté fait peur. Les musiciens de formation traditionnelle ayant acquis un bagage de hautes compétences techniques, ne sont pas prêts à accepter de se défaire du moule dans lequel ils ont été préparés. Il est assurément difficile de s’ouvrir à des espaces suspectés de vacuité, alors qu’ils ne sont pourtant autres que l’inconnu. Plus les interprètes accepteront de prendre des initiatives créatrices et plus ils diversifieront leurs accès à l’expression artistique, plus les partitions graphiques trouveront leur place dans le paysage des pratiques artistiques. Il y a une urgente nécessité de diffusion et de mise en jeu de ce corpus de partitions graphiques. Ceci passe par une nécessité non moins urgente d’ouvrir des espaces physiques et institutionnels pour les accueillir ces pratiques, former les artistes, professeurs et élèves, pour qu’elles ne soient plus un objet de curiosité momentanée, dépassé avant même d’avoir vécu. Elles ont toute leur place dans la formation et la créativité musicale d’aujourd’hui, grâce à toutes les qualités d’ouverture, d’autonomie et de générosité qu’elles provoquent et qui leur sont intrinsèques.

 

[Lamaison]

 


[1] Voir son écrit De Musica rédigé entre 388 et 391.

[2] Nous considérerons dans cet article les partitions graphiques prises dans leur fixité ; nous avions émis l’hypothèse qu’elles pouvaient également se présenter sous forme de vidéos et autres formes visuelles kinésiques, mais nous nous en tiendrons aux graphies fixes afin de délimiter notre propos, et les considérant comme suffisantes pour appuyer l’argumentation que nous défendrons dans cette relation.

[3] John Cage (Cité dans Bosseur, 1992 p.128) évoque une réflexion sur la possibilité d’existence d’un mot qui pourrait être l’équivalent de visualité, dans le sens de l’importance absolue de ce qui est montré, mais rapporté à l’audition. Il est vrai que le sonore, substantif souvent employé, est construit à partir de du mot son, relatif à la source productrice, et non pas du mot auditif, correspondant au sens de perception.

[4] On peut consulter à cet effet l’article http://www.musicologie.org/publirem/castel.html de Jean-Marc Warszawsky.

[5] Information extraites de Cage (1993, p.246).

[6] L’intermédia est, selon Dick Higgins, membre du mouvement Fluxus et créateur de cette notion, une ouverture de la pensée créatrice en dehors de toute restriction à un seul domaine de l’art.

[7] Dans une image de 4mx5m, serait considérée comme étant un point une tache de 10 cm de diamètre ; la même forme sur une feuille de format A4 ne serait très probablement pas considérée comme pouvant être un point mais une grosse tache.

[8] John Cage raconte: « là où les gens avaient ressenti la nécessité de coller les sons ensembles pour obtenir une continuité, nous ressentions tous les quatre la nécessité opposée de nous débarrasser de la colle afin que les sons soient eux-mêmes » (Cage, cité par von der Weid, 2012, p.182).

[9] J’ai pu vérifier cela à diverses occasions lors de mes classes de créativité musicale à l’ANSO entre 1998 et 2004 où nous travaillions des improvisations individuelles à partir de graphismes abstraits du dessinateur de bande dessinée Vasco Colombo.

[10] Daniel Arasse dit, à propos d’une toile que l’on a longtemps observée pour chercher à en percer le mystère, « qu’elle se lève ».

[11] Quelle étrange phrase, tirée hors de son contexte, que celle de la dernière réplique (nº330) de Tristan dans acte 3, scène 2 :“Wie, hör’ ich das Licht?” (Quoi ? Est-ce la lumière que j’entends ?), à la suite de laquelle il meurt.

[12] Il reviendra plus tard sur ces affirmations en les modérant et sans jamais avoir pu en établir la scientificité.

[13] Nous empruntons cette expression à Jean-Noël Von der Weid, en référence au titre de son livre.

[14] Par exemple, pour J. S. Bach, la copie au net de 1720 des soli pour violon (Faksimile des Autographs, Edition Bärenreiter, 1988), et pour L. Couperin, le Prélude non mesuré en Sol mineur (extrait dans Bouissou, Goubault, Bosseur, 2005, p.50-51).

[15] Il est considéré dans “The Concise Oxford Dictionary of Music” que le plus ancien exemple de partition graphique soit Projections de M. Feldman qui date de 1950. Mais il est clair que nous ne débattrons dans cet article sur l’aspect de la graphie de toutes sortes de notations musicales remontant jusqu’à l’Égypte du 7ème siècle av. JC.

[16] Chez Luigi Dallapiccola (Concerto fatto per la nette di Natale  – 1956) ainsi que chez Stockhausen (Stockhausen, Die zehn wichtigsten Wörter – 1991).

[17] Par exemple dans des formes de lettres chez de Sylvano Bussotti, (Raragramma –1982).

[18] Voici la définition donnée par Cornelius Cradew (1961, p. 21): « Indeterminacy. (Cage: ‘pieces which are indeterminate as regards their performance’.) I would say that a piece is indeterminate when the player (or players) has an active hand in giving the piece a form. »

[19] Par exemple: Stockhausen, Aus dem sieben Tagen.

[20] Le chiffre est pris dans le même sens que l’utilise Daniel Charles, à savoir le code. Déchiffrer une partition consisterait donc, au-delà de la lecture à vue, à décoder les signes musicaux.

[21] Processus. (2013, mars 12). Wikipédia, l’encyclopédie libre. Page consultée à 12:38, le 8 Avril 2013.

[22]Identity (of a piece of music): a senseless but useful concept. What is essential to a piece of music constitutes its identity. Of course, ideally speaking, every- thing about a piece is essential to it. » (Cardew, 1961, p. 21).

[23] Voir par exemple les expériences menées par Robert Francès dans « la perception de la musique », Librairie Philosophique J. VRIN, 1984,2002.

[24] Rappelons la situation de la partition de Stockhausen « Aus den sieben Tagen » se retrouvant classée à la Bibliothèque Nationale parmi les textes littéraires et non parmi les œuvres musicales…, ainsi que les partitions graphiques classées dans la section arts plastiques.

[25] Il s’agit de Bun nº2 pour orchestre (dont Cardew considère que c’est une « analyse » des pages 45 à 51) et de Volo Solo (qui « contracterait » la forme entière de Treatise).

[26] Dont on trouve l’origine dans « Poétique Musicale », l’essai de Stravinsky de 1945, dans lequel il explique sa conception de la « musique pure ».

[27] Pris ici dans le sens de bouger, trouver sa place, comme lorsqu’on dit jouer des coudes.

[28] L’École de New York fait référence à un groupe artistique informel de poètes, peintres, danseurs et musiciens parmi lesquels John Cage, Morton Feldmann, Earl Brown, Christian Wolff, entre autres pour les compositeurs, Willem de Kooning, Jackson Pollock ou Robert Rauschenberg entre autres pour les peintres. Cette École de New York à eu une forte influence sur des compositeurs comme Cornelius Cardew et Frederic Rzewski, entre autres.

[29] Il est bien connu que la notation a été une constante difficulté et frustration chez les compositeurs, puisque ce n’est qu’une transcription relativement inefficace et incomplète de la totalité infinie de ce qu’un compositeur « entend », et il ne serait pas surprenant du tout que cela continue ainsi.

[30] il avait observé que dans la musique écrite avant 1600, les intentions des compositeurs pouvaient être notées de différentes façons et que les différences de relations entre l’intention et son exécution était bien différente de ce qui se passait dans l’idéal du XIXème siècle. (Tdla)


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Globokar Vinko, Réagir…, in Musique en jeu nº1, pp.70-77, Editions du Seuil, Novembre 1970.

Goodman, Nelson, Langages de l’Art, Une approche de la Théorie des Symboles, Traduction Jacques Moritzot, Ed. Hachette Littérature, 1990.

Gruwé-Court, François, Leclère, Roland et Triby, Jean-Jacques, 50 activités d’éducation musicale à l’école élémentaire, publié par Marc Blanchet – CRDP Midi-Pyrénées, 2004.

Massaux, Aurélie, La perception visuelle, ou l’art de voir, in Découverte nº 341, p54-65, octobre 2006.

Sabatier, François, Miroirs de la musique, la musique et ses correspondances avec la littérature et les beaux-arts, XIXe ­– XXe, Tome II, Editions Fayard, 1998.

Saint Augustin, De Diversis questionibus 83 (quatre-vingt-trois questions), in Œuvres Complètes de Saint Augustin, Traduites en français par M. l’abbé Devoille, sous la direction de M. Raulx, Tome V, p. 428-489, L. Guérins & Cie éditeurs, 1867, 388-395.           http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/comecr2/83questions.htm

Saint Augustin, De Vera Religione (De la vrai religion), in Œuvres Complètes de Saint Augustin, Traduites en français par M. l’abbé Joyeux, Tome III, pp. 547 ss., L. Guérins & Cie éditeurs, 1864, 390. http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/vraiereligion/index.htm#_Toc15221112

Saint Augustin, De Musica (traité de la musique), livre I in Œuvres Complètes de Saint Augustin, Traduites en français par MM. Thénard et Citolieux, Tome III, pp. 393-490, L. Guérins & Cie éditeurs, 1864, 388-391. http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/musique/index.htm

Samuel, Claude, Permanences d’Olivier Messiaen, Actes Sud, 1999.

Seris, Émilie, Comparaison et différence entre peinture et poésie : Léonard de Vinci et Ange Polotien, in Camenea nº6 – Paris Sorbonne, 2009.

Stoianova Ivanka, Geste, texte, musique, graphie…, in musique en jeu nº13, p.105-114, 1973.

Warszawski , Jean-Marc, Le clavecin pour les yeux du père Castel, 1999. http://www.musicologie.org/publirem/castel.html

Weid, Jean-Noël von der, Le flux et le fixe, Librairie Arthème Fayard, 2012.

 


Annexe A : Liste des partitions graphiques

Cette liste est non exhaustive et inclut surtout des partitions graphiques que nous considérons comme non procédurales. Cependant, trois recueils (Cage, Karkoshka, Sauer) regroupent nombres de partitions graphiques qui ne sont pas détaillées dans cette annexe, même si d’autres, pourtant incluses dans un de ces livres, sont mentionnées ici pour être particulièrement significatives à notre propos.

 

Austin, Larry, Square (1963).

Brown, Earle, Folio (1952/53) and 4 systems (1954), associated music publishers, inc.

Bussotti, Sylvano, Rara, Romamor (dessin d’analyse), from the Rara Requiem, 1969.

Bussotti, Sylvano, Sette Fogli « Mobile-Stabile per Chitarre, Canto e Piano » (dédié à C. Cardew), 1931.

Cage, John, Variation II, Edition Peters, nº6768, 1961.

Cage, John, Notations, Something Else Press, Inc. (livre incluant des partitions de divers auteurs), 1969.

Cage, John, Sixty-Two Mesostics Re Merce Cunningham No.51, Henmer Press, 1971.

Johnson, Tom, Imaginary Music, No. 65. « Syncopated Texture ».

Cardew, Cornelius, Treatise, Edition peters nº7560, 1967.

Cardew, Cornelius, Treatise Handbook, incluant Bun nº2, Volo solo, Edition Peters, 1971.

Cardew, Cornelius, Scratch Music, the MIT Press. Cambridge, Mass.

Cardew, Cornelius, Octet 61.

Childs, Barney, Operation Flabby Slepp – Pembroke Music Co. Inc.

Dallapiccola, Luigi, Concerto fatto per la nette di Natale, 1956.

Donatoni, Franco, Babai, 1963.

Globokar, Vinko par une forêt de symboles, Ricordi, 1986.

Globokar, Vinko, Correspondances (partie finale).

Feldman, Morton, Atlantis.

Feldman, Morton, Intersection.

Feldman, Morton, …Out of “last pieces”.

Feldman, Morton, The straights of Magellan.

Feldman, Morton, The King of Denmark, 1964.

Frith, Fred, Stone, Brick, Glass, Wood, Wire (Graphic Scores 1986 – 96). Voir album de 1999.

Haubenstock-Ramati, Roman, Decisions, 1961.

Haubenstock-Ramati, Roman, Alone nº1, 1974.

Holland, John, 5 sonatas for any solo player, 1974.

Kagel, Mauricio, prima vista, for diapositive and a sound sources, 1962/1964.

Kagel, Mauricio, Die Himmelsmechanikel, 1965.

Karkoschka Erhardt, Das Schriftsbild des Neuen Musik, Celle, Herman Moeck, 1966. traduit sous le titre Notation in new music: a critical guide to the interpretation, par Ruth Koenig, Universal Edition, 1972.

Knowles, Allison, Shoestring Song, 1982.

Kosugi, Takehisa, «+ -« , 1987.

Kupkovic, Ladislav, Maso Kriza, Universal Edition 1961-62.

Logothesis, Anastesis, Grafishe Notationen, Ed Modern-München, 1967.

Moran, Robert, Interiors, edition Peters, pour ensemble de chambre, 2011.

Sauer, Therese, Notations 21, Mark Batty Publisher, (livre incluant des partitions de divers auteurs) 2009.

Schnebel, Dieter, MO-NO. Musik z.Lesen, 1969.

Schäfer, Murray, Divan I Shams I Tabriz, for Orchestra, seven singers and electronic sounds, 1970.

Stockhausen, Karlheinz, Die zehn wichtigsten Wörter (Weihnachten / Christmas), 1991.

Surges, Greg, Fission, 2009.

Tenney, James, String Complement, 1964.

Udo, Kasemets, Trigon, Ed BMI Canada limited (Ontario).

Walshe, Jennifer, exercise.

Walshe, Jennifer, your name here.

Wolff, Christian, For 1,2, or 3 people.

Wolff, Christian, changing the system.

Wolff, Christian, Edges.

Wolff, Christian, Burdocks.

Wolff, Christian, pairs.

Wollschleger, Scott, Digital sensation nº1, 2007.

 

[Lamaison]