ÉCRITURE ORALITÉ
Dominique Clément
2019
Sommaire
I. Les langues et l’écriture
I bis. Les musiques et l’écriture
II. Deux exemples d’invention d’écriture
II bis. Quelques exemples d’inventions d’écritures musicales
III. L’œil et l’oreille et la mémorisation (a)
III bis. L’œil et l’oreille et la mémorisation (b)
IV. L’école
IV bis. Musique et enseignement
Vous lisez alternativement l’article que j’ai écrit sur ce sujet et la transcription de la conférence prononcée devant des étudiants et des étudiantes du Cefedem Auvergne Rhône-Alpes.
ce que je vais vous présenter c’est en gros quatre grands chapitres que je vais à chaque fois d’abord décliner sur le langage puis sur la musique
donc le premier chapitre c’est plutôt les langues et l’écriture tout simplement ensuite c’est des exemples d’invention d’écriture ensuite ça va être l’œil et l’oreille et la mémorisation et pour finir l’école tout ça étant pour moi extrêmement lié
I. Les langues et l’écriture
À la fin du XXe siècle, on estime qu’il existait environ 3000 langues distinctes. Ce nombre restait quasiment impossible à préciser ; à peine plus d’une centaine de langues sont écrites, les autres se diversifient sans qu’il soit aisé de déterminer s’il s’agit de langues ou de dialectes. La différence entre langue et dialecte semble bien complexe à appliquer : les dialectes sont des formes locales d’une langue, assez particularisées pour être identifiées, mais qui n’interdisent pas la compréhension avec des gens qui parlent un autre dialecte de la même langue[1] :
Pour donner une idée de la variété de ces langues, le !xoon une langue khoïsane parlée par 4000 personnes en Namibie et au Botswana possède 117 ou 126 consonnes selon les analyses – une oreille étrangère a bien du mal à les distinguer les unes des autres – alors que le piraha, un isolat d’Amazonie n’a que 7 consonnes[2].
donc en tout cas c’est pour dire que y a quand même énormément de langues parlées qui sont considérées comme distinctes on peut trouver des grammaires par exemple de plein de langues qui ne sont parlées plus que par huit cent personnes par deux cent personnes etc. avec des des gens qui ont produit une grammaire pour expliquer comment se parle la langue comment elle est faite etc. et par rapport à ça ce qu’on voit déjà ce qui m’intéressait c’est ce déficit entre la variété des langues et puis les langues qui sont écrites et qui tout d’un coup sont beaucoup moins nombreuses mais sont comme préservées ou stabilisées ou ou enfin je sais pas le statut entre les langues qui ont une écriture et le statut des langues qui n’ont pas d’écriture pose un certain problème
Le partage entre sociétés primitives et sociétés civilisées s’est souvent appuyé sur l’existence ou non d’une écriture. Cette dichotomie permettant à certains de marquer une frontière entre anthropologie et sociologie, entre « nous » et « eux », entre le bricoleur et le savant, entre pensée logique et non logique, rationnelle et non rationnelle…[3]
les sociétés civilisées c’est celles qui avaient une écriture les sociétés primitives elles n’en avaient pas ça a jamais été si clair mais y a une vraie dichotomie qui s’est faite aussi entre l’anthropologie et la sociologie l’anthropologie on allait voir les sauvages et la sociologie on étudiait les sociétés civilisés vous avez aussi une opposition du même type par rapport à l’occident en gros c’était Nous et le reste du monde c’était Eux mais vous aviez aussi le savant et le bricoleur comme catégorisation ou vous aviez la pensée logique c’était l’occident avec l’écriture et la pensée non logique c’était les sauvages avec leurs mythes ou la pensée rationnelle et la pensée magique etc. y a eu tout un ensemble d’oppositions qui a beaucoup construit l’anthropologie la sociologie par rapport à cette opposition entre des langues qui auraient eu l’écriture et des langues qui n’en ont pas
Pourtant les langues les plus complexes sont souvent des langues non écrites :
Les idiomes les plus captivants sont à mon goût non les plus parlés mais les plus lointains, génétiquement et géographiquement, et surtout les plus isolés, ceux qui ont été le moins longtemps ou le moins intensément en contact avec les nôtres : leurs locuteurs ont eu (ont encore parfois) tout le temps d’imprégner les jeunes cervelles de leur entourage d’exceptions, de trouvailles et de subtilités en tout genre, et nul étranger ne vient tout gâcher en ayant l’idée saugrenue d’apprendre la langue. Selon mes compétences du point de vue de la morphologie, donc ceux qui ont le plus de grammaire dans le sens traditionnel de ce terme, appartiennent à la famille athapascane : or ils ne sont écrits que depuis quelques décennies et pas mal de leurs locuteurs étaient, jusqu’à tout récemment, des chasseurs-cueilleurs des sauvages parmi les sauvages selon les conceptions racistes longtemps dominantes[4].
donc ça c’est un des premiers points que je voulais souligner et que l’on commence à remettre un peu en question ce genre d’oppositions donc un des premiers qui a remis ça en question de façon très très détaillée c’est Jack Goody qui est donc un anthropologue anglais on va dire qui s’est passionné pour cette idée d’oralité et d’écriture parce que il a fait la guerre de quarante en Italie il est fait prisonnier en Italie il arrive à s’échapper et il se cache dans les Abruzzes pendant je sais plus six mois au moins y se retrouve avec des bergers qui sont analphabètes donc il se retrouve tout d’un coup dans une culture uniquement orale parce que à l’intérieur de cultures dites avec écrit y a aussi on a toujours des cultures orales ça veut dire que l’état d’une partie d’un pays ou d’une société va mélanger des façons de fonctionner extrêmement différentes donc dire simplement par exemple bon ben voilà en Italie on parle italien on sait lire l’italien y a l’écriture ça ne reflète qu’une partie de la société donc ça montre bien aussi que cette description elle est problématique ça cache des choses d’une certaine façon quand on commence à raisonner comme ça
Ainsi dans une société, les pratiques de l’écriture se surajoutent aux pratiques de l’oralité, sans jamais les supprimer, le mot écrit ne remplace pas la parole, pas plus que la parole ne remplace le geste. De même, les moyens numériques se sont surajoutés aux pratiques de l’oralité et de l’écriture. Il y aurait trois grands types de situations linguistiques :
- quand le langage a une forme purement orale ;
- quand le langage a à la fois une forme écrite et une forme orale (pour tous les locuteurs ou pour une partie d’entre eux) ;
- quand le langage n’a qu’une forme écrite, soit parce que la forme orale a disparu, soit parce qu’elle n’a jamais existé.
et alors l’autre chose qu’il faut dire c’est que jusqu’au dix neuvième siècle l’écriture l’usage de l’écriture a été restreint à une minorité soit pour des raisons techniques soit pour des raisons religieuses soit pour des raisons sociales mais en tous cas voilà
d’ailleurs ça existe toujours pas la suppression de l’analphabétisme je pense qu’y a aucun pays où y a pas encore des analphabètes donc voilà cette situation est une situation importante je l’ai décrite surtout parce que après je voudrai voir ce que ça fait si on compare avec la musique ça donne quoi ? qu’est ce que l’on peut tirer de cette comparaison
I bis. Les musiques et l’écriture
Je ne pense pas qu’il soit possible de définir combien il existe de musiques sur terre à la fin du XXe siècle. Le parallèle avec les langues est problématique car la musique n’est pas un langage. Mais le partage entre musique savante et musique populaire s’est parfois également appuyé sur l’existence d’une notation.
penser une musique savante sans notation est difficile pour nous alors qu’il y en a
il y a une musique indienne une musique indienne savante qui n’est pas sans notation d’ailleurs il y a une notation mais qui ne sert que dans la théorisation et la théorie elle ne sert pas à celui qui fait la musique directement elle ne sert pas à noter les moments de musique qui sont à réinventer à chaque fois qu’ils sont joués
Et jusqu’à très récemment les institutions occidentales sous-entendaient que la musique était la musique savante ou la « grande musique », qu’elle serait universelle. Il se trouve qu’elle est enseignée, effectivement, dans tous les pays dit développés. La Chine va développer un enseignement institutionnel pour la musique savante occidentale, dans une culture où elle était totalement absente. Elle privilégie le modèle russe, lui-même ici influencé par l’enseignement français. La visite de Isaac Stern en Chine au lendemain de la révolution culturelle (premier musicien occidental qui accepte l’invitation du gouvernement chinois) a donné lieu à un documentaire très intéressant[5]. Mais on peut constater que, de même que pour les langues, la part orale dans les pratiques musicales qui utilisent l’écriture ne peut être négligée. Ici aussi l’écriture se surajoute à la fois au son, mais aussi au geste.
y a plusieurs types de situations en musique quand la musique a une forme purement orale si je reprends ce que j’ai dit au premier chapitre quand la musique a une forme orale et une forme écrite et puis quand la musique a une forme purement écrite car la forme orale a disparu y a un ou deux exemples que je pourrais donner de musiques où il y a une forme purement écrite je vous en montrerai un exemple mais c’est quand même pour la musique rarissime
en tous cas c’est intéressant cette idée de forme orale qui a disparu parce que c’est le cas pour certaines musiques anciennes ou bien la forme orale a disparu puis a été réinventée et ce qui nous intéresse aussi c’est que tout ça peut permettre de préciser la part de l’oralité et de l’écriture dans la tradition écrite
II. Deux exemples d’inventions d’écritures
Le deuxième chapitre c’est donc simplement de vous parler de deux inventions de l’écriture pour vous montrer pourquoi on a inventé l’écriture quel était le sens
la première c’est peut-être de vous montrer que en Chine on a inventé une écriture idéographique et au départ 13 siècles avant notre ère donc c’est relativement vieux et c’est des traces qui sont uniquement des notations de divination c’est une époque où on prend un os de on prend une omoplate de je sais pas de ce que vous voulez de bœuf et puis on creuse à l’opposé un espace de trou on applique quelque chose de très chaud ça fait des craquelures et avec ça on va prédire l’avenir après ils le font avec des carapaces de tortue et là on retrouve plein de trucs bon y en a d’autres qui l’ont fait avec du marc de café mais prédire c’est une chose qui a comment dire énormément intéressé les chinois au point de leur faire inventer une écriture uniquement pour ça parce que ils se sont mis à vouloir étudier ce que cela donnait est-ce que cela allait bien se passer comme ils avaient prévu est-ce que je sais pas quoi et donc on a retrouvé des milliers de carapaces de tortue et à chaque fois une écriture qui permettait de préciser qu’est-ce qu’on avait prédit qui l’avait fait à quoi cela s’appliquait etc. et vraiment des signes qui ne sont pas là pour traduire une langue mais qui permettent de mémoriser des tirages au sort enfin non pas des tirages au sort des machins-trucs des prévisions de l’avenir et de pouvoir les fixer les mémoriser et donc de les étudier sur un grand nombre de cas et c’est à partir de ça seulement que pas avant le VIIème ou VIIIème siècle de notre ère cette fois-ci c’est à dire très très longtemps après qu’on aboutit à une écriture qui est intéressante parce que elle n’est pas liée forcément à la langue parlée donc l’écriture du chinois ce qui est intéressant à savoir c’est que vous pouvez parler des langues relativement différentes avec un vocabulaire différent avec des mots différents pourtant vous avez la même écriture et donc ça c’était un premier exemple d’écriture qui explique pourquoi on a inventé l’écriture c’était vraiment pour l’idée de mémoriser un très grand nombre de prédictions de pouvoir commencer presque à établir une science de la divination en fait
En Mésopotamie, datant probablement de la fin du IVe millénaire av. J.C., on retrouve 5500 tablettes d’argile comportant des signes graphiques. Elles sont de trois types : a) des listes de noms de villes, d’oiseaux, de poissons, de poteries… ; b) des documents à caractères gestionnaires ou comptables ; c) quelques tablettes « scolaires ». C’est un système normalisé et uniformisé de signes graphiques qui permet de conserver des informations.
donc ce qui est important dans l’écriture c’est ce système c’est des signes graphiques
et ça doit être un minimum normalisé et uniformisé c’est à dire que ça doit pouvoir être partagé par un nombre suffisamment grand de personnes pour que ça devienne une écriture et que ça commence à avoir du sens et à fonctionner
donc ça c’est juste pour vous montrer comment on a inventé l’écriture et les deux exemples d’écritures un peu plus en Mésopotamie c’est pas lié directement au fait de vouloir traduire le langage d’avoir une notation qui note les sons de la langue ça ça vient cela seulement petit à petit et postérieurement et on arrive à une notation de la langue qui va décider de noter plutôt que des idées ou des concepts ou des choses elle note
plutôt les sons que l’on produit plus ou moins
Notons que dans l’écriture alphabétique utilisée aujourd’hui pour le français, cette notation note les sons. Mais en regardant de plus près, on voit que le français a 18 consonnes et 14 ou 15 voyelles (il s’agit de ce qui est prononcé) traduites par 6 signes de voyelles et 20 signes de consonnes.
II bis. Quelques exemples d’inventions d’écritures musicales
Le plain-chant bouddhique japonais, le shomyo, reste très divers car chaque secte possède ses propres psalmodies et son propre système musical. Mais on situe au XIIe siècle les efforts pour construire un système théorique et une écriture qui comme dans le grégorien s’appuie principalement sur la notation de très nombreux types de mélismes à coté de chaque mot, avec un sens de lecture d’abord de haut en bas et de droite à gauche.
Figure 1 : Notation du « chant bouddhique japonais ».
Collection Unesco 15, La musique du Japon, disque IV, Bärenreiter-Musicaphon.
Le Nan-kouan ou style du Sud est l’une des très rares musiques anciennes a avoir survécu aux transformations de la culture chinoise (notamment lors de la révolution culturelle). Elle dispose d’un système de notation très complet où figurent en plus de la mélodie, la gamme, les mesures, les structures rythmiques avec des accélérations et des ralentissements très marqués, et les structures prosodiques.
Figure 2 : Nan-Kouan, Musique et chant courtois de la Chine du sud, Volume I, ocora Radio-France.
la révolution culturelle chinoise a presque éradiqué les musiques traditionnelles il y a eu une volonté politique forte qui a presque réussi mais pas complètement comme à chaque fois éradiquer c’est vraiment très dur mais ce qui s’est passé c’est que certains instruments et certaines traditions ont réussi à être conservées notamment il y a un autre type de notation avec le quxin
L’instrument des lettrés chinois, le quxin, est apparu semble-t-il il y a entre 3000 à 5000 ans suivant les sources. Mais le premier exemple de notation qui nous soit parvenu date du 7ème siècle après J.C. La notation ne dit pas directement quelles notes doivent être jouées. Mais c’est une tablature qui détaille l’accord de chaque corde, les doigtés, les types d’attaques et comprend une méthode et une description de comment jouer la pièce.
il a continué a être joué parce que c’est un instrument qui a un niveau sonore vraiment très faible ils ont pu continuer à jouer ça sans être dénoncés parce que les voisins entendaient pas mais il y a des traditions musicales même si vous fermez bien la porte c’est compliqué de jouer et que les gens autour n’entendent pas et maintenant je voulais vous montrer plutôt des notations récentes que anciennes parce que dans les années soixante dix
Figure 3 : photo du Polytope de Iannis Xenakis
je trouvais que ça donnait une idée des années soixante dix
vous allez avoir tout un ensemble de compositeurs
c’est pour ça que j’ai appelé ça l’œil et l’oreille qui vont travailler sur la notation et qui montrent aussi comme le rapport entre l’œil et l’oreille dans la musique va jouer et peut entraîner un certain nombre de choses donc là c’est juste un compositeur qui s’appelle Xenakis qui a une formation d’architecte et d’ingénieur et qui vient en France parce que il y a une guerre civile en Grèce et il se fait amocher le visage il se réfugie en France et il va développer il va d’abord travailler comme architecte chez Le Corbusier qui à l’époque est un architecte assez en vogue il va développer un certain nombre de choses mais son invention visuelle est largement aussi importante que son invention sonore et il se sert du visuel pour fabriquer du son
mais les formes qu’il va développer et qui lui plaisent énormément c’est quand il y a à la fois du sonore et du visuel et donc il va développer ce qu’il appelle des polytopes
il en fera un certain nombre et là vous en avez un qui a eu lieu dans un musée à Paris qui s’appelle le musée de Cluny et qui était fait avec des flashs et des rayons lasers
Figure 4 : photo du Polytope de Iannis Xenakis, rayons lasers
ce que vous voyez là c’est des rayons lasers qui sont renvoyés par des miroirs qui sont orientés avec des petits moteurs électriques et qui font des grands trajets de lumière et en même temps y a une musique et puis les gens écoutent la musique couchés par terre ce qui à l’époque est quand même
super cool ça c’est ce que ça donne c’est le début du laser donc il y a vraiment des très gros moyens techniques à son époque pour développer ça
là vous avez ses schémas
Figure 5 : Polytope de Iannis Xenakis
le rayon s’il part de là ça veut dire que chaque petit miroir doit être avec le bon angle pile au bon moment pour renvoyer le rayon et faire des formes donc c’est relativement le bordel là je vous présente rapidement un autre polytope qu’il a fait qui était bien avant c’était pour un musée à Montréal où vous avez des petits spots lumineux
Figure 6 : Iannis Xenakis, Polytope de Montreal, 1967.
donc là on voit pas bien parce que c’est en plein jour mais vous avez plein de spots lumineux de différentes couleurs qui s’allument c’est dans l’espace central du musée et là vous avez le plan
Figure 7 : Iannis Xenakis, Polytope de Montreal, 1967.
plein de câbles avec les spots et puis ça c’est autre plan qu’il a fait par dessus
Figure 8 : Iannis Xenakis, Polytope de Montreal, 1967.
donc c’est bien d’être architecte pour faire tout ça et là j’en arrive à une de ses partitions
Figure 9 : Metastasis de Iannis Xenakis.
C’est une des premières partitions de Xénakis qu’il a fait jouer par l’orchestre de la Radio en France qui s’appelle Metastasis et on voit bien le rapport >si j’ai fait toute cette présentation des polytopes avant c’est pour montrer le rapport de son inventivité avec le visuel
et c’est le premier qui va travailler avec des masses sonores
donc ça c’est comme ça qu’il compose c’est a dire il prend du papier millimétré et on voit bien qu’il visualise la musique c’est un truc qui marche que parce qu’on l’a sous les yeux
c’est assez simple vous avez ici les instruments que l’on voit pas bien ici c’est les instruments de l’orchestre qui sont indiqués un par un violon I violoncelle II là vous avez le temps qui se déroule et puis après vous avez les glissandi que font chacun des instruments dans le temps donné
c’est ce qu’il appelle des musiques de masse c’est un des musiciens où l’on voit bien que la part de l’oeil est assez importante dans la fabrication de la musique et là on a par l’exemple ses schémas pour le polytope de Montréal qu’on a regardé un peu avant
Figure 10 : Iannis Xenakis, Polytope , schéma écrit de la main de Xenakis.
si on lit un peu Rivières Stochastiques donc ça veut dire aléatoires Rivières régulières en jaune par exemple et puis les rivières vont s’entrecouper comme ça après tout scintille de jaune effervescent ensuite on a un passage immobile au rouge tout de suite après il y a un débordement du rouge sur une autre des nappes de câbles ensuite il y a un mouvement vaste rotatoire sur les deux enfin voilà on voit bien qu’il décrit visuellement ce qui va se passer au niveau visuel mais il transpose cette imagination en musique dans sa musique c’est bien l’idée de faire des nuages de sons des trucs qui d’un coup s’immobilisent ou se mettent à être effervescents c’est un mec qui a vraiment travaillé l’idée d’allier sciences et arts parce qu’il a inventé plein de trucs par exemple ce polytope de Montréal il le réalise à une époque où il n’y a pas d’ordinateur donc il est obligé d’inventer lui-même comment il va faire allumer tous ces spots pile au moment où il veut pour ça il va faire un grand panneau comme ça avec des cellules photo-électriques après il fabrique un film où il fait des petits trous et il projette ce film sur le panneau de cellules photo-électriques ce qui lui permet de contrôler ce qui s’allume et ce qui s’éteint je sais pas si vous voyez là le bazar il est quelle heure je suis trop lent là je me perd un peu
je vous montre un peu rapidement des notations de musique de l’époque
Figure 11 : Amis Logothetis.
ça par exemple c’est une œuvre d’un compositeur qui s’appelle Logothetis et c’est une œuvre pour un soliste et orchestre et en gros le soliste doit jouer ce qui est enfermé dans le labyrinthe et l’orchestre doit jouer le parcours du labyrinthe donc y a une entrée qui est là par exemple on rentre par là et on joue en suivant le labyrinthe et on doit jouer les sons tels qu’ils sont marqués et il développe une notation particulière par exemple ça c’est un si bécarre ça c’est un ré ça c’est un do
c’est tout des trucs que plus personne ne joue mais c’est intéressant parce que à toutes les époques plein de gens ont inventé plein de trucs qui ont été abandonnés et qui disparaissent des écrans de l’histoire
Figure 12 : Karlheinz Stockhausen, Spiral.
là on a une autre partition pour soliste et un poste à ondes courtes d’un compositeur qui s’appelle Stockhausen qui a inventé un fonctionnement où le premier événement est fait par le poste de radio et ensuite on va le varier en appliquant des plus et des moins à chacun des paramètres de la musique si on a un plus et qu’on l’applique à la hauteur ça veut dire qu’on va reproduire l’événement un ton plus haut
Figure 13 : Karlheinz Stockhausen, projet pour l’auditorium d’Osaka.
Stockhausen a eu la chance d’avoir le pavillon allemand à l’exposition universelle d’Osaka et le pavillon allemand c’est lui qui l’a dessiné c’est un auditorium comme ça où on rentrait par là avec un escalator à l’époque ça faisait très moderne le public s’installait ici là c’était le soliste ils écoutaient l’œuvre et après ils repartaient en sachant qu’il avait mis des haut-parleurs ici là là là là par-là tout autour le public était sur une grille et le son venait aussi bien du dessus que du dessous il y avait 50 haut-parleurs distribués dans l’espace qui distribuaient le son du soliste et tout ce qui se passait avec les ondes courtes
Figure 14 : György Ligeti, Articulation.
là vous avez un autre exemple d’une œuvre de Ligeti qui s’appelle Articulation
quand les compositeurs ont commencé à faire de la musique avec des magnétophones et des sons enregistrés tout d’un coup il n’y a pas besoin de notation le compositeur se retrouve dans la position de l’artiste plasticien qui fabrique son œuvre et quand elle est terminée il n’y a pas besoin d’interprètes pour la jouer pourtant certains ont comme fait des partitions uniquement pour écouter
là on voit qu’une partition peut permettre aussi de discriminer de guider l’écoute parce qu’on se met à individualiser des choses que sinon on entend globalement
là vous avez un exemple qui permet d’écouter et de préciser son écoute
et pour finir une série de partitions de la même époque
on arrive à un cas limite avec ça
Figure 15 : Sylvano Bussotti, Piano piece 4 for David Tudor.
Bussotti a fait un dessin en 1949 et il a décidé 10 ans après que ça allait être une pièce pour piano
et donc il a mis des indications pour qu’on puisse lire ce dessin avec un piano
et j’en ai mise une dernière pour montrer que la notation traditionnelle quand elle est sur-utilisée de façon complexe devient presque quelque chose de nouveau
Figure 16 : Sylvano Bussotti, Piano piece 5 for David Tudor.
ça c’était pour montrer que le rapport entre l’œil et l’oreille est un rapport important à construire mais pas seulement dans une notation qui existe déjà
ça peut être important de connaître un nombre important de notations parce que ça permet de construire un rapport entre l’œil et l’oreille plus souple plus intelligent plus varié
et ça permet de faire inventer des notations et ainsi de mieux construire son rapport à l’écrit
III. L’œil et l’oreille et la mémorisation (a)
Ainsi dès le départ, écrire ce n’est pas seulement enregistrer la parole, c’est aussi se donner le moyen d’en découper et d’en abstraire les éléments, de raisonner d’une manière proprement graphique. L’écriture transforme des processus temporels en processus spatiaux.
L’enregistrement de musiques traditionnelles dans de nombreux pays, n’a pas empêché les ethnomusicologues de retranscrire certaines musiques pour l’analyser. Mais l’introduction du magnétophone a permis à Jack Goody de réviser certaines conclusions. En effet, publiée sous forme de textes écrits, la récitation d’un mythe empêche de s’apercevoir de la créativité et de l’existence de diverses manières de comprendre le monde qui peuvent être en contradiction les unes avec les autres, ce que permet plus facilement l’enregistrement de versions différentes de la récitation d’un mythe. Jack Goody attire l’attention sur « la façon dont l’écriture a modifié la mémorisation orale. La pratique d’apprendre des choses « par cœur » semble être une caractéristique des cultures de l’écrit, où les phrases peuvent être lues et relues sans variations, où l’on peut apprendre à réciter la Bible de manière différente du mythe du Bagré, avec ses changements constants[6]. »
on apprend pas par cœur tant qu’il n’y a pas d’écriture
ce qu’il me semble intéressant c’est que chacun peut réinventer la part d’écriture et d’oralité qu’il veut employer pour faire quelque chose souvent on n’arrive pas à avoir suffisamment de recul sur la part d’oralité et d’écriture qu’on utilise quand on travaille quelque soit ce que l’on a à faire
mais notamment quand on fait une musique vous voyez que c’est assez différent
ce qui change en tous cas entre fixer quelque chose et le mémoriser avec un magnétophone ça va être différent de le noter pour le visualiser mais maintenant avec les ordinateurs on peut faire les deux on a à la fois la possibilité d’enregistrer et on peut avoir un logiciel qui vous montre un certain type de visualisation et vous pouvez travailler sur les deux aspects mais on peut choisir chaque fois qu’on va faire quelque chose comment on va mélanger oralité et écriture si je prends un exemple tout bête c’est la liste
faire des listes c’est une des choses qu’étudie Jack Goody dans son bouquin
qu’est-ce que permet une liste qu’on ne peut pas avoir si elle n’est pas écrite
ce qui va changer c’est je ne sais pas si vous aller faire des courses au supermarché
vous écrivez un truc puis après vous y repensez puis vous écrivez une autre chose puis vous allez vérifier dans le frigo puis vous allez barrer quelque chose parce que finalement y restait du lait
alors que vous l’avez pas trouvé tout de suite
et une fois au supermarché vous allez pouvoir rayer au fur et à mesure si c’est dans votre cady ou pas enfin bref c’est pour montrer comment un support graphique comme la liste vous permet de travailler autrement que si vous aviez mémorisé votre liste
parce que vous pouvez aussi la mémoriser votre liste
vous avez le choix entre les deux mais il faut savoir que vous obtiendrez pas exactement la même chose en faisant l’une ou l’autre possibilité
on n’est pas encore ni dans la musique ni dans l’enseignement mais c’est ça qui est intéressant
de vraiment réfléchir cette part d’oralité et d’écriture quand on enseigne
et quand on pratique la musique et je vous donne juste un petit exemple en littérature
y a un écrivain un poète David Antin qui est aussi critique d’art qui a enseigné longtemps à l’Université de Californie San Diego dans le domaine de l’art contemporain et qui va décider à un moment donné au lieu d’écrire des poèmes de faire des poèmes parlés c’est-à-dire il va s’apercevoir en écoutant une conférence qu’il a faite que ça fait une poésie qu’il trouve plus intéressante que quand il écrivait de la poésie et donc il va développer tout un savoir faire et quand il va faire une conférence il enregistre avec un magnétophone à cassette qu’il pose devant lui
il prépare dans sa tête uniquement oralement il essaie d’accumuler
dans sa tête ce qu’il va dire pendant la conférence puis ensuite il appuie sur le bouton il fait une conférence parce qu’il veut qu’il y ait le public avec le public il parle pas pareil il raisonne pas pareil il réagit pas pareil même si le public parle peu ou pose pas de question >il a l’impression qu’il est dans une attitude qui n’est pas la même et puis après il va prendre l’enregistrement et il va essayer d’en donner une traduction graphique en utilisant pas de ponctuation en groupant pas les mots pareil et puis il a son poème
donc là ce que je trouve intéressant un poète réinvente ses moyens son utilisation de l’oralité et de l’écriture pour fabriquer de la poésie pour dire que chacun peut réinventer sa part d’oralité et d’écriture quand il fait quelque chose
L’art de mémoire qui s’est développé durant l’antiquité permettait de mémoriser au mot près des livres complets. La bibliothèque est alors un lieu exceptionnel et rare. Chaque personne doit mémoriser des lieux qu’il connaît parfaitement, puis elle inscrit des images ou des idées les unes à la suite des autres le long, par exemple, d’une rue. Sa mémoire dépend du nombre de lieux qu’il a mémorisé. Dans l’ouvrage intitulé Plutosophia (le sous-titre indique « on expose l’Art de la Mémoire et autres choses notables ayant trait tant à la mémoire naturelle qu’à l’artificielle ») de Frère Filopo Gesualdo Minor parut en 1592 à Padoue, l’auteur indique que Pierre de Ravenne s’est formé cent dix mille lieux, alors que Cicéron ne se contente que de cent. Mais Pétrarque n’est pas de l’avis de Cicéron[7].
III bis. L’œil et l’oreille et la mémorisation (b)
L’enregistrement n’a en rien supprimé l’utilisation de l’écriture, car elle ne sert pas seulement à mémoriser mais aussi à visualiser. Un exemple : en Jazz on utilise maintenant une écriture pour les thèmes et les grilles harmoniques (que de nombreux musiciens de Jazz n’ont pas utilisé eux-mêmes), mais la référence se construit à partir de l’enregistrement de tel thème, à une date précise, par des musiciens précis. En musique classique, la référence pour une œuvre reste sa notation et non pas l’enregistrement qu’en aurait fait un interprète, voir le compositeur lui-même (Debussy, Prokofiev, Bartók…).
Comme nous l’avons déjà signalé, à l’enregistrement de musiques traditionnelles succède parfois une transcription des ethnomusicologues qui désirent utiliser les mêmes outils d’analyse développés pour les musiques savantes.
Il est frappant de constater que Xenakis, compose ses premières œuvres en utilisant ses compétences « visuelles » d’architecte (exemple de Métastasis, et Diatope de Montréal). Dans ses compositions et dans la musique en général, il fera la différence entre des structures en-temps et des structures hors-temps. Ainsi un mode est d’abord une structure hors-temps, sur lequel on peut travailler grâce à un moyen visuel avant de le réintégrer en-temps au moment même de la composition ou de l’exécution.
Les rythmes non rétrogradables d’Olivier Messiaen ne sont perceptibles que par la vue de leur écriture. Il faut pourtant se méfier de conclusions parfois hâtives : jusqu’à la découverte et l’étude des polyphonies pygmées, on avait supposé que c’était l’écriture qui avait permis le développement en occident de la musique polyphonique ; cela semble être un élément possible mais qui n’était pas indispensable.
IV. L’école
en fait elle est inventée à cause de l’écriture d’une certaine façon ça veut pas dire qu’il n’y a pas d’enseignement avant l’écriture ou qu’il n’y a pas d’enseignement qui peut être même très élaboré dans les sociétés où il n’y a pas d’écriture mais en tous cas l’école telle qu’on la voit elle s’est vraiment construite sur l’apprentissage de la lecture et de l’écriture
et que la plupart des outils que l’on peut associer que ce soit les ardoises les tableaux maintenant l’ordinateur ou des manuels tout ça on a vraiment l’impression que l’écriture a fabriqué une institution qu’est l’école avec un nouveau corps qui est les profs et puis un double des profs qui sont les élèves
y a quasiment pas d’exemple de sociétés où l’apprentissage de l’écriture se déroule au sein de la famille je crois qu’il existe une je sais plus où
en tous cas l’écriture fabrique l’école et est liée intrinsèquement à l’école ça c’est une chose importante à penser pour penser ce qu’est l’école sur quoi elle s’est construite même si on veut la faire évoluer
Mais souvent, l’usage de l’écriture est restreint à un groupe déterminé. Nombreux sont les premiers systèmes d’écriture dans lesquels les moyens de communications sont aux mains des prêtres ; dans d’autres l’aspect séculier est plus marqué. Si les textes eux-mêmes ne se transmettent qu’entre lettrés, le contenu de certains textes est communiqué par les lettrés aux non-lettrés. Par exemple dans le théâtre élisabéthain on se servait d’un texte écrit pour s’adresser à un public qui, dans l’Angleterre de l’époque, n’avait pas et ne pouvait pas avoir accès à l’écrit, au livre. De façon identique, le sermon explique un texte écrit à une assemblée de fidèles qui peuvent n’être pas capables de lire par eux-mêmes les saintes Écritures (et ils n’ont pas reçu l’enseignement « oral » qui leur permettrait d’interpréter correctement ces Écritures). Le maître expose, l’auditoire répond ou enregistre sans pour autant être nécessairement lettré. C’est ce genre de situation que certains groupes de prêtres, de mandarins ou de scribes souhaitent perpétuer, même après que les développements de l’enseignement aient rendu techniquement inutile et socialement dommageable un tel privilège.
et en même temps l’écriture a pu être un moyen d’émancipation sociale et intellectuelle incroyable
comme à chaque fois que l’on invente un outil si on compare l’outil internet avec l’outil écriture
à chaque fois on peut avoir deux aspects positif et négatif et c’est important de les situer
et de les analyser l’écriture en tous cas a une impact social très fort pour fabriquer des statuts des dominations ou des révolutions dans les sociétés
L’apprentissage des langues dans le cadre de l’école a souvent engendré un certain nombre de problèmes. En voici deux exemples. Ce premier passage est extrait d’un entretien mené en 2000 entre Hans-Georg Gadamer et Hans Ulrich Obricht.
Tout dialogue débute par la première question que l’on pose. Je pars de l’idée que, si l’on veut comprendre ce qu’est la parole, il faut que l’on comprenne que c’est le fait de répondre ou de questionner. Il convient d’en saisir l’importance, puisque longtemps l’enseignement des langues étrangères était conçu dans l’unique perspective de la lecture. Dans l’apprentissage des langues, nous devons donner la première place au dialogue, et non au texte. Si nous voulons vivre démocratiquement en Europe je prône l’usage de trois langues vivantes… Lorsqu’on dialogue avec quelqu’un, on est toujours dans un mouvement[8].
je prends de nouveau un exemple dans la littérature je vous le présente rapidement
c’est une écrivaine d’origine hongroise qui va venir en France quand elle a genre 25 ans
qui s’appelle Katlin Molnar elle apprend le français en Hongrie donc elle apprend le français à l’école et quand elle arrive en France elle est complètement décalée quoi
elle parle très bien genre Molière mais pour parler le français le décalage est vraiment très grand
et du coup ça va lui poser plein de questions sur le décalage entre le français qu’elle parle elle et le français qu’elle entend et en s’apercevant qu’ il y a probablement plein de français parlés et donc elle a écrit plusieurs bouquins là-dessus mais je vous passe juste un petit texte très court qu’elle a écrit pour rendre compte de ça voilà
Parce que dans la langue, il y a l’écrit sans la parole, épui yalaparol sanlékri, épui donk, le français éjénial! pourça (bonne chose dans toute mauvaise chose il y a) car on peut séparer mais on peuôssi mélanjé, épuidonk, pour atténuer le coté fumeux, ai aussi utilisé des langages qui, à mon sens sont joyeusement pas fumeux, méalor pa!fumeudutout, abaalorla! laputin! Cela vous consolera-t-il ? Je n’en sais rien mais le souhaite (comme les bonnes choses que souhaitait mon papa à moi).
donc là vous voyez elle a mélangé plusieurs attitudes il y a plusieurs états d’abord comme écrit puis ensuite les sons ensuite « bonne chose dans toute mauvaise chose il y a » ça c’est du hongrois si on parle hongrois et que l’on traduit mot à mot faudra le mettre dans cet ordre là et ensuite quand elle arrive à abaarlola ! laputin! C’est une tentative de rendre par écrit le parlé courant dans le livre qu’elle développe à la suite de ça elle va faire exprès de traduire une interview de Ligeti qui est un compositeur hongrois qui parle en français dans l’interview et elle va rendre par écrit son accent comment il parle français avec son accent hongrois mais il utilise des constructions de phrases hongroises de même elle va traduire plein de passages du film La haine de Mathieu Kassovitz en essayant de rendre graphiquement ce que ça donne voilà elle essaye de rendre la variété de la langue et ce rapport qu’il y a sans arrêt entre l’écrit et l’oral quand on fait ça
IV bis. Musique et enseignement
L’écriture de la musique a entrainé des modifications dans l’enseignement de la musique. S’il est très difficile de retracer cette évolution, le premier traité qui a un succès retentissant est celui de Guido d’Arezzo au XIe siècle :
Prologue : Comme mes dispositions naturelles et l’exemple des gens de bien me rendaient plein de zèle pour l’intérêt commun, je choisis, parmi d’autres possibilités, d’enseigner la musique aux enfants. Au bout du compte, la grâce divine advint et certains d’entre eux, s’étant entraînés, grâce à l’emploi de notre notation, à imiter le monocorde, chantaient en moins d’un mois des chants qu’ils n’avaient ni vus ni entendus, à première lecture, avec une telle sûreté que cela offrait un spectacle extraordinaire pour bien des gens. Et pourtant, celui qui n’en peut faire autant, je ne sais de quel front il ose se prétendre musicien ou chanteur. C’est pourquoi j’éprouvai une grande peine à l’égard de nos chantres qui, même s’ils persévèrent cent ans dans l’étude du chant, ne sont pas capables pour autant d’exécuter d’eux-mêmes la moindre antienne qui soit ; toujours studieux, comme dit l’Apôtre, ils ne parviennent jamais à la connaissance de la vérité[9].
Ce succès (dû probablement à sa grande efficacité) entraîne l’adoption de la solmisation puis de ce que l’on appelle le solfège, c’est à dire associer à une hauteur et à sa redondance dans n’importe quelle octave, une syllabe. Ainsi on associe signe graphique, hauteur et syllabe. Certains systèmes ajouteront même une association avec un geste dans l’espace.
La notation va se perfectionner et se standardiser. Elle permet de transmettre l’ensemble des informations nécessaires à la production d’une musique inventée par une personne qui n’est pas là ou qui est morte. Pourtant à regarder de près, un ensemble très important de consignes, savoir-faire, conceptions esthétiques, choix d’interprétation, continue à se transmettre de façon uniquement orale et parfois de façon tout à fait implicite, en s’appuyant seulement sur l’imitation et l’imprégnation.
Cela va entrainer une division de plus en plus marquée entre deux types de musiciens, le compositeur et l’interprète (que longtemps on appellera exécutant), celui qui invente la musique et celui qui la joue. Au XXe siècle Ravel et Stravinsky s’exprimeront très nettement tous les deux pour avoir des interprètes qui restent au plus près de ce qu’ils ont écrit ; ceci sous-entendant qu’ils restaient encore des interprètes faisant des choix qui s’éloignaient de la notation (il suffit d’écouter Scriabine jouant ses propres compositions pour le constater). L’enseignement au XXe siècle va rapidement se centrer sur la formation d’interprètes, le parcours vers la composition étant repoussé à la fin des études pour un petit nombre d’entre eux.
De plus l’enseignement du solfège qui se fait en groupe, est essentiellement basé sur des procédures de l’oralité. L’enseignement instrumental lui s’organise avec comme tâche principale la lecture de pièces musicales, chaque enseignant étant le garant de comment jouer ces pièces, s’appuyant alors uniquement sur une tradition orale.
Si l’on rentre dans le détail de ce que veut dire « lire la musique », on peut associer une grande variétés de compétences. Ainsi à l’époque baroque, on demande à un maitre de chapelle pour le recruter de déchiffrer au clavecin ou à l’orgue des partitions à quatre, cinq ou six voix. Mais elles ne sont pas notées les unes au dessus des autres, mais l’une après l’autre in extenso. Un chef d’orchestre doit pouvoir lire de très nombreuses voix avec des instruments « transpositeurs ». Une fois éduqué, il peut être très gêné si la partie de cor est écrite en ut. Un instrumentiste qui s’habitue à lire les partitions dans une clé donnée, se trouve déstabilisé s’il doit lire dans une autre clé, même s’il la solfie parfaitement. Ainsi un pianiste ou un claveciniste aura du mal à jouer sur la partition originale des pièces de clavecin de Couperin, car celui-ci utilise une grande variété de clés aux deux mains. C’est surtout l’École française du XIXe siècle, avec le Conservatoire de Paris, qui décidera de former des musiciens capable de lire à vue très facilement, alors que cette qualité pouvait être relativement exceptionnelle dans d’autres pays. Il suffisait de déchiffrer lentement avant une répétition pour apprendre la partition. Les instrumentistes qui veulent transposer une partition (un pianiste dont le chanteur demande pour plus de confort ce jour-là de jouer un ton plus bas, un trompettiste qui passe de la trompette en ut à celle en si b) doivent travailler spécifiquement pour développer cette compétence.
L’un des problèmes majeurs est la grande diversité des pratiques musicales et des musiques existantes. Comment former des musiciens qui pourront choisir les types de musiques qu’ils voudront jouer ? Certains préconisent de partager les conservatoires avec un grand département pour les musiques où l’on doit savoir lire, et un autre pour les musiques où l’on doit savoir jouer d’oreille et « improviser ». Je ne suis pas sûr que ce grand partage soit très bénéfique. Mais surtout, toute la musique savante occidentale gagnerait à réintroduire dans son enseignement les capacités d’improvisation qui ont caractérisé tous les musiciens dits classiques pendant plusieurs siècles.
Donner à tous les élèves les moyens de lire, écrire, improviser, inventer, manipuler de la musique dans un premier cycle, me semble préférable, avant qu’ils ne décident par eux-mêmes de développer plus ou moins certaines compétences et certaines pratiques musicales qui leurs sont chères.
1. Voir Michel Malherbe, Les langages de l’humanité, Paris : Robert Laffont Bouquins, 1990.
2. Jean-Pierre Minaudier, Poésie du gérontif, Paris : Le Tripode, 2017.
3. Voir Jack Goody, La raison graphique, Paris : Les éditions de minuit, 1979.
4. Jean-Pierre Minaudier, op. cit.
5. Voir Murray Lerner (dir. et prod.), Walter Scheuer (prod.), De Mao à Mozart, Issac Stern en Chine [film], Harmony Film (dist.), 1981.
6. Jack Goody, Mythe, rite & oralité, chapitre 9, « Ecriture et mémoire orale, l’importance du « lecto-oral » », Nancy : Presses Universitaires de Nancy, 2014, p. 161 (trad. Claire Maniez).
7. Jacques Roubaud, L’invention du fils de Leoprepes, poésie et mémoire, Saulxures : Editions Circé, 1993, voir p. 13.
8. Ulrich Obrist, Conversations, Vol. 1, Paris : Manuella Editions, 2008, p. 275-276.
9. Gui Arezzo, Micrologus, Paris : Cité de la Musique, 1996 (trad. Marie-Noêl Colette et Jean-Christophe Jolivet).