Archives du mot-clé murs

Gilles Laval – Conversation

Accès aux textes liés à Gilles Laval :

A. Gunkanjima par Noemi Lefebvre : Gunkanjima
B. Lisières : contribution de Gilles Laval : Lisières

Access to the English translations:

Gunkanjima – English
B. Reflections on some walls of misunderstanding between musical practices : Gilles Laval – English
C. Edges – Gilles Laval : Lisières – English

 


 

Extrait d’une conversation entre Gilles Laval
et Jean-Charles François

Réflexions sur quelques murs d’incompréhension entre pratiques musicales

 

Gilles L. :
Dans un stage que j’ai réalisé récemment, dans une institution d’enseignement supérieur, j’ai dû faire face à des problèmes que je ne soupçonnais pas au début : c’est-à-dire que, après avoir mis les étudiants au travail, il y a eu une incompréhension qui à mon avis est dû au fait que sous les mêmes mots les gens n’entendent pas les mêmes choses. C’est-à-dire que, si je travaille avec des personnes avec qui j’ai l’habitude de travailler dans les musiques que je pratique, le message est clair et évident pour tout le monde, alors que si je rencontre des gens qui ont d’autres pratiques, ils vont entendre ce message ou cette consigne autrement. Et en plus, dans ce cadre–là, j’ai demandé un exercice où il était question d’un repiquage, même l’écoute, qu’on a selon les esthétiques du monde d’où l’on vient, n’est pas la même. On n’utilise pas les mêmes entrées pour écouter et expliquer ce qu’on est en train d’entendre.

Jean-Charles F. :
Cela veut dire que des gens compétents dans leur domaine d’analyse ou d’écriture sont complètement perdus en face de musiques qui leur sont étrangères.

Gilles L. :
Oui et ça, là, cela s’est produit dans plusieurs cas : quelqu’un qui est un peu, on va dire, spécialiste dans l’écriture m’a dit très sincèrement qu’il n’avait aucune clé pour comprendre comment relever un morceau somme toute un peu compliqué rythmiquement ; parce que c’était des enchaînements de rythmes un peu complexes, il y avait comme instrumentation une basse, une batterie et une guitare. En fait, il n’avait aucun élément pour pouvoir commencer à imaginer comment faire un relevé. Et ça c’était intéressant, cela a ouvert un débat constructif – qui j’espère nourrira un peu sa réflexion – mais en tout cas, c’était de lui proposer des éléments de compréhension de cela.

Jean-Charles F. :
En quelque sorte c’est le contraire de ce que raconte Giacomo (voir Entretien avec Giacomo Spica Capobianco dans la présente édition), c’est-à-dire il dit : « quand on va dans un quartier où il n’y a plus rien, c’est un no man’s land, il n’y a plus que des zones de non droit et tu vas essayer d’y installer des choses culturellement, mais il y a un fossé qui s’est tellement creusé, une fracture tellement grande, qui fait que certains se demandent pourquoi on vient. » Et on peut renverser un tout petit peu la chose en disant : dans un quartier, dans une institution classique disons, il y a tout, ce n’est pas un no man’s land, cela n’est qu’une zone de plein droit. Mais que c’est au fond le même problème, c’est-à-dire que si l’on introduit des choses culturellement qui ne sont pas reconnues, il y a un fossé qui s’est tellement creusé, une fracture tellement grande, que certains se demandent pourquoi on vient.

Gilles L. :
Oui tout à fait, c’est intéressant de mettre en miroir, l’autre accès semble également impossible. Ce qui pour moi est complètement étonnant, parce que j’osais espérer que dans ces lieux-là, l’ouverture d’esprit et la curiosité existait. Mais cela ne les empêche pas de pouvoir soit s’enfermer soit s’ouvrir à d’autres pratiques. Parce que, en même temps, c’est une réalité pour certains mais par pour tous. On voit bien, que ce soit dans les quartiers ou même dans les grandes institutions, heureusement qu’il y a des gens qui sont quand même capables de se dire que s’est important de s’ouvrir et qui se donnent les moyens de s’ouvrir vers l’autre, qui trouvent qu’il y a un enjeux qui est intéressant, une curiosité quoi. Et là effectivement on pourrait dire que des deux côtés cela existe aussi.

Retour aux autres textes de Gilles Laval.

Gilles Laval

Gilles Laval – Trois textes

A. Gunkanjima par Noémi Lefebvre

Texte publié dans la première édition 2016 de paalabres.org : Gunkanjima

Text published in the 2016 edition of paalabres.org : Gunkanjima – English translation

B. Extrait d’une conversation entre Gilles Laval et Jean-Charles François

Réflexions sur quelques murs d’incompréhension entre pratiques musicales : Conversation

Reflections on some walls of misunderstanding between musical practices : Gilles Laval – English

C. Lisières : contribution de Gilles Laval

Version en français Lisières – français

English translation : Edges – Gilles Laval – English

Benjamin Boretz

Benjamin Boretz

“-forming: crowds and power”

|

« -formant : masse et puissance »

 


 


.pdf in english
(7p, letter, 45Ko)
 
.pdf en français
traduction de Jean-Charles François
(7p, A4 portrait, 350Ko)

 

Cécile Guillier : Texte 3

L’art-mur de la liberté : murmures

Cécile Guillier

 

Une des expériences les plus agréables de jouer de la musique qu’il m’a été donné de faire a été l’improvisation libre. Après avoir dépassé un blocage qui m’en a empêché pendant de nombreuses années (toutes celles de ma scolarité au conservatoire et encore quelques autres après), c’est devenu pour moi une expérience réjouissante. Sur l’initiative d’un professeur de piano jazz, avec quelques collègues volontaires et des élèves adultes en jazz, nous jouions quelques minutes, avec ou sans consigne (quand il y en avait c’était parfois des contraintes de structure). Mon grand plaisir était dans cet enchaînement de jeu et de discussion ensuite. La discussion était gratuite, c’est à dire pas orientée vers un progrès ou une évaluation, c’était seulement le moment de parler du chemin qu’on avait parcouru, de la manière dont chacun l’avait entendu, de ce qui l’avait surpris, intéressé, décontenancé, laissé de côté… Et j’étais assez à l’aise pour jouer ou chanter, j’avais l’impression que l’on y jouait directement avec de la matière sonore (idiomatique ou pas) et avec des rapports humains (qu’est-ce que j’entends des autres, est-ce que je leur réponds…). Je crois que j’étais la seule à voir les choses comme cela, et les autres étaient surpris de mon enthousiasme. J’ai été frappée par la puissance de l’improvisation libre sur un groupe, pour relier les individus et créer une culture commune. Le collègue qui avait organisé cela prenait bien garde à ne pas formuler de jugement de valeur sur le résultat sonore et les choix des uns et des autres. Je garde une sorte de nostalgie d’avoir aperçue ce que j’aimerais faire beaucoup plus souvent, et avec des gens bien plus divers, déjà musiciens ou non. Cela dit, il faut un certain courage pour dépasser les règles de jeu musical habituel, et je ne l’ai pas toujours. Quand on parle de murs, c’est surtout là que je les vois, dans nos têtes (comme un dessin que j’avais étudié en cours d’Allemand au collège et qui disait « le mur est encore dans les têtes »). J’ai l’impression de devoir franchir un mur semblable les fois où je joue dans la rue, donc en dehors d’une salle de concert : le moment où je passe d’une personne qui marche avec un violon, comme tout le monde, à une personne qui se prépare à jouer devant les autres. Cela constitue un petit mur psychologique à franchir.

Une autre expérience, différente, de la notion de mur : durant mon apprentissage du violon au conservatoire, mes professeurs me signifiaient souvent mes défauts, mes manques. Je les imaginais comme des murs à franchir et à force d’efforts et de volonté, j’espérais y parvenir. Mais je crois que les efforts et la volonté m’ont focalisé sur les murs à franchir plutôt que sur l’intérêt à les franchir. Je crois que si mes profs m’avaient dit plutôt, voilà ce que j’ai plaisir à faire, voilà pourquoi je trouve de l’intérêt à le faire, j’aurais peut-être trouvé plus rapidement comment franchir ces murs. Le plaisir et l’intérêt à être musicien, la nature de ce qu’est un musicien, reste souvent non questionné, non partagé. C’est souvent un monde de fantasmes et de projections individuelles, alors que ça pourrait être un monde d’expériences partageables.

 


Accéder aux trois textes (français et anglais)

Texte 1, Faire tomber les murs : mûrs ?      Français

Texte 1, Walkabout Wall Falling [Faire tomber les murs : mûrs ?]      English

Texte 2a, Interlude      Français

Texte 2b, Interlude      English

Texte 3b, Free Immured-Art: Murmurs [L’art-mur de la liberté : murmures]      English

Steven Schick

Access to the English original text: Encounter with Steven Schick

 


 

Entretien entre Steven Schick et
Jean-Charles François

Janvier 2018

 

Steven Schick est percussionniste, chef d’orchestre et auteur. Pendant plus de quarante ans, il a défendu la musique contemporaine en commissionnant et en créant plus de cent-cinquante pièces nouvelles. Il est le directeur musical de l’Orchestre symphonique de La Jolla et directeur artistique des San Francisco Contemporary Music Players. Il est professeur à l’Université de Californie San Diego.
(Voir www.stevenschick.com)

L’interview porte sur la pièce Inuksuit (2007) de John Luther Adams, qui a été jouée sous la direction de Steven Schick en janvier 2018, à la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis, les musiciens étant répartis également entre les deux côtés du « mur » de la frontière.


 

Jean-Charles F. :

Pour commencer, il faut noter que John Luther Adams[1] n’est pas du tout connu en France. Pourrais-tu nous donner une idée de qui il est ?

Steven S. :

Je sais qu’il n’est pas connu, car lorsque j’ai donné une classe de maître à « Manifeste » à l’occasion du 70ème anniversaire du Centre Pompidou à Paris, j’ai proposé cette pièce Inuksuit, et ils ne la connaissaient pas. Ce que tu dis n’est donc pas une surprise. John Luther Adams est un compositeur qui très jeune s’est installé en Alaska plutôt que de poursuivre la route qui mène traditionnellement les compositeurs au succès aux Etats-Unis. Et il a vécu là – je ne sais pas exactement – à peu près 25 ans. Et il a encore son studio dans la forêt de l’Alaska, même s’il n’y vit plus en permanence. Il vit maintenant à New York et souvent aussi dans le désert du Chili. Même s’il ne vit plus en Alaska, je pense que cette notion d’espace dans sa musique fait encore complètement partie de son langage. Et il s’est beaucoup intéressé à établir des relations entre la musique et la nature de façon personnelle avec des pièces à caractère dramatique : dans sa pièce intitulée Earth and the Great Weather, il y a des choses qui peuvent être présentées sous une forme théâtrale, un nombre conséquent de pièces plus courtes pour un seul interprète, etc. Il y a à peu près 7 ou 8 ans, il a commencé à écrire des formes beaucoup plus importantes, des pièces d’orchestre ou pour de grands ensembles et beaucoup de pièces écrites pour orchestre et des très grands chœurs. Cela semble avoir été un changement important pas seulement dans ses habitudes musicales, mais aussi dans la notoriété que pouvait apporter l’accès à un public beaucoup plus large. Le moment critique qui a marqué ce changement a été probablement la pièce Become Ocean. Je travaille avec lui depuis longtemps : il a écrit une pièce pour percussion, Mathematics of the Resonating Body en 2002, et ensuite j’ai été le co-commissionnaire d’une pièce pour ensemble de chambre, Become River, et aussi une pièce pour le La Jolla Symphony, Sila, qui doit être jouée en plein air. (voir www.johnlutheradams.net)

Jean-Charles F. :

En regardant la vidéo[2], il m’a été difficile de me représenter en quoi consistait cette pièce Inuksuit.

Steven S. :

Non, effectivement il ne s’agit que d’une vidéo de quelques minutes.

Jean-Charles F. :

Pourrais-tu décrire comment cela fonctionne ?

Steven S. :

Inuksuit date de 2007 et je pense que la création a eu lieu en 2009 au Banff Center[3] (Canada). C’est écrit pour de 9 à 99 percussionnistes partagés en trois groupes, en multiple de 3 par rapport aux forces qu’on peut solliciter. En plus, il y a un petit groupe de joueurs de piccolo qui peuvent venir se joindre à la fin. Les 3 groupes de percussionnistes partent d’un point central, ensuite le premier groupe quitte cet endroit et commence à s’en éloigner dans l’espace en faisant des sons imitant le vent – avec des mégaphones, des sons de respiration et d’autres choses de ce type. Le deuxième groupe a des tubes qu’il fait tourner en l’air pour produire des sons éoliens et d’autres choses de ce genre. Le troisième groupe fait encore d’autres choses. Graduellement les trois groupes se déplacent vers l’endroit qui leur a été accordé, et la pièce commence par une série d’interactions entre les groupes. Le groupe A commence avec quelque chose qui va déclencher une réponse du groupe B et du groupe C. Chacun joue sa partie individuellement et ainsi il y a une sorte de superposition changeante de textures, qui commence doucement, et atteint des niveaux très forts avec des tambours, des sirènes et des gongs, etc. À la fin de la pièce qui dure à peu près une heure, petit à petit tous les percussionnistes convergent vers le centre. La pièce finit avec de nouveau les sons de vent et les chants d’oiseaux. Je pense que la vidéo du New Yorker montre une séquence qui se passe vers le début de la pièce, ce qui donne l’impression que c’est juste un tas d’éléments épars. Mais quand on écoute la pièce dans son ensemble, on va entendre de grandes vagues de sons et d’évènements qui se propagent dans l’espace.

Jean-Charles F. :

Tous les interprètes jouent des parties indépendantes ?

Steven S. :

Ils ont tous des parties indépendantes et un chronomètre.

Jean-Charles F. :

Alors il n’y a pas de chef ?

Steven S. :

Il n’y a pas de chef, et en fait on n’a pas besoin d’avoir un chronomètre, parce qu’il suffit de connaître les signaux sonores qui déclenchent des évènements. Une personne du groupe A – cela a été souvent moi – donne les signaux sonores de départ.

Jean-Charles F. :

Est-ce que l’intention du compositeur est de développer une situation dans laquelle des musiciens amateurs coexistent avec des professionnels ?

Steven S. :

Pas vraiment. Je pense que les différentes parties instrumentales requièrent des musiciens professionnels, même dans le groupe A où elles sont les plus faciles, avec des conques et des triangles (les groupes B et C ayant des parties plus difficiles). Je sais que parfois la pièce est jouée par des élèves percussionnistes et des amateurs de l’endroit. C’est quelque chose qui peut marcher avec des œuvres comme celles par exemple de Michael Pisaro. Mais cela ne fonctionne pas vraiment pour la pièce de John qui est vraiment beaucoup plus difficile à jouer. Même si je ne pense pas qu’elle soit très difficile pour des musiciens professionnels, elle l’est certainement pour des amateurs. Voilà en quoi consiste la pièce et, ainsi, j’ai eu l’idée de la faire à la frontière avec la moitié des musiciens jouant du côté du Mexique, et l’autre moitié du côté des Etats-Unis – normalement la pièce est jouée à un seul endroit – mais dans la réunion au centre où la pièce commence et se termine, alors la frontière passe au milieu des musiciens. Il y avait 35 percussionnistes d’un côté et à peu près le même nombre de l’autre côté, 70 en tout, et ils rayonnaient dans l’espace. Du côté mexicain, le parc s’étend le long de la frontière mais est réduit dans sa largeur, ils ne pouvaient donc pas s’éloigner beaucoup de la frontière mais ils se déplaçaient en longueur. De notre côté (Etats-Unis) on pouvait se déplacer plus loin de la frontière. Donc on était en présence d’une forme un peu étrange, mais malgré tout on pouvait s’entendre, on pouvait entendre les signaux très clairement qui traversaient les deux côtés de la frontière. Mais ce concert a failli ne pas avoir lieu…

Jean-Charles F. :

À cause de la frontière ?

Steven S. :

À cause de beaucoup d’éléments, mais il faut dire que les douaniers américains [Border Patrol] – je pense que c’est très important de le dire – ont été très coopératifs. Pas tous, mais il y a eu un groupe de personnes travaillant pour le Border Patrol sans qui la pièce n’aurait jamais pu être présentée. Est-ce que tu as été voir le Friendship Park [parc de l’amitié] à la frontière (où le concert a eu lieu) ?

Jean-Charles F. :

Non, je n’y suis jamais allé, mais je connais son existence.

Steven S. :

Lorsqu’on va y faire une visite, cela ne paraît pas être un lieu très amical, surtout du côté des Etats-Unis ce n’est pas du tout amical. Mais quand j’ai commencé à penser faire ce concert, quelqu’un du Border Patrol m’a dit : « s’il pleut, le concert ne pourra pas avoir lieu ». Et j’ai répondu : « En effet, cela me paraît évident ». Mais ce qu’il voulait dire c’est que s’il pleuvait avant le concert, les routes seraient inondées et impraticables. Et ainsi il y a eu de la pluie les jours précédents le concert et ils ont dit : « vous ne pouvez pas y aller, les routes sont toutes fermées ». J’ai pensé « my God ! ». Alors nous avons essayé d’envisager toutes les solutions : nous avons pensé pouvoir mettre les instruments sur une camionnette et de passer par la plage. Mais le Border Patrol a insisté sur le fait qu’en essayant de faire cela on s’enliserait dans les sables et la camionnette pourrait alors prendre feu, etc. J’ai pensé ensuite qu’avec un nombre suffisant de personnes, chacune pouvant porter un instrument, on serait capable de jouer la pièce avec un minimum d’instruments. Il s’agissait d’une marche de 3 km, cela n’allait jamais fonctionner. Mais à la dernière minute – et en fait après qu’on ait décidé de supprimer le concert – un agent du Border Patrol avec qui on avait développé de bonnes relation a dit : « Bon ! Je crois que j’ai une bonne idée ! Il y a une route goudronnée non officielle que personne n’a le droit d’utiliser sauf le Border Patrol ; mais si vous venez à 9 heures du matin, on pourra l’ouvrir pendant 10 minutes, et vous pourrez faire passer vos instruments ». C’est ce que nous avons fait et le public a donc dû marcher les trois kilomètres sur la plage. Je pense qu’il y avait entre 300 et 400 personnes du côté des Etats-Unis, et à peu près le même nombre du côté du Mexique. Et c’est à la fin de la pièce que les choses ont été les plus intéressantes – la musique s’estompe petit à petit de façon à ce qu’on ne sache jamais quand la pièce se termine, il y a un silence, et ensuite il y a un autre chant d’oiseau, puis encore du silence, et on se demande si c’est le dernier son de la pièce. C’est ainsi qu’il y a beaucoup de calme à la fin de la pièce – et lorsque les applaudissements ont commencé à un moment donné du côté des Etats-Unis et pas encore du côté du Mexique, alors ils ont répondu et nous avons arrêté, et ce va-et-vient a continué pendant pas mal de temps, et cette sorte d’ovation a été tellement extraordinaire. Voilà cela faisait partie de la pièce. C’était bien !

Jean-Charles F. :

Quelle a été l’origine de ce projet ? S’agissait-il d’une collaboration avec l’Orchestre Symphonique de San Diego ?

Steven S. :

Oui. Ils m’ont demandé d’organiser un festival de percussions, et je leur ai dit que je ne voulais pas le faire parce qu’un festival de percussions ne me paraissait pas vraiment attractif. J’ai suggéré à la place un festival autour des lieux, du rythme et du temps, et ils ont pensé que c’était une bonne idée. En plus des concerts dans les salles de concert il y en a eu dans de nombreux lieux aux alentours. Et ainsi, cela faisait partie de ce festival et c’était mon idée. L’orchestre n’a pas joué vraiment un rôle important dans ce concert en particulier. Ils ont fait partie du planning, mais très peu de membres de l’orchestre y ont participé. Il y avait des concerts ici, et des concerts à Tijuana, et partout autour d’ici. Et nous avons présenté une nouvelle version de l’Histoire du Soldat de Stravinski en utilisant un texte d’un poète mexicain, Luis Urrea, au lieu de celui de Ramuz : un texte intitulé The Tijuana Book of the Dead [Le livre des morts de Tijuana] qui est très beau.

Jean-Charles F. :

Et John Luther Adams était-il présent au concert ?

Steven S. :

Non, il n’a pas pu venir.

Jean-Charles F. :

Tu étais en contact avec lui ?

Steven S. :

Oui, assez souvent. Même pendant la réalisation de la pièce. On lui a envoyé des photos.

Jean-Charles F. :

Je suppose que ce n’était pas le premier événement que tu organisais entre San Diego et Tijuana, ou entre la Californie et le Mexique ?

Steven S. :

Bien sûr. Nous avons réalisé plusieurs projets : j’ai eu un long partenariat avec le Lux Boreal Dance Company à Tijuana, et avec des musiciens mexicains, et le groupe Red Fish Blue Fish y a joué de façon régulière. Et en plus comme tu le sais il y a les concerts que je donne personnellement au Mexique. Mais en terme d’organisation, ces projets sont les plus importants. Et je vais organiser de nouveau le festival en 2021 et je pense continuer à organiser des collaborations avec les deux côtés de la frontière.

Jean-Charles F. :

Et tu as beaucoup d’étudiants qui viennent du Mexique ?

Steven S. :

Oui, c’est vrai, mais dire « beaucoup » semble exagéré. Celui qui a été le plus important c’est Ivan Manzanilla – l’as-tu connu ?

Jean-Charles F. :

Oui, je l’ai rencontré en Suisse.

Steven S. :

Je le vois assez fréquemment. Il est venu avec six de ses étudiants pour jouer la pièce de John Luther Adams. Il m’a écrit un texte la veille qui disait : « Mes étudiants n’ont jamais pris l’avion ! ».

Jean-Charles F. :

Alors, est-ce que tu penses que le mur va tomber ?

Steven S. :

Ce qui est intéressant dans cette affaire c’est que j’étais très mal à l’aise avec l’idée de donner l’impression qu’il s’agissait d’une manifestation de protestation. Parce que si nous avions pris cette façon de voir les choses, on ne nous aurait jamais donné l’autorisation de le faire. Il y a eu beaucoup de choses qui ont été organisées autour de cette question : il y a eu un orchestre de chambre allemand qui a tenté d’obtenir une autorisation, et il s’agissait clairement d’un mouvement protestataire envers le gouvernement de Trump, et évidemment rien de ce genre n’a pu être autorisé. J’ai voulu être très respectueux envers les services de douane car ils nous ont très bien traités en retour. Bien sûr, il y a un élément politique dans ce projet et on ne peut pas s’empêcher de penser que les connexions entre les humains et les sons passent facilement à travers les espaces et qu’aucun mur ne peut les en empêcher. Je ne vais pas m’étendre sur toute la poésie qui accompagne cette idée de mur. Mais il faut savoir que Al Jazeera était là aussi pour faire un reportage de cet événement, et ils voulaient vraiment que ce soit une manifestation protestataire. Et donc il y avait autour de cela un peu de frottement et même les journaux de San Diego voulaient savoir si cela faisait partie de la résistance à Trump. Je pense qu’on était assez d’accord vis-à-vis de la présidence de Trump, mais j’avais en même temps une autre idée des raisons pour lesquelles il fallait réaliser ce projet, et je pense que la résistance n’a pas vraiment été au centre de mes préoccupations. De toute façon, cela avait une valeur évidemment très politique et certainement toutes les personnes présentes y pensaient. Mais il y avait aussi d’autres aspects à considérer.

Jean-Charles F. :

Et – c’est sans doute la dernière question – y a-t-il aussi des murs à faire tomber dans le monde de la musique et des arts ?

Steven S. :

Eh bien, parmi les murs les plus importants, ce sont ceux qui entourent les salles de concert. On pense rarement de manière consciente l’existence des murs. Par exemple plusieurs personnes m’ont demandé de faire une pièce basée sur une sorte de mécanisme de guérison, d’aller dans un lieu donné, qui porte en son sein une blessure et de jouer une pièce qui s’y adresse d’une certaine manière. Les incendies au nord de Los Angeles à Ojai ont été l’occasion de la première proposition allant dans ce sens : il s’agissait de jouer la pièce de John Luther Adams dans la zone qui avait brûlée. Et j’en ai parlé à John, et j’étais face à cette idée assez réticent, parce que je voulais éviter que la pièce devienne cette sorte d’événement sans forme pouvant embrasser n’importe quelle valeur politique selon les désirs qu’on pouvait avoir à un moment donné. Je n’ai pas immédiatement sauté de joie à cette idée. Comme par exemple de prendre cette pièce et de la jouer dans d’autres parties du mur à la frontière avec le Mexique ou bien à Jérusalem, où à d’autres endroits du globe. Ce qu’il y a de plus beau dans cette pièce, je pense, qui la rend propice à ce genre d’expériences, c’est que après avoir écouté une heure de musique, où pour faire sens, tout le monde doit se focaliser intensément sur la production sonore, la pièce s’estompe et il reste cinq cent personnes, peu importe le nombre, qui écoutent avec une grande intensité et cette attention particulière se porte maintenant sur l’écoute des sons de la nature. C’est quelque chose d’extraordinaire, on peut s’écouter soi-même, écouter les personnes voisines, écouter le vent. C’est donc un outil qui permet d’entendre ce qui se passe dans un lieu. Et dans la mesure où l’on maintient cet aspect comme une des valeurs principales de la pièce, on peut l’exporter dans d’autres lieux.

Jean-Charles F. :

Mais ma question portait sur d’autres murs.

Steven S. :

Tu veux dire, pas simplement les murs physiques, mais d’autres types de murs ?

Jean-Charles F. :

Oui. L’exemple qu’on peut donner dans notre contexte concerne la musique populaire versus l’avant-garde de la musique classique occidentale. Ma question se situe en dehors de la pièce de John Luther Adams et de sa performance.

Steven S. :

Merci de clarifier. C’est exactement la chose qu’on essaie de faire dans la proposition faite au Banff Center (Canada) : tenter de faire disparaître la clôture qui paraît aujourd’hui plus comme des menottes que comme un outil. Je pense qu’on utilise des termes qui aujourd’hui n’ont plus de signification. Si on me demande : êtes-vous un musicien classique ? Je ne saurais pas quoi répondre. C’est vraiment une démarche très importante, mais je pense que le mécanisme pour s’adresser à ces questions doit réellement être très sophistiqué, parce que le problème est complexe. Je pense qu’il s’agit d’aller plus loin qu’un simple moment de « se sentir bien » où tout le monde reconnaîtrait que : « d’accord, on a un problème, il y a là un mur ». Mais dès qu’on veut faire quelque chose par rapport à ce problème, je ne te dis pas la difficulté et la complexité de la tâche, quand on réalise le nombre de personnes dont il va falloir changer l’esprit, et les préjugés et les partis-pris auxquels il va falloir se confronter. C’est le travail que nous avons réalisé à Banff – je ne pense pas que c’est ce qui se passe ici à l’Université de Californie San Diego dans le département de musique, même s’il y a un peu de cela. Être capable de réaliser cela me paraît crucial, et en conséquence la réponse est « oui » et il convient de trouver les mécanismes appropriés à chaque cas.

Jean-Charles F. :

Merci.

Steven S. :

Merci.

 

Transcription de l’entretien (en anglais) enregistré et traduction en français: Jean-Charles François.

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1. John Luther Adams n’a rien à voir avec le compositeur beaucoup plus connu sous le nom de John Adams.

2. Le New Yorker a publié un article de Alex Ross sur la version de Inuksuit présentée entre Tijuana et San Diego, accompagné d’une vidéo. Voir https://www.newyorker.com/culture/cultural-comment/making-the-wall-disappear-a-stunning-live-performance-at-the-us-mexico-border

3. Voir le Banff Centre : https://www.banffcentre.ca

Cécile Guillier – Texte 1 – Français

Faire tomber les murs : mûrs ?

Cécile Guillier

 

En Mai de l’année 2018, j’ai participé à un spectacle co-construit par 3 collègues (alto, violoncelle, percussion), un danseur de hip-hop et moi-même, violoniste. En effet, dans le cadre de la saison professionnelle de notre établissement, il est accordé un financement à quelques projets artistiques (environ 3/4 par an) réunissant des enseignants et des artistes extérieurs au CRD [Conservatoire à Rayonnement Départemental]. L’idée venait du professeur de violoncelle, appelons la F., qui avait rencontré V. (danseur et enseignant de hip-hop dans des structures privées). Elle a proposé de monter un trio à cordes (avec A. à l’alto) et d’y ajouter un percussionniste (M.) et de travailler avec V., pour un unique concert à la Chaise Dieu.

Le projet me tentait mais malgré l’ambiance plutôt détendue et le plaisir de jouer ensemble, nous avons eu (selon moi) des difficultés à formuler des enjeux artistiques, à avoir un regard critique sur nos productions, et à mettre en place une démarche de création. Il faut mentionner avant tout des contraintes de financement (nous n’étions rétribués que pour quelques répétitions, un concert et un concert scolaire, et nous avons tous donné bien davantage). Mais nous avions aussi, au moins les trois instrumentistes à cordes, des angles d’entrée et des manières de faire différentes : A. souhaitait travailler plutôt avec une partition écrite devant les yeux, et F. proposait de construire un spectacle original avec mise en scène, mais en utilisant des œuvres classiques. Ses envies allaient plutôt (je crois) vers les performances d’artistes qui interprètent des suites de Bach pendant qu’un artiste hip-hop danse sur cette musique, tout en faisant parallèlement la promotion de la musique de chambre. Cela m’apparaissait à priori comme un pseudo choc des cultures organisé pour un public habitué du classique. J’aurais voulu questionner les rapports et les spécificités du travail des mouvements et de celui des sons, mais je n’avais pas forcément le temps et les moyens pour mener au bout un tel chantier. Et surtout pas l’habileté relationnelle à provoquer un réel travail sur ce sujet, étant donné les mises en causes individuelles qu’il n’aurait pas manqué de soulever : le milieu classique, celui des enseignants encore plus, a tant besoin de légitimer sa compétence que l’exploration, la création, la prise de risque sont parfois extrêmement difficiles entre collègues. Le danseur de hip-hop lui, nous demandait de monter nos morceaux en répétant qu’il inventerait des chorégraphies dessus. A présent que je regarde les rushes de la seule vidéo de répétition que nous avons, il me parait clair qu’il tentait d’adapter sa pratique de la danse à ce qu’il percevait et projetait de notre pratique « classique ». Visionner l’ensemble (se filmer et analyser) aurait été essentiel mais nous ne l’avons pas fait (la seule vidéo est celle d’une répétition que nous n’avons pas pu visionner avant le spectacle). Et la posture du percussionniste a plutôt été de suivre les initiatives des uns et des autres. (Il faut dire que le groupe était vraiment disparate dans ses aspirations, il valait peut-être mieux qu’il n’y ait pas une cinquième ambition différente).

Je pense que chacun a fait des concessions, des efforts, que nous avons fait du mieux possible mais que nos conceptions des enjeux de la création étaient multiples et pas toujours explicites, la cohérence artistique du spectacle n’était pas totale, le travail sur les représentations des uns et des autres un peu ambigu.

J’ai eu la possibilité de glisser dans le spectacle un interlude théâtralisé que j’avais écrit et qui reprenait ce qui me semblait constituer un fil, un lien entre nous, du moins entre la musique et la danse. Le texte de cet interlude est présenté dans ce site :
Interlude.

A travers ce début de réflexion, je souhaitais aussi m’interroger sur la démarche de production artistique. Il me semble que dans d’autres conditions, on aurait peut-être pu organiser un temps d’expérimentation, d’analyse des pratiques des uns et des autres, et de formulation des éléments essentiels que l’on voulait « représenter », et qu’ensuite, le medium, le choix du répertoire, des instruments, la question de la mise en scène, du rapport au public auraient pu réellement être abordés. Peut-être n’est-ce pas un préalable, mais bien un aller-et-retour qu’il faudrait parvenir à installer. Ou peut-être n’est-ce possible que sur un temps long de travail en commun ?

« Faire tomber les murs », ce spectacle en avait l’ambition mais j’en garde un souvenir ambivalent : à la fois un moment où l’on a voulu sincèrement explorer nos domaines artistiques, mais un moment où l’on a aussi pas mal évité de prendre ce risque.

 


Accéder aux trois textes (français et anglais)

Text 1, Walkabout Wall Falling [Faire tomber les murs : mûrs ?]      English

Texte 2a, Interlude      Français

Text 2b, Interlude      English

Texte 3a, L’art-mur de la liberté : murmures      Français

Texte 3b, Free Immured-Art: Murmurs [L’art-mur de la liberté : murmures]      English

Marie Jorio

Access to the English translation: Tomorrow, Tomorrow!


Demain, Demain !

Lecture écolo-musicale
Pour réfléchir, rêver, agir

Marie Jorio, 2018

 

Sommaire :

De la musique à l’écologie, de l’écologie à la musique
Exemples de fichiers audios
Extraits de textes du programme
Comment je suis devenue écologiste ?

 


De la musique à l’écologie, de l’écologie à la musique,
pour faire tomber les murs du déni, de la peur, de la colère…

Marie Jorio est urbaniste engagée dans la transition écologique, et a une grande expérience de la scène dans le cadre de spectacles musicaux. Elle s’est retrouvée en situation de (tâcher de) faire tomber les murs, au sens propre comme au figuré, dès ses études d’ingénieur, où sa sensibilité artistique trouvait difficilement sa place, et en tant qu’urbaniste, métier de tisseur de liens physiques et humains.

Dans la proposition Demain, Demain ! elle souhaite inviter les auditeurs à la réflexion, au rêve et et à l’action, pour dépasser le déni ou la sidération qui nous étouffent aujourd’hui face à l’ampleur des questions environnementales.
Accompagnée par le théorbiste Romain Falik, et par d’autres artistes invités selon les lieux, elle met en œuvre une forme originale de sensibilisation qui mêle la lecture de textes d’auteurs de référence sur l’écologie à des textes littéraires et poétiques, et un accompagnement musical sensible convoquant musiques baroques et improvisées.
Considérant que la musique, comme toutes les formes d’art, est une forme de revendication et de mise en application de la sobriété heureuse vers laquelle nos sociétés devraient se tourner, son croisement avec l’écologie devient une évidence.

Donner envie de lire et d’en savoir plus sur l’écologie est un autre objectif du spectacle. Le programme, fruit d’une longue quête bibliographique toujours en cours, donne à entendre des classiques du genre, comme des textes plus rares, fictions, essais ou poèmes, et tente de mêler l’amertume du constat sur l’état de la planète, une réflexion existentielle et un enthousiasme de l’action. La lecture peut se prolonger par un échange sur les livres et des conseils de lecture.

 

Audios (d’autres sont disponibles)

nelevezpaslespieds.blogspot/DemainDemain!

 

Extraits de textes du programme

Pierre de Ronsard, Contre les bûcherons de la forêt de Gastine

« Forêt, haute maison des oiseaux bocagers,
Plus le Cerf solitaire et les chevreuils légers
Ne paitront sous ton ombre, et ta verte crinière
Plus du Soleil d’Esté ne rompra la lumière.

Plus l’amoureux Pasteur sur un tronc adossé,
Enflant son flageolet à quatre trous percé,
Son mâtin à ses pieds, à son flanc la houlette,
Ne dira plus l’ardeur de sa belle Janette :
Tout deviendra muet : Echo sera sans voix :
Tu deviendras campagne, et en lieu de tes bois,
Dont l’ombrage incertain lentement se remue,
Tu sentiras le soc, le coutre et la charrue :
Tu perdras ton silence, et haletant d’effroi
Ni Satyres ni Pans ne viendront plus chez toi. »

Reproduction (Poème de Marie Jorio, extrait du blog « ne levez pas les pieds »)

La ville semble proche de l’effondrement,
Ses habitants fourrés dans des boîtes métalliques,
Comme des petits pains frôlant l’indigestion ;
Le moindre grain de sel fait gripper la machine.
Tout cela est complètement fou
(et pourtant ils pondent).

Mais quoi ! La ville est-elle folle au point
Que l’on construise toujours plus
Sur des lignes pourtant saturées ?
Et 100 000, 200 000, 300 000 mètres carré,
Pour se faire élire, s’ériger une gloire, une fortune.
Les conducteurs de métro sont-ils condamnés
A rouler au pas dans la peur d’arracher un bras ?

 

Comment je suis devenue écologiste ?

Marie Jorio, août 2018

Comment je suis devenue écologiste ? Pourquoi je suis devenue écologiste ? C’est intéressant de se poser la question.

Première réponse, très claire dans ma mémoire : noël 2002, je suis chez des amis à Lyon, leur appartement à Croix-Rousse offre une vue magnifique sur la ville. Ils sont abonnés à Télérama et j’y lis un article de Jean-Marc Jancovici au sujet du réchauffement climatique. Mon esprit cartésien et naturellement inquiet est saisi par le propos. Je passerai les semaines suivantes à dévorer son site internet ; son ton un peu hautain de polytechnicien ne suffit pas à gâcher ses réelles qualités de vulgarisation, notamment quand il illustre les quantités gigantesques d’énergie que nous dilapidons, avec des conversions en nombre d’esclaves. Je réalise de manière irrémédiable que notre mode de vie basé sur la croissance ne peut se poursuivre longtemps dans un monde aux ressources finies. Cette simple lecture change définitivement le regard que je pose sur le monde. Je suis urbaniste débutante, je travaille à la requalification de la gare des Halles, gare centrale de Paris ; ce travail offre un peu de cohérence avec mes toutes neuves préoccupations environnementales, puisqu’il s’agit d’améliorer le réseau de transports en commun de la capitale.

Si je remonte plus loin dans ma mémoire, je trouve des traces plus anciennes de sensibilité à la fragilité et à la beauté infinie de la nature. Un voyage d’été dans la voiture familiale, l’autoroute du soleil probablement. On croise une carrière en cours d’exploitation ; « papa, comment on fera quand il n’y aura plus de pierres ? ». Je ne me rappelle pas bien de la réponse, qui devait me rassurer sur le fait qu’on en trouverait toujours. Toujours… Jusqu’à quand ? Et puis je découvre et dévore tous les livres de Pagnol, et profite des grandes vacances dans une grande propriété en Provence pour passer des après-midi entières dans la garrigue. J’observe la faune et la flore, invente des chemins, des histoires. Mon enfance et petite adolescence sont marquées par des immersions dans la forêt et la nature, que l’urbaine que je deviendrai oubliera complètement au point d’avoir peur de la moindre épine et du moindre bruit à chaque retour dans la nature.

Que faire de cette sensibilité et de cette conscience inquiète ? Pendant 15 ans, c’est plutôt un poids qu’autre chose, un nuage noir au-dessus de ma tête que j’oublie du mieux que je peux dans mes actions quotidiennes. Je savoure les longues soirées d’été en pensant que ce sont peut-être les dernières… Pratiquant l’autodérision pour ne pas me faire trop remarquer, j’essaie de convaincre et sensibiliser mes collègues et mon entourage à la question climatique et à l’épuisement des ressources. Au début des années 2000, le sujet est mineur, et controversé. Les qualités de logique et de rigueur qui m’ont conduite à faire des études d’ingénieur, sans aucune vocation, sont les mêmes qui m’ont fait reconnaître dans les courbes et les chiffres, brillamment exposés par Jancovici, entre autres, une évidence irréfutable. Ces mêmes études d’ingénieur ont eu pour résultat de me rendre sceptique quant à la validité des modèles scientifiques pour décrire le vivant, ou en tous cas d’en saisir leurs limites. Comprendre que les modèles sont par définition approximatifs au regard de la complexité infinie de la nature, c’était sans doute la manifestation d’une intuition écologique qui s’ignorait à l’époque. En tous cas cette conscience écologique, si elle ne se traduit pas par des engagements politiques – j’ai vu de près les verts du microcosme parisien qui ont parfaitement refroidi l’idée que je pouvais avoir de m’engager – a une conséquence très concrète sur ma vie privée : alors que mes amis ingénieurs ont déjà 2 voire 3 enfants, je me réfugie dans l’idée de ne pas en avoir, accablée par la responsabilité de leur laisser un monde délabré et des lendemains qui déchantent. J’ai cependant assez de sens social pour ne pas balancer tout à trac à mes amis que faire un troisième enfant me semble irresponsable au regard de l’état de la planète.

Et puis, la question environnementale progresse dans les médias, à mesure que les tous les signaux environnementaux virent au rouge. Il devient difficile d’ignorer la question. Mon boulot d’aménageur, qui construit des infrastructures et vend des terrains à des promoteurs ou des bailleurs sociaux, devient lourd à porter. Certes j’ai choisi de travailler sur des projets exemplaires sur le plan écologique. Mais plus les mauvaises nouvelles environnementales s’accumulent, plus je suis convaincue que l’ampleur des changements à apporter est énorme, et que continuer le « business as usual », mâtiné de cosmétique verte, est totalement dérisoire.

La mue est lente et douloureuse. Une immense colère macère en moi. Que faire ? Quelles gouttes d’eau apporter dans l’océan ? Si la légende du colibri, qui porte sa part d’eau pour éteindre le feu, met du baume dans nos cœurs sidérés, elle masque cependant la nécessité de mutations qui dépassent très largement les initiatives individuelles. Comment vivre avec cette lucidité aiguë de l’effondrement à venir ? Avec la mauvaise conscience d’être mieux lotie que beaucoup d’autres ? Comment continuer à respirer, à rire, et trouver le chemin d’action qui donnera un sens à cette vie devenue précaire ? Comment vivre quand on a conscience que la lignée humaine a ses jours comptés ? Quels rabat-joie ces écolos !

Cette colère, combinée avec quelques accidents de parcours, me pousse à changer de voie professionnelle, à me tourner vers l’enseignement et le conseil ; essayer de transmettre des idées nouvelles, si ce n’est radicales, en gardant une certaine indépendance d’esprit. Et surtout ralentir le rythme, chanter, se rapprocher de la nature, pour mieux appréhender les nécessaires changements, et apaiser, peu à peu, un peu, la colère.

Il n’y a pas de réponses, juste des chemins à emprunter. La pratique du chant et du spectacle vivant sont mes bouées de légèreté et de beauté pour supporter le nuage qui est beaucoup plus noir qu’il y a quinze ans. Et puis partager ce poids avec d’autres personnes convaincues, avec qui il n’est pas besoin de « montrer patte verte », m’est absolument nécessaire pour aller de l’avant. La conscience progresse, et nous serons bientôt tous schizophrènes : nous savons qu’il faut tout changer, mais nous ne sommes qu’humains et nous continuons à vivre, à changer de voiture, à découvrir la Thaïlande… Certains en sont à souhaiter un choc violent (mais pas trop) le plus vite possible, qui serve d’électrochoc. Une chose est sûre, être psy est une voie d’avenir. Et être écologiste est une lutte non seulement externe, de plus en plus violente, mais aussi interne, pour tâcher de rester droit dans la tempête d’incertitudes et d’inquiétudes.

 

Editorial 2021 – Français

 

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Éditorial 2021 – Faire tomber les murs

Troisième édition – PaaLabRes

Sommaire :

1. Présentation de la troisième édition PaaLabRes 2021 : « Faire tomber les murs »
2. Forme artistique de l’édition 2021
3. Grand Collage – Partie I : Rencontres expérimentales
4. Partie II : L’errance des idées
5. Parties III et V : Aspects politiques
6. Partie IV : Périple improvisé
7. Les lisières
8. Conclusion
 


1. Présentation de la troisième édition PaaLabRes 2021 : « Faire tomber les murs »

Notre monde se définit de plus en plus par la présence de murs qui séparent de manière radicale les groupes humains, qu’ils soient solides entre des frontières politiques déterminées, ou bien seulement conceptuels, notamment dans les domaines de la culture. On est en présence d’un foisonnement de groupuscules qui se constituent en réseaux de communication limités et qui développent des pratiques particulières, souvent alternatives à celles qui sont perçues comme dominantes dans un espace donné. Il s’agit là d’une avancée démocratique donnant à de plus en plus de personnes la possibilité de s’impliquer dans des causes et des pratiques.

L’existence de murs conceptuels est absolument nécessaire à toute constitution d’activité collective significative. Pour se constituer, les collectifs ont besoin de se construire un abri de protection pour fonder une pratique sur des valeurs et librement développer leurs projets. Pourtant, cette manière de se définir peut souvent à la longue tendre à exclure les personnes qui ne correspondent pas aux modes de pensée et de comportement du collectif impliqué. De manière interne ces collectifs peuvent être très ouverts à des activités multidisciplinaires, mais par le développement de langages très spécialisés, ils peuvent par ailleurs ne s’adresser qu’à un très petit nombre d’individus. En conséquence, les possibilités d’ouverture des espaces protégés semblent être au cœur de la réflexion sur les murs.

Il convient de prendre conscience d’une écologie des pratiques : toute pratique potentiellement peut en tuer d’autres et toute pratique dépend de l’existence parallèle d’autres pratiques. Les murs, les clôtures, les abris ne doivent pas faire obstacle au respect de l’existence de l’autre et à des interactions avec elle et lui. L’existence des actions dans un large espace commun est essentielle.

Il faut aussi prendre en compte la possibilité pour toute individualité de se situer aux limites des catégories officiellement reconnues et de travailler sur les paradoxes créés par les lisières. Dans les pratiques artistiques récentes, les projets hybrides entre deux domaines, deux styles, deux genres, ont pris une grande importance. L’appartenance simultanée à plusieurs identités est un phénomène très présent au sein de notre société.

« Faire tomber les murs » ne veut pas dire les effacer en vue d’une conformité généralisée à un ordre qu’on aurait déterminé à partir d’un lieu particulier. « Faire tomber les murs » semble aujourd’hui plus que nécessaire pour non seulement contrer les démarches politiques et culturelles d’exclusion, mais aussi pour créer une réelle possibilité pour toute personne de se mouvoir librement dans l’espace de la diversité. « Faire tomber les murs » nécessite enfin la mise en place de dispositifs particuliers garantissant que la rencontre entre différents groupes puisse se faire sur un pied d’égalité et que les échanges aillent au-delà d’une simple confrontation de points de vue.

 

2. Forme artistique de l’édition 2021 « Faire tomber les murs »

Le site internet du collectif PaaLabRes (paalabres.org) est un espace numérique évolutif d’expérimentation d’une rencontre entre les objets artistiques et la réflexion qui les accompagne, entre le monde des pratiques et celui de la recherche artistique, entre les logiques de présentation scénique et celles de la participation du public, de la médiation culturelle et de l’enseignement. L’édition 2016 s’est basée sur une série de stations de lignes de métro. L’édition 2017 s’est basée sur une série de lieux-dits.

L’édition 2021, « Faire tomber les murs » propose une nouvelle forme artistique :

  1. Une sinuosité, comme une rivière, représentant à la fois une continuité (sans murs) entre les contributions et l’esprit de méandres de la pensée errante ; il s’agit d’un « Grand collage » de toutes les contributions présentées dans un déroulement sans arrêt le long de cette sinuosité (voir le « Mode d’emploi »). Il s’agit de trouver une continuité entre des pratiques diversifiées.
  2. Par ailleurs, chaque contribution sera publiée séparément dans son intégralité. Dans la page d’accueil, les contributions individuelles sont représentées par des « Maisons » distribuées dans l’espace. Des chemins relient ces maisons à la rivière du Grand collage pour indiquer les segments où apparaissent les diverses contributions.

Les visiteurs du site peuvent choisir d’aller voir/entendre un segment du Grand collage (ou sa totalité qui dure à peu près trois heures), d’aller lire une contribution particulière dans une Maison, ou de faire des allers-et-retours entre ces deux situations.

 

3. Grand Collage – Partie I : Rencontres expérimentales

Le Grand collage est organisé en cinq parties, annoncées chaque fois par les « Trompettes de Jéricho » de Pascal Pariaud et Gérald Venturi.

La première partie, intitulée « Rencontres expérimentales », est centrée sur des pratiques artistiques basées sur la rencontre entre deux (ou plusieurs) cultures instituées ou domaines professionnels particuliers, ou encore contextes déterminés. Ces diverses rencontres donnent lieu à des expérimentations plus ou moins longues en vue de créer un contexte où chaque participant représentant sa propre culture puisse à la fois ne pas avoir à abandonner son identité, mais pourtant puisse être capable d’élaborer avec autrui une nouvelle forme artistique mixte ou complètement différente. L’article de Henrik Frisk, « L’Improvisation et le moi : écouter l’autre », peut être considéré dans cette édition comme une référence essentielle concernant les projets interculturels et plus généralement le rapport à l’autre dans le cadre des musiques improvisées. Cet article est centré sur le groupe The Six Tones, un projet artistique entre deux musiciens suédois (Henrik Frisk et Stefan Östersjö) et deux musiciennes vietnamiennes (Nguyễn Thanh Thủy et Ngô Trà My) et les questions relatives à l’apprentissage de l’écoute d’une production étrangère à sa propre culture, tout en continuant à jouer en improvisant. Un texte de Stefan Östersjö et Nguyễn Thanh Thủy « Nostalgie du passé : L’expression musicale dans une perspective interculturelle » (voir the sixtones.net) vient enrichir cet article par des perspectives provenant d’autres membres du groupe.

Le projet expérimental du groupe The Six Tones d’une mise en pratique en commun de deux cultures de tradition très différentes, dans des perspectives d’une rencontre entre l’Asie et l’Europe, peut être comparé dans cette édition aux contributions de Gilles Laval avec son projet de collaboration avec des musiciennes japonaises Gunkanjima et celui du duo DoNo, une rencontre improvisée entre Doris Kollmann, une artiste plasticienne vivant à Berlin, et Noriaki Hosoya, un musicien japonais. Dans ce dernier cas, la rencontre Europe/Asie se double de celle entre deux domaines artistiques très différents, arts plastiques et musique.

Nicolas Sidoroff, musicien, enseignant et chercheur engagé, s’est intégré dans un groupe de musique de l’Île de la Réunion à caractère très familial. Même si tout cela se passe dans la région lyonnaise aux antipodes géographiques du lieu d’origine, la pratique de musiques de cette île ne peut pas être séparée des modes de vie qui les accompagnent. Être accepté dans l’espace culturel (sans en faire pour autant partie) devient alors la condition d’une participation effective à l’expression de ces musiques.

Les rencontres interculturelles ne sont jamais simples, surtout parce que les pratiques sont toujours déjà créolisées dans le sens d’Édouard Glissant :

La thèse que je défendrai auprès de vous est que le monde se créolise, c’est-à-dire que les cultures du monde mises en contact de manière foudroyante et absolument consciente aujourd’hui les unes avec les autres se changent en s’échangeant à travers des heurts irrémissibles, des guerres sans pitié mais aussi des avancées de conscience et d’espoir qui permettent de dire – sans qu’on soit optimiste, ou plutôt, en acceptant de l’être – que les humanités d’aujourd’hui abandonnent difficilement quelque chose à quoi elles s’obstinaient depuis longtemps, à savoir que l’identité d’un être n’est valable et reconnaissable que si elle est exclusive de l’identité de tous les autres êtres possibles.

(Introduction à une poétique du divers, Paris : Gallimard, 1996, p. 15)

Les représentations qu’on a de soi et des autres sont toutes construites géographiquement et historiquement par le phénomène d’hypermédiatisation du monde, elles peuvent varier à l’infini dans un sens très positif ou très négatif, c’est selon. Tout contexte de rencontre doit prendre en compte ces représentations avant de pouvoir développer de réelles collaborations. Le pragmatisme des situations peut très bien primer sur les idées manufacturées. On rejoint là la pensée de John Dewey :

Lorsque les objets artistiques sont séparés à la fois des conditions de leur origine et de leurs effets et action dans l’expérience, ils se retrouvent entourés d’un mur qui rend presque opaque leur signification globale, à laquelle s’intéresse la théorie esthétique.

(L’art comme expérience, Paris : Gallimard, folio essais, 2010 [1934], pp. 29-30)

Les rencontres interculturelles entre pratiques qui existent dans notre voisinage immédiat ne réduisent pas la complexité, car on peut mieux s’entendre entre personnes à statut similaire habitant à des distances très éloignées. La connaissance mutuelle de tous ceux qui cohabitent dans un territoire donné nécessite de développer, dans les domaines de l’enseignement artistique et de la médiation culturelle, des situations qui à la fois reconnaissent la dignité des pratiques vernaculaires et de celles qui sont au centre des préoccupations des institutions. Michel Lebreton, musicien et enseignant, joueur de cornemuse, qui a été Président de l’Association des Enseignants de Musique et de Danse Traditionnelle, est un dynamique partisan de l’intégration des musiques traditionnelles dans le cadre des conservatoires afin d’éviter qu’elles ne soient confinées dans des associations exclusivement centrées sur une seule pratique. Pour lui, la rencontre des pratiques musicales et de leurs modes de transmission prime sur l’illusion de l’authenticité des pratiques séparées :

À l’illusion de transmettre une authentique pratique de tradition populaire, il nous faut dès lors nous engager dans le projet de mettre en jeu, le plus honnêtement possible, les connaissances parcellaires que nous avons au service d’un enseignement de la rencontre et de la confrontation. Les découvertes, partages, chocs, débats et prises de positions réfléchies qui en découlent sont autant d’éléments riches et salutaires dans la formation de tout être humain.

(Michel Lebreton, « Département de Musiques Traditionnelles, CRD de Calais, Le projet de formation », 2012, leschantsdecornemuse.fr)

Dans sa contribution à la présente édition, Michel Lebreton mène une réflexion sur la distinction à faire entre les « murailles » (on a toujours fait comme cela…) et les « lisières » (qui sont les « endroits des possibles ») et il donne des exemples de pratique effective avec des élèves issus de l’enseignement classique, mais aussi des collaborations entre musiciens et musiciennes de parcours différents.

Dominique Clément est un compositeur, clarinettiste et membre fondateur de l’Ensemble Aleph. Il est aussi directeur adjoint du Cefedem Auvergne Rhône-Alpes installé à Lyon. Cette institution, depuis l’année 2000, a développé un programme d’études centré sur la rencontre des diverses esthétiques musicales et cela a suscité le développement de groupes professionnels mélangeant plusieurs domaines de pratique. Sa contribution est constituée d’un enregistrement d’extraits d’une pièce, Avis dexpir, écrite pour l’ensemble de musique contemporaine Aleph et Jacques Puech (voix et cabrette) un spécialiste des musiques traditionnelles du centre de la France. Dans cette pièce les sonorités typiques des deux genres musicaux sont superposées en gardant leur identité et aussi savamment mélangées pour créer une ambiguïté.

Toujours dans le domaine du monde de l’enseignement spécialisé de la musique et de la danse, la démarche de Cécile Guillier, musicienne et enseignante, a été de proposer des situations de création de concerts-spectacles autour de la rencontre entre la musique classique et la danse hiphop. Elle souligne la difficulté d’une telle démarche dans un contexte où la vision du projet n’est pas la même pour tous les partenaires. Surtout, elle note le manque de temps nécessaire au développement des situations de manière significative. En effet, le milieu de l’enseignement artistique ne prend pas en compte la possibilité de mener des projets de recherche dans le cadre des fonctions professionnelles qui y sont définies.

L’originalité de la démarche proposée par Giacomo Spica Capobianco est à la fois, d’une part,

  1. De développer des pratiques d’écriture et de musique avec des jeunes dans les quartiers où – de plus en plus – « rien ne serait possible », en leurs permettant de créer leurs propres expressions artistiques.
  2. D’autre part, d’encadrer ces actions non pas avec un seul spécialiste d’une certaine forme artistique, mais avec un groupe de 8 personnes (à parité femmes-hommes) issues de divers genres artistiques et formant en tant que tel un groupe de pratique artistique travaillant sur ses propres créations.

Sharon Eskenazi enseigne la chorégraphie. Dans une démarche un peu similaire, elle propose aussi la constitution de groupes avec en leur sein des jeunes de milieux très différents (d’origine palestinienne et israélienne – de quartiers défavorisés et de quartiers plus aisés) avec un accent particulier sur la création de chorégraphies dont le style n’est pas prédéfini, élaborées par les membres du groupe composite. Par ailleurs elle a organisé des rencontres dans la région lyonnaise et en Israël regroupant les deux groupes composites travaillant ensemble sur leurs pratiques créatives de la danse.

L’École Nationale de Musique de Villeurbanne, depuis sa création au début des années 1980, est un lieu qui accueille en son sein presque toutes les pratiques musicales en présence sur notre territoire : musique classique, jazz, rock, chanson, musiques urbaines, musiques traditionnelles d’Amérique Latine et d’Afrique, etc. Plus récemment des disciplines (instrumentales et formation musicale) se sont regroupées pour développer un programme en commun pour dépasser leur cloisonnement – instruments chacun dans leur coin, séparés aussi de la formation musicale, genres esthétiques très spécialisés – développer une approche plus collective et diversifier les situations pédagogiques au fur et à mesure des besoins et de l’évolution des situations. Trois professeurs qui sont au centre de ce programme d’études, Philippe Genet, Pascal Pariaud et Gérald Venturi participent, depuis 2019, à un projet de recherche dans une école primaire (l’école Jules Ferry à Villeurbanne) en collaboration avec le sociologue Jean-Paul Filiod. Ils travaillent sur des repérages d’apprentissage de nature musicale (vocabulaire, culture…) et psychosociale (estime de soi, coopération…). Le projet est basé sur la combinaison de l’écoute d’une diversité de musiques et de productions sonores réalisées par les élèves avec la voix ou des objets quotidiens.

Les rencontres interculturelles ne se limitent pas aux seuls domaines artistiques, mais peuvent aussi concerner les rapports entre la pensée philosophique et les arts, entre des situations professionnelles ou sociales et les arts, entre la recherche universitaire et les pratiques artistiques.

Clare Lesser est une chanteuse lyrique britannique spécialisée dans la musique contemporaine. Elle vient de soutenir une thèse de doctorat qui met en relation la pensée du philosophe Jacques Derrida avec un certain nombre de productions artistiques de la seconde moitié du XXe siècle, en particulier la démarche de John Cage autour de l’indétermination. Comme dans de nombreux textes de Derrida et de Cage, la forme même de sa thèse et la manière de déterminer sa formulation textuelle se constituent comme un objet artistique autant qu’une réflexion académique. Ainsi, des performances, réalisées par elle-même avec différents collaborateurs des pièces qui sont au centre de ses analyses, font partie de la thèse sous forme de vidéos. Dans l’édition PaaLabRes, un chapitre entier de ce travail de recherche (« Inter Muros ») est publié accompagné d’une performance de Four6 de John Cage.

Guigou Chenevier, compositeur, batteur, percussionniste, a mené un projet collectif en 2015, « L’art résiste au temps », inspiré de l’ouvrage de Naomi Klein La Stratégie du choc. Le groupe qui a été constitué à l’occasion de ce projet a comporté des musiciens et musiciennes ayant des parcours esthétiques différents et a inclus en son sein un philosophe, une artiste plasticienne, et une comédienne metteur en scène. Le projet s’est déroulé sur plusieurs résidences alternant le travail d’élaboration du groupe et d’interactions avec le public extérieur. La plus importante et la plus longue de ces résidences a eu lieu à l’hôpital psychiatrique d’Aix-en-Provence, avec la participation active de toutes celles et tous ceux qui y travaillent et qui y résident et d’un public extérieur, sous la forme d’ateliers d’écriture et de pratiques artistiques. L’idée de résistance est très présente dans la posture artistique et politique de Guigou Chenevier. Le projet a été influencé par le peintre italien Enrico Lombardi qui disait en substance : « de toute façon, le seul lieu de résistance qui reste possible encore actuellement, c’est le temps. »

Chez le compositeur et théoricien de la musique américain Ben Boretz, le caractère hybride de sa recherche s’inscrit de manière interne dans les caractéristiques de sa production musicale et textuelle. Nous publions dans cette édition, la traduction en français d’un texte datant de 1987, « -formant : masse et puissance » (réflexions en temps réel dans une session -formante sur un texte de Elias Canetti, Masse et Puissance). Ce texte se présente sous une forme graphique (couleur, taille et distribution dans l’espace de la page des caractères) mêlant les formes poétiques à des idées philosophiques. Il traite de la nécessité d’ériger des murs qui excluent, mais de les faire tomber, d’ouvrir des fenêtres, vers la présence inclusive des autres. Pour lui, il s’agit toujours de « négocier l’espace entre le Fermé et l’Ouvert à travers les murs ». On est en présence d’une réflexion sur les rapports entre le collectif et les individualités singulières qui en font partie.

Marie Jorio est une urbaniste engagée dans la transition écologiste. Elle « invite les auditeurs à la réflexion, au rêve et à l’action (…) face à l’ampleur des questions environnementales », dans la présentation de spectacles mêlant lectures de textes, chant et musique. Dans le cadre de son travail, elle a été au cœur des conflits sur le développement urbain entre la Défense et la municipalité de Nanterre. C’est dans ce cadre très frustrant qu’elle a développé un certain nombre de textes poétiques et politiques, dont quatre d’entre eux sont présentés dans cette édition par sa voix enregistrée.

Une interview du percussionniste et chef d’orchestre américain Steven Schick relate les belles aventures d’une performance de la pièce Inuksuit de John Luther Adams de part et d’autre du mur de la frontière entre Mexico (Tijuana) et les États-Unis (San Diego) avec la participation de 70 percussionnistes en janvier 2018. On peut voir un extrait de ce concert sur une vidéo du New Yorker (remerciements à Alex Ross, le critique musical du New Yorker pour nous avoir donné la permission). Dans les intentions de Steven Schick, ce projet, malgré son caractère évidemment politique, n’était pas une manifestation anti-Trump, mais était plutôt centré sur l’idée que les « connexions entre les humains et les sons passent facilement à travers les espaces et qu’aucun mur ne peut les en empêcher ».

 

4. Partie II : L’errance des idées

Cette partie met en scène des réflexions plus générales non ciblées sur des actions spécifiques relevant par exemple de la politique ou de l’interculturalité.

Le choix premier du terme d’errance s’est fait avec un arrière-plan poétique : trouver le terme évoquant au mieux, pour nous, un foisonnement de différences et d’expérimentations, de situations paradoxales et ambivalentes par rapport à la remise en cause des divers cloisonnements qu’on peut observer dans notre société, en particulier dans les domaines artistiques et culturels. Cela ne signifie nullement que les personnes concernées ne savent pas du tout où ils mettent les pieds et dans quelles directions elles veulent se diriger.

Ici aussi, on peut se référer à Édouard Glissant :

La pensée de l’errance n’est pas l’éperdue pensée de la dispersion mais celle de nos ralliements non prétendus d’avance (…). L’errance n’est pas l’exploration, coloniale ou non, ni l’abandon à des errements. Elle sait être immobile, et emporter. (…) Par la pensée de l’errance nous refusons les racines uniques et qui tuent autour d’elles : la pensée de l’errance est celle des enracinements solidaires et des racines en rhizome. Contre les maladies de l’identité racine unique, elle reste le conducteur infini de l’identité relation.

(Philosophie de la relation, Paris : Gallimard, 2009, p. 61)

La question de la communauté et de son rapport à l’étranger traverse les inquiétudes liées à l’hyper globalisation des échanges et en même temps l’abandon d’une approche « universaliste » au profit d’initiatives extrêmement localisées par des groupuscules, créant un kaléidoscope de pensées-actions. Christoph Irmer, musicien qui vit à Wuppertal en Allemagne nous a envoyé un texte centré sur Peter Kowald. Ce dernier, contrebassiste improvisateur aujourd’hui disparu, était tiraillé tout au long de sa vie entre, d’une part, être un musicien itinérant, un globe-trotter qui rencontre et joue avec un grand nombre de consorts sans pouvoir développer des rapports plus suivis avec eux, et d’autre part, vivre au sein de sa communauté (Wuppertal) pour y développer, avec les personnes étrangères qui y résident ou avec celles qui sont invitées de l’extérieur, des actions plus significatives. Pour Irmer les grands voyages n’échappent pas à la perception que l’idée de « l’étranger » est en nous, elle est la « face cachée de notre identité ». Il cite alors Julia Kristeva pour qualifier notre époque de communauté paradoxale : « Si je suis étranger, il n’y a pas d’étrangers ». Il parle d’une « relation paradoxale entre l’affiliation et la non-affiliation. (…) … dans ce monde globalisé, nous ne devenons pas frères ou sœurs, ni immédiatement opposants ou ennemis. »

Le rapport à l’étranger, à l’étrange, est aussi au cœur de la réflexion de Noémi Lefebvre, romancière et chercheuse en science politique. Les débats sur les rapports entre êtres humains incluent ici la présence des animaux pour mieux comprendre nos représentations et nos actions. Nous présentons une vidéo produite par le studio doitsu, « Chevaux Indiens », que Noémi Lefebvre a réalisée en collaboration avec Laurent Grappe, musicien lyonnais. À partir de l’idée du couple âne-cheval, une multiplicité de niveaux signifiants est présentée entre texte et collages de vidéos. L’intégralité de cette vidéo est présentée au sein du Grand collage.

Il ne suffit pas de mettre en présence les pratiques antagonistes pour créer les conditions d’une coexistence plus ou moins pacifique, d’un vivre ensemble véritable ou d’une collaboration significative. Dans l’absence de disposition particulière, les différents modes d’action et d’identité se superposent en s’ignorant superbement, même au sein des institutions les plus ouvertes à la diversité du monde. Très influencé par la recherche menée avec l’équipe du Cefedem AuRA depuis 1990, notamment en collaboration avec Eddy Schepens, chercheur en Sciences de l’Éducation, Jean-Charles François, musicien et ancien directeur de cette institution, mène une réflexion sur la nécessité dans le cadre des pratiques improvisées de la présence de protocoles ou de dispositifs particuliers pour s’assurer qu’au sein d’un collectif hétérogène une démocratie vivante puisse avoir lieu dans l’élaboration de matériaux mis en commun.

L’improvisation est une pratique sociale. Le rapport entre l’individualité et le collectif est un des problèmes très présent dans la réflexion sur l’improvisation. Vlatko Kučan est un musicien improvisateur, compositeur, enseignant, thérapeute musical, qui travaille à la Musik Hochschule de Hambourg. En faisant appel à la psychanalyse, il tente de définir les obstacles qu’il convient de surmonter chez ceux et celles qui débutent dans la pratique de l’improvisation. Il base son exposé sur des citations d’improvisateurs très connus dans le domaine du jazz, qui tous font état de la nécessité d’oublier, au moment de la prestation sur scène, les connaissances durement acquises et de se laisser aller à des mécanismes relevant de l’inconscient ou du dépassement de la conscience de planification. Pour lui, trois catégories de murs se présentent : a) la conscience de soi, les psychodynamiques individuelles ; b) la dynamique de groupe ; c) la production du matériau, les attitudes vis-à-vis des idiomes et du langage musical.

Henrik Frisk, dans son article, aborde, lui aussi, longuement la question du rapport de l’individu avec les autres membres d’un groupe hétérogène, autour de la question de l’ego et de la liberté :

En se concentrant sur son propre droit à l’individualité, on peut finir par utiliser sa propre liberté pour prétendre contrôler la situation au détriment de la liberté des autres.

György Kurtag est un musicien et chercheur en musique électronique et expérimentale, coordinateur art/sciences au SCRIME de Bordeaux. Lui aussi fait référence à la psychanalyse par le biais de Daniel Stern. Sa pensée, en se concentrant sur le moment présent, met en jeu les rapports inconscients/conscients des connaissances implicites/explicites. L’improvisation peut être vue comme « un moment d’interaction intense parmi ceux qui n’apparaissent pas sans une longue préparation préalable ».

Yves Favier, musicien improvisateur et directeur technique, met l’accent sur l’incertitude du moment présent, sur la prise de conscience de ses instabilités fondamentales, sur l’importance des savoirs situés dans des contextes décentralisés et l’horizon des possibles/probables qu’ils suscitent à travers les dialogues intersubjectifs. Pour lui la notion de lisière est fondamentale (voir ci-dessous) : « … la lisière science/art faisant écotone… »

 

5. Partie III et V : Aspects politiques

La grande partie « Aspects politiques » a été partagée en deux (troisième et cinquième partie du Grand collage).

Les pratiques artistiques ne peuvent pas échapper aujourd’hui aux défis politiques posés par la multiplication des conflits, des murs (à la fois matérialisés et inscrits dans les mentalités), directement liés aux questions qui se posent quant à l’avenir de la planète et à celles liées à la mondialisation économique et culturelle. L’idée d’autonomie de l’art par rapport à la vie quotidienne et à la vie en société n’est pas forcément remise en cause comme force critique différente du politique, mais elle est fortement mise en tension par la nécessité d’adapter les pratiques artistiques aux réalités de la situation des humains présents sur un territoire donné. Dans ce cadre, il est certain que les rencontres interculturelles et les idées exprimées dans les deux premières parties (et de la quatrième partie), ne sont pas moins « politiques » que celles regroupées sous la rubrique des parties III et V, même si les contextes décrits restent fortement colorés par la notion d’espaces artistiques et culturels préservés des conflits externes, en envisageant en même temps une vie quotidienne bien différente que celle définie par la politique «  politicienne ».

Deux pôles coexistent et très souvent s’entremêlent dans la façon d’envisager aujourd’hui les rapports entre l’artistique et le politique. Dans le premier cas, l’activité artistique garde un certain degré d’autonomie envers les vicissitudes de la vie quotidienne et de l’organisation de la vie sociale. L’espace de création dans le domaine des arts est pensé comme alternatif au monde terre-à-terre et doit donner l’occasion au public de découvrir un univers rempli de nouveaux possibles. Cette approche implique des espaces dédiés à ces exigences, dont le caractère de neutralité doit être affirmé, même si toutes les contingences peuvent bien démontrer le contraire. Le statut de l’acte créatif est ici considéré comme indépendant des traditions et de toutes expressions esthétiques, qui deviennent alors récupérables en tant que matériau détaché de ses fonctions sociales. Le concert public, la scène professionnelle, les institutions d’enseignement qui y correspondent, restent ici les structures privilégiées, ce vers quoi toutes les actions sont orientées. La politique dans ce cadre-là s’exprime soit par le biais d’actions entreprises séparément du champ artistique, ou bien doit se manifester dans les messages textuels ou autres attachés aux œuvres présentées ou à travers une liaison entre performance et manifestations politiques.

Dans le deuxième cas, on porte une attention importante au fait que toute interaction sociale est l’expression d’une posture politique implicite ou explicite. Cela s’applique aussi aux situations où l’activité artistique se manifeste et s’élabore. L’accent n’est plus dès lors mis sur la primauté de la qualité de l’œuvre ou de la performance en laissant anonymes les moyens pour y parvenir, mais sur la manière avec laquelle les différents acteurs vont interagir et collaborer à la construction des objets artistiques. Le public en tant que tel peut être considéré comme partie prenante de cette interaction et être invité à participer dans une certaine mesure à cette élaboration. L’espace de la scène, du concert, des institutions d’enseignement qui y préparent, ne sont plus les éléments exclusifs qui dictent tous les moyens à mettre en œuvre. Les divers domaines de la médiation (enseignement, animation culturelle, accompagnement des pratiques, organisation et administration, etc.) deviennent des éléments majeurs dans le caractère politique des actes artistiques. Souvent, chez les personnes impliquées, il subsiste une forte distinction entre les prestations artistiques sur scène et les rôles de médiation, mais la jonction intime entre l’acte artistique et l’acte de médiation sociale devient de plus en plus une posture politique importante qu’on peut aujourd’hui observer dans notre société.

Malgré l’existence de murs tendant à séparer le monde du premier pôle (par rapport aux capacités à se produire sur scène) de celui du deuxième (par rapport à une remise en compte de l’exclusivité du concert sur scène, ou plus pragmatiquement par une difficulté à accéder à la scène), beaucoup d’artistes aujourd’hui oscillent allègrement entre les deux situations, changeant la spécificité de leurs postures selon les exigences des différents contextes particuliers qui se présentent à eux et elles.

Guigou Chenevier, parallèlement à ses activités de musicien, est engagé politiquement, notamment en menant des actions en faveur de l’accueil des migrants. Concernant les nombreuses personnes réfugiées qui se retrouvent sans abris dans la région où il habite, on peut constater l’absence de toute action des pouvoirs publics au niveau national et local, et aussi de la part des autorités du diocèse catholique, pour prendre en compte leurs problèmes de survie. Un collectif à Avignon s’est créé pour mener des actions en vue de pallier cette situation avec tous les moyens du bord à disposition. Dans sa démarche, Guigou Chenevier évite de mêler l’aide qu’il apporte à ces familles avec sa pratique artistique, parce qu’il lui paraît important de ne pas leur imposer d’emblée des postures culturelles qui leur sont étrangères. Par ailleurs, la logistique technique liée à la qualité des prestations auxquelles il participe lui semble aussi peu compatible avec le caractère plus spontané des manifestations politiques qui ont lieu la plupart du temps à l’extérieur. Cela ne l’empêche pas, comme on a pu le lire ci-dessus, de développer par ailleurs des projets artistiques dans lesquels les interactions sociales avec des groupes humains qui lui sont étranges-étrangers tiennent une place prépondérante.

Céline Pierre est une réalisatrice artistique dans les domaines de l’électroacoustique, le multimedia et la performance. Elle aussi s’est préoccupée de la situation très précaire des migrants se trouvant près de Calais avec l’espérance de pouvoir passer en Grande Bretagne. La pièce TRAGEN.HZ, dont on peut voir des extraits dans le Grand Collage, est constituée de « voix et vidéos enregistrées sur un campement de réfugiés à la frontière franco-anglaise et séquence de cris, altérations et itérations instrumentales et vocales enregistrées en studio ».

Pour Giacomo Spica Capobianco (déjà mentionné ci-dessus), la situation des populations habitant les quartiers défavorisés est en train de se dégrader très fortement par rapport aux trois décennies passées. L’accès aux institutions culturelles est très fortement remis en cause par plusieurs phénomènes :

  1. Lorsque les institutions sont à cheval entre deux secteurs, l’un riche et l’autre pauvre, la tendance est de refuser l’entrée à celles et ceux qui appartiennent au secteur pauvre, de refuser d’accueillir des projets qui s’adressent à ces populations.
  2. La création – grâce à des financements en faveur des quartiers défavorisés – d’institutions bien dotées d’équipement attirent les foules qui vivent à l’extérieur et par là excluent les populations locales qui ne se sentent pas concernées.
  3. Malgré l’ouverture de l’enseignement supérieur artistique à une diversité des pratiques, incluant les musiques populaires et urbaines, ceux et celles qui en sortent avec un diplôme ne se sentent pas concernés par les pratiques à développer là où il n’y a rien d’autre qu’une « zone de non-droit ».
  4. Le secteur de l’animation culturelle se trouve souvent en contradiction avec les actions menées par des artistes dans ces quartiers, car il y a une tendance à orienter les pratiques dans des directions qui ne favorisent pas l’expression personnelle des jeunes et tendent à les renforcer dans leur ghetto culturel.

Giacomo Spica est plus optimiste aujourd’hui vis-à-vis de la volonté de la représentation politique élue de s’adresser sérieusement aux problèmes sociaux et culturels liés à la pauvreté. C’est grâce à cette évolution dans les attitudes des politiques, qu’il arrive à mener des actions avec succès. Il préfère le terme de « fossé » à celui de « mur » : avec le fossé on est capable de voir ce qu’il y a de l’autre côté, alors que le mur est un obstacle au regard sur les possibles. Le fossé donne la possibilité d’observer une distance qu’on peut mesurer de manière réaliste et donc de mieux l’appréhender en vue de la réduire. Face à un mur, on est plutôt devant une surface infranchissable, le potentiel d’un ghetto.

Sharon Eskenazi (déjà mentionnée ci-dessus), dans ses projets autour de la création chorégraphique dans des logiques de rencontre entre les communautés, offre une vue plus optimiste sur le rôle que jouent les institutions culturelles locales. Une part importante de son action concerne à la fois la participation des jeunes à des créations au sein par exemple du Centre Chorégraphique National à Rillieux-la-Pape ou à la Maison de la Danse à Lyon, et l’attention centrale qu’elle porte à la rencontre dans la pratique de la danse. Toute une vie sociale se développe autour de ses projets (repas en commun, débats, accueil dans les familles, voyages en commun, etc.).

Gilles Laval (aussi mentionné ci-dessus) note un phénomène inverse d’incommunicabilité dans les institutions artistiques les plus prestigieuses : dans les temples de la musique classique, le langage utilisé dans les formes artistiques qui y sont non reconnues comme digne de considération n’a que peu de chance d’y être compris. Les langages liés aux pratiques qui s’inscrivent dans des réseaux autonomes deviennent des langues complètement étrangères les unes aux autres. Les mondes impénétrables de part et d’autre, sont appelés à s’ignorer de plus en plus.

Gérard Authelain, lorsqu’il était directeur du Centre de Formation des Musiciens Intervenants de Lyon, avait développé toute une série d’échanges avec les pays du Maghreb en vue d’organiser de part et d’autre de la Méditerranée des pratiques musicales s’adressant à tous et appropriées aux contextes des écoles de l’enseignement général. Depuis quelques années, il est allé régulièrement en Palestine pour aider au développement des pratiques musicales à l’école dans ce contexte politique particulier. Après chaque voyage, il a écrit une Gazette Palestinienne pour rendre compte de son action et de la situation dans laquelle vivent les personnes avec qui il a travaillé ou qu’il a rencontrées. Nous publions l’une de ces Gazettes, « À propos d’une question sur l’effondrement » (août 2018). Elle porte notamment sur le bombardement du centre culturel de Gaza et du désarroi que cet évènement suscite dans la population attachée à la présence des arts, du théâtre, de la culture, de la lecture dans leur vie quotidienne. Face à ce type de catastrophe absolue, Gérard Authelain se demande quel sens donner à son engagement : « Chaque fois, avant de partir et en arrivant de l’autre côté du mur en territoire occupé, l’interrogation est la même : quel sens cela a-t-il que je vienne, moi qui n’ai pas à subir ces injustices, ces mépris, ces conditions humiliantes et dégradantes ? » Pour lui la réponse à cette préoccupation consiste à constamment ré-envisager sa pratique de musicien intervenant, quel que soit l’endroit de l’exercice de cette profession, dans l’inconfort de l’inconnu que constituent les représentations et les attitudes des élèves à qui il faut faire face, non pour leur imposer des savoirs manufacturés, mais les aider à inventer leur propre personnalité.

Le pianiste américain Cecil Lytle a été le Provost du collège Thurgood Marshall à l’Université de Californie San Diego. Dans cette fonction très influente, pour répondre à la disparition en Californie des programmes de discrimination positive envers les minorités, il a créé sur le campus un lycée s’adressant exclusivement à des enfants issus de familles vivant en dessous du seuil de pauvreté, avec comme but – avec l’aide des ressources de l’université – de les faire réussir leur entrée dans les universités de prestige. Il a ensuite réussi à réunir les parents d’élèves d’un lycée à San Diego, dans un quartier défavorisé, pour élaborer le projet de le transformer en s’inspirant du lycée existant sur le campus. Cette action associant étroitement les habitants du quartier a abouti malgré les fortes réticences des autorités locales et ce lycée sert maintenant de modèle pour la transformation d’autres écoles aux États-Unis. Un des problèmes auquel il doit faire face, étant donné les succès rencontrés, est celui qu’il a lui-même vécu dans son adolescence : l’acquisition de la culture de l’élite (pour Cecil, il s’agissait du piano classique) entre en conflit direct avec la culture populaire du milieu d’origine.

 

6. Partie IV : Périple improvisé

La quatrième partie est centrée sur l’improvisation. Les contributions, qui en font partie, de Christoph Irmer, Vlatko Kučan, et György Kurtag ont déjà été mentionnées ci-dessus.

Le pianiste, improvisateur et artiste plasticien Reinhard Gagel a été à l’origine avec Matthias Schwabe de la création de l’Exploratorium Berlin. Ce centre en existence depuis 2004 se consacre à l’improvisation et à sa pédagogie, à l’organisation de concerts, de colloques, de publications et d’ateliers. Il a organisé de nombreuses rencontres entre les domaines de l’improvisation et de la recherche artistique portant sur des réflexions sur cette pratique musicale et sur les méthodes d’enseignement à proposer pour y parvenir. Par exemple, il a organisé en 2019 un symposium sur le trans-culturalisme dans le domaine de l’improvisation, les différentes manières d’envisager la rencontre entre musiciennes et musiciens issus de cultures très différentes, tel que c’est le cas dans une ville comme Berlin. Dans l’entretien avec Jean-Charles François, toutes les questions concernant cette idée de trans-culturalisme sont débattues. Par ailleurs, Reinhard Gagel se pose beaucoup de questions sur son enseignement à l’Université de Musique et d’Arts de Vienne s’adressant à des personnes issues de la musique classique : est-ce que l’improvisation est l’occasion de mettre en application des savoirs déjà acquis, transposés maintenant dans un contexte libéré des contraintes des partitions écrites ? Ou bien faut-il considérer l’improvisation comme une pratique ayant ses propres moyens pour envisager la création de nouveaux sons et de leur articulation dans le temps ? Dans le premier cas, on serait en présence d’une sorte de thérapie qui viendrait soigner les excès du formalisme excessif de l’enseignement classique et qui pourrait ouvrir la voie au plaisir d’une certaine liberté ou à une meilleure compréhension des enjeux créatifs de l’interprétation des répertoires. Dans le second cas l’improvisation serait considérée comme une pratique ayant des supports et des médiations très différentes de l’univers des partitions, surtout dans la manière d’envisager individuellement ou collectivement la production des sonorités.

Christopher Williams est un musicien américain vivant lui aussi à Berlin. Dans un entretien avec Jean-Charles François, il soulève le problème de la participation du public, de l’accès de tous et de toutes aux décisions des situations improvisées. Prenant modèle sur l’action de l’architecte américain Lawrence Halprin, auteur des RSVP Cycles (R pour Resources, S pour Scores/partitions musicales, V pour Valuaction, P pour Performance) et des contradictions qui sont inhérentes à ses projets d’architecture développés avec la participation directe des populations locales. En effet, à la fin de ces projets, les promoteurs immobiliers (et aussi peut-être les promotrices ?) n’ont pas manqué de récupérer et de modifier ces projets à des fins de profits commerciaux. Williams reste assez sceptique sur les réalités de telles démarches participatives dans le domaine des pratiques artistiques. Pour lui l’improvisation n’est pas éloignée des logiques de la composition, où une personnalité impose ses manières d’envisager les choses. Par exemple, l’improvisation peut parfaitement s’accommoder d’une dialectique entre un compositeur et un groupe d’instrumentistes. Par ailleurs dans cet entretien, il parle de la manière avec laquelle il envisage les séries de concerts qu’il organise à Berlin autour de la rencontre de groupes très différents et en y invitant aussi des publics diversifiés. Par rapport à ce travail de curator, il est très critique du fait que l’organisation de concerts est trop souvent dominée par des personnes non impliquées dans les pratiques musicales qui constituent la raison d’être des lieux qu’elles contrôlent. Il souligne l’importance d’initiatives locales développées avec les moyens du bord par des collectifs qui sont proches des productions matérielles de ceux et celles qui sont invitées à y participer. Les murs d’incompréhension qui souvent séparent le secteur de l’organisation de concerts et celui des pratiques musicales effectives sont ainsi remis en cause.

 

7. Les lisières

En avril 2019, György Kurtag est venu à Lyon (en visite de Bordeaux) pour préparer avec Yves Favier les rencontres du CEPI, le Centre Européen Pour l’Improvisation, créé à l’initiative de Barre Phillips. Cette année-là, les rencontres du CEPI ont eu lieu en septembre à Valcivières en Haute-Loire, deux membres de PaaLabRes y ont activement participés, Jean-Charles François et Gilles Laval. Le 26 avril 2019 a eu lieu à Lyon une rencontre entre György Kurtag, Yves Favier (alors directeur technique de l’ENSATT), et les membres du collectif PaaLabRes, Jean-Charles François, Gilles Laval et Nicolas Sidoroff. Le format de cette rencontre a été d’alterner des moments d’improvisation musicale avec des discussions au départ du parcours des différents participants.

Pendant cette rencontre, Nicolas Sidoroff a proposé de travailler sur le terme de « lisière » pour réfléchir à la manière de faire tomber les murs. Il a été décidé ensuite de développer une sorte de « cadavre exquis » autour du concept de « lisières », chacun des participants écrivant des textes plus ou moins fragmentés en réaction aux écrits qui s’accumulaient petit à petit. En outre les cinq personnes avaient aussi le droit de proposer des citations de textes en liaison avec cette idée de lisières. C’est ce processus qui a donné lieu, dans le Grand collage (la rivière) de cette édition « Faire tomber les murs », à 10 collages (L.1 – L.10) de tous ces textes accompagnés de musiques, de voix enregistrées et d’images, avec en particulier des extraits de l’enregistrement des improvisations réalisées lors de cette rencontre d’avril 2019.

La référence à la définition du mot « lisière » est empruntée à Emmanuel Hocquard et son travail sur la traduction. Par exemple, voici ce qu’il écrit dans son livre Le cours de Pise développé en lien avec ses ateliers d’écriture à l’École des Beaux-Arts de Bordeaux :

La lisière est une bande, une liste, une marge (pas une ligne) entre deux milieux de nature différente, qui participe de deux sans se confondre pour autant avec eux.

(Paris : P.O.L., 2018, p. 61)

La notion de lisière est plus intéressante que celles de mur et de frontière qui séparent abruptement des entités différentes. Elle permet d’envisager à la fois la spécificité des mondes entre lesquels elle se place et de les combiner dans son espace de transition. La lisière a sa vie propre, qui procède de l’écologie de deux mondes en interaction.

L’idée de lisière prolonge les concepts de créolisation chez Édouard Glissant, de métissage chez François Laplantine et Alexis Nouss, d’écotone dans le domaine de la biodiversité improvisée chez Yves Favier, de « écosophie » chez Felix Guattari, de bricolage selon Claude Lévi-Strauss, de kairos, ce « moment intense d’interaction » selon Daniel Stern, de la peau chez Jean-Luc Nancy, etc.

Le refus d’appartenir à une seule et unique identité, afin de pouvoir assumer tour à tour des rôles différents dans plusieurs contextes, tout en restant attaché à la somme des allégeances qui constitue sa propre personnalité, est un élément important dans le choix de la notion de lisière pour faire face à des conflits identitaires. (Voir les textes d’Aleks A. Dupraz et de Nicolas Sidoroff dans le collage et la maison « Lisières ».)

Pour Jean-Charles François, la pensée des lisières paraît appropriée à notre monde éclaté en groupuscule, mais peut faire aussi l’objet d’une dérive qu’on qualifierait de « tourisme intellectuel ». En mettant l’accent sur les lisières qui enserrent ou séparent les pratiques, l’approfondissement de ces dernières risque de passer au deuxième plan au profit de l’illusion d’un espace de médiations infinies sans contenu. La biodiversité des lisières dépend directement de la présence de germes dans les champs qu’elles bordent.

Selon Michel Lebreton, « les lisières sont les endroits des possibles ». Pour Yves Favier, « l’improvisateur serait un passeur ». Emmanuel Hocquard : « Les lisières sont les seuls espaces qui échappent aux règles fixées par les grammairiens d’État ». Pour Gilles Laval, on est en présence de « l’instantané non figé à l’instant ». Pour Nicolas Sidoroff, « je dirais aussi : créer du possible. »

 

8. Conclusion

En lançant le projet d’édition autour de l’idée de « Faire tomber les murs », nous n’avions pas anticipé un tel foisonnement d’idées, de débats et de pratiques correspondantes. Cela montre sans doute que ce sont des questions absolument cruciales dans les manières d’envisager aujourd’hui les pratiques et recherches artistiques, mais cela veut peut-être aussi dire que c’est un concept « passe-partout » qui risque de manquer d’une substance clairement établie.

En ouverture de cet éditorial, nous avons mentionné la question de l’écologie des pratiques. Cette édition fait apparaître la nécessité de lui adjoindre une écologie des attentions au sens que lui donne Yves Citton (Pour une écologie de l’attention, Paris : Le Seuil, 2014). Ce qui pose question, c’est la nécessité de porter une attention fine aux personnes certes, mais aussi aux objets, aux outils, aux dispositifs, aux choses, aux explicitations, aux imaginaires, aux mots et aux concepts, etc. Ainsi, il est sans doute possible de pratiquer des ouvertures en jouant contre les murs, avec à la fois le contre de l’expression « serrer contre » (le mur qui abrite et qui fait refuge) et de celui de « lutter contre » (le mur qui exclut et met dehors). Est-il possible d’habiter collectivement des lisières, sans s’empêtrer dans des lisiers ?

En tout cas, il ne faut pas regretter le processus que cet appel a suscité. C’est bien là la raison du temps très long qui a été nécessaire à la complétion de cette édition. Mais entre le moment de l’appel à contribution et celui de la publication effective, l’emmurement du monde a continué de manière inquiétante entre les angoisses du réchauffement planétaire et des catastrophes naturelles qui en découlent, le confinement des sociétés face à un virus imprévisible, et l’affirmation de plus en plus généralisée d’aberrantes contre-vérités en vue de disqualifier ceux qui nous entourent.

Il faut souhaiter que cette édition puisse donner des pistes de travail et de réflexion fécondes dans le domaine des pratiques artistiques – et bien au-delà ! – à toute personne prête à continuer à résister à la sinistrose ambiante et à œuvrer pour laisser ouverts les mécanismes démocratiques du faire-ensemble.

Le collectif PaalabRes : Samuel Chagnard, Jean-Charles François, Laurent Grappe, Karine Hahn, Gilles Laval, Noémi Lefebvre, Pascal Pariaud, Nicolas Sidoroff, Gérald Venturi.

Réalisation de l’édition « Faire tomber les murs » : Jean-Charles François et Nicolas Sidoroff, avec l’aide de Samuel Chagnard, Yves Favier, Gilles Laval et Pascal Pariaud.

Traductions : Jean-Charles François. Merci à Nancy François et Alison Woolley pour leurs relectures des traductions en anglais. Remerciements à Gérard Authelain, André Dubost, Cécile Guillier et Monica Jordan pour leurs relectures des textes traduits de l’anglais en français.

Remerciements à Ben Boretz, Vlatko Kučan, György Kurtag, Michel Lebreton et Leonie Sens, pour leurs retours constructifs et leurs encouragements.

 

Giacomo Spica Capobianco

Access to the English translations: Encounter with Giacomo Spica Capobianco


 

Entretien avec Giacomo Spica Capobianco

Jean-Charles François et Nicolas Sidoroff

Mai 2019

 

Sommaire

Introduction

I. L’Orchestre National Urbain

II. Actions menées à la Duchère 2015-2019

a. Le Projet
b. L’origine du projet
c. Instruments construits spécialement : Le spicaphone
d. Les résidences
e. Les ateliers d’écriture
f. L’organisation de la première résidence

III. Cra.p, Centre d’art

IV. Politique politicienne et politique citoyenne

Liste des institutions mentionnées dans cet entretien (et liens)

 

Introduction

Giacomo Spica Capobianco travaille depuis plus de trente ans à enfoncer les cloisons, combler les fossés, ouvrir des fenêtres dans les murs pour voir ce qu’il y a derrière, construire des ponts pour que les antagonismes puissent se rencontrer, se rendre visite, se confronter pacifiquement. En 1989, il a créé le Cra.p, « Centre d’art – musiques urbaines/musiques électroniques » dont l’objectif est

d’échanger des savoirs et savoirs-faire dans le domaine des musiques urbaines électro, croiser les esthétiques et les pratiques, susciter les rencontres, inventer des nouvelles formes, créer des chocs artistiques, donner les moyens de s’exprimer. [accueil du site Cra.p]

C’est à travers des actes tangibles de développement de pratiques artistiques que son action a pris forme dans une variété de contextes difficiles à définir par des étiquettes hâtivement déterminées, mais avec un souci particulier pour les personnes qui bien souvent « n’ont accès à rien ». L’effacement des frontières, dans la réalité de son action, ne correspond jamais à l’imposition d’une esthétique sur une autre ou au détriment d’une autre. Bien au contraire, son action est fondée sur la présence de dispositifs conçus pour aider les individus à développer leur propre production artistique, ceci de manière collective, en compagnie d’autres personnes, quelles que soient leurs différences.

 

I. L’Orchestre National Urbain

Jean-Charles F. :

Peux-tu nous donner quelques précisions sur l’Orchestre National Urbain. Qu’est-ce que c’est et comment ça marche ?

Giacomo S. C. :

L’Orchestre National Urbain a été créé suite à une réflexion que j’ai eue il y a très, très longtemps. En 2006, au Forum des musiques actuelles à Nancy, j’avais répondu à quelqu’un qui me demandait ce que je faisais, « Ouais, j’ai monté l’ONU » en rigolant. Alors il a dit : « C’est quoi ? » Je lui avais dit : « C’est l’Orchestre National Urbain. » Bon, c’était en 2006. En 2012 ça a commencé à me chatouiller et en 2013 je me suis décidé à créer l’Orchestre National Urbain.

L’Orchestre National Urbain[1], ce n’est pas l’ONU, il ne faut pas qu’on se trompe, c’est un peu un pied de nez. Le casting de cet orchestre est composé à la fois de musiciennes et de musiciens, il y a une parité femmes-hommes. Il y a des gens qui viennent du classique, du jazz, du hip hop, de l’électro, de tous les côtés, ce n’est pas pour faire un melting pot de tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, ce n’est absolument pas ça. C’est travailler ensemble pour produire de la musique, tout le monde ayant aussi un propos pédagogique assez fort. C’est aussi faire travailler plein de gens dans les quartiers, mais pas que des gens de quartier.

Donc, j’ai demandé dans mon entourage qui serait intéressé à se joindre à un orchestre avec moi. Lucien16S (Sébastien) le premier s’est dit intéressé. Thècle aussi qui fait du beat-box ici, de l’électro, une fille très intéressante qui a suivi notre formation. Je lui ai proposé et elle a dit oui. Après, une autre personne est venue se joindre, et ainsi de suite. Le nombre de personnes a bougé depuis, parce qu’il y en a qui sont partis. Cela fait déjà un petit moment que cela s’est stabilisé à huit personnes. Le but du jeu, c’est d’avoir un répertoire écrit, tout est écrit. On fait tout de même de l’impro, on peut faire de l’impro, mais c’est vraiment une musique très construite au départ, que j’ai composée. Les textes sont partagés, cela veut dire que je ne suis pas le seul à écrire les textes, j’en écris très peu, c’est plutôt les autres qui les font. Et le but du jeu, j’ai voulu tout composer en enregistrant directement avec un spicaphone (mon bâton à une corde) et l’utilisation de mon looper, puis de travailler de façon orale avec les gens. Cette démarche évite d’avoir des partitions et tout ce que cela suppose. Sauf pour les cuivres, parce que parfois ils disaient : « Partitions ! ».

Après, il a fallu trouver des gens qui avaient envie de se retrouver dans cette dynamique-là. L’idée était aussi de venir partager leur savoir avec n’importe quel public et d’avoir de la patience en plus. J’ai rencontré récemment une fille à la batterie qui était candidate. On en a discuté, elle m’a dit : « De toutes façons, moi, pas de pédagogie, pas d’impro. » Je lui ai dit : « Pas d’ONU ! Ciao ! » J’ai pensé qu’on ne pouvait pas s’entendre si la pédagogie et l’improvisation étaient contre sa nature. Il fallait créer une équipe qui avait envie de faire ce genre de choses. Cela a été un travail très long, parce qu’il a fallu mettre en place un répertoire d’un peu plus d’une heure. Tout de suite s’est posée la question de la raison d’être de l’Orchestre National Urbain, qu’est-ce que cela représente politiquement, et qu’est-ce que cela veut dire ? C’est non seulement un projet artistique mais c’est aussi pour revenir dans les quartiers les plus éloignés de tout et de mettre un coup pour que les choses se relancent. À partir de là, j’ai écrit un projet que j’ai présenté à la Ville de Lyon, à la Préfecture, à la DRAC et à la Métropole de Lyoni. Tout le monde a accepté. Donc ils ont commencé à nous aider un peu avec de petites subventions pour démarrer. On a pu commencer les projets que nous avions annoncés. Je ne dis pas qu’on a aujourd’hui des mille et des cents, mais on reçoit un soutien plus important que celui qu’on a eu au départ.

Avec l’Orchestre National Urbain, l’idée est de se poser dans une ville et de demander une salle de concert. On se pose pendant une semaine, cela ne leur coûte rien parce qu’on est financé pour que tous les intervenants, musiciennes et musiciens soient payés, et pendant une semaine on fait travailler tous les mômes qui sont dans le coin.

Aujourd’hui la réflexion ne se limite pas avec l’Orchestre National Urbain à partager nos pratiques avec les gens des quartiers les plus reculés, mais aussi de le faire avec les gens qui bossent dans l’enseignement supérieur. C’est-à-dire leur mettre le nez dans nos pratiques. Là, on commence avec le CNSMi, moi j’ai envie de voir comment on peut prendre des jeunes musiciens et musiciennes pour travailler d’abord sur l’artistique, puis sur les manières d’envisager la pédagogie. Voilà le but du jeu. Un socle s’est institué avec l’Orchestre National Urbain. Mais c’est un socle qui bouge, qui n’est pas figé. C’est-à-dire, il y a un socle et puis il y a autour des projets ponctuels et satellites. Je rentre juste du Maroc, j’ai découvert qu’au Maroc ils sont très intéressés par ce projet. J’ai fait travailler des berbères, des tribus berbères, surtout des femmes, c’était très intéressant. Si tout va bien, on nous invite à aller jouer au Maroc au mois de septembre [2019], et je ne veux pas simplement aller jouer au Maroc pour faire la star. On va y aller pour rencontrer les berbères et faire un travail avec eux à la fois artistique et pédagogique. C’est pour cette raison que j’ai été là-bas : j’ai joué et j’ai fait de la pédagogie. Et j’ai envie de développer cela de plus en plus. Mon souhait c’est que l’Orchestre National Urbain fasse des petits dans d’autres régions, dans d’autres pays et que cette réflexion puisse s’inscrire dans un réseau, parce nous pensons que cela fonctionne bien. Aujourd’hui on a un résultat, c’est-à-dire qu’on est assez contents de ce qui se passe et surtout de la relation qu’on est capable d’établir avec les gens qu’on rencontre.

Pour moi, c’est un peu le bilan de trente ans de Cra.p où j’ai fait plein de projets, de musique, et où j’ai eu la chance de rencontrer plein de personnes différentes et de travailler avec elles. Il y a un moment où je me suis dit qu’il fallait créer un truc très, très cadré, mais axé sur la rencontre, et de voir comment on développe des choses et des réflexions à partir de ce projet. En plus avec un pied-de-nez énorme : pour l’Orchestre National Urbain, s’appeler l’ONU, cela représente plein de choses pour moi – et il s’agit bien là d’un acte politique et culturel. En ce qui concerne ce qui se passe à Cra.p, je suis super content. On a quand même trente ans d’existence, avec des gens qu’on a pu amener aujourd’hui à obtenir un Diplôme d’État et qui maintenant travaillent ici, d’autres vont suivre le même parcours, tout cela fonctionne bien. Et j’aimerais que cela puisse faire école ailleurs et dans d’autres villes, dans d’autres régions, mais c’est très fragile car on n’est peut-être que les seuls à avoir développé cette idée.

Une préfecture désigne les services de l’administration préfectorale à la tête desquels est placé un préfet, ainsi que le bâtiment qui les héberge.
Les DRAC (Direction régionale des affaires culturelles) sont des organismes représentant l’Etat en région, chargé de conduire la politique culturelle.
La Métropole de Lyon est une collectivité territoriale regroupant 59 communes qui composent le territoire du « Grand Lyon ».
CNSMD (Conservatoire national supérieur de musique et de danse) : enseignement supérieur spécialisé en musique et en danse. Il y a deux CNSMD en France, Paris et Lyon.
Jean-Charles F. :

Donc, à l’intérieur de l’ONU, la façon dont je comprends les choses, c’est à la fois un ensemble musical, un commando quelque part, un groupe de réflexion et une équipe pédagogique. Donc c’est une structure à entrées multiples. Et d’autre part, à l’intérieur même il y a une diversité. Pourrais-tu parler de cette diversité ? Et aussi comment ceux qui sont issus de cette diversité se rencontrent ?

Giacomo S. C. :

La diversité est réalisée par le choix des membres de l’orchestre. Je ne voulais pas avoir uniquement des gens par exemple branchés musiques actuelles amplifiées (en plus ils sont dans un réseau dont je fais moi-même partie). Par ailleurs la diversité ne s’est pas faite par un calcul, mais par affinité. Cela veut dire, que j’ai eu la chance de rencontrer des gens d’univers différents, je n’ai pas des œillères. On me propose souvent d’aller vers les autres qui ne font pas partie soi-disant de mon domaine musical, pourtant je ne vois pas ce que cela veut dire : aller vers l’autre n’implique pas forcément d’abandonner sa propre façon de voir les choses. Mais lorsqu’une chanteuse lyrique vient nous voir, je trouve qu’il est très intéressant de se demander comment on va faire pour travailler ensemble. Elle a appris des choses de son côté, on a construit des choses du notre, comment est-ce que cela peut se rejoindre ? Est-ce que le public va pouvoir s’impliquer lui aussi dans cette démarche ? Car fatalement, quand on a huit personnes qui viennent toutes d’endroits complètement différents, et qui se présentent devant un public qui lui aussi est différent, on se demande comment il va considérer ce travail, comment il va réagir. C’est cela qui m’intéresse. Cela veut dire qu’il faut se demander comment on va pouvoir bousculer un petit peu les œillères de ceux qui sont séparés par les cloisons qu’ils ont construites, on est au cœur du sujet de votre édition « Faire tomber les murs ». Depuis plus de vingt ans on se disait avec beaucoup d’ambition (et d’utopie) qu’on allait être capable de changer les choses pour faire travailler ensemble les départements de jazz, de rock, de musiques traditionnelles, ou d’autres départements « machins ». Je trouve que les choses n’ont pas tellement changé.

Le fait de faire un casting avec des gens qui viennent d’horizons très différents, de cette manière, remet cette ambition au premier plan, et nous démontrons que sa réalisation est possible. Et là je viens d’inviter tout bêtement un violoncelliste, Selim Penarañda, parce qu’on avait une saxophoniste qui ne pouvait pratiquement jamais être là. Je connaissais Selim et je l’ai appelé. Il a un parcours extrêmement intéressant, c’est très rare : il est d’origine arabe andalouse, d’une mère algérienne et d’un père espagnol. Il est né à la Croix-Rousse. Il n’était absolument pas destiné à être musicien classique violoncelliste. Selim s’est retrouvé à faire de la musique classique, parce qu’il a eu une prof géniale quand il était à l’école : pendant la dernière demi-heure, tous les jours, elle leur faisait écouter de la musique classique. À 12 ans, il lui a dit : « C’est quoi ça ? ». Elle a dit : « C’est du violoncelle », alors il a dit : « Je veux faire du violoncelle ». Ses parents ont tant bien que mal essayé de lui procurer un violoncelle et il est arrivé à avoir des cours et tout a suivi. Maintenant il est violoncelliste et il est prof. Il est prof et musicien. Il vient du classique, et tout d’un coup, on amplifie son violoncelle, et tout se met à jouer, et il est ravi. Il dit : « Enfin, je trouve un projet où je me sens bien ». Et à côté de cela, il fait de la musique de chambre. Et moi c’est ce genre de situations qui m’intéresse.

Nicolas S. :

Comment tu le rencontres, lui par exemple ?

Giacomo S. C. :

Lui, il est venu s’inscrire ici, et il nous a dit : « Je fais du violoncelle et de la musique de chambre ; j’ai envie de travailler sur la nouvelle technologie ». On discute et il fait un parcours de trois mois chez nous. Mais il joue tellement qu’il ne peut pas continuer. Il n’avait pas le temps de continuer la formation qu’il avait envie de faire ici, donc il disparaît. On avait alors Caroline Silvestre au trombone, on a essayé de travailler avec elle pendant un moment et ça n’a pas marché parce qu’il y a eu deux résidences où elle ne pouvait pas venir. Alors Sébastien m’a dit qu’il avait des contacts avec Sélim et qu’on pourrait essayer de travailler avec lui. J’ai tout de suite accepté, ça s’est fait comme ça. Et Selim est ravi, il a des outils directs dans la rencontre, il fait des choses qui fonctionnent directement, il passe son violoncelle, etc.

Ensuite, c’est le tromboniste Joël Castaingts qui est rentré à l’ONU il y a un an à peu près, parce que Caroline Sylvestre n’a pas pu continuer. C’est quelqu’un hyper intéressant, ce qui m’a vraiment séduit chez ce mec-là, c’est qu’il n’était pas le genre de gars qui refusait de passer son trombone à ceux ou celles qui participaient aux ateliers. Par exemple il joue quelque chose et ensuite il passe son trombone à un des jeunes et lui dit « Vas-y joue ». C’est un signe pour moi ça, car il faut quand même faire gaffe quand tu fais ça, parce que tu peux te prendre une bactérie, tu ne sais pas ce que les gamins font. C’est un signe de confiance, pour moi ça veut dire beaucoup de choses.

C’est très positif, mais ce choix-là est fait aussi parce que, quand on va en résidence, on est face à un public à qui il faut faire part de ces différentes manières de faire de la musique. Il faut prendre en compte comment ils voient une chanteuse lyrique, comment ils voient un violoncelliste classique, comment ils voient un dingue avec des instruments construits à partir de simples matériaux, comment ils voient quelqu’un qui fait du rap. Et ils s’aperçoivent qu’en fait ces gens-là peuvent travailler ensemble. Comment ils voient une danseuse qui ne fait ni du hip-hop, ni du contemporain, ni du classique, mais qui fait du mouvement et que, tout d’un coup, elle donne sens à son corps et comment eux peuvent donner sens à leur corps aussi. Cet axe-là, je l’ai pratiqué tellement et depuis si longtemps, que c’est devenu presque un acte inconscient de ma part et que cela ne pouvait pas se faire autrement. Voilà à peu près l’histoire de la diversité et de la rencontre. Justement, cette rencontre des diversités est difficile et prend du temps. Ce n’est pas si simple que ça, puisque l’équipe actuelle n’est pas celle d’il y a deux ou trois ans. Parce qu’il y a des personnes qui n’ont pas tenu le coup, face à des logiques qui les bousculaient tellement. Récemment, j’ai vu des personnes quitter l’orchestre en disant : « Non, ma logique ce n’est pas de faire de la musique comme cela. » Tout d’un coup, c’est des gens qui n’étaient pas prêts à suivre cette démarche, qui tentaient d’installer une espèce de chose très personnelle à l’intérieur du projet et cela faisait un projet dans le projet. Et je trouve aussi que ce type de rencontres est intéressant au niveau de la recherche, c’est ce qu’on aimerait voir un petit peu plus dans les lieux de formation, où malheureusement, je le dis, c’est de pire en pire. C’est pour ça que je parle de la régression inférieure par rapport à l’enseignement supérieur. Je pense qu’il y a une régression même plus inquiétante que celle qu’on a vécu pendant les années 1960-70 : cette époque était peut-être plus intéressante que celle qu’on vit aujourd’hui. On peut aller dans n’importe quel endroit où l’on pratique de la musique, on n’en trouve que très peu avec des choses intéressantes qui se passent entre les différentes castes musicales en présence. Il y a des cloisonnements qui me rendent fou.

Voilà comment on a conçu l’Orchestre National Urbain. Mais cela va plus loin que cela : on est en train de roder un répertoire. Mon ambition, c’est aussi de rencontrer d’autres formations. J’en parlais, il y a quelque temps, avec Camel Zekri qui me disait : « Avec les musiques traditionnelles, il faudrait vraiment qu’on monte un truc ensemble ». Avec Karine Hahn, il n’y a pas longtemps, j’ai parlé de Gaël Rassaert avec sa Camerata du Rhône, un ensemble de cordes, pourquoi ne pas organiser une rencontre avec eux ? Qu’est-ce qu’on pourrait faire ensemble ? Moi j’ai un réseau de rappeurs, alors on va inviter des rappeurs sur scène pour que les pratiques se confrontent. Ce qui m’intéresse, c’est d’organiser une plateforme avec un orchestre où ça bouge. Comment envisager que ce ne soit pas tout et n’importe quoi ? Quelle cohérence peut-on trouver avec les musiques traditionnelles de n’importe quelle ethnie, de n’importe quel endroit ? Comment se rencontrer avec la musique contemporaine, avec la musique classique, avec n’importe qui ? Il ne s’agit pas simplement de se rencontrer, c’est aussi de savoir comment on réfléchit ensemble aux problèmes que cela pose, comment on travaille réellement en commun. Voilà à peu près l’idée de ce projet-là[2].

 

II. Actions menées à la Duchère 2015-2019

a. Le Projet

Jean-Charles F. :

Est-ce que tu pourrais décrire une action particulière dans le détail ? Un projet que tu as fait récemment ou moins récemment. Quelque chose dont on aurait tous les éléments.

Giacomo S. C. :

Une action toute récente, c’est le travail réalisé à la Duchère, un quartier de Lyon (dans le 9ème arrondissement). Donc la Duchère, cela a trois ou quatre ans d’existence, de travail, pour arriver à créer un groupe de jeunes ; il y a quatre ans ils avaient 12/13 ans, ils en ont 16/17 maintenant. Ce travail, pour moi, a donné le résultat aujourd’hui le plus intéressant, certainement dans la recherche sur les comportements de ce groupe et de son entourage. On a fait trois résidences là-bas, la dernière a eu lieu au mois d’avril 2019, toujours avec les mêmes jeunes, ce qui a permis de voir comment ils avaient évolué. Du point de vue des jeunes, c’est quelque chose qui a très bien fonctionné. Cela a mis en route beaucoup d’ouvertures possibles. Après, c’est plus difficile quand on a des gens qui participent au projet et qui sont embauchés par un Centre social, une MJCi, une École de musique, ou un Conservatoire, et qui, parce que tout à coup leurs directions baissent les bras, ne peuvent plus travailler avec nous. C’est qu’on ne peut plus alors travailler avec des personnes qui sont en lien constant avec les mômes. Justement à la Duchère il y a eu des changements imprévus. Le projet se déroulait au sein de la bibliothèque/médiathèque de la Duchère et le Conservatoire de Lyon [un CRRi] était partenaire. Tout d’un coup, ce lieu a brûlé par un acte criminel. Tout le matos qui permettait de faire de la musique a brûlé. C’est ainsi que la MJC de la Duchère a ouvert ses portes pour accueillir ces mômes-là.

L’objectif de l’Orchestre National Urbaini, c’est de repérer des jeunes, surtout pour les amener jusqu’à une formation diplômante. On s’aperçoit d’une dérive que j’ai déjà décrite en 2005 dans Enseigner la musique[3], il va falloir qu’on travaille beaucoup là-dessus : des animateurs en poste dans un endroit, qui au départ font un peu de musique, mais n’ont pas cette fonction-là, qui cherchent, malgré le fait qu’ils ont déjà un métier, à prendre la place des intervenants de l’Orchestre National Urbain, tout en demandant à être formés. Et donc, là où ça pose un problème, c’est que ces personnes-là font écran devant les jeunes sans s’en rendre compte ou s’en rendant trop bien compte. Le pire ici c’est de donner des illusions à des mômes, en leur disant qu’ils vont devenir des stars, qu’ils vont jouer partout et qu’ils vont se faire du fric. C’est contre cela que Cra.p s’est battu pendant trente ans, c’est carrément pourquoi on est là, je pense. On a beaucoup de demandes pour former les animateurs de MJC, et lors des réunions je me bats très fortement contre cette attitude qui consiste à pousser les mômes dans une illusion qui de toute façon se cassera la gueule s’ils continuent comme ça. Je n’ai rien contre les animateurs de MJC, ce n’est pas un sous-métier. Et puisqu’ils veulent absolument se former pour aider les jeunes, on ne dit pas non. On peut accueillir ces animateurs en formation à une condition : il faut qu’il y ait une charte qui stipule que le but de la formation c’est de les amener jusqu’à un DEM et après à un Diplôme d’Étati. Voilà concrètement où on en est, là, maintenant.

ONU (Orchestre National Urbain), ensemble créé en 2012 par Giacomo Spica Capobianco (voir la première partie de cet entretien).
Les MJC (Maison des Jeunes et de la Culture) sont des structures associatives qui lient jeunesse et culture dans une perspective d’éducation populaire.
pour Conservatoire à Rayonnement Régional.
Un DEM (Diplôme d’Études Musicales) s’obtient à la fin d’un enseignement initial dans un établissement d’enseignement spécialisé de la musique. Un DE (Diplôme d’État) de « professeur de musique » est un diplôme d’enseignement supérieur, équivalent à une Licence 3.
Jean-Charles F. :

Je reviens en arrière : à la Duchère, tu as dit que cela avait bien fonctionné, mais qu’est-ce qui a bien fonctionné ?

Giacomo S. C. :

Ce qui a bien fonctionné, c’est qu’au cours des quatre années, tu as un public qui reste stable, un groupe de douze enfants qui ont grandi, qui ont continué à s’impliquer dans le projet et qui continuent à faire de la musique. Au départ c’est des mômes qui n’avaient jamais touché un instrument, ni écrit de textes. Là, ça y est, la machine est lancée. Ils commencent aussi, eux-mêmes, à faire travailler les plus petits. C’est là que ça fonctionne. Le projet en question, c’est de dire :

  1. On va prendre des mômes dans les quartiers qui de toutes façons n’ont pas d’avenir, parce que même s’ils vont à l’école, il n’y aura pas de boulot quand ils vont arriver au bout.
  2. Pour ceux qui sont intéressés, on va leur donner les moyens d’aller jusqu’au bout.
 

Et là où je suis content que ça marche, c’est que, malgré que les décideurs et les animateurs changent, les mômes restent. Je trouve que la réussite, elle se fait là. Cela veut dire qu’on est arrivé à les surprendre et les encourager. La sauce a pris et ils continuent, pour moi ce sont les futurs formateurs avec qui on va pouvoir travailler, et qui vont être en relais avec le travail qu’on est en train de faire dans le 8ème arrondissement de Lyon. Ça va devenir un réseau : le 8ème avec le 3ème, le 7ème et le 9ème. Et ces mômes là on va les former pour pouvoir les récupérer pour être un lien avec le quartier, qu’ils développent des choses et qu’ils aient un poste au même titre qu’un professeur de violon au conservatoire. La Duchère est l’exemple le plus intéressant pour le moment, parce que cela perdure, ce n’est pas tombé, ce sont les mêmes personnes depuis le début. En plus ce qui est super intéressant pour nous, c’est qu’il y a plus de filles que de garçons, en sachant que dans les quartiers la position des filles est quand même assez restreinte culturellement.

Jean-Charles F. :

Faire de la musique, dans le contexte « Duchère », cela veut dire quoi en termes par exemple d’apprentissage par l’oralité, d’utilisation d’instruments et de technologies, de styles de musique ?

Giacomo S. C. :

C’est la réflexion qui m’a beaucoup animé : comment j’allais monter un projet pédagogique justement pour ne pas tomber dans les travers d’une esthétique particulière ? Quand tu arrives dans un quartier, on a tendance à ne parler que du rap, de la R’n’B, de plein de courants de trap, de plein de choses qui arrivent maintenant. Ce n’est pas ça qui m’intéresse. Bien sûr ce n’est pas que cela ne m’intéresse pas de leur faire faire du rap ou quoi que ce soit d’autre, mais ce n’est pas là mon propos. Il s’agit plutôt d’arriver à créer un groupe qui produit une création collective, et nous n’avons pas à leur dicter quelles esthétiques ils doivent choisir. Il y a aussi des ateliers d’écriture, on ne va pas non plus leur dire quels thèmes ils doivent aborder. Ils doivent simplement éviter de parler de sexe, de politique et de religion, parce que, étant tenu par le Ministère de l’Intérieur, on n’a pas le droit de faire ça avec des mineurs. À partir d’un atelier d’écriture collégial ou collectif, c’est eux qui choisissent leurs propres thèmes.

Après cela, il y a des travaux toujours d’oralité musicale, rapidement, avec des loopers, avec des instruments électroniques, avec une batterie et avec pleins d’autres choses. Parce que dans l’Orchestre National Urbain, il y a des musiciens de l’électronique, mais il y a aussi un tromboniste, il y a un violoncelliste, il y a une batterie. Le truc, c’est de leur donner un peu des billes, et de les laisser construire eux-mêmes leurs projets et leurs propres esthétiques. Et on ne peut pas dire, demain par exemple, que le groupe de la Duchère va faire de la chanson, du rap ou autre chose : on s’en fout. Ils créent quelque chose et au bout d’un moment ils en feront, eux, ce qu’ils veulent en faire. Le but c’est cela. Mais ce n’est surtout pas d’arriver et de dire : on fait un atelier de telle ou telle musique. On ne sait pas, puisqu’on met aussi les jeunes en contact avec des gens de la musique classique, des types de musiciens qu’ils n’ont pas l’habitude de rencontrer. En ce moment, je suis en train de préparer un diaporama pour le festival où l’on voit le violoncelliste, Selim Peñaranda, qui fait bosser des gens, il a un violoncelle électrique – dans l’Orchestre National Urbain c’est plus approprié de jouer avec un violoncelle électrique qu’avec un acoustique. Quand il fait bosser des mômes avec un violoncelle, tout à coup il se crée un contact. Sa démarche est très intéressante, mais cela ne veut pas dire que, tout d’un coup, il va en faire des musiciens classiques ou des musiciens de rock. Il s’agit plutôt de dire : « Vous faîtes de la musique ». L’idée est de faire simplement de la musique. Mais ce n’est pas ma seule préoccupation. Il s’agit aussi de prendre en compte tous les métiers du spectacle vivant. Cela veut dire que pendant un moment, on a quelqu’un au son qui leur explique ce qu’est une table de mixage et tout ce que cela implique. Parce qu’il y en a, dans la masse, qui ne vont pas faire de musique, mais qui peuvent s’intéresser à d’autres aspects du spectacle vivant. Par exemple, l’un d’entre eux va s’intéresser aux lumières, ou un autre va s’intéresser aux décors (on ne fait pas de décors). En montrant qu’il y a aussi du travail dans le monde du spectacle vivant, on ouvre un champ de possibilités pour tout le monde. Il y a bien trop peu de public issu des minorités qui travaille dans ce monde-là. Et puis ces gens ne sont même pas au courant de ce qui se passe, ils ne savent même pas qu’il y a des centres de formation pour cela.

L’exemple pour le moment, le labo si on veut dire, le plus intéressant, c’est la Duchère. Ce n’est pas simple du tout, car je suis en train de me prendre la tête avec plusieurs personnes, parce qu’ils ne comprennent pas qu’ils doivent assurer simplement l’interface. Il faut le leur répéter tout le temps, que ce n’est pas à eux que cela s’adresse. Mais ils le savent autant que moi : quand on amène quelque chose d’intéressant, il faut assurer l’interface, sans vouloir récupérer au passage le rôle principal, comme dans un système un peu maffieux (l’animateur qui voudrait prendre la place des jeunes en formation pour le Diplôme d’État des Musiques Actuelles Amplifiées)i.

 

b. L’origine du projet

Nicolas S. :

Ce qui nous intéresse c’est de savoir comment on commence : quel a été le début, l’impulsion de départ ?

Giacomo S. C. :

Dans l’histoire de la Duchère, il faut souligner une dimension : pour pouvoir attirer des jeunes, pour qu’ils rentrent dans ce processus, cela ne s’est pas fait en un claquement de doigt, et eux ne seraient pas venus sans qu’il y ait eu une accroche. À la bibliothèque médiathèque de la Duchère où le projet a commencé, on nous a demandé : « Qu’est-ce que vous pouvez nous proposer pour attirer des mômes ? » Moi, j’ai proposé un truc très simple : une « ronde des loopers ». Cela veut dire :

a) on est à plusieurs ;
b) on allume des loopers ;
c) chacun prend un micro ;
d) on produit des onomatopées dans le micro telles que clac, plac, plouc, plic, clic, etc. ;
e) on les met en boucle avec les loopers et ça tourne ;
f) et après on s’amuse librement.

On a mis trois postes en plein après-midi dans la bibliothèque, sans obliger les gens à s’inscrire. On a commencé à faire du son et les mômes sont arrivés. Et là on les a aguichés : « Tu veux ? Oui ? Bien ! Paf ! Pouf ! ». Cela s’est mis en route. À un moment, ils sont partis : « Tu vas où ? » – « Je reviens ». Ils sont revenus avec 15 de leurs amis, ça va vite. Parce que, pour eux, ce serait le bonheur absolu d’avoir une machine comme ça en leur possession. Donc on a fait la ronde des loopers et l’objectif était de travailler avec Lucas Villon qui est dumiste au CRRi de Lyon. Il était en formation au Cra.p tout en s’occupant des mômes là-bas. Il a été le relais, et on a dit à tous ces mômes, « Voilà, vous avez la possibilité de venir tous les mardis soirs de 18h à 19h30 ou 20h, avec Lucas ». Nous on allait les voir de temps en temps, on y a été trois fois dans l’année. Et un an après, on a organisé la résidence, et là on les a tous revus. Donc, la résidence s’est aussi développée à partir du travail que Lucas avait fait, c’est ce qui a créé ce groupe-là. Pendant trois ans, on a fait chaque année une résidence avec ce groupe, et on vient d’en faire une. Voilà comment ces mômes se sont fidélisés. Mais au départ ils ne venaient pas à la MJC de la Duchère, ni à la bibliothèque. Peut-être qu’ils y passaient pour y chercher un bouquin, mais il n’y avait pas d’activité culturelle organisée pour eux. Après, comme la bibliothèque a brûlé, on a vu avec la MJC si c’était possible d’ouvrir quelque chose et c’est eux qui ont pris le relais. Voilà comment cela s’est passé.

Nicolas S. :
Je suis de plus en plus convaincu que les gens expérimentent des choses et construisent progressivement une expérience en tentant des trucs sans bien savoir ce qu’ils sont en train de construire. Dix ans après, cela produit un truc plus ou moins intéressant mais qui fonctionne et qui a répondu aux questions qui se posaient au départ. Et après dix ans d’expérimentation, on parle toujours de l’endroit où on est arrivé. Et il manque souvent le récit pour enfin comprendre l’intelligence de l’expérimentation, ce qui fait que tu peux permettre aux autres de commencer à faire quelque chose.
Ce qui est intéressant pour moi, c’est toute la démarche qui a eu lieu pour inventer ce système-là, à cet endroit précis, ce qui pourrait être tout à fait différent ailleurs. À la Duchère, tu viens de parler de la ronde des loopers à la bibliothèque. Qu’est-ce qui fait que à un moment donné, étant données les circonstances, les rencontres et les situations, cette ronde des loopers est rendue possible. Qu’est-ce qui fait que vous avez trouvé intéressant d’aller faire cette expérience à cet endroit-là ?

Giacomo S. C. :

En fait cette expérience a été rendue possible au départ par la préoccupation des élus d’une ville, de ses acteurs sociaux et acteurs culturels. C’est cette préoccupation de leur part qui a donné du sens à la ronde des loopers. Sinon on vient, on fait une ronde des loopers et c’est de la consommation directe par les individus qui passent : ils ont consommé un truc et puis on n’en parle plus. S’il n’y a pas une sensibilisation assez globale des citoyens qui sont sur place, entourés par tous ces gens qui décident un peu à leur place, ou qui pensent pour eux, s’il n’y a pas une réflexion commune, on ne peut pas travailler. La pertinence de la ronde des loopers est que, quand elle arrive, elle correspond à comment on va pouvoir amener très rapidement des personnes à un acte artistique, et comment tout de suite les accrocher pour que, après cela, ils puissent travailler à long terme et que tout d’un coup cela prenne sens dans une ville. En l’occurrence, ce projet s’est tenu sur le plateau de la Duchère où la culture a été mise complètement de côté pour des raisons religieuses, politiques, sociales et financières. Le problème était de : comment arriver à remettre un vivier en place. Je pense que la ronde des loopers est un argument comme un autre. On aurait pu tout aussi bien les faire travailler avec des instruments que je construis là [ici au Cra.p], les mettre dans la bibliothèque et puis les faire taper sur des bidons. Cela aurait été pour moi la même chose. L’importance est de réfléchir au meilleur moyen pour pouvoir impliquer les gens dans un processus à long terme, pour qu’on arrive à créer une équipe de gens qui vont sensibiliser ces jeunes qui vont grandir.

Nicolas S. :

Avant d’arriver à la ronde, comment tu sensibilises l’équipe de gens qui les entourent et qui décident, comment entres-tu en contact avec eux ? Qu’est-ce qui fait que à un moment, ce sont eux qui viennent te chercher en disant : « Giacomo (ou le Cra.p) on a besoin de vous » ? Quelles relations tu construis, parce qu’il y a là aussi une histoire à long terme ?

Giacomo S. C. :

La plupart du temps on fait un peu de pub, enfin peu de pub, les mairies ont été peu sollicitées. Alors il n’y a pas de hasard, il y a des moments comme ça où on est venu nous chercher au moment où des choses étaient en train de se mettre en place. Il y a quelques années, dans le cadre de l’Orchestre National Urbain, j’ai rencontré un musicien intervenant – Lucas Villon – qui est dumiste au CRR de Lyon, que j’avais eu au CFMIi quelques années auparavant et qui m’avait dit : « Oui, j’aimerais bien travailler avec toi ». C’est le seul en vingt ans de CFMI – j’y suis intervenu pendant vingt ans, à raison de quatre jours par an – c’est le seul qui est venu me voir et qui m’a dit : « Je veux monter un atelier avec les mômes dans un quartier, pour faire du hip-hop, si cela correspond à leurs souhaits ». À ce moment-là je travaillais à fond sur l’Orchestre National Urbaini et sur ces questions-là. Je lui ai proposé d’entrer en formation au Cra.p. Le conservatoire lui a payé deux ans de formation ici, parce qu’il n’était pas pointu sur les pratiques dans les quartiers et sur les ateliers d’écriture. Donc il est venu me voir car il avait le projet de monter un atelier hip-hop à la Duchère et il m’a dit : « Je viens te voir parce que j’ai besoin de toi, est-ce que tu peux m’aider ? » Donc cela s’est fait comme ça, et il y a plein d’endroits où on nous a appelé pour tenter de régler de gros problèmes. Comme par exemple il y a pas mal de temps au collège Morel, place Morel à la Croix-Rousse. La documentaliste nous avait appelés, pour trouver des solutions parce qu’il y avait une scission sociale assez délicate dans ce collège : tu avais les blancs d’un côté et les arabes et les noirs de l’autre et ça se foutait sur la gueule du matin au soir. Elle a eu l’intelligence de se dire qu’elle allait trouver des gens pour monter un atelier hip-hop en musique rap et en danse aussi, et donc on a travaillé pendant plus d’un an là-bas. Ce sont des demandes comme ça qui nous permettent de mener une réflexion après coup, de se dire, voilà, on a vécu ça, qu’est-ce que ça donne, même sur un plan sociologique, comment ça évolue ? La plupart du temps, sur toutes les actions qu’on a mené, on a été appelé, ce n’est pas nous qui avons sollicité les institutions.

CFMI pour Centre de Formation des Musiciens Intervenants à l’école, qui propose différentes formations permettant de travailler dans les domaines de l’éducation artistique et culturelle, et de l’action artistique auprès de différents publics, notamment dans les champs social et sanitaire.
Nicolas S. :

À la Duchère, c’est Lucas qui vient te voir, mais as-tu aussi une analyse des gens qui l’entourent pour décider que cela vaut le coup d’y mener une action ?

Giacomo S. C. :

En fait, nous avons reçu un appel de la ville de Lyon qui nous a dit qu’il y avait de gros problèmes à la MJC Vergoin du 9ème arrondissement à Saint-Rambert. Ce sont carrément les politiques qui nous appellent aujourd’hui, qui nous disent qu’ils ont besoin de nous pour éteindre le feu là-bas, ils nous demandent de mettre en place des choses. En l’occurrence, pour l’histoire de la Duchère, c’est Lucas qui a fait le premier pas. On a rencontré une des responsables de la médiathèque-bibliothèque du 9ème, très engagée aussi là-dedans et il y a eu un tour de table avec d’autres responsables de la ville, avant d’entamer le travail. Pour moi, quand il y a un tour de table, s’il n’y a pas derrière le projet des réflexions politiques assez fortes, je ne marche pas. Cela veut dire que je ne veux absolument pas faire ce qu’on nous a fait faire il y a plus de 25 ans quand ça brûlait de partout, des actions ponctuelles pour calmer, pour éviter que les gens brûlent des bagnoles. Cela c’est fini. Quand on a rencontré les gens à la Duchère, nous avons exigé qu’on travaille sur le long terme : non pas sur un an, mais sur 3, 6, 9, 12, 15 ans. Même si ce n’est pas nous qui allons porter le projet, il faut qu’on puisse créer une équipe pour qu’elle se saisisse de ce qu’on a mis en place et pour qu’elle puisse continuer. Ce sont des décisions qui sont prises avant même d’arriver sur la ronde des loopers, c’est bien avant, c’est vraiment la préparation, avec les élus et avec tout le monde. En fait, j’hésitais un peu à contacter ces gens-là, mais c’est simple de le faire, tu les appelles et puis tu exiges qu’il y ait tout le monde autour de la table. Et ils se bougent quand même, et après c’est bien, parce que, il y en a qui adhèrent, il y en a qui n’adhèrent pas, mais au moins on peut discuter avec eux. Voilà comment s’est passée la préparation avant le commencement du projet. Il y a toujours une réflexion qui doit être menée avant d’entamer quelque chose par rapport au problème qui est posé. Ce n’est pas comme dans le cas d’une master class où on vient, on fait un truc super et on repart aussi sec, sans aucune réflexion ni avant ni après, c’est de la consommation directe, pour moi ce n’est pas intéressant. La réflexion que nous menons avant tout projet, porte sur la question de qu’est-ce qu’on pourrait mettre en place avec un public déterminé, qui la plupart du temps a été empêché. Rarement on est arrivé dans un lieu où tout était confortable. Si les personnes du lieu ne comprenaient pas ce qu’on amenait, le lien ne s’établissait pas avec elles. Je crois aussi que ce qui nous donne de plus en plus de travail aujourd’hui c’est qu’il y a moins de confort partout. Il faut trouver un équilibre pour arriver justement à fédérer. Quand on arrive à la ronde des loopers, en fait c’est très simple : on est arrivé.

Nicolas S. :

Et le temps entre le moment où Lucas te dit « J’ai envie de faire ça » et le moment de la ronde des loopers c’est quoi, c’est un an, un an et demi ?

Giacomo S. C. :

Non, c’est plus vite que ça, c’est très vite, on est quand même sur de l’émergence rapide là, il faut faire vite.

Nicolas S. :

Il faut faire vite mais il faut prendre contact avec la bibliothécaire qui est intéressée, et que vous arriviez à faire en sorte qu’il y ait le tour de table dont tu as parlé ?

Giacomo S. C. :

C’est trois ou quatre mois. Il y a cette première réunion avec deux ou trois personnes, et puis après ils comprennent et donc ils peuvent faire l’interface avec les autres. Parce que c’est des histoires d’interfaces, tu n’appelles pas directement un élu en disant qu’il faut qu’on se voie, cela ne marche pas comme ça. En fait, tu as besoin des interfaces qui conseillent aux gens et disent qu’il faut qu’ils nous rencontrent, parce qu’il y a un projet intéressant qu’on veut monter avec eux. On voit bien que c’est comme cela que ça marche. Aujourd’hui on a dépassé un peu ce stade, parce que on est labellisé par le Grand Lyoni, c’est-à-dire qu’on a une étiquette de reconnaissance qui a mis trente ans à s’établir. La pertinence d’un projet ne dépend pas simplement du fait que je vienne faire jouer et puis faire une ou deux master classes, mais c’est : quelles continuités, quels processus on met en place pour que les gens s’emparent du projet. Le projet à la Duchère est l’exemple pour nous le plus intéressant, on le voit à la manière avec laquelle ces jeunes-là s’en emparent et surtout quelle place on leur laisse. Parce que la plus grosse bataille quand tu es sur un site comme ça, c’est d’arriver à faire comprendre à ceux qui y travaillent et qui sont en poste qu’ils laissent de la place aux jeunes qui viennent y faire des choses.

Le « Grand Lyon » est le nom de la Métrople de Lyon, collectivité territoriale créée le 1er janvier 2015 en fusionnant la Communauté urbaine de Lyon et une partie du Conseil général du Rhône (59 communes, env. 1,4 million d’habitants).
Jean-Charles F. :

Peux-tu développer cette idée de création collective, démocratique. Comment cela se passe-t-il réellement ? Quels sont les dispositifs ?

Giacomo S. C. :

C’est très simple : on est huit, parfois dix, avec chacune et chacun une discipline bien précise, avec un projet. Alors une concertation est nécessaire pour que ce ne soit pas une simple consommation, avec chacun ou chacune faisant ses trucs dans son coin, il faut établir des liens entre toutes les disciplines.

 

c. Instruments construits spécialement. Le spicaphone.

Giacomo S. C. :

En arrivant sur les sites, on constate qu’acheter un instrument c’est quelque chose d’impossible. Beaucoup refusent de faire de la musique parce qu’ils pensent ne pas pouvoir le faire pour des raisons financières. Dans mon atelier, je peux avoir un quart d’heure avec des mômes à travailler avec les instruments présents : on est dans une phase d’éveil, de rencontre ; on n’est pas vraiment dans un apprentissage de la musique, il ne s’agit pas de cours de musique, c’est seulement la possibilité d’être avec un instrument, avec un micro, avec un looper, de rentrer une boucle et avec tout cela de faire son propre truc. Je leur fais voir ce qu’on peut développer avec plusieurs instruments que j’ai moi-même construits. Si j’ai cinq participants ou participantes en face de moi dans un espace-temps, chacune ou chacun va pouvoir créer quelque chose. Je leur dis : « Voilà cet instrument je l’ai construit comme ça, ça marche comme ça, ça a cette fonction là, vous pouvez vous en servir comme ça. » Je les fais jouer sur ces instruments et à partir de là on crée quelque chose.

Par exemple, j’ai construit un spicaphone, c’est un instrument très simple à une corde. J’adore jouer avec ce genre de choses, parce que de toute façon je ne me considère pas comme un guitariste. C’est une posture d’être guitariste, tu fais partie d’une famille, et si tu ne te branles pas à 150 000 km à l’heure sur le manche, tu n’es pas guitariste. Je n’aime pas le côté « héros » de la guitare. Donc je me suis dit que j’allais mettre une seule corde, ainsi je ne serais pas comme les autres et avec un bout de bois encore moins. Et puis ce bout de bois, c’est une cuillère à polenta c’est encore pire. Les gens se demandent qu’est-ce que c’est que ce truc-là, je leur démontre que, en fait ça marche. Et quand ils me disent qu’ils ne peuvent pas s’acheter de guitare, je leur dis « non » : on peut prendre n’importe quelle branche en bois pour s’en fabriquer une. Il est question que je retourne au Maroc pour fabriquer plein de ce genre d’instruments. J’ai l’intention de monter des orchestres à six cordes par exemple Mi La Ré Sol Si Mi, comme celles de la guitare, avec six personnes, chacune jouant une seule corde.

Quand tu prends une batterie, tu la démontes et six personnes peuvent jouer. Cela permet de revenir à des choses plus intéressantes liées à la création collective et au jeu ensemble. C’est surtout de se dire que si je mets un môme avec un truc comme ça dans les mains, il joue tout de suite. Si je lui mets une guitare à six cordes, il ne joue pas, il faut que je la trafique, il faut que je la lui mette sur les genoux et qu’il prenne des baguettes pour taper dessus, parce qu’il n’y a que comme ça qu’il se sent à l’aise, parce qu’il y a trop de cordes. Avec le spicaphone il n’y a qu’une corde : « Regardes tu peux faire toum toum toum rien que ça, ou Tooum Tooum Tooum tout bêtement sur les temps ». Et ça y est, ça démarre. Cet instrument ne coûte que sept euros. Ces types d’instruments, on dit entre nous qu’ils sont « crados », en retournant le sens de ce mot !

Je joue avec cet instrument en trafiquant plein de trucs, par exemple, je joue avec un archet de violoncelle. Je leur fais aussi voir qu’en fait, avec un instrument comme ça à une corde, tu peux aussi créer de la matière sonore. On peut aller jusqu’à créer des choses avec des moyens électroniques différents de ceux de la synthèse. Ils sont très attirés par ça, ils se demandent d’où sortent les sons quand ils me voient jouer. C’est ce qui les intéresse parce que d’un coup ils se disent que c’est possible de le faire. Et à partir du moment où c’est possible, ils adhèrent et ils viennent. C’est une pédagogie qui ne consiste pas à faire tes gammes pendant des heures avant d’être capable d’envisager un projet artistique. C’est une attitude différente : aborder tout de suite la musique, sans passer par cette obligation absolue d’apprendre ses gammes. Après, je ne parle pas de gamme mais de dextérité des doigts : pour être à l’aise, je les fais bosser sur la rapidité d’exécution, pour sentir les doigts sur les notes. Mais je ne leur parle ni de notes ni de gammes, ni de choses comme cela. En fait, ils se construisent eux-mêmes à partir de cette situation. Et après, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas la présence d’un plan théorique très pointu, puisqu’on les amène jusqu’à l’écriture de textes, parce que tout le monde écrit, sur des carrures rythmiques très précises, c’est du solfège rythmique en fin de compte. On les amène là-dedans, mais pour cela on est obligé de passer par toute une pratique avant. C’est-à-dire qu’on en revient à comment nous-mêmes on a appris à faire de la musique : c’était très punk, tu prenais un instrument que tu ne sais pas jouer, tu t’enfermais dans un truc, tu jouais, et ensuite, après coup, tu abordais la théorie. L’inverse pour moi fonctionne moins bien.

Nicolas S. :

Il n’y a pas que pour toi [rires].

Giacomo S. C. :

Oui je prends l’exemple de ce qu’on a perdu. La pédagogie académique me gêne aujourd’hui, on la trouve même dans le rock. Je suis plus que déçu de voir tous ces jeunes qu’on a diplômés – des jeunes et des moins jeunes – qui refont exactement ce qu’ils ont critiqué pendant des années, je trouve ça absurde. Je me souviens d’avoir rencontré les inspecteurs qui étaient venus récemment au Cefedemi pour une espèce d’audit pour savoir ce que faisaient les musiques actuelles dans un lieu comme ça. Et la première chose qu’ils m’ont dit, c’est qu’ils faisaient un peu le tour de la France parce qu’ils ne supportaient pas de voir les musiques actuelles se comporter comme les musiques classiques avec des partitions dans les groupes de rock. J’avais trouvé ça assez intéressant. Pourtant je ne suis pas contre les partitions…

J’ai construit un spicaphone pour une jeune Kosovar, Aïcha, qui n’avait jamais fait de musique. Je ne sais pas ce qui s’est passé là-bas, au début elle ne parlait pas, elle était là, elle nous adressait à peine la parole. Je lui ai dit : « Tu peux faire toum toum toum toum toum toum toum [mélodie], tu peux faire ce que tu veux, ou tu peux faire toum toum toum toum [régulier et sur une seule hauteur] et rester sur les temps ». Je lui ai expliqué : « On va faire tourner quelque chose et puis tu joues ; et puis tu verras bien ». Très timidement, elle m’a demandé comment faire : je lui ai dit de prendre l’instrument, de taper un rythme, d’essayer de placer une ou deux notes et de voir comment ça pouvait marcher. Tout de suite ça a pris, il y avait un contact direct. Elle a commencé à jouer de cette manière, elle a craqué sur cet instrument, elle a voulu absolument que j’en construise un pour elle, et maintenant elle joue avec. On lui a mis un ampli à portée de main et elle a dit que cela ne produisait plus le même son. Mais elle s’est mise à jouer avec ça, avec l’idée de varier la sonorité. Et plus tard, tout d’un coup on est venu me dire qu’elle s’était mise en plus à chanter alors qu’elle ne savait pas le faire, et que jusqu’ici elle ne parlait même pas. En quatre ans, on l’a vu évoluer et maintenant c’est une leadeuse ! On ne savait pas où elle allait se positionner. Elle a pris position.

J’ai essayé avec d’autres instruments et cela marche moins bien. C’est pour cela que je ne suis pas du genre à construire des maracas avec des boîtes de Coca-Cola en mettant du riz dedans.

Le Cefedem (Centre de formation des enseignants de la musique) AuRA (Auvergne-Rhône-Alpes) a été créé en 1990 par le Ministère de la Culture, c’est un centre de ressources professionnelles et d’enseignement supérieur artistique de la musique. Il forme au DE (Diplôme d’État) de « professeur de musique », équivalent Licence 3.
Jean-Charles F. :

Ce qui me paraît intéressant c’est que le spicaphone est un vrai instrument.

Giacomo S. C. :

Oui c’est un vrai instrument, ce n’est pas que de la bidouille.

 

d. Les résidences

Nicolas S. :

Les résidences se passent pendant les vacances scolaires ?

Giacomo S. C. :

Pratiquement tout le temps. Pour le moment on n’a pas fait de résidence en dehors des vacances scolaires. Le premier jour, quand on arrive, il faut un temps pour s’installer. Comme il y a une personne à la danse, Sabrina Boukhenous, elle va prendre tout le groupe, pendant qu’on installe tout, pour ne pas perdre de temps. À la fin du premier jour, il y a la restitution d’une partie de la danse : le groupe vient présenter ce qu’ils ont fait, et nous, on se présente.

Une fois qu’on est installé, le deuxième jour, on va commencer à réunir les équipes, on va mettre l’accent pendant le deuxième jour sur l’atelier d’écriture, parce que s’ils sont quinze, vingt, on peut faire un atelier d’écriture avec quinze, vingt personnes et faire des sous-groupes à l’intérieur. On peut faire cinq groupes de quatre, avec quatre thèmes différents. Une fois qu’on a quelque chose de solide dans l’atelier d’écriture, on les met tout de suite sur scène, pour qu’il se dégage quelque chose : même s’ils n’ont écrit que vingt phrases, il faut qu’ils nous les sortent. Dès la fin de l’atelier d’écriture on garde de 20 à 30 minutes, pour qu’ils viennent un peu nous présenter ce qu’ils ont fait. Les choses évoluent très vite, du jour au lendemain tu t’aperçois qu’il s’est passé quelque chose.

Et puis après, le troisième jour, commencent les ateliers de musique sur les instruments. On fait une division du nombre de personnes par division du temps et on les fait tourner dans les ateliers. On leur fait découvrir tous les instruments. Ils font le tour complet des différents instruments pour qu’ils puissent tout de suite les toucher et les jouer, comme ça cela les met dans une optique de faire, parce qu’autrement si nous faisons nous-mêmes les extra-terrestres avec nos instruments, ils ne vont pas accrocher, cela ne va pas marcher.

Ensuite ils vont voir le tromboniste, Joël Castaing, il leur fait carrément essayer son instrument. Après, ils vont vers Selim, le violoncelliste, il se passe la même chose, ils jouent et créent quelque chose. En électro, on va faire la même chose en se servant d’un ordinateur pour produire des sons. En batterie, elle va les faire jouer, la plupart du temps elle les fait d’abord jouer librement, et puis après elle leur dit : « Ben voilà, tu peux aussi faire ça, tu peux ajouter ça, ta grosse caisse elle peut être là, et vous pouvez jouer à deux. » Et puis d’un coup, comme on a cet instrument à une corde, le spicaphone, avec un son de basse, alors on peut faire un lien entre la basse (le spicaphone) et la batterie. Il y a aussi un atelier de techniques vocales, avec Thècle, une chanteuse lyrique, beat-boxeuse, qui fait aussi de l’électro. Finalement, Sébastien Leborgne (plus connu sous le nom de Lucien 16S) les prend en atelier d’écriture. Pendant une semaine, on leur fait voir un petit peu tout ce qu’il est possible de faire.
Voilà comment cela fonctionne. C’est la façon de procéder quand on les reçoit pour la première fois.

Tous les ateliers se rejoignent à la fin de la période, on essaie à chaque fois d’avoir entre 3/4 d’heure et 1 heure sur le dernier moment, au moins, disons, sur une semaine, au bout du troisième jour. On les fait monter sur scène, par petits groupes et on leur dit : « Eh bien, voilà ! Jouez ! » On les laisse jouer. Au départ c’est un beau bordel, mais le bordel c’est important, parce que tout d’un coup cela se structure. Après, on leur dit : « Si par exemple on parle d’une mesure à quatre temps, à cinq temps, à sept temps. Vous êtes sept, on fait du sept temps. Vous prenez un temps chacun ». Ils ont chacun un instrument, c’est très simple, cela crée une structure et puis deux personnes se rajoutent avec des textes, c’est ainsi que cela se met en route. Tout se met en place, c’est alors que tout à coup on leur dit : « Paf ! Moment d’improvisation ! » Ils improvisent librement et ensuite on définit un cadre pour leur improvisation. C’est ce que je fais depuis des années, des choses très simples. Mais ces choses très simples sont le moyen de structurer le groupe ; tout d’un coup ils jouent et y trouvent un intérêt. Tous les jours on les fait jouer et à la fin de la semaine, il y a un concert. Ils jouent avec un parterre plein, à la Duchère, sans prétention. Par exemple, je me rappelle, il y avait une salle pleine avec le délégué du préfet et d’autres mômes issus de quartiers très perturbés. Ce qu’on fait avec l’Orchestre National Urbaini, ce n’est pas toujours simple pour eux, je pensais qu’ils allaient nous brûler ! Eh bien, non, ça c’est très bien passé. Les mômes qu’on fait jouer, on ne leur en met pas plein la tête, en leur disant « Ça y est, vous êtes des stars », ce n’est absolument pas le cas. On leur explique plutôt que c’est un métier. On parle beaucoup avec eux, on les accompagne, on les amène à se mettre en situation, on les implique, et c’est pour cela qu’après on les revoit. Et donc, à la Duchère, cela fait la quatrième année qu’on les voit. Tout cela se fait avec très peu de matos qu’on leur laisse pour qu’ils l’utilisent entre nos interventions. On fait aussi en sorte que les responsables de la MJC se débrouillent pour avoir du matos aussi pour les gamins, pour que toute l’année ils puissent disposer d’un local et venir y travailler. Et là, il y a des animateurs qui commencent à les aider. Alors, c’est bien qu’ils les aident, à condition de ne pas trop les aider et de ne pas les détourner de leur développement personnel. C’est pour cette raison que les animateurs qui en font la demande, peuvent venir ici, pour se former, ou plutôt pour se déformer, pour ne pas qu’ils formatent une fois de plus des mômes qui ont des choses à dire et qui, eux, sont la musique de demain.

 

e. Les ateliers d’écriture

Jean-Charles F. :

Et il y a des ateliers d’écriture de texte. Peux-tu parler de leur importance dans le dispositif ?

Giacomo S. C. :

Eh bien, l’importance, elle est à plein de niveaux. Cela veut dire déjà « écrire ». Dans les nombreux ateliers d’écriture qu’on organise, on s’aperçoit de plus en plus que les gens ne maîtrisent pas le simple acte d’écrire. Les mômes encore moins. Les textes n’ont pas forcément à être rythmés, ils font ce qu’ils veulent. S’ils veulent lire leur texte sur une voix parlée, c’est possible. Je ne parle pas de rap, ni de slam, mais de spoken words, mots parlés, un point c’est tout. Après, si cela devient rythmique, c’est un choix qui leur appartient. Mais pour ceux qui le souhaitent, on leur apprend aussi comment on peut mettre en boucle un texte : si par exemple, quelqu’un dit : « Mes phrases j’aimerais qu’elles sonnent comme ça », alors, on détermine le nombre d’espace-temps, et si c’est du quatre temps (ou du cinq ou d’autres nombres), comment on travaille sur du quatre temps (ou d’autres nombres de base). La fonction de l’écriture, pour moi, va plus loin que ça. Ce sont des ateliers d’écriture collective, donc, du coup, il y a une réflexion commune à travers les discussions sur un thème choisi par les participants. Et là, il y a forcément des gens qui ne sont pas d’accord entre eux et c’est ça qui est intéressant. C’est par la discussion que l’atelier commence : on se met à parler de quelque chose, on essaie de déterminer quelles sont les raisons pour en parler, cela peut partir en vrille, puis cela se calme, il y a des échanges d’idées et puis tout d’un coup il y a une réflexion commune. Mais nous, on ne fait rien là-dedans. C’est dire que la réflexion doit se passer entre eux. Nous on est simplement là pour être les garants du temps : après avoir assez débattu, à un moment donné il faut se mettre à l’écriture. On leur donne des techniques d’écriture, on voit comment cela se passe au niveau de la syntaxe et de la recherche du vocabulaire. On sent très bien que l’écriture permet de développer chez la personne une structuration sociale. On le sent surtout dans ce type d’écriture, parce qu’on n’est pas dans une représentation de l’écriture détachée des réalités sociales. Pour moi, l’effet bénéfique de cette activité est de 100%. Et après, se pose le problème de comment dire le texte sur la scène – je vais plutôt appeler cela de la poésie sonore avec de la déclamation de texte. Qu’est-ce qu’ils en font ? Rythme ou pas rythme, cela n’a aucune importance. Il faut simplement qu’ils ou elles puissent s’engager dans un projet, dans un espace-temps. On leur dit : « Voilà, vous nous présentez quelque chose ». Et c’est à eux de faire leur propre montage, la relation entre ce que le texte raconte, le contenu de la réflexion, le choix de la musique, etc.

 

f. L’organisation de la première résidence

Nicolas S. :

Pourrais-tu décrire le premier moment du premier atelier ? Il me semble qu’il y a presque trois profils de personnes extérieures, avec les huit ateliers. Du coup, c’est quoi le parcours possible pour une de ces personnes ? Qu’est-ce qui fait qu’à un moment elle entre dans le lieu et qu’est-ce qu’elle y fait quand elle arrive ? Et après il y aurait la même description vis-à-vis du coup de l’un de vos huit membres de l’Orchestre National Urbaini : qu’est-ce que vous faites, vous, avant, pendant et après ? Est-ce qu’il y a les huit ateliers en même temps ou pas ? Et puis après, pourrais-tu décrire ce que fait une personne travaillant dans la structure d’accueil, mais qui n’est pas un de vos huit ou de ce que fait le public qui vient participer ?

Giacomo S. C. :

Tu te rappelles ce que tu viens de me dire là ?

Nicolas S. :

Ouais. [rires] Du coup, peut-être le plus facile : est-ce que les huit ateliers ont lieu en même temps, par exemple ? Comment cela se passe au début ? Vous êtes là les huit, là, tout le temps ?

Giacomo S. C. :

Il faut toujours s’adapter au contexte, c’est-à-dire qu’on ne peut jamais prévoir que de telle heure à telle heure tout le monde va intervenir au même moment. On est tout le temps là en tant que groupe. On ne prend les enfants que deux heures par jour, mais nous, après on travaille à temps plein de 9 heures à 18 heures. À l’intérieur de ce temps-là, on prend deux heures pleines pour les enfants, et après c’est selon leur famille à eux. Parce qu’il faut prendre en compte le fait qu’ils ont peut-être une animation : s’ils ont une animation foot l’après-midi, eh bien on les prend le matin, ou bien l’inverse – je dis foot ou autre chose. Tout le monde est là tout le temps, parce que ce qui est important c’est que le tromboniste ne soit pas simplement centré sur son biniou et qu’après il ne comprenne pas ce qui se passe. Il y a une relation constante entre les membres de l’encadrement, cela veut dire que tout le monde tourne tout le temps. Mais il y a un moment où il faut fixer les choses aussi. Il faut qu’ils passent vraiment partout, même s’ils ne sont pas attirés par un endroit. On leur fait comprendre l’importance que peut avoir cet instrument particulier, par exemple, dans un groupe comme l’Orchestre National Urbain et quel rôle il y joue. Qu’on aime ou qu’on n’aime pas, il faut en passer par là. C’est comme les enfants qui viennent et qui disent : « Mais moi je ne veux être que derrière un ordinateur pour faire des instrusi. » On dit : « OK, mais il faut que tu comprennes comment un texte se met en place, pour que tu puisses composer de la musique pour des gens qui font du texte », et là tout d’un coup ça fonctionne. J’ai un exemple récent, à la Duchère, d’un jeune garçon qui avait du mal à faire son texte sur scène : on a beaucoup discuté, on l’a mis en confiance, la deuxième fois c’était déjà mieux. Mais après il s’est retrouvé derrière les machines sur un pad à envoyer du son, et là il était super à l’aise ; quand il est revenu au texte, ça l’a complètement libéré. Ils ont tous cette polyvalence-là. C’est-à-dire, on veut qu’ils tournent. Parce que dans les rapports entre le texte et les autres sons, on parle d’interaction, on ne parle jamais d’accompagnement. Parce qu’on n’accompagne pas le texte, on interagit avec lui, c’est de l’impro. Donc, avec celui ou celle qui est au texte, il y en a quatre ou cinq qui font l’interaction. Après avoir laissé passer un ou deux textes, il ou elle se retrouve à la musique. L’un est au service de l’autre tout le temps, et je pense que ça c’est très important, pour ne pas commencer à dire qu’on a un groupe de chanteuses/chanteurs ou de musiciens/musiciennes. Non, tous doivent avoir une polyvalence assez forte.

On va dire que la plupart du temps, ils sont partants. Rarement on a eu des mômes qui n’avaient pas envie de faire un truc. Mais il y a aussi ceux qui ne savent pas au départ ce qu’ils veulent faire. Par exemple, Aïcha, dont j’ai déjà parlé, qui ne parlait pas au début. Et puis certains d’entre eux ne veulent faire qu’une seule chose et d’autres au contraire veulent tout faire.

Sons électroniques qui accompagnent un texte comme dans le rap.
Nicolas S. :

Pendant les ateliers, est-ce que vous travaillez dans des salles différentes, ou bien êtes-vous toujours dans le même lieu dans lequel le son se mélange ? Quand vous travaillez sur de l’électronique, et toi avec le spicaphone, vous êtes dans des salles différentes ?

Giacomo S. C. :

Oui. Ou alors quand ce n’est pas trop sonore, il est possible de travailler dans le même espace. Il y a aussi des ateliers qui peuvent se rejoindre. Par exemple, dans l’atelier de danse il peut être intéressant d’avoir la présence des musiciens qui participent à l’atelier rythmique, il peut y avoir cette relation-là. C’est que tout dépend de l’espace, parce que si tu vas dans un lieu où tu as assez d’espace, tu vas pouvoir organiser les choses à ta guise, et si tu n’as que deux pièces, il va falloir que tu combines avec. Cela veut dire que le montage des ateliers se fait en fonction de l’espace. Selon le lieu, il n’est pas toujours possible d’avoir les huit intervenants en même temps.

Nicolas S. :

Et vous, vous êtes sur scène avec eux pour les accompagner ?

Giacomo S. C. :

Non, non, on ne joue pas, on ne les accompagne pas, ce n’est pas le but, c’est eux qui jouent. On me dit tout le temps : « Ah mais cela serait bien que vous jouiez avec eux. » Je réponds : « Non, c’est eux qui jouent ». C’est le plus important pour eux. C’est à eux de prendre l’initiative. Voilà, on sait faire, mais c’est à eux de faire, ce n’est pas à nous. Je tiens vraiment, et je le dis toujours à tout le monde, « Vous ne jouez pas pour eux, vous les laissez, c’est à eux de prendre des billes ». Après il y a une négociation aussi avec les gens que j’embauche dans l’Orchestre National Urbain, c’est de savoir s’ils sont prêts à partager leur biniou. Mais ça, c’est une autre histoire.

Nicolas S. :

Tu considères que sur les deux heures dans une journée, il y a une heure d’atelier et une heure de travail en grand groupe ?

Giacomo S. C. :

Oui, on les prépare surtout à jouer. Pour moi, je fragmente le truc : le premier jour, après l’atelier de danse, c’est une réunion du grand groupe, on leur fait voir qui on est et ce qu’on fait ; le deuxième jour ils commencent à nous présenter quelque chose par rapport à l’atelier d’écriture et le troisième jour, eh bien, ils commencent à jouer vraiment, c’est-à-dire ils sont vraiment tous en situation réelle. À partir de là, quand on en a beaucoup, on ne va pas avoir un groupe de 8-10 sur scène, ça ne sert à rien dans un premier temps, mais on va former des groupes, des trios, des quartets, et ensuite cela se mélange. Le vendredi, on les prépare vraiment à présenter quelque chose sur scène, on leur parle d’une balance aussi. Il ne s’agit pas seulement de jouer, de créer un morceau, c’est aussi comment on réalise une balance, comment travailler avec une personne qui est à la sonorisation, comment travailler avec une personne qui est aux lumières. On ne parle pas de coach scénique, genre « je me mets comme ça ». Nous sommes absolument contre cette idée. Ils sont très libres de leurs postures. Et c’est pareil pour la danse : on ne leur fait pas faire de la danse pour qu’ils dansent, mais pour qu’ils prennent conscience de la réalité de leur corps, parce que on leur fait bien comprendre que c’est le corps qui produit la musique, que quand ils jouent, il faut avoir conscience du corps. Mais ce n’est pas pour en faire des danseuses et des danseurs, absolument pas. Ce n’est pas ça. C’est : surtout le corps à cet âge-là, qu’est-ce qu’on en fait ? Pour libérer vraiment un tas de stress. Et puis il s’agit aussi de la conscience du rythme, parce qu’on est sur des musiques très rythmiques.

Nicolas S. :

Du coup tu décrivais deux heures, mais je suppose que le vendredi, ils ne sont pas là que deux heures ?

Giacomo S. C. :

Non, ils viennent plus tôt. Mais ils sont tout le temps là, hein ! Quand nous on est là, ils sont dans d’autres pièces, ils travaillent de partout. À la Duchère par exemple ils passent autant de temps dans d’autres pièces où ils bossent. Parce que maintenant le truc est en route, et nous on les prend deux heures.

Nicolas S. :

Pendant la résidence, ils faisaient quoi les gamins quand ils n’étaient pas avec vous pendant ces deux heures ?

Giacomo S. C. :

Ils bossaient dans plein d’autres pièces, ils répétaient ce qu’ils avaient commencé à travailler avec nous. Ils ne sont pas tous là de 9 heures à 18 heures, parce que tu en as qui avaient des activités sportives ou d’autres choses. Mais il y avait tout de même un petit noyau qui était tout le temps là sans qu’il y ait d’obligation. Ils sont libres. Pour cela, il faut tomber sur des directeurs de lieux qui ont une ouverture d’esprit, et de dire qu’on ne va pas compartimenter nos activités culturelles en disant aux jeunes de ne venir que de telle heure à telle heure. La porte reste ouverte et puis si les salles ne sont pas occupées – de toutes façons ce sont des espaces tellement grands à la Duchère – ils peuvent travailler tranquillement. Et puis, en fin de compte, il n’y a pas tellement d’activités pendant la journée. Parce que tu as un espace de théâtre et des choses comme ça, où cela s’adresse à des adultes qui ne viennent que le soir.

Nicolas S. :

Et tu parlais des moments où l’on discute beaucoup avec eux. Pour ces conversations, comment ça se désorganise et ça s’organise ?

Giacomo S. C. :

On va s’asseoir avec eux. J’ai le souvenir d’un jeune garçon qui est arrivé qui avait un texte très virulent qui n’était pas de lui en fait. Il était dans une représentation de ce qu’il voulait faire. Un peu hardcore, mais rap hardcore, mais dans tout ce qu’il disait, on sentait que cela ne venait pas de lui. Donc, je lui ai rentré dedans. C’était un clash assez dur. Le lendemain il est venu et il m’a remercié, parce qu’il a dit : « Oui, en fin de compte, j’ai compris… » Parce que je lui avais dit : « Là ce n’est pas toi, il faut que tu écrives ce que tu es toi ; là tu te caches derrière une personne, donc on ne te verra jamais ; si tu veux être toi-même, il faut être toi-même. » Voilà une discussion intéressante, parce que, quand on arrive et qu’ils sont bourrés d’illusions sur « c’est quoi la musique, c’est quoi faire de la musique… » C’est la fausse idée que la réussite est obligatoire. Ce n’est pas vrai. Une fois de plus on est en face d’un fossé entre les réalités du métier et l’idée qu’ils ont du star système, de la « star académie » et j’en passe, toutes ces conneries-là qui ne nous font pas du bien. Quand on arrive, on leur dit : « Ben non, ça ne se passe pas comme cela ». Quand j’arrive avec un bout de bois pour jouer avec, eh bien, ils éclatent de rire, ou des boîtes de conserve, ils sont morts de rire. Après quand je joue, ils rigolent moins. Ces discussions sont là pour donner du sens aux actions. Et si toute l’équipe est là, c’est pour les aider et pour les élever dans un truc un peu plus intéressant que ce que les médias leur font croire. Enfin, surtout ceux qu’ils regardent et qu’ils écoutent. Heureusement ce n’est pas le cas de tous les médias. Ce sont des discussions qui sont longues et intéressantes, et cela nourrit complètement la réflexion, sans avoir recours à une espèce de diktat guru et de dire que les choses doivent être absolument comme ceci ou cela. Il s’agit plutôt de dire : « Si tu veux être toi-même, ce n’est pas comme cela que ça se passe. » Voilà, cela fait partie des discussions. Et aussi il y a des discussions sur des attitudes, comme par exemple les relations entre les garçons et les filles. On parle même sur l’homosexualité. Quand on dit qu’on ne parle pas de sexe, on va tout de même pouvoir dire que l’homosexualité existe et que ce n’est pas un crime. Il y a des petites choses comme ça sur lesquelles on doit parler. On parle aussi de drogues. Cela veut dire qu’on est dans un paysage où partout il y a de la drogue et puis ce n’est pas de la bonne drogue, c’est de la merde, quoi ! Parce que maintenant il commence à y avoir du crack dans tous les coins. Et puis, pire que ça, il y a une autre merde de crack qui est en train d’arriver et c’est eux qui vont en être les victimes. Donc nous faisons aussi de la prévention. Moi je bosse beaucoup là-dessus. Et ce sont des discussions qui me semblent autant importantes que de faire de la musique. Et là on assume ce rôle-là. Mais si tu ne prends pas ce rôle-là, qu’est-ce que tu vas obtenir ? On ne va pas en faire des bêtes à faire de la musique et puis ensuite tu leur enlèves la partition, et c’est : plus rien ne marche. Il faut aller plus loin. Moi je n’ai pas de partition, je n’en ai pas, il n’y en a pas [rires]. La discussion ne se prépare pas, elle se fait au fur et à mesure des besoins, comme quand, tout d’un coup, on a un enfant qui va arriver perturbé pour X raisons. Ou bien au contraire, parce qu’ils ne sont pas que perturbés, tu as un gamin qui peut arriver avec une pêche pas possible, il a réussi quelque chose, eh bien on va en discuter, on va en faire part à tout le monde. Et puis tu as une ou un autre qui a un gros problème, un gros souci, alors on va en parler. De toutes façons on ne dit pas : « Non, non, attendez, on n’est pas animateur social ». Je ne sais pas ce que cela veut dire, ça. Donc, il faut être un petit peu à l’écoute et au service aussi des gens qui sont en face de soi. Je pense qu’on n’est pas dans une situation de donner un cours. On ne va pas faire une demi-heure de cours et puis on rentre chez nous, ce n’est pas comme cela qu’on voit les choses.

Nicolas S. :

On reprend l’historique. Donc, la ronde des loopers, les ateliers le mardi après-midi avec Lucas, l’intervenant extérieur rémunéré par le CRRi de Lyon. Lucas, qui ne fait pas partie de l’Orchestre National Urbain, quel est son rôle ?

Giacomo S. C. :

Il est là pendant la résidence parce que, lui, il encadre tous ces enfants. Il fait l’intermédiaire et il assure la continuité – parce que si on les a une fois par an dans une résidence on ne les verra pas tout le temps – en développant des choses avec eux. Entre la première et la deuxième résidence, une période d’un an, ils évoluent, ils continuent. C’est-à-dire qu’on a invité les enfants à venir ici au Cra.p, c’est Lucas qui les a amenés, à faire un travail avec d’autres groupes de leur âge ici pour les programmer dans le « festival Crapul au Kraspek » (Carrefour des Rencontres Artistiques Pluriculturelles Urbaines de Lyon), c’était la première fois qu’ils allaient jouer, ils descendaient de la Duchère. Alors ce qui était fabuleux, c’était – là j’aurais aimé avoir tous les politiques présents – c’était d’avoir des femmes voilées, leurs parents qui sont venus au Kraspek, c’est quand même pas mal. Et là ils ont joué. Mais ils ont joué un vrai projet, cela n’a pas été : « Ah ! entre les petits arabes de notre quartier et puis des violets, des oranges, de toutes les couleurs, on fait un truc ». Non, ce n’est pas cela. C’est : ils se sont pris la tête pour faire une création ensemble, d’accord, et après ils se sont retrouvés sur scène à flipper et à dire : « Eh bien, on est dans un lieu, on comprend pas trop c’te boîte à sardines ce que c’est… » C’était noir de monde devant, et tout d’un coup ils ont joué. Et là ça été frrrrt, le truc… Et le rôle de Lucas a été de réfléchir à comment se passe l’interaction avec les jeunes d’ici et les siens, comment nous, de notre côté, on fait travailler les nôtres ; et comment lui de son côté fait travailler les siens pour que cela se rejoigne. Et donc, voilà comment cette recherche est menée. Pour moi, c’était complètement réussi. Et cette année, pendant le festival Crapul au Kraspek cette semaine, ceux qu’on a eus de la Duchère vont jouer le dernier jour. Ils vont jouer avec des têtes d’affiche d’anciens étudiants, par exemple Balir qui a trente-sept ou trente-huit ans, qui est arrivé à Cra.p, quand il avait quinze ans, et qui a un parcours maintenant, donc je l’ai appelé et il a accepté de jouer. L’idée de faire venir un mec comme ça, qui est connu dans ce milieu-là au niveau des jeunes, c’est aussi ne pas leur donner d’illusions, mais de faire voir qu’en fait on peut y arriver. Ce lien-là me paraît important pour que dans le temps, cela ne s’épuise pas. Ce qui m’intéresse, c’est de faire venir l’année prochaine ici par exemple Aïcha et toutes ces jeunes filles qui ont grandi, pour qu’on leur offre une formation (elles n’ont pas les moyens d’en payer une) : 1er, 2ème, 3ème cycles, comme on fait avec tout le monde, après les faire entrer en DEMi – s’il n’y a plus de DEM tant mieux, parce que ça, cela commence à me fatiguer – de voir à quel niveau elles vont arriver avec un vrai groupe dans lequel elles vont jouer et pourquoi pas entrer au Cefedem, se présenter pour avoir une formation diplômante et sortir avec un DEi. Ceci afin qu’à leur tour dans le quartier, elles puissent redévelopper des choses en lien avec le conservatoire. Ainsi, enfin, on va pouvoir faire travailler des jeunes issus d’une cité. Une cité comme la Duchère où aujourd’hui – je le rappelle et vous pouvez garder l’enregistrement et le dire très fort – les musiques actuelles amplifiées sont une catastrophe, parce que des gens ont mis un monopole sur un lieu, et personne ne va dedans et aucun citoyen de la Duchère n’y va. Voilà, c’est un peu cette lutte-là que je mène… si j’arrive à le faire avant de me faire tuer…

Le DEM (Diplôme d’Études Musicales) s’obtient à la fin d’un enseignement initial dans un établissement d’enseignement spécialisé de la musique.
Le DE (Diplôme d’État) de « professeur de musique » dans l’enseignement spécialisé (les conservatoires mais pas uniquement). Il est équivalent à une Licence 3., pour enseigner dans un établissement.

 

III. Cra.p, Centre d’art

Giacomo S. C. :

Le Cra.p est devenu maintenant un centre d’art parce que la façon de travailler y est complètement différente par rapport à ce qu’on faisait avant. Ce n’est plus simplement un centre de formation. Il y a des ateliers dans lesquels les étudiants, les gens et les groupes ont beaucoup d’autonomie. Et puis on a signé des conventions avec des partenaires de diffusion. Donc, tout le monde joue beaucoup, parce que c’est ça qui me manquait le plus jusqu’à maintenant.

Jean-Charles F. :

Faire jouer les gens, pour toi, ce n’est pas de la formation ?

Giacomo S. C. :

C’est peut-être de l’information, ou de la déformation, je ne sais pas, mais on n’est plus uniquement sur des ateliers, même s’ils continuent à être des moments très forts sur une ou deux journées. Ensuite nous mettons à disposition des espaces où chacun doit pouvoir travailler en autonomie. On sent déjà un changement considérable, après trois mois, sur l’engagement. C’est vraiment mieux et puis du coup cela permet aussi de prendre plus de monde.

Jean-Charles F. :

Je pense que tous les enseignements devraient prendre de plus en plus cette forme.

Giacomo S. C. :

Je crois que c’est une évidence maintenant, on voit bien que le reste ne marche pas bien. Enfin ça marche un temps, jusqu’à un certain âge on va dire, des enfants jusqu’à un certain âge, et après ça, ça ne fonctionne plus donc les gens s’en vont et disparaissent.

Nicolas S. :

Tu dis que le Cra.p n’est plus un centre de formation mais un centre d’art. Du coup la pédagogie, la formation, c’est quoi pour toi ?

Giacomo S. C. :

En fait, il y a pour moi deux choses :

  1. Déjà, si on remet les choses en place, moi je ne suis pas prof, je n’ai aucun statut de professeur, je n’ai pas suivi une formation de professeur, de formation de maître ou de quoi que ce soit de ce genre. Il y a plutôt une reconnaissance du travail de partage que j’ai mené. La pédagogie je ne sais pas si c’est ce que je fais. On m’a dit tu fais de la pédagogie mais moi je ne le savais même pas. Il s’agit plutôt de faire de la musique, de faire des choses et de les partager. En fait j’ai perdu cela un petit peu pendant quelques années, en me masquant derrière une espèce d’intitulé, ce n’est même pas moi qui l’ai trouvé. Mais on me disait que j’étais un pédagogue machin et tout ça, et ça devenait un truc un peu trop institutionnel et trop cadré pour moi. Je pense que pour moi et l’équipe avec qui je travaille, cela a perdu du sens dans les actions qu’on a pu mener.
  2. Tout d’un coup, je me considère plus comme un artiste-musicien, mais sans prétention. Cela veut dire que c’est mon boulot de partager des choses, une passion et un travail que je fais plutôt que de mener une pédagogie académique certifiée. Il n’y a pas de certificat de ce qu’on fait, et c’est cela qui m’intéresse, parce que la certification me fait de plus en plus peur quand je vois ce qui se passe dans mon entourage de la pédagogie. Parce que, pendant des années j’ai fait partie des gens qui ont travaillé dans l’effervescence à la naissance des musiques actuelles amplifiées jusqu’à l’ouverture de la formation diplômante et j’ai vu des dérives qui m’inquiètent beaucoup plus aujourd’hui qu’elles ne me confortent. C’est pourquoi je n’ai pas envie de continuer à alimenter ce genre de réflexion ou ce genre de travail. Et là, chaque fois que je vais quelque part (je reviens par exemple du Maroc) et que je rencontre des gens, je joue aussi, donc je fais voir quelque chose de ce que je fais, et je fais jouer beaucoup. L’idée, en fait, c’est de les amener tout de suite dans un projet artistique plutôt que d’un projet où la pédagogie est plus importante que l’artistique. Il s’agit de mettre en situation les personnes mêmes si elles ne sont pas artistes et donc ça change un peu l’approche qu’on a avec les gens, on les perçoit de façon différente.

Il y a deux semaines, j’ai vécu des choses assez étonnantes, j’ai quand même mis tous les gens avec qui je travaillais sur scène, il s’est passé des choses inattendues, pour moi, mais alors encore plus pour eux. Il y avait des gens avec des problèmes psychologiques qui étaient incapables de parler, et le fait de les mettre dans un processus de projet artistique, ça a débloqué plein de choses. Je pense que c’est plus intéressant de le faire comme ça. Si je leur avais parlé de pédagogie, je les aurais enfermés encore plus dans leur problème. Voilà, la réflexion philosophique, elle va plutôt dans ce sens, c’est de dire que ce n’est pas une mutation, mais un retour à quand j’étais bien plus jeune que ça : on était plus, en tant que groupe, à partager des choses, plutôt qu’en tant que pseudo-profs qui font faire des choses. Revenir à ces sources-là, cela me passionne complètement. C’est pourquoi je dis aujourd’hui que Cra.p n’est pas un centre de formation – d’ailleurs cela n’a jamais été le cas, ce ne sont que des intitulés qui se sont imposés à un certain moment, mais en fait c’est faux, ce n’était pas ce qu’il fallait dire – mais c’est un centre d’art, un lieu de rencontre des carrefours artistiques pluriculturels. C’est un endroit ouvert à beaucoup de choses qui ne s’enferme pas sur une spécialisation unique. Je me souviens quand, Jean-Charles, tu disais que Giacomo c’est un mec qui fait travailler des gens en rap mais qui ne fait pas du rap lui-même, et c’est un peu ça, revenir à cette idée qu’on n’est pas dans une spécialisation absolue de la pédagogie, c’est ouvert à plein de choses. De toute façon, on voit bien qu’il y a un recyclage permanent de l’art, et donc il faut éviter de s’enfermer.

Jean-Charles F. :

Juste un point, d’une façon ironique…

Giacomo S. C. :

Oui je t’en prie.

Jean-Charles F. :

Tout ce que tu dis, cela ne concerne-t-il pas la pédagogie ?

Giacomo S. C. :

Peut-être, oui, peut-être que c’est le mot.

Jean-Charles F. :

Ce que tu dis est basé sur une longue expérience qui a été d’une manière passionnée consacrée dans une très grande mesure à la pédagogie. En plus je souscris à 100% avec ce que tu dis.

Nicolas S. :

On souscrit !

Giacomo S. C. :

Oui, mais alors c’est peut-être la déviance du jargon.

Jean-Charles F. :

Eh bien, le jargon, tout le monde en a ! Mais c’est aussi peut-être une question d’institutionnalisation, de l’influence de ceux qui contrôlent les institutions.

Giacomo S. C. :

Mais justement, là, où sont les freins ? Quelle est l’attitude des personnes que tu as en face quand tu leur dis qu’on va les faire travailler sur un projet pédagogique ? Et comment vont-ils réagir quand on leur dit qu’au contraire on va les mettre en situation de se lancer dans un projet artistique ? Quel sera leur ressenti ? Toi, tu as une expérience assez forte là-dedans, donc tu as la rhétorique et la compréhension rapide de la réactivité. Je ne suis pas sûr que des gens lambda, plus jeunes, qui ont moins d’expérience, et qui ne sont pas complètement dans le milieu, aient la même réaction, moi c’est plutôt ceux-là que je touche.

Jean-Charles F. :

C’est évident. Tu ne vas pas commencer par voir les gens et leur dire qu’on va les emmerder pendant six mois avec des ateliers.

Giacomo S. C. :

Oui, mais tu peux aller les emmerder en leur disant d’entrée de jeu que voilà, ils vont d’abord apprendre des choses et seulement après ils vont pouvoir réaliser leurs rêves artistiques.

Jean-Charles F. :

Oui, absolument.

Giacomo S. C. :

Oui, il y a de la pédagogie. Mais moi je n’ai jamais dit que j’étais pédagogue, c’est les autres qui l’ont dit à ma place. Au départ je ne savais même pas ce que ça voulait dire, pour te dire que j’étais quand même assez ignare. Le truc c’est de partager des choses, mais comme je l’ai vécu quand j’étais ouvrier : il y avait des vieux qui m’ont appris le métier, j’étais apprenti ; eh bien je n’avais pas de bouquin et on me disait « Tiens on va fabriquer tel truc, on va te faire voir et tu vas mettre les mains dedans ». C’était très manuel, et j’ai compris plein de choses grâce aux anciens parce qu’autrement je n’aurais pas pu en faire mon métier.

Jean-Charles F. :

Dans les conservatoires on trouve le cas de personnes qui se méfient de la pédagogie et qui mettent l’accent sur le projet artistique à long terme, mais qui disent à leurs élèves qu’en attendant il faut faire des gammes. Il ne suffit pas de dire qu’on va faire d’emblée un projet artistique sans qu’il y ait des dispositifs pour y parvenir.

Giacomo S. C. :

Je dirais plutôt qu’on est là pour aider avec l’expérience qu’on a, parce que l’idée de « former » ça me gêne aussi beaucoup. Il faut aider à faire naître un projet artistique chez une personne, et venant de ce qu’elle est elle-même. Moi, je ne sais pas faire des gammes, parce que je n’ai pas appris cela. Je sais bien qu’il y a des gens qui font ça très bien mais nous, on ne le fera jamais. On ne fait pas de reprise, on ne reprend pas un morceau pour apprendre la musique, moi je n’y crois absolument pas.

Jean-Charles F. :

Je n’ai pas dit tout cela pour impliquer que c’est ce que tu fais, mais pour essayer de pousser plus loin la réflexion sur ce que tu nous racontes et provoquer un débat avec toi.

Giacomo S. C. :

Ma démarche est surtout basée sur le miroir de ce que me renvoie les gens et de ce qu’ils me demandent, et à partir de là de prendre en considération où ils en sont. Cela veut dire que c’est impossible de se construire tout seul, je n’y crois absolument pas, de toute façon ça n’existe pas. Et si aujourd’hui j’ai des outils, et j’ai du boulot beaucoup de boulot dans ce domaine-là et j’en suis assez content, satisfait de ce qui se passe – satisfait je ne le serais jamais assez – c’est grâce à tous les gens que j’ai rencontrés depuis trente ans, c’est eux qui m’ont construit, ce n’est pas moi qui les ai construits, c’est évident. En fait, quand on veut essayer de garder cela, c’est moins confortable, parce que tout d’un coup, quand on fait ce choix, on s’écarte de plein de choses : par exemple on quitte une École Nationale de Musique parce qu’on n’est pas d’accord avec le comportement pédagogique en vigueur, on ne travaille pas avec n’importe qui, on se marginalise complètement, on devient un électron complètement externe au monde culturel. Cela peut aller très loin, cela va jusqu’à ne pas être programmé à certains endroits parce qu’on est contre. C’est une façon de voir les choses. Mais là où je suis assez satisfait, enfin assez content aujourd’hui, c’est que je vois qu’en fait il y a une population bien plus jeune qui pense de plus en plus de cette manière, et que tout le reste devient bien « has been ». C’est un peu ma façon de penser au début qui est remise en cause : je me suis fait un peu happer dans la souricière, maintenant il faut en sortir [rires].

Jean-Charles F. :

C’est de ma faute.

Giacomo S. C. :

Non, ce n’est pas le cas. Mais tu n’étais pas tout seul, je vais donner des noms : Gérard Authelain et Camille Roy.

Nicolas S. :

Vous étiez toute une bande. Ce qui est intéressant, si je reprends ce que tu dis, c’est que tu as une manière de nommer les choses qui est hyper située à l’endroit et à l’époque où tu es, ceci en interaction avec les gens avec qui tu parles. Et c’est justement parce qu’on arrive à avoir des descriptions de dispositifs assez précis comme tu viens de le faire sur la Duchère, que tu peux développer un discours en rapport avec des actes. Je dirais que ce que tu fais, c’est de la recherche, en rapport avec ce que je suis en train de travailler. Alors, les gens du Cefedem pourront dire que c’est de la pédagogie parce que c’est leur mot, et d’autres dirons que c’est bien une pratique artistique, chaque groupe de personnes peut utiliser ses propres mots-clés.

Giacomo S. C. :

Évidemment. Moi, je laisse les gens donner le soin de l’intitulé. Quand Eddy Schepens me dit que je ne suis pas un artiste, mais un artisan, je lui réponds : « si tu veux ». Je ne conteste pas sa propre manière d’envisager les choses.

Nicolas S. :

Et puis est-ce que après tu prends en compte les propositions pour essayer de voir ce que ça permet de dire et de faire ?

Giacomo S. C. :

Oui évidemment. Je pense que si je peux mener une réflexion aujourd’hui, et voir les choses sous différents aspects, c’est parce que j’ai vécu toutes ces choses-là à travers des actes. Sinon je ne serai pas aussi à l’aise – d’ailleurs je ne le suis pas encore tout à fait – je vois bien qu’il y a une transformation à accomplir, on ne peut pas se séparer de la mouvance de la population, de ce qu’elle vit politiquement, de ce qu’elle vit socialement. Je pense qu’on ne peut pas séparer la culture de cela, ce qui fait qu’il est nécessaire de renouveler perpétuellement la pensée en connexion avec ce qui se passe. Ce qui me gêne dans le côté pédagogique du mot « pédagogique », là où il a son poids, c’est que c’est une méthode : il y en a qui adoptent des méthodes qui ont 150 ans d’existence, c’est très bien, mais il y a 150 ans on ne vivait pas comme aujourd’hui. Tous ces passéistes m’ennuient profondément parce que c’est pour cela que ça ne marche pas, et c’est pour cela que ce mot de pédagogie s’est malheureusement un peu transformé. Le mot de pédagogie me gêne beaucoup aujourd’hui, et c’est pour ça que je l’écarte complètement. C’est une solution assez facile de prétendre faire de la pédagogie, en vue de se mettre soi-même sur un piédestal. Être pédagogue, cela devrait vouloir dire que c’est gérer les autres, et quand même ce n’est pas rien. Cela donne un pouvoir sur les autres, c’est un peu cela qui m’inquiète dans l’utilisation de ce mot aujourd’hui.

Je me passionne pour beaucoup de choses, que ce soit en musique, en peinture ou dans tous les autres arts. Mais c’est surtout quand il s’agit de la rencontre des arts que je vois des trucs qui m’insupportent complètement. Je me dis qu’on va dans le mur : il n’y a rien, ou bien peu de choses intéressantes qui sortent. On voit bien que c’est récupéré par une vision de l’artiste plein de paillettes et de bling-bling. C’est trop propre pour moi tout cela, et puis il n’y a rien d’autre autour, cela ne correspond pas à la réalité. Si on prend en l’occurrence la musique, c’est vraiment une catastrophe aujourd’hui, et donc quel devenir envisager ? Récemment, j’étais au Maroc et j’ai filmé un groupe qui jouait sur la place de la Médina à Meknès, avec du matos pourri. C’était entouré de gens, c’était plein à craquer, avec des femmes voilées, tout le monde dansait, ça jouait, c’était très « roots ». Je me suis dit alors, voilà où est la vérité de la communication artistique. C’était le jour de l’islamophobie, donc je l’ai filmé et je l’ai envoyé au monde entier, en France de partout, et tout le monde a répondu que c’était génial. Je me suis dit que oui, c’était génial, sauf que quand vous voyez quelqu’un de voilé cela vous emmerde aussi. Il faut juste se rappeler qu’en fait, on vit des décalages culturels qui sont quand même assez intéressants. Aujourd’hui, je fais attention aux intitulés qui peuvent nous enfermer dans une caste. Quand on me dit « Tu es prof », je réponds « Non », que je ne suis pas prof, parce que je n’ai pas un statut de prof. Les intitulés, les titres, les étiquettes, c’est ce qui cache un petit peu tout le problème. C’est trop facile à manipuler. Les titres qu’on donne aux gens, cela m’inquiète beaucoup.

 

IV. Politique politicienne et politique citoyenne

Jean-Charles F. :

Comment est-ce que tu vois le contexte de Cra.p, aujourd’hui, par rapport au contexte politique en général ?

Giacomo S. C. :

Je pourrais dire que juste là j’ai une position, et dimanche j’en aurai peut-être une autre [Le dimanche en question était le jour des élections européennes] [rires]. Je suis doublement emmerdé, parce que, j’aurais pu m’échapper en Italie, mais c’est pire. Donc je suis pris dans un étau.

Si je fais le bilan des trente ans, eh bien, il y a des moments très chaotiques politiquement, parce que ce qu’il y a d’assez intéressant sociologiquement sur ce passage-là, c’est qu’en fait on a eu plein de changements : on a eu plusieurs gouvernements, plusieurs attitudes, des gens qui dirigeaient des collectivités locales, des subventions qui ont changé, cela a été en dents de scie et là, ça commence à se stabiliser. Mais cela se stabilise parce que, depuis que j’ai fait la proposition avec l’Orchestre National Urbaini de ce travail, tout d’un coup les choses s’ouvrent vraiment, et je trouve que les politiques se penchent sérieusement sur les problèmes. Mais c’est lié à un contexte, pour moi, beaucoup plus inquiétant, c’est-à-dire qu’il y a une forme de radicalisation globale des pensées, et pas simplement des religieux. Je parle de pensées globales, je ne parle pas seulement de l’Islam ou de quoi que ce soit, ou mêmes des chrétiens ou des juifs. Je ne parle pas de religion, je parle d’un contexte des mentalités qui sont en train de changer. En fait c’est tout de même bien le bordel : la proposition que j’ai faite avec l’Orchestre National Urbain remettait en cause les façons de faire, surtout les nôtres, par rapport aux gens qu’on touche – ce sont des gens qui bien souvent n’ont accès à rien. Mais, tout d’un coup, les politiques se saisissent de ce genre de proposition, même aujourd’hui, ils en sont très friands. Donc, dans le cadre de ce que j’appelle la politique politicienne, il est en train de se passer un échange, les dirigeants commencent enfin à penser et à comprendre des choses. Parce que pendant les trente ans qu’on s’est battu, ils ne comprenaient pas tout le temps. Ils commencent à comprendre, mais pas tous. C’est je pense une évolution intéressante, mais c’est aussi parce qu’on a de quoi argumenter aujourd’hui. Cela veut dire qu’on est parti d’un constat où l’on n’avait rien. La DRACi ne savait pas où nous mettre, il a fallu créer une nouvelle case qui consiste à dire que les esthétiques liées aux musiques urbaines ont une importance vitale, et cette case a enfin été prise en compte par les politiques. Mais il a fallu plus de vingt-cinq ans de combat pour qu’aujourd’hui – on va dire depuis il y a à peu près cinq ou six ans – on soit plus tranquille et plus serein pour travailler. Pour moi, il y a la politique politicienne, c’est-à-dire les hommes politiques et puis il y a ce que je vais appeler la politique citoyenne : c’est celle-ci qui m’intéresse, parce que ce sont ceux qui font la rue qui font de la politique, ce n’est pas ceux qui disent « Il faut faire comme ça ». De toutes façons ils ne font rien. Et là, j’ai plein de doutes sur la politique citoyenne, en ce moment. J’ai plein de doutes, parce que j’ai la chance de travailler à la fois avec des gens de l’enseignement supérieur et des gens de la régression inférieure. Quand on va dans un quartier où il n’y a plus rien, c’est un no man’s land, il n’y a plus que des zones de non-droit, même les flics n’y vont pas. Tu vas essayer d’y installer des choses culturellement, mais il y a un fossé qui s’est tellement creusé, une fracture tellement grande, qui fait que certains se demandent pourquoi on vient, ils n’en voient pas l’intérêt, et c’est cela qui m’inquiète le plus. En fait ils ne comprennent plus l’intérêt culturel qu’on leur apporte et quel développement de socialisation cela va produire. Mais ceux qui ne comprennent pas ne sont pas les gens du quartier mais bien ceux qui dirigent autour de ça. Par exemple, certains animateurs sociaux ont créé un vrai fossé. Et puis il y a un autre fossé qui m’inquiète de plus en plus : en fait, j’essaie de faire un travail régulier avec des gens de l’enseignement supérieur, qui sont dans les centres de formation, mais il n’y a pas moyen de tisser des liens. C’est-à-dire, on essaie de mettre des choses en place en lien avec ces populations des quartiers, mais les gens n’en n’ont pas envie, ils ne veulent pas le faire. Ce sont ces aspects de la politique citoyenne qui m’inquiètent beaucoup, en fait, on est en train d’aller tout droit dans le mur. Je crains que dans peu de temps cela va produire des résultats inintéressants, parce qu’il y a une fracture tellement forte. Dans les centres de formations, il y a une absence de réflexion autour des questions concernant les pratiques culturelles dans les quartiers, les liens qu’on essaie de développer entre le Cra.p et ces institutions ne fonctionnent pas bien. Il y a des formes de refus qui s’expriment, où tout à coup on sent qu’on montre un public du doigt en disant « Bon, c’est bon ça, ce n’est pas une culture qui m’intéresse » et cela se sent physiquement.

Et je trouve qu’on a eu une bosse dans les années 1990 : en 1989 exactement, à la naissance de l’association Cra.p, il y avait un fossé tellement grand entre les esthétiques ! En 1992 ou 93 il se passait des choses, et on allait vers un terrain assez intéressant. Par exemple, il y a eu cette fameuse rencontre en 1998 entre des rappeurs et des musiciens classiques du Cefedem, on avait vraiment monté une marche. Pour moi, maintenant, on va dans l’autre sens, c’est complètement retombé. Déjà la gangrène a bien pris sa place. Pour ressortir de ce trou, cela va prendre beaucoup de temps. Et là, je pense que si on ne réunit pas plus de forces pour réfléchir là-dessus on va vers des temps difficiles ; mais cela fait trente ans que je parle de ce problème. Donc là, du point de vue de la politique politicienne, tout d’un coup, les politiques eux sont friands de toute proposition allant dans ce sens : on est maintenant très soutenu par rapport au projet de l’Orchestre National Urbain. On a même signé une convention avec le Grand Lyoni, une espèce de labélisation. La préfecture nous soutient beaucoup, la ville de Lyon aussi.

Si on prend la politique culturelle de Cra.p depuis le début, cela a été de dire : « On va ouvrir nos portes à des gens qui sont nulle part, et voir comment on va pouvoir les amener grâce à des rencontres diverses et variées à entrer dans l’enseignement supérieur ». À un moment donné, on a réfléchi à comment ces mômes-là, un jour, pourraient venir au Cefedem ou au CNSMi, etc. Je continue à me battre là-dessus, mais pour moi, cela n’est pas encore gagné. Avec l’Orchestre National Urbain on a remis ça en route, on a remis ce pavé dans la mare qui consiste à dire : « Qu’est-ce qu’on fait, on y va ou on n’y va pas ? » On commence à avoir des résultats intéressants, puisque le fait de travailler sur plein de quartiers, d’arrondissements de la région et sur toute l’Agglomération, nous a permis d’inviter des jeunes personnes qui font de la musique et de l’animation à entrer en formation ici au Cra.p. C’est ainsi que plusieurs d’entre elles sont venues travailler chez nous cette année en vue de les amener jusqu’au Diplôme d’Étati, ce fameux diplôme qui leur permettrait de travailler et d’être considérées au même titre que les autres. Ça marche bien. Mais cela va plus loin que cela : c’est aussi comment ces personnes se rencontrent avec les autres. Je prends un exemple d’un jeune qu’on a repéré il y a un peu plus d’un an lors d’une masterclass dans le 8ème arrondissement. En discutant, on a senti qu’il avait des choses à dire et qu’il vivait déjà des choses de son côté. Il nous a dit : « Comment s’occupe-t-on de tous ces gens qui ont des boulots d’animation avec des espèces de Bafa ou de Beatep, parce que, comme ils ne font pas une musique sacrée, comme leur pratique est considérée comme une musique de sous-classe, on ne peut pas leur donner un diplôme ». C’est ce genre d’états de fait qui me révolte. Je lui ai dit de venir travailler avec nous, cela fait un an qu’il est là et ça marche super bien. On va l’amener jusqu’à la formation diplômante, dans l’espoir qu’il obtienne un diplôme, à travers une formation en relais avec le travail qu’il fait le 8ème (Centre social du Quartier des États-Unis). Quand je dis que cela va plus loin que ça, c’est qu’il fait lui-même la rencontre de plein d’autres gens ici, et pas seulement avec ceux qui font partie de la culture qu’il pratique. Ce qui m’intéresse, c’est de voir comment il peut bosser avec des gens qui viennent du classique, du contemporain, du jazz, etc. Quand je rapporte cela sur les indicateurs de résultat, cela ne peut être que bénéfique en ce moment vis-à-vis des décideurs politiques qui nous aident.

Pour revenir sur la question de l’histoire de la politique actuelle – la politique citoyenne et la politique politicienne – ce qui s’est inversé maintenant, c’est moins d’inquiétude envers les décideurs, parce qu’ils ont compris, mais c’est plus d’inquiétude sur le public même. Puisqu’on est en relais directement avec la préfecture, on est content de pouvoir rencontrer le délégué. Donc, tout d’un coup ça les intéresse : il y a un résultat.

Ce n’est pas qu’il n’y ait pas d’expression de la part de ceux qui vivent dans les quartiers, c’est qu’il n’y a rien. S’ils le font ils le font dans leur coin. On vient de faire une semaine de résidence à la MJC de Rilleux-la-Pape. Bizarrement, on a eu peu d’enfants, et tous ceux qu’on a essayé d’accrocher, pour venir répéter ce qu’ils avaient envie de faire par eux-mêmes, restaient à l’extérieur de la MJC, mais ne rentraient pas dedans. Mais cela, ce n’est pas du fait de notre présence, c’est quelque chose qui existait déjà avant. Il y a une fracture entre tous les lieux culturels dans les quartiers et les populations qui y habitent. Et depuis quand cette fracture existe ? Depuis la naissance des SMACi, et je ne crache pas sur la naissance des SMAC, j’ai moi-même connu ce qu’il y avait avant les SMAC. J’ai fait partie des gens qui ont fait tout un travail dans toutes les MJC de la région : je partais avec un fly, avec un sampler, avec une boîte à rythme, etc., et avec un collègue, on faisait des ateliers un peu dans toutes les MJC, on avait un réseau assez large. En ce temps-là, les mômes venaient volontiers participer. Quand il y a eu tout d’un coup la labélisation des Scènes des Musiques Actuelles Amplifiées, ces fameuses SMAC, il y a eu une espèce d’appel d’air pour un public venant de l’extérieur du quartier. Évidemment, c’est beaucoup plus intéressant d’aller dans une SMAC maintenant, parce que quand on fait du rock ou n’importe quelle musique, on a intérêt à y aller. Avant ce public n’y allait pas, parce que c’était les MJC. Il y avait alors dans les MJC un aspect beaucoup plus populaire de la culture et, tout d’un coup, une espèce d’élitisme s’est installée, même dans le rock, qui m’inquiète beaucoup, et cela écarte toutes les minorités. Alors on prend des exemples très simples : il y a plein de gars qui faisaient des ateliers de danse hip-hop dans les MJC et qui se sont fait virés. Cela veut dire que, quand on vire une personne, c’est toute la population qui va avec qui est virée. C’est un phénomène qui remonte aux années 1960-70 où on remet toutes les minorités à leur place, parce qu’on a prévu des cages à poules pour eux, on les remet dedans, on les coince bien là-dedans, on construit de superbes équipements dans la cité où ils habitent et eux n’y en ont pas accès. C’est toute une autre population autre qui vient de l’extérieur qui utilise les lieux. Voilà où est la fracture. C’est un constat. C’est plus qu’honteux quand je vois ça ! C’est pour cette raison que, quand j’arrive avec l’Orchestre National Urbain, je ne suis pas accepté partout ! C’est la guerre ! Quand j’arrive je dis : « Ces mômes, il faut qu’on les prenne, faut qu’on les ramène, et puis il faut qu’ils aient du boulot ; parce qu’ils sont de là (ce n’est pas uniquement parce qu’ils sont de là), ils ont le droit comme les autres, ce sont des contribuables. » Et là, pour faire comprendre cela, eh bien, c’est un boulot de fou ! C’est un boulot de dingue ! Et quand je parle de cette fracture-là à de jeunes personnes qui n’ont pas de problèmes financiers, qui vivent normalement et plus aisément pour certains, et quand on leur demande de faire un effort pour que les choses changent, il y en a très peu qui viennent. Donc, c’est pour cela que je dis qu’on est dans une régression. Enfin c’est une boucle, on a un vrai trouble obsessionnel compulsif. J’ai l’impression d’avoir de nouveau quatorze ans quand, dans la MJC de salle des Rancy, on m’avait dit à l’époque : « Viens nous aider à poncer les canoës-kayaks ». Avec tous les potes, les paumés du coin, on avait poncé les canoës-kayaks. Et quand il a fallu partir au mois de juin en Ardèche, c’est tous les petits bourgeois du coin qui sont partis et nous, on est resté ici. C’est l’effet canoës-kayaks. Et donc on est en train de revenir à cette situation. C’est ça qui m’inquiète aujourd’hui. Voilà pourquoi c’est en train de dysfonctionner un peu de partout. En fait c’est très simple, ça ne date pas d’aujourd’hui, c’est pour cette raison qu’il y a des mômes qui tombent sous la coupe des intégristes de n’importe quelle communauté religieuse ou politique, ou avec la drogue et les extrêmes et qui les amènent à se dire : « Ben voilà, j’ai une tâche ; là-bas je n’en ai pas de tâche. Du boulot on en n’a pas. » Car il n’y a pas de boulot non plus. Moi-même, je ne suis pas loin aussi d’arrêter, cela fait plus de trente ans que je fais ça. Ce n’est pas que j’ai envie de faire autre chose mais quand je serai à la retraite je vais faire quoi ? Je vais laisser tout tomber  Je vais m’en aller en courant ? Non. J’ai envie de développer encore des choses, mais j’ai aussi envie qu’il y ait plus de gens qui s’inquiètent un peu. Il y a quand même une fracture, qu’on le veuille ou non. Et c’est pour ça que là-haut, tout le monde dit : « Mais non, il faut que les mômes des quartiers aillent dans l’enseignement supérieur. » C’est la mode actuellement. Mais ce n’est pas qu’un effet de mode, il faut réfléchir plus longuement à cela.

La DRAC (Direction régionale des affaires culturelles) est un organisme représentant l’Etat en région, chargé de conduire la politique culturelle.
Le « Grand Lyon » est le nom de la Métrople de Lyon, collectivité territoriale créée le 1er janvier 2015 en remplacement de la communauté urbaine de Lyon (59 communes, env. 1,4 million d’habitants).
Le label SMAC (Scène de Musiques Actuelles) correspond au programme du Ministère de la Culture pour la valorisation et la diffusion des musiques actuelles depuis 1998. Un lieu avec un tel label a trois missions : la création-production-diffusion de concerts, l’accompagnement des pratiques musicales (professionnelles et amateures) et l’action culturelle.
Jean-Charles F. :

Oui, parce que du côté du gouvernement au sujet de l’enseignement supérieur et des grandes écoles on entend le discours contraire : il faut que la méritocratie prime sur cet aspect que tu décris.

Nicolas S. :

Dans ce que tu as développé, il y a l’idée de fossé, de fracture. Notre prétexte à notre rencontre était l’idée de « Faire tomber les murs ». Dans le fossé, il y a une sorte de profondeur et de largeur, et tu utilises aussi le terme de fracture. Est-ce que cela change des trucs, un peu, cette formulation-là ou pas ?

Giacomo S. C. :

Avec le mur, tu ne vois pas ce qu’il y a de l’autre côté. Pour moi la fracture il y a un trou, mais tu vois quand même ce qui se passe de l’autre côté. C’est comme cela que je le vois. Si je reviens un peu à notre histoire, en mai 1989 on crée Cra.p, et en novembre c’est la chute du mur de Berlin. Tout d’un coup cela nous a donné un coup de pied au cul, et je pense que cela a fortement renforcé nos motivations. C’est qu’on était contesté en plus. Alors que tous nos murs étaient graphés et qu’une symbolique s’était mise en route. Et l’histoire du mur, les murs qu’il y a maintenant, l’idée de les faire tomber oui, je suis pour, mais en même temps il y a quoi derrière ? La fracture, elle, est plutôt visible et comment on met un pont pour que ça passe quoi, sur ce trou-là ? Quel pont ? Quelle passerelle ? Et il n’y en a pas. Ici [l’interview a eu lieu au siège du Cra.p, dans le quartier de la Guillotière à Lyon], on est dans un quartier qui est, je vous le rappelle, l’autre côté du pont [de la Guillotière, en traversant le pont sur le Rhône, on arrive à ce qu’on appelle à Lyon la « presqu’île »]. Il y a d’ailleurs un café qui s’appelle « L’autre côté du pont ». Ce n’est pas pour rien qu’on s’appelle « l’autre côté du pont ». Moi je suis né là. Ce qu’il faut savoir, c’est que de l’autre côté du pont, donc, la presqu’île, là c’était le confort absolu, dans tous les sens du terme, et ici, c’était la merde absolue dans tous les sens du terme. Parce qu’ici, c’était l’un des quartiers des plus pourris : il y avait des bidonvilles de partout. Mon père quand il est arrivé, il vivait dans une pièce, dans un bidonville pourri qui allait jusqu’à la Part-Dieu. Quand j’étais gamin, il y avait encore la caserne d’infanterie militaire, de cavalerie même, à la place de la Part-Dieu, et tout autour tu avais des petites baraques avec des petites usines, c’était crado à mourir. Il n’y avait que des émigrés italiens, dans un premier temps, parce qu’il y en a un qui est venu et il a fait venir tout le monde. Après 1962, les algériens sont arrivés, et ainsi de suite. Mais on est de l’autre côté du pont. Encore une fois de plus, c’est le pont qui fait ce lien. Et nous on regardait toujours de ce côté-là. Et quand tu arrivais à un certain âge tu pouvais passer de l’autre côté du pont. Mais quand tu allais là-bas, c’était pour te foutre sur la gueule avec d’autres bandes, et souvent le 8 décembre. Parce que là-bas, c’était un monde à part. Voilà, ces fractures-là m’intéressent plus que l’histoire du mur, parce que le mur, pour moi, il cache quelque chose. En fait c’est bien de pouvoir voir si ce qui est en face est atteignable et de pouvoir envisager de faire quelque chose. Voilà, j’ai plutôt ces concepts de fracture et de pont dans ma vision.

La fracture vient de ce que j’ai dit avant : il y a un moment où on est arrivé à faire des choses. On est monté, et puis paf ! Cela s’est re-fissuré encore une fois. Et pourquoi ? Je ne suis pas sociologue, mais je pense qu’il y aurait certainement à chercher comment se fait-il que tout d’un coup on se retrouve devant un phénomène de descente, et que c’est toujours une minorité qui se retrouve à la rue ! Comme on a tous les mômes de l’Ecole Painlevé près de nous toute l’année [les locaux du Cra.p sont dans cette école primaire] – nous, on étudie ça un peu – on voit des réactions quand même extrêmement intéressantes : c’est une école où ils accueillent tout le monde, même les Roms, ils n’ont pas de discriminations, même des gens de CLIS (Classe pour Inclusion Scolaire), des déficients mentaux qui sont avec les autres enfants. C’est le comportement des enfants, qui nous intéresse, et c’est là que le problème commence : quand tu vois par exemple une petite Rom qui est assise, elle se lève, il n’y en a plus jamais un qui va s’asseoir à sa place. Pourtant ce sont des enfants de première, deuxième et troisième générations, des gens de couleur. Ils ne s’assoient pas là où la Rom s’est assise parce qu’elle est pestiférée. Il y a plein d’attitudes comme ça, alors, qu’est-ce qu’on fait ? Qu’est-ce qu’on fait avec ces mômes ? Parce que le problème qu’on a par exemple dans certains quartiers, c’est qu’il y a de l’homophobie et du racisme. Si on leur rappelait ce que leurs parents ont vécu en termes de racisme, je ne sais pas s’ils comprendraient. Il y a une radicalisation qui est quand même très, très, inquiétante, il y a un fascisme proche du nazisme dans les quartiers. Parce que on a créé tout cela : si tu laisses les gens entre eux et tu ne leur donnes plus rien, qu’est-ce qu’ils font ? Ils deviennent dingues ! Et je crois que c’est ça, on a un peu laissé tomber l’échange culturel à tous les niveaux. Jacques Moreau [directeur du Cefedem AuRAi], l’année dernière, est venu ici, à Cra.p, avec des colombiens : ils parlaient des problèmes qu’ils avaient, eux, avec le public en Colombie, qui n’est pas la même échelle qu’ici évidemment, on n’est pas le même pays. Mais je leur ai dit : « Vous avez certainement un problème, mais qui n’est pas le même que le nôtre, quoi. » Nous, on a un passé colonial tellement fort en France, qu’en fait, aujourd’hui, il faut faire avec toutes les communautés qui arrivent, et avec celles qui sont déjà là. Alors c’est à la fois une richesse et un casse-tête chinois qui n’est pas si simple à mettre en route. Mais ça il faut le faire, et si on ne le fait pas on est mort. Et c’est ce qui est en train de se passer. On ne le fait pas. L’Éducation Nationale a baissé les bras, complètement, à l’école il ne se passe plus rien. Moi j’ai des mômes qui vont à l’école, quand je vois ce qu’ils me rapportent, je me dis qu’ils sont fous. Comme je l’ai déjà dit, dans le cercle des centres sociaux, c’est mort. Qu’est-ce qu’on fait ? On fait de l’éducation pour certaines personnes dans les centres sociaux. Et aujourd’hui tu as des milliers d’écoles de musique dans les centres sociaux. Et de l’autre côté on a les MJC. On a une strate, comme ça, des cases pour y mettre la population. Moi je dis que c’est pas mal, mais quel est le lien ? D’accord, on travaille comme ça parce que de toutes façons on ne peut pas mettre les gens tous au même endroit. Mais est-ce qu’il y a un lien entre ces institutions ? Est-ce qu’il y a une concertation entre elles ? C’est là où se trouve le cœur de la question politique : c’est qu’aujourd’hui ces liens n’existent pas. Je n’arrête pas de me battre et de le leur dire. On a fait tout un travail pendant deux ans à Pôle Neuf, dans le neuvième arrondissement de Lyon, on travaille beaucoup avec le neuvième, sur toute la Duchère, et Pôle Neuf c’est la MJC Saint-Rambert. Saint-Rambert est un quartier où c’est la zone peut-être la plus friquée de Lyon, où tous les grands footballeurs ont leurs maisons, et tout ça… Il y a à côté la cité ouvrière du Vergoin complètement démunie. Une étude a été menée où par exemple – ce n’est pas moi qui l’ai faite, c’est les gens qui nous ont rapporté ça – on a montré qu’il y avait des familles avec un ou deux enfants qui déclaraient 3000/4000€ par an d’impôts. Par an. Alors tu imagines un peu le problème : ils ont 3000 balles pour faire l’année, quoi ! C’est pas mal ! Et là on a mené un travail, justement, pour essayer de réunir des populations, pour qu’elles se rencontrent, toujours sur le projet artistique, c’est-à-dire avec l’Orchestre National Urbain. On a essayé de créer des synergies entre les gens et les genres, toutes esthétiques confondues et toutes populations confondues, pour créer un grand orchestre au même titre que l’Orchestre National Urbain, pour faire des choses et pour continuer. On est assez frustré, parce qu’on n’est pas arrivé à le faire. Impossible. On a du chemin à faire ! Parce que là il y a un écart qui est tellement violent : ni le Centre Social ni la MJC n’ont eu – par leur autorité – un engagement assez intéressant pour que quelque chose puisse exister. Et à partir de là ça a été la guerre entre le Centre Social et la MJC, et ils sont dans le même bâtiment ! Bon, quand je parle des liens, moi je deviens fou de rage. Récemment à une réunion avec des politiques, des élus, j’ai dit qu’on avait en Auvergne-Rhône-Alpes un pôle culturel parmi les plus intéressants. Il y a un Cefedem, il y a un CFMI, il y a un CNSMi, il y a des grandes écoles, il y a plein d’associations qui font des choses… Quel est le lien entre tout le monde, il n’y en a pas ! Moi j’ai signé une convention avec tout le monde, je suis un peu le mercenaire. Donc, il y en a un qui me dit : « Ah ! tu travailles avec eux ? Ah ! Tu ne dois pas travailler avec celui-là. Il faut travailler avec celui-là. » Mais moi je m’en fous. La réponse que je fais, c’est : « Quel est le parcours d’un citoyen qui vient, un jeune, citoyen, ou même moins jeune, qui vient s’inscrire ? » Comment on fait ? Et puis après certains politiques m’ont dit ce genre de conneries : « Oui, mais vous ne pouvez pas prendre des gens de tel endroit, parce que nous on finance cet endroit-là. » Eh bien, ils nous parlent de ne pas faire du communautarisme, mais ils en font un, une segmentation de l’espace. Concernant le Cra.p, j’ai entendu des choses inacceptables, qu’il fallait 100% de gens du coin, autrement on ne t’aide pas. Il y a des fractures comme ça. Pour ma part, je refuse d’aller m’implanter dans un quartier complètement à l’écart de tout, pour ne travailler qu’avec les gens du quartier. Ce serait pour moi une grossière erreur. Je préfère être ici dans ce quartier populaire et que les gens puissent venir de tous les côtés, parce qu’ils se déplacent, ils se rencontrent, et cela suscite des choses beaucoup plus intéressantes.

Cefedem pour Centre de Formation des Enseignants de la Musique (Cefedem Auvergne Rhône-Alpes, centre de ressources professionnelles et d’enseignement supérieur artistique de la musique).
CFMI pour Centre de Formation des Musiciens Intervenants à l’école.
CNSM(D) pour Conservatoire national supérieur de musique (et de danse).
Jean-Charles F. :

Merci Giacomo de tous ces échanges très fructueux.

Nicolas S. :

Et merci d’être autant entré dans les détails sur des activités et des réflexions qui restent la plupart du temps invisibles. C’est très intéressant et utile de les expliciter.

 


1. Actuellement l’Orchestre National Urbain est composé de : Giacomo Spica Capobianco (Spicaphone 1 corde, Voix, Spoken Word), Lucien 16 s (Machines, Spoken Word, Human Beat Box), Thècle (Chant Lyrique, Voix, M-A-O, Spoken Word, Human Beat Box), Sabrina Boukhenous (Danse), Dilo (Batterie), Joël Castaingts (Trombone), Selim Peñaranda (violoncelle), Dindon (Son, Spoken Word) et Philipp Elstermann (Lights).

 

2. À propos du parcours de Giacomo Spica Capobianco et de l’Orchestre National Urbain, voir aussi « L’O.N.U. (Orchestre National Urbain) à Lyon. Musique, quartiers et rencontre des cultures, une démocratie urbaine réinvestie » dans Enseigner la Musique n°13&14, « Les musiciens et la Cité : enjeux démocratiques des pratiques de la musique. Réflexions, regards critiques, expérience », Lyon : Cefedem AuRA, 2019, et p. 489-500.
Dans ce même numéro, Giacomo Spica Capobianco détaille ses ateliers en milieu psychiatrique (p. 101-130).

3. Voir Enseigner la Musique n°8, « Education permanente, action culturelle et enseignement : les défis des musiques actuelles amplifiées », Lyon : Cefedem RA et CNSMD de Lyon, 2005, p. 66-68 et p. 127.

 


 

Listes des institutions mentionnées dans cet entretien

Cefedem AuRA, Centre de Formation des Enseignants de la Musique Auvergne Rhône-Alpes : Créé en 1990 par le Ministère de la Culture, le Cefedem AuRA est un centre de ressources professionnelles et d’enseignement supérieur artistique de la musique. Il forme au DE (Diplôme d’État) de « professeur de musique » dans les établissements d’enseignement spécialisé. Ce diplôme est équivalent à une Licence 3.

CFMI, Centre de Formation des Musiciens Intervenants à l’école : Rattaché à l’Université Lyon II, le CFMI de Lyon « accueille en formation des musicien·nes confirmé·es, aux parcours diversifiés, il leur propose différentes formations leur permettant ensuite de travailler dans les domaines de l’éducation artistique et culturelle, et de l’action artistique auprès de différents publics, notamment dans les champs social et sanitaire ».

CNSMD, Conservatoire national supérieur de musique et de danse : enseignement supérieur spécialisé en musique et en danse. Il y a deux CNSMD en France, Paris et Lyon.

Cra.p, « Centre d’art – musiques urbaines/musiques électroniques » : centre basé à Lyon, créé en 1989 par Giacomo Spica Capobianco.

CRR, Conservatoire à Rayonnement Régional : voir par exemple celui de Lyon.

DRAC, Direction régionale des affaires culturelles : organisme représentant l’Etat en région, chargé de conduire la politique culturelle.

ENM de Villeurbanne : Fondée en 1980 par le compositeur Antoine Duhamel, l’École Nationale de Musique, Danse et Art Dramatique de Villeurbanne est réputée pour la diversité de son offre en musique (classique, contemporain, baroque, traditionnelles, jazz,chanson, rock et musiques amplifiées), en danse (africaine, baroque, contemporaine, hip-hop et orientale), et en théâtre. L’ENM de Villeurbanne est un Conservatoire à rayonnement départemental et est habilité à délivrer un DEM, Diplôme d’études musicales.

Grand Lyon : « La Métropole de Lyon est née le 1er janvier 2015 : c’est une collectivité territoriale unique en France créée par la fusion de la Communauté urbaine de Lyon et du Conseil général du Rhône sur les 59 communes qui composent le territoire du Grand Lyon. ». Elle compte environ 1,4 million d’habitants.

MJC, Maison des Jeunes et de la Culture : structure associative qui lie jeunesse et culture dans une perspective d’éducation populaire <fr.wikipedia>.

ONU, Orchestre National Urbain : ensemble créé en 2012 par Giacomo Spica Capobianco.

Préfecture : ce mot désigne les services de l’administration préfectorale à la tête desquels est placé un préfet, ainsi que le bâtiment qui les héberge. Voir par la Préfecture du Rhône.

SMAC : Le label SMAC « Scène de Musiques Actuelles » correspond, depuis 1998, au programme du Ministère de la Culture pour la valorisation et la diffusion des musiques actuelles. Un lieu avec un tel label a trois missions : la création-production-diffusion de concerts, l’accompagnement des pratiques musicales (professionnelles et amateures) et l’action culturelle.

Ville de Lyon : la municipalité de Lyon.

 

Clare Lesser – Français

Retour au texte original en anglais :
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INTER MUROS

Une approche qui déconstruit la pratique d’interprétation de la pièce de John Cage, Four,
en se focalisant sur l’indécidable, l’interpénétration virale et la fusion des domaines.

Clare Lesser

Traduction de l’anglais: Jean-Charles François

Sommaire

Murus
John Cage – Four
Four⁶ – ART : Abu Dhabi, avril 2018
Pharmakoi
… commencer et finir à des points particuLiers de tEmps…

Références

 


Murus

Murus, maceria, moerus, mauer, mur…

Emmuré, mural, au bord…

… mur cellulaire, mur de prison, mur-rideau, mur d’enceinte de la ville…

…mur de soutènement, mur du port, mur de séparation, mur de liaison…

…clôture, partition, écran, séparateur, mur mitoyen, panneau, cloison…

…abris, garde, le mur du jardin, barrage, fortification…

…mur porteur, revêtement décoratif, Four Walls…

…déjanté, hors les murs… 

…mûre, mûr…

… travail de sape…

… avec/sans fondations…

Les murs, choses bien compliquées, et si l’on poursuit cette ligne de pensée, qui sait où cela va nous mener ? Peut-être va-t-on tomber à la renverse, cul par dessus tête … ou bien s’écraser contre le mur ?

Avant de faire sur le champ tomber les murs, il convient plutôt de considérer ce que cela pourrait signifier d’être entre les murs ou à l’intérieur des murs, de les questionner, de se confronter aux fragments de ciment et de sable du mortier qui les composent, de faire un peu trembler leurs fondations, sans doute. Mais comment procéder pour lancer ce processus ? La déconstruction semble être un bon point de départ ; en examinant les jointures, les chaînages d’angle… en pénétrant le tissu même de la question, en initiant le processus d’interrogation, d’affaiblissement, du ‘peut-être’. Donc essayons d’ouvrir nos yeux et nos oreilles au déroulement de la déconstruction à l’intérieur de chaque domaine et à travers les domaines, en s’inspirant de l’œuvre de Derrida et de Bernard Tschumi (je pourrais aussi bien faire appel à Simon Hantaï et Valerio Adami), en se concentrant sur deux terrains d’intérêts : le pharmakon (et l’indétermination) et le virus.

Il y a un certain nombre de contradictions ou d’oppositions qui apparaissent dans la liste d’ouverture  (abris/prison, mur de liaison/mur de séparation, mur porteur/revêtement décoratif). Les murs peuvent apparemment occuper simultanément deux ou plus de fonctions antagonistes, et dans ce cas, ils peuvent être considérés comme des pharmakoi. Considérons alors une œuvre de ‘musique’ dans laquelle ces murs, ces pharmakoi, ces possibilités de saper les fondations et de dissoudre les frontières, ces contradictions apparentes et ces bordures floues, ces exemples d’aporia (ou de perplexité), font partie intégrante de son interprétation, et dans laquelle l’instrumentiste créateur (le ‘joker’) peut s’adonner à déconstruire ou à pousser les ‘règles’ (les murs) du ‘jeu’ au point de rupture.

John Cage – Four

Four (1992) pour quatre performers, plutôt que ‘musiciens’ ou ‘interprètes’ spécifiquement, ou plutôt, disons qu’il s’agit de quatre ‘performers’ sur la couverture de la partition et de quatre ‘interprètes’ sur les parties instrumentales (s’agit-il de jouer à des jeux, à un théâtre, s’agit-il de jouer à jouer ?), est une des œuvres de John Cage basées sur des tranches de temps (entre crochets) [time-bracket], ainsi nommées parce que lors d’une interprétation chaque participant doit :

Jouer par rapport au temps flexible entre crochets. Lorsque les crochets sont connectées par une ligne diagonale elles [les tranches de temps] sont relativement proches les unes des autres. (Cage 1992, p2)

Ainsi, la partie de l’interprète numéro un commence comme suit :

0’00” ↔ 1’15”      0’55” ↔ 2’05”

 2

Cage donne aussi deux sortes d’information sur les types de son qu’il envisage, je dois dire ici qu’il n’y a pas de ‘contenu’ donné pour les représentation des tranches temps entre crochets, c’est ce que l’interprète doit inventer, car l’œuvre est écrite

pour n’importe quelle manière de produire des sons (vocalisation, chant, jeu sur un instrument ou des instruments, sons électroniques, etc.) … (Cage 1992, p1)

Et Cage nous dit en plus de

Choisir douze sons différents ayant des caractéristiques fixes (amplitude, structure des partiels, etc.) (Cage 1992, p2)

 

Ainsi, à l’intérieur des murs constitués par des ‘règles’, à l’intérieur des limites de la pièce, nous sommes en présence de contradictions ou d’opportunités créatives inscrites d’entrée de jeu au sein l’œuvre. Cage nous propose de manière moins évidente un pharmakon dans le fait que les sons sont apparemment à la fois fixés et libres. On peut penser que l’intention de Cage était que chacun des douze sons devait avoir des caractéristiques fixes, mais alors à quoi rime le début de la phrase dans ce cas-là ? Cela est redondant et ouvre la voie à la possibilité de l’aporia. Pourquoi ne pas dire seulement ‘produire douze sons avec des caractéristiques fixes (amplitude etc.)’ ? Cela paraîtrait tout à fait compréhensible pour tout musicien.

Il laisse aussi aux interprètes la complète détermination concernant leur provenance, c’est-à-dire à quel domaine ils/elles appartiennent (si elles/ils en ont un)[1], et tout aussi bien une certaine flexibilité dans la détermination de la ‘structure’ générale, dans la mesure où les tranches de temps (les murs de soutènement) permettent une variabilité dans le début et la fin du temps de chaque ‘événement’. Ces tranches de temps sont évidemment des coquilles vides – qui attendent d’être remplies, elles attendent d’être habitées par des évènements (ce que Derrida appelle « l’émergence d’une multiplicité disparate » [Tschumi 1996, p. 257]. En d’autres termes, leur ‘programmation’ n’est pas fixée. La relation ou hiérarchie entre le compositeur et l’interprète est complètement déstabilisée (un autre pharmakon), pour toute personne qui en fait ici ‘compose’ la réalisation de la performance : le compositeur, les interprète(s), les deux à la fois, ni l’un ni l’autre ? Chaque interprète est indépendant, dans un sens muré par rapport autres… peut-être ?

Le pharmakon peut-il être utile pour dépasser les limites, en changeant (en défiant) la structure du mur et de ses fonctions ? Si une opposition binaire (inclus/exclus, libre/bloqué, etc.) peut être bousculée, par exemple en ayant ses fonctions remises en cause, alors les murs deviennent des seuils, des conduits, des zones de connexion, et non plus des barrières. Le pharmakon est un des concepts majeurs qu’on peut trouver dans le Phaedrus de Platon, ce qui nous amène à considérer les explications de Derrida sur le pharmakon, tels qu’on peut les trouver dans « La pharmacie de Platon » :

Ce pharmakon, ce « médicament », ce philtre, qui acte à la fois comme remède et poison… (Derrida 2004, p75)

et

Ce charme, cette vertu envoûtante, ce pouvoir de fascination, peuvent être – alternativement ou simultanément – bénéfiques ou maléfiques. (Derrida 2004, p75)

et

Si le pharmakon est « ambivalent », c’est parce qu’il constitue un moyen dans lequel les oppositions s’opposent, le mouvement et le jeu qui les lient entre elles s’inversent ou font qu’un côté traverse l’autre (âme/corps, bon/mal, intérieur/extérieur, mémoire/oubli, parole/écrit, etc.). (Derrida 2004, p130)

Ainsi, le pharmakon est un espace dans lequel les oppositions peuvent être démantelées ; un passage ou mouvement de convergence et d’interpénétration, le soit/ou, le ni/ni, le ‘et’. Le démantèlement des oppositions n’est pas seulement confiné à la parole et l’écrit (bien que Derrida s’y réfère ici) : il relève tout aussi bien d’autres champs, comme par exemple l’architecture, le champ par excellence des murs, le bastion de la solidité et des structures apparentes, et en plus un espace de collaboration pour Derrida avec Peter Eisenmann et Bernard Tschumi pendant les années 1980[2]Derrida avait émis des doutes initialement sur ce type de collaboration, en disant à Tschumi « Mais comment un architecte peut-il être intéressé à la déconstruction ? Après tout, la déconstruction est antiforme, anti-hiérarchie, anti-structure, l’opposé de tout sur quoi l’architecture repose. » « « Précisément pour cette raison”, j’ai répondu. » (Tschumi 1996, p. 250). Tschumi a aussi fait remarquer que les stratégies de la déconstruction dans l’architecture s’étaient développées tout au long des années 1970 et 80, lorsque les architectes on commencé à

… se confronter aux oppositions binaires de l’architecture traditionnelle : à savoir, la forme versus la fonction, ou l’abstraction versus la figuration. Cependant, ils ont aussi voulu défier les hiérarchies qui se cachent sous ces dualités, comme par exemple « la forme suit la fonction » et « l’ornement est subordonné à la structure ».  (Tschumi 1996, p251)

Et la pratique pédagogique ‘radicale’ de Tschumi à l’Architectural Association et à Princeton au milieu des années 1970 a exploité la fusion des domaines (par exemple l’architecture et la littérature) d’entrée de jeu :

Je donnais à mes étudiants des textes de Kafka, Calvino, Hegel, Poe, Joyce et d’autres auteurs comme programmes pour des projets d’architecture. La grille de points du Garden de Joyce (1977)… réalisée avec mes étudiants du AA à l’époque comme un projet architectural basé sur Finnegan’s Wake a été consciemment réutilisée comme stratégie d’organisation pour le Parc de la Villette cinq ans plus tard. (Tschumi, 1997, p125)

Ainsi le projet du Parc de la Villette de Tschumi (1982-98), la restructuration et le développement d’un grand espace urbain (les anciens abattoirs au nord-est de Paris), a exploité la programmation transversale, une réévaluation de l’‘événement’, le jeu de la ‘trace’, et des stratégies variées de la déconstruction dans la composition des lignes, des points, et des surfaces. C’est probablement le caractère iconique des folies rouges vives de Tschumi qui a rendu ce projet si célèbre (structures à multiprogrammation ou sans programmation à l’intérieur du parc) : une des folies pouvait être soit un restaurant ou une salle de concert, ni un restaurant, ni une salle de concert, ou bien, un restaurant et une salle de concert. Ainsi les folies sont des pharmakoi, elles restent dans l’indécision ; elles rejettent les ‘murs’, le confinement, la ‘programmation’ prédéterminée. Elles sont des coquilles vides – des tranches de temps entre crochets.

Comment fonctionne cette pluralité des jeux de l’indécidable dans Four⁶ ? Qu’est ce qui est indécidable dans la pièce et quelles implications cela peut-il générer pour renverser les murs dans la pédagogie et la praxis ? Pour continuer cette exploration, je vais me tourner maintenant vers une réalisation récente de Four⁶ dont j’ai été l’instigatrice.

Une liste partielle des éléments d’indécision dans Four⁶ peut se présenter comme suit :

  • Forces – qui peut jouer dans cette pièce ?
  • Contenu – que peut-on inclure dans les tranches de temps entre crochets ?
  • Hiérarchie – qui est le compositeur ?
  • Partition – qui en a la maîtrise ?

 

Four⁶ – ART : Abu Dhabi, avril 2018

La « version art » – c’est le nom que j’ai donné à une performance réalisée en 2018 à Abu Dhabi centrée sur les arts plastiques (un peu comme Step : A Composition for Painting) – a été conçue comme un moyen de se détacher de la musique, tout en reconnaissant encore ses traces à l’intérieur de l’œuvre (figure 1). Chaque exécutant a été appelé à élaborer douze actions ayant des relations avec les arts. L’exécution des tranches de temps entre crochets pouvaient être soit prévue à l’avance et notée sur la partition, ou bien choisie et réalisée en temps réel au moment de l’exécution ‘live’. J’ai demandé aux exécutants d’interpréter le terme d’‘art’ à leur façon, ce qui a donné le résultat d’une mixture de performance art, d’art sonore, d’art plastique, de théâtre, de poésie performée, etc. ; et je leur ai aussi demandé d’élaborer leurs ‘évènements’ individuellement, de façon à ce que l’exécution publique se passe sans répétitions et que toutes les réactions restent spontanées, potentiellement surprenantes pour les exécutants regroupés sur scène et pour le public – (un clin d’œil à la définition de Cage de ‘l’action expérimentale’ en tant que ‘quelque chose dont le résultat n’est pas prévu’) (Cage 1961, p. 39)

Une pièce de toile de 2×1 mètres [6×3 pieds] a été utilisée, montée sur un cadre de bois et surélevée sur des blocs (pour avoir un espace permettant de couper la toile) et posée sur une grande table. Des objets ont été mis à la disposition des exécutants pour être utilisés si nécessaire : des tubes de peinture (acrylique) en blanc, noir et bleu, des tubes de peinture des mêmes couleurs, de la craie, du charbon, des couteaux, un verre d’eau, des bouteilles en verre, des crayons, des tournevis, des pinceaux (de différentes tailles), des taille-crayons (en acier), des chiffons (pour effacer ou peindre, etc.). Une des participantes avait aussi apporté un sabre laser pour faire de la peinture avec. Les interprètes étaient libres d’utiliser n’importe quelle partie de leur corps pendant la réalisation de l’œuvre. Le choix qui a été fait par les exécutants 2 et 3 étaient :

Exécutant 2 – Sons (Actions)

1. Parler, 2. Crayon, 3. Repeindre par dessus, 4. Wood blocks, 5. Blanc, 6. Couteau, 7. Noir, 8. Tournevis, 9. Bleu, 10. Silence, 11. Chanter, 12. Tousser.

Exécutant 3 – Sons (Actions)

1. Tacet, 2. Déchirer la partition et l’ajouter à la toile du canevas, 3. Secouer les pinceaux pour projeter de la peinture, 4. Eclabousser avec les pinceaux, 5. Faire gicler le tube de peinture, 6. Ecrire avec une craie, 7. Eclabousser avec de l’eau, 8 Percussion sur une bouteille et un pot de confiture, 9. Gommer, 10. Aiguiser un couteau, 11. Bousculer un autre exécutant, 12. Lacérer la toile du canevas.

 

Figure 1: portion de la toile du canevas immédiatement après l’exécution publique (avril 2018),
montrant la peinture fraîche et déchiquetée pendant l’exécution (au centre).

 

Pharmakoi

Le premier pharmakon concerne les forces en présence : qui a le droit de jouer cette œuvre ? Est-ce que la pièce est entourée de murs qui empêchent la participation et l’accès à son exécution ? Non, les frontières de l’exécution sont très ouvertes. En d’autres termes, n’importe qui peut jouer Four, on n’a pas besoin d’une formation classique ou formelle dans n’importe quelle tradition. Fourc’est de la musique et ce n’est pas de la musique ; cette pièce peut accueillir des exécutants de n’importe quel domaine artistique, en fait pouvant provenir de n’importe où, qui ont toute liberté de rester dans leur propre domaine (même si ces domaines vont s’entremêler) : artistes, musiciens, scientifiques, acteurs, historiens, philosophes, vétérinaires… la liste est infinie. Le mur de la discipline – le pour ‘qui ?’ est conçue la pièce – est instable et affaibli ; la pièce peut être jouée dans une mixture hybride de domaines, une infection virale à double sens (ou à quadruple sens) à tout moment au cours de l’exécution. On est en présence ici d’implications sociales et politiques ; il n’y a pas de barrières (murs) d’accès, pas de hiérarchie, et pas de fondement pédagogique requis.

C’est-à-dire : le programme n’a pas besoin d’être de la ‘musique’. La version que j’ai esquissée ci-dessus est basée sur un focus approximatif, mais ne requiert pas la présence d’un ‘thème’, il s’agit d’un réceptacle pour permettre à des évènements de se dérouler. Les exécutants appartenaient à différentes disciplines : musique, arts plastiques, psychologie et arabe classique. C’est ainsi que l’œuvre peut être considérée comme de la musique et en même temps n’est pas de la musique. Les tranches de temps entre crochets sont comme les folies du programme de Tschumi, décrites par Derrida comme « un espace d’écriture, un mode d’espacement qui donne lieu à un événement » (Tschumi, 2014, p. 115). Les folies ont un nombre de traits communs avec les tranches de temps entre crochets : une tranche de temps est un mode d’espacement dans le temps, et elle peut être remplie par n’importe quelle chose, par n’importe quel ‘événement’ qui crée du son, tiré de la collection de douze déterminée par chaque exécutant séparément, exactement comme une folie a un ‘programme’ indéterminé et ouvert à partir d’une collection d’évènements possibles[3]. La combinaison des évènements des tranches de temps (programmes) permet aux domaines individuels de fusionner, d’infecter, de réécrire, d’hybrider, comme dans l’exemple de notre folie, qui combine un espace de performance et d’un restaurant. Dans la version ‘art’, les domaines de la musique, du théâtre et de la philosophie occupent tous le même espace de temps.

Les évènements continuent aussi à vivre après coup, comme des cendres si vous voulez. Au fur et à mesure que la toile du canevas se sèche, la version ‘art’ continue de se modifier longtemps après que l’exécution de la pièce est terminée ; elle n’est donc pas confinée dans ces 30 minutes de ‘murs’ temporels. Elle continue d’évoluer à travers des changements de couleur et de texture (figure 2). Le processus de séchage à la fois révèle et dissimule l’écriture (sur la toile et en plus sur les lambeaux de partitions) et les modes d’application et d’addition (les morceaux de charbon dans la figure ci-dessous). Au fur et à mesure que la peinture se fissure et tombe, encore d’autres traces de la propre histoire de l’exécution apparaissent, alors que les parties individuelles peuvent devenir des objets d’art à part entière (figure 3) : une archéologie de la performance. Les cendres se laissent emporter par le flux.

20180508_190209

Figure 2: portion de la toile un mois après la performance (mai 2018),
montrant les modifications apportées à la couleur et la texture,
des parties en lambeaux (en bas à gauche)
et des morceaux de charbon (au centre à droite).

20210311_120558

Figure 3: : la partie de l’exécutant 4,
avec les additions de peinture faites
pendant les 30 minutes de la ‘performance’.

 

 

… commencer et finir à des points particuLiers de tEmps…[4]

Cage explique la structure variable très succinctement, dans la forme d’un mésostiche :

These time-brackets / are Used / in paRts / parts for which thEre is no score no fixed relationship / … / music the parts of which can moVe with respect to / eAch / otheR / It is not entirely / structurAl / But it is at the same time not / entireLy / frEe (Cage, 1993, p35-6)[5].

Il faut noter que Cage dit ‘les parties peuvent évoluer en rapport les unes avec les autres’ (les italiques sont miennes), et non pas qu’elles doivent ou sont dans l’obligation de le faire. Que pourrait vouloir dire ici le mot respect ? Littéralement qu’elles respectent l’espace des uns et des autres, les limites (murs) entre les participants, qu’elles ne doivent pas interférer, réécrire par dessus, gommer, infecter ou de franchir les programmes respectifs ; ou bien au contraire, qu’elles peuvent se frayer un chemin parce que les autres autorisent le libre passage, se permettant d’être infectées, gommées, greffées, hybridées ou réécrites par dessus, qu’elles permettent l’interpénétration parce que il n’y a pas de ‘partition, ni de relation fixe’, pas de mainmise de qui que ce soit ?[6] De nouveau, le mur est affaibli, sa fonction est hétérogène, ouverte au changement, mais sa trace, son fantôme restent présents.

S’il n’y a pas de partition, seulement des parties instrumentales, dans une danse du temps qui résulte d’une collection variable de quarante-huit coups, alors qui est le compositeur ? Qui a le contrôle sur la totalité ? Qui détient la clef qui permet le passage à travers les murs (s’ils existent) de la création de cette œuvre, de sa direction ? Il s’agit d’un autre pharmakon ; John Cage est l’auteur reconnu (son nom apparaît sur la couverture), mais en est-il vraiment l’auteur, l’auteur du contenu ? Nous n’avons que des parties, pas de partition, et nos parties n’ont pas de substance ; jusqu’à preuve du contraire elles sont informelles, sauf en termes de longueurs variables et de leur ordre, par exemple l’exécutant 1 commence avec l’événement sonore 2. C’est comme une pièce de théâtre sans livret unifié, avec des caractères qui ne connaissent pas leurs relations avec les autres caractères (en référence à l’idée de Cage que le terme « expérimental » implique des actions dont on ne peut prévoir l’issue), et avec des dialogues qui sont à la fois secrets et désordonnés. Dans Four⁶ on est en présence d’‘indications scéniques’ (instructions), et on a une ‘chorégraphie’ à temporalité variable qui nous indique approximativement quand nous devons placer les choses que nous avons trouvées en tant qu’exécutants. Mais attention, attendez un peu, n’est-ce pas à nous qu’appartiennent les contenus des tranches de temps ? Après tout, nous les avons trouvés, nous les avons élaborés et nous avons décidé précisément quand et on allait les placer, nous avons décidé que l’événement sonore 12 allait être de tousser ou de lacérer la toile et nous avons décidé quand nous allions tousser ou lacérer la toile à l’intérieur de la tranche de temps – alors ne serait-il pas plus approprié de dire que John Cage est un des auteurs de Four⁶ plutôt que John Cage est l’auteur de Four⁶?

Ainsi la hiérarchie reste indécise, il n’y a pas la présence d’un seul contrôle de décision dans l’exécution, il n’y a pas de partition ‘maître’. Les exécutants ont une marge considérable de manœuvre à condition qu’ils respectent les ‘règles’ (car Cage n’a jamais été pour la liberté pour tous sans limites). Même dans ce cas, c’est une façon de composer très généreuse et égalitaire, en se souvenant que les règles peuvent toujours être détournées (tout en restant dans leurs limites), être interprétées de nouvelles manières[7]. Tous ces ‘murs’ hiérarchiques qui peuvent bloquer le passage (ou au moins de le rendre sens obligatoire) de la communication entre les interprètes et le compositeur restent ouverts ; les murs sont perméables (y a-t-il même encore des murs ?), donc ni l’interface compositeur/interprète, ni l’interface interprète/interprète ne sont fixes. Dans la version ‘art’, l’interface public/interprète est aussi plus ouverte – la peinture peut éclabousser n’importe où. L’exécutant est un compositeur/exécutant qui interprète de manière hybride au sein d’une composition, en composant dans le cadre d’une interprétation ; le compositeur (Cage) s’est ouvert à la communication virale de l’interprète ; les interprètes se sont ouverts aux formes indépendantes/non indépendantes de la praxis greffée ; ils sont tous en interaction tout en gardant leur individualité, il peuvent tous réécrire par dessus le travail des autres (produisant des sons et/ou des peintures), il peuvent tous greffer le geste et l’expression, s’ouvrant au virus, menant des conversations dans beaucoup de ‘langages’ traversant les domaines, se permettant d’être pénétrés à un quasi niveau cellulaire.

Comme le dit Derrida :

… tout ce que j’ai fait, pour le résumer de manière très réductrice, c’est de dominer par la pensée du virus ce qu’on peut appeler une parasitologie, une virologie, le virus étant beaucoup de choses… Le virus fait partie d’un parasite qui détruit, qui introduit le désordre dans la communication. Même du point de vue biologique, c’est ce qui se passe avec le virus ; il déraille un mécanisme de communication type, son codage et son décodage (Brunette and Wills, 1994, p12)

Le virus déstabilise les choses, les fait trembler, les secoue, désorganise la communication (les messages sont perdus ou envoyés aux mauvais destinataires, ils peuvent donner lieu à une multiplicité d’interprétations), ouvre un espace pour les interventions imprévisibles, introduit l’aporia. Dans Four⁶  on peut voir l’évidence de ce virus à travers sa trace, la façon dont il laisse des marques (des empreintes) dans la poussière, dans les cendres (charbon), dans la peinture, dans le son. Ainsi on a une fusion virale des actions dans la performance (altérant les actions des autres qui laissent une marque), de ‘personnes’ (interprètes/public/compositeur), et de domaines (art/musique/théâtre, etc.) : dans la version ‘art’ de Four⁶, l’art, la musique et la danse sont tous présents, comme l’est le théâtre[8].

Le virus infecte les moments lorsque la surface de la toile du canevas est créée, lorsque les couleurs se mêlent à de nouvelles couleurs, quand elles s’ajoutent par dessus, se greffent, sont effacées ; il laisse une marque par l’accumulation et la révélation de couches, à travers l’écriture et la réécriture par dessus, à travers la déconstruction quand le couteau entaille la surface, exposant l’autre côté de la toile du canevas qui devient à son tour une nouvelle surface, à travers l’altération intentionnelle d’un ‘événement’ d’un autre exécutant par des interventions physiques – bousculer, gommer, couper et couvrir. Ainsi, le parasite de Derrida détruit (ou devrions-nous dire ‘fixe’ ?) ; mais il ne détruit que la possibilité du moment, un clin d’œil de l’‘histoire’ de cette toile peinte au moment de la performance. Il force à changer, à muter, et qui peut savoir où cela va nous mener ?

Il y a aussi d’autres traces dans les cendres ; ‘il y a là cendre’ (Derrida 2014, p. 3), des traces intertextuelles, des traces hypertextuelles, d’autres œuvres (dans des sens multiples : la propre histoire de la toile du canevas utilisée, son histoire éventuelle telle qu’elle aurait pu être, l’histoire qui est encore à venir et les histoires du domaine auquel maintenant elle s’associe). La collection de 48 évènements sonores constitue un filet de pêche rempli de traces ; celles des muralistes gréco-romains, celles des peintures religieuses baroque (dont l’élaboration collective posera sans cesse des questions pour savoir qui en est l’auteur[9]), celles des Fontana, Kiefer et Hantaï, des situationnistes, du Vienna Action Art, du Fluxus des débuts, d’Heiner Goebbels, de Robert Wilson, de Heiner Müller, les traces du théâtre post-dramatique, du danse-théâtre de Lindsay Kemp, et évidemment d’autres œuvres de Cage. Ces traces font références à d’autres traces, dans des chaînes de résonance infinie. Les traces de nos propres expériences seront aussi toujours présentes dans toute entreprise – comment pourraient-elles ne pas y être ? Les murs sont omniprésents, pour le meilleur ou pour le pire, faites en ce que vous voudrez, mais ils ne sont pas simplement des barrières. Peut-être qu’il vaut mieux reconnaître leur hétérogénéité fonctionnelle plutôt que d’essayer de les faire tomber ; de s’efforcer d’aller vers des versions plus faibles (des filets de pêche moins remplis), pour permettre leur transfiguration, pour embrasser leur indécidabilité, car alors les murs deviennent à peine perceptibles, presque transparents, des mur[mur]es[10].

 


 

1. Ceci s’applique aussi bien aux sons eux-mêmes.

2. Cage a trouvé de nouvelles façons d’apprécier la ville et de contempler ses constructions, ses traces, ses interactions, après avoir marché à travers Seattle en compagnie du peintre Mark Tobey. (Cage & Charles, 1981, p.158)

3. Dans un sens elles peuvent être considérées comme des hétérotopies.

4. Cage, 1993, p34 : « …begin and end at particuLar/points in timE… »

5. « Ces tranches de temps entre crochets / sont Utilisées / dans les paRties / les parties qui ne se réfèrEnt à aucune partition, ni de relation fixe / … / la musique dont les parties peuvent éVoluer par rapport à / les unes / les AutRes / Ce n’est pas complètement / structurAl / Mais en même temps ce n’est pas / compLètement / librE ».

6. Derrida utilise le terme de ‘Animadversions’ dans les textes tels que Glas, Cinders et « Tympan » (Marges de la philosophie) et c’est une autre façon de contempler la présentation tout en les commentant (de manière parfois explicite, parfois implicite, parfois silencieuse), simultanément, des actions séquentielles à travers la même surface, par exemple la toile du canevas.

7. Comme l’a dit Cage : « Nous ne sommes pas libres. Nous vivons dans une société cloisonnée. Nous devons prendre en compte ces cloisons. Mais pourquoi faut-il les répéter ? » (Cage & Charles, 1981, p. 90)

8. En ce qui concerne le théâtre, l’un de mes co-interprètes a presque coupé la toile du canevas en deux à un moment de la performance, et j’en ai été assez choquée – en me demandant s’il restait assez de surface pour pouvoir travailler dessus et si la chose allait complètement se détériorer – mais d’autre part, j’ai pensé que cela était très drôle et j’ai dû réprimer mon envie de rire pendant le reste de la performance, et cela fait entrer une autre trace dans le jeu, celle de la tradition du théâtre qui rend les co-interprètes comme des ‘cadavres’.

9. Dés l’année 1934, Cage a rencontré le travail collectif en groupe, ce qu’il a appelé l’attraction de l’art médiéval et gothique. (Kostelanetz, 1993, p.16)

10. Note du traducteur. Dans la version originale en anglais, Clare Lesser utilise « swallow » (avaler) qui contient « wall » (mur): « for then walls can be barely perceptible, almost transparent, they can be s[wall]owed ».


Références

Brunette, P., & Wills, D., Deconstruction and the Visual Arts: Art, Media, Architecture, Cambridge: Cambridge University Press, 1994.
Cage, J., Silence, Middletown, CT: Wesleyan University Press, 1961.
Cage, J., Four⁶, New York, NY: Edition Peters, 1992.
Cage, J., Counterpoint (1934) in Kostelanetz, R. (ed), Writings about John Cage, Ann Arbor, MI: University of Michigan Press, 1993.
Cage, J., Composition in Retrospect, Cambridge, MA: Exact Change, 1993.
Cage, J., & Charles, D., For the Birds, New York, NY: Marion Boyars, 1981. Edition en français: Pour les Oiseaux, Paris: Belfond, 1976.
Derrida, J., ‘Plato’s Pharmacy’ in Dissemination, trans. B. Johnson, London: Continuum, 2004. Edition en français : La dissémination, Paris, Editions du Seuil, 1972.
Derrida, J., Cinders, trans N. Lukacher, Minneapolis, MN: University of Minnesota Press, 2014.
Derrida, J., ‘Points de Folie – Maintenant l’architecture’ in Tschumi, B., Tschumi Park De La Villette, London: Artifice Books, 2014.
Kostelanetz, R. (ed), Writings about John Cage, Ann Arbor, MI: University of Michigan Press, 1993.
Tschumi, B. Architecture and Disjunction, Cambridge, MA: MIT Press, 1996.
Tschumi, B., ‘Introduction’, in J. Kipnis and T. Leeser (eds.), Chora L Works, New York: Monacelli Press, 1997.
Tschumi, B., Tschumi Park De La Villette, London: Artifice Books, 2014.

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