Drastique ou plastique ?
Les liens avec « Musik und Graphik » de Stockhausen, 1959
David Gutkin
Traduction de Jean-Charles François
English Reference
Introduction : Capturer le temps
Quelques éléments sur le contexte historique
« Noir et Blanc ? » – Concert et Five Piano Pieces for David Tudor
Action et Dessiner
Matériel cinétique – Transición II et Zyklus
Conclusion : dialectique de la réification
Introduction : Capturer le temps
Il est curieux de constater que Earle Brown, John Cage et Morton Feldman invoquent, tous les trois, la photographie ou l’appareil de photo dans leurs exposés sur les notations musicales non conventionnelles, qu’ils ont commencées à développer dans les années 1950. En commentant son œuvre emblématique December 52 – une partition qui consiste en trente-et-un segments de lignes verticales et horizontales disposés sur une seule page – Brown nous rappelle que son idée de départ était de créer une boîte avec des pièces se déplaçant grâce à des moteurs dans une configuration à trois dimensions qui serait disposée devant le ou les interprète(s). Ce projet n’ayant pu être réalisé, la partition éventuelle de Brown était, selon ses propres mots, « comme la photographie d’une situation particulière des relations de ces divers éléments horizontaux et verticaux » . Plutôt que de comparer la notation à une photographie, Cage, dans sa conférence sur « La musique expérimentale » (« Experimental Music »), parle d’une technique de notation de son invention – « une moyenne géométrique » – en la comparant à un appareil photo : « le compositeur ressemble à quelqu’un qui fabriquerait un appareil photo permettant à quelqu’un d’autre de prendre une photo ». Cage compare de nouveau la partition à un appareil de photo et l’interprète à un photographe, dans une conférence plus tardive, intitulée « La composition comme processus » (« Composition as Process »), cette fois en référence à une des premières partitions graphiques de Morton Feldman, Intersection 3 :
La fonction de l’interprète dans le cas de l’Intersection 3 est celle d’un photographe qui s’étant procuré un appareil photo l’utilise pour prendre des photos. La composition permet un nombre infini de celles-ci, et, n’étant pas construite mécaniquement, elle ne va pas s’épuiser. Elle ne peut souffrir que si elle n’est plus utilisée ou si elle a été perdue.
Beaucoup plus tard, Feldman est revenu sur l’analogie entre l’appareil photo et l’interprète dans ses partitions graphiques du début de sa carrière. Voici ce qu’il dit, en parlant avec Cole Gagne en 1980 de l’interprétation de ses propres pièces en notation graphique :
J’ai constaté des choses auxquelles je ne m’attendais pas. Par exemple, j’ai trouvé que ma notation qui sortait le plus des sentiers battus suscitait plus la répétition de clichés historiques que mes pièces écrites en notation précise. La notation précise, c’est mon écriture personnelle. Ma notation imprécise était une sorte d’appareil de photo se déplaçant au hasard en capturant des images très familières comme un miroir historique.
Quelles que soient les autres significations qu’on peut tirer de ces analogies entre la notation et la photographie, je pense qu’elles évoquent l’idée que la notation, comme la photographie, est marquée par un ensemble complexe d’intersections avec le déroulement du temps.
Roland Barthes propose dans son livre célèbre, La chambre claire. Note sur la photographie, l’idée que la photographie s’inscrit dans une condition temporelle schizophrène. La « folie » de la photographie est ce « ce-qui-s’est-passé » rendu présent ici et maintenant. Répétant un trope communément utilisé, la photographie pour Barthes est par conséquent imprégnée d’un aspect mortifère, tandis que la sonorité dans sa présence temporelle semble presque vivante. Mais dans ses rêveries sur la musique – qui d’habitude concernent la musique occidentale écrite sur partition – jamais il ne considère l’idée que ce répertoire puisse dépendre, comme le fait la photographie, d’une disjonction complexe dans le temps et dans l’espace. Ce sont plutôt les corps, la vitalité et la présence temporelle qui constituent les éléments proéminents de sa poétique musicale. Mais les musiques qui sont nécessairement entrelacées avec la médiation de leur notation peuvent aussi inspirer des réflexions sur l’aliénation et la mort puisqu’elles semblent mener, comme la photographie, une double vie temporelle. Theodor Adorno écrit que « l’immortalisation de la musique à travers l’écrit présente un aspect mortel : ce qu’elle contient de manière immédiate devient aussitôt impossible à retrouver » et en tant que telle « toute pratique musicale est une recherche du temps perdu ». Je ne voudrais pourtant pas mettre uniquement l’accent sur l’élément du temps aliéné dans la notation, et je préfère plutôt observer simplement que l’inscription de la musique a un rapport au temps qui se manifeste de multiples façons. En interprétant les propos des compositeurs cités ci-dessus, seules quelques conceptions temporelles de la notation, parmi d’autres possibles, peuvent être mises en évidence.
Lorsque Cage parle d’une « moyenne géométrique » qui devient effectivement un « appareil photo » offert à l’interprète, il transforme la partition en une technologie d’un temps futur purement potentiel et variable. La liaison profonde entre la notation et l’idée de potentiel, ou de possibilité, est en fait une idée vieille de plusieurs siècles. Dorit Tanay a fait valoir que, alors que la notation occidentale avait été jusque là un moyen de fixer ce qui avait déjà été déterminé par les pratiques performatives, les théories émergentes sur la notation rythmique pendant le quatorzième siècle avec Ars Nova, notamment celles de Johannes de Muris, ont « inversé » cet ordre séquentiel. Avec « les possibilités logiques prenant le pas sur la documentation de données empiriques », un glissement conceptuel a été inauguré dans lequel la notation rythmique est devenue un moyen de réaliser l’idée du haut Moyen-Âge, basée sur la théologie, de « possibilités infinies ».
Je ne souhaite pas approfondir davantage le lien – certes hypothétique – entre l’idée chez Cage de la partition-appareil photo et la théorie de la musique du quatorzième siècle ; mais il convient néanmoins de constater que la façon dont Feldman caractérise sa notation graphique comme un « appareil photo se déplaçant au hasard en capturant des images très familières semblables à un miroir historique » peut néanmoins être considérée comme une conception de la temporalité notationnelle qui va à rebours de ce lien. La notation ne peut pas être purement au service de la potentialité future, car elle préserve toujours un aspect du temps historique. Dans sa spécificité historique, une partition inscrite pendant une tranche de temps porte en elle-même les contingences éventuelles liées à ses pratiques et ses valeurs, à la fois contemporaines et antécédentes. Même si Feldman accuse les interprètes de produire des clichés historiques pendant qu’ils jouent ses partitions graphiques, son propos suggère peut-être que la notation elle-même, et parfois en dépit d’elle-même, tourne en partie son regard vers le passé.
Finalement, l’analogie que Brown fait entre la partition de December 52 et la photographie d’un processus temporel en marche, représente une tentative pour concevoir la notation comme l’intégration phénoménale du temps et de l’espace. En considérant la possibilité d’une boîte imaginaire en mouvement qui établit une étrange médiation entre pensée et partition musicale, Brown pose implicitement une question fondamentale et qui est seulement en apparence naïve : comment est-il possible de représenter et de réaliser un processus temporel par le biais d’une notation musicale ? Cette question est au centre de mon exposé sur les partitions de Cage, Sylvano Bussotti, Mauricio Kagel et Karlheinz Stockhausen, elle se pose tout au long de cet article.
Brown aborde ce type de question – dans le cadre du contexte particulier de l’ intérêt dans l’Amérique d’après-guerre pour l’« indétermination » – en construisant deux approches non traditionnelles de la notation. La première, il l’a conçue comme « une approche conceptuellement "mobile" d’éléments graphiques fixes » dans laquelle la réalisation par les musiciens d’inscriptions symboliques ambiguës anime le temps latent de la page à travers des processus qui sont bien différents de ceux qui sont à l’œuvre dans la lecture et l’interprétation de la notation soi-disant conventionnelle. Les caractéristiques temporelles uniques de ce que Brown appelle « des stimuli graphiques intentionnellement ambigus » par comparaison avec la notation conventionnelle, ne peuvent pas être examinées sans considérer la notation en relation avec d’autres phénomènes d’inscription : par exemple, l’écriture et le dessin. La question de la temporalité dans la notation est elle-même liée au problème du rapport entre la signification et l’inscription graphique, ou pour le dire autrement, et comme je vais le proposer plus loin, la signification graphique a comme substrat fondamental la temporalité.
Si Brown tente avec la partition « conceptuellement ‘mobile’ » de faciliter la production de processus temporels indéterminés par des inscriptions « statiques », avec sa seconde approche, la partition « physiquement mobile » – une partition qui tourne littéralement sur elle-même et qui est manipulée de diverses façons – il construit la partition elle-même en un objet cinétique indéterminé, mettant en avant son existence à la fois spatiale et temporelle. Que la notation ne puisse pas être abordée comme un concept abstrait mais qu’elle doive être pensée à travers sa manifestation matérielle spécifique – la « partition » – n’est pas seulement un point théorique important, comme je vais le démontrer, mais, de plus, relève historiquement du statut conceptuel de la notation des partitions dans le contexte de l’après-guerre.
Mais il y a quelque chose d’étrange dans l’histoire des partitions graphiques d’après-guerre : plus les notations expérimentales étaient conçues pour faciliter des prestations musicales non répétables et éphémères, plus elles se mettaient à correspondre au temps apparemment réifié attribué aux photographies et aux dessins. Avec le développement des partitions non conventionnelles par les compositeurs américains et, peu de temps après, par les compositeurs européens dans les années 1950, un nouveau paradigme a été inauguré autour du pictural, de la spatialité et peut-être en fin de compte, d’une espèce raréfiée de fétichisme marchand. Les partitions ont semblé devenir des objets dont la finalité n’était qu’elles-mêmes. Il est vrai qu’au début du vingt-et-unième siècle, il est de plus en plus fréquent de voir des partitions musicales exposées dans des galeries et dans les musées, une tendance qui semble dater de la fin des années 1950. En 1958, Cage a réalisé une exposition de partitions – mises en vente – à la Stable Gallery à New York, suivie en 1959 d’une exposition de partitions par Roman Haubenstock-Ramati au festival de musique de Donaueschingen.
La même année Stockhausen a donné une série de cinq conférences au Festival de Darmstadt sous le titre « Musik und Graphik » qui avait comme thème récurrent, l’autonomisation croissante de la partition elle-même en tant qu’objet d’art. Même si Stockhausen a insisté sur la « spatialisation » croissante des graphiques « autonomes », il a aussi noté l’attention de plus en plus grande des compositeurs pour les propriétés performatives spécifiquement éphémères et indéterminées promulguées par les partitions non conventionnelles. Cet article est basé sur une sélection d’éléments tirés des conférences de Stockhausen et de partitions spécifiques qui y figurent de Cage, Bussotti, Kagel et Stockhausen lui-même. Ce faisant, je me propose d’explorer les questions évoquées ci-dessus de manière un peu elliptique, liées à la notation et aux partitions – c’est-à-dire, les aspects liés à la signification, à la matérialité, avec la temporalité comme lien thématique – toujours en gravitant implicitement autour de l’antinomie apparente entre réification et performativité.
Mon analyse des partitions tirées des conférences de « Musik und Graphik » se développe souvent à partir des questions soulevées par Stockhausen au cours de ses conférences, et cela accentue le caractère historique de cet article, en espérant que cela soit justifié par le fait que ces conférences particulièrement intéressantes n’ont pratiquement pas été examinées par les chercheurs. (Je me suis servi des enregistrements des conférences qui sont aux archives de Darmstadt et aussi de l’adaptation que Stockhausen a publiée de sa première conférence). Dans « ‘Noir et Blanc?’ », j’examine les aspects visuels de la partie de piano du Concert for Piano and Orchestra de Cage et, avec plus de détail, les Five Piano Pieces for David Tudor de Bussotti. Cette analyse sert de point de départ pour aborder des questions théoriques sur la notation dans la section « Action et Dessin ». Dans « Matériel cinétique » je me tourne vers les possibilités de manipulation physique des partitions en examinant Transición II de Mauricio Kagel et Zyklus de Stockhausen. Finalement, je conclus en recontextualisant la dialectique réifié/performatif qui hante l’histoire.
Quelques éléments sur le contexte historique
Feldman a été l’un des premiers compositeurs dans la période d’après-guerre à employer de manière radicale des formes de notation non conventionnelle, en commençant par sa première pièce « graphique » – littéralement dessinée sur du papier millimétré – Projection 1 pour violoncelle solo qui date de décembre 1950. L’histoire qu’il n’a pas cessé de raconter sur les origines de Projection 1 concerne un dîner au domicile de John Cage où Feldman a commencé à dessiner sur du papier millimétré pendant que John Cage finissait de préparer un plat de riz sauvage : « Et ce que j’ai griffonné était des dessins sur une page de papier millimétré – et ce qui émergea consistait dans des catégories d’aigu, de moyen et de grave. C’était une écriture complètement automatique. Je n’en avais jamais parlé avant cela, vous savez, je n’en avais jamais discuté ». Deux ans après Projection 1 de Feldman, Brown a commencé à utiliser extensivement de nouvelles formes de notation qui vont plus tard constituer la partition de Folio (1952/53), dans laquelle est inclus December 1952. Les collègues compositeurs de « l’Ecole de New York » (New York School), Christian Wolff et Cage ont suivi Feldman et Brown dans l’utilisation de notations non traditionnelles avec pour le premier des partitions basées sur des « repères » et pour le deuxième le Concert for Piano and Orchestra (1958) et d’autres partitions d’assemblages mobiles comme les Variations I (1958).
Les premières notations graphiques de Feldman ont été examinées en Europe par Pierre Boulez dès 1951, et Boulez les a probablement montrées à d’autres compositeurs européens ou les a discutées, bien que je n’aie pas pu trouver d’éléments qui documentent ce fait. Mais si Cage et Boulez ont correspondu de manière régulière au début des années 1950, un réel échange entre les avant-gardes américaines et européennes n’a pas eu lieu avant 1954. Cette année-là, Cage et le pianiste David Tudor ont fait leur première apparition en Allemagne, en jouant et donnant des conférences aux Donauschingen Musiktage et dans d’autres villes d’Allemagne. Sans nécessairement impliquer que cela en soit la cause directe, c’est pourtant dans les années qui ont suivi 1954 que plusieurs compositeurs européens ont commencé à développer des œuvres « ouvertes », les exemples les plus célèbres étant le Klavierstücke XI (1956) de Stockhausen, la Troisième sonate pour piano de Boulez (1956-7) et Mobile pour deux pianos de Henri Pousseur. Tout en défiant les propriétés unilinéaires de la notation traditionnelle, ces partitions européennes, contrairement à celles des compositeurs américains mentionnés ci-dessus, ont surtout continué à utiliser les signes de la notation conventionnelle.
Avec le retour de Cage et de Tudor à Darmstadt en 1958, l’intérêt émergent en Amérique pour « l’indétermination » [« indeterminacy »] et avec cela pour de nouvelles formes variées de notation, a trouvé une réception européenne plus large. Friedrich Cerha a rappelé que la conférence de Cage en 1959, « Lecture on Nothing » (Conférence sur le rien), avait été reçue de manière « explosive à ce moment-là à Darmstadt ». Des compositeurs un peu plus jeunes que Stockhausen et Boulez ont été particulièrement impressionnés par Cage, y compris trois compositeurs dont les partitions ont figuré dans les conférences de Stockhausen en 1959 : Kagel, Bussotti et Cornelius Cardew. Cerha continue pour dire que « le choc de Cage » et « l’efficacité de la personnalité dominante de Cage » se sont surtout « manifestés en 1959 ».
L’impact du Concert for Piano and Orchestra de Cage en termes de raffinement graphique, dont la première européenne a eu lieu en 1958, a été probablement un facteur important dans la décision de Stockhausen de se lancer dans ses conférences sur « Musik und Graphik ». Accompagnant le Concert de Cage, les partitions que Stockhausen a choisies ont été son propre Zyklus pour percussion solo – écrit pour le concours d’interprétation Kranichstein 1959, organisé chaque année – Transición II (1958-59) de Mauricio Kagel pour pianiste, percussionniste (jouant à l’intérieur du piano) et magnétophone, Two Books for Two Pianists (1959) et Piano Piece ’59 de Cardew, et finalement les Five Piano Pieces for David Tudor (1959) de Bussotti, faisant partie de l’œuvre de musique de chambre dramatique Pièces de Chair II. S’il est difficile de déterminer quels ont été les critères utilisés par Stockhausen dans la sélection de ces œuvres, il faut noter que, en 1959, il n’y avait pas encore beaucoup de partitions graphiques non conventionnelles à disposition – au moins en ce qui concerne les compositeurs européens. Le Concert, parce qu’il était l’œuvre graphique la plus ambitieuse de Cage, était un choix évident. Kagel avait travaillé avec Stockhausen sur la musique électronique à Cologne et il avait aussi aidé à diriger l’œuvre à trois orchestres de Stockhausen, Gruppen. Enfin, de 1957 à 1961, Cardew a été l’assistant de Stockhausen, aidant à la réalisation de pièces électroniques et de partitions.
L’histoire liée à la sélection des Five Pieces for David Tudor de Bussotti est un peu plus compliquée. En commentant la partition de Bussotti, Stockhausen a écrit au directeur du Festival de Darmstadt, Wolfgang Steinecke, la chose suivante : « Maintenant passons aux partitions. En ce qui concerne le Bussotti je peux seulement dire ceci sans avoir les instructions de jeu de la partition : j’ai rarement lu une partition avec autant de plaisir et d’amusement [Vergnügen] ». Initialement, Stockhausen avait voulu programmer l’œuvre de musique de chambre avec chanteur Pièces de Chair II (dont les Five Pieces for David Tudor font partie) dans un concert, mais, n’ayant pas réussi à le faire, il a écrit à Tudor :
Pourriez-vous jouer les nouvelles pièces de Bussotti ? Personne n’a voulu le faire, mais je les trouve bonnes et j’ai demandé à Steinecke de les inclure dans le programme. Il n’en est pas tout à fait sûr, ainsi j’ai décidé d’inclure quelques pièces pour piano de Bussotti – si vous acceptez de les jouer – dans une conférence-concert lors du dernier studio concert qui s’adresse seulement à ma classe de composition ; Bussotti sera là je l’espère.
Bussotti, plus tard, a dit que Steinecke avait sans doute «"peur de l’aspect quelque peu expérimental de certaines des pièces"». Cela a été peut-être le cas, mais il est aussi possible que Steinecke ait été inquiet de programmer l’œuvre de Bussotti à cause du texte homo-érotique des Pièces de Chair II. En effet, dans une lettre écrite plus tard à Tudor, Stockhausen a déclaré :
J’ai entendu que Bussotti ne sera pas programmé ni à Köln, ni à Darmstadt ; mais je voudrais, si vous les avez travaillées, inclure quelques pièces dans mes 5 conférences publiques. La difficulté concernant Bussotti a été le texte dans les deux endroits ; personne ne voulait les inclure dans le programme.
Voici l’ordre et le contenu des conférences :
Mercredi 26 août – MUSIK UND GRAPHIK I – Prémisses de composition
Jeudi 27 août – MUSIK UND GRAPHIK II – Commentaires sur les partitions nouvelles
Partitions : Zyklus – Stockhausen, Two Books of Study for Pianists – Cardew
Interprète : Christoph Caskel – percussion
Vendredi 28 août – MUSIK UND GRAPHIK III – Commentaire sur les nouvelles partitions
Partitions : Piano Piece 1959 – Cardew, Concert for Piano and Orchestra – Cage
Interprète : Cardew – piano
Samedi 29 août – MUSIK UND GRAPHIK IV – Commentaire sur les nouvelles partitions
Partitions : Five Pieces for David Tudor tirés de Pièces de Chair II, numéros 3 et 4 – Bussotti ; Transición II (page d’introduction à la partition) – Kagel
Interprètes : David Tudor – piano, Caskel – percussion, et Kagel – magnétophone.
Lundi 31 août – MUSIK UND GRAPHIK V – Commentaire sur les nouvelles partitions
Partition : Transición II – Kagel
Interprètes : les mêmes que ceux du 29 août
« Noir et Blanc ? » – Concert et Five Piano Pieces for David Tudor
La conférence inaugurale de Stockhausen, le 26 août 1959, a été adaptée dans son essai intitulé « Musik und Graphik » et publié dans une forme un peu modifiée dans les Darmstädter Beiträge l’année suivante. Selon ses propres paroles elle « contient tout ce qui va être expliqué dans les séminaires suivants ». Stockhausen commence par déclarer que le compositeur et l’interprète sont devenus de plus en plus autonomes l’un par rapport à l’autre, depuis l’avènement de la notation musicale. Parmi tous les arts, c’est selon lui seulement dans la peinture que la division entre l’auteur et l’interprète n’a pas encore été effectuée, bien qu’il voit ce phénomène remis en cause par l’importance croissante des fabricants et de la technologie reproductive en général. L’idée lumineuse de Stockhausen – une des plus intéressantes de son essai – est que le développement contemporain du compositeur en tant qu’illustrateur et de la partition en tant que tableau est le résultat naturel de la division des rôles de production à l’origine de la notation :
Le travail du compositeur est ainsi celui d’écrire. L’émancipation de la notation musicale de sa réalisation a étendu cela à un art graphique complexe et le développement est actuellement en plein essor. Ce n’est pas simplement par snobisme que depuis quelques années les amateurs de musique achètent des partitions pour les accrocher au mur en tant qu’art graphique ; que beaucoup de musiciens – même des compositeurs – disent (ou osent dire) de certaines partitions : ‘je ne comprends pas ce que cela veut dire, mais cela est d’une grande beauté’ ; ou bien qu’à New York, John Cage organise une exposition de partitions et les propose à la vente comme œuvres d’art graphique.
Stockhausen poursuit en considérant, entre autres, la signification de la notation qui code l’action plutôt que le son – ce qui note-t-il a existé depuis longtemps sous la forme de la tablature – la différence entre des codes transparents et l’autonomie picturale, la relation entre les partitions graphiques et les œuvres électroniques, l’utilité de la notation non-traditionnelle pour ceux qui sont musicalement illettrés, et tout au long du texte, la connexion entre entendre et voir.
Un thème qui revient constamment dans la conférence/essai d’introduction est la séparation croissante de l’image et du son. Stockhausen écrit que « l’émancipation du graphique par rapport à l’acoustique a atteint son degré extrême chez Cage et Bussotti. L’image [Bild] devient autonome ». La conception de Stockhausen de l’autonomie picturale tient au changement dans les pratiques de la notation dans lequel un code jusqu’ici presque transparent, relié implicitement à une certaine conception de la temporalité, devient visuellement et spatialement calcifié par l’accent mis sur sa plasticité graphique :
Le script notationnel [Notationsschrift] n’a pas de signification graphique en tant que tel [Eigen-Sinn : il s’agit d’un jeu de mot sur Eigensinn (obstination, entêtement) et eigen (propre, approprié) Sinn (signification, sens)]. Le musicien le comprend instantanément comme un symbolisme spatial pour représenter le passage du temps. Le caractère temporel des partitions notées n’est pourtant pas compris par les amateurs qui ne lisent pas la musique. En conséquence, il n’y aurait pas de sens à accrocher au mur une telle image et de la révéler à l’œil. Dès que le cours temporel de la musique est congelé dans une image pour faire en sorte que les connexions temporelles deviennent spatiales, pour faire en sorte que les évènements séquentiels, leur qualité, dans les relations structurelles soient transférées à une impression optique, la communication de la musique y gagne simultanément un attrait extra musical. L’expérience temporelle se transpose en une expérience spatiale.
En effet, les deux partitions du Concert for Piano de Cage – la partie de piano qui fait l’objet de l’analyse de Stockhausen – et les Five Piano Pieces for David Tudor de Bussotti sont visuellement étonnantes. La partie de piano du Concert de Cage consiste en une collection de quatre-vingt-quatre différents types de notation, ou, comme le dit Stockhausen lorsqu’il s’y réfère, « structures graphiques », qui sont, il ajoute, « toutes, notons au passage, inventées et innovatrices. » Concernant la diversité des notations, Tudor, d’après Stockhausen, aurait dit à Cage que « jusqu’à maintenant personne n’avait posé le problème d’unifier dans une seule composition les méthodes les plus diverses et contradictoires » allant du « chant grégorien jusqu’à Feldman ». Stockhausen lui-même continue en qualifiant la partition comme étant « un premier essai pour parvenir à la complexité la plus extrême des principes de la notation musicale. »
Les fragments discrets de ces structures sont distribués sur soixante-deux pages. (Pour toute réalisation, n’importe quel nombre de pages peut être sélectionné et ensuite arrangé dans n’importe quel ordre, avec ou sans l’addition des parties d’orchestre qui sont séparées). Pourtant, les quatre-vingt-quatre notations ne sont pas complètement indépendantes les unes des autres, mais plutôt des variations d’un nombre beaucoup plus restreint de tropes conceptuels et visuels. Des portées et des têtes de notes sont utilisées dans beaucoup de formes de notation, mais pas dans toutes, cependant ces représentations traditionnelles de séquences linéaires et de hauteurs spécifiées sont fréquemment complexifiées ou subverties. Les têtes de note sont souvent connectées de façons variées à l’aide d’un répertoire visuel qui inclut des lignes tracées à la règle, des configurations géométriques, des cercles imprécis et ce qui apparaît comme des stylisations comiques en formes d’amibes. Des lignes supplémentaires s’étendant bien au-dessus et au-dessous de la portée, visuellement suggestives mais totalement impossibles à déchiffrer à vue, sont en interaction avec un nombre de règles qui gouvernent la sélection par l’interprète de la clef et de la distribution des hauteurs. En plus, la partition inclut des notations qui se démarquent de la manipulation visuelle des portées et des têtes de note, y compris la notation « BB », une collection de points et de lignes, inscrites dans un rectangle, qui, comme dans les feuilles transparentes de Variations I de Cage, définissent des paramètres du son à travers les relations de distance entre les éléments graphiques (Exemple 1).
Exemple 1 : John Cage – Concert for Piano and Orchestra
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Bien que Cage clarifie la signification de toutes les structures notationnelles du Concert à travers un document qui explique les règles et les fonctions de chaque structure, il reste néanmoins intégré à l’œuvre un degré considérable d’ambiguïté d’interprétation. En tant que dispositif permettant l’indétermination de l’interprétation, cette ambiguïté consiste essentiellement en un jeu sur les relations vagues ou multiples qui peuvent exister entre une instruction spécifique pour interpréter une notation et l’image placée sur la partition. Mais il y a un niveau d’ambiguïté plus subtil qui, de même, a à voir avec l’aspect de ces structures graphiques. Si les notations de Cage utilisent des dérivations de signifiants conventionnels arbitraires – par exemple, les portées, les têtes de note – et en même temps des structures analogiques dans lesquelles la constitution graphique spécifique de certaines figures est significative (par exemple dans les relations de distance et de position), il semble qu’il y ait une dimension simultanée d’excès graphique. La force vitale des figures dessinées [vibrantly drawn figures] par Cage semblent pousser leur visualité ludique sur le devant de la scène. Elles communiquent une signification non articulée qui peut être comprise comme connotative, ou, comme Barthes le dit des peintures de pseudo-écriture gribouillée de Cy Twombly, comme une exploration du « champ allusif de l’écriture » (Exemple 2). Que signifie ce niveau « allusif » ou connotatif par rapport à la question de savoir comment ces figures déterminent ou stimulent le déroulement des sons dans le temps ? C’est cette qualité graphique qui a dû être une source d’inspiration pour Stockhausen lorsqu’il parle d’« autonomie » picturale, d’« émancipation » et de « sens autosuffisant » du graphique dans les partitions de Cage, pourtant, malgré cela, dans sa conférence sur le Concert, il trouve étrangement très peu à dire sur la stylisation elle-même. L’allusion principale que fait Stockhausen au caractère graphique [graphicality] proéminent des notations de Cage se trouve dans sa remarque où il fait observer que « dans cette œuvre le temps n’est pas composé, c’est seulement l’arrangement des marques inscrites sur le papier qui l’est.
Exemple 2 : John Cage – Concert for Piano and Orchestra
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Les tendances picturales de Cage soulèvent un question subsidiaire qui est de la même manière presque complètement omise dans l’exposé de Stockhausen sur la partition, et trop fréquemment dans les considérations sur l’œuvre de Cage en général : comment le plaidoyer de Cage en faveur de la production des « sons en eux-mêmes », dans leurs aspects non intentionnels, hors culture et hors histoire, peut-il être compris étant donné ses formes de notation clairement personnelles et stylisées, nulle part mieux mises en évidence que dans le Concert ? Bizarrement, alors que les ruminations sur la philosophie non intentionnelle de Cage constituent une portion considérable de la conférence de Stockhausen sur le Concert, il n’examine jamais de manière critique comment cela s’articule avec l’aspect des structures graphiques. Bien que Stockhausen exprime des réserves par rapport à la non intentionnalité de Cage en général – étant partisan plutôt d’une dialectique qui « apporterait le chaos de l’absence de médiation dans l’ordre issu de la médiation » – il accepte implicitement que les notations de Cage soient en cohérence avec un projet anti-subjectif. Cela est démontré le plus clairement du monde lorsque, en citant Tudor, Stockhausen fait part de la manière dont Cage, après avoir élaboré les structures notationnelles de base et leurs variations subséquentes par des méthodes basées sur le hasard, a trouvé qu’il pouvait maintenir le caractère indéterminé sans avoir à soumettre toutes les collections de lignes et de points à des opérations de hasard. Stockhausen dit :
La pensée et l’action de [Cage], ses actions sur le papier, les actions de sa main, n’ont jamais été aussi proches de l’indéterminé, des conditions de l’indéterminé.
De son côté, Tudor, qui apparemment aurait dit que les « structures graphiques existaient sur le papier comme si elles étaient des formations existant dans la nature », a élaboré une méthode pour utiliser les structures de Cage dans leur particularité précisément graphique, tout en supprimant largement leur potentiel d’être porteuses d’une signification picturale subjectivement connotative. En réalisant ces graphiques par un processus de mensuration des figures et en utilisant ces mesures en conjonction avec les stipulations de Cage de créer une version notée de manière conventionnelle – c’est-à-dire, en procédant au remplacement de la partition visuellement suggestive de Cage – Tudor a tiré du sens de la spécificité des graphismes tout en réprimant et rationalisant les éléments apparemment subjectifs de la notation.
Bussotti ne s’est pas beaucoup préoccupé de l’éventualité d’une contradiction entre la notation ayant un style personnel très marqué et l’idéal d’une anti-intentionnalité, car il avait déjà répudié cette dernière idée. Erik Ulman observe qu’en fait, tandis que Bussotti a été profondément influencé par les innovations notationnelles de Cage et par l’aspect de ses partitions, il s’est constamment méfié de la philosophie anti-subjective de Cage :
Aux mains de Bussotti, la notation indéterminée a largement été une tentative d’éviter la médiation de la ‘composition’, pour plutôt établir une communication passant directement de la personnalité du compositeur à l’interprète, et à travers lui au public : l’intention était fondamentalement magique et égocentrique.
Néanmoins, comme je vais le démontrer, avec ses Five Pieces for David Tudor, Bussotti s’est montré ouvert à des pratiques d’interprétation hautement individuelles et dans beaucoup de cas il a essayé de ne dicter aucun phénomène sonore spécifique. En effet, les Five Piano Pieces constituent dans une certaine mesure l’expérimentation la plus explicitement radicale dans le domaine de la notation depuis Folio and Four Systems (1952-1954) de Brown. Si Bussotti a dû faire face initialement à la censure de la scène musicale européenne à cause des aspects de politique sexuelle au cœur du choix de ses textes, l’audace visuelle de ses partitions purement instrumentales a aussi causé pas mal d’agitation à Darmstadt, encourant par exemple la critique quelque peu ironique du futur directeur de Darmstadt Ernst Thomas.
Dans les Pieces 1, 3 et 4 – ce sont les deux dernières qui ont été analysées par Stockhausen – Bussotti joue avec la tension conceptuelle émergente entre la notation comme code dont la signification tend à s’effacer et la notation comme présence graphiquement autonome, principalement à travers la manipulation du signifiant le plus conventionnel du temps musical : la portée. La Piece 1 présente trois systèmes, chacun commençant avec une portée standard qui ensuite explose dans des angularités chaotiques et, dans un cas, des gribouillis qui ressemblent à des tentacules lorsque les lignes individuelles se rebellent pour mettre fin à leur parallélisme (Exemple 3). Avec la désintégration des portées, ce qui apparaît d’abord comme des signifiants arbitraires – têtes de note qui peuvent être traduites de manière conventionnelle en hauteurs – deviennent de plus en plus ambigus et opaques. Des points et de minuscules cercles sont éparpillés traversés par des lignes et forment ainsi un jeu de joindre-les-points. Mais chaque système est tenu par le contrôle d’une indication de temps – 30″, 15″, et 45″ – placée respectivement à leur extrémité. En effet si la partition est une sorte de dessin au sujet de la notation, elle continue d’être conçue comme moyen de créer des sons dans le temps.
Exemple 3 : Pièce 1, Five Piano Pieces for David Tudor – Bussotti
Exemple 4 : Pièce 4, Five Pieces for David Tudor – Bussotti
Avec la Piece 4, Bussotti s’adresse à la dialectique entre code musical et autonomie picturale de manière encore plus évidente. A travers cinq portées, Bussotti étale une composition visuelle consistant en des lignes angulaires pointues accompagnées de formes courbes et rectangulaires bien empaquetées dans un motif à damier (Exemple 4). Sous le titre, Bussotti a écrit « disegno del 1949, adonioze pianistica : 27.3.1959 ». En fait, Bussotti qui a fait des études d’arts plastiques en même temps que de des études de composition, a pris simplement un dessin à l’encre qu’il avait fait dix ans plus tôt et il l’a superposé à un système de portées musicales. Ces cinq portées ne font pourtant pas que spécifier les hauteurs et les durées, mais aussi ces paramètres empruntés au vocabulaire du sérialisme élargi comme la séquence, le timbre et l’intensité, et aussi les techniques instrumentales variées – glissando, harmoniques, battuto muto. Alors que l’attribution des portées est plus ou moins spécifiée, la signification de l’image superposée est presque comique tant elle est peu claire. En étudiant l’image, Stockhausen décrit à la fois « un élément linéaire – les lignes à suivre » et « un élément plan – fait de petits espaces remplis de noir, situés entre les lignes d’intersection ». Mais quelles sont les unités ou les inscriptions de signification sémantique et comment entrent-elles en interactions avec les portées pour engendrer ou permettre une réalisation temporelle ? Tudor, d’après Stockhausen, a réduit les deux questions à leur substrat littéral :
Tudor s’est demandé : « Eh bien, quelle est la relation entre le noir et le blanc ? » Est-ce qu’on n’interprète que le noir, c’est-à-dire les lignes et les petits espaces ou aussi les espaces entourés de noirs ? Alors il faut pratiquement tout interpréter…. Ainsi on ne suit pas seulement les lignes, mais aussi ce que les lignes encerclent, en tant que figures.
Lorsque Tudor a posé cette question à Bussotti – « doit-on donc interpréter tout dans le graphique ? » – Bussotti a expliqué qu’il avait conçu l’image comme une sorte de gestalt totale :
Bussotti a répondu que tout d’abord il ne voulait pas permettre une interprétation partielle ou fragmentée [Ausschnittsinterpretation] dans laquelle on saisit un détail particulier, parce que, pour lui, ce qui était en question c’était la forme, la figure, donc la structure dans laquelle il y avait de nombreux éléments qui se répètent qu’il faudrait toujours interpréter d’une nouvelle manière. On rencontre bien des petites structurations [Strukturale] dans le détail de la figure, mais pris dans son ensemble elle [la figure] a un profil, une silhouette [Umriss] qui suggère une forme, une figure unifiée.
Bussotti avait apparemment imaginé l’exécution [performance] de sa pièce non pas dans les termes de la spécification d’une séquence linéaire ou d’une réalisation consistant en une série d’unités discrètes, mais plutôt comme une vue d’ensemble sonore qui, en quelque sorte, réassemblerait dans une temporalité la forme « unifiée », totale, de l’image dans sa présence statique.
Dans la troisième pièce, Bussotti continue de s’interroger sur ce qui relève de la codification et ce qui relève du pictural par l’emploi de la portée musicale et simultanément de sa subversion. La composition visuelle de Bussotti consiste en un rectangle formé par plus de cent lignes horizontales imparfaites. Parfois ces lignes s’entrecroisent, fusionnent, ou disparaissent (Exemple 5). Cette « portée » ressemble beaucoup à celle de Earle Brown dans November 1952, une comparaison que Tudor a évidemment remarquée lors d’une discussion avec Stockhausen, bien qu’il n’y ait nulle mention de la possibilité que Bussotti ait pu voir cette partition. Avec la partition de Brown, une méga-portée de quatre-vingt-huit lignes – le nombre de touches sur un piano – sert de cadre pour des têtes de note traditionnelles. Tandis que dans November l’abondance de lignes rend déjà peu claire ce que représentent les têtes de note, Bussotti se débarrasse complètement des symboles de la notation conventionnelle. A la place, il inscrit une collection clairsemée de formes dans les interlignes et à travers les lignes : des arcs qui mesurent de 2 à 7 cm [1 to 3 inches], des essaims de points minuscules, et, surtout entre les lignes, de petites grappes [clusters] de formes triangulaires et rectangulaires.
Exemple 5 : Pièce 3, Five Pieces for David Tudor – Bussotti
Stockhausen raconte que Bussotti a construit sa partition « sans se préoccuper d’applications musicales spécifiques ou de possibilités d’exécution, mais plutôt – lorsqu’il a dessiné la partition – à partir d’une conception assez inconsciente des symboles sonores [Klangzeichenvorstellung] ». Curieusement, tandis que la Piece 4 dans l’édition publiée n’est pas accompagnée d’instructions, Bussotti a apparemment fourni initialement, selon les mots de Stockhausen, « des règles supplémentaires pour l’exécution du graphique ». En fait, ces instructions, que Stockhausen a lues lors de sa conférence, apparaissent comme des dispositions assez générales concernant l’interprétation :
[Il y a] des lignes horizontales qui doivent représenter des fréquences jouées sur un piano s’inscrivant dans le temps. Le nombre de lignes est plus grand que le nombre de touches sur un piano (c’est-à-dire 88) et plus petit que le nombre de cordes sur un piano. La hauteur de chaque ligne indique la fréquence, la longueur sa durée dans le temps. Dans la dimension verticale de la notation [Aufzeichnung], donc de haut en bas, on lit le registre de soprano à basse ; dans la dimension horizontale, le temps d’exécution [Ausführung]. Le nombre de lignes n’est pas égal à tous les endroits. A travers cette irrégularité un élément de flexibilité est introduit dans les mensurations… Le cas échéant, beaucoup de lignes peuvent correspondre à la même fréquence.
D’après ces directions pour l’exécution de la pièce, Bussotti procède en général dans le cadre d’une représentation conventionnelle du sens spatial dans laquelle la dimension verticale représente les hauteurs et la dimension horizontale dicte les durées. Mais, comme dans la Piece 3, Bussotti fournit une série de règles qui ne peuvent en aucune façon réguler le caractère indiscipliné du matériau graphique.
Alors, que représentent les graphiques ? Qu’est-ce que l’interprète en fait ? Tudor se pose les mêmes questions que celles qu’il a posées au sujet de la Piece 4 : Est-ce que tout doit être interprété ? Le noir et le blanc ? Seulement le noir ? Seulement le blanc ? Toutes les lignes ? ». Comme Stockhausen le fait remarquer, Bussotti, par ses instructions indique que l’interprète n’a pas besoin d’utiliser tous les graphiques mais seulement ceux que son œil rencontre au moment de l’exécution. Bussotti a écrit que la « totalité des lignes de fréquence/temps est une représentation d’une présence silencieuse, seulement imaginaire, c’est-à-dire virtuelle, dessinée [la représentation] au travers de la page pendant la totalité de la pièce », et que la « totalité de ces lignes n’[est] qu’une entité sonore [Klanglichkeit] imaginée et non présente » qui n’est « matérialisée dans des évènements sonores, des formes, des suspensions musicales et des articulations qu’au moment où l’œil rencontre des figurations… » N’étant pas d’accord avec la conception de Bussotti, Tudor a déclaré que, après une étude détaillée de la partition, il avait décidé qu’en fait « toutes les lignes doivent être des sons ». En notant cet échange, Stockhausen explique la différence significative d’opinion entre Bussotti et Tudor concernant le sens de la partition. Alors que Bussotti comprenait les lignes dessinées comme des sons « imaginaires », qui ne devaient être activés qu’au moment expérientiel d’être « lus » et exécutés, Tudor concevait les figures graphiques comme nécessairement, selon Stockhausen, « la condensation de ce qu’on entend déjà effectivement ». Ou bien, comme l’exprime aussi Tudor : « La pièce est constituée par les lignes et les surfaces sur le papier ».
Ainsi, pour Tudor, le problème était de savoir comment réaliser toutes les subtilités de l’image – les lignes qui devenaient plus épaisses ou plus minces – sur le piano. Dans sa prestation pendant la conférence de Stockhausen, Tudor utilise une collection de techniques hors du champ du jeu normal – des attaques percussives sur le corps du piano, glissando sur les cordes du piano. En même temps, Tudor continuait de croire dans les prémisses d’une exécution indéterminée, et à cette fin, apparemment, il a enfilé des gants. Il est intéressant de noter que la partition de Bussotti a suscité pas mal d’anxiété même parmi ses partisans comme Stockhausen lui-même. A un moment pendant le séminaire, après que Tudor ait joué, un membre du public lui a demandé de répéter sa prestation pour voir s’il pouvait la répéter de la même manière. Stockhausen a interdit à Tudor de le faire et il a conseillé au membre du public de conduire cette expérimentation en privé.
Action et Dessiner
Dans une critique des partitions graphiques radicales, le futur directeur de Darmstadt Ernst Thomas mentionne le désaccord entre Bussotti et Tudor concernant le sens de la Pièce 3 en se demandant : « Où est l’autorité compétente ici ?! » Comme s’il avait anticipé cette question, Bussotti a écrit dans un de ses mouvements de sa Pièce de Chair II, dans laquelle est incorporé les Five Piano Pieces, « Keinerlei Verantwortung » (« aucune responsabilité »). En effet, avec ses notations de cette période, Bussotti semble poser des questions fondamentales, sans pourtant y répondre complètement : Comment une notation musicale peut-elle déterminer un processus temporel si elle ne représente pas une série spécifique de sons ou une séquence ? Est-ce toujours de la notation ? Quelle est la différence entre la notation musicale et un dessin de toute façon ?! Je ne suis pas capable de répondre de manière adéquate à ces questions, mais je voudrais les prendre en considération brièvement afin de proposer une interprétation qui justifie le potentiel performatif d’une surface picturale.
Dans un essai écrit à la fin de sa vie, « Sur quelques relations entre la musique et la peinture », Adorno nous dit que de la même façon que l’écriture (verbale ou musicale) « fixe le temporel », elle est « traduite en retour dans le temps à travers l’acte de la lire ». Avec la notation musicale, il semble que « lire » peut aussi devenir musicalement « exécuter, jouer ». Mais lorsqu’on est confronté avec l’ambiguïté et l’opacité picturale des partitions mentionnées plus haut de Cage et surtout de Bussotti, « lire » est devenu un verbe inadéquat, même si c’est par analogie qu’il est utilisé. De plus, si elle est « lue » ou bien si elle est soumise à un autre processus, une inscription verbale ou notationnelle ne « fixe » pas en soi le temporel ; quelque chose doit être signifié ou au moins stimulé pour que cela « arrive » effectivement. En comparant le langage écrit et la notation musicale, Adorno fait la proposition plutôt traditionnelle que dans les deux cas, même si cela se fait de manières très différentes, il s’agit de représenter des sons. Il déclare que « l’analogie entre l’écriture musicale et l’écriture verbale » est basée sur leurs relations au « niveau du matériau acoustique ». Alors que la position de Saussure à ce sujet, que l’écriture constitue un système de méta-signes subordonné à l’image sonore de la parole, a été longuement interrogée dans les domaines de la linguistique et de la philosophie, l’idée que la notation musicale représente des sons continue à procéder du sens commun. Mais, comme l’indique Bussotti, lorsqu’il parle de ses Five Piano Pieces, la représentation du son n’est ni une simple propriété des partitions musicales, ni même une nécessité.
En effet, dans sa conférence d’introduction, Stockhausen fait référence à l’émergence récente de ce qu’il appelle « Aktionsschrift » – une notation qui prescrit ou représente une action corporelle plus qu’un résultat sonore :
Les signes d’action [Aktionsschrift] se sont développées au cours de ce siècle – des précédents plus anciens peuvent être trouvés dans la tablature ou ‘notation de doigté’ : la notation qui décrit le son est remplacée par des inscriptions qui indiquent au musicien comment produire le son. Il semble qu’il n’y a plus de raison à déterminer le son jusqu’au moindre détail, si cela va surcharger l’interprétation. Plus la réalisation du texte est imprécise, plus grande est la contradiction entre le texte et ce que l’auditeur entend. La musique n’est plus écrite exclusivement comme un phénomène sonore. / Ce développement tend vers une esquisse (dessin, plan, configuration) – une inscription que l’interprète transforme en une idée de la musique plutôt qu’une inscription de régulation. Dans leur utilisation, les signes/caractères ne décrivent pas les phénomènes sonores eux-mêmes, mais plutôt la direction que l’interprète peut prendre. Cette notation, qui contient des signes pour des occurrences formelles aussi bien que pour des processus formels, n’est plus confinée à des ondes sonores définies, mais permet l’utilisation à plaisir d’instruments et de techniques de jeu, à condition qu’ils soient en accord avec les critères relationnels et différenciés qui ont été définis.
Par exemple, dans une des notations du Concert, Cage représente une vue aérienne d’un piano. En suivant les signes écrits sur cette image, il est demandé à l’interprète de donner des coups sur le cadre du piano à divers endroits (Exemple 6). Avec Transición II, Kagel rend la corrélation entre l’action corporelle et la notation de manière plus explicite que ne le fait Cage, en montrant des images représentant le corps même du musicien. L’action corporelle est représentée à travers une iconographie notationnelle qui inclut des dessins stylisés des mains, donnant instruction à l’interprète d’utiliser soit le bout des doigts, la paume fermée, la paume ouverte, le bord de la main ou le poing. De plus, Kagel emploie des symboles non mimétiques pour indiquer l’utilisation de l’avant-bras (sans la main) et l’avant-bras (avec, en plus, la paume ou le bord de la main). Finalement, des flèches directionnelles représentent le mouvement que l’interprète doit faire en enfonçant et en relâchant les touches du piano avec le poignet et le coude.
Exemple 6 : John Cage – Concert for Piano and Orchestre
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Mais ne faut-il pas appréhender toute notation musicale – pas seulement celle de certaines partitions d’avant-garde ou celle des tablatures –comme prescription d’actions plutôt, ou au moins autant, que comme codification des sons ? Même si la notation ne représente pas toujours les mouvements physiques en tant que tels de manière mimétique ou analogique, les inscriptions graphiques significatives dans le domaine culturel ne sont uniquement opérationnelles que comme impératifs à faire des actes. Les surfaces d’inscription régissent des actions non seulement dans la réalisation d’une partition, mais aussi dans la lecture du langage écrit – à haute voix ou silencieusement – et en « lisant » silencieusement une partition. (En effet l’activité mentale est une action, et elle est évidemment fondamentalement physique). Bien qu’il y ait probablement des différences qualitatives entre ces actions en tant que telles et les expériences qu’elles suscitent, tout montre que le substrat de la signifiance de la surface d’inscription est la manière avec laquelle il organise le temps perceptuel et productif, d’où l’idée d’un temps actionnel.
Mais si des formes variées d’écriture et de notation peuvent être considérées comme prescrivant une série d’actions physiques et mentales dans le temps à travers des règles culturellement déterminées, comment cette conception peut-elle s’appliquer à une partition comme la Piece 3 de Bussotti qui ressemble à un dessin ? En fait, il existe une vieille idée que la signification dans la peinture et le monde des images est d’une façon ou d’une autre atemporelle. Dans son traité sur les arts multiples, le Paragone, Leonardo da Vinci écrit que la peinture est supérieure à la poésie (prise comme forme parlée) et à la musique parce que dans la peinture tout est perçu instantanément. Et comme nous l’avons noté auparavant, en commentant la notation graphique de Cage dans le Piano Concert, Stockhausen déclare que « ici aucun déroulement temporel n’est composé ». Le propos de Da Vinci est sûrement hyperbolique : même si les éléments de la peinture sont présents dans une simultanéité, clairement il faut prendre du temps pour les examiner. Stockhausen semble assimiler la signification linéaire d’unités discrètes – quelque chose comme l’aspect syntagmatique du langage – avec le temps lui-même. Mais peut-être le niveau le plus fondamental de toute signification de la surface d’inscription est constitué simplement par un engagement avec l’économie temporelle en général. En d’autres termes, la surface d’inscription facilite une série d’actions, que le processus de la vision soit stipulé de façon linéaire ou successive ou bien qu’il permette d’être interprété assez librement, comme c’est le cas lorsqu’on a devant soi une image.
Bussotti lui-même a semblé considérer ses notations picturales dans les Five Piano Pieces comme une chose qui stimule des actions, qui n’est reliée activement au son empirique que dans la conjugaison du présent – le « maintenant » de l’exécution. Dans cette perspective, la Piece 3, par exemple, peut être comprise comme une nouvelle forme d’action-notation. Elle représente moins les sons, elle prescrit (ou effectue) plutôt des actions qui vont produire des sons. Néanmoins, à cause de l’ambiguïté extrême de la notation, Bussotti n’influence les actions que de manière indéterminée. Dans la version publiée de la partition, les seules directions que Bussotti nous donne se lisent comme suit :
Les indications musicales [Aufzeichnungen] réalisent un continuum entre la notation connue et celle qui est inconnue : signes/dessins [disegno/Zeichnung]. Dans un cas [La Pièce pour piano 4], un dessin autonome réalisé par l’auteur dix années auparavant est adapté pour piano. De tels signes/dessins devraient permettre aux mains du pianiste de produire une multiplicité d’évènements sonores.
Cependant, Bussotti a aussi inclus dans l’édition publiée un curieux commentaire : « L’expression dans le titre "For David Tudor", n’est pas une dédicace, mais plutôt une indication instrumentale ». Si Bussotti fait preuve ici (de manière caractéristique) de beaucoup d’humour, il est aussi en train de manière inattendue de qualifier conceptuellement l’indétermination extrême. Pour Bussotti, une personne historique concrète devient la solution à l’ambiguïté sécrétée par la notation et, par là, le corps et l’esprit de Tudor deviennent le lieu idéal de l’action, se substituant à l’absence d’instructions guidant l’exécution. En plaçant Tudor « dans » la partition, Bussotti trouve un moyen bizarre de proposer que les actions d’un corps constituent la clé d’une notation qui s’apparente à une image.
L’aspect pictural de non linéarité et l’ambiguïté de sens des inscriptions de Bussotti sont en étroite relation. S’il y a une tendance historique à privilégier les signes linéairement discrets et disjoints comme matérialisation de la temporalité dans l’écriture, cette tendance s’accompagne d’une distinction traditionnelle entre « lire » et « regarder », entre ce qui est codé et ce qui ne l’est pas. Sur le concept du langage écrit et d’opacité visuelle, l’égyptologue Jan Assmann écrit :
Non seulement un signe doit prendre une forme physique pour se manifester, mais cette forme physique… doit aussi être diminuée dans son importance ; c’est-à-dire, elle doit être sémantiquement neutralisée. La participation de l’aspect matériel du signe n’est jamais catégoriquement sans signifiance mais toujours plus ou moins co-signifiante de manière latente.
En plus, Assmann observe que le « regard qui lit » ne peut pas « voir ce qu’il y a derrière » la matérialité si la forme est trop élaborée : « ‘Lire’ devient ‘regarder’ ». Dans les Five Piano Pieces de Bussotti ou le Concert de Cage, le regard menace toujours de submerger la lecture. Mais en face de telles partitions subliminales, la distinction de Assmann est trop proche de la binarité pour être utile. De la même façon que les artistes et musiciens du vingtième siècle ont tenté de compliquer l’idée d’une distinction naturelle entre l’art et le non art, Bussotti et d’autres compositeurs de notations non traditionnelles ont semblé suggérer qu’il n’y a pas de distinction absolue et immédiate entre les diverses formes d’inscriptions signifiantes. Lire et regarder ne peuvent pas être complètement séparés. Dans certaines des notations de la Pièce de Chair II, Bussotti intercale non seulement des figures graphiquement élaborées dans sa notation musicale, mais aussi des fragments multi-alphabétiques du langage écrit. Pris dans leur ensemble, ces signes et figures forment une composition picturale, comme si Bussotti suggérait que toutes les inscriptions sont pénétrées de la résistance sémantique d’un dessin. Si, comme Derrida dans sa jeunesse l’a soutenu de manière controversée, il y a toujours dans la parole une écriture qui dérange par sa présence, une arch-écriture, peut-être en plus y a-t-il toujours dans l’écriture une sorte de dessin. Le dessin, en tant que trace iconique, apparaît à la fois comme la nécessité et le surplus d’une pure signification illusoire, comme le niveau graphique qui ne peut jamais arriver à réaliser une pure coïncidence avec la signification. En interprétant, au sein de l’approche temporelle de la signification « économie/action » que j’ai esquissée, l’élément du regard, même lorsqu’on est en train de lire le signe apparemment le plus transparent, enregistre la trace de la non identité du graphique et du sémantique comme un décalage mince comme une feuille de papier dans le temps du décodage. C’est cet aspect, au moins présent de manière minimale, du dessin déjà inclus dans l’écriture et la notation qui rend possible les cas limites (comme ceux des partitions de Bussotti) qui semblent à la fois se présenter comme des dessins et des notations.
L’obstination graphique contrarie la transparence (déjà illusoire) de l’inscription et dérange le flux temporel régulier des signifiants. Mais en créant des partitions sémantiquement peu claires ressemblant à des images ou des tableaux, il semble que Bussotti et Cage ne souhaitent pas geler le temps mais au contraire cherchent à faciliter une temporalité plus dynamique – une notation d’action qui ne permet pas de prévoir clairement les évènements à venir. Si les notations dans les Five Piano Pieces et le Concert sont comme des images ou tableaux, s’ils invitent à regarder, cela ne les empêche pas d’être des incitations à l’action et au processus temporel. C’est simplement parce que ces inscriptions, surtout dans la partition de Bussotti, suscitent des actions – par l’œil, par les mains – à travers une relation au format spatial relativement non linéaire et avec une signification qui reste indéterminée. Paradoxalement, en raison de la semblance d’autonomie picturale, de telles partitions sont tout ce qu’on veut sauf autonomes. Si tant est que celles-ci soient véritablement des notations musicales, l’opacité accentuée des inscriptions et le manque relatif d’autorité signifiante rend indispensable leur exécution.
Matériel cinétique – Transición II et Zyklus
Stockhausen dans ses conférences, en plus de la sélection de partitions dont les conventions de la signification notationnelle sont bousculées par les propriétés graphiques présentées sur une seule page, a choisi des partitions dans lesquelles les pages sont elles-mêmes souvent assujetties à divers principes non traditionnels concernant leur ordre et d’autres manipulations physiques. En jouant avec le caractère manipulable et tactile des partitions, Cage, Kagel et Stockhausen ont tous les trois attiré l’attention sur la nécessaire corporalité physique de la notation tout en soulignant les dimensions temporelles de cette matérialité. La signification – ou, d’après le schème général que j’ai proposé, l’organisation temporelle de l’action – n’est pas seulement déterminée par des inscriptions, mais aussi par les surfaces sur lesquelles s’inscrivent les signes et les usages auxquelles elles sont soumises.
Lorsque Stockhausen dit que dans le Concert de Cage « le temps n’est pas composé » il ne parle pas seulement de la disjonction perceptible entre « l’arrangement des signes écrits » et la structuration du temps, mais aussi de la liberté donnée à l’interprète de sélectionner n’importe quel nombre de pages et de les arranger dans un ordre correspondant à son désir. :
La partition entière, soit les 62 pages, est adaptable comme un réservoir de matériel accumulé. En tant que réservoir, un réservoir de matériau véritablement d’une ampleur sans égal, allant du minimum, qui implique que rien n’est utilisé, au maximum, où toute la partition est interprétée, tout ceci pouvant être réalisé simultanément et en succession. On ne peut prescrire une utilisation plus radicale du matériau.
L’idée de Stockhausen que le Concert ne comporte pas de temporalité « composée » ressemble quelque peu à ce que déclare Bussotti quand il dit que sa Piece 3 ne représente pas des sons « réels » mais plutôt des sons « virtuels » et « qui n’existent que dans l’imagination ». Ne pas composer le temps et ne pas représenter des sons dans leur réalité sont deux façons d’invoquer les partitions en question comme des potentialités qui n’ont qu’un lien minime avec l’intentionnalité d’un auteur. Mais, contrairement au temps réel du processus perceptuel que Bussotti propose pour sa partition, le pianiste de la partition de Cage réalise un degré significatif de potentialité avant de se mettre à l’exécuter, même s’il ou elle ne va pas aussi loin que Tudor dans la préparation d’une version re-notée, et se contente simplement de réarranger l’ordre des pages avant l’exécution.
Dans Transición, Kagel joue avec la potentialité à la fois en demandant à l’interprète de déterminer l’ordre des pages avant l’exécution de la pièce comme chez Cage, et, ce qui est plus frappant, en utilisant la dimension matérielle cinétique de la partition elle-même – c’est à dire à même le papier – qui au moment de l’exécution va déterminer les contours du dessin. Kagel ne fait pas qu’attirer l’attention sur les actions à réaliser sur les instruments pendant l’exécution, comme nous l’avons fait remarquer ci-dessus, mais sur la partition elle-même, soulignant son existence matérielle et tactile, comme élément structurel de l’organisation temporelle. Comme dans le Concert de Cage, la partition de Transición consiste en une série de grandes pages volantes et écrites sur une seule face. Mais alors que le Concert comporte une logique matérielle/temporelle très ouverte, dans Transición, Kagel met en place un système complexe qui comprend des choix et des régulations. A l’intérieur de spécifications de jeu remarquablement volumineuses, qui elles-mêmes s’étendent sur quatorze pages, Kagel explique que chaque page de la partition est un membre d’une structure A, B ou C, et ensuite il fournit une série élaborée de règles stipulant pour l’interprète la manière de combiner ces structures, complétée par une série additionnelle d’exceptions aux règles.
Les notations de Kagel sont gravées en caractères d’imprimerie plutôt que dessinées à la main, employant des figures empruntées à la notation conventionnelle – modifications de portées, têtes de note, clefs – aussi bien que des notations qui ressemblent à celles de Cage : des collections éparpillées de points à l’intérieur de boîtes pour indiquer des densités approximatives d’attaques et/ou de hauteurs. Ce qu’il y a de plus intéressant chez Kagel, je pense, c’est sa façon de présenter des configurations d’espaces circulaires et rectangulaires avec des inscriptions en marge de la périphérie. Après la dernière page de la partition, il y a six pages de figures circulaires avec des combinaisons de points, de zigzags et autres formes de figures, et aussi des figures rectangulaires remplies d’autres signes empruntés à la notation traditionnelle (Exemple 7). Ces formes doivent être découpées et insérées dans le corps principal de la partition comme c’est spécifié par un nombre qui lie la forme avec un cercle vide ou un rectangle vide dans la partition. Les cercles doivent être fixées à la partition en plaçant des épingles ou punaises dans la croix placée en leur centre. Les rectangles, qui ont des onglets attachés, doivent être insérés dans des fentes découpées dans la partition. Cela permet aux cercles de faire des rotations et pour les rectangles d’être glissés ou « transférés » horizontalement. En manipulant la position de ces formes avant et pendant l’exécution, l’interprète permet à un grand nombre de relations graphiques de se manifester entre les inscriptions inclues dans les formes mobiles avec celles fixées dans la partition.
Exemple 7 : Mauricio Kagel : Transición II für Klavier, Schlagzeug und 2 Tonbänder Copyright © With kind permission by Universal Edition A.G., Wien/UE 13809
Kagel a exposé les grandes lignes théoriques de ces techniques dans un article contemporain de la pièce, « Traduction – Rotation », écrit entre novembre 1958 et décembre 1959 et publié dans Die Reihe. Cet essai qui laisse le lecteur un peu perplexe, qui se lit souvent comme une parodie d’un traité de géométrie, indique clairement que, pour Kagel, l’émergence des « graphiques musicaux » rend possible une dynamisation des techniques quasi sérielles à travers des actions performatives réalisées en temps réel. Pour le dire autrement, la conception essentiellement sérielle d’identité et de dérivation rationnelle des paramètres musicaux – hauteur, durée, timbre, intensités – est intégrée dans un schème d’interprétation « actif » par la manipulation physique de la partition : « Les formes qui permettent des interprétations multiples requièrent une multiplicité (une multivalence) de supports matériels ; une ambiguïté de forme ne pourra être réalisée sans la présence d’une ambiguïté directement correspondante dans la constitution du support matériel ».
Au cours des années 1950, Stockhausen a constamment soutenu que les compositeurs devaient employer des procédures sérielles non pas de manière arithmétique (comme dans le sérialisme intégral, par exemple, des Structures I de Boulez) mais de manière logarithmique pour prendre en compte les propriétés acoustiques du son comme point de départ, et non en utilisant des principes constructifs abstraits et en fin de compte arbitraires. En concevant la pensée sérielle « géométriquement », Kagel la force à engager le médium physique dans l’élaboration de son support graphique et matériel, et simultanément à engager l’interprète qui interagit sur et avec la matérialité de la partition.
Stockhausen, lui aussi, a exploré la spécificité matérielle de la partition en dérivant les caractéristiques physiques des pages de ses investigations sonores. Zyklus constitue un exercice dans lequel une analyse sonore initiale détermine l’organisation de l’activité corporelle telle qu’elle est présentée dans la structuration matérielle particulière de la partition. La pièce est écrite pour un percussionniste soliste, qui joue sur treize instruments de percussion. Chaque instrument est représenté par une simple icône en caractère d’imprimerie qui souvent ressemble vaguement à l’instrument qu’elle représente. Ces icônes sont éparpillées à travers les pages, qui, en combinaison avec un tableau préliminaire représentant la disposition des instruments, transforment la partition en une sorte de plan d’actions chorégraphiques. Cet élément de chorégraphie est renforcé par une rigueur temporelle prescrite. A la place d’indications symboliques conventionnelles de durées, une forme de notation approximative de l’espace-temps est utilisée en conjonction avec l’axe horizontal du temps – un alignement de rectangles à intervalles réguliers, qui s’inscrit à travers chaque page. Sur certaines pages, l’axe du temps est agrandi pour former des lignes de rectangles multiples, qui elles-mêmes forment un type de portée pour inscrire les évènements. Plus communément cependant, les actions sont notées à l’intérieur de rectangles ou triangles à bordures épaisses qui entourent chaque côté de la ligne de l’axe temporel. Occasionnellement l’interprète peut déterminer localement l’ordre d’évènements spécifiques, mais même quand c’est le cas la séquence dans son ensemble doit correspondre aux durées indiquées.
Le titre Zyklus (cycle), trouve son sens dans l’interaction entre cette notation régulée temporellement et les spécificités matérielles de la partition. Zyklus consiste en seize pages inscrites sur huit pages double face reliées par une spirale. La partition peut être jouée soit dans un sens soit dans l’autre (en la retournant), ce qui rappelle les partitions physiquement mobiles plus anciennes de Brown comme December 1952 ou de Feldman comme Intermission 6. Pour faciliter cette lecture bidirectionnelle, chaque occurrence d’une clef est accompagnée par la même clef renversée. En plus, les icônes désignant les instruments sont toutes symétriques si on les partage en deux, ainsi elles gardent leur forme basique quelle que soit la position de la partition. Dans les instructions de jeu de la partition, Stockhausen déclare que l’interprète peut commencer avec n’importe quelle page et procéder ensuite à jouer toutes les pages dans l’ordre en lisant de gauche à droite, et de s’arrêter lorsque la première page qui a été jouée est de nouveau atteinte. Si l’interprète va dans une direction, la notation va devenir de plus en plus indéterminée, et s’il va dans l’autre direction elle devient progressivement de plus en plus déterminée.
La logique qui gouverne cet arrangement matériel spécifique est liée aux expérimentations d’analyse du son que Stockhausen a faites, à partir desquelles il a pu développer des compositions basées sur les propriétés acoustiques de sonorités spécifiques. De manière théorique, les pages de Zyklus représentent l’inscription d’une seule sonorité complexe rallongée dans le temps. Conceptuellement, même si ce n’est peut-être pas le cas dans l’expérience auditive réelle, les diverses libertés octroyées à l’interprète ne devraient pas permettre une exécution complètement individuelle de la pièce, mais elles sont d’une façon ou d’une autre programmées pour recréer la source sonore originale. Zyklus est en fin de compte une tentative métaphysique pour coaguler ensemble concepts, supports matériels et actions dans le paradoxe d’une origine qui se renouvelle elle-même constamment.
Dans les deux cas, Transición et Zyklus, la temporalité est encodée non seulement dans le répertoire des inscriptions qui guide les actions de l’interprète mais dans les objets qui demandent eux-mêmes à être manipulés et déplacés dans le temps. A l’encontre du linguiste Roy Harris qui écrit que c’est « le critère cinétique… qui distingue la communication écrite de la communication gestuelle, comme elle distingue de la même façon toute forme d’art statique (par exemple la peinture) de toute forme d’art cinétique (par exemple le ballet) » et que la « forme écrite en tant que telle n’a pas de dimension cinétique », je soutiens que toute inscription, dans la mesure où elle se manifeste matériellement, est, à des degrés divers, un phénomène cinétique. Les éléments matériels se déplacent, ou sont déplacés, ou bien ne sont pas déplacés de différentes manières, et cela a à voir avec comment ils prennent sens dans le temps et à son sujet. Dans le cas d’actes signifiants qui passent par la médiation de formes spatiales, l’organisation temporelle, en tant qu’impératif de produire des actions, ne peut pas être proprement théorisée si elle est seulement considérée abstraitement comme un système de signes ou comme une conception imaginaire d’inscriptions. Ces formes ne promulguent des actions dans le temps – soit de manière déterminée soit potentiellement – que dans la mesure où elles existent, matériellement et temporellement. L’existence matérielle est vitale non seulement en tant que principe ontologique (abstrait en tant que tel) mais, comme cela est démontré dans les partitions étudiées ci-dessus, dans sa spécificité comme un facteur déterminant du temps actionnel.
Conclusion : dialectique de la réification
A travers mon exposé sur les partitions de Cage, Bussotti, Kagel et Stockhausen, j’ai essayé de démontrer que le postulat de la présence de différences fondamentales entre la spatialité des graphiques « autonomes » et la temporalité des codes impose une fausse binarité, alors qu’il s’agit phénoménologiquement d’un continuum complexe. Les inscriptions matérialisées favorisent des formes de temporalité se présentant comme sites d’actions culturellement prescrites, tout en étant simultanément assujetties au temps comme condition de leur existence. Mais dans ma tentative de réconcilier le matériel et le pictural avec le performatif, je n’ai pas eu l’occasion de considérer de manière adéquate la dimension historique de cette tension. En dépit de mon affirmation en faveur de leur non autonomie, les partitions graphiques n’ont pas seulement été employées comme des dispositifs pour réaliser des prestations indéterminées, mais à certains moments comme des fins en elles-mêmes. Après tout, comme l’observe Stockhausen, certaines partitions de cette période ont été vendues comme des tableaux. Les partitions non conventionnelles avaient pour objectif le présent éphémère, non répétable, dynamique et temporel, tout en facilitant et participant simultanément à leur propre réification spatiale et même à leur marchandisation. Le processus et l’objet entrent en contradiction sinon de manière phénoménologique et ontologique, du moins de manière idéologique. Pour conclure en m’adressant spéculativement à la possibilité historique de cette dialectique étrange entre le réifié et le performatif, je vais aborder un concept que j’ai jusqu’à maintenant ignoré : “l’œuvre”.
Dans son article « Improvised Music After 1950 : Afrological and Eurological Perspectives » (« La Musique improvisée après 1950 : Perspectives afro-logiques et euro-logiques »), George E. Lewis a observé que durant les années 1950, les compositeurs expérimentaux ou d’avant-garde américains et européens ont incorporé la création de structures en temps réel dans leur musique de tradition « euro-logique » pour la première fois depuis 150 années. Cette priorité croissante donnée à la détermination des sons en temps réel (qu’on peut appeler « improvisation ») représente ce que j’ai appelé un glissement accentué de l’attention vers le « maintenant » performatif. Il est significatif que la disparition initiale de l’improvisation dans la plupart des musiques de l’art occidental coïncide avec ce que Lydia Goehr a identifié comme la codification du « concept d’œuvre » aux environs de 1800. Dans sa thèse bien connue, Goehr propose l’idée suivante : alors que la musique avait été comprise avant cela comme « un art performatif plutôt que productif », le paradigme esthétique du Romantisme qui a émergé à la fin du dix-huitième siècle et au début du dix-neuvième siècle a nécessité pour la musique, si elle voulait rejoindre le rang des beaux-arts, de produire des « produits durables », donc des « œuvres ».
Le concept d’œuvre suscite une perception simultanée d’insuffisance et de nécessité, et je pense qu’il s’agit là d’une des anxiétés majeures ayant motivé le développement à la moitié du siècle de la notation non conventionnelle et de la réification de l’objet-partition qui l’a accompagnée. A peu près à la moitié du vingtième siècle le concept d’« œuvre musicale » fermée a été désavoué par beaucoup de compositeurs d’avant-garde européens et américains. La thèse développée au dix-neuvième siècle qui a imputé à l’œuvre une « permanence et autosuffisance qui va la séparer de toute contingence mondaine ou historique » ne pouvait pas être réconciliée confortablement avec le désir d’une musique éphémère, indéterminée et non répétable. En gros, le caractère irréconciliable suggère deux conceptions incompatibles du temps et de l’espace : le conceptuel et l’empirique. Si l’« œuvre » dans l’esthétique romantique est « permanente », elle est pourtant tenue comme étant, pour ainsi dire, hors du temps et à l’abri des regards. Par conséquent, alors que la partition avait acquis une plus grande autorité avec l’émergence du concept d’œuvre, le lieu de l’ « œuvre musicale » paradoxale n’était pas à trouver dans son inscription matérielle mais dans son idéalité. (Pourtant, l’émergence de l’œuvre musicale a été liée à l’idée de propriété, de droit d’auteur et plus généralement de la marchandisation de la musique). Cependant, des compositeurs comme Cage et Bussotti ont semblé mettre l’accent sur une esthétique de l’impermanence et du transitoire, dans laquelle la musique n’existe que par sa « présence » sonore.
Mais pourquoi ce tournant vers l’éphémère et la présence temporelle correspond-t-il à l’accentuation de la partition elle-même – en tant qu’objet ? Il semble que le concept d’œuvre continue d’être profondément enfoui dans la conscience musicale occidentale. Après avoir noté l’introduction à la moitié du siècle de la création de structures incorporant le temps réel et le performatif dans la musique d’avant-garde européenne et américaine, Lewis observe pourtant la peine que se sont donnés beaucoup de ces compositeurs – en particulier John Cage – pour prendre leur distance vis-à-vis de toute comparaison avec le jazz et, bien sûr, avec l « improvisation » dans leurs manières de formuler leurs discours sur la musique. Il cite Anthony Braxton à ce sujet : « Les termes d’aléatoire et d’indétermination ont tous les deux été fabriqués… pour éviter le terme d’improvisation et par là l’influence de la sensibilité non blanche ». A l’argument de Lewis, je voudrais rajouter qu’en plus de la sélection judicieuse de la terminologie, les compositeurs américains et européens ont pris eux-mêmes leur distance, de manière intentionnelle ou pas, avec le concept d’improvisation en en mettant particulièrement l’accent sur la présence de la partition – un objet qui a traditionnellement distingué la musique occidentale de bien d’autres cultures musicales. À travers cette importance accordée à la partition, un objet est employé presque littéralement comme une frontière physique entre une tradition et une autre. (Ceci n’est pas pour dire que les musiciens de jazz n’ont pas utilisé la notation musicale sous la forme de lead sheets et de partitions, mais elles n’étaient pas considérées au même degré comme des objets significatifs en tant que tels). N’étant plus un idéal d’identité, le concept de permanence implicite à l’idéologie du concept d’œuvre est littéralement réifié et devient la surface concrète de la page.
Tandis que ce développement peut apparaître en cohérence avec le désir d’extirper la musique de l’idéalité et de la placer dans le présent empirique, il s’agit aussi d’une tentative de jouer et de gagner sur les deux tableaux. La multiplicité, la potentialité et le transitoire temporel de la prestation indéterminée est implicitement comprise comme ne s’inscrivant pas dans une cohérence avec l’identité et la stabilité du concept d’œuvre, tandis que la qualité d’œuvre [work-ness] dans le domaine de la musique est simultanément et bizarrement affirmée en étant poussée à converger avec son modèle historique – le produit des arts plastiques. Bien que la complète réconciliation de cette contradiction me paraisse impossible, les caractéristiques que j’ai présentées dans les partitions citées ci-dessus indiquent une détermination mutuelle du performatif et de ce qui apparaît comme réifié. Comme j’ai déjà tenté de le démontrer, une partition, en ressemblant à ce qui, en terminologie traditionnelle, a été considéré comme un objet « autonome » – par exemple, un dessin – peut simultanément faciliter les enjeux renforcés d’un « maintenant » performatif grâce à des conventions actionnelles picturales moins codées et linéairement plus libres si on les compare avec les schèmes de la notation traditionnelle. De la même façon, la matérialité et l’objet-ité [object-ness] de la partition elle-même peut être accentuée, sans contredire l’idéal d’errance transitoire, en se situant cinétiquement dans la temporalité du performatif. Mais pour dépasser pleinement la menace de réification de la musique, une synthèse plus globalisante doit être envisagée. Stockhausen se soumet à cette requête en proposant que les partitions graphiques insolites soient considérées comme ayant fait naître finalement une forme sans précédent de Gesamtkunstwerk théâtral, qui unit la vision, l’audition, l’imagination et l’action :
De percevoir la connexion immédiate entre l’écrit et le son n’était pas jusqu’à présent accessible à l’homme ordinaire parce qu’il ne pouvait pas lire les notes. Les graphiques indépendants sont des illustrations qui parlent aussi aux non musiciens, créant véritablement une image des évènements sonores en tant que tels, mais se repliant encore sur eux-mêmes par le fait qu’ils sont ambigus, symbolisant les règles de connexion plus qu’une réalisation déterminée. En revanche, l’action elle-même est le véhicule du son : entendre et voir se rejoignent, les évènements qu’on entend étant compris comme les conséquences immédiates d’actions [c’est-à-dire d’évènements actionnels]. C’est le point de départ d’un théâtre musical, ou art-théâtre [kunst-theater]… La musique qu’on entend (et qu’on voit simultanément) est mise en relation avec la musique qu’on lit (qu’on est simultanément capable de « voir » et d’entendre intérieurement) à travers l’action musicale.
La position de Stockhausen a sans doute été confirmée par le champ d’activité de plus en plus « théâtral » à la fois constitué et influencé par les cercles de l’avant-garde musicale de la fin des années 1950 aux années 1970. Pourtant il est difficile de déterminer le statut conceptuel des partitions et notations de ces théâtralités d’après-guerre, partiellement en raison du regard fétichisant de ceux qui ont tendance à tenir des discours a posteriori et à vouloir tout conserver dans des musées. Les objets à qui on a pu accorder ou pas une signification autonome au moment de leur production semblent tous se trouver au même niveau de pétrification lorsqu’ils sont placés dans la vitrine d’une exposition. Mais avant de sonner le rappel d’une nostalgie imaginaire pour le « maintenant » perdu à jamais au profit de « alors en ce temps-là », il convient de se demander si l’avant-garde qui s’est tournée vers une esthétique de la performativité indéterminée n’était pas déjà une fétichisation paradoxale de l’éphémère en tant que tel et donc déjà une sœur jumelle de la réification de la musique dans un objet fétiche. Tout au long de cet article, je suis peut-être tombé dans le piège de la valorisation irréfléchie de l’éphémère et du performatif – pour faire court, en prenant fait et cause pour quelque chose que Carolyn Abbate a appelée de façon frappante la dimension « drastique » de la musique. En effet, j’ai semble-t-il éperdument cherché le drastique dans les inscriptions et les objets – dans leur économie temporelle, dans leur action latente. Mais le désir de l’expérience du « moment » transitoire, sans médiation ni délai, n’appartient-il pas une métaphysique suspecte ? Si auparavant j’ai suggéré que la signification pure et le flux temporel se dérobe à l’écriture par sa dimension nécessairement liée au dessin, est-ce qu’il n’y a pas la présence de cette non identité dans toute tentative de penser et de faire l’expérience de l’éphémère dans toute sa plénitude ? En tant que tel, l’essor historiquement contradictoire de la partition schizo-autonome ne serait pas seulement l’indication de l’ubiquité de la logique marchande, mais aussi la représentation de quelque chose d’autre : un retour du réprimé, la trace qui est à l’intérieur du temps mais qui rend le moment à jamais perdu.
–Je voudrais remercier le Internationales Musikinstitut Darmstadt pour m’avoir donné accès aux bandes audio des conférences de Stockhausen, et aussi Kári Driscoll et Peter van Suntum pour leur aide dans la transcription de ces bandes.
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