Dialogues après la conférence-performance

Access to English translation: After the Lecture/Performance
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Après la conférence-performance
d’Emmanuelle Pépin et de Lionel Garcin

LE SON – l’écoute – LE GESTE
Dans l’Improvisation
 
Cefedem AuRA, le 24 janvier 2023
 
Dialogues avec les étudiants
et
Pour le Cefedem : Philippe Genet, Gwénaël Dubois, Nicolas Sidoroff
Pour PaaLabRes : Jean-Charles François

 

Transcription à partir de l’enregistrement audio :
Samuel Chagnard

 
 

Summary :

1. L’improvisation dans l’instant et par rapport à autrui
2. L’expérience comme préparation à l’improvisation
3. L’improvisation comme écriture
4. Le corps support de l’improvisation
5. Le texte et l’improvisation
6. La technique par/pour l’improvisation
7. Improviser pour apprendre

 

1. L’improvisation dans l’instant et par rapport à autrui

Emanuelle Pépin :

Comme le dit Barre Phillips après un temps d’improvisation : « ben ça y est, c’est fait ! » Ça n’existe qu’une seule fois : c’est le fruit de ce qui s’est passé maintenant, avec vous. Rien n’était prévu, sauf un texte, quelque part, issu du corps… et de notre rencontre ! Merci beaucoup, parce que dans un travail d’improvisation, le public, et son écoute, participent complètement à ce qui se trame, là. Vous êtes vraiment des partenaires. Et même si, parfois, cela peut échapper aux spectateurs, vous êtes des « participateurs », des « particip’acteurs » de ce qui est en train de se passer. Merci beaucoup de m’avoir offert cet espace. Merci à toi, Jean-Charles, et aussi à toute l’équipe du Cefedem.

Nicolas Sidoroff (Cefedem et PaaLabRes) :

Merci. La tradition veut qu’on enchaine avec des questions, à poser à Lionel et Emmanuelle.

Étudiant·e :

La vitesse de réaction de l’une et l’autre aux propositions étant assez impressionnante, est-ce que vous avez des automatismes, comme un jazzman peut avoir des phrases dans son vocabulaire, dans son improvisation ? Par exemple, quand tu fais un appel, est-ce que tu sais que tel son va finir à tel moment ? Est-ce que tu le conscientises ou pas du tout ?

Lionel Garcin :

Il y a du vocabulaire, c’est sûr, et des textures, etc., mais au niveau de la forme, il n’y a pas d’appel : on ne sait pas combien de temps cela va durer, c’est vraiment dans l’instant que ça se joue. Et c’est parce qu’on est dans l’écoute au niveau global et énergétique qu’on est au même endroit. En fait, ce n’est pas qu’on réagit. Peut-être qu’on réagit vite, mais ce n’est pas vraiment ça : c’est plutôt parce qu’on est au même endroit que cela se passe, parce qu’on se comprend.

Emanuelle Pépin :

Sans se comprendre ! On ne comprend rien du tout !

Lionel Garcin:

Sans se comprendre, oui ! On peut être complètement surpris, mais on respire ensemble, il y a une évidence qui nait de l’écoute.

 

2. L’expérience comme préparation à l’improvisation

Jean-Charles François (PaaLabRes) :

Est-ce que cela veut dire qu’il n’y a aucune préparation entre vous ?

Lionel Garcin:

Si, il y a une préparation : on a mangé ensemble, on a discuté, etc. ! [rires] En fait, il n’y a pas de préparation autre que d’être en connexion.

Emanuelle Pépin :

Après, c’est plus un état de disponibilité pour accueillir ce qui est en train de se manifester dans l’air, dans l’atmosphère. Ça va très vite en fait. C’est justement parce qu’il n’y a pas de préméditation, pas d’attente particulière, qu’il y a une fulgurance. C’est presque à la vitesse de la lumière, ce n’est pas de la réaction. C’est tellement plus vaste : par exemple là, c’est un duo son et mouvement, mais il y a tout l’espace qui va complètement modifier cette relation, qui va faire que le son résonne différemment ici et que le corps va bouger différemment ici. Ce n’est pas une réaction : à un moment donné, c’est être en effet au même endroit d’écoute comme tu le disais. À l’origine c’est cela, un état d’écoute. Après, oui c’est du travail, c’est énormément de travail !

Étudiant·e :

Mais ce n’est pas du temps de répétition ?

Emanuelle Pépin :

Pas du tout de préparation, pas de répétition. On ne répète pas, mais on consacre du temps. On consacre plutôt notre vie à tenter mettre à jour nos techniques, nos outils et les transformations dans le corps selon nos humeurs et notre état. On travaille vraiment sur l’instant : la « composition instantanée », c’est là, et après le « là », c’est trop tard ! Ce laps de temps, si fugace en fait, contient toutes nos expériences. Pour cela, oui, il y a des outils : j’ai travaillé des heures dans des studios de danse, le placement par exemple. J’ai travaillé jusqu’à 8 heures par jour. Maintenant, ce sont encore des heures de travail, mais différentes, comme apprécier la texture et se demander ce que je peux faire avec, déconstruire presque la technique, ce qui m’a formatée, pour tenter de trouver et re-trouver, c’est-à-dire trouver à chaque fois, nouvellement, dans cette fraîcheur-là, comment tout cela arrive, sans surtout vouloir reproduire une forme. Pour répondre à ta question plus précisément, c’est « non ». J’ai une manière de faire, Lionel a une manière de faire, je reconnais sa sonorité, sa patte, son geste artistique, ce que tout cela contient. C’est une signature, on est tous uniques. Il s’agit de la rencontre d’une singularité avec d’autres singularités qui crée quelque chose d’autre, justement, que ce que l’on sait faire. C’est un mélange de connu et d’inconnu, de familier et de complètement étranger. Si tu commences à te dire « je vais faire une arabesque », c’est fichu parce que cela veut dire que tu es dans la pensée : tu prémédites et cela ne fonctionne plus.

Lionel Garcin :

Oui, ce n’est pas du travail de formes préétablies, c’est du travail d’être, au lieu de l’écoute : c’est du lieu de l’écoute que naissent les formes. La pensée est là, pas en tant que productrice, mais en tant que lectrice. On lit les formes qui sont en train d’advenir. Tout le travail qu’il peut y avoir dans la composition de forme est là, mais pas préalablement, il arrive après l’écoute.

Étudiant·e :

De quand date la formation de ce duo ?

Emanuelle Pépin :

C’était lors des Rencontres du CEPI (Centre Européen Pour l’Improvisation) en septembre 2020 à Valcivières dont Jean-Charles a parlé tout à l’heure. À cette occasion, la personne qui accueillait la rencontre m’avait demandé, sachant que j’écrivais, si je n’avais pas quelque chose à proposer. Lionel était là et j’ai proposé une performance avec lui, comme ça, parce qu’on se connaît bien. On peut appeler ça une conférence-performance. Je ne sais pas du tout ce que cela a donné, mais c’est né là-bas, et voilà ! Depuis on n’a jamais retravaillé dessus. Pour aujourd’hui, on s’est seulement vus, on en a parlé et c’est toujours là, c’est dans le corps et dans la communication : hier on a consacré un temps, il faisait d’ailleurs super froid et ce n’était pas dans le corps, mais c’était déjà un acte en soi. C’est aussi ce qui est arrivé aujourd’hui : je ne sais pas du tout ce que ça a donné. Je ne voulais surtout pas savoir ce que cela allait donner. Nous ne voulions pas savoir, parce que, sinon, c’est cuit !

Lionel Garcin :

Mais cela fait 20 ans qu’on se connaît, 15 ou 18 ans qu’on pratique ensemble, pas forcément en duo. Parfois on est 12, ou 20, enfin je ne sais pas. En duo, on a peut-être dû jouer 3 fois, en comptant aujourd’hui.

Emanuelle Pépin :

Tous les deux, 3 ou 4 fois, oui.

 

3. L’improvisation comme écriture

Étudiant·e :

Tout à l’heure, quand cela s’est terminé, vous n’avez eu aucun doute sur le fait que c’était la fin ?

Emanuelle Pépin :

Non! [rires] [à Lionel] Tu as eu des doutes ?

Lionel Garcin :

Non ! Mais la fin, c’est important. Le début, la fin, tout cela, c’est fractal : il y a la grande forme à chaque fois, à chaque souffle, à chaque phrase, chaque période, il y a la naissance et la mort, et l’acceptation de cela qui tisse l’ensemble. Il y a comme une évidence. On peut avoir des doutes parfois, mais aujourd’hui ce n’était pas le cas.

Emanuelle Pépin :

C’est une écriture en fait : c’est une autre forme de composition, mais c’est de la composition, ce n’est pas du n’importe quoi. On ne se lance pas comme ça, en gesticulant, « je peux, il peut, nous pouvons, poutt, poutt ! » — je caricature un peu. Il s’agit d’autre chose. À ce moment-là, c’est une conscience en mouvement. Ce n’est pas une analyse de ce qui est en train de se faire, on n’est pas en train de se dire « ah oui ! là, c’est le début, là, etc. » En étant totalement « avec », on a la conscience du présent, de ce qui s’est passé : les mémoires, au fur et à mesure de la pièce, s’agencent, s’accumulent, créent en soi une organicité de la durée.

Lionel Garcin :

C’est organique, oui.

Emanuelle Pépin :

Il y a une conscience, que j’appelle la contemplation : à un moment donné, notre habilité c’est de pouvoir contempler ce qui est en train de se passer. Créer de l’espace suffisant permet de sentir, écouter, mesurer ce qui est en train de se passer pour avoir cette conscience de l’écriture, mais ce n’est pas intellectuel.

Lionel Garcin :

Non, c’est l’habilité du corps, c’est vivant. En fait, c’est juste simple, juste organique. Comme c’est le vivant, c’est déjà donné.

Étudiant·e :

Même dans l’introduction ! Il y a eu un grand moment de silence, et en fait ça avait déjà commencé. Je ne sais pas comment les autres l’ont perçu, mais chaque petit bruit, chaque petit son… J’ai vu que vous réagissiez à tout : à un moment j’ai bougé mon pied et il y a eu un regard comme s’il y a eu un son. Le plancher a grincé, dans la salle du dessus des tables bougeaient, etc. chaque son prend une importance différente. En tant que spectateur, on se disait « ah, il s’est passé ci, il s’est passé ça, ça a réagi ». C’est vrai que c’est spontané : là on est dans une pièce à un temps T, et c’est déjà passé ! Demain si vous faites dans le même lieu avec le même public, ça sera encore autre chose. J’ai beaucoup aimé le moment de silence au début parce que je trouve que parfois on ne prend pas assez le temps : il y a un public, on doit performer, et point ! Là, le silence, c’était comme pour inviter des enfants « chut, écoutez ! »

Emanuelle Pépin :

C’est prendre en compte, prendre en considération l’espace dans lequel la pièce va avoir lieu. C’est l’espace qui nous « invite à ». L’espace est constitué d’éléments, comme des végétaux en extérieur, ou vous ici en intérieur, qui créent le « décor » entre guillemets. Comme tout se joue à partir de cet acte d’écoute, ce n’est pas une volonté de vouloir à tout prix vous mettre dans une situation d’écoute, mais le silence offre ça — même si le silence, en quelque sorte, n’existe pas parce qu’il y a tout le temps des bruissements, même notre corps est résonnant. Et ça, ça se sent dans l’air. C’est une activité, une « tension vers » et c’est avec ça qu’on crée aussi, ce qui vaut aussi pour l’écriture.

Étudiant·e :

Et dans le choix du costume ? Il me semble que vous n’êtes pas arrivée habillée par hasard. Est-ce que cela fait partie d’une improvisation ? C’est un choix ?

Emanuelle Pépin :

Oui, c’est un choix pratique. Je n’ai pas beaucoup de pantalons avec lesquels je peux, par exemple, faire un mouvement brusque sans le déchirer de devant jusque derrière ! Ça m’est déjà arrivé, donc j’essaie de trouver des matières assez solides. Mais cela dépend : aujourd’hui j’ai deux autres pantalons, mais j’ai vu que le sol aurait pu m’accrocher. Ce n’est pas que j’ai peur pour mon pantalon, mais cela aurait parasité le mouvement, ou alors j’aurais pu en jouer, mais bon…

Lionel Garcin :

J’avais l’impression que le sens de ta question était que ce n’était pas complètement improvisé parce qu’on avait déjà choisi le costume ?

Étudiant·e :

C’est ça. Est-ce que c’était au-delà d’un choix de confort ?

Lionel Garcin :

Moi je ne me suis pas posé la question, je prends un truc que j’ai d’habitude. En même temps, l’improvisation, ce n’est que des choix. Il y a quand même une écriture qui est donnée, l’instrument est une écriture, il a des contraintes, il a des limites. Le corps et l’espace aussi. On écrit avec ce qui est là, on n’est pas dans l’indéfini total, donc ça fait partie de ce qui nous est donné.

Emanuelle Pépin :

Et puis tout dépend de la situation. Là, c’est un travail spécifique avec le son. C’est ce que je disais tout à l’heure, je peux avoir une perception du son au travers de la peau et au travers des tissus du corps. Mais, il y a quand même des matières par-dessus la peau, et si ces matières ne sont pas respirantes, poreuses, ça coupe l’écoute. Une autre fois, j’ai travaillé avec un plasticien qui calligraphiait sur de grands pans de soie sauvage. Je ne le connaissais pas, mais j’avais regardé son travail à l’avance. J’ai donc choisi spécialement un costume qui était dans une fluidité, avec des coloris qui ne venaient pas trop trancher avec sa matière. Oui, il y a des scénographies parfois pour lesquelles j’amène des matériaux, des objets.

Étudiant·e :

Tout à l’heure vous avez parlé de simplicité. Je ne sais pas trop pour la danse, mais musicalement j’ai trouvé qu’il y avait beaucoup de complexité : des souffles continus, des recherches sur les timbres, des sons avec ou sans anche, etc. Est-ce que c’étaient des capacités que tu avais avant ou est-ce que c’est le fait d’être dans la recherche qui t’a amené à aller dans ces cas de figure ?

Lionel Garcin :

C’est peut-être par goût que d’être attiré par cela, mais c’est surtout venu de la pratique. Ce ne sont pas des trucs que j’avais appris avant. Tout ce vocabulaire est né de la pratique de l’improvisation, notamment l’improvisation en orchestre, avec plusieurs musiciens qui jouent d’autres instruments. Il y a l’envie d’aller vers eux, de composer avec eux : tu trouves des thèmes qui s’agencent et toute la mise en jeu du corps fait aussi trouver des choses. C’est donc plutôt l’improvisation qui a nourri ce vocabulaire.

Étudiant·e :

Pour moi, certaines choses me paraissent compliquées, mais ça devient simple en fait, c’est comme ça que vous le voyez ?

Lionel Garcin :

Oui, quand je parle de simplicité, ce n’est pas une complexité de la musique… La simplicité c’est la base, c’est ce sur quoi on est basé dans le corps, comme la simplicité de l’écoute. Après, ce qui se construit dessus, c’est autre chose, oui.

 

4. Le corps support de l’improvisation

Étudiant·e :

J’ai une question pour vous, saxophoniste. En musique, on est un peu éduqué dans une logique de statisme corporel : on ne sait parfois pas trop quoi faire de notre corps sur scène, voire on voudrait même le cacher. Mais vous, vous avez bougé partout, vous étiez en mouvement, vous avez dansé aussi ?

Lionel Garcin :

Non. Je pratique beaucoup avec de la danse donc ça arrive qu’au bout d’un moment on en ait marre de l’instrument, qu’on le lâche pendant trois jours et qu’on ne passe que par le corps. Parce que parfois l’instrument est tellement encombrant ! Quand on veut retrouver cette simplicité de se relier à des choses simples et organiques, l’instrument gène parfois. Il faut tellement de technicité pour retrouver l’organique, qu’on peut développer d’autres techniques qui sont tout de suite organiques : repasser par le corps aide à retrouver cette organicité qu’on essaie de prolonger avec l’instrument. Mais quand je fais des concerts, je ne bouge pas, j’adore être uniquement dans le son, avec le ressenti dans le corps, mais dans le corps immobile, enfin immobile… il faut bien bouger, mais ça ne fait pas la même chose. Aujourd’hui, j’ai pris plus en compte l’espace, mais des fois je vais préférer être plus simple et me focaliser sur la musique.

Étudiant·e

Comme un lâcher-prise ?

Lionel Garcin :

Oui, un lâcher-prise dans le sens qu’une fois qu’on a donné toute sa place à l’espace et au son, on disparaît en tant que personne séparée et on se libère de soi-même en donnant la place au reste. Ça ne dure pas forcément longtemps, mais…

Étudiant·e

Tout ce que vous évoquez là, parler d’espace, de vie, de composer à partir de ce qui est déjà là, du moment présent, j’ai l’impression que c’est lié à des préceptes comme le bouddhisme, le développement personnel, une sorte de sagesse ancestrale. Je voulais savoir si vous aviez infusé un peu dans ces sciences-là parce que le champ lexical du ressenti et des émotions revient souvent. Est-ce que vous vous en nourrissez, ou est-ce que vous avez développé ces sensibilités-là avec le temps ?

Lionel Garcin :

Oui, je pense que c’est relié. Pour moi, les traditions dont tu parles sont aussi dans notre culture dans la poésie, par l’art, même si parfois on l’a peut-être perdu par ailleurs. Je suis venu à la musique parce que, sans le savoir, j’avais un manque de cette dimension-là. J’étais parti pour faire de la recherche académique en sciences quand j’ai rencontré Barre Phillips avec qui j’ai ressenti qu’il y avait une autre dimension qui me manquait. Et puis par le corps aussi, parce que tout cela fonctionne par rapport à des sensations. Dans la danse, ils ont une connaissance phénoménale du corps conscient, donc c’est relié forcément.

Emanuelle Pépin :

Et puis toutes les approches de techniques somatiques. Pour ma part, je ne suis pas allée chercher à l’extérieur de l’institution. Je viens du Conservatoire et du Centre National Chorégraphique, avec une réelle discipline de différentes techniques de danse. À un moment donné, je me sentais limitée dans l’expression du vivant, du geste, de la relation. Quand j’ai rencontré des chorégraphes de la ligne américaine en France qui développaient cette approche-là, je me suis dit « c’est là ! ». C’est par le travail que les choses se sont éclairées. Je lis beaucoup et j’écoute aussi comment les gens fonctionnent. Dans ces pratiques, c’est ce qui est développé, affiné, pour tenter d’aller à la source de l’écoute et de créer l’espace de relation entre notre monde intérieur et le monde extérieur.

Même étudiant·e

Ce qui revient c’est qu’à chaque fois, artistiquement, on a un background et une éducation, et on doit se déformater. Pour aller plus loin, on se dirige toujours vers ces grandes expressions, parce qu’elles sont plus libres et qu’elles permettent de ressentir plus en profondeur, comme une certaine forme de liberté. Beaucoup de musiciens et de danseurs se dirigent vers l’improvisation, parce qu’apparemment ça libère et ça relie à la fois. Est-ce que c’est le chemin de tout le monde ?

Lionel Garcin :

Pour moi, l’improvisation est comme une pratique philosophique et poétique de découverte du réel, par la pratique, reliée à notre histoire et celle des autres civilisations, qui se situe en dehors de la production consumériste de l’industrie artistique. C’est une autre chose.

 

5. Le texte et l’improvisation

Jean-Charles François :

Pourriez-vous dire quelques mots sur le rapport entre le texte et l’improvisation ? Parce que c’est aussi ce qui est intéressant dans cette histoire, la tension entre l’improvisation et un texte prédéterminé : il y a l’intégration de la fixité du texte dans l’improvisation, le texte écrit qu’on lit à un moment donné et le texte en dehors de l’écrit qui est peut-être improvisé. Ce rapport au texte me paraît très intéressant.

Emanuelle Pépin :

Je crois qu’il me faudrait du temps pour répondre. Comme c’est arrivé il y a trois ans, c’est encore tout nouveau et je n’ai pas de distance. Ce que je peux juste dire, c’est que le texte est issu de la pratique et de l’expérience. C’est devenu une forme de partition. Mais en venant ici en voiture, je me disais : « Comment je vais m’y prendre ? Je vais suivre, lire ? » sachant que j’ai du mal à sortir la voix comme ça, dans la performance. Et en fait, j’ai considéré les textes comme une pièce improvisée dans laquelle on pouvait peut-être — cela me rassurait de dire « peut-être » — laisser arriver le mot. C’est comme si, en tout cas dans le mouvement, le texte et les mots étaient tout le temps là.

Lionel Garcin :

Hier, quand tu me lisais le texte, il était clair que cela ne pouvait pas marcher comme ça, juste en le lisant. Même s’il est issu de la pratique, il faudrait l’actualiser au temps présent et qu’il soit réincarné. C’est le fait que tu le réimprovises sur le moment en ayant la base des notes, c’est cela qui se passe.

Emanuelle Pépin :

Oui. En fait, cela n’aurait pas été juste, d’aller le lire.

Lionel Garcin :

Cela serait de l’illustration.

Emanuelle Pépin :

Même si par moment, le geste appelait le mot ou le mot appelait le geste — le geste au sens large : le geste dansé ou sonore.

Lionel Garcin :

Quand j’entends ces phrases, c’est comme si cela me plaçait à un endroit d’écoute, que cela me donnait un éclairage. Peut-être que je n’étais pas en train d’écouter de cette façon-là, mais cela me fait lire ce qui est en train de se passer d’un autre point de vue. Il ne s’agit pas forcément de changer ce qui se passe, mais de le lire d’un autre point de vue. Je ne sais pas si cela va changer le cours des choses, mais cela change la lecture.

Emanuelle Pépin :

Oui, cela change l’écoute, et cela change le son.

 

La technique par/pour l’improvisation

Philippe Genet (Directeur du Cefedem AuRA) :

Je voulais revenir sur le formatage et puis sur la libération. La plupart des étudiants ici, qui enseigneront ou enseignent déjà, se posent la question de la transmission de ces formes de pratique. Parfois, aujourd’hui, pour pouvoir se libérer d’un enseignement académique, on parle beaucoup d’improvisation dans les cours pour pouvoir justement apporter à la fois une forme de liberté et un langage nouveau. Je voulais savoir si vous étiez confrontés parfois à la transmission, à des stages, ou à des cours si vous en avez déjà donné et comment vous pouvez appréhender ce type de démarche. Est-ce qu’il faudrait attendre d’avoir une technique poussée ou est-ce que tout de suite, de façon très intuitive, on peut avoir une approche qui permet peut-être aussi de prendre conscience de son corps, du geste, de l’instrument ? Est-ce que cela ne pourrait pas être une entrée en pratique musicale ou dansée pour de jeunes enfants qui débutent ?

Lionel Garcin :

Oui, cela peut être direct, tout de suite, c’est sûr. Mais on peut aussi se libérer sans faire d’improvisation. Un interprète au sommet de son art n’a pas besoin d’improviser. Je ne sais pas, c’est une large question en fait. Oui, on anime des stages de temps en temps, mais je suis toujours un peu gêné quand cela s’enseigne, comme si c’était une forme qu’on puisse enseigner alors que c’est assez anarchique comme pratique en réalité.

Emanuelle Pépin :

Oui, mais en même temps, il y a énormément d’outils, des portes d’entrée très concrètes. Que ce soit pour les danseurs ou les musiciens, le rapport au corps est déjà quelque chose d’énorme. Et cela représente des heures et des heures de pratique, de travail : on peut rentrer par la conscience du squelette, le rapport à la gravité, les déplacements, l’architecture, se placer à la situation du corps dans l’espace, le geste sonore, le geste du musicien avec son instrument, le corps de l’instrument dans l’espace, le corps de l’instrument avec le musicien, les textures du son, les hauteurs, et effectivement comment le vivre aussi. L’approche du travail d’improvisation consiste à repasser par le corps, mais cela ne veut pas dire qu’on se met à danser.

Lionel Garcin :

Et passer par le non-savoir aussi.

Emanuelle Pépin :

Et ne pas du tout rejeter la technique, au contraire, c’est fabuleux ! Cela dit, quand on a un public de personnes qui n’ont jamais pratiqué la danse, on observe un étonnement, comme un état d’enfant, avec une générosité, sans a priori, un « oser y aller ». Avec même, souvent, beaucoup de maladresse, mais une certaine sensibilité aussi. Parfois, avec des personnes qui arrivent avec un background vraiment très solide, il s’agit de trouver une manière d’aborder différemment son rapport à l’instrument, son rapport à l’espace, son rapport à l’autre, son rapport à l’écriture, comme simplement le prendre d’un autre point de vue. L’improvisation n’est pas forcément une porte pour se libérer.

Lionel Garcin :

On peut s’y enfermer aussi.

Emanuelle Pépin :

Oui, complètement. C’est juste « être là » et cela représente un sacré travail qui passe par les sensations, la perception, la conscience de l’espace, la conscience de comment un son voyage, comment on compose, etc. C’est immense les outils avec lesquels on peut jouer.

Lionel Garcin :

Par rapport à l’enseignement, on retrouve dans le milieu musical de l’improvisation quelque chose qui est très proche dans la structure sociale des sociétés traditionnelles, dans le sens qu’on est tous mélangés, de celui qui débute à celui qui a passé sa vie à en faire, ce qui ne pose pas de problème. Il existe de nombreuses sessions de pratiques collectives où tout le monde est ensemble, comme dans un village où il y a des percussionnistes, les vieux et les jeunes, tous mis ensemble pour trouver un agencement. On apprend aussi comme ça, par la pratique. Il n’y a donc pas forcément besoin d’avoir une technique au départ, elle va se créer aussi. Cette dialectique avec la technique et le savoir constitué est hyper importante. On peut avancer comme ça.

Philippe Genet :

Dans l’enseignement académique, ce n’est pas le cas : on doit d’abord asseoir une technique pour pouvoir ensuite aller plus loin. On voit très bien que l’improvisation arrive à un moment donné, comme une porte qui s’ouvre et qui vous ramène d’un coup à un autre univers, à d’autres espaces. Ma question portait sur le fait de savoir comment on articule cela. Je le dis spécifiquement ici au Cefedem où les questions de pédagogie se posent : comment articule-t-on cette entrée sachant que cela modifie le rapport à l’écrit ? Vous n’aviez aucune partition, seulement du texte par terre. Comment fait-on lorsque l’écrit est déjà très présent dans les pratiques ?

Lionel Garcin :

Cela pose la question du rapport au désir. Pourquoi est-ce qu’il faudrait acquérir d’abord telle ou telle technique ? Par l’improvisation, on se rend compte qu’on est déjà dans une pratique vivante, ou qu’on est dans le réel comme dans un combat en art martial. On est dedans, ce n’est pas une théorie qui mènera à une pratique dans 10 ans. On est confronté au réel. Et quand on sent par exemple qu’on ne peut pas y aller et qu’on n’a pas la technique, c’est à ce moment-là qu’on se tourne vers l’académisme (ou pas). Il faut développer cette technique parce qu’on sent dans le corps qu’on a besoin d’en passer par là parce qu’on est coincé. Donc là, ça peut être quelque chose qui réveille le désir en fait, ou plutôt la nécessité de le faire.

Emanuelle Pépin :

Je travaille beaucoup dans un centre de formation professionnelle des arts du cirque. J’ai été engagé pour donner des cours techniques à la condition que, dans le même temps, je propose des ateliers d’improvisation. Cela se fait ensemble. On le voit très bien, par exemple faire un triple saut périlleux avec les agrès de cirque présente une grande prise de risque en raison du volume, de la masse. Cela nécessite de l’habilité et génère beaucoup de peur en fait : certains ne dépassent pas le fait de se jeter comme ça, en arrière, même si on a un harnais, et du coup vont plutôt faire de la jonglerie. Pourtant, si on fait un travail sur l’état de déséquilibre, aller un petit peu loin dans la chute, sentir le sol, travailler sur la gravité, le rebond et la confiance avec les autres, alors tout d’un coup il sera possible de monter à 4 mètres de haut, sur une petite plateforme et de se jeter en arrière. Alors qu’en passant uniquement par la technique, en visant une figure — on s’appelle ça une figure à exécuter — il y en a beaucoup qui se perdent en cours de route. C’est dommage, parce qu’en fait par d’autres biais, que ce soit dans les sensations, la perception, l’imaginaire ou la créativité, la technique peut être nourrie de toutes ces expériences et permettre de dépasser nos propres capacités de manière insoupçonnée, c’est très net ! Je trouve que dans l’enseignement, dans les formations, c’est assez bien de le mettre tout de suite au même niveau, même si c’est pour approfondir une technique, quelle qu’elle soit, pour la raffiner, la maîtriser, mais aussi avoir une approche plus « ouverte », si on peut l’appeler ainsi.

Nicolas Sidoroff :

J’aurais une intervention à faire sur deux plans :

a. Lors d’une vidéo Ted-talk de 6 minutes, une trapéziste, Adie Delaney, explique comment elle a changé sa méthode d’enseignement du trapèze. Elle explique qu’en général, on dit « tu vas mettre ton pied là, et après il faut que ta main elle grimpe le long de la corde » etc. Or il y a des gens qui ont extrêmement peur, même quand le trapèze est relativement bas : il y a un moment où il faut que tu t’assoies sur la barre, tenir tout seul ce n’est pas du tout si évident que ça. Elle dit qu’elle essaye maintenant d’accompagner le corps progressivement pour inclure les gens dans cet apprentissage-là. Si tu mets trois mois pour oser enlever une main d’une corde, et bien tu prends trois mois, ce n’est pas grave, parce que cela t’apprend à lire les signaux du corps, à avoir un rapport au corps vraiment spécifique et savoir l’écouter. Je le mets en regard avec tout un background de l’école, notamment artistique qui reste hyper excluante : « si tu n’arrives pas à faire ce qu’on te demande, tu te casses ! De toute façon, on n’a pas besoin de beaucoup de musiciens d’orchestre, encore moins de solistes ! » Et si tu ne le comprends pas, on te le fait sentir avec deux ou trois petites évaluations bien cassantes, etc., et alors tu as du mal à recommencer, ou alors tu recommences ailleurs que dans une école artistique. (Je le dis comme ça, mais ce n’est pas ce qu’elle explique !). Je pense que là il y a un rapport à l’école assez intéressant, à creuser, en tout cas d’inclusion des gens dans ce processus-là d’apprentissage.

b. Et le deuxième point c’est au sujet de l’espèce d’idéal que Lionel a présenté avec les rencontres entre des gens très expérimentés, et des gens qui ne le sont pas. J’ai vécu plein de discussions après les sessions d’improvisation dans lesquelles certains participants n’avaient plus envie de bosser ensemble, où les gens s’agaçaient. En réalité, cet espace accueillant que vous avez décrit vis-à-vis du corps, vis-à-vis de l’espace, vis-à-vis de nous, vis-à-vis de vous, est un rapport qui se construit. Ce n’est pas inné et il y a des gens qui sont passés par des écoles qui les ont empêchés de développer ce genre de choses. Comment faire en sorte que dans l’espace qu’on crée, dans la pratique qu’on arrive à créer, les gens pas très outillés puissent trouver des outils, et que les gens un peu plus outillés puissent inclure ces gens ? C’est ce que j’appelle la « participation légitime périphérique », qu’on peut retrouver dans certaines pratiques traditionnelles. Une chercheuse, Jean Lave, l’a mise en évidence dans des tribus africaines sur la fabrication des sacs ou des paniers : on retrouve les experts au centre, qui les font hyper vite, et à côté ceux qui savent un peu moins, qui regardent un peu et qui mettent plus de temps, et après ceux qui savent encore moins, qui regardent… et qui galèrent ! Ce qui n’est pas grave parce qu’en fait les sacs et les paniers sont déjà faits. Et autour tous les gamins circulent, regardent, touchent, etc. et développent un apprentissage périphérique qui devient de plus en plus central. Ce type d’apprentissage n’est pas du tout si évident que ça à mettre en place dans nos sociétés.

Lionel Garcin :

Non, mais ça existe par petites touches.

Nicolas Sidoroff :

Je ne dis pas que ça n’existe pas, mais qu’il faut y prêter un peu attention pour que cela puisse exister.

 

7. Improviser pour apprendre

Gwénaël Dubois, Enseignant au Cefedem AuRA :

Je voudrais revenir sur le rapport entre interprétation et improvisation, sur la question de la technique aussi, qui est alimentée par l’improvisation, et tout le rapport académique qu’on a au patrimoine. Je pense par exemple au répertoire classique du 19ème, où des compositeurs comme Chopin ou Liszt ont fondé toute la technique pianistique jouée aujourd’hui. Il n’y a pas un endroit dans l’enseignement supérieur où on ne demande pas aux pianistes de jouer une étude de Chopin en concours d’entrée alors qu’en fait ces pièces ont été composées en improvisant. C’est assez intéressant à soulever : les deux volumes d’Études publiées par Chopin avant l’âge de 25 ans ont été construits par l’improvisation. Ces pièces sont effectivement très difficiles à jouer dans une approche où on veut jouer du répertoire. On doit travailler comme si on pouvait arriver à ça, ce qui est extrêmement difficile parce qu’on ne passe pas par les procédés créatifs qu’il a utilisés, dans lesquels sans doute il s’est senti super bien. Il y a le fameux exemple qui a été relevé dans un mémoire d’étudiant au Cefedem : Chopin disait à ses élèves de jouer ses Études « avec facilité » ! alors que ce sont des trucs qui sont horriblement durs. Chaque Étude, comme leur nom l’indique, va se concentrer sur un point particulier. Mais dans l’enseignement aujourd’hui, il me semble qu’on peut peut-être réfléchir à comment est-ce qu’on réaborde le patrimoine d’une façon d’improviser. Comment est-ce qu’on travaille du Mozart, sans jouer du Mozart, mais en l’improvisant, et en essayant d’utiliser la même procédure d’improvisation. L’idée du désir que tu as soulevée est aussi très importante : est-ce qu’il faut partir d’une impro plus ou moins libre, pour voir où cela nous mène, puis quel compositeur on aborde à partir de là ? Il n’y a pas de recette magique, mais il faut vraiment reréfléchir à ces éléments-là. Parce que ces compositeurs qui ont composé des pièces incroyablement dures à jouer qui aujourd’hui enferment dans un académisme un peu minable, en fait, ils improvisaient.

Tout à l’heure tu disais : « si je pense à faire une arabesque, c’est foutu ». On retrouve ça aussi dans l’interprétation : quand on est en train de jouer un truc qui nous pose un peu problème, si on se dit « y a un mi bémol », c’est foutu, on se casse la figure, si on se dit « c’est chaud, ce passage », c’est foutu aussi. En fait, ce n’est pas parce qu’on pense qu’on se plante, mais il y a un peu de cette espèce de fil où il faut lâcher prise, mais pas complètement parce que sinon on n’y arrive plus, on n’a plus conscience de notre corps. Je trouve qu’il y a une dualité qui est assez complexe. Est-ce que c’est un peu ce qui nous réunit, quelle que soit la pratique ? Que ce soit de l’improvisation complètement libre ou de l’académisme complètement académique, j’ai l’impression que finalement, ce qui rassemble les pratiques, c’est cette espèce de fil qu’il faut arriver à lâcher pendant qu’on est en train de jouer. Il y aurait certainement à travailler de ce point de vue-là.

Lionel Garcin :

Ce sont des questionnements super intéressants. Je n’ai pas de réponse, mais ce sont des questionnements que je mets en pratique dans ma pratique même. Concernant ce dont tu parles, ce fil-là, j’ai l’impression que la pensée nous sort du truc en fait. Si elle est là en commentaire, on sort du truc. Ce n’est pas avec le lâcher-prise qu’on sera plus dans son corps, c’est le contraire : c’est quand on est dans son corps qu’on va lâcher prise, lâcher cette façon de commenter. Il faut que la pensée soit là, mais transparente, en tant que lectrice de ce qui se passe, comme une lectrice silencieuse.

Gwénaël Dubois :

D’un point de vue de l’enseignement, je me dis que cela peut s’enseigner, en tout cas se partager. On est en train d’en parler donc c’est bien que cela représente quand même quelque chose de tangible. Peut-être qu’il ne faut pas viser systématiquement des pièces toujours plus dures, mais que cela aiderait à le travailler avec des pièces plus faciles.

Lionel Garcin :

Je ne suis pas interprète, mais à un moment donné j’ai voulu savoir ce que c’était de se sentir interprète. Je n’ai pas fait du saxophone, mais j’ai travaillé des pièces de piano pour rentrer dedans, et j’ai l’impression effectivement que c’est important de ne pas aller vers des choses plus complexes que ce qu’on peut faire, mais au contraire choisir ce qu’on peut appréhender dans son ensemble et creuser les états d’être à partir de cela, avoir un point d’accroche, une pièce, et puis par exemple l’aborder de plein de manières différentes. À partir d’un support qu’on connaît, on peut se concentrer sur l’origine du rythme dans le corps. C’est-à-dire avoir différents niveaux de lecture qu’on peut nommer et se donner la possibilité de creuser la sensation, mais avec une forme définie qu’on connaît de mieux en mieux, plutôt que « ça y est, on l’a mise en place au niveau extérieur, et on passe à une plus difficile ».

Les compositeurs comme Chopin ont créé leur propre technique, par l’improvisation. C’est intéressant d’ouvrir la possibilité d’avoir sa propre individualité, au sein d’un collectif, d’une culture. Par exemple, si je devais jouer les études des trucs que je fais en improvisant, non seulement je n’en serais pas capable, mais surtout je m’emmerderais vraiment !

Gwénaël Dubois :

Dans la même logique, des recherches montrent que les pièces de Czerny, qui sont données à tous les mômes dans les conservatoires, sont initialement des supports pour improviser. Depuis c’est devenu des pièces assez horribles ! Czerny les utilisait comme base d’improvisation en reprenant des motifs et les développant dans plein de combinaisons. C’est un peu comme si tu transformais les techniques de jeu que tu utilises en études pour des étudiants.

Lionel Garcin :

On m’a déjà demandé ! Ça me fait penser à la flûte classique indienne que je suis allé un peu étudier là-bas. C’est hyper codifié, mais c’est étonnant comment ça fonctionne. Il y a justement une forme, là, avec différents niveaux de travail de cette forme : le niveau technique, le niveau émotionnel, le niveau spirituel, etc. Quand on apprend un raga, c’est comme un mode lydien on va dire, mais si on joue un mode lydien, ça ne va pas forcément faire un raga parce qu’il y a des intonations, des augmentations qui font qu’on a la sensation émotionnelle de ce raga. Tout ça est nommé et travaillé et tous les jours c’est refondu. Le jour 1, on va apprendre l’échelle et un ou deux petits motifs, et on a l’impression que le jour 2 on va recommencer ça, et que ça va être la même chose, mais non, le jour 2 est complètement différent, improvisé en fait : le professeur rentre dans une improvisation avec l’élève, à un certain niveau, et lui transmet des petits bouts de phrases. Chaque jour c’est nouveau, ce n’est jamais deux fois le même. Et au bout d’un moment il y a comme un champ qui se crée, un champ mélodique, un champ comme en physique là, qui est clair, mais qui n’est jamais fixé complètement.

Étudiant·e :

Ce que vous faites est quelque chose de difficile à écouter sûrement pour la plupart des gens. Est-ce que vous arrivez à en vivre et que ce genre de performances soit plutôt pérenne ?

Lionel Garcin :

On a essayé de faire la manche avec et ça n’a pas trop marché ! Tu vois, aujourd’hui c’est la deuxième fois qu’on l’a fait en 3 ans, donc…

Même étudiant·e :

Mais vous parliez aussi d’autres groupes…

Lionel Garcin :

Oui, moi je vis plus ou moins de l’improvisation, après je fais parfois aussi d’autres trucs en plus. L’improvisation a très peu de visibilité dans les endroits institutionnels, et donc c’est très souvent de l’underground et des économies pauvres.

Emanuelle Pépin :

Moi je ne dis plus que j’improvise ! Par exemple, je suis programmée dans un musée d’art contemporain, ils savent que je travaille en improvisation, mais… ce n’est pas dit. Évidemment, je suis allée plusieurs fois visiter le musée, j’ai fait plein de recherches, il y aura une trame, mais quoi qu’il en soit, j’improviserai à ce moment-là. Il faut aussi réfléchir à comment ça peut franchir des lieux qui au départ ne programment pas ce qu’on fait. Par exemple je vis de ça depuis plus de 30 ans. Je donne pas mal de workshops et pour moi ça va ensemble, la pédagogie est très nourricière du travail de la création. Quand j’interviens dans des centres de formation professionnelle, c’est par le biais de l’improvisation. Quand je joue avec des groupes, j’improvise. Quand je joue seule, quand je fais des performances, que ce soit dans des musées, des théâtres nationaux, ils ne savent pas forcément que je vais improviser, et quand je le dis, ils ne me croient pas de toute manière ! Après la performance, un grand nombre de fois, on me dit : « mais ça c’était écrit ! » Oui, c’est écrit sur l’instant, mais ça prend des formes à chaque fois différentes.

Lionel Garcin :

Et après, il y a des dispositifs — tu aimes bien ce mot-là — qui font que ça peut passer dans d’autres endroits. Par exemple, je propose un travail autour du chant des oiseaux dans lequel il y a beaucoup d’improvisation, c’est quasiment tout improvisé même. Mais le dispositif fait que c’est comme une écriture, et qu’il y a quelque chose qui attire : on est cinq saxophonistes soprano qui jouons à 20 mètres chacun dans son arbre. En fait, c’est le même travail qu’aujourd’hui avec en plus un travail sur le langage des oiseaux. Donc on peut élargir et développer les pratiques d’improvisation avec plein de dispositifs.

 
 
 

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