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Atelier de L’Autre musique

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Situation de mise en pratique collective en vue d’ouvrir un débat significatif

L’atelier du séminaire de l’Autre Musique,
« Partitions #3 « Donner-ordonner » (2018)

Jean-Charles François et Nicolas Sidoroff
2019-2025

 

Sommaire :

Introduction
Description du dispositif de départ de l’atelier
Déroulement de l’atelier
Phase 1
Phase 2
Phase 3
Phase 4
Phase 5
Conclusion
Ouvrages cités dans cet article

Introduction

Cet article présente le récit d’un atelier concernant les partitions graphiques, que les deux auteurs ont animé en 2018. Ce récit sera accompagné de commentaires critiques. Il s’agit ici, par cet atelier et cet article, de proposer une alternative au format normatif des rencontres professionnelles du monde de la recherche universitaire. L’objectif est de sortir de la simple juxtaposition (et souvent de la superposition) des présentations de recherche, en vue d’un échange plus direct fait d’élaborations de pratiques collectives permettant l’ouverture de débats plus substantiels.
 
Dans le domaine de la recherche artistique, les rencontres professionnelles sont pour beaucoup de raisons aujourd’hui complètement formatées dans des formules qui favorisent la communication juxtaposée ou parallèle des projets de recherche au détriment d’un réel travail collectif débouchant sur des débats autour d’enjeux fondamentaux. Le format normatif qui s’est peu à peu institué dans le cadre de ces rencontres (colloques, séminaires) consiste à permettre à la totalité des personnes sélectionnées de présenter leurs travaux sur la base d’une égalité de temps de parole. Pour arriver à ce résultat un temps de présentation de 20 minutes s’est imposé dans les colloques avec une période de 10 minutes pour des questions venant de la salle. Lorsque le nombre des participants dépasse les capacités temporelles de la durée totale du colloque, des sessions parallèles sont organisées. Ce morcellement tend à encourager des groupes autonomes ayant des intérêts particuliers et donc à éviter toute confrontation entre des pensées considérées comme appartenant à des catégorisations étrangères les unes aux autres. Ou bien tout au contraire des sessions parallèles peuvent comporter la description de démarches similaires qui auraient tout intérêt à se confronter entre elles.
 
La principale raison de l’organisation des colloques internationaux dans ce type de format normatif, doit être mise en relation avec les règles d’évaluation des enseignants-chercheurs des universités en cours dans les universités anglo-saxonnes et généralisées à la totalité du monde : « publish or perish ». La participation à des colloques prestigieux est reconnue comme la preuve de la valeur d’une recherche, elle donne en plus accès dans le meilleur des cas à des publications dans diverses revues. En conséquence la participation personnelle à un colloque est conditionnelle à la présentation formelle de sa propre recherche. La monnaie d’échange est devenue la ligne de CV universitaire.
 
La période laissée à la fin de chaque présentation à l’appréciation des personnes présentes dans la salle doit se faire sur la forme de questions plutôt que sur la formulation d’un débat, non seulement à cause du manque de temps, mais aussi surtout sur l’idée que la recherche tend à être évaluée en termes de résultats prouvés. Si ce qui est présenté est dans le vrai, cela ne mérite aucune discussion. L’objet des discussions peut concerner la preuve dans des joutes de pouvoir ou l’éclaircissement de ce qui reste peu clair, mais il ne concerne pas la construction d’un débat entre la spécificité de la recherche et son inscription dans la complexité du monde. La présentation des éléments problématiques du sujet abordé est laissée aux prestigieuses personnalités invitées, du haut de leurs longues expériences, dans la phase initiale d’une « key note address » (conférence initiale de référence). Pour le reste, les débats ont bien lieu lors des nombreuses pauses, repas, cafés, et autres activités non formelles, le plus souvent dans de très petits groupes d’affinité. Les éléments de débat n’émergent pas dans ces conditions en tant qu’expression démocratique plus approfondie que celle d’un tour de table informatif équitable.
 
On peut considérer que la forme des colloques universitaires qui vient d’être présentée constitue une pratique qui consiste à juxtaposer des informations toutes très pertinentes et d’assurer des formes d’interactions entre les personnes présentes. Les présentations de recherche décrivent elles-mêmes des pratiques et des aspects théoriques qui leurs sont liés et en même temps permettent des rencontres effectives. On peut pourtant se demander si cette pratique d’échange d’informations, dans ces temps de difficultés de transports liées à la crise climatique et aux pandémies, ne peut pas être limitée aujourd’hui aux vidéo-conférences. S’il y a de plus en plus de difficulté à se rencontrer en présentiel, alors les occasions rares de rencontres effectives devraient ouvrir la voie à d’autres types d’acitivité, impliquant de mettre l’accent sur une mise en commun des problèmes auxquels nous devons faire face, dans des formes de pratiques beaucoup plus collectives et uniques par rapport au déroulement quotidien des activités de chaque entité de recherche.
 
L’idée d’atelier semble à première vue appropriée car liée à la nécessité d’une présence effective des membres qui y participent pour créer à travers une pratique particulière collective quelque chose qui fait sens et dont on peut manipuler les éléments théoriques. Mais le format usuel des ateliers (comme aussi celui des « master classes ») est en principe centré sur une pratique inconnue des personnes qui y participe et qui leur est maintenant inculquée par les responsables de son animation. On peut d’une manière alternative envisager des formules d’atelier où le dispositif n’est là que pour susciter collectivement l’émergence d’une pratique, et en même temps l’émergence de débats sur cette pratique. Dans ce type de dispositif, il y a une proposition de départ avec des consignes assez claires pour commencer une pratique collective, puis peut s’installer une alternance entre : faire-discuter-inventer de nouvelles consignes, etc. C’est précisément ce que nous avons tenté de mettre en place au cours de l’exemple que nous présentons dans cet article.
 
L’atelier dont il est question s’est déroulé le 14 mars 2018 dans le cadre de la 3e journée d’études, « séminaire-atelier » organisée par Frédéric Mathevet et Gérard Pelé au sein du groupe de recherche en art sonore et musique expérimentale L’Autre musique (Institut ACTE – UMR 8218 – Université Paris 1 Panthéon Sorbonne – CNRS – Ministère de la Culture), sous le titre de Partitions #3 « Donner-ordonner ». Trois journées d’études avaient été organisées à Paris dans le courant de l’année 2017-18 dont l’intention était définie de la façon suivante :

Ces séances questionnent la pertinence de la notion de « partition » par rapport aux nouvelles pratiques du sonore et du musical et, plus largement, en ouvrant à toutes les formes de créations contemporaines.

– laboratoire, lignes de recherche, Partitions #3.

Les journées d’études ont donné lieu à une publication par L’Autre Musique Revue #5 (2020).
 
Dans ce cadre nous avons animé un atelier d’une durée de deux heures, avec la présence d’une vingtaine de personnes travaillant dans les domaines de la danse, de la musique et de la recherche artistique.

Description du dispositif de départ de l’atelier

La situation de départ de l’atelier exigeait une approche particulière, afin d’arriver au plus vite a) à une pratique collective, b) qui susciterait une continuation sur la base de la participation effective des personnes présentes, et c) qui serait susceptible de provoquer des débats, de faire ressortir les affinités, les différences et les antagonismes. Pour parvenir à ces objectifs, il fallait que cette situation de départ se plie à plusieurs nécessités :

  1. Pouvoir être décrite oralement en peu de mots et comprise par tous.
  2. Définir une pratique que tout le monde peut faire immédiatement, sans préalable d’aptitudes particulières.
  3. Développer une pratique qui soit au centre des préoccupations du séminaire, dans ce cas précis, la pratique des partitions graphiques, tant du point de vue de leur élaboration que de leur interprétation.
  4. Développer une pratique ouverte sur des questionnements, des problématiques, et non pas s’imposant de toute pièce comme une solution définitive.

Voici la description de la situation de départ :

Dans un même mouvement simultané produire individuellement une action ayant trois éléments en cohérence :

  • Un graphisme avec un crayon sur une feuille de papier.
  • Un geste qui inclut le graphisme ; un geste qui peut commencer en dehors du graphisme, inclure le graphisme, puis continuer après le graphisme.
  • Une séquence sonore produite avec la voix ou la bouche, l’appareil vocal.

L’action ne doit pas excéder cinq secondes. L’action doit pouvoir se répéter exactement dans les mêmes configurations.

Cette action qui allie arts plastiques, musique et danse doit être pensée individuellement de manière cohérente comme une « signature ». Elle définit en quelque sorte la personnalité particulière de celui ou celle qui la produit, elle doit permettre à toute personne extérieure de reconnaître une individualité.

Chaque membre présent réfléchit quelques instants pour préparer sa « signature ». Les protagonistes sont disposés en cercle autour d’une très grande table. Dès que tout le monde est prêt, chaque signature est présentée l’une après l’autre plusieurs fois. Puis une improvisation a lieu dont la règle est que l’on n’a le droit que de reproduire à des moments choisis sa propre signature (et ceci autant de fois qu’on veut). L’idée d’improvisation ici ne concerne que le placement de sa signature dans le temps. Il est possible après un temps de commencer à faire des variations sur cette signature.

 

Déroulement de l’atelier

L’atelier se déroule dans une salle de séminaire avec une grande table centrale, des chaises pour s’assoir autour, mais peu d’espace pour circuler ou faire de grands mouvements du corps.

L’atelier commence par une introduction sur le collectif PaalabRes auquel les deux co-auteurs appartiennent et sur l’objectif général de l’atelier qui ne concerne pas comme dans un atelier normal la présentation d’une pratique originale, mais est complètement tourné vers la possibilité d’un débat sur les partitions graphiques à partir d’une mise en pratique collective. Il s’agit tout d’abord de se mettre en situation, puis d’en débattre.

La description qui suit est basée sur l’enregistrement audio de l’atelier. Quelques moments sont décrits sans la présence du verbatim. Sinon les propos ont été retranscrits comme tels, et légèrement modifiés, lorsque l’expression orale n’est pas claire ou parfois en partie inaudible[1].

 

Phase 1

0′ :

Le dispositif de départ sur les « signatures » est exposé oralement. Parmi les personnes présentes il y a des difficultés à comprendre qu’il s’agit de réaliser une seule action ayant trois tâches simultanées et non pas trois éléments réalisés séparément.

P :
« C’est quelque chose qu’on adresse aux autres ? »
La réponse est affirmative, on doit aussi pouvoir transmettre sa signature. »
P :
« Les autres vont pouvoir le reproduire ? »
Pour l’instant ce n’est pas le cas, mais il doit y avoir la possibilité de le faire dans l’avenir.

Un temps est donné pour que tous les participants puissent expérimenter leurs signatures. Cette phase initiale a duré 15 minutes (la présentation générale d’atelier incluse).

 

Phase 2

15′ :

On compare les signatures. Chaque signature est produite deux fois lors de deux tours de table.

21′ :

Une improvisation est lancée. On n’a le droit que de produire exactement sa propre signature. Pas celle des autres. L’improvisation concerne seulement le placement dans le temps de sa signature. Essayer de placer sa signature à des moments où cela pourrait être entendu et où cela pourra contribuer à ce qui se passe.

P :
« Peut-on la faire en continu ? »
La réponse est oui, mais on peut aussi n’en faire qu’un fragment.
P :
« On ne peut la faire qu’une seule fois en tout ? »
Non, on peut la faire autant de fois que l’on veut. À chaque fois la signature doit pouvoir être reconnue.
P :
« Il faut continuer à faire le geste ? »
Oui, et aussi le dessin sur le papier.
P :
« Faut-il garder le même rythme, le même tempo ? »
Oui dans cette première improvisation, après on verra.
23′ :

Improvisation 1. Durée : 2’ 41” :

 

 

26′ 30” :

Deuxième improvisation proposée par les animateurs : maintenant on a le droit de faire des variations autour de sa propre signature, soit en changeant des éléments (faire plus vite, faire plus long, plus fort, plus piano, etc.), soit en enrichissant, en ornementant avec d’autres éléments.

27′ 30” :
Improvisation 2. Durée : 2’ 25” (extrait) :

 

 

Les différents graphismes produits lors des deux premières improvisations sont montrés à tout le monde. On fait le constat que ce sont bien des partitions graphiques.
 
Un premier débat est proposé.

Pz :

« On peut continuer à expérimenter. On échange nos dessins. »

P :

« En faisant les sons des autres ? »

Pz :

« On garde une partie de notre signature, mais on joue la partition d’un autre. (…) Il faut prendre une partie au moins de notre signature… »

P :

« Avec le son tu veux dire ? »

Pz :

« A partir de la signature de l’autre, on réinterprète sa propre signature. »

P :

« On prend notre son, pas le son de l’autre ? »

Pz :

« En fait on se sert de cette partition pour jouer notre propre signature. [Brouhaha] Tu peux changer ton mouvement. On va dessiner par dessus. »

P :

« Je ne dessine pas sur sa partition, je prends un papier à côté, parce qu’on redessine. »

Voici quelques exemples de signatures[2] :

Signature 1
Signature 1
 

 

Signature 2
Signature 2
Signature 3
Signature 3
 

 

Signature 4
Signature 4

Commentaire 1[3]
 
Après les deux improvisations dont les règles ont été déterminées par les animateurs, le seul élément tangible qu’on a à disposition est constitué par les dessins sur le papier. Les sonorités se sont envolées en fumée et les gestes peuvent être identifiés en partie dans les dessins qu’ils ont produits, mais sont aussi des éléments flous qui perdurent dans les mémoires. Dans ces conditions l’objet papier prend immédiatement la forme d’une partition, lieu privilégié de ce qui perdure d’une manière stable dans le temps. La partition écrite sur du papier est le lieu qui détermine dans la conception moderniste la présence d’un auteur. A-t-on la même attitude par rapport aux sons et aux gestes ? Ce n’est pas du tout certain. Dès le début des échanges d’impression après les improvisations, on voit qu’il existe dans l’atelier un sens du respect de la propriété d’autrui : on ne dessine pas sur la partition d’une autre personne. Une partition c’est sacré, donc on ne va pas réécrire dessus. Les sons et les gestes ne sont pas dans ce milieu culturel mis au même degré de propriété intellectuelle que ce qui constitue l’immuabilité de ce qui est écrit sur une partition.
 
Dans l’improvisation, il ne semble pas qu’il y ait interdiction de reproduire exactement ce qu’une autre personne est en train de produire, même si c’est impossible de le faire de manière absolument précise. Bien sûr il y a affirmation d’identité personnelle dans les échanges au cours d’une improvisation, mais pas au point de ne pas accepter les influences que cela produit sur les autres personnes présentes. On n’est pas dans une situation où la reproduction exacte d’un objet sonore ou gestuel entraîne la mort culturelle du modèle. On se rappellera l’anecdote d’un tromboniste dont le projet était d’apprendre le didjeridoo dans une communauté aborigène isolée dans l’Australie des années 1970. Les ethnologues lui avaient dit de ne jamais reproduire ce qu’il entendait des productions par les joueurs de didjeridoo, car c’était comme de leur voler leur âme et leur enlever leur raison de vivre. Dans nos propres pratiques, nous sommes très loin d’en être là.
 
L’idée de l’autonomie de la partition graphique par rapport à toute forme d’interprétation, liée à la séparation entre le compositeur et l’interprète, a donné lieu historiquement à sa double fonction : la partition graphique peut être considérée comme un objet suscitant une interprétation musicale (ou autre) ou bien peut être montrée dans un musée ou une galerie comme un objet appartenant au domaine des arts plastiques. Elle peut être bien sûr les deux à la fois.

Pz :

« En fait c’est comme si on avait une manière d’interpréter ça, avec notre vocabulaire, on interprète notre vocabulaire. On n’a que juste une syllabe, un son et un geste, mais là on a une partition graphique qui va nous emmener ailleurs, parce que ce n’est pas la même. »

Chaque feuille de papier dessinée, devenue maintenant partition, est donnée à la personne placée à droite.

37′ :

Improvisation 3 à partir de la proposition de Pz. Durée 3 mn.

 

Phase 3

40′ :

Lors de la discussion précédant l’Improvisation 3, un participant avait proposé une autre situation :

Pa :

« Rejouer l’improvisation et il faut que chacun fasse sa partition de la totalité [de ce que vous entendez]. Pour tester la thèse sur la réversibilité [du graphisme à l’écoute, de l’écoute au graphisme]. Il s’agit de rejouer [l’enregistrement de l’Improvisation 2], de faire une partition en fonction de ce qu’on entend jouer. Rejouer ce que nous avons fait et dessiner d’après ce que nous entendons ».

[Par ce biais, on peut tester la réversibilité des signatures : peut-on retrouver le geste et le dessin par rapport aux sons qu’on entend ?]

Pa :

« Dessiner la partition correspondant aux sons que vous entendez. Forcément tous les sons en même temps. »

P :

« On dessine ce qu’on entend, en fait ? »

P :

« On dessine ce qu’on veut. »

Pa :

« Ce qu’on entend. »

P :

« On n’est pas obligé de rester dans les codes de ce qu’on avait fait ? »

Pa :

« Non. C’est un des premiers cours que j’ai effectué ici même en 1979, cela s’appelait “approche sensorielle”, on devait mettre la main dans un sac, et on devait dessiner tactilement… »

46’50” :

On rejoue l’enregistrement de l’improvisation 2 et en même temps de nouvelles productions graphiques sont réalisées par rapport à ce qu’on entend.

48’50” :

Les graphismes circulent pour être examinés par tout le monde. La lecture des graphismes donne lieu à de nombreux commentaires.

48’50” :
Les graphismes circulent pour être examinés par tout le monde. La lecture des graphismes donne lieu à de nombreux commentaires.
P :

« Il y en a qu’on peut garder ? »

P :

« Qui c’est qu’a fait ça ? L’étoile ! Oh-là là ! »

Pa :

« La preuve est faite, je crois, … »

P :

« Le langage… »

P :

« C’est clair… »

P :

« Pourquoi faudrait-il que les choses soient… ? »

P :

« Elles ne le sont pas ? »

Le processus de lecture des partitions continue avec des commentaires variés.

P :

« Ici on voit nettement un début et une fin »

Se pose la question d’une représentation du déroulement temporel versus une représentation globale sans début ni fin.

Pn :

« Je n’ai pas pensé en ligne[4] de temps en fait. Et ça m’a même frappée de voir des choses qui avaient un début et une fin… Ah, ça existe ! »

JCF :

« C’est la déformation des musiciens ! »

Pn :

« Du coup, justement, cela m’a questionné, parce qu’on prenait naturellement le papier dans ce sens-là comme une barrière… Du coup une écriture spatialisée… Mais bon j’étais parti sur un truc… »

P :

« Tu étais bloquée pourquoi ? »

Pn :

« La ligne temps. En fait ce sont des processus, on pourrait les isoler peut-être. Pouvoir circuler de l’un à l’autre, pouvoir faire marche arrière. »

Pa :

« Il existe peu de représentations qui se soient affranchies de cette ligne de temps. »

P :

« Le son c’est du temps, enfin. »

Pa :

« Il en existe malgré tout. Je pense au travail de T., où il n’y a plus de time line. »

JCF :

« Mais ce n’est pas le cas de la première improvisation. L’expérience du temps est complètement différente. Quand on improvise et qu’on fait le geste, c’est comme si on joue sur un instrument, il n’y a pas de ligne de temps. Enfin, le temps c’est maintenant. Donc, c’est dans la réversibilité, qu’on trouve une situation très différente. »

 

Commentaire 2
 
Deux questions ont émergées:
a) On peut garder la partition, c’est un objet tangible de mémoire.
b) Il y a le choix entre une représentation à partir d’une ligne de temps, ou bien une représentation globale hors-temps.
 
D’une part, les productions graphiques tendent à être considérées comme des objets ayant un caractère définitif, qu’on peut conserver si elles sont jugées dignes de l’être. Les productions graphiques tendent à être considérées comme des représentations figées des sons qui sont réalisés dans le temps. Le modèle dominant est celui des partitions musicales qui dans les perspectives occidentales constituent l’objet privilégié d’identification d’une œuvre. Et avec une représentation du temps allant comme dans les textes écrits de gauche à droite. Dans ces conditions tout dessin, toute image peuvent être considérés comme des partitions graphiques à condition de déterminer précisément des codes et des modes de lecture.
 
D’autre part se pose la question d’une représentation du déroulement temporel versus une représentation globale de tous les éléments mis en jeux, sans début ni fin. Il y a une prise de conscience que les musiciens notamment sont formatés par la représentation linéaire des sons dans le temps. On constate que la grande majorité des productions graphiques réalisées sont régies par une ligne du temps. Quelques exceptions montrent des formes de représentations globales (comme des sortes de topographies ou bien des cosmologies présentant simultanément des éléments diversifiés).
 
La question est de savoir si la conception du temps représenté sur une partition reste la même dans le cas des musiques improvisées parfois pensées comme un présent éternellement renouvelé sans se soucier de ce qui vient de se passer et de ce qui va émerger. La question de la réversibilité des choses dépend directement de la présence d’une organisation visuelle linéaire. Si seul l’instant présent compte on ne peut rien renverser ou inverser.

 

P :

« Est ce qu’on peut essayer – parce que moi j’ai le cerveau formaté – est-ce que c’est possible de refaire, pour ceux qui ont pensé au temps d’être hors temps et ceux qui ont pensé hors temps d’être dans le temps ? Parce que je suis vraiment formatée, donc ça m’intéresse de faire sans pensée linéaire. »

P :

« Oui, pareil. » [Tout le monde parle en même temps]

JCF :

« La possibilité pour ceux qui le souhaitent de le faire les yeux fermés. »

P :

« De la main gauche. »

58′ :
On rejoue l’enregistrement de l’Improvisation 3 pour répéter l’exercice avec les nouvelles règles.

1h. 00′ :
On se passe de nouveau les nouveaux graphismes produits durant l’exercice.

1h. 03′ :
Le débat est ouvert.

P :
« Quand j’étais en linéaire, moi ça m’a tendue vraiment. Je me suis sentie tendue, coincée dans la ligne, alors que la première fois c’était beaucoup plus tranquille ».

P :
« Moi ce n’était pas tendu, mais j’ai trouvé que cela donnait autre chose. [La première fois correspondait] à ce que je ressentais, mais c’était complètement illisible. Linéaire, cela ressemble à quelque chose, c’est plus facile à transmettre. »

P :
« Du coup, je m’étais dit que quand ce n’est pas linéaire, je vais plus écouter globalement, et je me suis rendu compte que je n’arrivais pas à écouter globalement. Dès que j’entendais un truc, je voulais dessiner et je n’arrivais pas à être dans l’intégralité du truc, j’étais prise par les détails, quelque part il y avait encore du linéaire, donc ça restait linéaire. »

P :
« Je pense que quand ce n’est pas en linéaire, tu acceptes plus facilement le fait que de toutes façons ton interprétation sera partielle, subjective, tu mélanges les éléments, c’est plus agréable, tu te laisses emmener. »

P :
« Du coup j’ai travaillé comme ça, en aigu-grave, et ça a ouvert l’espace à l’intérieur. Ça a été vraiment très agréable d’écouter et de dessiner en fonction des hauteurs. »

JCF :
« J’ai trouvé qu’on pouvait se concentrer sur le geste de ce qu’on entendait, plutôt que l’identification des sons. En tout cas, ce qui me paraît très frappant, c’est que dans la signature initiale, il y a réellement une cohérence entre le visuel, le geste, et le son, qu’on retrouve en partie dans la présentation temporelle, mais seulement en partie, mais qu’on ne retrouve plus du tout dans la représentation non linéaire… On perd l’identification des signatures. »

Pa :
« Par exemple la durée de la séquence : ce qu’on vient de faire, ce qu’on vient d’entendre, on écrit (décrit ?) combien de temps ça dure. »
 
[Tout le monde parle en même temps]
 

Comment perçoit-on la durée de l’enregistrement qui vient d’être joué ?

P :
« Il faut que cela soit vraiment précis ? » [Brouhaha]

P :
« Tu vas pouvoir vérifier. On s’en fout de vérifier le temps, la question est de savoir qui est le plus juste. Il faut l’écrire sinon on va s’influencer les uns les autres ».

P :
« On l’écrit. »

On écrit sur une feuille de papier la durée estimée de l’enregistrement de l’improvisation 3.
Résultats : 3’, 3’30”, 1’30” (rires), 2’41”, 2’27”, 4’, 1’40”, 2’… La réponse était 2’.

NS :
« La question, c’est qu’on est à peu près tous d’accord pour penser que ça commence à partir du premier son et ça se termine sur [il produit un son vocal]. Sauf, que, en fait, quand on a dit : « qu’est-ce qu’on entend ? », moi j’ai déjà commencé [avant l’écoute de l’enregistrement de l’Improvisation 3]. Une situation de variation… Du coup quand est-ce qu’on décide que ça commence et quand est-ce qu’on décide que ça finit ? Autant un papier en linéaire tu peux le lire comme ça, ou comme ça [bruits de papier en le faisant pivoter sur tous les angles]. Puis, après, celui-là, tu le retrouves dans la rue, c’est pas du tout évident que cela se lise comme ça ou comme ça. Et après, par où tu entres ? Ce n’est pas si évident que ça. Dans un concert, c’est assez clair, qu’il y a le noir, il y a le machin, là oui là ça y est, ah ça y est, ça commence. Et sur scène cela se détend, ah c’est fini. Il y a un vrai truc autour de l’implicite de la fin. »

 

Phase 4

1h. 12′ :
Un participant propose de faire des sons basés sur la partition graphique (signature) d’une autre personne.
 
La proposition est adoptée avec les précisions suivantes : on forme des groupes de trois avec une seule partition à réaliser en commun.

1h. 17′ :
Performance du Groupe 1. Durée, 47” :

 

NS :
« Quelles sont les consignes que vous vous êtes donnés, comment avez-vous travaillé cela ? »

P(g1) :
« On a partagé la partition en quatre parties. Voilà on a partagé cette partie-là [il montre]. Trente secondes, là… On s’est mis d’accord sur des attaques… »

P(g1) :
« Des attaques et des oiseaux. »

1h. 19′ :
Performance Groupe 2. Durée 40“. Un des participants récite un texte, les autres produisent des bruits divers.

 

P(g2) :
« D’abord c’est la merde parce qu’on est trois et il y a à peu près quatre lignes. On s’est dit que la quatrième ligne serait une sorte de réservoir… »

P(g2) :
[En anglais] « Sometimes I used the score, sometimes I improvised… »

P(g2) :
« Donc chacun avait une ligne et chacun son mode de jeu, et puis de temps en temps on piquait dans la quatrième, on improvisait quoi… »

P :
« Ah ouais ! Organisé ! »

P :
« Vous vous êtes mis d’accord pour improviser ! »

P :
« Je ne fais que ça. Chacun sa technique ! ». [Rires]

 

Commentaire 3
 
Au-delà de l’ironie, qui dénote qu’il ne faut pas prendre les prises de paroles trop au sérieux, on peut constater qu’il y a des difficultés à considérer qu’il peut exister des voies moyennes entre la composition, c’est-à-dire ici les choses fixées avant la performance, et l’improvisation, qui doit rester libre de toute préparation. Cette conception vient peut-être du fait qu’on a tendance à considérer la prestation sur scène comme absolue, dont les diverses médiations nécessaires à son apparition sont absentes. Que cette prestation soit une composition ou une improvisation ne change rien à l’affaire, la « cuisine » doit rester dans les coulisses, sinon le mystère de la production présentée sur scène pourrait en pâtir. L’improvisation en particulier, parce qu’elle implique la non-préparation des évènements précis, est souvent considérée comme n’ayant pas résulté d’évènements préalables, comme l’éducation des artistes, leur travail technique, l’élaboration de leur propre sonorité ou style de danse et répertoire d’intervention, leur parcours dans leur carrière, les interactions qu’ils ont pu avoir dans le passé avec leurs collègues, ou même l’organisation de répétitions.

 

1h. 21′ :
Performance Groupe 3. Durée 1’ 04“.

 

P(g3a) :

« On n’a pas usé d’une traduction. On a pris le truc tel qu’il était. »

JCF :

« Sans discussion ? »

P(g3a) :

« On a simplifié, on a simplement dit : on a trois catégories de registres, trois types, on a lu directement là. »

1h. 24′ :

Groupe 4 performance. Durée 1’10”.

 

P(g4) :

« Ben nous, notre procédure, on s’est juste dit qu’on commençait toutes là. » [Rires]

P(g4) :

« Moi, je m’étais dit que cela ressemblait à des paroles. En fait c’était vraiment comme une écriture d’une langue. »

P(g4) :

« Oui on s’était dit que c’était par là qu’il fallait faire ça ».

P(g4) :

« Moi j’ai pensé à une émission de radio, sur Radio Campus Paris… »

P(g4) :

« Mais n’empêche, moi j’ai trouvé cela très agréable à faire. Je voulais continuer. »

P :

« Mais vous avez pris une partition qui n’était pas la vôtre. »

P(g4) :

« On a fait exprès. On a choisi de ne pas prendre la nôtre, malgré la consigne. »

P(g4) :

« Moi je ne voyais pas ça. Je pensais qu’il valait être mieux toutes les trois neutres. »

Px :
[participant externe au groupe 4, celui dont la partition a été utilisée] :
« Cela m’a un peu perturbé, parce que j’avais une idée très précise… »
P(g4) :

« Et donc c’était ta partition. »

Px :

« Oui, je ne pensais pas qu’on pouvait faire des trucs aussi bien. C’est terrible. A cause de vous je vais présenter un peu partout mes projets, faire des bides monumentaux… »

P(g4) :

« Il n’y a pas que la partition, il y a les interprètes ! »

 

Commentaire 4
 
On est au cœur des difficultés concernant les partitions graphiques. Leur lien principal en termes de créativité relève-t-il de la composition sur partition ou bien de l’interprétation des graphismes ? Sont-elles réellement le lieu d’une négociation entre graphistes et interprètes sur les codes de lecture ou sur les limites des rôles respectifs ? Si la balle est complètement dans le camp de l’interprétation des partitions, laissée au monde des instrumentistes, vocalistes, artistes sonores et artistes de la danse (etc.), alors tout résultat est acceptable, y compris toute lecture aberrante du graphisme (jouer « Au clair de la lune » par exemple). Le graphisme ne compte pas, si l’on ne peut relier les interprétations possibles aux signes visuels. Dans ce contexte, le philosophe Nelson Goodman (1968, p. 188) avait analysé une partition graphique de John Cage (tirée du Concert for piano and orchestra, 1957-58) comme ne pouvant en aucun cas constituer un système de notation, garant selon lui de la capacité de reconnaître une œuvre musicale chaque fois qu’elle est jouée, par rapport aux signes présents dans la partition originale.
 
Historiquement, les compositeurs pionniers des partitions graphiques (notamment Earl Brown, Morton Feldman) ont été plutôt peu satisfaits des résultats sonores, lorsque leurs compositions étaient dénuées de codes particuliers qui auraient obligé les interprètes à les respecter. Ceci se passait au moment même où les interprètes n’avaient pas encore la possibilité de vraiment comprendre ce qui était en jeu, de voir clairement ce qui leur était demandé. Plus tard, alors qu’il était lui-même interprète de sa propre musique et collaborant avec de nombreux instrumentistes, Cornelius Cardew a développé une partition graphique, Treatise (1963-67) ressemblant à une anthologie de signes graphiques, version utopique d’une liberté totale laissée aux interprètes (voir paalabres.org, deuxième édition, région Treatise). D’après John Tilbury qui a été un des interprètes importants de Treatise, l’instrumentiste est mis devant une double contrainte entre respect de la codification des signes et improvisation ignorant les signes écrits. L’interprète placé devant l’absence de code donné par le compositeur se trouve dans d’une part dans l’impossibilité d’être pédant en assignant à chaque signe de la partition une sonorité particulière (ceci sur 193 pages !) et d’autre part dans l’impossibilité morale d’ignorer totalement le contenu de la partition. Telle était la situation d’un Eddie Prevost qui, s’immergeant complètement dans les sons de la musique au fur et à mesure de son déploiement, s’était mis à improviser en prenant de moins en moins en compte les aspects visuels contenus dans la partition (Tilbury 2008, p. 247).

 

1h. 27′ :

Performance du Groupe 5 formé par les deux animateurs. Durée : 1’23”.

JCF :

« L’idée, c’était de traverser la partition, d’avoir seulement des chuchotements, de traverser et d’avoir un silence avant et après. »

NS :

« En fait on s’est dit ça, mais on avait complètement oublié qu’il y avait un 4’ 15” là. Du coup, il fallait faire ça. Et après je me suis dit : ben non … cela ne marche pas bien, alors pourquoi pas faire un geste. »

P :

« Mais l’histoire du silence, c’est que vous avez peut-être mal lu, c’était à quatre temps. »

 

Commentaire 5
 
Grâce à ce récit, se pose la question de la propriété de ce qui vient d’être performé. On peut détailler la « dissémination du droit d’auteur » (Citton, 2014) associée aux dernières performances.
 
Reprenons le récit des performances de l’atelier à l’envers. Si on cherchait à raconter les choses chronologiquement, comment faudrait-il déterminer un début ? Et pourquoi à ce moment-là et pas un peu avant ?
 
Voici le récit en remontant le temps :
• [Phase 4] 3 (ou 2) personnes ont inventé collectivement pour jouer au départ…
• [Phase 3 :]… de signes sur un papier tracés par une personne différente, au départ…
• [Phase 2 :]… d’un enregistrement réalisé par le groupe entier, au départ…
• … d’une proposition d’une personne d’expérimenter une deuxième fois après…
• … discussions et partages des réalisations de chacune…
• … d’une première proposition d’une autre personne sur le fait de représenter sur le papier ce que le
groupe venait de faire au départ…
• [Phase 1 :]… d’un protocole initial de 2 personnes, les animateurs de l’atelier, au départ…
• … d’essais-bonifications (au pluriel multiples) en différentes situations de cette même idée de         protocole…
 
Si on essaye de dresser la liste de toutes les fois où on a utilisé ce protocole de signatures, celle-ci dépasse la dizaine de situations et de beaucoup la cinquantaine de personnes impliquées de différentes façons dans de telles expérimentations. Toutes les propositions exprimées nous ont influencés pour déterminer le contenu de l’atelier de ce jour de mars 2018. Il est même arrivé qu’un de nous deux ne soit pas présent aux expérimentations effectuées, mais en a eu un compte-rendu : c’est une autre forme d’influence…
 
Ce déjà long parcours insiste sur des actions qu’on peut cataloguer comme artistiques. Mais il faudrait considérer aussi, par exemple : la taille et forme de la salle (organisation, architecture), l’agencement des meubles (en fonction de ce qui s’est passé avant et va se passer après dans cette salle), les circonstances du repas de midi, le style de papier et des stylos, feutres, crayons disponibles, les bouts de vie que chaque personne amène avec elle en entrant, etc.
 
Après ce petit récit-panorama conduisant à ces performances, comment répondre à la question : à qui appartient-elles ? Si on considère la question comme intéressante, il est sûr qu’elle est énormément complexe. Mais on peut aussi considérer ce récit-panorama (et tant d’autres) comme faisant exploser la notion de droit de propriété. Pierre-Joseph Proudhon[5] a montré il y a déjà longtemps en détail « Comment la propriété est impossible » (en 10 propositions, son chap. IV, 2009).

 

Phase 5

1h. 30′ :

Le débat est ouvert.

NS :

« Dans les questions du début, moi j’avais noté la question de la notation, on n’a pas arrêté de noter des trucs, on a plein de papiers bien remplis. J’ai dévalisé ma tante avec des vieux papiers des années quatre-vingt. En me disant : je vais prendre ça et on verra bien, mais en fait, du coup, tout a été utilisé ! Donc on a beaucoup monté, en fait, c’était la notation par rapport à la création, à l’interprétation, etc. Peut-être on peut revenir sur ce que chacun a vécu ce moment-là sur ce truc-là, et après il y a l’idée d’une partition “donnée, ordonnée“, qui était le thème de la journée du séminaire. Donc comment comprenez-vous l’idée de “donné-ordonné” vis-à-vis de ce qu’on a fait, ce que chacun a vécu dans ce qu’on a fait. On peut peut-être faire un tour de table, sans obligation de parler. On peut faire un tour avec un dialogue. »

P :

« Moi, je suis absolument convaincu par ce qu’on a fait. J’ai l’impression que je n’ai pas suffisamment de recul pour pouvoir mettre des mots justes sur ce qui s’est passé. En fait il s’est passé plein de choses très différentes. En tout cas, c’est un chouette moment déjà en termes de temps et d’échanges. Pour ce qui est “ordonné”, on a tous été obligés de mettre de l’ordre dans ce qu’on avait, en tout cas faire des choix. Tout le monde devait traverser le graphisme, surtout dans la dernière partie. En tout cas, sur la forme, sur la présentation, sur la méthode, je trouve que c’est plutôt vraiment convainquant. Ou alors il faudrait peut-être plus de temps, pour qu’on puisse vraiment faire apparaître tout ce qui vient de se passer. »

P :

« Je te passe mon tour ! »

P :

« Mais non, mais c’est vachement cool. La question que je me pose, c’est : comment pourrait-on passer de ce genre d’expérimentation à une création dans le sens d’un spectacle, d’une représentation publique ? C’est ultra intéressant à faire, à pratiquer, et je suppose que cela donne plein de matière à expérimenter… pour que chacun puisse proposer des choses. Après, autour de la table il y a un certain nombre d’entre nous qui ont déjà l’habitude des partitions graphiques et de les avoir interprétées. Ensuite, ce que je me demande, c’est comment tu fais à partir de là pour en faire une œuvre. Et aussi, il y avait un des points avec Frédéric (Mathevet) qui disait que la partition graphique, c’était bien, parce que cela pouvait nous permettre de nous décaler un peu quand on faisait de l’impro et d’inventer de nouvelles choses. En fait, je me demande si cela permet vraiment d’inventer de nouvelles choses. Ici, malgré tout, quoi qu’il en soit, on se retrouve toujours dans le même genre de truc… »

 

Commentaire 6
 
De nouveau on doit faire face à l’ambiguïté de la signification dans le cadre de l’utilisation des partitions graphiques, entre la présence d’une partition qui constitue dans les perspectives occidentales du modernisme une « œuvre », et la multitude des interprétations possibles qui souligne leur ouverture sur l’expérimentation et l’improvisation. Pour le participant qui vient de s’exprimer, l’expérimentation devrait déboucher sur une œuvre achevée pour pouvoir être présentée sur scène. Mais en même temps, pour lui, l’expérimentation en elle-même, paraît une activité séduisante.
 
La première question qui se pose dans ce contexte, c’est celui de la nouveauté : la valeur de l’œuvre ne se trouve pas dans la répétition de l’existant, dans le plagiat des partitions déjà écrites, mais dans l’apport d’éléments nouveaux. Du côté de l’expérimentation et de l’improvisation le concept de nouveauté est peut-être plus modeste : ce sont les micro-variations d’éléments déjà-là qui s’inscrivent dans un contexte de production collective immédiate. Ce contexte est susceptible de produire des moments non pas tellement créateurs de nouveautés mais plutôt de situations toujours renouvelées. Dès lors, on se demandera quelles sont les valeurs liées spécifiquement à l’interprétation des partitions graphiques ? N’ouvrent-elles pas un espace de liberté, loin des considérations d’évaluation qualitative des œuvres reconnues du patrimoine et des exigences qui entrent en jeu au niveau de leur interprétation ? En quoi les prestations réalisées au cours de l’atelier ont-elles moins de valeur que beaucoup de prestations sur scène ?
 
La deuxième question est relative à l’hégémonie de la scène publique, dans ce qu’on appelle le « spectacle vivant », survivance très marquée de ce qui a été développé depuis le 19e siècle. Non seulement l’existence d’une partition n’a de sens que si elle est interprétée sur scène, en présence d’un public qui a possibilité d’accéder à sa publication, mais dans le cas de l’improvisation, le seul élément intangible est bien la performance « sur scène » en présence, dans le temps présent, seul espace où le jeu improvisé prend tout son sens. Mais dans le cas de l’improvisation, il y a une inquiétude, car il y a souvent le sentiment que le public n’est pas inclus dans le processus, qu’il conviendrait en quelque sorte de développer des situations où tout le monde est partie prenante de ce qui est produit collectivement. C’est là où le plaisir de l’expérimentation en tant que telle peut paraître une situation alternative à la scène et à l’élaboration d’une « œuvre », à condition d’y inclure le public comme membres actifs dans le processus, et de sortir des logiques qui séparent les professionnels des amateurs.

 

Jean-Charles François précise le contexte dans lequel la situation du départ a été élaborée :

« Simplement un des contextes dans lequel on a fait ça, était qu’on faisait une rencontre entre des musiciens et des danseurs (2015-17 au Ramdam près de Lyon). L’idée de cette rencontre, c’était le développement de matériaux en commun entre musiciens et danseurs. D’où l’idée de gestes et de sons reliés ensemble. Et alors un jour, un plasticien est venu se mêler à ce groupe. L’idée était qu’est-ce qu’on va faire pour que lui puisse entrer dans le jeu. Et donc c’est cette situation qu’on a développée. Mais en fait le projet réellement était l’improvisation, c’est-à-dire de développer des situations dans lesquelles on peut développer des matériaux en vue d’improvisations, sur le long terme. Donc, c’est dans ce contexte-là, plutôt que dans l’idée de réaliser une œuvre graphique, de faire une pièce autour des situations graphiques. »

Un participant demande des éclaircissements sur les situations développées dans ce contexte.

JCF :

« On avait énormément de protocoles d’entrée dans une improvisation dans lesquels danseurs et musiciens avaient à faire quelque chose en commun. Ensuite, à partir des matériaux élaborés, on leur demandait de les développer librement. On a fait cela sur 5 week-ends et il y a un certain nombre de situations. L’idée des signatures était celle qu’on a fait au départ, parce que c’est un bon moyen pour prendre contact les uns avec les autres, prendre connaissance des gens qui sont là. »

P :

« Est-ce que cela a pu produire beaucoup de variété ? Des choses très différentes ? De quel point de vue ? Des gestes, des sons ? »

NS :

« Aujourd’hui, dans la situation des signatures gestes-graphismes-sons, on a peu développé le geste. Mais au Ramdam, les danseurs nous ont aidé à faire toutes ces choses-là. Même en partant d’une table, à la fin tout le monde jouait sur la chaise où tout le monde était autour de la table, on bougeait. Et ce qui est intéressant c’est qu’ils nous ont aidés à faire des trucs sur du son aussi, dans le sens où l’intelligence dansée, en fait, est déjà multiple. J’ai essayé de le faire, mais j’étais limité, en essayant de balancer, de faire des grands gestes, tout cela en essayant de se lâcher un peu. Et aussi la question de la spécialisation entre danse et musique : quand on travaille là-dessus, justement avec ces danseurs-là, la distinction entre danseurs et musiciens est un truc qui ne tient pas longtemps, même s’il y a une direction de la musique et une direction de la danse. En réalité, dans la vraie vie, ça ne tient pas si longtemps que ça et tous les protocoles qu’on a faits reviennent à questionner régulièrement ces choses-là. »

P :

« Et par rapport à ce que j’ai dit ce matin [elle avait fait une présentation dans le cadre du séminaire] moi, c’est du geste… avec le son dont vous parlez. Même pour Laban, il travaille vraiment le son. Là, quand je suis en train de parler, je peux le noter en termes d’effort, de sa poussée : “p… p…” ; lancer, cracher, frapper, enfin c’est du geste vocal en fait. Et après l’histoire des stylos (etc.) c’est du geste avec, même si ça produit du son, donc en fait, on voit qu’il y a une espèce de congruence entre gestes et sons. Et c’est vrai que moi j’ai tendance à ne parler seulement que de gestes. En même temps c’est super d’amener le son du geste. Là, j’ai adoré ton dernier geste, parce qu’il a un son, un vrai son. On ne l’a pas vu, on l’a entendu dans l’enregistrement, mais en fait c’est un vrai son. Et en même temps, je trouve que c’est bien de parler en même temps du son et du geste, et aussi parce quelque part on décortique pour donner deux matières qui… Mais finalement ce n’est pas indigeste. »

P :

« Du coup, il y a quelque chose qui est de l’ordre de la performance aussi, qui se joue dedans. Pour moi la performance c’est quelque chose de physique, qui n’est pas joué comme un comédien joue, mais qui est de l’ordre de la mise en jeu simplement du corps, et c’est un état commun qu’on peut trouver dans des tas de formes de performance. Tu peux avoir dans le son ici, sur l’effort, tu peux avoir un geste, cela sur des histoires, des capacités que tu peux faire sur une espèce de production, tel mouvement de la bouche, de la langue, tu produis du son… »

P :

« Cela me fait penser aux difficultés, quand on a travaillé par exemple sur le son avec des chorégraphes, des plasticiens, des gens qui ne sont pas des musiciens, de comment communiquer avec l’autre. Cela me fait penser à un travail avec un chorégraphe, il disait : “moi je veux un son frais”. En fait qu’est-ce que c’est pour lui qu’un son frais, c’est pas du tout ce que fait l’autre. Du coup d’utiliser soit le geste, soit le son, en fait, on a des images très différentes de ce qu’est un son, de ce qu’est un geste, et du coup tout ça, cela permet de communiquer entre artistes qui sont différents. On comprend des choses complètement différentes. »

P :

« Moi, j’ai vécu un truc pareil avec des architectes, ils parlaient d’une image Riclès. Riclès, c’est frais ! »

P :

« Du chewing gum ! Moi ce que j’ai trouvé intéressant, c’est quelque chose que j’ai déjà pratiquée, de noter, puis de retraduire, de reprendre, de repasser, tout ça… Mais en danse on a beaucoup de partitions comme ça, où franchement la chorégraphe arrive avec ses propres partitions. Et puis on les regarde et on ne comprend rien. C’est pareil aujourd’hui, là on ne comprend rien, cela reste abscond quand même. Mais moi, là, j’ai trouvé que c’était bien de s’approprier un texte… Parce qu’avec les partitions des chorégraphes, on n’ose pas le faire, je n’ose pas. Oui, on travaille tous avec des partitions, mais faire n’importe quoi à partir de partitions c’est vachement intéressant. Mais là je trouve que cela m’a intéressée de se dire que : “oui, ben, c’est illisible, je ne sais pas ce que c’est, mais je le fais”. »

 

Commentaire 7
 
Ici, on est en présence d’un élément important lié en particulier aux partitions graphiques : elles permettent de « faire », d’accéder à une mise en action. Les personnes ayant l’habitude de fonctionner à partir d’éléments écrits, visuels, sont souvent bloquées quand il s’agit d’improviser, donc de se passer de ce qui constitue la base de leur mode de fonctionnement. La partition n’est que le prétexte (texte avant le « texte ») pour faire quelque chose, en mettant l’accent sur le « faire ». La partition est l’entrée qui permet de passer à l’action en dépassant la peur que son absence suscite. Une fois cette peur maîtrisée, une fois l’action commencée, la partition graphique peut être jetée ou ignorée (voir le groupe 2 ci-dessus) car elle devient peu importante par rapport à l’action qu’elle a suscitée. Que la partition soit « illisible » importe peu eu regard à la réalisation d’un « faire » qui prend toute sa signification.
 
A ce sujet, il faut noter que les partitions graphiques prennent très souvent tout leur sens dans des perspectives d’apprentissage des pratiques improvisées. Elles constituent, en tant qu’outil pédagogique, des transitions commodes entre les habitudes de lecture solfégique des partitions et le fait de se passer de tout support écrit dans l’improvisation. Comme dans le cas des pratiques de « sound painting » ou de direction gestuelle des improvisations, cette pratique d’enseignement tend à ne pas du tout libérer ceux et celles qui se lancent dans l’improvisation de l’hégémonie du visuel sur le sonore. La difficulté principale n’est pas entre le passage de la partition traditionnelle à la partition graphique, mais bien avec ce qui va se passer après, si l’objectif est d’accéder à la situation de communication orale/aurale mettant l’accent essentiel sur l’écoute et le sonore (et/ou le mouvement du corps) dans l’improvisation. Cela vaut ici pour le monde de la musique et c’est peut-être très différent dans le domaine de la danse.

 

P :

« Tu peux t’autoriser à interpréter sans la pression de l’auteur, le détachement de la question de l’auteur, et donc même pour les chorégraphes, c’est quelque chose qu’on pourrait faire. Certainement on ne se l’autorise pas, mais il faut derrière pouvoir s’en emparer et aussi d’une certaine manière si c’est dessiné comme ça, c’est pour qu’on puisse derrière s’en emparer. Cela dépend dans quelle démarche cela a été fait. Si c’est transmis, tu vas quelque part pouvoir t’en emparer. »

P :

« Je ne sais pas. C’est aussi pour faire œuvre. »

 

Commentaire 8
 
On en revient encore à la nécessité de « faire œuvre » s’il s’agit de présenter quelque chose de professionnel à un public. Il convient pour cela de développer des dispositifs qui garantissent le développement de pratiques inaccessibles aux amateurs. L’expérimentation dans des ateliers collectifs peut-être fortement encouragée à condition qu’à un moment donné un créateur démiurge (terme qui peut être décliné au féminin) qui va sérieusement reprendre les aspects intéressants des moments d’expérimentation pour déboucher sur un objet artistique. Celles et ceux qui ont participé à la phase d’expérimentation jouent maintenant le rôle de petits soldats obéissants.
 
Dans l’expérience professionnelle, il continue d’y avoir une tendance à sacraliser celui ou celle qui assume la pleine responsabilité artistique d’un spectacle. Dans le cadre du présent atelier il est dit à ce sujet combien « s’autoriser sans la pression de l’auteur » est une transgression délicieuse, mais qu’on ne peut faire que hors du cadre d’un travail professionnel débouchant sur une prestation scénique. Pourtant, l’impression de faire complètement partie du processus de création perdure, et c’est ce qu’on peut écrire dans les notes de programme.
 
Après l’écriture de ces propos un peu trop ironiques, on peut aussi prendre au sérieux la proposition suivante : une pratique donnée peut-elle accéder au statut d’œuvre achevée tout en respectant les règles d’égalité et de démocratie au sein d’un collectif, dans une co-construction du résultat final ? Un processus d’expérimentation peut-il se développer sur le long terme dans une continuité entre situations expérimentales et présentations publiques ? Pour travailler dans un tel contexte, toute « méthode » déterminée (de nature compositionnelle) ne conviendra pas. Il va être nécessaire de varier continuellement les modes d’interaction selon l’évolution du travail, comme cela a été particulièrement le cas lors du présent atelier sur une durée très courte. Les outils de support ne peuvent pas se limiter à une seule situation, comme dans les exemples qui suivent : improvisation, écriture sur partition, support audio ou vidéo, images, narrations, grilles, définitions de protocoles, etc. Les divers supports vont être convoqués au fur et à mesure des besoins du collectif. Sans oublier d’inclure dans les processus tous les éléments « domestiques » liés au travail proprement artistique : la cuisine, le ménage, les enfants, les aspects administratifs, les rapports aux institutions, l’organisation des lieux, des horaires, chercher des subventions, etc. Un autre élément indispensable à considérer : il va falloir beaucoup plus de temps à un collectif pour arriver à un résultat probant, que pour un compositeur travaillant en solitaire avec l’utilisation exclusive des plans écrits à l’avance. Mais l’achèvement complet restera sans doute inaccessible et donc restera l’élément saillant d’une démarche, qui comme dans l’improvisation, recommence éternellement.

 

P :

« Si cela ne peut pas être interprété, si on te donne quelque chose qui n’est pas quelque part interprétable… »

P :

« C’est là où la partition, ce n’est pas un don, ce n’est pas pour donner quelque chose. »

P :

« En fait ce qui est donné c’est ce moment où, ensemble, dans un groupe, on a appris à construire ses propres signes. On s’est donné son propre mode d’emploi, et du coup on construit ensemble, collectivement une lecture définie avec les gens en présence. »

Pe :

« Après ce ne sont pas que des signes. On ne sait pas ce que c’est qu’un signe, mais selon les choses dont parlait Tim Ingold, il n’y avait pas forcément quelque chose de l’ordre du signe, il y avait quelque chose de pratique, qui procédait du mouvement. On ne joue pas le signe mais on le rejoue, enfin on le reparcourt… »

P :

« … on traduit… »

Pe :

« … on a repris le même chemin, quoi… »

P :

« … c’est un prétexte pour… »

Pe :

« … un point d’entrée. Et aussi par rapport à ce que tu disais, sur cette idée que cela ne puisse pas être interprété et tout. Cela étant, il y a des partitions qui sont quasiment injouables, mais quand on les regarde, ça nous met dans un certain univers. On ne va pas pouvoir les transformer en son peut-être, ce sera un truc purement visuel, mais si on regarde en détail, tu vois des foules de partitions, tu peux imaginer des choses, après tu seras capable de les jouer, cela vaut vraiment le coup de les jouer. Déjà – devant un détail – tu te dis c’est une musique qui te donne quelque chose, là. Tu peux aussi imaginer que cette musique, c’est un dessin. Les trucs de Cage où la marge d’interprétation… »

JCF :

« Dans les années 1950-60, on a un peu vécu cela, c’est-à-dire, un grand nombre de compositeurs qui produisaient des partitions graphiques, et ils étaient aussi très frustrés par rapport aux résultats, parce que par exemple, les interprètes avaient tendance à produire des clichés, car il n’y avait rien de prescrit. Du côté des interprètes il y avait aussi une certaine frustration, car ils se trouvaient en quelque sorte dans un espèce d’univers médian dans lequel il y avait à la fois imposition d’une graphie, mais non-imposition quant à son interprétation : il fallait que l’interprète invente tout à partir d’une donnée qui n’avait pas été choisie. C’était à la fois imposé, et il fallait tout inventer. C’est à cette époque que beaucoup d’interprètes de la musique contemporaine se sont tournés plutôt vers l’improvisation, c’est-à-dire de prendre réellement les choses en main complètement sans l’aide d’un compositeur. Ce qui est intéressant aujourd’hui, c’est qu’il y a tout de même un intérêt très grand, qui est réapparu ces dernières années pour les partitions graphiques – cela n’avait jamais disparu en fait – mais peut-être dans un autre contexte. »

Pg :

« Le terme de partition graphique fait certainement référence à quelque chose de précis. Moi, par exemple, mes partitions représentent un réel travail graphique. D’ailleurs je n’utilise pas un logiciel d’édition de partition, j’utilise un logiciel de graphiste. Par exemple, je prends une page blanche et je crée quelque chose de graphique, et quelque fois je fais des choix à partir de la base de la grammaire, mais surtout je fais un choix graphique pour que l’œil soit satisfait, pour qu’il y ait un équilibre, une dynamique, etc. Pour moi, c’est une partition graphique qui est très codée. »

JCF :

« Il y a un ouvrage des années 1970 de l’architecte Lawrence Halprin, RSVP Cycles (1970), je ne sais pas si vous connaissez ? »

Pg :

« On en a parlé… »

JCF :

« Votre démarche me fait penser tout à fait à cela. »

P :

« J’ai beaucoup apprécié cette journée. Dans votre méthodologie, vous avez dit qu’on devait reconnaître physiquement – ou alors je n’ai pas très bien compris – on devait se reconnaître les uns et les autres, je ne sais pas quelle est l’intention qui est derrière. »

JCF :

« L’intention première, c’est qu’on ne se connaît pas et c’est un moyen de… »

P :

« …se présenter. »

P :

« La signature, plus physiquement… »

JCF :

« Oui c’est cela, de faire une connaissance non-verbale, mais enfin bon…, c’est juste un début quoi… »

P :

« Moi je n’avais jamais fait ça. Je voudrais faire ça par rapport à l’expérience de la marche. Et de discuter, de sélectionner le son, quels sons on garde, quels sons on va transmettre. Les sons choisis, qu’on soit attiré plus par des sons. Le travail, on harmonise des choses. Mais dans ce que j’ai vécu, je ne peux pas transcrire tous les sons à la fois, il faut que je choisisse… »

 

2h. 00′ :

Frédéric Mathevet, organisateur : « On se fait un petit quart d’heure de pause. Après on reprend à 4 heures et demie, on a la journée jusqu’à sept heures. Ça va imprimer dans la tête. Pour la table ronde. »

[Fin de l’enregistrement et de l’atelier.]

Conclusion

Dans l’espace de deux heures, il a été possible de se mettre dans des situations réelles de pratiques, déjà familières pour les personnes présentes à l’atelier, suscitant des discussions animées. Ces discussions ont porté à la fois sur les modalités immédiates des situations pratiques, sur l’invention de variations autour de ces situations, et un débat sur l’esthétique et l’éthique que ces pratiques ont pu évoquer sur le moment. De ce débat est ressorti les aspects majeurs des problématiques liées à l’usage des partitions graphiques :

  1. L’interprétation des objets visuels dans le domaine de la danse et de la musique, les relations entre les « créateurs » (composition, chorégraphie, mise en scène, direction d’ensemble) et les « interprètes ».
  2. La question de la propriété intellectuelle des partitions graphiques.
  3. Les fonctions multiples des partitions graphiques, entre production artistique et outil particulier au sein d’un processus plus général.
  4. Les situations expérimentales par rapport à la présentation professionnelle sur scène.
  5. Les méandres des situations expérimentales par rapport à l’élaboration précise d’une « œuvre » achevée.
  6. La présence corporelle, permettant un double accès aux mouvements dansés et à la production sonore, permettant une mise en relation signifiante danse-musique par rapport à un objet visuel assimilé au domaine des arts plastiques.

Il est bien évident que les expressions passagères lors des discussions ne pouvaient pas impliquer un approfondissement des concepts abordés, ni une prise de conscience immédiate de toutes les personnes présentes sur leur signification. C’est pourquoi il a été nécessaire de reprendre les propos de l’atelier dans des commentaires les interprétant. L’interprétation des propos des personnes qui les ont tenues nous aident à penser, mais n’est en aucun cas un moyen d’analyser ou d’expliquer ce que ces personnes pensent ou font. L’objectif d’une ouverture d’un débat à partir d’une pratique commune et de l’historique particulière de chaque participant a été complètement atteint. On ne peut prédire ce que cette première approche collective aurait pu produire si l’atelier avait été prolongé sur une durée de deux ou trois jours, mais nous sommes en présence d’un début assez prometteur.

Il est évident que toutes les questions concernant les partitions graphiques n’ont pas pu être abordées lors de l’atelier, les débats n’ont pas réussi à faire le tour de la question.

En conclusion, le dispositif pratique que nous venons d’exposer paraît une alternative crédible à développer dans le cadre des rencontres professionnelles liées à la recherche (notamment artistique). La juxtaposition des idées, compte-rendu de recherche, communications diverses, peut se faire par visio-conférence (moyen synchrone) et d’autres outils numériques (asynchrones). La rareté de plus en plus grande des rencontres internationales en présentiel liée aux évolutions climatiques ou pandémiques, implique l’invention de situations où la rencontre effective autour des pratiques et le débat sur la base d’éléments mis en commun devient une condition très importante de notre survie artistique et intellectuelle.

 


1. Dans ce texte P = participant ou participante à l’atelier. Lorsqu’une personne prend la parole plusieurs fois dans un temps très court, on l’identifie par P+une lettre (Pz par exemple). Seuls sont identifiés les deux animateurs de l’atelier : JCF = Jean-Charles François. NS = Nicolas Sidoroff.

2. Il faut noter que les papiers sur lesquels les participantes et participants à cet atelier ont produit leurs signatures ont été perdus. Les exemples qui sont donnés proviennent d’une situation similaire réalisée à Budapest en janvier 2023.

3. Les échanges dans le cours de l’atelier entre les moments de pratique permettent d’expliciter un certain nombre d’éléments à même la situation, et un deuxième temps est nécessaire pour pousser plus loin les idées qui se sont exprimées. C’est la fonction des commentaires encadrés, écrits après coup par les deux auteurs.

4. Voir Tim Ingold (2007, 2011) sur la notion de « lignes ». Il se trouve que Tim Ingold, dans le cadre de ce séminaire, a fait une communication dans la session qui a immédiatement précédé notre atelier.

5. « Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) est un polémiste, journaliste, économiste, philosophe, homme politique et sociologue français. Précurseur de l’anarchisme, il est le seul théoricien révolutionnaire du XIXe siècle (…) à être issu du milieu ouvrier. » (wikipedia)

 


 

Ouvrages cités dans cet article

L’Autre Musique revue, #5 Partitions, 2020. Voir L’Autre Musique.

Cage, John (1957-58). Concert for Piano and Orchestra. Editions Peters, Londres, New York.

Cardew, Cornelius (1963-67). Treatise. The Gallery Upstairs Press, Buffalo, N. Y. 1967.

Citton, Yves. (2014). /Pour une écologie de l’attention/. Paris : Éd. du Seuil, coll. La couleur des idées..

Goodman, Nelson (1968). Languages of Art: An Approach to a Theory of Symbols. Indianapolis: Bobbs-Merrill, 1968. 2nd ed. Indianapolis: Hackett, 1976.
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