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Création collective nomade

Access to the English translation: Collective Nomadic Creation

 
 

Création collective nomade

Dans le cadre de la Biennale Hors Norme, Lyon.
15-23 septembre 2023
Aux Grandes voisines,
Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Lyon
et Université Lumière Lyon II

Bilan sur les observations des ateliers organisés par
l’Orchestre National Urbain/Cra.p

Comptes-rendus de Joris Cintéro, Jean-Charles François
et
de Giacomo Spica Capobianco et Sébastien Leborgne pour le Cra.p

 

Sommaire :

Partie I : Le projet de l’Orchestre National Urbain « Création collective nomade »
1.1 Le projet de l’Orchestre National Urbain
1.2 Période de préparation du projet
Partie II : Les Grandes Voisines
2.1 Ateliers aux Grandes Voisines
2.2 L’atelier collectif « Laboratoire sonore » aux Grandes Voisines
2.3 Atelier violoncelle peinture aux Grandes Voisines
2.4 Atelier trombone aux Grandes Voisines
Partie III : Le projet au CNSMD de Lyon
3.1 Les réunions dans le cadre du projet
3.2 L’atelier « laboratoire sonore » au CNSMD
3.3 L’atelier Human Beat-Box
3.4 Restitution du travail des ateliers dans la cour du Conservatoire.
3.5 Journée de bilan du projet le 10 octobre au CNSMD de Lyon
Partie IV : Le projet à l’Université « Lumière » Lyon II
4.1 Matinée du 21 septembre à L’Université Lyon II
4.2 Les ateliers à L’Université Lyon II
4.3 L’atelier Laboratoire sonore dans l’amphithéâtre à l’Université Lyon II
4.4 La restitution à l’Université Lumière Lyon II
Partie V : Le cadre esthétique de l’idée de création collective
Conclusion


 

Partie I : Le projet de l’Orchestre National Urbain,
« Création collective nomade »

Dans cet article, nous racontons sur un mode volontairement personnel la manière dont nous avons perçu le déroulement des ateliers organisés par l’Orchestre National Urbain/Cra.p dans le cadre du projet de Création Collective Nomade. Ce projet s’est déroulé du 15 au 21 septembre 2023 dans le cadre de la Biennale Hors Norme 2023, aux Grandes Voisines à Francheville, au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Lyon (CNSMD) et à l’Université Lumière Lyon II.

Le compte-rendu de Joris Cintéro porte sur la période de préparation du projet et la journée du 15 septembre aux Grandes Voisines. Il décrit sa façon de procéder de la manière suivante :

N’ayant quasiment pas pris de notes ce jour-là (j’y allais explicitement dans l’esprit de participer), le CR suivant s’appuie essentiellement sur mes souvenirs. Ce mode d’écriture m’a justement permis de creuser ces souvenirs, à côté de photos et de vidéos que j’ai pris durant la journée – et qui m’ont également permis de « retrouver » la mémoire.

Celui de Jean-Charles François est basé sur une journée passée au CNSMD de Lyon, le 19 septembre et de deux journées à l’Université Lyon II, les 21 et 22 septembre. Il a été élaboré à partir d’observations (sans participation) et de prises de note.

Dans les deux cas, les comptes-rendus alternent descriptions, contextualisations et bribes d’analyse qui demandent à être approfondies.

Giacomo Spica Capobianco et Sébastien Leborgne, membres de l’Orchestre National Urbain/Cra.p, apportent quelques éléments d’information essentiels à la compréhension de leur démarche.

Les textes sont entrecoupés d’extrait d’une vidéo réalisée par l’équipe de l’Orchestre National Urbain/Cra.p qui contient des interviews de divers participants et des segments du déroulé des ateliers.

1.1    Le Projet de l’Orchestre National Urbain – Cra.p

Jean-Charles François :

Le projet de Création Collective Nomade a été élaboré par Giacomo Spica Capobianco dans le cadre de la Biennale Hors Norme 2023. Giacomo est directeur artistique de l’Orchestre National Urbain et de CRA.P qu’il a créé il y a plus de trente ans. Selon son site « L’équipe du Cra.p a pour objectif d’échanger des savoirs et savoirs-faire dans le domaine des musiques urbaines électro, croiser les esthétiques et les pratiques, susciter les rencontres, inventer des nouvelles formes, créer des chocs artistiques, donner les moyens de s’exprimer » (Cra.p). Le projet a été développé avec les membres de l’Orchestre National Urbain, l’équipe de la FEM [Formation à l’Enseignement de la Musique] du Conservatoire Supérieur de Musique et de Danse de Lyon (CNSMDL – FEM), autour de Karine Hahn, et avec l’artiste plasticien Guy Dallevet pour la Biennale Hors Norme (BHN).
 
La description du projet par ses organisateurs peut se résumer à plusieurs éléments dans un dispositif visant d’une manière générale à amener des publics très diversifiés à travailler ensemble pour produire collectivement de la musique, de la danse et de la peinture :

  • Trois axes de médiation se combinent ici : a) mettre en présence des groupes sociaux très différents ; b) mettre en présence des personnes qualifiées à se nommer « artistes » (étudiants, étudiantes du CNSMD) avec des personnes a priori sans compétences reconnues dans ce domaine ; c) mettre en présence des pratiques dans des domaines artistiques différents (musique, danse, théâtre, arts plastiques, poésie).
  • Les rencontres se basent sur des pratiques artistiques immédiates, faire de la musique, faire de la danse, faire de la peinture. Pour que cette mise en pratique commune n’avantage pas un groupe sur un autre elles sont organisées en sorte que toutes les personnes présentes soient mises devant des tâches qui sont nouvelles pour elles, comme par exemple jouer du trombone alors qu’on n’en a jamais fait l’expérience ou se mettre à danser si on est musicien.
  • Le dispositif est structuré dans une série d’ateliers animés par les membres de l’Orchestre National Urbain :

Sébastien Leborgne (Lucien 16’s), beat box and spoken voice.
David Marduel et Rudy Badstuber Rodriguez, MAO.
Selim Penaranda, violoncelle.
Odenson Laurent, trombone.
Sabrina Boukhenous, mouvements corporels.
Giacomo Spica Capobianco, Laboratoire sonore, un atelier regroupant après coup toutes les activités des autres ateliers, dans des perspectives de création collective.
Les ateliers peinture sont animés par Guy Dallevet pour la Biennale Hors Norme.

Le point commun à ces ateliers (sauf pour la peinture) très différents en termes de manipulation de matériaux, est constitué d’une série de codes couleurs définissant des modes de jeu :

a) orange = vent soutenu ;
b) blanc = ralenti graduel ;
c) rouge = rythme répété (trois noires et un soupir) ;
d) marron = 8 pulsations régulières ;
e) noir = arrêt au sol, silence ;
f) bleu = peur, tremblement, énergie ;
g) vert = improvisation libre.

Les diverses mises en pratique des différents ateliers sont toutes basées sur l’exploration de ces codes couleurs.

  • Une autre activité importante initiée par les membres de l’Orchestre National Urbain, c’est l’élaboration personnelle de textes appelés à être parlés (en rythmes précis ou librement) lors de la rencontre sur la scène de tous les éléments des ateliers.
  • Les personnes présentes suivent chaque atelier l’un après l’autre dans des groupes d’une dizaine de personnes. À la suite de cela tout le monde se retrouve dans un ensemble général – Le Laboratoire Sonore – composé de diverses stations : trombone, violoncelle, voix (microphone), batterie, des objets divers suspendus à un portique, 2 stations « electro » (loops, jeu avec les doigts sur un pad), un spicaphone (genre de guitare électrique à une corde construite par Giacomo Spica), un instrument à cordes tendues sur un cadre en métal (dénommé miroir sonore), une guitare électrique posée horizontalement pour être jouée comme un instrument de percussion, un espace pour la danse. Un chef ou une cheffe est désignée parmi les participants pour organiser la performance en montrant au fur et à mesure les cartons de codes couleur. Dans l’esprit de Giacomo, il ne s’agit pas là de « sound painting », celui ou celle qui dirige doit seulement montrer des couleurs et indiquer un niveau sonore général, sans imposer une énergie particulière. L’expérience du dispositif à montré que dans la pratique les personnes qui participent au dispositif (dans et en dehors des membres de l’Orchestre National Urbain) mettent souvent une « énergie particulière » dans la direction – se baisser pour incarner une nuance, jouer à échanger rapidement les cartons, faire en sorte qu’une partie seulement de l’ensemble soit concernée par un carton, etc…).
  • A un moment donné, dans l’institution où se passe les ateliers, une restitution générale du travail réalisé est présentée en présence d’un public extérieur (c’est ce qui s’est passé au CNSMDL à l’issu de deux jours de travail, et à l’Université Lyon II à l’issue de deux journées de travail). A l’université, cette restitution a été suivie d’un concert par l’Orchestre National Urbain.

Le projet lié à la Biennale Hors Norme s’est déroulé dans trois lieux différents :

  1. Les 15 et 16 septembre au Grandes Voisines, à Francheville près de Lyon, qui se décrivent dans leur site comme « un tiers-lieu social et solidaire où il est possible de dormir, manger, travailler, peindre, découvrir une exposition, participer à une chorale… et vivre des rencontres » (Les Grandes Voisines). Ce lieu d’hébergement accueille des réfugiés en attente de régulation. C’est ce public particulier qui a été visé pendant les deux journées de pratique.
  2. Les 18 et 19 septembre au CNSMD de Lyon, dans le cadre du programme de la Formation à l’Enseignement en Musique (FEM). Deux journées d’atelier, occasion d’une rencontre autour de pratiques entre les étudiants de la FEM et les réfugiés hébergés aux Grandes Voisines, avec une présentation publique du travail à la fin de la deuxième journée.
  3. Les 20 et 21 septembre, à l’Université Lumière, Lyon II, ateliers avec les réfugiés et les étudiants de l’université et du conservatoire (sur la base du volontariat) avec une restitution du travail en fin de journée du 21 septembre, suivie le soir d’un concert de l’Orchestre National Urbain.

 

1.2     Période de préparation du projet

Joris Cintéro :

Au moment où j’écris ces lignes, je ne me souviens pas tout à fait clairement des circonstances dans lesquelles on m’a présenté le dispositif pour la première fois. Je me souviens seulement de plusieurs bribes de discussion avec Karine me décrivant un « projet auquel on participe avec le Cra.p » dont la première étape se déroule « à Francheville, dans un centre d’accueil pour réfugiés », et que « les étudiants et les étudiantes ont été tenu·e·s au courant » de longue date. J’ai des souvenirs quant aux objectifs que l’on fixait pour les étudiantes et étudiants à travers un dispositif comme celui-ci, particulièrement aux Grandes-Voisines : rencontre avec une altérité dont nous supposons qu’elle n’est pas fréquente dans l’ordinaire de leur travail de pédagogues, création de moments musicaux pensés pour inviter un public non rompu aux traditions de ladite musique savante occidentale, adaptation dans des circonstances peu propices à l’enseignement artistique et bien entendu, prise de recul sur les enjeux sociaux et politiques de l’enseignement artistique.
 
Quelques jours avant la première séance aux Grandes Voisines [GV], Karine rappelle aux étudiants et aux étudiantes de la formation CA la teneur du projet. Après les avoir interrogés pendant un moment collectif sur la possibilité de se rendre aux Grandes Voisines le vendredi et/ou le samedi, nous nous rendons compte que très peu d’entre elles et eux se trouvent être disponibles pour venir avec nous ces jours-là. C’est le cas d’un seul étudiant en première année (Grégoire), que nous connaissons à ce moment-là, assez mal – la formation n’ayant démarré que depuis une semaine. Le groupe dans sa quasi-totalité nous a fait savoir de leur souhait de pouvoir venir, mais de leur impossibilité à participer à cause d’un manque de temps ou n’ayant pas reçu l’information à temps.
 
Nous soulignons également la nécessité, pour celles et ceux souhaitant venir, d’apporter des instruments qui soient susceptibles d’être manipulés par des enfants – je me souviens d’ailleurs avoir maladroitement insisté là-dessus, laissant penser qu’il ne s’agissait de travailler qu’avec des enfants et que ces derniers seraient particulièrement peu soigneux. Les réponses des étudiant et des étudiantes nous amènent à découvrir que très peu disposent de plusieurs instruments de musique.

 
 

Partie II. La Création collective nomade aux Grandes Voisines

2.1     Ateliers aux Grandes Voisines

Joris Cintéro :

Le samedi 16 septembre 2023, après avoir récupéré une vieille guitare classique chez moi et la harpe électrique de Karine à Villeurbanne, nous nous rendons tous deux aux Grandes Voisines en voiture et arrivons en milieu d’après-midi, aux alentours de 15h30. Karine se gare sur le parking de l’entrée, à deux pas d’une sorte de guérite défraichie (vide ?) permettant de surveiller les allées et venues au centre d’accueil. C’est un peu loin du lieu où se déroulent les ateliers (il faut dire que la signalétique n’était pas très claire et que rien de l’extérieur n’annonce la Biennale Hors-Normes). Après un court appel téléphonique, Giacomo nous fait signe au loin de nous approcher et nous accueille.
 
Je rencontre pour la première fois les membres de l’Orchestre National Urbain, qui sortent alors d’une salle dans laquelle sont entreposés différents instruments. S’ensuit une visite « critique » rapide des lieux en compagnie de Giacomo. Nous découvrons un dédale de pièces, de portes, de couloirs et sommes informés rapidement de l’organisation du lieu. En effet, Giacomo connaît déjà bien l’endroit (l’Orchestre National Urbain est déjà intervenu dans les lieux) et a connu des tensions avec certains des acteurs et actrices qui y travaillent. Au cours de la visite, je comprends assez rapidement qu’il y a des difficultés de communication entre les acteurs (et leurs institutions respectives) quant à la gestion du lieu et qu’une partie des artistes présentes et présents dans le cadre de la Biennale Hors-Normes [BHN] ne sont pas « sur la même longueur d’ondes » que Giacomo.
 
J’ai l’impression d’un lieu labyrinthique qui peine à cacher les stigmates de son ancien usage (hôpital pour personnes âgées). Bien que certains couloirs soient bardés de peintures et d’œuvres en tous genres, que certains points extérieurs laissent percevoir une activité artistique (sculptures etc…), le lieu dégage une certaine froideur (néons, faux-plafond, peintures grisâtres, dalles fendues, etc…) typique des bâtiments administratifs, des maisons de retraite ou encore des hôpitaux. Certaines pièces paraissent un peu glauques et sentent l’humidité – c’est le cas de la salle de concert au rez-de-chaussée du bâtiment, qui se tient en lieu et place de l’ancienne chapelle du bâtiment. Pour ajouter à cette impression, Giacomo ajoutera durant la visite que les tables d’autopsie sont toujours présentes dans les sous-sols du bâtiment. On aperçoit au loin un stade de foot dont on peine à comprendre l’usage dans un hôpital gériatrique et des affiches présentant une installation qui doit s’y tenir. Je suis frappé à ce moment-là par la « valse » des clés qui accompagne cette visite, sensation probablement due à l’agacement dont fait part Giacomo vis-à-vis du fait qu’il soit nécessaire de fermer derrière soi « au cas où », « parce que certains réfugiés n’hésitent pas à se servir » ou parce que le matériel ne peut être surveillé en notre absence (et celle des membres de l’Orchestre National Urbain qui animent les ateliers).
 
Après un tour d’une bonne quinzaine de minutes où nous repérons où se déroulent les différents ateliers nous revenons au point de départ sous la sorte de barnum où l’équipe de l’Orchestre National Urbain nous avait accueilli un peu plus tôt. Il fait assez chaud, et Grégoire, le seul étudiant du CNSMDL ce jour-là, vient d’arriver.
 
Une fois la visite terminée, Giacomo souligne au détour d’une phrase la difficulté majeure de l’après-midi, difficulté que nous ne tardons pas à observer : personne ne s’est inscrit pour participer aux ateliers. Cette situation s’explique d’après lui du fait que les travailleuse et travailleurs sociaux intervenant sur le lieu n’ont pas relayé l’information aux usagers du lieu (en effet on n’a pas vu d’affiches pendant la visite et nous croisons des personnes travaillant sur le lieu qui ne sont pas au courant de la tenue d’ateliers musicaux), manque de communication s’expliquant lui-même par une brouille entre les porteurs de projet de la BHN et l’organisation du lieu – dont on apprendra un peu plus précisément, par la suite, la teneur. C’est donc sans aucun enfant/adulte, en dehors d’Omet – un usager du lieu qui n’est d’ailleurs pas initialement présenté/catégorisé comme un bénéficiaire du dispositif mais plutôt comme un membre à part entière de l’activité – que commence la journée.
 
En l’absence de public, les membres de l’Orchestre National Urbain ne se démontent pas et nous invitent à commencer à jouer, Karine, Grégoire, Omet et moi-même, en leur compagnie dans l’atelier sonore collectif (le laboratoire sonore de Giacomo).

 

2.2    L’atelier collectif « Laboratoire sonore » aux Grandes Voisines

Joris Cintéro :

Giacomo nous présente un atelier musical collectif similaire aux ateliers de groupe qui seront proposés par la suite au CNSMDL et à l’Université Lumière Lyon 2. Il s’agit d’une improvisation collective dirigée par un chef, officiant seulement par le biais d’un jeu de cartons colorés indiquant des intentions musicales particulières devant orienter le groupe improvisateur.
 
L’instrumentarium est le suivant :

– Instruments de « lutherie urbaine » : Spicaphone / Harpe-miroir [amplifiés]
– Instruments électroniques : (Korg monotribe/Kaosspad/Roland SP 404SX/MicroKorg)
– Pédales d’effet (Whammy avec Spicaphone)
– Microphone [amplifié]
– Instruments acoustiques (Caisse claire, guitare électrique, « baguettes chinoises » en guise de baguettes de batterie)

La console et les différents câbles qui permettent l’amplification des instruments ne sont pas utilisés comme moyens de jeu dans le dispositif.
 
Le jeu de cartons comprend 7 couleurs associées aux conventions décrites ci-dessus. À ce jeu de « code-couleur » s’ajoute la possibilité de faire varier le volume sonore du groupe improvisateur en signalant avec la main plus ou moins haute.
 
L’instrumentarium est ce jour-là disposé tout autour du chef ou de la cheffe. L’atelier se déroule dans une grande salle au lino vert, dotée de plusieurs baies vitrées (certaines occultées par des rideaux), donnant directement sur l’extérieur – permettant ainsi aux personnes qui passent de voir (et accessoirement d’entendre) ce qu’il s’y passe. Si elle n’est pas pour ainsi dire centrale dans l’architecture du centre d’accueil, cette salle se trouve néanmoins dans le passage des piétons et des voitures et donne sur plusieurs autres bâtiments – ce qui aura son importance pour la suite de la journée.
 
L’atelier démarre donc par le biais d’une explication de Giacomo qui en présente les différents aspects, mettant notamment l’accent sur le code couleur et les objectifs visés (travailler sur la matière sonore, libérer les éventuelles inhibitions de chacun, créer un espace d’égalité entre musicien·ne·s et non musicien·ne·s, etc…). Étant moi-même impliqué tout au long du dispositif, je ne sais pas tout à fait combien de temps chaque improvisation a duré. La seule chose que je sais c’est que les tours d’improvisation ont cessé une fois que tout le monde avait « cheffé » au moins une fois – certain·e·s répétant l’exercice plusieurs fois.
 
L’atelier débute. Tout le monde semble prendre beaucoup de plaisir à jouer de la sorte. Les remarques des personnes présentes tiennent essentiellement à la difficulté de se remémorer dans l’instant des conventions associées aux cartons colorés (j’ai dû attendre le 4ème ou 5ème tour pour m’aligner « correctement » sur les cartons), aux nuances proposées par le/la cheffe ainsi qu’au plaisir de jouer sur des instruments « exotiques » (la harpe-miroir et le spicaphone particulièrement). Presque chaque « tour » d’atelier se clôt par une discussion sur ce qui vient de se passer, discussion portant essentiellement sur des questions musicales (l’intention des chefs, les nuances etc…). Les premiers ateliers se passent « très bien » dans la mesure où il me semble que la majorité des personnes présentes sont rompues à l’exercice.
 
Durant les improvisations on voit parfois passer des groupes d’adultes, d’enfants, de parents qui pour certains s’approchent discrètement de la salle – feignant pour la plupart ne pas être vus. C’est au gré de ce flux qu’un homme d’une petite quarantaine d’années, accompagné de sa fille d’environ 5 ans se joignent à nous. Assez réservé, il déclare dès le début venir « pour sa fille », qui semble particulièrement heureuse et enjouée au moment où les membres de l’Orchestre National Urbain l’invitent à se joindre à l’improvisation collective. L’enfant participe à plusieurs « tours » d’atelier accompagnée par différentes personnes (qui la mettront sur un fauteuil pour qu’elle puisse jouer sur le Microkorg par exemple ou recadreront son jeu vis-à-vis des cartons colorés) et le père endossera le rôle du chef une fois – en plus de participer à quelques tours d’atelier lui-aussi. D’abord réticent au fait-même de participer (il comptait seulement regarder sa fille), il se joint à nous à la demande de Giacomo et se « détend » peu à peu, sans qu’il témoigne pour autant d’une forme de lâcher prise (que j’interprète par le fait que les participants se prêtent totalement au jeu et qu’ils se trouvent par moments dépassés par celui-ci). Le père et sa fille quittent la pièce après plusieurs tours d’ateliers, visiblement heureux d’y être passés.
 
Une fois la salle fermée nous passons dans la pièce adjacente dans laquelle se tient un atelier d’improvisation au violoncelle et de peinture.

 

2.3    Atelier violoncelle peinture aux Grandes Voisines

Joris Cintéro :

L’atelier violoncelle-peinture est dirigé par Selim Penaranda (pour le violoncelle) et une personne (pour la peinture) dont j’ai oublié le nom (dont j’apprendrais par la suite qu’elle remplaçait Guy Dallevet, absent ce jour-là). Il se déroule dans une salle, grande mais assez encombrée de cartons, de peintures, de sculptures et d’objets divers.
 
L’organisation de l’atelier est assez simple. On a d’un côté Selim avec 3 violoncelles (un acoustique et deux électriques amplifiés) et de l’autre l’intervenante peinture avec un ensemble de feuilles, de peinture acrylique, de cartons pour l’étaler et de tenues de protection qui sont visiblement usées – la pièce semble utilisée très souvent pour réaliser des activités de ce genre, en témoignent les nombreuses peintures affichées aux murs et les tâches de peinture dans l’évier. Dans le même esprit que les productions qui suivront le reste de la semaine, ce dispositif consiste dans une interaction entre les groupes qui peignent et les groupes qui font du violoncelle. L’atelier se termine par des improvisations individuelles au violoncelle au départ d’un support peint par l’interprète.
 
L’activité violoncelle dirigée par Selim s’organise toujours de la même manière.

1. Présentation de l’instrument et du dispositif.
2. « Tâtonnement » à l’instrument.
3. Improvisation dirigée avec code couleur. Cette activité nécessite au moins deux personnes
    qui jouent, (dont Selim parfois) et une personne qui dirige.

Selim présente dans un premier temps le violoncelle en jouant quelques notes et soulignant de façon récurrente qu’il n’y a pas de bonne position pour en jouer, que l’essentiel c’est d’être à l’aise en jouant. Dans ce sens, il n’hésite pas à montrer des positions que l’on pourrait qualifier d’hétérodoxes vis-à-vis de la représentation commune du jeu au violoncelle qui est associée à une position dite « classique » (l’instrument se tient entre les jambes, les pieds à terre, le manche de l’instrument reposant sur l’épaule). Il met, à dessein, les pieds sur les bords du violoncelle, montrant qu’il est possible de procéder ainsi pour en jouer. Même chose du côté de l’archet qu’il propose de tenir de plusieurs manières différentes soulignant, comme il le fera plus tard au CNSMDL, que « ça peut se tenir comme une poignée de porte ». Il n’empêche pas, toutefois, les personnes présentes de tenir l’instrument et l’archet de façon « conventionnelle ». Une fois ce « rituel » de présentation accompli, il laisse les participants explorer sur le violoncelle tout en présentant la suite de l’atelier qui consiste en une improvisation avec une autre personne.
 
La personne qui « cheffe » durant l’atelier alterne au fur et à mesure de l’avancement de ce dernier. Le code utilisé est le même que dans l’atelier précédent.
 
De l’autre côté de l’atelier, on trouve la peinture, qui s’organise de façon tout aussi récurrente. L’encadrante présente la tâche à réaliser, c’est-à-dire peindre une toile en s’imprégnant de l’ambiance sonore créée du côté des violoncellistes et ceci à l’aide d’un bout de carton, permettant de réaliser, comme le montre l’encadrante, des formes circulaires pluri-colores. En somme il s’agit de verser quelques gouttes de peinture (une ou plusieurs couleurs) sur la toile, et d’étaler avec le support cartonné la peinture sur une feuille en réalisant des sortes de spirales.
 
Le lien entre les deux parties de l’atelier ne semble pas évident pour tout le monde, en témoignent, lors d’une pause dans le violoncelle où je jette un œil à l’autre partie de l’atelier, certain·e·s peintres ne prêtant aucun cas à la musique (ce qui n’est pas tout le temps vrai puisque les silences trop longs amènent les peintres à parfois gentiment râler de l’absence de musique pour peindre). Je prends quelques photos de l’atelier.
 
L’atelier se termine par une série d’improvisations individuelles sur le violoncelle, réalisées à partir d’un support visuel, c’est-à-dire la peinture réalisée plus tôt dans l’atelier. Personne parmi ceux et celles habitant le lieu ne viendra nous rejoindre durant le dispositif. Nous décidons de faire une pause après une petite heure de travail collectif.

 

2.4    Atelier trombone aux Grandes Voisines

Joris Cintéro :

La pause est l’occasion de s’allumer une cigarette, de boire un peu d’eau et de discuter plus généralement des dispositifs proposés et de l’absence de public. Si l’ambiance est très amicale, je sens tout de même une forme de déception chez les membres de l’Orchestre National Urbain. Je me dis aussi à ce moment-là qu’en effet, mobiliser autant de monde sur deux jours pour si peu de public constitue une perte de temps et d’argent considérable. On disserte un peu sur le lieu, ses défauts (on y serait logé par « ethnie ») et sur le fait qu’en dehors de son esthétique hospitalière, on n’y semble pas si mal accueilli que ça. On mentionne l’existence d’un bâtiment dédié aux femmes seules, public difficile à convier aux activités selon Giacomo, ces dernières ayant vécu des parcours migratoires traumatiques. Tout le monde y va de sa petite anecdote, surtout celles et ceux qui connaissent déjà le lieu.
 
L’après-midi avançant, Odenson Laurent, jeune membre de l’Orchestre National Urbain joue quelques notes au trombone. Ces notes ont l’effet d’un appel. Plusieurs enfants se rapprochent, timidement d’abord puis de façon plus directe ensuite. Ils et elles veulent jouer et nous le font savoir. Giacomo et Sébastien se précipitent pour récupérer les trombones qui avaient été entreposés dans une pièce du bâtiment. La scène donne l’impression qu’on est pris de court, le « public » afflue enfin, il s’agirait de ne pas louper le coche.
 
Les étuis des trombones arrivent et sont posés à la va-vite à terre. Le moment est assez intéressant dans la mesure où nous nous mettons toutes et tous (qui ont participé des ateliers précédents) progressivement à « cadrer » cet atelier qui prend forme. Ici on désinfecte les embouchures à l’alcool, là on montre à un enfant comment s’attrape et se tient le trombone, à côté on fait patienter celles et ceux qui attendent leur tour.
 
Odenson prend la main de l’atelier, parle fort (il faut dire que les enfants sont nombreux et pressés de jouer) et donne à voir comment on souffle dans l’embouchure du trombone. La majorité des enfants y arrivent. Il propose une série d’exercices/jeux où il s’agit d’abord de souffler fort une fois. Les enfants s’exécutent avec succès, rient et réessaient sans attendre l’invitation d’Odenson. Le volume sonore augmente rapidement, les enfants semblent emballés par l’activité. Odenson propose ensuite de jouer avec la coulisse. Certains enfants font tomber la coulisse (il faut dire que dans certains cas, les trombones sont aussi grands que celles et ceux qui les jouent), ce qui entraîne les rires des autres et l’impatience de ceux qui attendent leur tour – certains viennent alors en aide à leurs camarades en tenant la coulisse. Les enfants semblent visiblement très heureux de l’expérience qu’ils viennent de vivre. De nouvelles têtes qui font leur apparition : plusieurs femmes commencent à arriver et certaines se penchent aux balcons pour voir ce qu’il se passe.
 
Rebelote, on nettoie les embouchures, on donne quelques informations aux enfants sur la façon de tenir le trombone (chacun y va un peu de son conseil), on fait patienter celles et ceux qui passeront après, on invite les femmes qui viennent d’arriver à tenter l’expérience. On se partage les rôles pour y arriver : Karine est par exemple invitée à convaincre une habitante des lieux de se joindre à l’exercice, ce qu’elle parvient à faire.
 
Il est intéressant de noter que si en dehors d’Odenson, personne ne « joue » du trombone (du moins personne ne se catégorise comme étant « tromboniste ») tout le monde s’autorise le fait de montrer aux enfants comment on souffle dans l’embouchure, comment réaliser le mouvement des lèvres permettant d’y arriver ou de montrer comment se tient l’instrument – par exemple dans l’entre deux à celles et ceux qui attendent ou directement à celles et ceux qui sont en train de participer à l’atelier.
 
Après plusieurs passages, l’atelier s’arrête et les membres de l’Orchestre National Urbain échangent avec les femmes et les enfants présents pour les prévenir de la journée du lendemain et de la poursuite des ateliers.

 
 

Partie III : le projet de Création Collective Nomade au CNSMD de Lyon

3.1    Les réunions dans le cadre du projet

Jean-Charles François :

Avant de commencer les ateliers de chaque journée, l’équipe de L’Orcherstre National Urbain a l’habitude de se réunir afin de (re-)définir le contenu de la journée à venir, à partir d’un bilan des actions qui ont directement précédées.

Giacomo Spica Capobianco et Sébastien Leborgne :

Premier temps, « Réunion d’équipe » :

Le directeur artistique (Giacomo Spica Capobianco) fait un point avec tous les artistes intervenants de l’Orchestre National Urbain. Ces réunions permettent d’évaluer les ateliers collégialement afin de faire évoluer le projet. Ces moments de discussion permettent d’échanger sur les évolutions, les contraintes, les difficultés rencontrées.

Afin de proposer le programme de la journée, un point préalable est prévu et permet de s’adapter aux situations vécues au jour le jour.

Deuxième temps, « Réunion d’équipe avec les stagiaires » :

Chaque matin un moment de discussion est programmé avec tous les stagiaires.

Ce moment et évidemment important étant donné qu’aucun niveau de sélection n’est requis au préalable, autant sur un plan technique que sur un plan social, les stagiaires vont être sujet à travailler collectivement.
Il est important que les uns aillent vers les autres pour une rencontre plus constructive vers une réflexion de création improbable.

L’intérêt est de faire comprendre au stagiaire qu’il est au service du projet au sein d’une création collective.

Tous les ateliers sont filmés.
Il est important d’avoir un support vidéo de chaque atelier afin que tous les membres de l’équipe de l’Orchestre National Urbain découvrent le travail de l’autre. Cela permet de faire évoluer le projet.

Jean-Charles François :

Par exemple, voici la description d’une telle réunion qui s’est déroulée lors de la deuxième journée d’ateliers au CNSMDL, le matin du 19 septembre 2023. Cette réunion regroupe l’équipe de l’Orchestre National Urbain et celle de la Formation à l’Enseignement de la Musique du CNSMDL.
 
Giacomo fait part des problèmes rencontrés au Centre d’accueil des Grandes Voisines. Il semble que les personnels encadrants du centre n’ont pas très bien organisé la venue du l’Orchestre National Urbain. Apparemment peu d’information a été donnée aux réfugiés, en conséquence il a fallu que les membres de l’orchestre se mettent à jouer dans la cour pour accueillir les personnes qui passaient et les inviter à participer. Ce sont surtout des enfants et les mères de ces enfants qui ont participé. En conséquence seulement un réfugié a pu venir participer aux journées de rencontre au CNSMDL. Giacomo résume les objectifs de la journée qui consiste à la possibilité de se prendre en main à partir d’éléments à travailler qui sont nouveaux pour les étudiants. C’est la raison pour laquelle ils n’ont pas le droit d’utiliser leur propre instrument. Pour Giacomo, on n’est pas là pour dicter des comportements mais pour se mettre en situation d’une recherche collégiale en vue de se projeter dans des pratiques à faire avec tout public.

 

3.2 L’atelier « laboratoire sonore » au CNSMDL

Jean-Charles François :

La séance du matin du 19 septembre 2023 se déroule dans la salle de musique d’ensemble qui comporte une estrade. Un large espace sur la scène est organisé avec une série de stations instrumentales (instruments traditionnels, simples instruments construits, instruments électroniques, voix amplifiée) comme décrit ci-dessus. Un espace en dehors de cette estrade est réservé à la danse. Les étudiants sont partagés en trois groupes. Ceux ou celles qui ne participent pas à la performance d’un groupe sont assis par terre ou sur des chaises en dehors de ces deux espaces.
 
La séance commence par un échauffement du corps de 10 minutes animé par Sabrina Boukhenous. Elle est membre de l’Orchestre National Urbain, comédienne, directrice d’acteur et technicienne son-lumière. Son rôle dans l’Orchestre est de prendre en charge le corps en mouvement et le spoken word. L’échauffement se déroule dans la bonne humeur et le plaisir de faire : frottements de mains, exercices de respiration, mettre en action les différentes parties du corps, sauter, etc.
 
La première partie du matin (9h20-10h45) se déroule dans la salle d’ensemble, dans la configuration décrite ci-dessus. Les activités expérimentées lors des différents ateliers qui se sont tenus la veille (le 18 septembre) et qui ont été suivis par toutes et tous, sont maintenant regroupées dans un seul ensemble : jeu sur divers instruments, voix amplifiée et corps en mouvement. Il y a trois groupes d’une quinzaine de personnes qui se succèdent sur l’espace de l’estrade et utilisant aussi l’espace de la danse, pour expérimenter des situations avec une personne dirigeant à l’aide des cartons de couleur. Les temps de séquences de performance varient de 2 minutes à 4 minutes. Elles sont suivies à chaque fois d’une courte période (entre 4 et 10 minutes) pour exprimer des réactions, des sentiments ou proposer des actions, parfois soulever des questions importantes. À chaque fois la direction de l’ensemble et les différents rôles changent librement, les danseurs devenant instrumentistes, la voix parlée est assumée par quelqu’un d’autre, etc.
 
Un des aspects spécifiques du dispositif est la présence des textes écrits lors des ateliers, lus à haute voix à travers le microphone placé sur scène à cet usage. Selon les consignes données par Giacomo, la voix n’a pas à suivre les codes couleur, mais déroule son débit en solo, selon le choix de celle ou celui qui le lit. La difficulté principale est de pouvoir entendre clairement la voix parlée, soit que les protagonistes n’ont pas l’habitude du micro, soit qu’ils manquent d’assurance ou d’énergie, soit encore que le niveau sonore des instruments reste trop fort, le regard porté sur les cartons de couleurs ne permettant peut-être pas une écoute immédiate de ce que font les autres. Giacomo assez tôt dans la séance montre au micro comment la voix doit s’engager plus franchement. Lors de la période de jeu du groupe 3, à un moment donné, il est décidé de ne pas utiliser les codes couleur, mais de se baser uniquement sur la voix avec la nécessité de pouvoir comprendre le texte, la voix devenant le chef d’orchestre. Après avoir essayé cette idée, un court débat a lieu sur des notions d’improvisation : la nécessité de l’écoute, la question des réactions par rapport aux énergies en présence, par rapport aux propositions, l’idée de laisser la place aux autres, notamment au texte. À la fin de cette première partie de matinée, une situation est expérimentée avec 3 personnes à la voix lisant leur texte.
 
La présence des textes, donne à plusieurs reprises l’occasion de soulever la question de l’engagement physique (notamment par Giacomo) et vis-à-vis du sens qu’on met dans le texte. Il est bien sûr très difficile de s’engager de manière immédiate dans une activité qu’on fait pour la première fois, lorsqu’on ne sait pas où cela va mener. Mais la difficulté de l’engagement chez les étudiants provient aussi du fait qu’on n’adhère pas (encore) à quelque chose trop éloigné des valeurs esthétiques qu’on défend au quotidien dans le conservatoire. Les comportements induits par la musique savante européenne écrite sur partition impliquent à la fois un engagement profond des compositeurs dans leurs projets esthétiques, et au contraire un détachement assumé des interprètes appelés à jouer une diversité d’esthétiques. On pourrait dire que dans ce contexte, l’engagement de l’interprète ne se fait qu’au moment de prestation en public, dans une posture où, comme chez les acteurs de théâtre, l’engagement approprié est « joué ». Dans ce contexte, on n’a pas l’habitude de se lancer corps et âme dans n’importe quelle activité sans auparavant avoir pu mener une réflexion à son sujet, l’esthétique n’est donc pas un engagement mais un jeu. L’engagement des interprètes du secteur qu’on appelle « classique » se manifeste surtout vis-à-vis de la manière d’envisager la production sonore et par là, leur identité principale est tournée vers leur instrument ou leur voix. Le corps de l’être humain occidental tend à être déconnecté de la signification, le corps doit construire la signification par le biais de contextes particuliers, avec le risque de ne pas accéder à un état plus fondamental dans lequel le corps assume et croit en sa propre production de signification. Or il existe beaucoup de pratiques musicales (et de danse) où l’engagement des performers n’est pas séparé des conditions de production et où la signification est fondamentale dès le départ, c’est-à-dire à tous les niveaux de compétence. C’est le cas notamment des pratiques musicales de l’Orchestre National Urbain et au sein des actions qu’il mène dans les quartiers défavorisés.
 
Certains étudiants ont décidé d’être présents aux séances, mais de ne pas participer aux pratiques proposées et d’être là en observateurs. C’est une infime minorité, 2 ou 3 parmi la cinquantaine de présents. Giacomo avait bien spécifié qu’il était permis d’avoir cette attitude, qu’il n’y avait pas d’obligation à participer à l’action. Pourtant l’un d’entre eux a rejoint le groupe actif au moment où ont été essayées des improvisations non basées sur les codes couleur et sans la présence d’un chef, en suivant les évolutions d’un texte ou en se laissant influencer par la danse. Il a pris la guitare électrique posée à l’horizontal, l’a accordée selon la norme et s’est mis à la jouer dans la position habituelle du jeu à la guitare.
 
Pour la danse, les termes de « mouvements du corps » sont souvent utilisés pour bien marquer qu’il s’agit d’une part de déplacements libres dans l’espace et d’autre part qu’il n’y a pas une ambition artistique à caractère technique qui empêcherait la participation immédiate de toute personne présente. La danse n’est pas utilisée pendant la première partie du groupe 1, puis petit à petit prend plus d’importance. Très vite on voit la nécessité pour le chef ou cheffe de voir la danse (autant que d’écouter les instruments) pour influencer les décisions de changement de couleur. Avec le groupe 3 (après l’expérimentation de suivre le texte) il est décidé que la musique soit influencée par la danse plutôt que de suivre les codes couleur. Comme dans le cas du texte, cet essai suscite un débat sur les rapports danse-musique : sont abordées les questions de l’imitation en miroir, des conditions de suivi collectif des musiciens, du risque de l’empire d’un domaine artistique sur un autre et de la nécessité d’une communication qui circule. Une idée est proposée : une improvisation où tous ces axes de travail se mélangent.
 
Concernant la présence d’une personne qui dirige avec les cartons de couleur, la pratique effective soulève au fur et à mesure plusieurs questions. Un des aspects importants est qu’à chaque séquence de jeu, il y a une nouvelle personne qui dirige, il n’y a donc pas l’écueil du développement de « spécialistes » de cette activité, et il y a une distribution démocratique des différents rôles. Mais ce dispositif précisément tend à renforcer la représentation générale qu’ont les personnes présentes du pouvoir dominateur du chef d’orchestre. Aussi, ceux et celles qui en assument le rôle, ont tendance à surinvestir le pouvoir qui leur est donné : il ne s’agit pas seulement de montrer des codes couleur et d’indiquer des niveaux d’intensité sonore, il s’agit par des attitudes corporelles exagérées de faire passer des informations aux instrumentistes pour qu’elles soient respectées, on est rapidement dans une situation similaire au « sound painting ». Ce surinvestissement de et sur la personne du chef, résulte dans la domination de l’œil sur l’oreille, avoir à regarder constamment le chef empêche de se concentrer à la fois sur sa propre production et sur l’écoute de la production des autres.
 
La dualité oralité-écriture est un élément très important qui se joue dans le contexte du CNSMD et des formes musicales qui en définissent les contours. Mais l’enjeu paraît tout à fait différent s’agissant de contextes dans lesquels toute personne (quel que soit son niveau de compétences et son origine sociale) peut accéder de manière quasiment immédiate à des pratiques musicales artistiques. Dans ce cas, il convient pour y parvenir de manière convaincante d’inventer des mécanismes très précis. Vers la fin de cette première partie de matinée, Giacomo rappelle le contexte pédagogique du travail en cours : la difficulté est de faire des choses dans des contextes de culture défavorisés, ou dans le cas de la rencontre entre différentes cultures. Comment construire des activités qui dès le début offrent la possibilité de se confronter à des enjeux fondamentaux mais de manière accessible, comment faire construire par celles et ceux qui participent leurs propres situations significatives. L’accès à des comportements actifs priment au début sur toute considération de qualité artistique ou de comportements normalisés. Les codes couleur et la présence d’une personne qui les manipule pour donner une forme à la performance assurent dans tous les contextes un accès rapide à une pratique effective, dans laquelle les enjeux artistiques ne sont pas du tout réglés, mais qui pourtant sont déjà inscrits dans le contenu de l’action.

 

3.3 L’atelier Human Beat-Box

Joris Cintéro :

La journée du 16 septembre (aux grandes Voisines) se clôt par le biais de l’atelier de Sébastien Leborgne (Lucien16), centré sur le Human beat-box. Sébastien est membre de l’Orchestre National Urbain et artiste rap, spoken word.
 
L’atelier se déroule dans une salle à l’intérieur du bâtiment. La salle est particulièrement petite et se trouve dans le passage d’un couloir, en face de plusieurs ascenseurs : il y a un peu de passage.
 
L’atelier mobilise assez peu de matériel : quelques feuilles de papier, une console, un looper, un micro ainsi qu’une enceinte permettant d’amplifier le tout.
 
Sébastien décrit le déroulement de son atelier. Il commence par expliquer le principe du Human beat-box. Pour ce faire, il dessine sur une feuille plusieurs instruments. On voit une grosse caisse, une caisse claire ainsi qu’une cymbale charleston. Il montre directement le son qui peut être associé à chacun des éléments dessinés sur la feuille en les pointant du doigt. Il met ensuite en pratique ce qu’il dit en enregistrant une boucle de beat-box.
 
Par la suite il demande aux participants de l’atelier (qui sont essentiellement des membres de l’Orchestre National Urbain et du CNSMDL) de réaliser une boucle eux-mêmes. Durant les ateliers un groupe de 3 enfants s’arrête pour écouter ce qu’il se passe. Sébastien les invite à essayer à leur tour de produire une boucle avec le looper. Les enfants rient semblent gênés mais s’exécutent néanmoins. Il en profite pour leur demander s’ils sont disponibles le lendemain pour participer à l’atelier. Cet atelier se déroule dans un temps particulièrement limité au regard des précédents, donnant à voir la plasticité du dispositif mis en œuvre par les membres de l’Orchestre National Urbain – ainsi que les difficultés, visiblement, régulières auxquelles se heurte le collectif.

 

Jean-Charles François :

Pendant la deuxième partie de la matinée du 19 septembre (au CNSMDL), j’ai assisté à un atelier de « Human beat-box » animé par Sébastien Leborgne (Lucien 16’s).
 
L’agencement technique du studio au CNSMDL consiste en un micro pour amplifier la voix du soliste, avec une machine qui permet l’échantillonnage des sons produits et la mise en boucle, pour créer des rythmes répétitifs, avec possibilité de superposer les échantillonnages de productions vocales. Plusieurs micros sont à disposition pour pouvoir enregistrer plusieurs voix en même temps.
 
L’introduction par Sébastien définit le contexte de production de rythmes par l’imitation vocale de sons de batterie (beat box) sur lesquels on va pouvoir parler un texte.
 
La première expérimentation concerne l’imitation à la voix de sons de grosse caisse, de charley, de caisse claire, et de les enregistrer pour les mettre en boucle. On crée une boucle sur laquelle les participants peuvent ajouter une autre production vocale pour former une nouvelle boucle.
 
La situation suivante décrite par Sébastien concerne a) l’élaboration d’une boucle rythmique avec 4 vocalistes ; b) puis le placement du texte sur cette structure rythmique. Sébastien dit que les étudiants doivent réaliser cette tâche en complète autonomie, il n’est là que pour répondre à des questions éventuelles. La réalisation de la boucle se fait assez facilement sans qu’il y ait beaucoup de temps pour essayer plusieurs exemples. L’ajout du texte sur la boucle inventée pose plus de problème, car les participants lisent leur texte sans inflexions rythmiques, indépendamment du contenu de la boucle. Sébastien suggère que la boucle beat box corresponde au caractère du texte et non l’inverse : « vu que ce texte est un rêve », la beat box doit refléter cette atmosphère.
 
Nouvel essai d’élaboration d’une boucle beat box à cinq voix superposées. Une étudiante dit son texte sur la boucle. Elle tente de faire corresponde son texte au caractère rythmique de la beat box. Sébastien fait remarquer que l’enjeux principal n’est pas de correspondre au rythme de la boucle, mais de « s’imposer sur le rythme ». Le spoken word consiste à ne pas se soumettre au rythme de base, mais d’être guidé par l’émotion juste et vraie. L’étudiante refait la lecture de son texte sur la boucle, mais s’arrête assez vite.
 
Quelqu’un demande s’il est possible de chanter le texte. Réponse de Sébastien : « tu peux faire ce que tu veux ». Une étudiante essaie alors de parler son texte et de le chanter en partie.
 
En observant cet atelier, il apparaît clairement que le problème principal des étudiants du CNSMDL dans ce projet se trouve dans cette activité très nouvelle pour eux et elles d’avoir à écrire un texte et surtout de le parler avec un accompagnement rythmique.

 

3.4 Restitution du travail des ateliers dans la cour du Conservatoire.

Jean-Charles François :

Dans l’après-midi du 19 septembre, une restitution du travail réalisé dans les ateliers a été proposée à l’ensemble de la communauté du CNSMDL, dans la cour intérieure juxtaposant la salle de concert. Un dispositif de diffusion des sons amplifiés avait été installé et l’espace était organisé de manière similaire à ce qu’on avait eu dans la salle de musique d’ensemble, une combinaison regroupée d’instruments autour d’une voix, un espace pour les mouvements de danse et les productions de peinture exposées à même le sol. Le public (peu nombreux en dehors des participants eux-mêmes) était assis sur les marches devant le bâtiment de la salle de concert.
 
Les trois groupes proposent des performances dans lesquelles il y a des musiciens, des danseurs et des « déclameurs » de texte avec souvent un changement de rôle au milieu. Dans l’attitude des performers, il y a un effet de compensation du fait que la production encore trop expérimentale ne correspond pas aux critères d’excellence artistiques en usage au CNSMD. Il s’agit semble-t-il de montrer a) le plaisir de faire une activité non conventionnelle, b) d’accentuer le côté énergique de l’expérience, c) de montrer qu’on est dans une situation de divertissement dans laquelle on peut se contenter de n’être engagé qu’à moitié et d) parfois de faire ressortir le caractère ironique par rapport à cette situation d’inconfort. Il n’y a pourtant aucune agressivité dans ces attitudes vis-à-vis de ce qui a été proposé, mais plutôt un problème de positionnement vis-à-vis de la communauté dans laquelle la restitution est proposée.
 
Dans le groupe 2, un chef très « compositeur » développe une forme qui met en scène des éléments dans une sorte de narration qui permet au texte d’émerger. Grâce à ce savoir-faire « maison », on se rapproche plus de ce qui pourrait éventuellement être accepté par l’institution comme artistiquement valable.
 
Lors de cette restitution, à un moment donné, une professeure du CNSMD est venue dans la cour pour manifester avec véhémence son désaccord avec ce qui était proposé et notamment le niveau sonore de l’amplification qui l’empêchait de faire cours.
 
En dehors de l’équipe de la FEM, partenaire du projet, aucune représentation de la direction du CNSMD n’était présente lors de cette restitution. Le directeur est pourtant très favorable au développement de ce type de projet.

 

3.5 Journée de bilan du projet le 10 octobre au CNSMD de Lyon

Jean-Charles François :

Une journée de bilan du projet a été organisée au CNSMD de Lyon avec les personnes qui ont participé en tant qu’encadrants du projet et les étudiants de la FEM.

 

A) Réunion de bilan des encadrants de l’Orchestre National Urbain/Cra.p
et du CNSMD de Lyon

La matinée a commencé avec une réunion de l’équipe d’encadrants, pendant que les étudiants et étudiantes se sont réunies séparément dans des petits groupes 4 ou 5 pour préparer ce qu’ils allaient dire lors de la séance générale de retour d’expérience. Étaient présents à la réunion de l’équipe : pour le Cra.p, Giacomo Spica Capobianco et Sébastien Leborgne ; pour le CNSMD Karine Hahn, Joris Cintéro, Guillaume Le Dréau ; et moi-même, Jean-Charles François en tant qu’observateur extérieur pour PaaLabRes.

Voici en vrac les questions posées lors de la réunion :

  1. Quels sont les aspects formatifs du projet pour les étudiants et à travers quelles problématiques ?
  2. Quels sont les enjeux du projet ?
  3. Penser l’après projet : d’autres partenariats avec l’Orchestre National Urbain ou d’autres cadres ?

Les étudiantes et étudiants ont eu à se confronter de manière pratique à des enjeux musicaux pensés dans une continuité avec des contextes sociaux et politiques. Ils et elles ont dû manipuler, fabriquer des sons dans des situations de transversalité et de transdisciplinarité, c’est-à-dire en se confrontant à des matériaux musicaux inconnus, à envisager des pratiques impliquant plusieurs domaines artistiques simultanément, et à rencontrer des cultures différentes de leur environnement social et artistique. Leurs représentations esthétiques ont été remises en question par ces diverses approches. Les aspects pédagogiques du projet étaient centrés sur l’expérimentation de pratiques musicales ouvertes à tous et toutes quelles que soient les capacités, sur l’invention de dispositifs en vue de la rencontre avec l’altérité. Les deux questions essentielles ont été : comment faire faire de la musique ensemble avec tout public ? Et qu’est-ce que c’est exactement de monter un projet dans des lieux et des circonstances déterminés ?
 
Deux réflexions critiques apparaissent dans le cours de cette réunion :

  1. Le problème de la valse des étiquettes prévalentes dans chaque milieu culturel qui classifient une fois pour toute les pratiques, soit pour les porter aux nues, soit plus souvent pour les considérer comme non digne d’intérêt, soit encore pour les rationnaliser pour mieux les contrôler dans l’ordre dominant des choses. Comment dans les rencontres transversales, trans-esthétiques, envisager des situations où une certaine indétermination des matériaux va pourvoir faire émerger des terrains esthétiques nouveaux et communs aux diversités en présence ?
  2. Le problème du tourisme intellectuel et artistique est prévalent aujourd’hui dans beaucoup de programmes d’enseignement supérieur au nom de l’accès à la diversité du monde. Les expériences de cette diversité se multiplient dans le cours d’une formation sans qu’il y ait assez de temps pour approfondir les contours d’une seule situation. L’enrichissement culturel va souvent de pair avec une incompréhension des enjeux majeurs des diverses pratiques. Comment dans des situations de temps limités sortir de cette difficulté ?

L’Orchestre National Urbain a comme cahier des charges le « tutorat », il est ouvert en permanence à des demandes de formation et de développement de projets ou de lieux.

 

B) Bilan avec les étudiantes et étudiants du CNSMD

Chaque groupe d’étudiants présente tour à tour les conclusions de leur réflexion. Le groupe d’étudiantes et étudiants ayant été présent aussi à l’Université Lyon II prendra la parole en dernier. Dans l’ensemble la tonalité des retours est en très grande majorité très positive, les objectifs artistiques, sociaux et politiques d’une telle action sont bien compris et les mises en pratiques ont été vécues de manière significative. Voici les différents éléments qui ont été exprimés :

  1. L’idée de désacraliser l’instrument de musique. L’instrument n’est plus considéré comme une entité spécialisée, mais plutôt comme un objet comme un autre susceptible de produire des sons. L’accès immédiat de tous à la production sonore permet une mise en situation de tous les enjeux présents dans la pratique musicale, que ce soit du côté des techniques de production que des questions artistiques. La nécessité de produire une musique à partir de matériaux qu’on ne maîtrise pas au premier abord permet de sortir des logiques d’expertise et met tous les participants à un niveau égal de compétences. Pour un des étudiants, on est proche des démarches de l’art brut et de Fluxus. Cela devrait permettre les rencontres effectives entre participants d’origine différente. Les instruments bricolés (ou le bricolage des instruments) permettent d’envisager une façon différente de considérer la matière sonore, le timbre, l’utilisation de sons généralement considérés comme étrangers au monde de la musique.
  2. Déclamer un texte avec les instruments. Cet aspect est sans doute l’élément le plus difficile à réaliser pour des spécialistes de musique instrumentale. Le « Human beat-box » est vécu comme l’activité qui suscite le plus l’invention de matières sonores par le biais de simples rythmes.
  3. L’improvisation à partir de consignes simples à réaliser. C’est ce qui rend possible d’être maître de sa propre production. C’est un moyen de s’approprier l’improvisation de manière décomplexée. Cela crée une dynamique de la production immédiate découplée des préoccupations de ne jouer que ce qui est complètement maîtrisé.
  4. Les logiques de l’amplification sont ce qui est le plus mal connu des étudiants du CNSMDL, cette première approche a été très appréciée.
  5. Le rôle de la direction d’orchestre : il faut oser assumer ce rôle pour contrôler la forme générale d’une improvisation, dans les perspectives de construire une composition instantanée. Pour une partie des étudiants/étudiantes, la présence du chef est un obstacle à l’improvisation qui implique une responsabilité individuelle et demande à être abordée de manière moins urgente pour permettre l’établissement de dialogues sans passer par l’autorité du chef ou de la cheffe.
  6. L’idée de faire des choses immédiatement avant toute réflexion est un élément important des pratiques qui ont été proposées. Il y a l’urgence de se mettre à faire des choses sans se poser de questions, de faire ce qu’on ne maîtrise pas encore avant d’envisager les moyens à employer pour y arriver.
  7. Un aspect important du projet est d’encourager la participation du public, comme ce qui s’est passé à la fin du concert de l’Orchestre National Urbain (à l’Université Lyon II) où tout le monde s’est mis à danser dans l’amphithéâtre de l’Université.

Parmi les problèmes soulevés par le projet, certains ont noté une organisation du temps qui a paru parfois trop lente et parfois trop courte. L’ennui ou la frustration est à l’origine d’une certaine fatigue. Il y a une inquiétude au sujet de la notion de « travail », induit par cette situation d’immédiateté du faire qui peut instiller l’idée d’une dévaluation très forte de la notion d’art. Une étudiante fait part de sa frustration devant les niveaux d’amplification trop forts et l’absence de sons consonants, qui résultent en une grande fatigue chez elle. Plusieurs personnes ont noté l’absence de relations entre l’atelier de peinture et la musique.

Le problème de la restitution dans la cour du Conservatoire a fait l’objet d’un vif débat. La situation allait complètement à l’encontre de la culture dominante de l’institution vis-à-vis d’une grande exigence d’excellence dans toute prestation. En plus la restitution utilisait des moyens de production musicale très peu en usage au sein de l’institution, dans un style indéfini par rapport aux contextes en vigueur. Les niveaux d’amplification rendaient impossible d’ignorer cet évènement dans les moindres contours du Conservatoire. Les étudiants étaient donc placés devant l’obligation de faire quelque chose qui allait entrer directement en conflit avec la communauté alentour et qui risquait de les disqualifier. Beaucoup des participants se demandent si cette idée de restitution était vraiment nécessaire à la conduite générale du projet. Les étudiants ont dû faire face aux nombreux commentaires ironiques de leurs collègues présents à la restitution. Une phrase a été retenue à ce sujet : « Les ploucs de la cour ! ». D’autre termes avaient été prononcés comme celui de « dégénérés » aux connotations historiques plus inquiétantes. Une médiation était peut-être nécessaire auprès du public avant la restitution en vue d’expliquer la situation et son contexte pédagogique.

Dans les réponses apportées par les membres de l’encadrement du projet la nécessité de rendre public une activité peu commune dans les pratiques du Conservatoire reste d’une importance capitale, ce n’est pas une question générale qu’il conviendrait de balayer sous les tapis de l’anonymat, mais quelque chose qui a besoin d’être mise « sur la table » des réflexions actuelles sur l’art et de sa transmission à tous les publics.

Pour Giacomo la restitution au CNSMD n’était pas prévue au départ, mais l’impossibilité d’avoir tous les étudiants présents à Lyon II pour la restitution générale du projet a changé la donne. Il comprend la frustration des personnes présentes au niveau « art », mais il convient de déplacer le problème du côté de la légitimité des activités proposées. Pour lui, la question est de savoir comment les institutions d’enseignement de la musique vont mettre en place des dispositifs en vue d’ouvrir leurs activités à des personnes n’ayant aucun accès aux pratiques. Il fait remarquer que le problème le plus évident dans son travail au sein des diverses institutions dans lesquelles il développe ses projets, c’est l’attitude souvent négative des personnels de l’encadrement, professeurs, animateurs, travailleurs sociaux, etc. Ceux-ci défendent leur pré carré et ont souvent une attitude qui consiste à penser que les personnes placées sous leur autorité doivent se plier à leur propre mode de pensée. S’ils ne sont pas impliqués directement dans le projet, le déroulement du projet est fortement menacé. La connaissance effective d’un projet par l’institution d’accueil dans sa totalité est un élément essentiel pour commencer à faire vivre une idée.

Karine Hahn rappelle qu’il y eu d’une part une visite de Giacomo l’année d’avant la réalisation du projet a été l’occasion de présenter en détail les contours et enjeux du projet, d’autre part une page de présentation du projet et de ses objectifs a été distribuée peu de temps avant sa réalisation. Dans un contexte où souvent les personnes impliquées ne comprennent pas de la même manière les termes d’un projet, ou même il peut arriver qu’elles comprennent exactement le contraire de ce qui est proposé, toute médiation semble peu utile pour éviter l’expression conflictuelle. Ce qui compte par contre, c’est l’affirmation par l’action d’une légitimité.
 
Joris Cintéro souligne la difficulté qu’ont les institutions à questionner par des enquêtes leurs propres manières de fonctionner, notamment en matière de recrutement des personnes présentes. La dernière enquête sur la composition sociale des étudiants du CNSMD de Lyon date de 1983[1], elle a montré qu’il y avait la présence de 1% d’enfants d’agriculteurs et 2,8% d’ouvriers, etc.

La question de la restitution s’inscrit dans les divers contextes de difficultés par rapport à l’administration générale des institutions et aux personnes qui y travaillent.
Une étudiante présente à l’Université Lyon II note qu’au début du premier jour, personne n’était présent disposé à travailler avec l’Orchestre National Urbain, il n’y avait pas eu de publicité de la part de l’institution d’accueil, pas de soutien. Il a fallu faire des efforts immenses pour rameuter 5 personnes disposées à s’impliquer.
Pour Giacomo, la résistance de l’Université dans ce projet est évidente, il n’y a pas de professeurs impliqués, rien n’avait été fait pour faciliter les choses. On a l’impression que parce que ça ne coûte pas d’argent, il faut que ça se casse la gueule. Le soir du premier jour se pose la question de savoir s’il convient de continuer le lendemain. La réponse est définitivement qu’il faut absolument continuer, il faut persister et jouer avec la situation.
Pour Joris, 5 ou 6 participants sur 29500 étudiants on est loin du compte dans le domaine de la culture.
 
Sébastien Leborgne décrit en détail le fonctionnement des Grandes Voisines, avec la présence de 415 réfugiés hébergés, beaucoup de femmes et d’enfants.
Karine décrit le démarrage aux Grandes Voisines : tout est prêt à 10 heures du matin, le setup technique est en place, l’équipe prête à travailler, mais personne n’est là pour participer. Mais cette préparation garantit d’être pris au sérieux, l’équipe est là, devant personne, avec le même sérieux que s’il y avait des gens présents. Petit à petit les gens passent par là, ça se met en branle, ça existe, ça marche de toute façon.
 
Dans le courant de l’après-midi, une vidéo de 11 minutes montre de manière fragmentée ce qui s’est passé aux Grandes voisines. Un des segments qui frappe particulièrement est un quatuor de trombones composé de trois enfants et une mère jouant et en même temps évoluant dans des mouvements corporels d’une grande cohérence collective.
 
Dans les diverses réponses aux préoccupations des étudiants par les personnes de l’encadrement du projet, on notera les choses suivantes :

  1. Concernant la question de la nécessité d’un faire immédiat rapidement mis en place, au prix d’un contrôle de qualité, Giacomo souligne que la plupart du temps, les projets qu’il mène dans les différents contextes se déroulent dans des temporalités très limitées, le passage du groupe est souvent éphémère. Ici le faire doit absolument précéder la théorie.
  2. La question du long terme est abordée en mettant l’accent sur l’existence du Cra.p comme centre de pratiques, comme lieu de formation permanente, avec aussi l’objectif de permettre à des personnes issues des quartiers défavorisés d’accéder à des programmes diplômants d’enseignement supérieur.
  3. Le choix des instruments utilisés fonctionne sur deux plans : d’une part, il faut permettre une première approche pratique de jeu sur des instruments réputés pour demander des années de travail ; jouer de manière immédiate du trombone et du violoncelle peut susciter l’envie d’apprendre à jouer ces instruments sérieusement. Et d’autre part donner aussi accès à des matériaux qu’on peut manipuler facilement au premier abord. Giacomo donne l’exemple de la guitare électrique à six cordes qui nécessite de montrer comment on en joue, alors que le « spicaphone », instrument qu’il a construit avec une seule corde donne un accès plus immédiat à une pratique effective.

Au sujet de l’accès de tout public aux pratiques musicales, Giacomo rapporte l’histoire d’une mère, lors d’une performance donnée par son fils, qui pleure en disant « je ne savais pas que mon fils pouvait avoir le droit de faire de la musique ». Dans des pans entiers de population, les gens pensent que l’accès à des pratiques artistiques leur est complètement interdit. La question des droits culturels est essentielle. Karine remarque le manque de lieux ouverts aux pratiques : où sont les espaces existant hors « formations structurées » ou écoles spécialisées dont l’accès est limité ? En dehors du Cra.p, il y a un manque crucial.

 
 

Partie IV : Le projet de Création Collective Nomade
à l’Université Lumière Lyon II

4.1 Matinée du 21 septembre à L’Université Lyon II

Jean-Charles François :

La session du matin du 21 septembre 2023, se déroule au sein de l’Université Lumière Lyon II (sur les quais du Rhône) dans l’espace où sont exposées des œuvres d’art dans le cadre de la Biennale Hors Norme et dans le grand amphithéâtre.
 
Étant donné les difficultés rencontrées aux Grandes voisines, au dernier moment 20 réfugiés adolescents (tous masculins) du Centre d’hébergement du 1er arrondissement de Lyon ont pu venir participer à cette matinée et à la restitution du lendemain en fin d’après-midi. Ils ne pouvaient être là que pendant une heure et demie (10h.-11h.30) étant donné les règles strictes du Centre concernant les repas. Trois étudiantes et un étudiant du CNSMD étaient présents de manière volontaire. Des étudiants de Lyon II et des visiteurs de l’exposition de la BHN pouvaient participer aux ateliers, mais cela a été un phénomène très marginal. Giacomo m’a fait part de ce qui s’était passé la veille (le 20 septembre), où un certain nombre d’étudiants de l’Université Lyon II avaient participé aux ateliers, au gré de leur passage dans la salle d’exposition. Ceci malgré le fait qu’aucune publicité n’avait été faite auprès des étudiants. Leur participation dépendant de leur passage dans l’espace des activités et de leur intérêt éventuel pour ce qui était proposé.
 
C’est un aspect qui arrive souvent aux actions menées par Giacomo et l’Orchestre National Urbain : s’ils sont souvent invités officiellement à développer leurs projets dans une institution, des obstacles ne manquent pas de se manifester de la part des personnels internes à l’institution. Les raisons de ce manque de coopération s’expliquent soit parce que ce qui est proposé vient empiéter sur des prérogatives installées, soit qu’on ne voit pas d’un bon œil la présence de personnes étrangères à l’institution (ou à son public habituel). Dans tous les cas, l’attitude de l’Orchestre National Urbain est de s’installer dans un espace donné et de susciter l’intérêt des personnes qui s’y trouvent ou qui passent par là.

 

4.2 Les ateliers

Jean-Charles François :

Étant donné le temps limité par la présence des jeunes réfugiés, l’organisation des ateliers a été limitée à 15 minutes. Cela permettait à 5 groupes de participer à 5 ateliers l’un après l’autre, puis un regroupement général des participants dans l’amphithéâtre de 15 minutes. Cette organisation n’a pas été complètement réalisée dans le temps imparti, chaque groupe n’a participer en fait qu’à 4 ateliers (parmi les 6 proposés) avant la séance dans l’amphithéâtre.
 
6 ateliers proposés étaient (comme au CNSMD):

a. Danse.
b. Violoncelle.
c. Trombone.
d. Beat box.
e. MAO.
f. Laboratoire sonore.
g. Peinture.

Les ateliers se déroulaient dans le grand espace de l’exposition BHN et dans deux espaces adjacents. Le principe était exactement le même que celui décrit plus haut, avec pratique immédiate des matériaux et utilisation des codes couleur. Il s’agit des mêmes mises en situation déjà décrites auparavant, inutile donc de les décrire en détail.
 
Du fait du temps limité et du nombre déséquilibré entre le groupe du Centre d’hébergement et les autres participants, peu d’interactions entre les différents publics ne pouvaient avoir lieu lors de cette matinée. Certains groupes n’étaient composés que de membres du groupe de réfugiés. Dans le cas de l’atelier peinture, j’ai pu observer une situation de deux grandes feuilles de papiers juxtaposées sur lesquelles dessinaient deux groupes complètement séparés : le premier groupe n’était composé que de réfugiés masculins noirs Africains, le deuxième seulement d’étudiantes blanches Françaises.
 
La situation de disponibilité limitée du groupe du Centre d’hébergement demandait absolument que la matinée soit centrée principalement sur l’accueil approprié et l’organisation des activités des réfugiés, les autres participants ayant eu d’autres opportunités de participer dans des temps plus longs à tous les ateliers et situations de performance en grand groupe. De ce point de vue, le dispositif proposé a remporté un très grand succès auprès du public visé. Les réfugiés se sont engagés dans les diverses mises en pratique proposées dans les ateliers avec un grand intérêt et une énergie considérable. Une des forces de l’équipe de l’Orchestre National Urbain/Cra.p est la capacité à s’adapter de manière immédiate à toutes les situations possibles, à faire face aux aléas des réalités techniques, institutionnelles, humaines, à contourner tous les obstacles sans pour autant mettre les personnes dans la situation de ne pas respecter les règles clairement établies et sans compromettre la façon d’envisager leurs propres pratiques.

 

4.3 L’atelier « Laboratoire sonore » dans l’amphithéâtre à l’Université Lyon II

Jean-Charles François :

Le regroupement de tout le monde dans l’atelier « Laboratoire sonore » animé par Giacomo Spica Capobianco dans le grand Amphithéâtre, dans une situation tout à fait similaire à celle décrite dans la journée du CNSMDL, a été l’occasion d’observer plusieurs nouveaux phénomènes. Si le système des codes couleur a très bien fonctionné pendant cette matinée comme élément commun à tous les ateliers, son utilisation dans le regroupement des diverses activités dans l’amphithéâtre a été moins évidente. On avait là affaire à des représentations culturelles différentes : on peut spéculer que contrairement aux étudiants du CNSMDL, les jeunes Africains avaient rarement fait l’expérience d’un travail avec un chef d’orchestre. La plupart d’entre eux jouaient sans prendre en compte les indications données par les codes couleur, le plaisir d’une activité très nouvelle les centrait sur leur propre production. Par contre, certains d’entre eux ont éprouvé un grand plaisir à se trouver dans le rôle du chef, dans l’idée de pouvoir en quelque sorte sculpter la pâte sonore. Dans le cas d’un très jeune réfugié qui a dirigé à deux occasions (sur les deux jours), on a pu observer un progrès certain dans sa manière de déterminer la forme de la prestation. Les pratiques visuelles de respect d’une organisation écrite ne sont pas forcément présentes dans les représentations qu’on peut avoir des pratiques musicales. Comment résoudre la rencontre de la diversité des conceptions de la communication orale (aurale) et de sa structuration éventuelle par des représentations visuelles ?
 
A l’issue de cette matinée, Giacomo invite les réfugiés à revenir le lendemain pour la restitution à 17 heures (ils ne pourront rester au concert de l’Orchestre National Urbain car ils doivent impérativement être rentrés dans le Centre à 20 heures). Giacomo au vu des aspects très positifs de la matinée exprime en privé, l’idée qu’il faut absolument proposer au Centre d’hébergement de continuer à faire un travail régulier avec les jeunes résidents, même si le temps de résidence de toutes personnes dans ces centres reste très limité.

 

4.4 La restitution à l’Université Lumière Lyon II

Jean-Charles François :

La restitution du travail des divers ateliers a eu lieu le 22 septembre à 17 heures, dans le grand amphithéâtre de l’Université « Lumière », Lyon II.
 
La grande majorité des jeunes du Centre d’hébergement sont revenus, mais ils doivent impérativement être de retour avant 20 heures. Les mêmes 3 étudiantes et 1 étudiant du CNSMD sont activement présents. Un nombre indéterminé d’autres participants, étudiants de Lyon II ou visiteurs, observateurs sont aussi là, pas forcément en tant que participants aux performances. L’équipe de l’Orchestre National Urbain est là : Giacomo Spica Capobianco, Lucien 16s, Sabrina Boukhenous, Selim Penaranda, Odenson Laurent et David Marduel. Karine Hahn, Joris Cintero, Noémi Lefebvre et Guillaume Le Dréau sont présents représentant l’équipe de la FEM du CNSMD. Certaines de ces personnes faisant partie de l’encadrement du projet participent aussi de temps en temps aux performances. Guy Dallevet est présent en tant qu’animateur des ateliers de peinture et représentant la Biennale Hors Norme en tant que président de l’association organisatrice La Sauce Singulière.
 
8 groupes différents présentes 8 performances selon la même organisation de stations instrumentales des ateliers regroupés, la présence de chefs et cheffes qui tournent constamment, et le principe des codes couleur.
 
En observant le déroulement de cette restitution, plusieurs questions viennent à l’esprit. On peut se demander si une telle mise en situation devant un public a sa raison d’être ? Et ceci à la suite aussi de la restitution des ateliers dans la cour du CNSMD et de la question de présenter des choses imparfaites en gestation, de se mettre en porte-à-faux par rapport aux exigences du spectacle vivant professionnel. Il y a pourtant des raisons importantes à publier, à rendre compte ce qu’on fait : non seulement l’objectif principal des ateliers est directement lié à une pratique qui n’a de sens que dans une présentation publique, mais l’acte de rendre public une activité donnée détermine qu’elle n’est pas laissée dans le secret des salles d’atelier, qu’elle est offerte au regard critique de tous, il s’agit de mettre cartes sur table. C’est ce qui différencie l’éthique de l’enseignement du service public des possibles dérives sectaires du privé.
 
La restitution n’est pas la simple répétition du travail d’atelier. D’autres enjeux se font jour à cette occasion :

  1. L’idée même de présenter quelque chose en public recentre l’attention des participants sur la nécessité d’un engagement et d’une présence particulière sur scène.
  2. La répétition du même mais dans un contexte différent avec des enjeux plus étoffés change les conditions de la prestation et l’enrichit considérablement.
  3. La situation favorise aussi de manière subtile les rencontres et échanges entre les divers groupes en présence, parce que l’attention des performers est partiellement libérée des contingences purement matérielles.

Restent deux questions liées au dispositif des codes couleur :

  1. Est-ce que la situation d’un ensemble (orchestre ?) dépendant des instructions d’un chef est favorable à l’engagement personnel, ou bien est-elle l’occasion au contraire de se cacher dans la masse ?
  2. Les codes couleur peuvent empêcher la recherche d’autres solutions temporelles et organisationnelles, notamment dans la recherche de continuités de textures et de micro-variations.

Ces questions sont générales et ne s’appliquent peut-être pas de manière immédiate à un projet aussi limité dans le temps et impliquant des groupes aussi radicalement différents.
 
Après la restitution et avant le concert de l’Orchestre National Urbain, un pot a été offert dans la salle d’exposition de la BHN, malheureusement sans la présence des jeunes réfugiés.

 
 

Partie V : Le cadre esthétique de l’idée de création collective

Jean-Charles François :

L’idée de création collective est au centre du projet de l’Orchestre National Urbain : pour que la création collective puisse devenir une réalité dans les groupes hétérogènes en termes d’origines géographiques, sociales et culturelles, il faut absolument éviter qu’un groupe particulier dicte aux autres ses propres règles et conceptions esthétiques. Il convient plutôt de trouver des contextes dans lesquels les différentes personnes présentes ne puissent pas se baser exclusivement sur leurs pratiques usuelles. Par exemple, les musiciens ou musiciennes accomplies (comme dans le cas des étudiants du CNSMDL) ne doivent pas utiliser leurs propres instruments, afin de se mettre dans une situation d’égalité vis-à-vis de celles et ceux qui n’ont jamais fait de musique. Et pour donner un autre exemple, les personnes issues d’autres sphères géographiques extra-européennes ne doivent pas utiliser des chants ou des modes de jeu provenant de leur propre tradition.

Joris Cintéro :

Plusieurs remarques peuvent être formulées à ce sujet. Tout d’abord, une première liée aux nombreuses « prises »[2] qu’offre le dispositif[3] aux participants et participantes particulièrement lorsqu’ils et elles n’ont pas l’habitude de jouer de la musique. Dans le cadre d’une intervention comme celle de l’Orchestre National Urbain et dans ces circonstances, on peut considérer que ce qui est prévu initialement, et notamment les ateliers, est constamment mis à l’épreuve[4] de ce qui arrive (des lieux peu adaptés, des personnes déjà présentes réticentes et bien entendu des personnes souhaitant participer quand ça leur chante). À ce titre, ce court moment montre à quel point ce dispositif parvient à surmonter l’« épreuve » de son public. En effet, la nature de l’instrumentarium (qui renvoie difficilement à un « connu » antérieur et aux effets symboliques qu’il peut véhiculer), l’absence de codes esthétiques préalables (qui suppose leur connaissance et/ou leur maîtrise), de manières de faire prescrites (tenir son instrument de telle ou telle manière) et la simplicité d’un code couleur accessible aux personnes voyantes permet à celles et ceux qui participent d’élargir, autant que possible, leur nombre, en cours de route et moyennant seulement la présentation du code couleur. Dans les circonstances d’un lieu où le passage des personnes semble être la norme (en dehors des enfants, peu de personnes semblent stationner à l’extérieur), la plasticité du dispositif constitue sa force principale.
 
Autre remarque, celle du « cadrage » du dispositif par les membres de l’Orchestre National Urbain. Je fais ici l’hypothèse qu’une des conditions de félicité de l’action des membres de cet ensemble repose sur un enjeu majeur de distinction vis-à-vis des autres acteurs en présence. Cet enjeu semble important dans la mesure où, s’il existe véritablement des tensions entre les résidents d’un lieu tel que les Grandes Voisines et les travailleuses et travailleurs sociaux y officiant (comme on l’apprendra à plusieurs reprises pendant la journée), l’Orchestre National Urbain a tout intérêt à marquer sa distance vis-à-vis des dernier.es, et ceci de plusieurs manières. Il m’a semblé, au moins dans les discours et dans les manières d’agir une volonté de se singulariser via le type de « culture » dont il est fait la promotion (qui s’oppose à la chanson française promue par le personnel des Grandes Voisines), dans les manières d’investir les lieux (sans grand succès), dans les manières de s’adresser à autrui (en manifestant une forme de convivialité, qui sans être surjouée, constitue une manière de faire de la totalité des membres de l’Orchestre National Urbain que j’ai pu observer).

Jean-Charles François :

Pourtant, dans l’espace d’exposition de la BHN à l’Université Lyon II, à un moment donné informel du matin s’est déroulé un évènement intéressant :

Était exposée dans cet espace une sculpture sonore fait d’instruments de percussion et d’objets métalliques divers actionnés par un système mécanique automatisé. La sculpture était capable de développer une musique très rythmée d’une durée de 45 minutes sans répétitions de séquences. Un groupe de 5 ou 6 réfugiés s’est placé devant cette sculpture et en même temps que la musique qu’elle déroulait ils se sont mis à chanter et danser des musiques qu’ils connaissaient de leur tradition, pendant une séquence d’une dizaine de minutes.

Cette situation suscite trois commentaires par rapport à l’idée d’éviter ses propres habitudes culturelles dans des perspectives de pouvoir travailler avec n’importe qui d’autres dans l’élaboration collective d’un acte artistique :

  1. Il s’agit d’une situation spontanée qu’il ne faut surtout pas empêcher.
  2. La situation implique la confrontation à égalité de deux pratiques esthétiques différentes (la musique produite par une machine, la musique traditionnelle des réfugiés Africains) pour produire un nouvel objet esthétique qui procède des deux et qui les combinent.
  3. Le principe de situations évitant les pratiques instituées dans différents groupes pour créer un contexte d’égalité devant l’inconfort de l’inconnu s’applique aux rencontres initiales entre groupes hétérogènes, mais n’exclut pas forcément d’autres situations pratiques qui peuvent se développer par la suite.

 

Conclusion

Jean-Charles François :

Dans une société de plus en plus fragmentée en microgroupes qui affirment leur identité de manière forte, souvent à travers la disqualification des autres, toute tentative de trouver des médiations entre des univers apparaissant comme incompatibles doit faire face à des difficultés assez considérables. Pourtant la clé de la paix sociale se trouve dans les actions qui mettent en présence dans un même lieu, dans une même temporalité, et dans la même tâche à réaliser, des groupes dont les différences sont radicalement opposées. Dans ce genre de situation, il ne s’agit pas de nier les identités, mais de les ouvrir à la possibilité d’accueillir des personnes extérieures en reconnaissant les termes de leur mode d’existence, de trouver les situations de travail qui réunissent les différences. Il ne s’agit pas non plus de créer des formes artistiques passe-partout, clé en main, qui contenteraient les exigences de tout public, dans un bonheur olympique universel. Il s’agit au contraire de confronter dans des rituels les conflits fondamentaux pour les rendre manifestes et les traiter dans des pratiques communes qui ne prétendent pas les résoudre, mais qui les mettent en jeu (en entrejeu) pacifiquement.
 
Les actions menées durant l’automne 2023 conjointement par le Cra.p et l’Orchestre National Urbain, le département de la FEM au sein du CNSMD de Lyon, et l’Université Lyon II dans le cadre de la Biennale Hors Norme, correspondent tout à fait à cet idéal de faire se rencontrer des mondes différents. Le dispositif imaginé pour y parvenir se base sur trois conditions qui se combinent : premièrement une manière de structurer les pratiques permettant un fonctionnement immédiat commun à toute personne présente : instruments, matériaux, domaines d’action, codes-couleurs ; deuxièmement, cette structuration permet l’ouverture sur une liberté individuelle : improvisation, textes ; et troisièmement les mises en pratique sont conçues en vue de mettre tout le monde sur un plan d’égalité : situations pensées hors des rôles spécialisés, avec l’impossibilité d’utiliser les savoir-faire techniques acquis.
 
Ceux et celles qui se lancent effrontément dans l’aventure d’établir des points de rencontre entre des groupes humains qui soigneusement évitent de se côtoyer sont bien téméraires. Ils doivent inventer des moyens de mettre en œuvre des pratiques impliquant la prise en considération d’autrui en évitant toute violence, mais sans édulcorer la réalité des tensions qui sont en jeu. Ils doivent si souvent faire face à l’inertie des professionnels installés et parfois à des refus intolérables. Leur présence admirable dans le paysage culturel et artistique, trop rarement reconnue, est d’une très grande importance.

 


1.Antoine Hennion, Les Conservatoires et leurs élèves (avec F. Martinat & J.-P. Vignolle), Paris, Ministère de la Culture/La Documentation française, 1983.

2. Cette notion, empruntée aux sociologues Christian Bessy et Francis Chateauraynaud décrit « la rencontre entre un jeu de catégories et des propriétés matérielles, identifiables par les sens (supposés) communs ou par des instruments d’objectivation » (1992, p.105). Elle est initialement utilisée pour étudier le travail d’estimation des commissaires-priseurs dont la tâche peut être réduite au fait de rechercher des indices permettant d’articuler la perception des propriétés matérielles des objets et l’évaluation de leurs qualités par référence à un espace de circulation – en l’occurrence le marché de l’occasion. Ramenée à la situation dont il est ici question elle permet de comprendre en quoi certaines propriétés matérielles du dispositif (instrumentarium, code couleur, disposition de la salle, qualité des matériaux etc…) favorisent l’engagement des participant·e·s dans le sens où elles ne font pas obstacle à leurs dispositions physiques et perceptives – et qui permet d’expliquer, au moins dans un premier temps, les difficultés que rencontrent les « musicien·ne·s » vis-à-vis de ces mêmes propriétés matérielles.

3. Considérant le dispositif comme un « objet-composé » (Dodier et Stavrianakis, 2018), le terme ne décrit pas seulement ici l’agencement matériel du dispositif mais également le réseau d’individus, de normes et de rôles sociaux qui y sont attachés (les participant·e·s font ainsi partie intégrante du dispositif).

4. Si l’usage du terme « épreuve » peut tout à fait renvoyer à l’usage commun que l’on en fait, je l’utilise ici dans le sens qu’y investit la sociologie dite pragmatique (Lemieux, 2018), qui la définit comme « un moment au cours duquel les personnes font preuve de leurs compétences soit pour agir, soit pour désigner, qualifier, juger ou justifier quelque chose ou quelqu’un » (Nachi, 2015, p.57). Ici, je considère que ce qui est engagé par le dispositif (la crédibilité de l’Orchestre National Urbain, les enjeux artistiques et sociaux portés par les ateliers etc…) est mis à l’épreuve de sa réalisation, même si l’on peut tout autant considérer le dispositif comme une épreuve permettant de (re-) qualifier les individus qui y participent.

 

Références citées :

Bessy, C., & Chateauraynaud, F. (1992). Le savoir-prendre. Enquête sur l’estimation des objets. Techniques & Culture, 20, 105 134. https://doi.org/10.4000/tc.5029

Dodier, N., & Stavrianakis, A. (Éds.). (2018). Les objets composés : Agencements, dispositifs, assemblages. Éditions de l’EHESS.

Antoine Hennion, Les Conservatoires et leurs élèves (avec F. Martinat & J.-P. Vignolle), Paris, Ministère de la Culture/La Documentation française, 1983.

Nachi, M (2015). Introduction à la sociologie pragmatique. Dunod.

Christopher Williams

Accéder à la traduction en français : Rencontre avec Christopher Williams

 


 

Encounter between Christopher Williams and
Jean-Charles François

Berlin, July 2018

 

Summary :

1. The Concert Series KONTRAKLANG
2. Public Participation
3. The Question of Immigration
4. Mediation
5. Artistic Research – A Tension between Theory and Practice


1. The Concert Series KONTRAKLANG

Christopher W.:

To begin with, I wanted to propose we talk about my activity as a curator, because I think it speaks to the topic of this issue. In Berlin, I co-curate a monthly concert series called KONTRAKLANG (www.kontraklang.de). In a place like Berlin where you have a higher concentration of people doing contemporary music than anywhere else in the world, and at a very high level, it happens that people specialize, and they don’t necessarily see themselves as part of a bigger ecosystem. For example, some people in the sound art scene might go to galleries or have something to do with the radio, but they don’t necessarily spend much time going to concerts or hanging out with composers and musicians. Then you have, as you know, composer-composers who only go to concerts of their own music or to festivals to fish for commissions, or occasionally to hear what their friends are doing. And then you have improvisers who go to certain clubs and would never go to conventional new music festivals. Not everyone is like that of course, but it is a tendency: humans like to separate themselves into tribes.

Jean-Charles F.:

There is nothing wrong with that?

CW:

Well, I mean, there is something wrong with it, if it becomes the super-structure.

JCF:

Yes. And within the improvisation world you have also sub-categories?

CW:

Yes. Even though the pie is small, people feel the need to cut it up into pieces. I don’t mean to dwell on that as a permanent condition of humanity, but it is something that’s there – and which we wanted to address when we started KONTRAKLANG four years ago. We wanted to derail this tendency and to encourage more intersections between different mini-scenes. In particular, we gravitate toward forms of exchange, or work that has multiple identities. Sometimes, often actually, we have two-part concerts, one set – break – one set, in which these two sets are very different aesthetically, generationally, etc. But they might be tied up with similar kinds of questions or methods. For example, a couple of years ago we did a concert about collectives. We invited two collectives: on the one hand, Stock11 (http://stock11.de), a group of composers-performers, mainly German, who are very much anchored in the “Neue Musik” scene; they presented some pieces of their own and played each other’s works. And on the other hand, we presented a more experimental collective, Umlaut (http://www.umlautrecords.com/), whose members  do not perform together regularly, but they are friends; they have a record label, a festival, and a loose network of people who like each other, but don’t have necessarily have a common musical history. They had never actually played a concert together as “Umlaut”; and now we asked them to perform a concert together. I think there were five or six of them and they made a piece together for the first time ever. So, the same theme applied to both sets, but it manifested under very different conditions, with very different aesthetics, very different philosophies about how to work together. This is the sort of thing we dig. Even when there is no nice theme to package the diversity, there is usually a thread that connects the content and highlights the differences in a (hopefully) provocative way. This is something that has been very fruitful for us, because it creates occasions for collaborations that wouldn’t normally be there, you know with festivals or institutions, and also I think, it has helped develop a wider audience than we would have if we were doing only new music, or improvised music, or something more obvious like that. We also invite sound artists: we have had a few performance-installations as well as projects involving sound artists who write for instruments. Concerts are not necessarily appropriate formats for people doing sound art, because they generally work in other sorts of spaces or formats; performance is not necessarily part of sound art. In fact, in Germany, especially, it is one of the walls, let’s say, that historically has been constructed between sound art and music. It is not that way in other places necessarily.

JCF:

Is it because sound artists are more connected to the visual arts?

CW:

Exactly. Their superstructure is the art world, generally speaking, as opposed to the music world.

JCF:

Also, they are often into electronics or computer-generated sounds?

CW:

Sometimes. But, as an American, my understanding of sound art is more ecumenical. I don’t really know where to put a lot of people who call themselves sound artists but also do music or vice versa. Nor do I really care, but I mention it to provide a background for our taste for grey areas in KONTRAKLANG.

 

2. Public Participation

JCF :

It seems to me that for many artists who are interested in sound matter, there is a need to avoid the ultra-specialized universe of musicians, which might be a guarantee of excellence but a source of great limitations. But there is also the question of the audience. Very often it is composed of the artists, the musicians themselves and their entourage. I have the impression that today there is a great demand for active participation on the part of the public, not just to be in situations of having to listen to or contemplate something. Is this the case?

CW:

Are listening and contemplating not active? Even in the most formal live concert situations, the audience is physically engaged with the music; I do not really relate to the concept of participation as a separate layer of activity. Everything I do as a musician is quite collaborative. I almost never do something by myself, whether making written pieces for other people or making pieces for myself, or improvising, even when it’s ostensibly “alone”. There is always some very clear aspect of sharing. And I extend that notion of course to listening as well, even if listeners are not voting on what piece I should play next, or processing my sounds through their smartphones or whatever. Imagination is inherently interactive, and that is good enough for me. I don’t really spend too much time on the more overtly social participation that is hyped in pop music or in advertising, or even curating in museum contexts nowadays. I am quite skeptical actually. Did you ever come across an architect and thinker called Markus Miessen?

JCF:

No.

CW:

He wrote a book called The Nightmare of Participation,[1] in which he takes apart this whole idea, and critiques the kind of cynical mindset behind “Let the people decide.”

JCF:

Yet active public participation seems to me to be what constitutes the very nature of architecture, in the active adaptation of spaces and pathways by users, or even their actual modification. But, of course, the process is as follows: architects build something out of a phantasm of who the users are, and then the users afterwards transform the planned places and pathways.

CW:

Well, architecture definitely offers an interesting context for thinking about participation, because it can be present in so many different ways.

JCF:

Usually, the public has no choice but participating.

CW:

They have to live there. Are you familiar with Lawrence Halprin’s work?

JCF:

Yes, very much. “RSVP Cycles”.[2]

CW:

As you know, I wrote a chapter about it in my dissertation and I have been dipping into his work over the last couple of years. I also took a dance class with Anna Halprin, his wife, who was equally responsible for that whole story. She is ninety-eight now and still teaches twice a week, on the same deck where she has been teaching since the 1950s, it’s amazing. Anna still talks about RSVP Cycles a lot. Her view of RSVP is simpler and more open than her husband’s: he had a more systematic idea about what it should do and how to use it. It is fascinating to compare the utopian sense of participation in his writings with how he actually implemented it in his own projects. In her book City Choreographer  Lawrence Halprin in Urban Renewal America,[3] Alison Bick Hirsh views Halprin’s work with sympathetic eyes. But she also offers a critical view of the tension between his modernist sensibilities and his need for control and, on the other hand, his genuine desire to maximize the potential of public participation at different levels.

The project I use in my dissertation to unpack the principles of RSVP is the Sea Ranch, an ecological community in Northern California. If you saw it, you would recognize it immediately because the style of architecture has been copied so widely: unfinished wood siding with very steep roofs and big windows – very iconic. He developed this kind of architecture for that particular place: the slanted roofs divert the wind coming off the ocean and create a kind of a sanctuary on the side of the house not facing the coast. The wood siding derives from a feature of historical regional architecture, the barns that were built there by Russian fur traders before the land was developed. He and his many collaborators also drew up ecological principles for the community: there were rules about the kind of vegetation to be used on the private lots, that no house should block the view of the sea for any other house, that the community should be built in clusters rather than spread out suburb-style – these sorts of things. And pretty soon this community became so sought after, because of the beauty and solitude, that basically the real estate developers ran all over his ecological principles.

Ultimately they let him go and expanded the community in a way that totally contradicted his original vision. This project was based on the RSVP Cycle, that is, on a model of the creative process that prioritized a transparent representation of interactions between the Resources, the Score, the Value-actions, and the Performance. But the power of purse hovering over the whole process, which kind of rendered everything else impotent at a certain point, is not represented in his model. This asymmetrical power dynamic was apparently a problem in more than one of his projects. It was not always based on money, but sometimes on his own vision, which wasn’t represented and critiqued in the creative process.

JCF:

That’s the nature of any project, it lasts and suddenly it becomes something else, or it disappears.

CW:

Some of his urbanist projects were extreme in this way: a year’s worth of work with the community, meeting with people, setting up local task forces with community representatives, organizing events, and taking surveys… and then ultimately he would shape the project to reach the conclusions that he wanted to reach in the first place! I can understand why it would be the case, in a way, because if you let the people decide complex issues, it can be hard to reach conclusions. He didn’t do that, I think, because of his training and his strong aesthetic ideals, which were very much rooted in the Bauhaus. He studied at the Harvard Graduate School of Design with Gropius. He could not, at a certain level, escape his modernist impulses. In my experience, authorial power structures rarely disappear in these kinds of participatory projects, and it’s wise to accept that and use it to the collective advantage.

In that same chapter in my dissertation, I talk about a set of pieces by Richard Barrett. He is an interesting guy, because he’s an illustrious composer-composer, who’s often worked with very complex notation, but he has also been a free improviser throughout his career, mainly on electronics; he has an important duo with Paul Obermayer called furt. Fifteen years ago or so Richard started working with notation and improvisation together in his projects at the same time, which was kind of unheard of in his output – it was either one or the other up until that point. He wrote a series of pieces called fOKT, for an octet of improvisers and composers-performers. What I find interesting about this series is that his role in the project is very much that of a leader, a composer, but by appealing to the performers’ own sound worlds, and offering his composition as an extension of his performance practice, he created a situation in which he could melt into the project as one musician among many. It was not about maintaining a power structure as in some of Lawrence Halprin’s work. I think it is a superb model for how composers interested in improvisation can work. It provides an alternative to more facile solutions, such as when a composer who is not an improviser him/herself gives improvisers a timeline and says: “do this for a while, then do that”. There are deeper ways to engage improvisation as a composer if you don’t adopt this perspective of looking at performance from a helicopter.

JCF:

In the 1960s, I experienced many situations like the one you describe: a composer who included moments of improvisation in his scores. Many experimental versions were already available in the form of graphic scores, directed improvisation (what today is called “sound painting”), not forgetting the processes of aleatoric forms and indeterminacy. At the time, this produced a great deal of frustration among the performers, which led to the need for instrumentalists and vocalists to create situations of “free” improvisation that dispensed with the authority of a single person bearing creative responsibility. Certainly, today the situation of the relationships between composition and improvisation has changed a lot. Moreover, the conditions of collective creation of sound material at the time of the performance on stage is far from being clearly defined in terms of content and social relations. For my part, over the last 15 years, I have developed the notion of improvisation protocols which seem to me to be necessary in situations where musicians from different traditions have to meet to co-construct sound material, in situations where musicians and other artists (dancers, actors, visual artists, etc.) meet to find common territories, or in situations where it is a question of people approaching improvisation for the first time. However, I remain attached to two ideas: a) improvisation holds its legitimacy in the collective creation of a type of direct and horizontal democracy; b) the supports of the « visual » world must not be eliminated, but improvisation should encourage other supports that are clearly on the side of orality and listening.

 

3. The Question of Immigration

JCF:

To change the subject and come back to Berlin: you seem to describe a world that is still deeply attached to the notions of avant-garde and innovation in perspectives that seem to me to be still linked to the modernist period – of course I am completely part of that world. But what about the problem of immigration, for example? Even if at the moment this problem is particularly burning, I think it is not new. Do people who don’t correspond to the ideal of Western art come to the concerts you organize?

CW:

Actually, in our concert series we have connections to organizations that help refugees, and we have invited them to our events. Maybe you know that many of the refugees – besides the fact that they are in a new place and they have to start from scratch here without much, if any, family or friends – they don’t have the right to work. Some of them go to study German, or they look for internships and the like, but many of them just are hanging around waiting to return to their country, and of course this is a recipe for disaster. So, there are organizations that offer ways for them to get involved with society here. We have invited them to KONTRAKLANG, and it is a standing invitation, free of charge. The venue offers them free drinks. Occasionally we have had a crowd of up to twenty, twenty-five people from these organizations, and some of those concerts were among the best of the season, because they brought a completely different atmosphere to the audience. Imagine that these are mostly kids – say between eighteen or even younger up through their mid-twenties – many of whom, I suspect, have never been to any formal concert, much less of contemporary music. The whole ritual of going to a concert hall, paying attention, turning off their phones, seems not to be a part of their world. Sometimes, they talk to each other during the concerts, they get up and go to the bar or go to the bathroom while the pieces are being played. It is distracting at first, but they have no taboos about reacting to the music. I can remember the applause for certain pieces was just mind-blowing – they got up and started hooting and hollering like nobody from our usual audience would ever do. And they laugh and make comments to each other when something strange happens. Obviously this is refreshing, if sightly shocking, for a seasoned contemporary music audience. Unfortunately, these folks don’t come so often anymore; maybe we need to get in touch again and recruit some more, because it was a very positive experience. However, some of them did come back. Some of them kept coming and asking questions about what we do, and that is very encouraging. But, of course, this is an exception to the rule.

JCF:

Do they come with their own practices?

CW:

Well, I don’t know how many of them are dedicated or professional musicians, but I have the impression that some sing or play an instrument. Honestly, it’s something of a blind spot.

JCF:

More generally, Berlin is a place that is particularly known for its multiculturalism. It’s not just the question of the recent refugees.

CW:

It’s true that there are, here in Berlin, hundreds of nationalities and languages, and different communities. Are you curious why our concerts are so white?

 

4. Mediation

JCF:

It is about the relationship between the group of “modernists” – which is largely white – and the rest of society. It has to do with the impression I have of a gradual disappearance of contemporary music of my generation, which in the past had a large audience that has now become increasingly sparse and had a media exposure that has now practically disappeared, all this in favor of a mosaic of diversified practices (as you mentioned above), each with a group of passionate aficionados but few in number.

CW:

In Berlin you get better audiences than practically anywhere else, in my experience. Even though you may have only fifteen to twenty people in the audience at some concerts, more often you have fifty, which is cozy at a venue like Ausland[4], one of the underground institutions in improvised music. They have been going for fifteen years or so, and they have a regular series there called “Biegungen”, which some friends of mine run. The place is only so big, but if you get a certain number of people there, it feels like a party; it’s quite a lively scene. But then again you have more official festivals with an audience of hundreds. KONTAKLANG is somewhere in between, usually we have around a hundred people per concert. So, I don’t have the impression at all that this type of music and its audience are dwindling per se. What you are talking about, I think, is rather the disconnect between musical culture and musical practice.

JCF:

Not quite. To come back to what we said before, it’s more the idea of a plethora of “small groups”, with their own networks that spread around the world but remain small in size. It’s often difficult to be able to distinguish one network from another. It is no longer a question of distinguishing between high art and popular culture, but rather of a series of underground networks whose practices and affiliations are in opposition to the unifying machine of the cultural industry. These networks are at the same time so similar, they all tend to do the same thing at the same time, and yet they are closed in the sense that they tend at the same time to avoid doing anything with one another. Each network has its own festivals, stages, concert halls, and if you’re part of another group, there’s no chance of being invited. The thought of the multitude of the various undergrounds opens up fields of unlimited freedom, and yet it tends completely to multiply the walls.

CW:

The walls! Yes, that is what I mean by musical culture: how people organize themselves, the discourses that they are involved in, and places that they play, magazines they read, all of this stuff. To me, it is obviously extremely important, and it has a major impact on practice, but I don’t think that the practice is bound by it. There is a lot of common ground between, for instance, certain musicians working with drones or tabletop guitars, and electro-acoustic musicians, and experimental DJs; similar problems appear in different practical contexts. But when it comes to what is called “Vermittlung” in German, the presentation, promotion, dissemination of the music, then swshhhh… they often fly by each other completely. What interests me more, as a musician who understands the work on the ground, is how practice can connect different musical cultures, and not how musical cultures can separate the practices. Musical culture has to be there to serve the practice, and this is one of the reasons why I am interested in curating, because I can bring knowledge of the connectivity between these different practices to bear on their presentation. Too many of the people running festivals, institutions, schools, and publications don’t have that first-hand perspective of working with the materials, so they don’t see these links and they don’t promote them. Sometimes they might dare to bring seemingly incompatible traditions together for isolated encounters, like Persian or Indian classical musicians and a contemporary chamber ensemble. These things happen every so often, but more often than not they are doomed by the gesture of making some sexy cocktail of presumed others. What we try to do in our series is to explore the continuities that are already there but may be hidden from view by our own presumptuous music-cultural frameworks.

 

5. Artistic Research – A Tension between Theory and Practice

JCF:

This brings us to the last question: the walls that exist between the academic world of the university and that of actual practice. Music practitioners are excluded from higher education and research institutions, or more often do not want to be associated with them. But at the same time, they are not completely out of them these days. It seems to me that you are in a good position to say things about this.

CW:

Well, I am lucky to have one foot in academia and one foot out, so I don’t have to choose, at least at this point. I have always been interested in research, and obviously I’ve always been interested in making music for its own sake. In my doctorate I developed a strong taste for the interface between the two.

JCF:

Then, the notion of artistic research is important to you?

CW:

Yes and no. The contents of artistic research are important to me, and I am very fond of the idea that practice can do things for research that more scientific methods cannot. I am also fond of the potential that artistic practice – particularly experimental music – has for larger social questions, larger questions around knowledge production and dissemination. I am also interested in using research to step outside of my own aesthetic limitations. All of these things are inherent to artistic research, but on the other hand, I am ambivalent about the discipline of artistic research and its institutions. The term “artistic research” suffers a lot of abuse. On the one hand, the term is common among practitioners who cannot really survive in the art or music world, because they don’t have the skills or the gumption to live as a freelance artist. On the other hand, there are academics who colonize this area, because they need a specialism. Perhaps they come from philosophy or the social sciences, art history, musicology, theatre studies, critical theory, or the like. For them, artistic research is another pie to be sliced up.

JCF:

Yes, I can see.

CW:

So, there are conferences and journals and academic departments, but I can’t determine if or how many people in the world of artistic research really prize practice as practice. You can probably sense my allergy to this aspect of artistic research – sorry for the rant! Let’s just say I care less about promoting or theorizing artistic research as a discipline, and more about doing it. I suspect most of the people who do the best work in the field feel the same way. This topic has been more in my mind lately than it ever has been, first of all because I’d like to have some sort of regular income; this freelance artist hardship number is getting tiresome!

JCF:

Indeed, the relationships between the different versions of artistic careers are not entirely peaceful. Firstly, independent artists, particularly in the field of experimental music, often consider those who are sheltered in academic or other institutions as betraying the ideal of artistic risk as such. Secondly, teachers who are oriented towards instrumental or vocal music practice often think that any reflection on one’s own practice is a useless time taken from the actual practice required by the high level of excellence. Thirdly, many artists do research without knowing it, and when they are aware of it, they often refuse to disseminate their art through research papers. Many walls have been erected between the worlds of independent practices, conservatories and research institutions.

CW:

Well, in terms of just the limited subject of improvisation, more and more people who can do both are in positions of power. Look at George Lewis: he’s changed everything. He paid his dues as a musician and artist, and he’s constantly doing interesting stuff creatively; and meanwhile he’s become a figurehead in the field of improvisation studies. Through his professorship at Columbia University, he’s been able to create opportunities for all kinds of people and ideas which might not otherwise have a place there.

JCF:

At Columbia University (and Princeton), historically, Milton Babbitt was the figurehead of the music department. It’s very interesting that now it’s George Lewis, with all of what he stands for, who’s in that position, who’s become the most influential intellectual and artistic figure in the department.

You did your PhD at Leiden University[5]. It seems to be a very interesting place.

CW:

Yes, for sure. There are lots of interesting students, and the faculty is very small – it’s basically Marcel Cobussen, Richard Barrett (my two main advisers), and Henk Borgdorff, who is an important theorist of artistic research. My committee chair was Frans de Ruiter, who ran the Royal Conservatory in The Hague for many years before founding the department in Leiden. I believe Edwin van der Heide, a sound artist who makes these big kinetic sculptures and lots of sound installations, is also involved now. It is a totally happening hub for this kind of stuff.

Concerning my search for a more stable position, I am sure something will pop up, I just have to be patient and keep asking around. Most of these kind of opportunities in my life have happened through personal connections anyway, so I think I have to keep my hands on the wheel until the right person shows up.

Our encounter is ending, because I have to go.

JCF:

Thank you very much for this nice meeting.


1. 2010 Markus Miessen, The Nightmare of Participation, Berlin: Sternberg Press

2. See Lawrence Halprin, The RSVP Cycles: Creative Processes in Human Environment, G.Brazilier, 1970. RSVP cycles are a system of creative and collaborative methodology. The meaning of the letters are as follows: R = resources; S = scores ; V = value-action; P = performance. See en.wikipedia.org

3. Alison Hirsch, City Choreographer: Lawrence Halprin in Urban Renewal America, University of Minnesota Press, 2014. (https://www.upress.umn.edu/book-division/books/city-choreographer)

4. “Ausland, Berlin, is an independent venue for music, film, literature, performance and other artistic endeavors. We also offer our infrastructure for artists and projects for rehearsals, recordings, and workshops, as well as a number of residencies. Inaugurated in 2002, ausland is run by a collective of volunteers.” (https://ausland-berlin.de/about-ausland)

5. See Leiden University – Academy of Creative and Performing Arts.(https://www.universiteitleiden.nl/en/humanities/academy-of-creative-and-performing-arts/research)


Christopher A. Williams (1981, San Diego) makes, organizes, and theorizes around experimental music and sound. As a composer and contrabassist, his work runs the gamut from chamber music, improvisation, and radio art to collaborations with dancers, sound artists, and visual artists. Performances and collaborations with Derek Bailey, Compagnie Ouie/Dire, Charles Curtis, LaMonte Young’s Theatre of Eternal Music, Ferran Fages, Robin Hayward (as Reidemeister Move), Barbara Held, Christian Kesten, Christina Kubisch, Liminar, Maulwerker, Charlie Morrow, David Moss, Andrea Neumann, Mary Oliver and Rozemarie Heggen, Ben Patterson, Robyn Schulkowsky, Ensemble SuperMusique, Vocal Constructivists, dancers Jadi Carboni and Martin Sonderkamp, filmmaker Zachary Kerschberg, and painters Sebastian Dacey and Tanja Smit. This work has appeared in various North American and European experimental music circuits, as well as on VPRO Radio 6 (Holland), Deutschlandfunk Kultur, the Museum of Contemporary Art Barcelona, Volksbühne Berlin, and the American Documentary Film Festival.

Williams’ artistic research takes the form of both conventional academic publications and practice-based multimedia projects. His writings appear in publications such as the Journal of Sonic Studies, Journal for Artistic Research, Open Space Magazine, Critical Studies in Improvisation, TEMPO, and Experiencing Liveness in Contemporary Performance(Routledge).

He co-curates the Berlin concert series KONTRAKLANG. From 2009-20015 he co-curated the salon series Certain Sundays.

Williams holds a B.A. from the University of California San Diego (Charles Curtis, Chaya Czernowin, and Bertram Turetzky); and a Ph.D. from the University of Leiden (Marcel Cobussen and Richard Barrett). His native digital dissertation Tactile Paths: on and through Notation for Improvisers is at www.tactilepaths.net.

From 2020-2022 he is a postdoctoral fellow at the University of Music and Performing Arts, Graz.

See http://www.christopherisnow.com

Jean-Charles François

Access to the English translation: Collective Invention

 


 

Invention musicale collective

dans le cadre de la diversité des cultures

Jean-Charles François

 

Sommaire :

1. Introduction
2. Formes alternatives aux œuvres d’art définitives
3. Improvisation
4. Processus artistiques ou seulement interactions humaines ?
5. Protocoles
6. Conclusion
 


Introduction

Le monde dans lequel nous vivons peut être défini comme celui de la coexistence d’une grande diversité de pratiques et de cultures. C’est ainsi qu’il est difficile aujourd’hui de penser en termes de monde moderne occidental, de philosophie orientale, de tradition africaine ou autres étiquettes trop faciles à utiliser pour nous orienter dans le chaos ambiant. On est en présence d’une infinité de réseaux et on appartient sans doute très souvent à plusieurs réseaux à la fois. Il s’agit par conséquent de penser les pratiques musicales en termes de problèmes écologiques. Une pratique peut en tuer une autre. Une pratique peut être directement en rapport avec une autre et pourtant elles peuvent toutes les deux garder leur particularité et affirmer leurs différences. Une pratique peut dépendre pour sa survie d’une autre pratique souvent antagoniste. L’écologie des pratiques (voir Stengers 1996, chapitre 3), ou comment faire face à un monde multiculturel potentiellement violent, est devenue une question en lien profond avec le futur de notre planète.

La recherche à laquelle j’ai activement participé entre 1990 et 2007 a consisté à inventer des dispositifs de médiation active entre des groupes de musiciens affirmant leurs différences à travers des pratiques culturelles ou des styles de musique. Cette recherche a été menée dans le cadre de l’élaboration des programmes d’études au Cefedem AuRA à Lyon – un lieu de formation des professeurs de l’enseignement spécialisé de la musique – en directe collaboration avec Eddy Schepens et toute l’équipe pédagogique et administrative de cette institution. À partir de l’année 2000, des étudiants provenant de quatre terrains d’action ont été appelé à travailler ensemble dans une même promotion menant au Diplôme d’État de professeur de musique : musiques actuelles amplifiées, jazz, musiques traditionnelles et musique classique. Le programme d’études a été basés sur deux impératifs distincts : a) chaque genre musical devait être reconnu comme autonome dans ses spécificités pratiques et théoriques ; et b) chaque genre musical devait collaborer avec tous les autres dans des projets artistiques et pédagogiques spécifiques. Nous nous sommes ensuite confrontés au problème de savoir comment faire face à la différence de culture qui existe entre une tradition d’enseignement formalisée à l’extrême mais avec peu de présentations publiques, et des traditions qui sont basées sur des formes atypiques ou informelles d’apprentissage directement liées à des interactions avec un public. Le problème qu’il a fallu ensuite résoudre peut être formulé comme suit : le secteur classique tend à développer une identité basée sur l’instrument ou la production vocale dans une posture où il s’agit d’être prêt à jouer toutes formes de musiques (à condition qu’elles soient écrites sur une partition) ; les autres genres musicaux ont tendance à exiger de leurs membres une forte identité basée sur le style de musique en tant que tel accompagnée d’une approche technique uniquement basée sur ce qui est nécessaire à exprimer cette identité. Notre tâche a consisté à trouver des solutions capables d’inclure tous les ingrédients de cette triple équation. Deux concepts ont pu émerger : a) le programme d’études serait centré sur les projets des étudiants et non plus sur une série de cours et la définition de leur contenu (bien qu’ils ont continué à exister) ; b) les projets devraient être basés sur le principe d’un contrat liant les étudiants à un certain nombre de contraintes déterminées par l’institution et sur lequel l’évaluation serait fondée. Une publication, Enseigner la Musique a rendu compte de nombreux aspects de cette recherche et sur la pédagogie de la musique (voir par exemple François et al. 2007).

En prenant en compte comme modèle ce concept de rencontres interculturelles, des situations expérimentales ont été développées à Lyon par le collectif PaaLabRes (« Pratiques Artistiques en Actes, Laboratoire de RechercheS ») à partir de 2011. Plusieurs projets ont pu être développés :

  • Un petit groupe de musiciens improvisateurs s’est réuni pour travailler sur des protocoles en vue de développer des matériaux en commun dans le contexte d’invention collective[1]. Ces protocoles ont été expérimentés et discutés par ce petit groupe, puis appliqués dans un certain nombre d’ateliers d’improvisation s’adressant à des publics très différents : professionnels, amateurs, débutants, étudiants, musiciens et danseurs appartenant à différentes esthétiques ou traditions (2011-2015).
  • Entre 2015 et 2017, des rencontres ont été organisées au Ramdam (Centre d’arts) près de Lyon entre la danse (membres de la Compagnie Maguy Marin entre autres) et la musique (membres du collectif PaaLabRes) sur cinq week-end de travail autour de l’idée de développer des matériaux communs dans des perspectives d’improvisation collective.
  • Dans le cadre de la publications de deux premières éditions de ce site « paalabre.org », une réflexion a été menée sur la recherche artistique par rapport à la diversité des pratiques artistiques, des expressions esthétiques et des contextes allant notamment de la pédagogie aux présentations sur scène, du monde professionnel et de celui beaucoup plus informel de ceux qu’on n’arrive pas à classifier. (Voir dans la première édition de l’espace numérique paalabres.org, la station « débat » sur la ligne recherche-artistique).

 

2. Formes alternatives aux œuvres d’art définitives

Les situations d’improvisation peuvent être perçues comme une bonne manière d’aborder les problèmes liés aux rencontres hétérogènes, non pas en se focalisant sur des valeurs esthétiques, mais plutôt sur les processus démocratiques que cette situation semble promouvoir : chaque participant est complètement responsable de sa production et de sa manière d’interagir avec autrui, et aussi avec les divers moyens de production mis à disposition.

La définition de l’improvisation, dans le cadre des pratiques artistiques de l’occident – dans ses formes les plus « libres » – est souvent proposée comme une alternative à la musique écrite qui a dominé pendant au moins deux siècles la musique savante européenne. L’improvisation face au structuralisme des années 1950-60 a eu tendance à proposer une simple inversion du modèle jusqu’ici dominant :

  1. L’interprète, considéré jusqu’alors comme n’étant pas un élément majeur participant à la création d’œuvres, devient par le biais de l’improvisation complètement responsable de sa propre création, en évitant de créer des œuvres définitives.
  2. La pratique d’écrire des signes sur une partition et de les respecter dans l’interprétation va être remplacée par l’absence de toute notation visuelle et la prévalence de la communication orale.
  3. Il n’y aura plus d’œuvres fixées définitivement dans l’histoire, mais des processus qui se modifient continuellement à l’infini.
  4. La lente réflexion, menée dans l’espace privé par le compositeur lors de l’élaboration d’une pièce donnée, va être remplacée par un acte instantané, dans l’inspiration du moment, sur la scène et en présence du public.
  5. À la place de compositions se définissant de plus en plus comme des objets autonomes articulant leur propre langage et tour de main particulier, l’improvisation libre tendra à se diriger vers le « non-idiomatique » (voir Bailey 1992, p. xi-xii)[2] ou vers le « tout-idiomatique » (la capacité d’emprunter des matériaux provenant de tous les domaines culturels).

Et ainsi de suite, tous les termes étant inversés.

Mais pour que cette inversion puisse devenir réalité, des éléments de stabilité doivent rester en place : la présence d’artistes professionnels ou considérés comme tels se produisant sur une scène devant un public constitué de mélomanes éduqués. La stabilité historique de musiciens interprètes, jouant dans des concerts publics, héritée dans une très grande mesure du XIXe siècle, va de pair avec ce que Howard Becker a appelé le « package » (ou lot) : une situation hégémonique qui contrôle d’une manière globale toutes les actions dans un domaine donné avec des conditions économiques particulières, la définition des rôles professionnels et la présence d’institutions d’enseignement idoines (voir Becker 2007, p. 90). L’inversion des termes apparaît être là pour garantir que certaines attitudes esthétiques puissent rester telles quelles : par exemple, le concept de la musique « non-idiomatique » peut être considéré comme prolongeant et renforçant la conception moderniste d’un renouvellement constant des sonorités ou de leurs combinaisons s’inscrivant dans des objets musicaux construisant une histoire. On ne sait pas quel idiome va résulter du travail du compositeur, mais l’idéal est d’arriver à un idiome personnel. L’improvisateur doit venir sur scène sans à-priori idiomatique, mais le résultat sera idiomatique seulement pour la durée du concert. L’idéal de la « table rase » persiste dans l’idée que chaque improvisation doit pouvoir s’éloigner des sentiers battus.

L’improvisation envisagée à la lumière des concepts « paalabriens » de nomade et de transversal ne peut pas se limiter à l’idée qu’il s’agit là d’une alternative à la sédentarité des êtres humains personnifiés par le milieu de la musique classique occidentale. Les pratiques nomades et transversales ne peuvent pas non plus prétendre se présenter comme une alternative aux formes artistiques institutionnelles, à travers les mouvements indéterminés de leur errance sans fin. Les nomades (transversaux) ont plutôt la tâche de se confronter à la complexité des pratiques se situant entre les formes de communication orales et écrites, entre la production des timbres et leur articulation syntactique, entre la spontanéité des gestes et leur prédétermination, entre l’interactivité à l’intérieur d’un groupe et l’élaboration d’une contribution personnelle originale.

 

3. Improvisation

Un des aspects le plus important de l’improvisation – en tant qu’élément distinct de la musique écrite sur partitions ou de la chorégraphie précisément fixée – c’est la responsabilité partagée entre plusieurs participants pour créer une production collective. Toutefois, le contenu exact de cette créativité collective dans la réalité des improvisations semble peu clair. Dans l’improvisation, l’accent est mis sur la production sur scène et en public non planifiée à l’avance, et sur l’acte éphémère qui ne va se passer qu’une seule fois. L’idéal de l’improvisation semble dépendre de l’absence de préparation avant le déroulement de l’acte en tant que tel. Pourtant, la réalité de l’acte d’improvisation ne peut se dérouler si les participants ne sont pas tous prêts individuellement à le faire. La prestation sur scène peut ne pas être préparée dans les détails de son déroulement, mais d’une façon générale, elle ne peut pas non plus être réussie sans la présence d’une préparation intense. Voilà une situation bien paradoxale.

Deux modèles de pratique de l’improvisation peuvent être définis, et il faut bien se souvenir que les modèles théoriques ne sont là que pour différencier des points de référence permettant à une réflexion de se développer, mais qu’ils ne correspondent jamais à une réalité beaucoup plus complexe. Dans le premier modèle, les improvisateurs doivent se préparer individuellement de manière intensive pendant de longues années, afin de pouvoir assumer une voix personnelle, une manière unique de produire des actes sonores ou gestuels. Cette voix personnelle ou manière de jouer doit être inscrite dans la mémoire – inscrite dans le corps – dans une collection la plus large possible de répertoires. C’est là la principale condition de l’acte créatif de l’improvisation : les éléments d’invention ne sont pas inscrit sur un support indépendant – comme la partition – mais ils sont directement incarné dans les capacités de jeu de l’improvisateur. Les participants se rencontrent sur la scène en tant qu’individus séparés pour produire quelque chose ensemble de manière non prévue à l’avance. La production sur scène sera la superposition de discours personnels, mais si les participants peuvent anticiper sur ce que les partenaires vont pouvoir produire (surtout s’ils ont déjà joué ensemble ou assisté à leurs prestations respectives) ils vont être capables de construire ensemble, dans le cadre de cette impréparation, un univers original de sonorités et/ou de gestes. L’accent mis sur la préparation individuelle semble tout même favoriser un réseau assez homogène d’improvisateurs. Ce réseau est géographiquement très large et impose, sans avoir à les spécifier, les conditions d’accès par une série de règles implicites et non écrites. L’accent principal de ce modèle est centré sur la prestation en public sur scène et les enjeux sont placés très haut pour que la rencontre entre les actes gestuels ou sonores des unes et des autres soient de grande qualité, en incluant aussi les attitudes et les réactions du public.

L’autre modèle alternatif met l’accent sur la co-construction collective d’un univers déterminé indépendamment de toute présentation sur scène ou d’autres types d’événement. Cela implique qu’un temps important doit être trouvé pour élaborer un répertoire de matériaux (sonores ou autres) appartenant à un groupe permanent de personnes. Un nombre suffisant de sessions de travail en commun doit avoir lieu en présence de tous les membres d’un groupe donné. Ce second modèle n’a pas beaucoup d’intérêt si les membres du groupe proviennent d’un milieu social et artistique homogène, notamment s’ils ont acquis un statut professionnel par le passage dans les mêmes institutions d’enseignement et les mêmes dispositifs de qualifications. S’ils ne sont pas différents dans un certain nombre d’aspects, il semble que le premier modèle soit plus à même d’assurer sans trop de difficulté la construction collective d’un univers artistique donné lors des prestations sur scène. Mais s’ils sont différents, et surtout s’ils sont très différents au point d’être plutôt antagonistes, l’idée de construire ensemble un matériau commun n’est pas une simple tâche. D’une part, les différences entre les participants doit être maintenue, elles doivent être pleinement mutuellement respectées. D’autre part, construire quelque chose ensemble va exiger de chaque participant d’être capable de laisser derrière soi les comportements habituels et traditionnels. C’est une première situation paradoxale. Mais il y a immédiatement un deuxième paradoxe qui vient encore compliquer les choses : d’une part le matériau qui est développé collectivement doit être plus élaboré que la simple superposition de discours parallèles pour pouvoir être qualifié de co-construction ; et d’autre part, le matériau ne doit pas non plus se figer dans une structuration qui équivaudrait à fixer les choses comme dans un composition écrite, le matériau doit pouvoir rester ouvert à des manipulations et des variations à réaliser dans le moment présent de l’improvisation. Les participants doivent pouvoir rester libres de leurs interactions dans l’esprit du moment. Ce second modèle n’exclut pas les prestations en public mais n’est pas limité à cette obligation. Il est centré sur des processus collectifs et peut se dérouler dans différents contextes d’interactions sociales.

Les défis auxquels on a à faire face dans le second modèle sont directement liés aux débats autour des moyens à convoquer pour faire tomber les murs. Il n’est pas suffisant de rassembler des personnes d’origines ou de cultures différentes dans un même lieu pour que des relations plus profondes puissent se développer. Il n’est pas non plus suffisant d’inventer de nouvelles méthodologies appropriées à une situation donnée pour que par miracle la coexistence pacifique puisse s’installer. Pour faire face à la complexité, on a besoin de développer des situations dans lesquelles un certain nombre d’ingrédients doivent être présents : a) chaque participant doit avoir une connaissance de ce que chacun des autres représente ; b) chaque participant est obligé de respecter des règles élaborées en commun ; c) chaque participant pourtant doit pouvoir retenir une importante marge d’initiative personnelle pour exprimer sa différence ; d) il y a des moments où une forme de leadership peut émerger, mais dans son ensemble le contexte doit rester dans les limites d’un processus démocratique. Toute cette complexité démontre les vertus d’un bricolage pragmatique guidé par ce « dispositif » de principes et de contraintes.

Comme l’a démontré le sociologue et pianiste de jazz David Sudnow lorsqu’il a décrit son propre processus d’apprentissage de l’improvisation dans le jazz, les modèles sonores et visuels, bien qu’ils soient des éléments essentiels dans la définition des objectifs à atteindre, ne sont pas suffisant pour produire des résultats probants par le biais de simples imitations :

Quand mon professeur m’a dit, « maintenant que vous êtes capable de jouer ces thèmes, essayez d’improviser des mélodies avec la main droite », et quand je suis rentré à la maison et que j’ai écouté mes disques de jazz, c’était comme si la tâche à accomplir était de rentrer chez soi et de se mettre à parler français. Il y avait ce français qui défilait dans un flot rapide de sons étranges, dans un tourbillon rapide, des styles à l’intérieur de styles dans le cours du jeu de n’importe quel musicien. (Sudnow 2001, p. 17)

Un certain degré de bricolage est nécessaire pour permettre aux participants d’arriver à réaliser leurs objectifs en réalisant leurs propres détours hors de la logique du professeur.

L’idée de dispositif associé à celle de bricolage correspond à la définition du dictionnaire : « Ensemble de mesures prises, de moyens mis en œuvre pour une intervention précise » (Larousse en ligne). On peut aussi se référer à la définition donnée par Michel Foucault comme « un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements d’architectures, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propos philosophiques, moraux, philanthropiques, du dit aussi bien que du non-dit… » (Foucault 1977, voir aussi la station timbre dans la première édition de paalabres.org).

En appliquant cette idée à la co-production de matériaux sonores ou gestuels dans les domaines artistiques, les éléments institutionnels de cette définition sont bien sûr présents, mais l’accent est mis ici sur les réseaux d’éléments créés par les actions réalisées au quotidien, qui sont contextualisées par des personnes qui sont présentes et des matériaux mis à disposition. Les moyens sont ainsi définis ici comme concernant en même temps des personnes, leur statut social et hiérarchique au sein d’une communauté artistique donnée, les matériaux, instruments et techniques mis à disposition, les espaces dans lesquels les actions ont lieu, les interactions particulières – formelles ou non – entre les participants, entre les participants et les matériaux ou techniques, et les interactions avec le monde extérieur au groupe. Les dispositifs sont plus ou moins formalisés par des chartes, des protocoles d’action, des partitions ou images graphiques, des conditions d’appartenance au groupe, des processus d’évaluation (formels ou informels), des procédures d’apprentissage et de recherche. Dans une très grande mesure, les dispositifs sont régulés quotidiennement de manière orale, dans des contextes qui peuvent se modifier substantiellement par rapport aux circonstances, et à travers des interactions qui par leur instabilité peuvent produire des résultats très différents.

 

4. Processus artistiques ou seulement interactions humaines ?

L’idée de « dispositif » à la fois empêche que les actes artistiques soient simplement limités à des objets autonomes bien identifiés et elle élargit considérablement le champ des activités artistiques. Le réseau qui continuellement se forme, s’informe et se déforme lui-même ne peut pas se limiter à se concentrer sur un seul objectif de production de matériaux artistiques en vue de la satisfaction du public. Les processus ne sont plus définis à partir de sphères de spécialisation prédéfinies. Le terme d’improvisation ne se limite plus de manière stricte à une série de principes sacrés de liberté absolue et de spontanéité ou au contraire de respect d’une quelconque tradition. L’improvisation peut incorporer en son sein des activités qui impliquent une variété de supports – y compris écrits sur papier – pour arriver à des résultats s’inscrivant dans des contextes particuliers. La pureté des prises de positions tranchées et définitives ne peut plus être ce qui doit dicter tous les comportements possibles. Cela ne veut pas dire que les idéaux sont effacés et que les valeurs qu’on veut placer en exergue de la réalité des pratiques ont perdu leur importance primordiale.

La confrontation des pratiques artistiques nomades et transversales aux impératifs des institutions peut s’exprimer dans plusieurs domaines : l’improvisation, la recherche artistique, l’enseignement artistique, l’élaboration de programmes d’études, le renouveau des pratiques traditionnelles, etc. De plus en plus d’artistes se trouvent dans une situation dans laquelle leur pratique en termes strictement artistiques est considérablement élargie par ce qu’on appelle la « médiation » (voir Hennion 1993 et 1995) : activités pédagogiques, éducation populaire, participation du public, interactions sociales, hybridité des domaines artistiques, etc. L’immersion des activités artistiques dans les domaines du social, de l’éducation, des technologies, et du politique implique l’utilisation d’outils de recherche et de collaboration avec la recherche formelle en tant que nécessité dans l’élaboration des objets ou processus artistiques (voir Coessens 2009, et la station the artistic turn de la première éditon de paalabres.org). Les pratiques de recherche dans les domaines artistiques ont pour une grande part absolument besoin de la légitimité et de l’évaluation des instances universitaires, mais il est tout aussi important de reconnaître qu’elles doivent être considérées comme faisant partie d’une « science excentrique » (voir Deleuze et Guatarri, 1980, pp. 446-464), qui change considérablement le sens qu’on peut mettre dans le terme de recherche. Ce que les artistes peuvent apporter à la recherche concerne le questionnement contenu dans leurs pratiques mêmes : l’effacement de la séparation entre les acteurs et les observateurs, entre la manière scientifique de publier les résultats d’une recherche et d’autres formes informelles de présentation, entre les actes artistiques et la réflexion à leur sujet.

Une réponse nomadique et transversale peut se trouver le long d’un cheminement entre la liberté des actes créatifs et l’imposition stricte des règles canoniques de la tradition. Dans ce contexte l’acte créatif ne peut plus être envisagé comme la simple expression individuelle affirmant sa liberté par rapport à une fiction d’universalité. La constitution d’un collectif particulier, définissant au fur et à mesure ses propres règles, doit jouer, dans un frottement instable, à l’encontre des velléités imaginatives individuelles. Mettre une personne en position de recherche consisterait à ancrer l’acte créatif dans la formulation par un collectif d’un processus problématique ; la liberté absolue de création est maintenant liée à des interactions collectives et à ce qui est mis en jeu dans ce processus, sans se limiter aux règles strictes d’un modèle donné. L’acte créatif ne serait plus considéré comme un objet en soi absolu et l’accent serait mis sur les nombreuses médiations qui le déterminent comme un contexte particulier à la fois esthétique et éthique : la convergence à un certain moment d’un certain nombre de participants dans une forme de projet. Les nœuds de cette convergence doivent être expliqués non pas en termes de résultat particulier souhaité, mais en termes de constitution d’une sorte de tableau de la complexité problématique de la situation à son origine : un système de contraintes qui traite de l’interaction entre les matériaux, les espaces, les institutions, les divers participants, les ressources disponibles, les références, etc. D’après Isabelle Stengers, l’idée de contrainte, qu’il faut distinguer des « conditions », n’est pas une alternative qui est imposée de l’extérieur, ni une façon d’instituer une légitimité, mais la contrainte ne doit être satisfaite que d’une manière indéterminée et ouverte sur beaucoup de possibilités. La signification est déterminée a posteriori à la fin du processus (Stengers 1996, p. 74). Les contraintes doivent être prises en compte, mais ne définissent pas des voies à prendre lors de la réalisation du processus. Les systèmes de contraintes fonctionnent le mieux quand des personnes différentes de champs de spécialisation différents sont appelées à développer quelque chose ensemble.

 

5. Protocoles

Nous avons nommés « protocoles » des processus de recherche collective qui se passent avant une improvisation et qui vont en colorer le contenu, puis accumuler dans la mémoire collective un répertoire d’actions déterminées. Le détail de ce répertoire d’actions n’est pas fixé, et il n’est forcément décidé qu’un répertoire donné doive être convoqué lors d’une improvisation. La définition du terme de protocole est bien évidemment ambiguë et pour beaucoup semblera aller complètement à l’encontre d’une éthique de l’improvisation. Le terme est lié à des connotations de circonstances officielles, voire aristocratiques, où des comportements considérés comme acceptables ou respectables sont complètement déterminés : il s’agit de modes de conduites socialement reconnus. Protocole est aussi utilisé dans le monde médical pour décrire des séries d’actes de soins à suivre (sans omissions) dans des cas précis. Ce n’est pas dans le sens de ces contextes que nous utilisons le terme.

La définition de protocole est ici liée à des instructions écrites ou orales données à des participants au début d’une séance d’improvisation collective déterminant des règles de relations entre individus ou bien de définition d’un matériau particulier, sonore, gestuel ou autre. Elle correspond à peu près à celle du Larousse (en ligne) : « Usages conformes aux relations entre particuliers dans la vie sociale. » et « Ensemble des règles, questions, etc., définissant une opération complexe ». Les participants doivent accepter que pendant un temps limité, des règles d’interactions dans le groupe soient fixées en vue de construire quelque chose en commun ou en vue de comprendre le point de vue d’autrui, d’entrer dans un jeu avec l’autre. Une fois expérimenté, quand des situations ont pu être construites, le protocole en lui-même doit être oublié pour faire place à des interactions beaucoup moins liées à des règles de comportement, en retrouvant l’esprit de l’improvisation non planifiée. L’idéal, dans le cadre de l’élaboration des protocoles, est d’arriver à un accord collectif sur le contenu, sur la formulation des règles. En fait ce n’est que rarement le cas dans l’expérience réelle, car les gens on tendance à comprendre les règles de manière différente. Un protocole est le plus souvent proposés par une personne en particulier, l’importance étant de faire tourner parmi les autres personnes présentes la possibilité d’en proposer d’autres, et aussi de pouvoir donner la possibilité aux autres personnes d’élaborer des variations autour du protocole présenté.

La contradiction qui existe entre la préparation intensive que les improvisateurs s’imposent à eux-mêmes individuellement et l’improvisation sur scène qui se fait « sans préparation  se retrouve maintenant au niveau collectif : une préparation intensive du groupe d’improvisateurs doit avoir lieu collectivement avant qu’il soit possible d’improviser d’une manière spontanée en reprenant les éléments du répertoire accumulé, mais sans qu’il y ait une planification du détail de ce qui va se passer. Si les membres du collectif ont développé des matériaux en commun, ils peuvent maintenant plus librement les convoquer selon les contextes qui se présentent lors de l’improvisation.

C’est ainsi qu’on est en présence d’une alternance entre d’une part des moments formalisés de développement du répertoire et d’autre part des improvisations qui sont soit basées sur ce qu’on vient de travailler ou bien plus librement sur la totalité des possibilités données par le répertoire et aussi par ce qui lui est extérieur (rencontres fortuites entre productions individuelles). L’objectif est donc bien de mettre les participants dans de réelles situations d’improvisation où l’on peut déterminer son propre cheminement et dans lesquelles idéalement tous les participants sont dans des rôles spécifiques d’égale importance.

On peut catégoriser les différents types de protocoles ou de procédures, mais il faut se garder d’en dresser le catalogue détaillé, dans ce qui ressemblerait à un manuel. Les protocoles doivent de fait toujours être inventés ou réinventés dans chaque situation particulière. En effet la composition des groupes en terme d’hétérogénéité des domaines artistiques en présence, des niveaux de capacités techniques (ou autres), d’âge, de milieu social, d’origine géographique, des cultures différentes, d’objectifs particuliers par rapport à la situation du groupe, etc., doit à chaque fois déterminer ce que le protocole propose de faire et donc son contenu contextuel.

Voici quelques catégories de protocoles possibles parmi celles que nous avons explorées :

  1. Coexistence de propositions. Chaque participant peut définir une sonorité et/ou un geste particuliers. Chaque participant doit maintenir sa propre production élaborée tout au long d’une improvisation. L’improvisation ne concerne donc que la temporalité et le niveau des interventions personnelles en superpositions ou juxtapositions. L’interaction se passe au niveau d’une coexistence des diverses propositions dans des combinaisons variées choisies au moment de la performance improvisée. Des variations peuvent être introduites dans les propositions personnelles.
  2. Sonorités collectives élaborées à partir d’un modèle. Des timbres sont proposés individuellement pour être reproduits tant bien que mal par la totalité du groupe pour pouvoir créer une sonorité collective donnée.
  3. Co-construction de matériaux. Des petits groupes (4 ou 5) peuvent avoir la mission de développer une sonorité collective cohérente. Le travail s’envisage au niveau oral, mais chaque groupe peut choisir sa méthode d’élaboration, y compris par l’utilisation de notations sur papier. Puis de l’enseigner à d’autres groupes de la manière de leur choix.
  4. Constructions de structures rythmiques (boucles, cycles). La situation caractéristique de ce genre de protocole est le groupe disposé en cercle, chaque participant à son tour dans le cercle produisant un son, ou un geste, court improvisé, tout ceci dans une forme de hoquet musical. Généralement la production des sons ou des gestes qui tournent en boucle dans le cercle est basée sur une pulsation régulière. Les variations sont introduites par des silences dans le déroulement régulier, des superpositions de cycles de longueurs qui peuvent varier, d’irrégularités rythmiques, etc.
  5. Nuages, textures, sonorités et/ou mouvements gestuels collectifs – individus noyés dans la masse. Sur le modèle développé par un certain nombre de compositeur de la seconde moitié du vingtième siècle tels que Ligeti et Xenakis, des nuages ou textures sonores (cela s’applique aussi bien aux gestes et mouvements corporels) peuvent être développées à partir d’une sonorité donnée distribuée de manière hasardeuse dans le temps par un nombre suffisant de personnes les produisant. Le collectif produit une sonorité globale (ou mouvements corporels) dans laquelle les productions individuelles sont fondues dans la masse. L’improvisation consiste la plupart du temps à faire évoluer la sonorité globale ou les mouvements corporels de façon collective vers d’autres qualités sonores.
  6. Situations d’interactions sociales. Les sonorités ou les gestes ne sont pas définis, mais la manière d’interagir entre participants l’est. Premièrement il y a la situation qui consiste à passer du silence à des mouvements gestuels et corporels (ou à une sonorité) collectivement déterminés, comme dans les situations d’échauffement ou de phases de début d’improvisation dans lesquelles le jeu effectif improvisé ne commence que quand tous les participants se sont accordés dans tous les sens du mot accord : a) celui qui consiste à ce que les instruments ou les corps soient accordés b) celui qui concerne le test que fait le collectif de l’acoustique et la disposition spatiale d’une salle pour se sentir ensemble dans un environnement particulier, c) celui qui concerne le fait que les participants se sont mis d’accord pour faire socialement la même activité. C’est par exemple ce que l’on appelle le prélude dans la musique classique européenne, l’alãp dans la musique indienne classique du nord de l’Inde, un processus d’introduction progressive dans un univers sonore plus ou moins déterminé, ou à déterminer collectivement. Deuxièmement il peut s’agir d’interdictions de faire une ou plusieurs actions dans le cours de l’improvisation. Troisièmement il peut s’agir de déterminer des règles de temps de jeu des participants ou d’une structuration particulière du déroulement temporel de l’improvisation. Finalement on peut déterminer des comportements, mais pas les sonorités ou gestes que les comportements vont produire.
  7. Des objets étrangers à un domaine artistique, par exemple qui n’ont pas de fonction de produire des sons dans le cas de la musique, peuvent être introduits pour être manipulés par le collectif et déterminer indirectement la nature des sonorités ou gestes qui vont accompagner cette manipulation. L’exemple qui vient à l’esprit de manière immédiate est celui de l’illustration sonore de films muets. Mais il y a une infinité d’objets possibles à utiliser dans cette situation. L’attention des participants se porte principalement sur la manipulation de l’objet emprunté à un autre domaine et non sur la production particulière de ce qu’exige la discipline habituelle.

 

6. Conclusion

Les deux concepts de dispositif et de système de contraintes semblent être une façon intéressante de définir ce que pourrait être la recherche artistique, en particulier dans le contexte de projets de création collective dans des groupes non homogènes : créations collectives improvisées, actes artistiques s’inscrivant dans des contextes socio-politiques, relations formelles/informelles aux institutions, questions concernant la transmission des connaissances et des savoir-faire, diverses manières d’interagir entre des êtres humains, entre des humains et des machines, entre des humains et non-humains. Ces perspectives élargissement considérablement le champ d’application des actes qu’on peut qualifier d’artistiques : l’élaboration de programmes dans le cadre d’institutions d’enseignement, projets de recherche interdisciplinaires, ateliers divers (voir François et al. 2007) deviennent alors de situations artistiques à part entière qui se situent en dehors de l’exclusivité des prestations publiques sur scène.

Nous sommes aujourd’hui confrontés à un monde électronique d’une extraordinaire diversité de pratiques artistiques et en même temps à une multiplication des réseaux socialement homogènes. Ces pratiques tendent à développer de fortes identités et des hyperspécialisations. Cela nous oblige de manière urgente à travailler sur la rencontre des cultures qui tendent à s’ignorer mutuellement. Dans des espaces informels aussi bien que formels, à l’intérieur de groupes socialement hétérogènes, il convient d’encourager des manières de développer des créations collectives sur la base de principes d’une démocratie directe. Le monde des technologies électroniques permet de plus en plus l’accès de tous à des pratiques de création et de recherche, à des niveaux divers et sans avoir à passer par les parcours balisés des institutions. Cela nous obligent à débattre des façons dans lesquelles ces activités peuvent être ou non accompagnées par des artistes travaillant dans des espaces formels ou informels. La nature indéterminée de ces obligations – non pas en terme d’objectifs, mais de mises en pratique effectives – nous ramène de nouveau à l’idée des actes artistiques nomades et transversaux.

 


1. Ont participé à ce projet : Laurent Grappe, Jean-Charles François, Karine Hahn, Gilles Laval, Pascal Pariaud et Gérald Venturi.

2. Derek Bailey définit les termes de « idiomatique » et de « non-idiomatique » comme relevant d’une question d’identité à un domaine culturel particulier, et non pas tellement en termes de contenu de langage musical : « Non idiomatic improvisation has other concerns and is more usually found in so-called ‘free’ improvisation and, while it can be highly stylised, is not usually tied to representing an idiomatic identity. » (1992, p. xii)

 


Bibliographie

Bailey, Derek. 1992. Improvisation, its nature and practice in music. Londres: The British Library National Sound Archive. [en français : 1999. L’improvisation : sa nature et sa pratique dans la musique. Paris : Outre Mesure, Coll. Contrepoints. Trad. par Isabelle Leymarie]

Becker, Howard. 2007. « Le pouvoir de l’inertie », Enseigner la Musique N°9/10, Lyon : Cefedem AuRA – CNSMD de Lyon, pp. 87-95. (cette traduction en français est tirée de Propos sur l’Art, pp. 59-72, Paris : L’Harmatan, 1999, trad. Axel Nesme.

Coessens, Kathleen, Darla Crispin and Anne Douglas. 2009. The Artistic Turn, A Manifesto. Gand : Orpheus Institute, distribué par Leuven University Press.

Deleuze, Gilles et Felix Guattari. 1980. Mille Plateaux. Paris : Editions de Minuit.

François, Jean-Charles, Eddy Schepens, Karine Hahn, et Dominique Clément. 2007. « Processus contractuels dans les projets de réalisation musicale des étudiants au Cefedem Rhône-Alpes », Enseigner la Musique N°9/10, Cefedem Rhône-Alpes, CNSMD de Lyon, pp. 173-194.

François, Jean-Charles. 2015a. “Improvisation, Orality, and Writing Revisited”, Perspectives of New Music, Volume 53, Number 2 (Summer 2015), pp. 67-144. Publié en français dans la première édition de paalabres.org, station timbre sous le titre « Revisiter la question du timbre ».

Foucault, Michel. 1977. « Entrevue. Le jeu de Michel Foucault », Ornicar, N°10.

Hennion, Antoine. 1993. La Passion musicale, Une sociologie de la médiation. Paris : Editions Métailié, 1993.

Hennion, Antoine. 1995. « La médiation au cœur du refoulé », Enseigner la Musique N°1. Cefedem Rhône-Alpes et CNSMD de Lyon, pp. 5-12.

PaaLabRes, collectif. 2016. Station « débat », débat organisé par le collectif PaaLabRes et le Cefedem Auvergne-Rhône-Alpes en 2015.

Stengers, Isabelle. 1996. Cosmopolitiques 1 : La guerre des sciences. Paris : La Découverte / Les empêcheurs de penser en rond.

Stengers, Isabelle. 1997. Cosmopolitiques 7 : Pour en finir avec la tolérance, chapter 6, « Nomades et sédentaires ? ». Paris : La Découverte / Empêcheurs de penser en rond.

Sudnow, David. 2001. Ways of the Hand, A Rewritten Account. Cambridge, Mass. : MIT.

 

Jean-Charles François – English

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Collective Invention in Music

and Encounters Between a Diversity of Cultures

Jean-Charles François

 

Summary:

1. Introduction
2. Alternative forms to definitive art works
3. Improvisation
4. Artistic Processes or just Human Interactions?
5. Protocols
6. Conclusion

 


Introduction

The world in which we live can be defined as one in which a great diversity of practices and cultures coexist. As a result, it is difficult today to think in terms of the modern Western world, Eastern philosophy, African tradition or other labels too easy to use to guide us in the chaos of the world. We are in presence of an infinite number of networks, and each of us is active in more than one of these. Therefore, we have to think about musical practices in terms of ecological problems. A practice can kill another one. A practice can depend directly on another’s survival. A practice can be directly connected to another and still be different. The ecology of practices (see Stengers 1996, Chapter 3) or how to face a potentially very violent multicultural world is probably today as important as the ecological question of the future of the planet earth. I will attempt in this article to treat one aspect of the diverse world of artistic practices: improvisation with heterogeneous groups.

My own personal research on mediation between groups of musicians belonging to different cultural practices or musical styles stems from my involvement as the director (between 1990 and 2007) of a center devoted to the training of music school teachers, the Cefedem AuRA in Lyon, France. This institution was created in 1990, under the authority of the Ministry of Culture, and offers a two-year program leading to the Music Teacher State Diploma [Diplôme d’État de professeur de musique], geared towards the teaching of voice, instruments, basic musicianship, choral conducting, jazz, popular music [described in France as Musiques actuelles amplifiées, Today’s Amplified Music], and traditional music in music schools and conservatories organised throughout France by the towns. Research was conducted within the framework of curriculum development in this institution, in direct collaboration with Eddy Schepens and the entire pedagogical and administrative team of this institution.

For the first ten years all the students at the Center were classical musicians issued from Regional Conservatories. In 2000, the study program was completely reinvented to accommodate the inclusion of jazz, popular music, and traditional music students, alongside the ones from the “classical” sector. The curriculum was based on two distinct imperatives: (a) each musical genre had to be recognized as autonomous in its practical and theoretical specificities; and (b) each musical genre had to collaborate with all the others in specific artistic and pedagogical projects. We were thus confronted with the issue of how to face the problem of a difference of culture between a highly formalised teaching tradition with low exposure to public presentations, and traditions that are based on atypical or informal forms of learning involving a high degree of immediate public interactions. The problem that then had to be solved can be formulated as follows : the classical sector tends to develop an instrumental or vocal identity in a posture of technical readiness to play any music (on the condition that it would be written on a score) ; other musical genres tend to require of their members a strong identity based on the style of music as such accompanied by a technical approach based solely on what is necessary to express that identity. Our task was to find solutions that could include all the ingredients of this triple equation. Two concepts emerged: a) the curriculum would focus on student projects rather than on a series of courses and the definition of their content (although these courses continued to exist); b) projects should be based on the principle of a contract binding students to a number of constraints determined by the institution and on which evaluation would be based. The Centre has developed a research program on these issues and in pedagogy of music, and publishes a journal, Enseigner la Musique (see for example François & al. 2007).

Taking this concept of intercultural encounters as a model, experimental situations have been carried out by a Lyon collective of artists in existence since 2011: PaaLabRes (Artistic Practices in Acts, Laboratory of Research [Pratiques Artistiques en Actes, Laboratoire de Recherche]).
Several projects were developed:

  • A small group of improvisators met to propose protocols for developing common material in the context of collective invention[1]. These protocols were tested, discussed and then tried in a number of workshops addressed to the largest range of participants (professionals, amateurs; beginners and advanced students; musicians and dancers belonging to different musical categories, styles and traditions) (2011-2015).
  • Regular meetings of PaaLabRes musicians with dancers (Maguy Marin’s Company members among others) have been organized at the Ramdam, an arts center near Lyon, with the aim of developing common materials between dance and music in improvisation (2015-2017).
  • Through the digital space www.paalabres.org a reflection on the definition of artistic research, situated in between formal academic research and artistic practices, between various artistic domains and diverse aesthetic expressions, in between pedagogy and performance on stage. (See the station Débat, line “Artistic Research in the first edition of paalabres.org).

 

2. Alternative forms to definitive art works

Improvisation situations seem in this context to be a good way to deal with heterogeneous encounters through practicing music, not so much as a focusing on aesthetics values, but rather as a democratic process that this situation seems to promote: each person is fully responsible for her or his sound production and for interacting with the others persons present in the space, and also with the diverse means of production available.

The definition of improvisation, within the art practices of the West—especially in its “freer” forms— is often proposed as an alternative to the written music that dominated European art music for at least two centuries. Improvisation faced with the structuralism of the 1950-60s tended to propose a simple inversion of the prevailing model:

  1. The performer considered up to that time as not being a major participant to the creation of major works, becomes through improvisation completely responsible for her/his creation in a context that changed the definition of work of art.
  2. The practice of writing signs on a score and respecting them in interpretation is replaced by the absence of any visual notation and the prevalence given to oral communication.
  3. There will be no more works definitively fixed in historical memory, but processes that are continuously modified ad infinitum.
  4. The slow reflective method used by the composer in a private space when elaborating a given piece of music will be replaced by an instantaneous act, in the spirit of the moment, on stage and in the presence of an audience.
  5. Instead of having compositions that define themselves as autonomous objects articulating their own language and personal sleight of hand, free improvisation will tend to go in the direction of the “non-idiomatic” (see Bailey 1992, p. ix-xii)[2] or towards the “all-idiomatic” (the capacity to borrow sound material from any cultural domain).

And so on, all the terms being inverted.

For this inversion to occur, however, some stable elements have to remain in place: notably the concept that music is played on stage by professional musicians before an audience of educated music lovers. This historical stability of the concert performance largely inherited from the 19th century goes hand in hand according to Howard Becker with what he calls a “package”: an hegemonic situation that controls in a global way all the actions in a given domain with particular economic conditions, definitions of professional roles and supporting educational institutions (see Becker 2007, p. 90). The reversal of elements appears to guarantee that certain aesthetical attitudes would remain unchanged: for example, the concept of “non-idiomatic” might be considered as reinforcing the modernist view of an ever-changing process towards new sounds and new sound combinations. We don’t know which idiom will result from the composer’s work, but the ideal is to arrive at a personal idiom. The improviser should come on stage without idiomatic a-priori, but the result will be idiomatic only for the duration of the concert. The “blank slate” ideal persists in the idea that each improvisation has to occur outside beaten paths.

The nomadic and transverse approach to improvisation cannot be confined to the idea that it is an alternative to sedentary human beings personified by the classical musicians of the West. The nomadic and the transverse practices cannot just pretend to offer an alternative to institutional art forms, through their indeterminate movements and infinite wanderings. Rather the (transversal) nomads have to deal with the complex knots of practices situated in between oral and written communication, timbre and syntactic articulation, spontaneity and predefined gestures, group interactivity and personal contribution.

 

3. Improvisation

One of the strong frameworks of improvisation – as distinct from written music on scores – is the shared responsibility between players for a collective creative sound production. However, the exact content of this collective creativity in actual improvisations seems unclear. In improvisation, the emphasis is on the unplanned public performance on stage, on the ephemeral act that happens only once. The ideal of improvisation seems to be dependent on the absence of preparation, before the act itself. And at the same time, the actual act of improvisation cannot be done by participants who are not “prepared” to do it. The performance may be unprepared in the details of its unfolding, but generally speaking it cannot be successfully carried out without some intense preparation. This is indeed the paradox of the situation.

Two models can be defined, and we have to remember that theoretical models are never reflecting reality, but they offer different points of reference allowing us to reflect on our subject matter. In the first model the individual players undergo an intensive preparation inscribed in a time frame of many years, in order to achieve a personal voice, a unique manner of producing sound and gestural acts. This personal voice, or manner of playing, has to be inscribed in memory – inscribed in the body – in a wide-ranging repertoire of possibilities. This is the principal condition of the improvisation creative act: the creative elements are not inscribed on an independent support – like a score – but they are directly embodied in the playing capacities of the performer. The players meet on stage as separated individuals in order to produce something together in an unplanned manner. The performance on stage will be the superimposition of personal discourses, but if players can anticipate what the partners will be able to produce (above all if they have already played together or listen to their respective performances), they will be able to construct together, within that unplanned framework, an original sonic and/or gestural world. The emphasis on individual preparation seems to not hinder the constitution of a fairly homogeneous network of improvisators. This network is geographically very large and imposes, without having to specify any definition, the conditions of its access by a set of implicit unwritten rules. What is at stake here? The main focus of this model is on the public performance on a stage, where the important issues concern the sonic or gestural quality of the acts in that encounter produced by everybody present, including the attitudes and reactions of the audience.

The other alternative model puts the emphasis on a collective co-construction of the sonic universe independently from any eventual presentation on stage or other types of interactive actions. It implies that a substantial time is spent on elaborating a repertoire of sonic (or any other) materials within a permanent group of people. The development of the collective sound depends on a sufficient number of sessions working together with all members present. That these sessions are performed before an audience or not, is beside the point. This second model does not present much interest if the members of the group are homogeneous in their background, notably if they acquired their professional status in the same kind of educational institutions and the same processes of qualification. If they are not different in some important respect, the first model seems to be more adequate, as there is no difficulty in building a collective sound world directly through improvised performance on stage. But if they are different, and above all if they are very different, the idea of building a collective sound material, or a collective artistic material, is not a simple task. On the one hand, the differences between participants have to be maintained, they have to be strictly respected in mutual terms. On the other hand, building something together will imply that each participant is ready to leave behind reflexes, habits, and traditional ways of behavior. This is a first paradoxical situation. Another paradox immediately becomes apparent adding to the complication: on the one hand, the material that is collectively developed has to be more elaborate than just the superimposition of discourses in order to qualify as co-constructions; and, on the other hand, the material should not become fixed in a structuration, as would be the case with a written composition, the material should remain open to improvisation manipulations and variations, to be realized at the actual moment of the improvisation performance. The performers should remain free to interact as they see fit on the spirit of the moment. This second model does not exclude public performance on stage but cannot be limited to this obligation. It is centered on collective processes and might involve other types of social output and interactions.

The challenges of the second model are directly linked to debates about the means to be developed in order to break down the walls. To face these challenges, it is not enough to just gather people of different origins or cultures in the same room and expect that more profound relationships will develop. It is also not sufficient to invent new methodologies appropriate for a given situation, to ensure that a miracle of pacific coexistence will occur. In order to face complexity, you need to develop situations in which you should have a number of ingredients:

  1. Each participant has to know in practical ways what all the other participants are about.
  2. Each participant is obligated to follow collective rules decided together.
  3. Each participant should retain an important margin of personal initiative and remains free to express differences.
  4. There can be processes in which a leadership can emerge, but on the whole the context should remain on a democratic level.

All this complexity demonstrates the virtues of pragmatic tinkering within the framework of this plan of action.

As the sociologist and jazz pianist David Sudnow showed when he described the learning processes of his hands that enabled him to produce jazz improvisations: sound and visual models, although essential to the definition of objectives to be attained, are not sufficient to produce real results through simple imitation:

When my teacher said, “now that you can play tunes, try improvising melodies with the right hand,” and when I went home and listened to my jazz records, it was as if the assignment was to go home and start speaking French. There was this French going on, streams of fast-flowing strange sounds, rapidly winding, styles within styles in the course of any player’s music. (Sudnow 2001, p. 17)

Some degree of “tinkering about” is necessary to allow the participants to achieve their purposes through heterogeneous detours of their own, outside the logical framework given by the teacher.

The idea of dispositif (apparatus, plan of action) associated with “tinkering about” corresponds to the definition found in the dictionary: an “ensemble of means disposed according to a plan in order to do a precise action”. One can refer to the definition given by Michel Foucault as “a resolutely heterogeneous ensemble, comprising discourses, institutions, architectural amenities, regulatory decisions, laws, administrative arrangements, scientific enunciations, philosophical, moral and philanthropic statements, some explicitly stated, some implicitly unsaid…” (Foucault 1977, see also the station timbre, line “Improvisation” in the first edition of paalabres.org)

In applying this idea to a co-production of sonic or gestural materials in the domain of artistic practices, the institutional elements of this definition are indeed present, but the emphasis is here directed towards the network of the elements created through everyday action, which are contextualized by given agents and materials. Thus, the means are defined here as concerning, at the same time, the persons concerned, their social and hierarchical status within a given artistic community, the materials, instruments and techniques that are provided or already developed, the spaces in which the actions take place, the particular interactions – formalized or not – between participants, between participants and materials or techniques, and the interactions with the external world outside the group. The dispositifs are more or less formalized by charters of conduct, protocols of action, scores or graphic images, rules pertaining to the affiliation to the group, evaluation processes, learning and research procedures. To a great extent, however, the dispositifs are governed on an everyday basis in an “oral” manner, in contexts that can change radically according to circumstances, and through interactions, which by their instability can produce very different results.

 

4. Artistic Processes or just Human Interactions?

The idea of dispositif, or complex apparatus, at the same time denies that artistic acts be simply limited or confined to well identified autonomous objects, and it also enlarges considerably the scope of artistic endeavours. The network that continuously forms, informs and deforms itself cannot be limited to a single focus on the production of artistic materials for the benefit of a public. The processes are no longer defined in specific specialized spaces. The term improvisation is no longer strictly limited to a series of sacred principles of absolute freedom and spontaneity or, on the contrary, respect for any tradition. Improvisation can incorporate activities that involve a variety of media supports – including using writing on paper – to achieve results in particular contexts. The purity of clear and definitive positions can no longer be what should dictate all possible behaviour. This does not mean that ideals have been erased and that the values that one wants to place at the forefront of the reality of practices have lost their primordial importance.

The confrontation of nomadic and transverse artistic practices to institutional imperative requirements may concern many areas: improvisation, research, music and art education, curriculum design, reviving traditional practices, etc. More and more artists find themselves in a situation in which their practice in strictly artistic terms is now considerably widened by what we call “mediation”, or mediating between a diversity of elements (see Hennion 1993 and 1995): pedagogical activities, popular education, community involvement, public participation, social interactions, hybrid characteristics between artistic domains, etc. The immersion of artistic activities into the social, educational, technological and political realms implies the utilization of research tools and of research partnerships with formal institutions as a necessary part of the elaboration of artistic objects or processes (see Coessens 2009, and the PaaLabRes’ station the artistic turn). Research practices in artistic domains need to a large extent the legitimacy and evaluation given by academic bodies, but it is equally important to recognize that they must be seen as part of an “eccentric science” (see Deleuze & Guatarri 1980, pp. 446-464), which considerably changes the meaning of the term “research”. The important questioning of these artists pertains directly to the very practice of conducting research: it tends to attempt to erase the usual strict separation between actors and observers, between the scientific orientation of the publication of results and other informal forms of presentation, and between the artistic act and reflections about it.

A possible nomadic and transverse response would be found along a pathway between the freedom of creative acts and the strict imposition of traditional canons. In this context, the creative act can no longer be seen as a simple individual expression asserting freedom in relation to a fiction of universality. The constitution of a particular collective, defining its own rules along the way, must play, in an unstable friction, against individual imaginative desires. To place somebody in a situation of research would mean to anchor the creative act on the formulation by a collective of a problematical process; the complete freedom of creation is now bound by collective interactions and to what is at stake in the process, without being limited by the strict rules of a given model. The creative act would cease to be considered as an absolute object in itself, and the accent would be put on the numerous mediations that determine it as a particular aesthetical and ethical context: the convergence at a certain moment of a number of participants into some form of project. The knots of this convergence need to be explicated not in terms of a particular desired result, but in terms of the constitution of some kind of chart of the problematic complexity of the situation at its inception: a system of constraints which deals with the interaction between materials, spaces, institutions, diverse participants (musicians, administrators, amateurs, professionals, theoreticians, students, general public, etc.), resources at hands, references, etc. According to Isabelle Stengers, the idea of constraint, as distinct from “conditions”, is not an imperative imposed from outside, nor a way to institute some legitimacy, but it requires to be satisfied in an undetermined manner open to many possibilities. The signification is determined a posteriori at the end of a process (Stengers 1996, 74). Constraints have to be taken into account, but do not define pathways that might be taken for the realization of the process. Systems of constraints apply best when very different people with different specialized fields are called to develop something together.

 

5. Protocols

We have called “protocols” collective research processes that take place before an improvisation and that will colour its content, then accumulate in the collective memory a repertoire of determined actions. The detail of this repertoire of actions is not fixed, nor is it necessarily decided that a given repertoire should be called up during an improvisation. The definition of the term protocol is obviously ambiguous and for many will seem to go completely against the ethics of improvisation. The term is linked to connotations of official, even aristocratic circumstances, where behaviour considered acceptable or respectable is completely determined: it refers to socially recognised modes of behaviour. Protocol is also used in the medical world to describe series of care acts to be followed (without omissions) in specific cases. It is not in the sense of these various contexts that we use the term.

The definition of protocol is here linked to written or oral instructions given to participants at the beginning of a collective improvisation that determine rules governing the relationships between persons or that define a particular sound, gestural or other type of material. It corresponds more or less to what you may find in dictionary (here French Larousse dictionary on-line): “Usages conformed to relationships between people in social life” and “Ensemble of rules, questions, etc. defining a complex operation”. The participants have to accept that in a limited time, some interaction rules in the group would be determined with the aim of building something together or to understand another point of view, to enter into playing with the others. Once these rules are experimented, when situations have been built, the protocol in itself can be forgotten in order that interactions less bound by rules of behaviour can take place, retrieving then the spirit of unplanned improvisation. The ideal, when determining a protocol, is to seek a collective agreement on its specific content, on the exact formulation of the rules. In fact, this rarely takes place in real situations, as different people understand rules in different ways. A protocol is most often proposed by one particular person, the important factor is to allow all present the possibility to propose other protocols, and also to be able to elaborate variations on the proposed protocol.

The contradiction that exists between the intensive preparation that improvisers impose on themselves individually and improvisation on stage that takes place “without preparation”, is now found at the collective level: intensive preparation of the group of improvisers must take place collectively before spontaneous improvisation can take place, using elements from the accumulated repertoire but without planning the details of what is going to happen. If the members of the collective have developed materials in common, they can now more freely call them up according to the contexts that arise during improvisation.

Thus we are in the presence of an alternation between, on the one hand, formalized moments of development of the repertoire and, on the other hand, improvisations which are either based on what one has just worked on or, more freely, on the totality of the possibilities given by the repertoire and also by what is external to it (fortuitous encounters between individual productions). The objective remains therefore that of putting the participants in real improvisational situations where one can determine one’s own path and in which ideally all the participants are in specific roles of equal importance.

Different types of protocols or procedures can be categorized, but care should be taken not to catalogue them in detail in what would look like a manual. In fact, protocols must always be invented or reinvented in each particular situation. Indeed, the composition of the groups in terms of the heterogeneity of the artistic fields involved, the levels of technical (or other) ability, age, of social background, geographical origin, different cultures, particular objectives in relation to the group’s situation, etc., must each time determine what the protocol proposes to do and therefore its contextual content.

Here are some of the categories of possible protocols among those we have explored:

  1. Coexistence of proposals. Each participant can define a particular sound and/or gestural movement. Each participant must maintain his or her own elaborate production throughout an improvisation. Improvisation therefore only concerns the temporality and the level of personal interventions in superimpositions or juxtapositions. The interaction takes place at the level of a coexistence of the various proposals in various combinations chosen at the time of the improvised performance. Variations can be introduced in the personal proposals.
  2. Collective sounds developed from a model. Timbres are proposed individually to be reproduced as best they can by the whole group in order to create a given collective sound.
  3. Co-construction of materials. Small groups (4 or 5) can be assigned to develop a coherent collective sound or body movements. The work is envisaged at the oral level, but each group can choose its own method of elaboration, including the use of paper notations. Then teach it to other groups in the manner of their choice.
  4. Construction of rhythmic structures (loops, cycles). The characteristic situation of this kind of protocol is the group arranged in a circle, each participant in turn (in the circle) producing an improvised short sound or gesture, all this in a form of musical “hoquet”. Usually the production of the sounds or gestures that loop in the circle is based on a regular pulse. Variations are introduced by silences in the regular flow, superimposing loops of varying lengths, rhythmic irregularities, etc.
  5. Clouds, textures, sounds and collective gestural movements – individuals drowned in the mass. Following the model developed by a number of composers of the second half of the twentieth century such as Ligeti and Xenakis, clouds or sound textures (this applies to gestures and body movements as well) can be developed from a given sonority distributed randomly over time by a sufficient number of people producing them. The collective produces a global sound (or global body movements) in which the individual productions are blended into the mass. Most of the time, improvisation consists in making the global sound or the movements evolve in a collective way towards other sound or gestural qualities.
  6. Situations of social interaction. Sounds or gestures are not defined, but the way of interacting between participants is. Firstly, there is the situation of moving from silence to collectively determined gestural and bodily movements (or to a sound), as in situations of warm-up or early stages of improvisation in which effective improvised play only begins when all participants have agreed in all senses of the word tuning : a) that which consists of instruments or bodies being in tune, b) that which concerns the collective’s test of the acoustics and spatial arrangement of a room to feel together in a particular environment, c) that which concerns the fact that the participants have agreed to do the same activity socially. This is for example what is called the prelude in European classical music, the alãp in North Indian classical music, a process of gradual introduction into a more or less determined sound universe, or to be determined collectively. Secondly, one or more actions can be prohibited in the course of an improvisation. Thirdly, the rules of the participants’ playing time, or of a particular structuring of the temporal course of the improvisation can be determined. Finally, one can determine behaviours, but not the sounds or gestures that the behaviours will produce.
  7. Objects foreign to an artistic field, for example, which have no function of producing sounds in the case of music, may be introduced to be manipulated by the collective and indirectly determine the nature of the sounds or gestures that will accompany this manipulation. The example that immediately comes to mind is that of the sound illustration of silent films. But there are an infinite number of possible objects to use in this situation. The attention of the participants is mainly focused on the manipulation of the object borrowed from another domain and not on the particular production of what the usual discipline requires.

 

6. Conclusion

The two concepts of dispositif and of system of constraints seem to be an interesting way to define artistic research, especially in the context of heterogeneous collective creative projects: collective improvisation, socio-political contexts of artistic acts, informal/formal relationships to institutions, Questions of transmission of knowledge and know-how, various ways of interacting between humans, between humans and machines, and between humans and non-humans. This widens considerably the scope of artistic acts: curriculum design, interdisciplinary research projects, teaching workshops (see François & al. 2007), become, in this context, fully-fledged artistic situations outside the exclusivity of performances on stage.

Today we are confronted with an electronic world of an extraordinary diversity of artistic practices and at the same time a multiplication of socially homogeneous networks. These practices tend to develop strong identities and hyper-specializations. This urgently forces us to work on the meeting of cultures that tend to ignore each other. In informal as well as formal spaces, within socially heterogeneous groups, ways of developing collective creations based on the principles of direct democracy should be encouraged. The world of electronic technologies increasingly allows access for all to creative and research practices, at various levels and without having to go through the institutional usual pathways. This obliges us to discuss the ways in which these activities may or may not be accompanied by artists working in formal or informal spaces. The indeterminate nature of these obligations – not in terms of objectives, but in terms of actual practice – brings us back to the idea of nomadic and transversal artistic acts.

 


1. The following musicians participated to this project: Laurent Grappe, Jean-Charles François, Karine Hahn, Gilles Laval, Pascal Pariaud et Gérald Venturi.

2. Derek Bailey defines “idiomatic” and “non-idiomatic” improvisation as a question of identity to a cultural domain, and not so much in terms of language content: “Non idiomatic improvisation has other concerns and is more usually found in so-called ‘free’ improvisation and , while it can be highly stylised, is not usually tied to representing an idiomatic identity.” (1992, p. xii)

 


Bibliographie

Bailey, Derek. 1992. Improvisation, its nature and practice in music. Londres: The British Library National Sound Archive.

Becker, Howard. 2007. « Le pouvoir de l’inertie », Enseigner la Musique n°9/10, Lyon: Cefedem AuRA – CNSMD de Lyon. This French translation is extracted from Propos sur l’Art, pp. 59-72, paris: L’Harmatan, 1999, translation by Axel Nesme.

Coessens, Kathleen, Darla Crispin and Anne Douglas. 2009. The Artistic Turn, A Manifesto. Ghent : Orpheus Institute, distributed by Leuven University Press.

Deleuze, Gilles et Felix Guattari. 1980. Mille Plateaux. Paris : Editions de Minuit.

François, Jean-Charles, Eddy Schepens, Karine Hahn, and Dominique Clément. 2007. « Processus contractuels dans les projets de réalisation musicale des étudiants au Cefedem Rhône-Alpes », Enseigner la Musique N°9/10, Cefedem Rhône-Alpes, CNSMD de Lyon, pp. 173-194.

François, Jean-Charles. 2015a. “Improvisation, Orality, and Writing Revisited”, Perspectives of New Music, Volume 53, Number 2 (Summer 2015), pp. 67-144. Publish in French in the first edition of paalabres.org, station timbre with the title « Revisiter la question du timbre ».

Foucault, Michel. 1977. « Entrevue. Le jeu de Michel Foucault », Ornicar, N°10.

Hennion, Antoine. 1993. La Passion musicale, Une sociologie de la médiation. Paris : Editions Métailié, 1993.

Hennion, Antoine. 1995. « La médiation au cœur du refoulé », Enseigner la Musique N°1. Cefedem Rhône-Alpes and CNSMD de Lyon, pp. 5-12.

PaaLabRes, collective. 2016. Débat on the line “Recherche artistique”, a debate organized by the PaaLabRes collective and the Cefedem Auvergne-Rhône-Alpes in 2015.

Stengers, Isabelle. 1996. Cosmopolitiques 1: La guerre des sciences. Paris: La Découverte / Les empêcheurs de penser en rond.

Stengers, Isabelle. 1997. Cosmopolitiques 7: Pour en finir avec la tolerance, chapter 6, “Nomades et sédentaires?”. Paris: La Découverte / Empêcheurs de penser en rond.

Sudnow, David. 2001. Ways of the Hand, A Rewritten Account. Cambridge, Mass.: MIT

 

The artistic turn

English abstract


« Présentation du livre The Artistic Turn, A Manifesto
de Kathleen Coessens, Darla Crispin et Anne Douglas »

par Jean-Charles François

Sommaire :

Introduction
Chapitre 1. Why art matters
Chapitre 2 : Artistic research and scientific method: two cultures?
Chapitre 3: Deterritorializing the research space: the ways of knowing art
Chapitre 4: The ship sailing out: practical navigation and the lure of ‘L’Horizon Chimérique’
Chapitre 5: Doubts and Vulnerability
Chapitre 6: Why artistic research matters

Introduction

Le livre The Artistic Turn, A Manifesto [Le tournant artistique, un manifeste] de Kathleen Coessens qui est une philosophe et musicienne belge, de Darla Crispin, une pianiste et musicologue canadienne, et d’Anne Douglas, une artiste plasticienne anglaise a été publié par le Orpheus Institute de Gand en Belgique. L’Orpheus Institute est un centre international dont l’objectif principal est la recherche artistique dans le domaine de la musique, c’est-à-dire la recherche associée à la pratique musicale et principalement déterminée par des objectifs artistiques. Les trois auteures sont associées au sein de cet institut à l’Orpheus Reserach Centre in Music (ORCIM) qui regroupe en son sein une quinzaine d’artistes-chercheurs menant des recherches à un haut niveau. L’ouvrage est accompagné d’une préface de Jeremy Cox, ancien directeur général de l’Association Européenne des Conservatoires et ancien doyen du Royal College of Music de Londres.

L’objet de ce livre est défini comme suit :

« Le domaine émergeant de la recherche artistique reste l’objet d’une controverse et son apparition dans les institutions universitaires a été reçu avec plus ou moins d’enthousiasme. Les défis et les perspectives présentés dans le cadre de cette discipline peuvent être mieux appréhendés si l’on réaffirme que l’artistique doit rester au centre des préoccupations en proposant un nouveau paradigme – le ‘tournant artistique’. Le but est de créer un champ de signification capable d’éclairer les aspects les plus prometteurs et en même temps les plus problématiques de la recherche artistique : l’ineffable qui est essentiellement au cœur de la créativité artistique et ce qui en est la conséquence, l’insuffisance des explications exprimées verbalement ou par écrit à son sujet. L’exposé se propose de retracer une constellation d’idées qui délimite le nouveau domaine de recherche et de mettre l’accent sur une multiplicité de démarches possibles. » (Couverture du livre)

La question de la recherche artistique est au centre des réflexions du collectif PaaLabRes à Lyon, dans un contexte où d’une part les contributions en langue française tentant de cerner ce sujet sont rares et où d’autre part les nombreuses initiatives prises dans ce domaine dans le monde francophone restent confidentielles, en tout cas peu encouragées par les pouvoirs publics et par beaucoup de musiciens professionnels. Le groupe PaaLabRes est fortement associé au Cefedem Rhône-Alpes, qui depuis 1990 a tenté de mener une recherche dans le domaine de l’enseignement spécialisé de la musique, notamment à travers une revue Enseigner la Musique créée à l’initiative de Eddy Schepens et moi-même. Le Cefedem RA a récemment créé un « Centre d’études » qui « se consacre à l’étude des pratiques didactiques et territoire de la musique » et « regroupe des artistes, musiciens, enseignants et chercheurs qui collaborent à la production et au développement de savoirs et de savoir-faire au carrefour des sciences sociales et des arts ». La responsable de ce centre d’étude est Noémi Lefebvre qui est aussi membre de PaaLabRes1.

L’objet du présent texte est de porter à la connaissance des lecteurs francophones un ouvrage portant sur la définition de ce que pourrait être la recherche artistique. Un résumé du livre est présenté dans les perspectives de donner envie aux chercheurs-artistes d’aller étudier plus avant les richesses du contenu du livre. Ce texte est suivi d’un débat « PaaLabRes » sur la recherche artistique.

L’ouvrage présenté est unique, car écrit par des praticiennes des arts qui revendiquent un statut associé de chercheur. Ce livre trouve certainement son origine sur un vécu : la difficulté de se faire une place comme artiste-chercheur à la fois au sein des institutions d’enseignement supérieur et au sein du monde des arts. Comment trouver un juste milieu lorsque les règles rigoureuses d’objectivité scientifique dictées par l’université et le refus de beaucoup d’artistes de définir leurs pratiques pour préserver une alternative au monde rationnel viennent submerger de doubles contraintes ceux qui veulent se lancer dans une démarche à la fois artistique et réflexive ?

Les questions abordées dans ce livre tournent autour de la définition de la recherche artistique par rapport à la domination dans le monde universitaire des méthodes d’investigation et de divulgation inspirées par les sciences. La raison principale avancée pour justifier de l’existence de la recherche artistique menée par les artistes eux-mêmes est liée au développement de la société de la connaissance, aux technologies de la communication et à l’économie mondialisée. Dans ce contexte, le caractère critique de l’art semble être un élément essentiel à préserver. Face aux contradictions de nos sociétés, les trois artistes proposent des solutions qui vont toujours dans le sens d’une conciliation dialectique des extrêmes, comme l’image du vaisseau navigant à vue sur l’océan le suggère. De nombreuses références philosophiques et beaucoup d’exemples concrets de démarches d’artistes viennent illustrer les propos de cet important ouvrage.

Chapitre 1 : Why art matters

Dans le premier chapitre intitulé « Why art matters » (En quoi l’art est important) l’idée de ce que les auteures appellent « le tournant artistique » est présentée en conjonction avec une définition de ce que pourrait être la recherche dans le domaine des pratiques artistiques. Dans le contexte actuel de prolifération de formes différentes d’art et d’utilisation de technologies multiples, il est difficile de répondre à la question de savoir si l’art a encore une quelconque importance. Ce qui est en jeu principalement dans cette question est la relation délicate de l’artiste dans sa pratique avec la recherche. Comment préserver la primauté de l’artistique sur la réflexion qu’il suscite. La notion de recherche artistique est un défi dans un contexte où il y a traditionnellement une stricte séparation entre l’action et son observation.

Après toute une série de « tournants », notamment le tournant linguistique (1960-79) et le tournant culturel (1980), le « tournant artistique » est centré sur l’expérience et à travers elle sur les connaissances qu’elle peut incarner dans la complexité et les contradictions de ses méandres. On cherche à examiner les pratiques artistiques et les savoirs qui y sont inhérents, tout en respectant le point de vue de l’artiste qui les réalise. L’économie des loisirs, la mondialisation liée aux technologies de la communication et la société de la connaissance influencent grandement l’art d’aujourd’hui. Les êtres humains disposent de plus de temps pour créer, façonner, comprendre et mettre ainsi la culture de la connaissance en valeur.

La recherche artistique a commencé à se développer récemment dans des conditions qui sont loin d’être idéales : cela s’est passé tout d’abord dans le cadre d’une évolution bureaucratique liée à l’enseignement supérieur, par rapport à la nécessité d’inscrire les études artistiques dans une liaison privilégiée avec le monde universitaire. Cela a suscité des débats houleux : en effet, la définition de la recherche artistique paraît peu évidente face au contexte établi de longue date par les pratiques de recherche du monde universitaire et scientifique.

Les peurs qui agitent le milieu du monde des arts et de celui de l’enseignement supérieur face à ces changements sont de trois ordres : a) comment préserver l’autonomie de art vis-à-vis de sa médiation en objets vulgarisés et par là de sa marchandisation ; b) les analyses rigoureuses de la rationalité scientifique universitaire risquent de ne pas du tout convenir à des domaines où la pensée est ouverte à l’intuition, à l’intensité de l’expérience sensible, à l’absence de finalités en dehors de sa propre manifestation, et à la création d’espaces inouïs ; c) la crainte que la généralisation des concepts, comme celui de la ‘créativité’, donne lieu à leur affaiblissement dans des lieux communs.

Trois pistes sont envisagées d’emblée pour définir ce que pourrait être la recherche artistique :

  1. La production artistique elle-même peut constituer un cadre de recherche : « Les connaissances nouvelles sont contenues dans l’œuvre elle-même ; la recherche réside dans la pratique de l’artiste et dans sa réalisation sous la forme d’œuvres achevées » (p. 24). Ces pratiques « restent incarnées, cachées dans les actes de l’artiste ». Les chercheurs extérieurs à l’acte peuvent bien tenter de les élucider, mais seule la participation active de l’artiste à cette recherche peut garantir un accès aux réalités de l’expérience.
  2. La transmission des pratiques et œuvres d’art et leur médiation vis-à-vis du public sont l’occasion d’un dévoilement des manières de faire, d’une explicitation de leur signification.
  3. Il s’agit de se concentrer sur une manifestation « secondaire », séparée de l’œuvre d’art, déterminée par la formulation d’hypothèses et de problématiques liées à l’art, aux disciplines voisines de l’art ou aux aspects techniques de l’art. L’exposition des œuvres d’art peut être l’occasion d’une recherche historique ou théorique, ou bien encore sociale et politique ; la manière de présenter l’art au public est aussi un acte créatif susceptible d’être perçu comme faisant partie de la recherche.

La recherche artistique met l’accent sur les processus de création et non plus seulement sur les œuvres achevées ou les productions publiques. Les résultats qu’elle peut présenter ne sont pas forcément transférables à d’autres situations, l’art restant valorisé comme expérience singulière et difficilement généralisable.

Deux difficultés ont besoin d’être dépassées. D’une part les artistes qui sont dans les institutions d’enseignement supérieurs, pour la plupart présentent leur art sans autres commentaires que des métaphores et ne s’aventurent pas dans des démarches de recherche rigoureuse. D’autre part les pressions exercées par les institutions vis-à-vis des avancements de carrière génèrent l’adoption par les artistes concernés du langage et des tournures d’esprit adéquates de la recherche universitaire, en donnant l’impression qu’ils se prêtent au jeu de ces pressions. Etant donné ces deux situations :

« Il nous faut tenter de trouver une nouvelle métaphore pour remplacer l’étroite rigidité implicite dans la recherche artistique, capable de se référer à la tentative de faire passer l’artistique à travers le ‘chas de l’aiguille’ de la science. La créativité artistique peut s’envisager comme une sorte de ‘voyage prospectif’ dans un monde qui est en flux, un monde imprévisible se formant et se reformant constamment. Le processus artistique, dans cette métaphore, est le miroir du monde véritable à travers lequel s’entreprend ce voyage, en l’imitant tout en l’explorant par des procédures appropriées sur le plan affectif au sujet traité, plutôt que de s’en distancer de manière objective. » (p.27)

La recherche artistique doit faire face au choix entre deux voies possibles de comportement : a) prendre très au sérieux les aspects dynamiques sociaux, culturels, politiques et économiques de l’art en s’engageant dans des domaines de connaissances qui de manière rigoureuse questionnent les modes d’opération de l’art ; b) les artistes peuvent adopter des tactiques créatives différentes qui se démarquent des réalités du monde. Selon les auteures, la recherche artistique doit se situer dans l’entre-deux de ces polarités, en s’inspirant des connaissances déjà existantes tout en cassant le moule institutionnel. La réticence de beaucoup d’artistes de se dévoiler comme chercheur est qu’en se positionnant dans le contexte de la recherche ils risquent de devenir ‘non-artistes’, c’est-à-dire de se placer en dehors des définitions institutionnalisées de ce que veut dire être artiste aujourd’hui.

Chapitre 2 : Artistic research and scientific method: two cultures?

Dans ce chapitre, intitulé « Artisitic Research and scientific method: two cultures? » (La recherche artistique face aux méthodes scientifiques : deux cultures ?), les auteures s’attachent à faire une comparaison entre les arts et les sciences afin de trouver de nouvelles manières de rapprocher leurs pratiques ou d’établir des liens de complémentarités et de réciprocité.

La tendance des sciences à la rationalisation, à l’abstraction et à la simplification des phénomènes est en tension constante avec l’abondance et la richesse de la réalité du monde et de ses processus. Le progrès des idées scientifiques tend à éclairer les choses, mais laisse de côté la richesse de l’expérience, de la diversité et de l’idiosyncrasie. Les objectifs de la science et des arts sont très différents : dans les sciences le but des comportements est limité par les contraintes liées aux situations du monde réel, dans les arts le but n’est limité que par les contraintes de l’imagination humaine. Les sciences sont paradoxalement au centre du pouvoir par des réalisations spectaculaires et en même temps elles font preuves de fragilités face à un labyrinthe d’impressions sensorielles, un changement constant de théories, l’illusion de l’objectivité et la fragmentation dans des disciplines de plus en plus spécialisées.

Au vingtième siècle, l’art est un sujet de recherche dans des disciplines spécialisées qui l’étudient comme un phénomène extérieur – musicologie, philosophie de l’art, critique d’art et sciences de l’art – qui considèrent les processus créatifs comme inaccessibles au discours scientifique et qui évitent d’aborder la pratique artistique. La théorie de l’art prime sur les processus artistiques. Dans le cadre de la recherche formelle, la recherche artistique est fortement handicapée par la présence de règles auxquelles elle ne peut obéir. Les chercheurs artistes restent rares.

Récemment les débats ont portés sur la tentative de combler ce fossé culturel, méthodologique et linguistique. Trois catégories de recherche artistique ont été proposées :

  1. « Recherche dans les arts ». C’est ce qui existe déjà dans les programmes d’enseignement supérieur : se pencher sur les œuvres d’art et les processus de création d’un point de vue critique et théorique. Les artistes peuvent participer à ce type de recherche, à travers une réflexion rétrospective portant sur leurs actions.
  2. « Recherche pour l’art » (en vue de faire de l’art). Il s’agit de développer des outils techniques, technologiques, ou scientifiques dont pourrait bénéficier la pratique artistique.
  3. « Recherche à travers les arts ». L’objet de la recherche est la production artistique elle-même et les processus qui y mènent. Les artistes sont forcément impliqués en tant que responsables de leur production et sujets de la recherche.

Ces trois catégories sont faciles à légitimer, mais elles semblent insuffisantes pour déterminer l’émergence d’une véritable recherche artistique menée par les praticiens eux-mêmes.

Dans le développement des connaissances, l’être humain n’est ni exclusivement celui qui réarrange ce qui existe déjà, ni celui qui crée de toute pièce quelque chose de complètement nouveau. L’exploitation des phénomènes observés dans un degré d’originalité qui se situe entre ces deux pôles pourrait définir la recherche dans le domaine des arts : entre le formalisme scientifique et la fiction narrative.

La méthode scientifique est décrite selon deux axes : a) ce qui caractérise l’approche scientifique ; b) les différentes phases du processus méthodologique. Les sciences décrivent le monde en isolant l’expérience sur de toutes petites parcelles, dans un morcellement qui multiplie à l’infini les spécialisations. En outre le chercheur est censé être objectif, en tenant à distance les objets qu’il observe, décrit et formalise.

La méthode scientifique appliquée aux sciences sociales implique des problèmes spécifiques : la question de l’objectivité du chercheur devient un problème éthique ; il y a des difficultés à généraliser des principes par rapport à des individus spécifiques et à des contextes particuliers ; prédire le comportement des humains reste une gageure impossible. Néanmoins, les sciences sociales continuent à tenir pour idéal l’exigence d’objectivité et de répétabilité de la méthode scientifique.

Comment développer, décrire, analyser la recherche artistique par rapport à tout cela ? Il y a bien des méthodes en art qui peuvent être adoptées dans des perspectives de répétabilité, mais ses applications sont le plus souvent dirigées vers le développement de nouvelles connaissances, avec des potentiels de variations infinies, et non pas vers l’application de connaissances déjà connues.

Quatre exemples de recherche artistique sont ensuite présentés selon un schéma qui propose deux « partitions » (dans le sens musical du terme), l’une représentant la démarche de la recherche, l’autre celle de l’art :

« Recherche

se saisir d’une question
déterminer une réponse possible
établir un cheminement menant de la réponse à la question
appliquer la méthode
analyser les résultats
écrire
disséminer

Art

prendre une feuille de papier
faire une marque
s’écarter avec une ligne
interagir avec d’autres formes, d’autres lignes
révéler l’expérience
une nouvelle question se pose» (page 56)

 

La recherche artistique oscille entre ces deux « partitions poétiques », une trajectoire expérimentale tracée à l’avance en vue d’un but précis, et l’ouverture du processus vers l’infini dont le point d’arrivée éventuel est incertain ou illusoire. Le défi est de combiner à la fois la rigueur des structures formelles et la fidélité à la créativité basée sur l’expérience.

Dans les quatre exemples de recherche artistique donnés les questions de recherche sont traitées au sein même des pratiques artistiques, dans une approche qui se démarque à la fois de la science et de l’art. Dans ces démarches de recherche « non scientifique » et « non artistique », il s’agit en quelque sorte de « désapprendre » à faire de la science et de « désapprendre » à faire de l’art.

Ne seront résumés ici que deux des quatre exemples. L’artiste plasticienne Patricia Cain s’est proposée dans sa thèse de doctorat d’explorer le dessin comme une forme d’apprentissage. Elle a contacté deux artistes dessinateurs pour étudier leurs manières de faire dans l’élaboration de leurs dessins. Elle a réalisé des copies des dessins de ces deux artistes pour tenter d’analyser sa propre manière d’apprendre en expérimentant diverses méthodes d’apprentissage. Elle a ensuite appliqué ce qu’elle avait découvert à sa propre production artistique.

Les auteures proposent une version du modèle de « partition » présenté ci-dessus pour représenter la démarche de Patricia Cain :

Dessiner en tant que pensée…
se mettre à dessiner
se mettre à apprendre
demander à Talbot et Zwink comment ils ont appris à travers leurs dessins
dessiner leurs dessins
écrirespan>
exposer
disséminer »
(Page 59)

L’autre exemple décrit le parcours de recherche du compositeur Peter Swinnen dans sa thèse de doctorat : la création d’une composition symphonique pour accompagner le film de Jean Epstein ‘La Chute de la maison Usher’. Les éléments essentiels de cette recherche ont porté sur les techniques de composition algorithmique, sur les rapports entre différents domaines artistiques et sur leurs rapports aux sciences.

« La version de Swinnen de la partition pourrait être celle-ci :

de la littérature au film, du film à la musique
étudier le matériau visuel, enquêter sur son contexte
réfléchir sur le contexte musical
inviter des sons de la nature
interagir avec des ordinateurs et des algorithmes
préparer des programmes pour la production de sons, de rythmes, d’accords
tester les résultats
réajuster
jouer la partition, documenter et disséminer
 » (page 63).

Dans les quatre cas présentés, le projet de recherche est cadré par une question menant à un objectif général, mais sans qu’il y ait de méthodes prédéfinies, les processus se déroulant dans une « dynamique de réciprocité entre moyens et fins, une régulation interne de l’action à l’intérieur du cadre général » (page 63). Le questionnement n’est pas préprogrammé dès le début du projet de recherche, mais émerge de manière organique au détour du processus déterminé par les artistes, en interaction avec l’environnement. Ces études de cas ouvrent la voie à une réflexion concernant les fonctions formelles de la recherche artistique, leur utilité en termes d’influence sur le milieu, d’identification de connaissances nouvelles transférables, de sa pertinence par rapport aux pratiques des arts. La construction des œuvres d’art se fait plutôt par variations infinies, dans la possibilité d’envisager des changements à tout moment et non pas dans des logiques de chaînes de montage industrielles. Dans ce sens, il est difficile d’envisager que leurs principes puissent être généralisés.

La section qui suit, et qui s’intitule « Les méthodologies ouvertes comme qualité de la recherche artistique » développe l’idée du « situé », l’action en situation. La création artistique est par définition située dans des contextes particuliers en relation avec une grande complexité de facteurs. La notion du « situé » a été définie par William J. Clancey de la manière suivante: « Là où vous vous trouvez lorsque vous faîtes ce que vous faîtes d’important ». Cette définition articule trois aspects du situé : la localisation spatio-temporelle, la possibilité de faire des actions corporelles ou cognitives, la relation importante entre ces deux éléments produisant des effets particuliers. L’action en situation implique des interactions avec l’environnement, des échanges de connaissances et des interactions sociales.

La recherche artistique, par sa densité et sa complexité, est très proche de la recherche interculturelle, sociologique et anthropologique. Les « modèles mixtes » et les méthodes hybrides paraissent appropriés à la recherche artistique. Le matériel de recherche peut ainsi inclure

« l’artefact, la partition ou l’interprétation, les questions pédagogiques, le processus de création, le contexte historique, la comparaison avec d’autres interprétations ou avec des créations similaires et l’étude des relations entre la prestation artistique et sa réception par le public. L’incorporation minutieuse de ces différentes sources ou références, la comparaison avec d’autres démarches de recherche similaires, l’engagement dans la pensée critique, la réalisation des interconnections transversales et l’application consciente de retours d’informations [feedback] et de contrôles des résultats vont pouvoir offrir de nouvelles perspectives à la recherche artistique. (…) La recherche artistique peut aspirer à développer son propre profil et sa propre méthodologie. » (pages 68-69)

L’artiste acquiert ses connaissances en les construisant dans le temps à travers des expériences sociales et culturelles incorporées dans des savoirs tacites. La plupart des connaissances restent hors de portée car se plaçant à l’arrière-plan de la pensée et de l’action. Le dévoilement de ces connaissances implicites devient un aspect important de la recherche des artistes sur leurs propres pratiques.

La recherche artistique située doit se démarquer de la domination des sciences dans ce domaine, dans une dialectique prenant en compte les différences des deux champs d’investigation et leur interdépendance. La pensée scientifique, en se posant des questions sur ses propres pratiques, s’est récemment rapprochée de celle des arts. La recherche artistique avec l’aide des sciences peut s’engager dans une analyse critique des pratiques et de la culture au sens large. L’évaluation de la recherche artistique, ou approche critique, peut aller dans trois directions : a) le contenu artistique en tant que contribution utile à l’art, qui peut offrir une valeur ajoutée et qui eut être évalué en comparaison avec les autres manifestations de l’art ; b) l’approche technique qui concerne les matériaux, les méthodes et les processus mis en place, accompagnés d’un bilan des résultats obtenus, offrant une valeur ajoutée en termes méthodologiques ; et c) la valeur historique qui situe la recherche par rapport avec ce qu’elle est capable de modifier dans les applications théoriques et pratiques, sa valeur par rapport aux finalités artistiques, scientifiques et culturelles.

L’artiste comme chercheur trace son propre chemin, toujours différent d’autres démarches, en équilibre entre contextes et discours, entre théorie et pratique, entre l’expression personnelle et la rigueur exigée par la recherche, et entre les arts et les sciences :

« Cette vision de diversité et de flux dynamique continu semble indiquer que la recherche artistique ne sera jamais disposée à acquérir son propre domaine ou territoire stabilisé. Mais plutôt que de considérer ceci comme un handicap, nous retiendrons plutôt que c’est une de ses forces. En effet, à la fois dans ses propres termes et dans ses capacités à contribuer au débat sur la recherche en général, la recherche artistique peut revendiquer comme un attribut important sa robustesse nomadique. Plutôt que de revendiquer le droit de se séparer des territoires existants de la recherche, la recherche artistique requiert une ’déterritorialisation’ de l’espace de la recherche, et elle peut aussi y contribuer. Ce concept sera le sujet du chapitre qui va suivre. » (page 74)

Chapitre 3: Deterritorializing the research space: the ways of knowing art

Dans le troisième chapitre du livre (« Deterritorializing the research space : the ways of knowing art » ; « Déterritorialiser l’espace de la recherche : les voies de la connaissance en art »), les auteures tentent de définir une conception de la recherche artistique allant au-delà des pratiques traditionnelles de recherche dans le domaine scientifique ou dans le monde universitaire, une conception qui prendrait en compte la spécificité des pratiques artistiques actuelles comme base de nouveaux territoires de recherche. La définition du concept de « déterritorialisation », emprunté à Deleuze et Guattari, tourne autour de l’idée de « processus qui déplacent le territoire en l’éloignant d’une entité donnée existant au préalable, ouvrant les frontières qui le délimitent et permettant à l’altérité et aux différences de s’affirmer » (page 88). La déterritorialisation permet de se libérer de relations fixées, pour s’exposer à de nouvelles formes de transformation. Il ne s’agit pas d’une échappée réelle hors du territoire, mais plutôt comme un départ à partir d’un territoire donné.

Les œuvres d’art sont l’expression de trajectoires « idiosyncratiques » réalisées par les artistes eux-mêmes en interaction avec le monde. S’expriment à travers elles des territoires multiples qui sont dissimulés et difficiles à expliciter. Les artistes refusent le plus souvent de communiquer le fonctionnement interne de leurs démarches de peur d’en trahir leur profondeur et leur complexité.

L’évolution de l’enseignement et de la recherche est marquée par une séparation de plus en plus grande de la théorie par rapport à l’action et à la production, pour aboutir dans l’enseignement à une stricte séparation entre les connaissances théoriques et les techniques liées à la pratique. Il serait souhaitable aujourd’hui de retrouver une relation entre « le faire et le savoir, entre l’objet tangible et la connaissance virtuelle, un « savoir-faire » qui rencontre un « savoir-cela » (ou connaissance) (page 81). Pour faire face à l’instabilité des notions liées aux connaissances, il convient de dépasser les disciplines traditionnelles. Les actes artistiques transcendent les limites fixées par les milieux académiques, ils constituent un point de rencontre de l’explicite et de l’implicite, de la corporéité et du cognitif.

Les technologies de la communication imposent une « économie de la connaissance » constamment évolutive et de caractère interdisciplinaire et multidisciplinaire. Il s’agit bien d’une déterritorialisation de la connaissance mettant en lumière la multiplicité des territoires de la pensée « allant des situations de la vie quotidienne aux problèmes scientifiques, de la réflexion intuitive à la réflexion raisonnée, des hypothèses aux preuves, du corps à l’esprit, de la perception à la représentation. » (p. 83)

La notion de recherche artistique tendrait à effacer la distinction entre pratique de création artistique et pratique de recherche artistique. De nouvelles situations peuvent ainsi être développées dans cet entre-deux, en se plaçant au centre des procédures préparatoires aux prestations scéniques, liées à l’élaboration des œuvres d’art ou à la construction des objets d’art. S’inspirant de nouveau de Deleuze et de Guattari, il est fait référence à une recherche « en rhizome » : « Les structures rhizomatiques offrent la possibilité de relations transversales entre des lignes hétéroclites. (…) Le rhizome se caractérise par des entrées et sorties multiples, par des connexions innumérables et des lignes de fuite, par des sauts et des discontinuités. » (p. 86)

Dans la rencontre entre les domaines de l’artistique et de la recherche, tous les territoires et leurs centres sont soumis à des changements dynamiques. La création artistique s’insère dans une pratique qui interagit avec d’autres territoires. La structure triangulaire des pratiques – artiste, processus et production – implique un « espace d’activité élargi, des relations interactives et des processus dynamiques. Le triangle de l’artistique existe à l’intérieur d’une convergence entre des espaces liés à l’émotion, l’esthétique, l’épistémique, l’écologique et le sociopolitique » (p. 89).

Se pose la question dans ces conditions de savoir en quoi la recherche artistique se distingue de l’acte artistique en tant que tel et si elle est nécessaire ou même désirable. La recherche artistique consisterait à expliciter les connaissances liées aux processus de création. En re-cherchant les processus qui mènent à la création, en reconstruisant son parcours, l’artiste a le devoir de se décentrer par rapport à sa propre production.

La recherche artistique prend toute sa signification lorsque l’art se heurte à des éléments qui le déstabilisent (de nouvelles technologies, la remise en cause de canons esthétiques, des évolutions dans les modes de procédures techniques) et qui par là créent la nécessité d’inventer des situations innovantes. L’idée de déterritorialisation s’applique aussi bien à l’artiste qui ne se contente plus de se centrer uniquement sur sa production et à la recherche scientifique qui accepterait de collaborer avec la présence d’experts de la pratique :

« La transformation requiert ainsi la recombinaison et la nouvelle interrelation d’éléments déterritorialisés dans des modalités de renforcement mutuel. La recherche dans l’art et par l’art, conduite par des artistes, offre ainsi une dynamique de réciprocité et d’échange. Le mouvement double – ou peut-être devrions-nous dire multiple – de déterritorialisation qui est en cours d’élaboration à travers les nouveaux développements dans les sciences et les arts et dans leurs interactions, peut à la fois accélérer la divergence de leurs lignes de fuite et les faire se connecter, suscitant des interactions intéressantes. Les perspectives de ce qui pourrait être accompli compensent largement les difficultés et les risques que nous avons ici énumérés. En se positionnant dans les prémisses de ce processus, l’artiste-chercheur est peut-être comme le marin qui va s’embarquer dans un voyage d’explorations inédites, avec tous ses dangers mais aussi avec l’attrait de l’inconnu. » (p. 97)

Chapitre 4: The ship sailing out: practical navigation and the lure of ‘L’Horizon Chimérique’

Dans le quatrième chapitre intitulé « The ship sailing out : practical navigation and the lure of ‘L’Horizon Chimérique’ » (le vaisseau partant en mer : navigation pratique et l’attrait de ‘L’Horizon Chimérique’), les trois artistes ont abordé les notions d’ouverture et de fluidité à travers la métaphore du bateau navigant sur l’océan. A travers cette image de navigation à vue, l’artiste-chercheur serait dans la situation de conduire ses explorations à travers les contraintes de sa propre pratique, en se confrontant aux conditions définies par la société et aux méthodes d’évaluations de la recherche universitaire. C’est ainsi que de nouvelles pratiques de recherche pourraient être envisagées qui affirmeraient leur différence face à l’hégémonie des sciences dans le domaine de la recherche académique, notamment en formulant leurs propres méthodes d’évaluation.

L’image du vaisseau partant en voyage est prise comme métaphore de la recherche artistique aussi bien que de l’activité créative de l’artiste. Elle consacre une trajectoire intentionnelle vers une expérience à venir dont on ne connaît pas encore les contours. Cette expérience pratique favorise l’action plutôt que la théorie ou l’élaboration méthodique, elle se laisse porter par les circonstances, les conditions et les contraintes. La projection du voyage qui reste ouverte aux possibilités s’inscrit dans une pratique intégrée à la société et non déterminée par un arbitrage théorique ou méthodologique venu d’en haut. Dans le voyage en mer, l’artiste doit se confronter aux difficultés des tempêtes et des récifs : l’erreur et l’échec deviennent des éléments essentiels par lesquels il faut passer en vue de les dépasser.

S’inspirant de plusieurs auteurs, notamment John Dewey, le concept d’expérience devient une notion majeure pour expliciter les processus de création et de recherche des artistes :

« Ces définitions [de l’expérience] nous offrent trois perspectives intéressantes : premièrement, l’expérience suppose un certain type d’implication, la participation à l’action produisant un événement ; deuxièmement, l’expérience est liée à des connaissances et des savoir-faire qui viennent s’ajouter à ce qui existe déjà ; et troisièmement, elle est dynamique et processuelle, s’inscrivant dans une temporalité. » (p.111)

L’étymologie du terme « expérience » est riche de signification : elle a des connotations avec l’idée d’essayer, de tenter, de se risquer dans un contexte rempli de dangers, ou de se tirer d’affaire devant les risques encourus dans des situations spatiales et temporelles dynamiques, ou encore avec l’idée d’errer dans le cadre d’une pérégrination, etc. L’expérience est enracinée dans les interactions et les confrontations des êtres humains avec leur environnement immédiat.

Il y a un paradoxe fondamental dans l’idée de la recherche artistique : a) le regard de la science de l’extérieur de l’acte artistique ne pourra jamais capter l’expérience profonde de l’artiste ; b) mais la recherche menée par l’artiste risque de ne pas pouvoir articuler des éléments essentiels de l’acte artistique, car celui ou celle qui mène l’action tend à être aveuglé(e) par les contingences immédiates.

Dans les conclusions de ce chapitre, se pose la question d’un positionnement par rapport aux institutions d’enseignement supérieur et des règles académiques qu’elles tendent à imposer : comment éviter de tomber dans l’orthodoxie de la recherche académique qui exige la nécessité de démontrer quelque chose, alors que l’art ne démontre rien ? Quelle serait la nature d’une connaissance véritable des pratiques artistiques ? Les artistes existant dans les institutions font de plus en plus l’objet de pressions (dans le contexte des thèses doctorales, de la formulation des projets de recherche et des demandes de subventions) pour se conformer aux modèles dominants dictés par les sciences et les humanités. Comment peut-on inventer de nouvelles procédures adéquates aux champs de la recherche artistique ?

Chapitre 5: Doubts and Vulnerability

Dans le cinquième chapitre intitulé « Doubts and Vulnerability » (doutes et vulnérabilité), est abordée la face sombre de la position de l’artiste dans la société : les négociations toujours recommencées qui doivent être menées par les artistes avec le monde qui les entoure, sans cesse caractérisées par la quête de sens et par des confrontations avec des conditions de vulnérabilité.

L’artiste est considéré dans notre culture comme un héro qui opère dans un monde de significations instables et mouvantes, un monde radicalement différent de celui des « vérités » scientifiques et des généralisations rationnelles. Les productions artistiques peuvent être considérées comme des juxtapositions d’expériences spécifiques ayant leur propre existence autonome. Pourtant l’action des artistes est déterminée par des contextes socio-culturels et par les attentes d’un public ayant ses propres conceptions de l’art. Mais dans le même temps, les artistes jouent un rôle important dans l’élaboration des identités culturelles. Le modèle dominant de l’artiste est celui d’une personne qui crée dans la solitude, mais qui a le devoir de confronter son œuvre au monde qui l’entoure, en mettant ses propres aspirations en jeu avec celles du public. L’histoire de l’art oscille entre la production d’œuvres en tant que telles, en dehors de toute considération d’adresse particulière, et celle de productions s’adressant directement aux expectations d’un public donné.

Cette situation paradoxale et contradictoire à laquelle l’artiste doit se confronter crée quatre types de vulnérabilité qui doivent constamment être renégociées :

  1. « l’objet artistique versus le processus artistique » (page 145) ; l’artiste doit négocier sa production avec ceux qui contrôlent les canons de l’esthétique et décident de ce qui peut être accepté comme en faisant partie ;
  2. « la représentation versus la vérité » ; il s’agit de la relation problématique entre l’art comme représentation poétique du monde et la réalité du monde, entre la beauté et la vérité ;
  3. « la responsabilité versus le pouvoir » ; l’art a gagné son autonomie par rapport au pouvoir, l’auteur est responsable de son œuvre qui est sa propriété exclusive ; il y a une différence fondamentale « entre la responsabilité personnelle [de l’artiste] et le pouvoir, lorsque la manifestation artistique est dévoilée au monde et au public » (page 144) ;
  4. « l’expression subjective versus le jugement externe » ; l’artiste dépend des jugements externes de la critique et des médias, et de l’acceptation de sa production « par le public et par tous les gardiens du temple qui lui sont associés, souvent de manière anonyme ». (page 145)

Ces quatre types de vulnérabilité sont étudiés dans les perspectives des musiciens sur scène, de l’interprétation en concert. Premièrement il y a un champ de bataille idéologique entre la recherche musicologique et les praticiens : l’inspiration démonique du musicien sur scène s’oppose au caractère épistémique de l’analyse des œuvres. En même temps l’idéal d’une interprétation véritablement historique, s’attelant à la vérité de l’origine de l’œuvre semble aussi quelque chose d’impossible à réaliser. Comment s’élabore une interprétation reste une énigme soigneusement cachée jusqu’ici par les musicologues autant que par les praticiens, laissant cela à la notion d’ineffable.

Deuxièmement, il y a le « côté sombre » des connaissances tacites (p. 150) : la contradiction entre les difficultés mentales et émotionnelles liées chez les musiciens à la préparation des prestations sur scènes et la facilité qu’ils doivent démontrer dans la maîtrise technique transcendantale sur scène.

Troisièmement, il faut se demander pourquoi les gens développent le besoin de jouer de la musique ? S’agit-il de s’immerger dans les sons dans la totalité de l’expérience, d’un besoin de ne faire qu’un avec la matière sonore ? L’instrument devient une partie du corps et la musique s’inscrit dans les gestes corporels. L’aspect du « faire » devient essentiel. Cet engagement est ce qui entre directement en contradiction avec la compréhension de la partition qui demande la contemplation détachée et crée les conditions d’une séparation radicale entre deux types de domaine de recherche. Il ne faut pas pourtant se résigner à l’existence de ces divisions territoriales, en acceptant de considérer que la musique n’est pas seulement une série d’artefacts, mais aussi qu’elle s’exprime dans des évènements.

Finalement, les nouvelles technologies du monde électronique viennent bouleverser les relations entre les artistes et le public et leurs attentes mutuelles. Elles questionnent le statut d’artiste en permettant l’accès du public à la création et en encourageant le développement d’un bricolage utilisant tous les médias.

Le musicien praticien reste un mystère pour le chercheur. Dans le développement de la recherche artistique centrée sur les pratiques, il convient de ne pas se limiter à l’idéal des prestations parfaitement réussies du monde des concertistes. Il faut notamment questionner la formation du musicien et le monde mystérieux de l’enseignement individuel. La mise en lumière des processus de création et de formation qui jusqu’ici étaient du domaine secret du privé, n’est pas dénué de difficultés liées aux réticences des acteurs à dévoiler leurs doutes et leurs faiblesses en parallèle à leurs succès. La recherche artistique peut dans ce contexte être l’occasion de réinventer des relations sociales et de développer de nouvelles connaissances, de proposer au public de nouveaux modes d’interaction, et plus généralement de faire évoluer la réflexion sur l’art d’aujourd’hui.

Chapitre 6: Why artistic research matters

Dans le chapitre final du livre, intitulé « Why artistic research matters » (Pourquoi la recherche artistique a de l’importance) faisant pendant au titre du premier chapitre, toutes les idées développées lors des chapitres précédents sont considérées dans un contexte plus général, dans celui des implications sociales qu’elles génèrent, des avantages cognitifs et esthétiques que gagnerait l’étude par les artistes eux-mêmes de leurs propres trajectoires, et aussi des dangers que présentent l’éventuelle institutionnalisation de cette pratique de recherche.

Le monde du capitalisme tardif est déchiré entre les préoccupations esthétiques d’individus isolés et la pression du commerce et de l’industrie culturelle. Les Etats sont tentés d’aller au-delà des régulations, pour intervenir plus directement dans l’évaluation des productions artistiques et par là dicter des règles de comportement. Il y a un danger dans la fusion de plus en plus grande entre les lois du marché et les politiques de l’éducation dans ses aspects sociaux et culturels. Mais les processus politiques ont tendance à se déplacer vers les interactions internationales et leurs arbitrages économiques. La production de connaissances – préoccupation principale du développement économique – se fait de plus en plus dans le cadre de l’économie mondialisée, dans un morcellement décentralisé de la circulation des biens culturels marchands.

Il y a une confusion dans notre monde entre connaissance (les savoirs liés aux sciences, aux arts et aux techniques) et information (la communication, la transmission ou la réception des connaissances) avec une tendance au déplacement de l’accent mis sur le premier terme vers le deuxième. La connaissance au sein de la société de communication a évolué au départ d’un ordre stable de « vérité » vers une forme d’action qui implique une « épistémologie de la performance ». Les connaissances théoriques et disciplinaires doivent faire face aux notions de flexibilité et d’apprentissage tout au long de la vie, l’enseignement structuré à l’apprentissage personnalisé. Ces changements sont rendus possibles par les technologies, l’accroissement du temps de loisir, la mobilité et la mondialisation dans les domaines culturels et économiques. Internet offre d’une part un enrichissement de la production et de la dissémination des connaissances par l’utilisation de supports multiples (image, texte, son), et d’autre part un labyrinthe de connaissances déterminées par l’économie marchande. C’est un outil qui encourage la démocratisation de l’accès à la culture et sa diversification tout en diluant sans pourtant le remplacer le « capital culturel » dans un océan d’information.

Le capital culturel peut se décomposer en trois catégories : a) le capital culturel objectif centré sur les produits de l’art ; b) le capital culturel institutionnalisé centré sur les éléments qui déterminent un statut social (diplômes, prix, subventions, commandes) ; c) le capital culturel incarné centré sur l’inscription corporelle qui s’exprime dans les pratiques, les valeurs et attitudes qu’elles promeuvent. La troisième catégorie est un mélange des deux premières et de ce fait devrait être au centre des préoccupations de la recherche artistique.

Le défi majeur auquel les institutions d’enseignement ont à faire face concerne la décalage croissant entre les situations traditionnelles d’enseignement et la technoculture mondialisée, entre le local et le global, entre ceux qui sont inclus et ceux qui sont exclus, entre les objectifs d’acquisition de « compétences » et ceux susceptibles de « construire des compétences ». L’enseignement doit répondre aux deux demandes divergentes d’une continuation du projet démocratique de la modernité et de la nécessité de l’apprentissage tout au long de la vie pour répondre aux nouvelles définitions de productivité et de performance économique dictées par le marché. Les contextes d’application aujourd’hui favorisent les connaissances performatives, hétérogènes et transdisciplinaires, qui tendent à être localisés de plus en plus dans des situations multiples et diversifiées. La société de la connaissance déstabilise les institutions d’enseignement, qui sont déchirées entre les cultures académiques traditionnelles et la modernisation des cultures entrepreneuriales, et qui sont plongées dans une crise des valeurs institutionnelles.

Dans les applications de ces forces contradictoires à la recherche artistique, il faut se méfier de la considérer comme condition sine qua non de la production artistique aujourd’hui. Il s’agit d’une question fort délicate et complexe. La recherche artistique qui consiste à expliciter ce qui reste implicite peut contribuer à la compréhension de l’art par une population élargie et à la promotion de l’art en général. Pourtant il y a bien des artistes qui ne s’intéressent pas aux manières de pratiquer leur art et à leur modification à des moments particuliers. Ils préfèrent laisser leurs pratiques se développer dans l’implicite et les méandres idiosyncratiques plutôt que de les verbaliser dans le « comment » et le « pourquoi ».

La documentation des pratiques est par nature multivalente, elle concerne les prestations en public, les performances, les enregistrements, les présentations multimédia des œuvres picturales, les textes et les présentations orales, … Mais pour que les résultats de la recherche puissent être validés, ils ont besoin d’être d’une façon ou d’une autre capables de communiquer des contenus à la communauté des pairs, et aussi dans l’idéal au public. Il y a là la source de beaucoup de tensions.

Il y a des polarités dialectiques entre les fonctions sociales de l’art et la résistance en son sein à la raison instrumentalisée, entre le partage des espaces de vie et l’autonomie de l’art. L’institutionnalisation de la recherche tend à catégoriser les personnes en leur donnant des étiquettes : « artiste » ou « artiste-chercheur ». Un autre espace compétitif – la recherche – s’installe en parallèle de celui déjà existant – l’art – ayant ses propres exigences de plan de carrière. Les artistes ont besoin de pouvoir alterner les rôles et d’entrer et de sortir librement des institutions de recherche par rapport à la planification de leur production. Mais le contrôle d’une telle situation est difficile à mettre en place. Comme c’est le cas dans d’autres disciplines, le doctorat en recherche artistique doit se plier aux exigences de contribution originale aux connaissances, le projet de recherche doit pouvoir être documenté et communiqué, il doit traiter d’une question spécifique et être mené par une méthode déterminée. Mais les perspectives spécifiques de l’activité de recherche restent du domaine exclusif de l’artiste et de sa propre pratique. L’objectif est d’émanciper la discipline artistique par rapport à elle-même, par la réflexion critique de sa propre pratique et de son évolution dans le contexte des arts. Ces nouveaux types de doctorat doivent déboucher sur des forums de discussion séparés de ceux de la recherche scientifique appliquée aux arts et aux théoriciens des arts. Ils doivent se confronter au délicat problème de la difficulté de traduire l’art en mots, en textes. Devant la nécessité de démontrer les aspects utilitaires de la recherche – la traduction des données en résultats tangibles pour la société – la recherche artistique doit préserver son rôle subjectif et critique par rapport au cadre de systèmes qui deviennent de plus en plus rationnels. Les comportements artistiques oscillent entre liberté et contraintes, détermination et indétermination, pouvoir de persuasion et pouvoir politique ; les caractéristiques improvisées et pourtant précises et disciplinées des comportements artistiques peuvent être considérées comme une manifestation concrète et réelle de la liberté au sein d’un contexte social élargi.

Le chapitre se conclut comme suit :

« Le besoin d’un tournant artistique a ainsi émergé de manière urgente, pas seulement parce que la connaissance du faire et les théories sur le faire ont été depuis longtemps négligées en faveur des connaissances produites par les voies déductives du savoir scientifique. Il a aussi émergé comme réaction à la manière avec laquelle la culture moderne se définit elle-même comme étant régie et rationnalisée par la science dans son application, plutôt que dans son invention. La créativité artistique et, par extension, la recherche artistique, se focalise sur la possibilité d’une variabilité infinie des actes de représentation et d’interprétation. Si la recherche en général doit se préoccuper de manière adéquate de la société humaine, elle a aussi besoin d’examiner les domaines de la production des connaissances liées à la subjectivité et aux relations entre humains. Il s’agit non pas de phénomènes à déduire et à ré-exploiter dans le cadre d’un contrôle humain, mais comme faisant partie, de manière indéfinie et ouverte, d’un processus de construction et d’interprétation créatives qui est relatif, spécifique à un contexte et fondé sur des valeurs. » (p. 180)

L’ouvrage se termine par le manifeste suivant :

UN MANIFESTE pour l’artiste-chercheur

Ne jamais oublier l’origine :
l’expérience de l’artiste et
l’acte créatif dans le monde

Déterritorialiser l’espace de la recherche
pour faire une place à l’expérience de l’artiste et
aux créations dans le monde

Être à la recherche d’un discours possible
approprié à l’expérience de l’artiste et
aux créations dans le monde

Être à la recherche des dimensions cachées et des différentes perspectives
de l’expérience de l’artiste et
des créations dans le monde

A SUIVRE…

(p. 181)

 


1. Dans le cadre de la francophonie, parmi les nombreuses initiatives concernant la définition de la recherche artistique, citons l’organisation des Journées Francophones de Recherche en Education Musicale (JFREM) ; le collectif Recherche • Pédagogie Musicale (RPM) et ses travaux sur l’accompagnement des pratiques ; les travaux d’Antoine Hennion sur les amateurs ; les travaux de Denis Laborde sur l’improvisation ; la Coordination Nationale des Enseignants d’Ecoles d’Art (CNEEA) et leur publication « La lettre des écoles » ; etc.