Accès à la version originale en anglais: “On Notaional Spaces”
Accès à la version en français ; « Rencontre avec Vincent-Raphaël Carinola et Jean Geoffroy »:
Accès à la version en anglais : « Encounter with Vincent-Raphaël Carinola and Jean Geoffroy »
Espaces notationnels et œuvres interactives
Vincent-Raphaël Carinola et Jean Geoffroy
Résumé
Cet article présente une réflexion sur la nature des espaces notationnels dans les œuvres musicales interactives faisant appel à des dispositifs numériques. Il prend appui sur les expériences menées par les auteurs dans Toucher (2009) pour thérémine et ordinateur et Virtual Rhizome (2018) pour Smart Hand Computers[1].
Dans les musiques interactives les espaces notationnels sont corrélés à la structuration spatiale du dispositif, notion qu’il faut entendre dans le sens d’une extension de l’instrument traditionnel. C’est pourquoi composer une œuvre équivaut, du moins en partie, à composer l’instrument. Les espaces notationnels, autrement dit, les lieux rendant possible une écriture — et donc une interprétation — sont distribués parmi les différentes composantes du dispositif. La façon dont ses éléments constituant les dispositifs numériques sont interconnectés (le mapping), la logique algorithmique du «if-then-else» et la notion d’ouverture jouent un rôle fondamental pour le compositeur et pour l’interprète.
Or, dans le cas des dispositifs miniaturisés (ou embarqués, ou incorporés), cette structuration spatiale des composantes du dispositif semble absente et, par conséquent, questionne l’existence d’un espace pour la composition et pour l’interprétation. Une des solutions explorée ici consiste à concevoir l’œuvre comme une architecture virtuelle qui rappelle un « monde » dans le domaine des jeux vidéo. Cette architecture, ouverte à une pluralité de parcours, assume alors la fonction d’un espace notationnel en faisant appel, paradoxalement, à des techniques de la mémoire propres à l’oralité.
Le texte en version pdf :
1.La notion de Smart Hand Computer est due a Christophe Lebreton. Elle décrit et généralise une des caractéristiques importantes d’outils du quotidien, tels les smartphones, qui regroupent une seul objet une inter- face de captation de geste et un ordinateur. .lisilog.com
Démocratisation de l’informatique musicale
Comment le passé a le don de vous rattraper, ou
La démocratisation de l’informatique musicale,
10 ans après.
Warren Burt
Traduction de l’anglais: Jean-Charles François[1]
Warren Burt est compositeur, performeur, fabricant d’instruments, poète sonore, cinéaste, artiste multimédia, écrivain et créateur d’œuvres visuelles et sonores…
Sommaire :
1. Introduction – La Conférence internationale 2013 Computer Music
2. 1967-1975 : SUNY Albany et UCSD
3. 1975-1981 : Australie, Plastic Platypus
4. 1981-75 : Micro-ordinateur monocarte à petit budget
5. 1985-2000 : Accessibilité accrue
6. Période post-2000 : L’informalité des trains de banlieue et l’informatique en train sans lieu
7. Aujourd’hui : L’utopie des technologies musicales et les musiciens impertinents
8. Conclusion
1. Introduction – Computer Music, La Conférence internationale 2013
En 2013, l’International Computer Music Conference s’est tenue à Perth en Australie. Le comité d’organisation était présidé par Cat Hope[2], qui a eu la gentillesse de m’inviter à prononcer l’un des discours d’ouverture. Le sujet de mon exposé était la « démocratisation » de « l’informatique musicale ». Je mets ces termes entre guillemets, parce que les deux termes faisaient l’objet de controverses (ils le sont toujours), même si leur signification a peut-être changé, voire beaucoup changé, au cours des dix ans qui viennent de s’écouler. Mon exposé s’est situé dans des perspectives australiennes, parce que c’est là que j’ai vécu la plupart du temps pendant les 47 dernières années. Il s’agissait pour moi de faire comprendre au public de ce colloque international, dans quel contexte particulier celui-ci se déroulait. Le contexte culturel de l’Australie est à certains égards très différent et en même temps très proche de ce qui se passe en l’Europe, en Amérique du Nord, ou dans d’autres parties du monde. Je me souviens de Chris Mann, un poète et compositeur, qui, en 1975, en m’accueillant à l’aéroport lors de ma première visite en Australie, m’a dit, « OK, voici ce qu’il faut savoir : on parle la même langue, mais ce n’est pas la même langue ». Les expériences que j’ai vécues au cours des années suivantes m’ont permis de découvrir, dans les détails les plus exquis, les nombreuses nuances qui différencient l’anglais australien des autres versions de la langue anglaise dans le reste du monde. Et en fait, l’anglais parlé par les Australiens il y a cinquante ans n’est pas celui utilisé aujourd’hui. Je me suis probablement trop habitué à la langue au fil du temps, mais beaucoup des caractéristiques uniques de l’anglais-australien que j’avais remarquées à l’époque ont à présent disparues.
Ce que j’ai voulu montrer à l’époque avait un double objectif : premièrement, que les progrès des technologies rendaient les outils de « l’informatique musicale » plus accessibles à un grand nombre de personnes, et deuxièmement, que la définition de ce qu’on considérait alors comme « informatique musicale » était en train de changer. En 2013, Susan Frykberg[3] m’avait posé la question de savoir si je parlais de « démocratisation » ou bien de « commercialisation » ? Cette question m’avait paru pertinente à l’époque. Depuis lors, la prolifération des téléphones portables et autres objets des technologies numériques qu’on peut tenir dans sa main ont rendu son argument initial moins convaincant qu’hier, même s’il garde aujourd’hui son mordant. Avec « le monde » maintenant complètement unifié par des outils de communication miniaturisés, il semble que les technologies ne sont devenues ni démocratisées, ni commercialisées (ou à la fois démocratisées et complètement commercialisées) mais simplement omniprésentes dans notre environnement culturel continu. Richard Letts, le rédacteur en chef de Loudmouth, un magazine électronique consacré à la musique, vient de me demander d’écrire un article sur l’état actuel des technologies musicales. Pour montrer à quel point le secteur des technologies musicales de pointe était partout répandu, j’ai axé mon article sur les technologies musicales disponibles sur l’iPhone, en montrant que la plupart des applications technologiques musicales sophistiquées du passé étaient désormais disponibles, dans une certaine mesure, sur le plus répandu des appareils électroniques grand public.
Le terme « Informatique musicale » a suivi la même voie. En 2013 il faisait référence à la musique expérimentale utilisant des ordinateurs et aux musiques électroniques populaires [dance musics] fabriquée avec des technologies numériques. Il est clair que le nombre de musiques produites à l’aide des technologies musicales s’est encore élargi. Avec humour, j’ai souligné que le périodique mensuel britannique « Computer Music » publiait surtout des articles de type « mode d’emploi » (« tutoriels ») – pour des personnes produisant de la musique de danse « électro » numérique dans leur chambre à coucher plutôt que des articles traitant des aspects les plus subtiles de la synthèse de pointe. Il y a quelques années, Future Music, l’éditeur britannique de « Computer Music », a racheté le magazine américain « Keyboard » et « Electronic Musician », qui de temps en temps publiait des articles sur des sujets intéressant le monde de « l’avant-garde », et aujourd’hui, les deux publications appartenant à « Future Music » ont non seulement des sphères d’intérêt qui se chevauchent, mais certains articles publiés dans l’un apparaissent également dans l’autre. L’accent continue d’être mis sur la musique de pop/dance réalisée à l’aide des technologies commercialement disponibles, mais au fur et à mesure que le temps passe, certains sujets considérés comme marginaux, tels que la synthèse granulaire, sont désormais abordés dans leurs pages, sans que soit généralement mentionnée les personnes qui ont été les pionniers de ces techniques.
Pour montrer combien le terme « informatique musicale » a changé au cours des ans, j’avais inclus dans mon texte original un bref aperçu de ce que j’avais réalisé au cours du temps en expliquant en quoi ces activités s’inscrivaient ou non, aux différentes époques, dans le cadre de « l’informatique musicale ». Ma démarche se voulait humoristique et en grande partie ironique.
2. 1967-1975: SUNY Albany et UCSD
Il est temps évoquer un peu mon autobiographie. J’ai pu observer combien le terme d’informatique musicale a changé sans arrêt de sens depuis les années 1960. Pour commencer, selon quelle série télévisée on regardait dans notre enfance, on peut aller voir nos chères machines Waybac ou Tardis. En 1967, j’ai commencé mes études à l’Université d’État de New York à Albany [State University of New York at Albany]. Peu de temps après, le département de musique a installé un système Moog de très grande taille conçu par Joel Chadabe[4], sur lequel un dispositif numérique avait été construit par Bob Moog. Ce système permettait divers types de synchronisations et de déclenchements rythmiques. L’Université avait aussi un centre informatique, où l’on pouvait développer des projets impliquant des piles de cartes perforées traitées en temps différé. Je n’étais pas attiré par les cours d’informatique, mais j’ai été immédiatement attiré par le Moog. Au contraire, deux de mes amis étudiants, Randy Cohen et Rich Gold, ont commencé immédiatement à travailler au centre informatique, en déposant leurs piles de cartes perforées et en attendant très longtemps leurs résultats. Si je me souviens bien, Randy avait écrit un programme pour produire de la poésie expérimentale. J’ai été très enthousiasmé par les résultats de sa démarche qui manipulait le sens et le non-sens des mots d’une manière que je trouvais très habile. Randy, qui s’est lancé peu de temps après dans une carrière d’auteur de comédie, pensait au contraire que la quantité de travail nécessaire pour arriver à un résultat que seuls quelques cinglés comme moi pourraient apprécier, n’en valait pas la chandelle. Ainsi, dès le début de mes études, j’ai eu le pressentiment qu’une division existait entre les « musiciens électroniques » et les « artistes de l’informatique » et tout au moins pour le moment, je me plaçais du côté des « musiciens électroniques ».
En 1967, je suis allé faire des études à l’Université de Californie San Diego, et j’ai très vite été impliqué dans les activités du Center for Music Experiment (CME)[5]. Cette structure incluait en son sein des studios de musique analogique et numérique, ainsi que des projets de danse, de multimédia, de vidéo et de performance art. Il y avait un énorme ordinateur[6] tendrement entretenu par plusieurs de mes amis. Ed Kobrin[7] était alors présent avec son système hybride qui comportait un petit ordinateur qui produisait des contrôles de tension pour des modules analogiques. J’étais responsable d’un petit studio qui avait un synthétiseur Serge[8], un système appelé « Daisy », construit par John Roy et Joel Chadabe (un générateur d’information aléatoire très intéressant) et des modules analogiques construits par un autre de mes collègues, Bruce Rittenbach. On pouvait aussi utiliser des tensions de contrôle issus de la sortie de l’ordinateur principal. Mon propre travail consistait pour l’instant à utiliser des « appareils à commandes manuelles », le monde des « lignes de code » étant pour moi encore trop opaque, même si j’avais travaillé sur plusieurs projets où d’autres personnes généraient des signaux de contrôle avec des « lignes de code » pendant que je manipulais les boutons des « appareils à commandes ». J’ai pu aussi faire le constat de la présence d’une division sociale : alors que moi-même et mes amis chanteur et violoncelliste attendions avec impatience la fin de la journée pour nous rendre à la plage Black’s Beach[9], nos amis informaticiens continuaient à travailler sur leur code, généralement tard dans la nuit. À l’époque, le travail sur ordinateur impliquait nécessairement une certaine obsession qui distinguait les « vrais musiciens informaticiens » du reste « d’entre nous ».
En fait, cette distinction s’avère être un peu ridicule, elle rappelle les sempiternels débats sur les « vrais hommes » ou son alternative non sexiste, la « personne authentique ».
Déjà à l’époque, mon intérêt portait sur l’idée de rendre les technologies plus accessibles. Mes amis de SUNY Albany, Rich Gold et Randy Cohen, qui étaient inscrits dans des études postdoctorales au California Institute of the Arts, m’ont fait connaître les travaux de Serge Tcherepnin et son « People’s Synthesizer Project ». L’idée était de pouvoir disposer d’un kit de synthétiseur pour à peu près 700$ qu’un groupe de personnes pouvait assembler. Le faible coût, l’accessibilité et le fait de faire partie d’un collectif étaient des éléments très attractifs. Par ailleurs, le synthétiseur était conçu par et pour des musiciens évoluant dans le cadre de la musique expérimentale. Le projet comportait également une part importante de ce qui allait être connu sous le nom d’autonomisation [empowerment], c’est-à-dire la possibilité de faire les choses par soi-même en complète autonomie. Au même moment, pour mon projet de maîtrise, j’avais commencé à construire un module de circuits électroniques connu sous le nom d’Aardvarks IV. Constitué de circuits numériques, avec des Convertisseurs Numérique à Analogique [DACs, Digital to Analog Converters] que j’avais moi-même bricolés, je l’ai décrit comme « un modèle intégré d’un programme particulier de composition sur ordinateur ». Mon besoin d’avoir des boutons à tourner – c’est-à-dire, d’avoir un dispositif capable d’être contrôlé physiquement en temps réel – restait une préoccupation majeure. Mon approche de la précision numérique était légèrement idiosyncratique. La singularité et le funk faisaient partie de mon esthétique.
Une illustration de ce qu’est le funk dans la conception de circuits électroniques peut s’observer dans la construction des DACs de Aardvarks IV. En suivant les suggestions de Kenneth Gaburo[10] j’ai utilisé des résistances de très basse qualité dans la fabrication des Convertisseurs Numérique à Analogique.
plus d’informations sur Aardvarks IV
Au moment où les Convertisseurs Numérique à Analogique étaient considérés comme des dispositifs utilitaires qui devaient être le plus précis possible, dans la conception de ce module, j’ai essayé de traiter un dispositif utilitaire comme une source de variations et d’imprévisibilité créative. Cet intérêt pour l’imprévisibilité créative probablement me différenciait du reste des copains qui travaillaient dans l’arrière-salle du CME. Et en plus, je préférais aller à la plage Black’s Beach plutôt que de me trouver dans l’arrière-salle.
Les ordinateurs de cette époque étaient des monstres très avides, dévorant toutes les ressources se trouvant à proximité. Maintenant qu’ils ont totalement pris le pouvoir sur nos vies, ils peuvent se permettre d’être plus tolérants, mais en ce temps-là, il s’agissait de la survie du plus fort. Quand j’étais à UCSD, CME ne se limitait pas à la recherche sur l’informatique musicale. Le Centre hébergeait en son sein des projets se situant dans beaucoup de domaines différents. Lorsque ma partenaire, Catherine Schieve[11] est arrivée à UCSD au début des années 1980, le CME multidisciplinaire était en passe de devenir exclusivement un centre des arts informatiques, et elle aussi se souvient d’un fossé social entre les personnes travaillant dans l’informatique et le reste des musiciens et musiciennes. Ce qui différenciait aussi les « types de l’informatique » des autres, c’était la quantité de leur production. C’était encore normal pour une personne travaillant sur ordinateur de travailler de longs mois pour produire une pièce courte. Pour ceux et celles parmi nous qui voulaient produire beaucoup, rapidement, travailler uniquement avec des ordinateurs n’était pas la solution. Éventuellement, l’institution du CME a évoluée pour devenir le CRCA, le « Centre for Research into Computers and the Arts ». En 2013, je suis allé visiter le site internet du CRCA, et je me suis aperçu qu’il avait maintenant de nouveau mis l’accent sur la recherche multidisciplinaire, avec des projets assez passionnants. Cependant, j’ai appris par des personnes travaillant à UCSD en 2013 que depuis, le CRCA avait malheureusement fermé ses portes. Encore une institution qui mord la poussière !
3. 1975-1981 : Australie, Plastic Platypus
Entre à peu près les années 1980 et aujourd’hui, « l’informatique musicale » est devenue un domaine qui regroupe un très large éventail de points de vue esthétiques. Aujourd’hui, pratiquement le seul facteur commun qui unit ce champ d’activité est l’utilisation de l’électricité et, généralement, d’une sorte d’ordinateur (ou circuit numérique). Mais concernant les styles de musique, nous sommes entrés dans une période où « tout est possible ».
À la fin des années 1970 et au début des années 1980 les choses ont changé. De nouveaux ordinateurs de petite taille ont commencé à apparaître et ont été appliqués aux tâches de production musicale. Plusieurs systèmes très prometteurs ont été construits[12] qui ont consisté à fondamentalement dissimuler l’ordinateur derrière une sorte d’interface musicale conviviale. Au même moment, toute une série de micro-ordinateurs ont fait leur apparition, habituellement sous la forme de kits à construire soi-même. Un fossé s’est rapidement creusé dans le monde de l’informatique musicale entre les « personnes de l’ordinateur central » qui préféraient travailler sur les ordinateurs très onéreux qui existaient dans des institutions et les « adeptes de la performance en temps réel » qui préféraient travailler avec leurs propres petits systèmes, microprocesseurs portables, à la portée de leurs moyens financiers. L’ouvrage de Georgina Born, Rationalizing Culture[13], une étude sur la sociologie de l’IRCAM dans les années 1980, a permis de voir comment George Lewis[14], avec son travail sur micro-ordinateur, a réussi à s’insérer dans le monde de l’IRCAM basé sur l’utilisation d’ordinateurs centraux et la présence de structures hiérarchiques.
En 1975, je suis arrivé en Australie. J’ai mis en place un studio de synthèse analogique et de synthèse vidéo à l’Université La Trobe à Melbourne. Dans cette université, Graham Hair[15] a commencé à travailler sur l’informatique musicale sur un ordinateur PDP-11. En poursuivant mes travaux sur « Aardvarks IV » réalisés à UCSD, je me suis remis à travailler avec des puces numériques. Inspiré par ce qu’avait réalisé Stanley Lunetta[16], j’ai conçu un module, « Aardvarks VII » en utilisant exclusivement des puces compteur/diviseur 4017 et gate puces 4016. Il s’agissait de la forme de conception numérique la plus rudimentaire. Les puces étaient simplement soudées sur des cartes de circuits imprimées. En d’autres termes, la façade en plastique du synthétiseur comportait les connexions de circuit imprimées à l’arrière, et les puces étaient directement soudées sur ces connecteurs imprimés. Pas de mise en mémoire tampon, rien d’autre. Juste des puces. Il était principalement conçu pour travailler avec des fréquences accordées en intonation juste et il m’a permis de jouer avec beaucoup plus de modules. Tout cela en temps réel. L’esthétique du patching restait pour moi le paradigme, basé sur la manipulation physique en temps réel et sur des modules combinatoires. À cette époque, en 1978-79, j’avais l’impression d’être devenu un musicien électronique qui travaillait avec des circuits numériques, mais je n’étais pas encore cette bête rarissime qu’est le « musicien informaticien ».
Simultanément, j’ai été amené à utiliser la technologie la plus rudimentaire – c’est-à-dire l’électronique grand public la moins chère, au bas de l’échelle économique – pour faire de la musique. Ron Nagorcka[17] (que j’avais rencontré pour la première fois à UCSD) et moi-même nous avons formé un groupe nommé Plastic Platypus qui faisait de la musique électronique vivante avec des magnétophones à cassette, des jouets et de la camelote électronique [electronic junk]. Certaines de nos installations étaient très sophistiquées, la nature low-tech et low-fi de nos outils dissimulant une pensée systémique très complexe, mais notre travail est né d’un questionnement idéologique sur la nature de la haute-fidélité. Alors qu’à l’occasion, il était pour nous très agréable de travailler dans des institutions qui pouvaient se payer des haut-parleurs de qualité (etc.), nous étions aussi conscients que les coûts des systèmes audiophiles étaient hors de la portée de beaucoup de gens. Étant donné que l’une des principales raisons pour lesquelles nous avons créé le groupe était de travailler sur les types d’équipement les plus courants afin de montrer que la musique électronique pouvait être accessible au plus grand nombre, nous avons adopté la qualité sonore du magnétophone à cassette, du minuscule haut-parleur suspendu à un fil se balançant, celle du piano jouet ou du xylophone jouet. Comme le disait Ron avec éloquence, « l’essence-même des médias électroniques c’est la distorsion ». La technologie, bien sûr, à la longue allait nous rattraper et l’accès des « masses » à une bonne qualité sonore est devenue une question sans objet vers la fin des années 1980, mais notre travail sérieux avec les problèmes et joies de la technologie de basse qualité entre temps nous a beaucoup amusé.
Ron et moi (et plusieurs autres personnes qui travaillaient alors avec la technologie des cassettes, comme par exemple Ernie Althoff[18] et Graeme Davis[19]) on était généralement d’accord sur la manière d’envisager l’utilisation de cette technologie. Un processus de feedback multigénérationnel, tel que celui illustré dans l’œuvre d’Alvin Luciers, « I Am Sitting in a Room »[20], était à la base d’une grande partie de nos productions. Dans ce processus, un son est produit sur une machine et enregistré simultanément sur une deuxième machine. La seconde machine est ensuite rembobinée et la lecture de cette machine est enregistrée sur la première machine. En répétant plusieurs fois ce processus, il en résulte d’épaisses textures sonores, entourées d’une rétroaction acoustique qui s’accumule progressivement. Dans la pièce de Ron « Atom Bomb », pour deux interprètes et quatre magnétophones à cassette, il a eu l’idée d’ajouter l’action d’avance et de retour rapides des cassettes en cours de lecture pour créer une distribution aléatoire dans le temps des sources sonores au fur et à mesure qu’on les enregistrait. A la fin de cette section, les quatre cassettes étaient rembobinées et rediffusée aux quatre coins de la salle, créant ainsi une « pièce pour bande électroacoustique » quadriphonique que le public avait vu assemblée devant lui. Dans ma pièce « Hebraic Variations », pour alto, deux magnétophones à cassette et haut-parleur portable attaché à une très longue corde, je jouais (ou essayait de jouer) la mélodie de « Summertime » de George Gershwin (je suis un altiste de niveau très insuffisant). Pendant que je jouais la mélodie en boucle sans fin, Ron enregistrait à peu près 30 secondes de mon jeu sur un magnétophone à cassette (« l’enregistreur »), puis il transférait cette bande sur une deuxième machine (le « lecteur »), recommençait à enregistrer sur la première machine, et puis faisait tourner en cercle au-dessus de sa tête le haut-parleur de la seconde machine pendant à peu près une minute. Cela créait des décalages Doppler et une texture plus épaisse par rapport à mon jeu sur l’alto. Après 5 ou 6 cycles de ce procédé, un paysage sonore d’une très grande densité était assemblé, constitué par des glissandi, des notes pas très justes et de nombreux types de clusters sonores. La médiocrité de la technologie liée à celle de ma production se multipliaient mutuellement, créant un monde sonore micro-tonal épais.
L’entente entre Ron et moi dans l’élaboration du répertoire de Plastic Platypus a été presque unanimement parfaite. La composition des pièces a été laissée à la responsabilité de chacun, et ensuite les désirs de chaque compositeur ont été pris en compte du mieux possible. Le niveau de confiance et d’accord entre nous était très élevé. Il y deux ans, Ron a retrouvé des cassettes des performances de Plastic Platypus, il les a copiées et me les a envoyées. Beaucoup de nos anciens moments favoris étaient présents et étaient instantanément reconnaissables. Mais de temps en temps, nous avons été désarçonnés tous les deux à l’écoute d’une pièce – on n’arrivait pas à déterminer qui avait composé la pièce ou à quelle occasion elle avait été enregistrée. Ces pièces étaient peut-être des improvisations qui, par les processus utilisés, obscurcissaient l’identité de qui en était l’auteur.
Ron Nagorcka au Clifton Hill Community Music Centre, 1978
En plus de mes travaux sur les synthétiseurs analogues, de la fabrication de mes propres circuits numériques et de mes travaux avec la low-tech, j’ai alors commencé à m’impliquer sérieusement dans l’informatique[21]. Lors de mes séjours aux Etats-Unis, Joel Chadabe m’a permis de travailler gracieusement dans son studio et pour la première fois, j’ai effectivement utilisé un code pour déterminer des évènements musicaux. Les résultats étaient produits presque en temps réel, ce qui donnait satisfaction au « tourneur de boutons » que j’étais. Plus tard, de retour en Australie, en 1979, j’ai travaillé sur le Synclavier à l’Université d’Adélaïde à l’invitation de Tristam Cary[22] et en 1980, à Melbourne, j’ai demandé à avoir accès au Fairlight CMI au Victorian College of the Arts et j’ai appris tous les tenants et les aboutissants de cette machine. J’ai contracté le virus de posséder mon propre système informatique[23]. Mon choix s’est porté sur un micro-ordinateur Rockwell AIM-65. Je me suis donc plongé dans l’apprentissage de cette machine et j’ai construit pour cela ma propre interface de manière extrêmement idiosyncratique. Ensuite, ayant élargi la mémoire du AIM à 32k, j’étais super excité [I was hot]. Il était maintenant possible de réaliser de la synthèse des sons en temps réel (en utilisant des formes d’ondes dérivées du code dans la mémoire). En utilisant le AIM-65 de cette façon et en traitant sa sortie avec le Serge, je pense que j’étais finalement devenu un « musicien informaticien », mais je ne sais pas si j’en étais un « véritable ». Plus précisément, mon approche restait toujours idiosyncratique, et mon penchant pour rendre l’équipement plus accessible à tous en donnant en exemple ma propre démarche (un marxiste aurait un mouvement de répulsion à cette idée) semblait, au moins dans ma tête, me distinguer encore de mon homme de paille mythique, l’élitiste, obsédé par la perfection et la répétabilité, opérateur d’ordinateurs institutionnels qui ne veut toujours pas aller à la plage.
4. 1981-75 : Micro-ordinateur monocarte à petit budget
Mes aventures avec le micro-ordinateur mono-carte pas cher m’ont occupé par intermittence pendant les années 1981-85[24]. Les travaux réalisés avec ce système entre 1982 et 1984 ont été regroupés sous le titre d’Aardvarks IX. Un des mouvements a été nommé « Three Part Inventions (1984) ». Il s’agissait d’une pièce semi-improvisée dans laquelle j’utilisais le clavier de mon ordinateur comme un clavier musical. Programmé en FORTH, j’étais capable de réaccorder le clavier sur n’importe quelle gamme micro-tonale en appuyant sur une touche[25]. Dans cette pièce, je combinais mes capacités de « musicien informaticien » avec mon intérêt pour la technologie démocratisée grâce à des coûts abordables et mon intérêt pour les formes de diffusions musicales non publiques. Chaque matin (je pense que c’était en juin 1984) je m’asseyais et j’improvisais une version de la pièce, en enregistrant cette improvisation du matin sur une cassette de haute qualité. Je pense que j’ai réalisé 12 versions uniques de la pièce de cette manière. J’ai aussi réalisé encore une autre version de la pièce, que j’ai enregistrée sur un magnétophone à bobines et je l’ai gardée pour l’utiliser dans la version enregistrée de l’ensemble du cycle. Chacune des 12 versions uniques de la pièce a été envoyée en cadeau à une de mes connaissances. Bien sûr, je n’ai pas gardé trace de quelles versions j’avais amicalement envoyé aux 12 personnes. C’est ainsi que dans cette pièce, j’ai pu combiner mon intérêt pour les systèmes d’intonation micro-tonale, l’improvisation, les processus électroniques en temps réel, l’utilisation des technologies bon marché (ou moins chères) (l’ordinateur AIM et le magnétophone à cassettes), l’art par courrier postal personnel, et les réseaux non publics de distribution de la musique, tout ceci intégré dans une seule pièce. J’ai voulu tout avoir – une recherche sérieuse high-tech et des réseaux d’édition et de distribution prolétaires, réalisés avec des circuits électroniques fabriqués à la maison et une informatique de niveau amateur. Il n’a pas été surprenant de constater que certains de mes amis se situant dans la « sphère haute » de « l’informatique musicale » aient exprimé un certain nombre de points de divergence concernant mes choix dans cette pièce d’instrument, de performance et de diffusion.
Quelques questions à l’époque semblaient pertinentes et, dans une certaine mesure, elles le sont encore aujourd’hui. Une des questions est : « À quel point est-on prêt à construire la totalité des choses par soi-même de la cave au grenier ? » Je pense que la raison pour laquelle on voulait effectuer ce travail de construction était que les équipements étaient onéreux et surtout confinés dans les institutions. Aujourd’hui, on dispose d’un éventail de possibilités allant d’applications limitées ne faisant qu’une seule chose correctement (avec un peu de chance) à des projets dans lesquels on construit soi-même ses propres puces et leur mise en œuvre. Même si les exemples que j’ai donnés sont un peu extrêmes, il s’agit là de l’éventail des choix qui s’offraient à nous à l’époque : le bricolage artisanal ou bien le prêt-à-porter sur catalogue, et dans quelle proportion ?
Une autre question concernait la notion de propriété. Était-on dans la situation d’utiliser les outils de quelqu’un d’autre, que ce soit ceux d’une institution à laquelle on était associé ou l’équipement d’un ami lors d’une visite chez lui ? Ou bien était-ce la situation d’utiliser ses propres outils qu’on avait été capable de développer dans une relation de longue durée ? À ce stade de ma vie, je faisais les deux à la fois. Encouragé par l’exemple de Harry Partch[26],qui pendant mes années à UCSD (1971-75) était encore en vie et installé à San Diego et directement encouragé par mon professeur Kenneth Gaburo, j’ai pris la décision que, même s’il était possible de prendre avantage des facilités offertes par les institutions si elles étaient disponibles, je préférais posséder mon propre équipement. Ce qui voulait dire que j’étais disposé à ce que l’ensemble de mes activités soit déterminé par mon pouvoir d’achat. Ainsi, une exploration intense de la micro-tonalité était rendue possible par les outils disponibles à bas prix (ou que j’avais la capacité de construire), mais une exploration sérieuse du son multicanal n’était pas à l’ordre du jour, parce que je ne pouvais me payer ni l’espace ni les haut-parleurs qu’on pouvait trouver pour cet usage. Pourtant, j’ai pu réaliser des projets utilisant à la fois des haut-parleurs peu orthodoxes et de la spatialisation sonore. Voici deux photos du Grand Ni, une installation à l’Experimental Foundation, Adelaïde (Australie).
Warren Burt : Le Grand Ni, Experimental Art Foundation, Adelaïde, 1978, Aardvarks IV (la boîte argentée verticale).
Aardvarks VII (le panneau plat placé devant Aardvarks IV), transducteurs attachés à des panneaux publicitaires en métal utilisés comme haut-parleurs.
Photo : Warren Burt.
Le Grand Ni, 1978 – vue sur les panneaux en métal utilisés comme haut-parleurs.
Photo : Warren Burt.
Voici un extrait du 5ème mouvement du Grand Ni. Ce mouvement est diffusé par des haut-parleurs normaux, pas par les haut-parleurs en sculpture métallique :
Warren Burt, « Le Grand Ni », extrait du 5ème mouvement.
Plus récemment, j’ai eu peu d’opportunité de réaliser des travaux impliquant des systèmes de son multicanaux, car je n’ai pas été en situation d’avoir accès à des espaces et du temps pour le faire, mais il y a peu, j’ai reçu une commission du MESS, le Melbourne Electronic Sound Studio, pour composer une pièce pour leur système de son à 8 canaux. Cela a eu lieu en septembre-octobre 2022 et le 8 octobre 2022 à la SubStation, à Newport dans l’Etat de Victoria, j’ai présenté la nouvelle œuvre pour 8 canaux en concert. (Merci beaucoup à MESS pour m’avoir donné l’opportunité de réaliser ce projet et pour l’assistance fournie).
Une autre raison pour disposer de son propre équipement a été – au moins en ce qui me concerne – la nature fragile des relations que j’ai pu avoir avec les institutions. Comme beaucoup d’entre nous, nous avons été mis dans la situation de consacrer plusieurs années à développer des équipements institutionnels, pour ensuite perdre notre emploi dans cette institution. Cette situation en Australie est de plus en plus grave. La plupart des personnes que je connais qui travaillent dans les institutions universitaires ne sont plus que des vacataires avec des contrats renouvelables à l’année. Même le statut « d’employé permanent », déjà fort éloigné des positions avec garantie d’emploi à vie, mais qui est au moins quelque chose, semble être de moins en moins offert. Quant aux Teaching Assistants [étudiants de troisième cycle servant d’assistants à un membre de la faculté] ce n’est plus la peine de les mentionner – ils n’existent plus. En 2012, dans le cadre de mon emploi, j’ai dû faire de la recherche concernant l’état de l’enseignement des technologies musicales en Australie. J’ai découvert qu’à l’échelle nationale, dans la période 1999-2012, 19 institutions avaient soit supprimé leur programme de technologies musicales ou en avaient sévèrement réduit leur budget. Cela ne s’est pas seulement produit dans les petites institutions, mais les grands établissements ont été aussi partout impactés. Par exemple, quatre des principaux chercheurs en informatique musicale travaillant en Australie, David Worrall, Greg Schiemer, Peter McIlwain, et Garth Paine ont tous été licenciés des institutions qu’ils avaient contribué à développer pendant de nombreuses années. Notons qu’il ne s’agit pas de personnes ayant quitté volontairement leur poste universitaire avec un remplacement par une autre personne dans la foulée, mais ce sont les postes aux-mêmes qui ont été supprimés. Étant donné cette situation, ma décision prise il y a plusieurs dizaines d’années de « posséder mon propre studio » est aujourd’hui plus sage que jamais.
Voici une photo qui donne un exemple des résultats de mon « adresse au citoyen » au début des années 1980. Les sons produits lors de la performance incluaient : 1) Cliquetis de crevettes ; 2) Sons électroniques (à hauteurs déterminées) en réponse aux crevettes ; 3) Sizzzz de sons sous-marins de bateaux à moteurs ; 4) Vagues ; 5) Un gong trempé dans de l’eau ; 6) Tortillements d’oscillateurs retraçant l’amplitude de la production sonore d’un hydrophone ; 7) « La Mer » de Debussy jouée sous l’eau et traitée par les vagues ; 8) Les sons produits par le public ; 9) Mes paroles s’adressant au public ; 10) Mouettes. Cette performance qui a duré toute la journée a eu lieu au Festival de St Kilda[27], évènement orienté vers la large participation du public, sur la jetée de St Kilda en 1983.
Adresse aux « citoyens » : Warren Burt: Natural Rhythm 1983. Hydrophone, water gongs,
Serge, Driscoll et modules bricolés à la maison, Gentle Electric Pitch to Voltage, haut-parleurs Auratone.
St. Kilda Festival, St. Kilda Pier, Melbourne.
Photo : Trevor Dunn.
Au milieu des années 1980, j’ai changé : j’ai commencé à utiliser des ordinateurs commerciaux. J’avais démissionné de l’université à la fin de 1981, et en tant que musicien indépendant, j’avais besoin d’un ordinateur moins onéreux. Le AIM-65 single-board micro-ordinateur que j’ai utilisé de 1981 à 1985, s’est éventuellement avéré ne pas être assez puissant, ni assez fiable, pour ce dont j’avais besoin. Une série de machines basées sur PC-Dos a alors suivi. Pendant tout ce temps-là, j’ai continué à m’intéresser à composer et à utiliser des systèmes de synthèse de manière non conventionnelle. Je me suis beaucoup amusé pendant un certain temps sur US, développé par les Universités d’Iowa et d’Illinois. Wigout de Arun Chandra[28] – une reconstitution de « Sawdust » d’Herbert Brün[29] – s’est avéré également une précieuse ressource. J’ai observé avec enthousiasme mes amies et amis en Angleterre, motivées par la même « éthique de la pauvreté et de l’enthousiasme-pour-l’accessibilité » à laquelle j’adhérais, développer le Composers’ Desktop Project, même si je n’ai pas réellement utilisé le CDP système avant un certain temps. J’ai étudié des programmes plus anciens quand ils étaient disponibles, tels que le PR1 de Gottfried-Michael Koenig [30] qui s’est avéré fertile pour quelques pièces de la fin des années 1990. Et je me suis trouvé dans la situation de m’impliquer avec des développeurs de logiciel et j’ai commencé à faire des tests bêta pour les aider. John Dunn (1943-2018) d’Algorithmic Arts a été l’un de mes plus constants collègues de travail pendant à peu près 23 ans, et j’ai créé un certain nombre d’outils disponibles sur ses programmes SoftStep, ArtWork et Music Wonk.
5. 1985-2000 : Technologies plus accessibles<
William Burroughs raconte une anecdote très amusante dans une de ses histoires au sujet d’un voyageur malheureux qui est invité par la Green Nun[31] à « voir le merveilleux travail effectué avec mes patients dans le service psychiatrique ». En entrant dans l’institution son comportement change. « À tout moment, vous devez obtenir la permission pour quitter la pièce ». Etc. Et donc les années ont passé. En ayant conscience du temps qui passe, on arrive maintenant au présent et ce qu’on voit c’est une corne d’abondance de dispositifs pour faire de la musique, de programmes (etc.), tous disponibles à bas coûts, etc.
À un certain moment dans les années 1980, les ordinateurs sont devenus plus petits et ils ont été dotés d’une foison de boutons et de capacités en temps réel, et ont cessé d’être le domaine exclusif de quelques personnes ayant accès à des studios bien dotés pour devenir accessible à pratiquement toutes les personnes intéressées. À condition évidemment d’avoir les connaissances adéquates, le statut social, etc. Et dans cette idée d’un ordinateur avec une pléthore de boutons de contrôle, j’aime bien la conception de l’interface du GRM [Groupe de Recherche Musicale] Tools en France. « Tools » en France. En suivant les idées de Pierre Schaeffer, ce qui a primé dans la conception de ce logiciel, c’est le fait de pouvoir contrôler tous les paramètres de l’extérieur, d’avoir beaucoup de possibilités de passer en douceur d’un réglage à un autre, et d’éviter d’avoir à manipuler une grande quantité de nombres dans le feu de l’action.
À un certain moment, vers (peut-être) la fin des années 1990, le nombre d’oscillateurs mis à disposition n’était plus un problème. La question de l’accessibilité s’est concentrée dès lors sur les moyens de contrôler un grand nombre d’oscillateurs. Je me souviens qu’Andy Hunt à l’Université de York travaillait sur Midigrid, un système mis à la disposition des personnes handicapées pour contrôler les systèmes de musique électronique par rapport à leur mobilité réduite. Le développement de ce système s’est arrêté en 2003. Il se trouve que cette année, une entreprise anglaise, ADSR Systems, a mis sur le marché un produit appelé Midgrid. Au vu de leur vidéo YouTube, je ne pense pas que les deux logiciels ont quoi que ce soit en commun. Et ces deux dernières années, l’équipe du AUMI – Adaptive Use Musical Instruments [Instruments de musique à utilisation adaptée][32] ont fait des avancées considérables pour développer des systèmes de contrôle de la musique pour les tablettes et ordinateurs portables qui rendent l’accès aux contrôles encore plus facile.
De plus, au cours des années 1990, l’accès à la qualité de la diffusion sonore (l’économie de la haute-fidélité) a cessé d’être un problème. C’est-à-dire, la question du désir et du confort est devenue plus importante que les aspects économiques. Les prix des équipements se sont écroulés, pour moins cher, on peut avoir de plus en plus de puissance. De nouveaux paradigmes d’interaction ont fait leur apparition, tels que l’écran tactile et d’autres nouveaux dispositifs de performance, et à peu près tout ce qu’on peut espérer avoir est maintenant disponible à un prix relativement bas. En face de cette abondance, on peut être déconcerté, accablé ou enchanté et se plonger dans l’utilisation de tous ces nouveaux outils, jouets et paradigmes mis à disposition.
Voici quelques photos qui illustrent certains des changements qui ont eu lieu pendant la brève histoire de « l’informatique musicale » :
John Cage, Lejaren Hiller et Illiac 2, University od Illinois, 1968, en train de travailler sur HPSCHD.
Les coulisses d’un salon professionnel, Melbourne 2013.
Chacune des tablettes Android travaillant à la sortie de l’ordinateur portable est plus puissante qu’Illiac 2
et coûte infiniment moins cher.
Photo : Catherine Schieve.
Dispositif informatique par Warren Burt pour « Experience of Marfa » de Catherine Schieve.
Concerts Astra, Melbourne, 1-2 juin 2013.
Deux ordinateurs portables et deux netbooks contrôlés par des unités de contrôles Korg.
Photo: Warren Burt.
Une autre vue du dispositif informatique de « Experience of Marfa ».
Notez le gong et l’orchestre artisanal de Surti Box derrières les ordinateurs.
Photo : Warren Burt.
Cette photo est pour rire.
Il s’agit d’une photo de 1954 de la RAND Corporation montrant comment on pouvait imaginer
à quoi ressemblerait l’ordinateur domestique standard en 2004.
6. Période post-2000 : L’informalité des trains de banlieue et l’informatique en train sans lieu
Il y a une ressource néanmoins qui déjà coûtait cher à l’époque, et qui l’est encore plus aujourd’hui. Cette ressource, c’est le temps. Le temps d’apprendre les nouveaux outils/jouets, le temps pour composer des pièces avec les jouets, le temps pour écouter les travaux des autres personnes et que les autres puissent écouter nos œuvres. En Australie, les conditions de travail se sont détériorées et les dépenses ont augmenté, de sorte qu’il faut maintenant travailler plus longtemps pour disposer de moins de ressources. L’époque semble révolue, du moins pour le moment, où l’on pouvait travailler trois jours de la semaine pour gagner assez d’argent pour exister et pouvoir disposer de quelques jours pour travailler sur sa production artistique. Dans notre société complètement dominée par l’économie, le temps consacré à des activités non économiques devient un véritable luxe. Ou bien, comme Kyle Gann l’a exprimé avec éloquence dans son blog Arts.Journal.com Post Classic, blog du 24 août 2013 :
En bref, nous sommes tous, chacun d’entre nous, en train d’essayer de discerner quel genre de musique il est possible de produire de manière satisfaisante, signifiante et/ou utile socialement dans le contexte d’une oligarchie contrôlée par le monde de l’entreprise. Il y a une myriade de réponses possibles, chacune ayant ses avantages et ses inconvénients sans qu’il y ait pour le moment de preuves d’un côté comme de l’autre. Nous conservons notre idéalisme et faisons le mieux que nous pouvons.
Un autre facteur de l’érosion de notre temps disponible est l’expansion des médias de communication. Je ne sais pas ce qu’il en est pour vous, mais sauf si j’éteins mon portable et mon courrier électronique, il est très rare qu’il y ait une période de plus d’une demi-heure où quelque chose ne réclame pas mon attention urgente, que ce soit sous la forme d’un texte, d’un coup de téléphone, ou d’un courriel. Cet état d’interruption constante du temps de travail, qui ne cesse de diminuer, est la situation dans laquelle beaucoup d’entre nous se trouvent.
Ma propre solution a été d’investir dans l’achat d’un casque supprimant les bruits et d’ordinateurs portables petits mais assez puissants, et après 2016, dans des tablettes, telles que l’iPad Pro, pour pouvoir travailler dans les excellents trains de banlieue de l’État de Victoria. Quand on est entouré de 400 personnes, que le modem est éteint, et que le casque nous empêche d’entendre le téléphone portable, alors on peut disposer d’au moins une heure, à l’aller comme au retour, pour se consacrer de manière ininterrompue à la composition. Cependant, je me demande bien quel est l’effet sur ma musique lorsqu’elle est composée dans un environnement aussi confiné, étroit et hermétique. Je continue à composer de cette manière et j’ai écrit beaucoup de pièces dans cet environnement. Dans cette pièce, « A Bureaucrat Tells the Truth » [Un bureaucrate dit la vérité] tirée des « Cellular Etudes » (2012-13) je combine des échantillons sophistiqués avec des sons bruts à 8 bits reconstruits avec amour dans le softsynth Plogue, Chipsounds :
Warren Burt, « A Bureaucrat Tells the Truth »
J’ai envoyé cette pièce à David Dunn et voici ses observations :
Une des questions formelles qui m’est venue à l’esprit a été l’idée que les échantillons sonores pour le contrôle midi sont des objets trouvés (de la même manière que tout instrument musical est un objet trouvé) qui portent en eux des constructions culturelles particulières (la tradition). La plupart des compositeurs veulent habituellement qu’une pièce se situe dans une ces traditions (bourges vs. Stanford vs. cage vs. orchestre occidental vs. musiques du monde vs. musiques bruitistes vs. jazz vs. musique spectrale vs. rinky-dink lo-fi diy etc.). C’est le cas généralement de compositeurs qui essaient de limiter leurs choix de timbres de manière à définir un contexte d’association particulier (genre). Dans ces pièces on laisse les cultures divergentes se frotter le nez jusqu’à ce qu’elles saignent. Et c’est vrai. Je veux jouer sur les deux tableaux, ou peut-être sur tous les tableaux. Je ne vois rien de mal à être à la fois hi-tech et lo-tech, à être à la fois complexe et élitiste, ET prolétaire.[33]
Peut-être que ma méthode de composition dans le confinement et l’isolement du train me fait accumuler côte à côte de plus en plus de cultures, tout comme ces personnes dans ce train, issues de tant de cultures, qui se serrent les unes à côté des autres.
La question du temps est donc plus que jamais un problème. L’une des raisons en est l’accélération sur le marché de la mise à disposition de matériels, qui dépasse de beaucoup ma capacité à les interroger sérieusement. L’une de mes stratégies pour composer consiste à étudier un appareil ou un logiciel et de me demander, « Quels en sont les potentiels pour la composition ? » Pas tellement « pour quel usage a-t-il été conçu », mais plutôt « comment peut-il être subverti ? » Ou bien si cela paraît trop romantique, peut-être de se demander, « Qu’est-ce que je peux faire avec cet outil que je n’ai pas déjà fait ? » Et « Quelle est la Structure Profonde contenue dans cet outil ? » En me souvenant des premières années de la musique électroacoustique, quand des gens comme Cage, Grainger et Schaeffer ont utilisé des équipements clairement conçus pour d’autres usages que celui de produire de la musique, je me trouve dans une situation similaire aujourd’hui. Le meilleur magasin de nouvel équipement musical que j’ai trouvé à Melbourne est StoreDJ, qui propose une bonne sélection, des prix modiques et un personnel connaisseur. Alors que Cage et ses amis se procuraient leur équipent dans le monde de la science et de l’armée, je trouve maintenant que je peux me procurer certaines de mes ressources dans l’industrie de la dance-music. Dans une période très récente (2020-22) je me suis impliqué dans la communauté VCV-Rack. Il s’agit d’un groupe de programmeurs, sous la direction d’Andrew Belt (voir aussi Rack 2) qui a construit des modules virtuels qui peuvent être assemblés ensemble, comme les modules analogues étaient utilisés (ils le sont encore aujourd’hui) pour créer des systèmes de composition complexes. J’ai contribué au projet NYSTHI d’Antonio Tuzzi qui fait partie du projet VCV, avec certaines de mes conceptions de circuits. On peut avoir accès à 2500 modules, certains d’entre eux étant des copies de logiciels de modules physiques existants, et d’autres sont des créations originales et uniques qui ouvrent la voie à l’exploration de nouveaux potentiels compositionnels. La distinction évoquée ci-dessus, entre l’industrie de la dance-music et les ressources mises à la disposition du monde de la « musique contemporaine » ou de la « musique expérimentale » a maintenant largement disparue. Il y a tant de nouvelles ressources disponibles, provenant de toutes sortes de concepteurs, avec toutes sortes d’orientations esthétiques, qu’on est submergé par la diversité des choix à faire.
Il y a deux ans j’ai dit en plaisantant qu’il y avait beaucoup trop de post-doctorants japonais dans les écoles d’ingénieurs du son avec beaucoup trop de temps libre pour créer de nombreux plug-ins gratuits intéressants, si bien qu’ils ne me laissaient que peu de possibilités d’être capable de tous les suivre. Maintenant, bien sûr, la situation s’est empirée considérablement, est-ce une bonne chose ? La quantité de ressources disponibles gratuitement, ou à très bas prix, dans le projet VCV Rack ou dans l’écosystème de l’iPad, est telle que je pourrais y passer plusieurs de mes prochaines vies. Et aussi longtemps que je serais capable d’avoir une ouverture d’esprit et une attitude expérimentale, ce sera probablement le cas.
Voici des liens pour regarder deux vidéos, montrant des travaux réalisés il y a une dizaine d’années. La première, « Launching Piece » utilise 5 tablettes numériques[34]. À l’époque, je venais juste de commencer à travailler avec cette installation, et c’était très agréable de sortir de la situation d’être « derrière l’écran de l’ordinateur », et de pouvoir d’avantage s’engager physiquement pendant la performance. Je suis très attaché à ce que Harry Partch appelait la « nature spirituelle et corporelle de l’être humain »[35] fasse intégralement partie de la pratique musicale. La seconde, « Morning at Princess Pier » utilise un iPad dont le son est traité par un vénérable Alesis AirFX pour produire une série d’accords microtonaux ayant une fluidité de timbre. Et en guise de choc du futur (parlons-en !), quand j’ai acheté le AirFX en 2000, je me souviens de m’être moqué de leurs slogans publicitaires – « Le premier instrument de musique du 21e siècle ! » et « parce que maintenant, tout le reste est tellement 20e siècle ! ». Dans les deux pièces, les nouvelles ressources m’ont enfin permis de retrouver une implication plus physique dans ma prestation musicale..
Vidéo
Warren Burt “Launching Piece”
Vidéo
Warren Burt,
“Morning at Princes Pier”
7. Aujourd’hui, qu’en est-il de l’utopie des technologies musicales et des musiciens impertinents ?
J’ai un ami qui est aussi audiophile. Il a un merveilleux système de diffusion sonore avec lequel il passe beaucoup de temps d’écoute. Je lui ai proposé l’idée qu’être audiophile était une activité élitiste, à la fois par rapport au coût des équipements et du fait qu’il pouvait se permettre de prendre le temps d’écouter attentivement les choses. Je lui ai demandé s’il était capable de concevoir un système sonore audiophile que la classe ouvrière pourrait se payer – autrement dit, s’il pouvait concevoir un système sonore audiophile prolétarien. Sa réponse a été grandiose : « Pour qui ? Pour les gens qui dépensent 2000$ pour une télévision à écran plat ? » J’ai dû admettre qu’il avait raison. Les « classes populaires » peuvent dépenser beaucoup d’argent pour se procurer les équipements nécessaires aux divertissements qu’elles souhaitent. Et j’ai décidé que tout comme André Malraux quand il disait qu’il pensait que le marxisme était une volonté de ressentir, de se sentir prolétarien, être un audiophile était aussi une volonté de ressentir, une volonté de ressentir que cela valait la peine d’avoir accès à une haute qualité sonore et à la possibilité de mettre du temps de côté pour l’utilisation de cet équipement.
– Pardon, mec, est-ce que je peux te poser une question ?
– Ben oui.
– Pourquoi vous, les ouvriers du bâtiment, êtes si ignorants ? Êtes-vous au courant des doctrines marxistes ?
– Oh ! ouais, un peu. Mais je pense qu’elles sont très anachroniques. Je préfère l’affirmation d’André Malraux selon laquelle le marxisme n’est pas une doctrine, mais une volonté, la volonté de ressentir le prolétariat. Passe-moi une autre brique.
C’est ainsi que nous avons atteint une sorte d’utopie technologique en matière de musique, et nous sommes entourés quotidiennement d’idées, de matériels qui impliquent des idées, et de matériels qui peuvent réaliser des idées – tout cela à des prix accessibles aux pauvres – ou tout au moins à un enseignant de la classe moyenne inférieure, même si sa situation économique va à reculons. C’est formidable. Ce qui n’est pas formidable, c’est que nous n’avons pas réalisé que dans le futur, il y aurait si peu de place pour nous qui travaillons dans le secteur des musiques expérimentales. Car ce qui n’a pas changé pour nous, depuis les années 1960, c’est la place que nous occupons – notre position par rapport au monde musical dans son ensemble. Comme l’a dit si éloquemment Ben Boretz[36] nous sommes à la « fine pointe d’un acte en voie de disparition »[37]. Nous sommes l’activité marginale d’un mastodonte économique. Et le mastodonte utilise nos découvertes, la plupart du temps sans les reconnaître.
Les mots que nous-mêmes utilisons ont continuellement été repris par différents styles. J’ai vu les termes de « new music », « musique expérimentale », « musique électronique », « musique minimaliste », et la liste est sans fin, utilisés par un genre pop ou par un autre au cours des dernières décennies sans qu’aucune reconnaissance concernant l’origine de ces termes ne soit exprimée. En fait, de nos jours, lorsque mes étudiants parlent de « musique contemporaine », ils ne font pas référence à nous. Ils pensent à la musique pop à laquelle ils s’intéressent actuellement. Nous, et nos travaux, avons été constamment « non définis » par l’industrie, la culture populaire et les médias.
« Soundbytes Magazine »[38] a été une petite publication web à laquelle j’ai contribué de 2008 à 2021 environ, avec des critiques de logiciels ou de livres. Le rédacteur en chef, Dave Baer, était impliqué dans l’informatique depuis les années 1960. Il a été technicien sur l’Illiac IV, puis il a rejoint le centre informatique de l’Université de Californie à San Diego. Il se souvient d’avoir été présent au concert à l’Université d’Illinois de HPSCHD de Cage et Hiller. C’est aussi un très bon vocaliste, qui a chanté dans les chœurs de productions d’opéra amateur. Nos démarches ne lui sont donc pas étrangères. En 2013, pour un numéro de Soundbytes, je lui ai proposé de réaliser une interview avec moi, puisque j’utilisais les ordinateurs d’une manière que je pensais être assez intéressante. Sa réponse m’a sidéré – il serait content de le faire, mais il faudrait probablement y inclure une introduction substantielle pour situer mon œuvre dans son contexte, puisque, ce que je faisais était si éloigné des intérêts grand public des concepteurs de l’informatique musicale ! En disant cela, il ne voulait pas dire, par exemple, que mon travail sur la micro-tonalité était très éloigné, disons, des démarches spectromorphologiques acousmatiques. Non, il voulait dire que mon travail, et toutes les autres choses que nous faisons, étaient très éloignés des compositeurs de dance-music amateurs travaillant dans leur chambre à coucher. C’est ainsi que, selon sa conception de la conscience populaire en 2013, même le terme qu’on utilisait pour nous décrire – « musicien informaticien » – ne s’appliquait plus à nous-même. Une fois de plus, la conscience populaire nous avait volé notre identité. C’est sans doute le prix à payer pour se situer aux confins des lisières sanglantes.
Bien évidemment, si l’on rend un outil accessible à « tout le monde », il est plus que probable qu’il va être utilisé pour faire quelque chose que les gens veulent faire, et pas nécessairement ce pour quoi on a envisagé l’utilisation de l’outil. Cela fait longtemps que ce phénomène existe. Je peux raconter une drôle d’histoire qui m’est arrivée à ce sujet. Au début des années 1970, à San Diego, je faisais partie d’un groupe appelé « Fatty Acid » qui jouait mal les pièces populaires de la musique classique. (Le groupe était dirigé par le violoncelliste et musicologue Ronald Al Robboy ; l’autre membre régulier du groupe était le compositeur, écrivain et interprète David Dunn). Il s’agissait d’un acte de comédie d’art conceptuel musicologique, avec de sérieuses connotations stravinskiennes néo classiques – ou peut-être de sérieuses prétentions spectromorphologiques stravinskiennes. Il faut imaginer quel impact fondamental Fatty Acid a eu sur mes démarches de compositeur et de performer. Par la suite, en 1980, j’ai découvert le Fairlight CMI. C’était le paradis. À partir de ce moment, j’étais capable de produire ma « musique incompétente » tout seul, sans avoir à retourner à San Diego de Melbourne pour jouer avec mes potes. Mon enthousiasme était total. Quand j’ai rencontré Peter Vogel et Kim Ryrie, les développeurs de Fairlight, je n’ai pas pu m’empêcher de leur jouer ma musique « de mauvais ensemble de blues amateur ». Ils n’ont pas été, c’est assez naturel, très impressionnés. Ce que je pensais être une utilisation naturelle et excitante de leur machine, était pour eux, bizarre, c’est tout. Je n’étais pas Stevie Wonder. Je me souviens d’Alvin Curran il y a bien longtemps, me disant que je devais faire attention à qui je faisais écouter certaines de mes productions les plus extravagantes. Pour mon plus grand malheur, ils ne faisaient pas partie de mon public cible idéal.
Ainsi, la pression exercée sur nous les gens bizarres, pour qu’on se conforme est toujours là, avec la même intensité. Il convient de remonter le temps et d’écouter ce que disait Mao Zedong en 1942, au Forum sur la littérature et l’art de Yenan. La langue est ici celle du marxisme doctrinaire, mais en substituant les termes, elle pourra paraître extrêmement contemporaine, bien qu’elle soit née à une autre époque et dans un monde idéologique très différent :
[Le premier problème est le suivant] : qui la littérature et l’art doivent-ils servir ? À vrai dire, ce problème a été depuis longtemps résolu par les marxistes, et en particulier par Lénine. Dès 1905, Lénine soulignait que notre art et notre littérature doivent « servir… les millions et les dizaines de millions de travailleurs » (…) Le problème : qui servir ? étant résolu, nous abordons maintenant le problème : comment servir ? Ou, comme le posent nos camarades, devons-nous consacrer nos efforts à élever le niveau de la littérature et de l’art ou bien à les populariser ? (…) Dans le passé, des camarades ont sous-estimé ou négligé dans une certaine mesure, et parfois dans une mesure importante, la popularisation de la littérature et de l’art. (…) Nous devons populariser seulement ce dont ont besoin les ouvriers, paysans et soldats et qu’ils sont prêts à accueillir.[39]
Si l’on substitue « public cible » à « ouvriers, paysans et soldats » et « produire quelque chose qu’on peut vendre » à « popularisation », il devient assez clair, peu importe que le système soit capitaliste ou communiste, qu’ils veulent tous que nous dansions à leur guise.
En 1970, Cornelius Cardew dans des perspectives marxistes-léninistes, nous a exhortés à « mettre nos pas du côté du peuple, et à produire de la musique qui serve à ses luttes »[40].
Aujourd’hui, la scène de la dance-music nous exhorte (à Melbourne) à mettre nos pas du côté du peuple et à produire de la musique qui serve ses luttes pour le groove.
Today, the film-music industry exhorts us to shuffle our feet over to the side of the industry and provide music which serves their narratives.
Aujourd’hui l’industrie de la musique de film nous exhorte à mettre nos pas du côté de l’industrie, et à produire de la musique qui serve à leurs narrations.
Eh bien, peut-être que nous n’avons pas envie de mettre nos pas dans ces engrenages. Peut-être que nous voulons rester ce que Kenneth Gaburo a appelé des « musiciens impertinents » [Irrelevant Musicians][41]. Peut-être que nous voulons être assez arrogants pour faire une musique qui exige ses propres offres et offre ses propres demandes. Je ne suis pas sûr d’être d’accord avec Gaburo lorsqu’il dit : « Si le monde entier va un jour se réveiller, il aura besoin de trouver quelque chose pour s’éveiller ». Je pense qu’un jour le monde entier fournira probablement les choses dont il a besoin pour son propre éveil. Mais je comprends où Gaburo veut en venir. Car en opposition à toute pensée orientée vers le marché, certains parmi nous considèrent la musique comme un cadeau, et non pas comme un prix de vente. Pendant les dernières années, Bandcamp a semblé être un lieu où les gens pouvaient créer une communauté qui s’intéressait en premier lieu à la musique comme moyens d’échange esthétique ou informationnel, et seulement accessoirement comme un produit du marché.
8. Conclusion
Ainsi, depuis longtemps nous étions dans l’opposition et nous le sommes toujours aujourd’hui. J’ai lu quelque part il y a peu une assertion qui m’a consterné. C’était quelque chose comme : « Toute position esthétique profondément ancrée n’est devenue aujourd’hui qu’un élément prédéfini de plus dans l’arsenal de possibilités utilisé pour la composition ». Quand dans le passé j’avais énoncé une réflexion un peu ironique sur le fait que, par exemple, la FM et l’algorithme Karplus-Strong, des choses auxquelles des forcenés du travail avaient consacré une partie substantielle de leur vie, étaient maintenant devenues juste des options de timbre dans le cadre du softsynth, ou bien des options dans un module de logiciel de synthèse, je m’attendais en quelque sorte à ce que les nouvelles idées technologiques soient absorbées dans le contexte plus large des techniques contemporaines. Mais cette remarque impliquait que les idées compositionnelles n’étaient que des ressources recyclables parmi d’autres, du grain à moudre pour la grande fabrique de saucisses post-moderne (ou de l’alter-moderne pour citer les critiques britanniques). C’est peut-être un peu vrai, mais c’est tout de même dérangeant.
Est-on alors réellement arrivé à une situation de démocratisation de nos outils par le biais de leur omniprésence ? Ou bien est-on en présence d’une quantité limitée de ressources, celles offertes par « l’industrie » qui ne vont pas faire dérailler le système 4/4 ? Je pense que la réponse est les deux à la fois. Les ressources sont là pour que les gens les utilisent. C’est à nous de continuer à rappeler aux gens quelles autres utilisations potentielles il y a à explorer et comment la nouvelle utopie technologique peut leur procurer les moyens d’exploration et même de transformation de soi. Pour réaliser cela, il faut probablement se battre (toi et moi, mon frère!) contre les médias qui veulent désavouer nos existences qui les dérangent. Mais cette lutte en vaut la peine, si l’on est capable de constituer l’un des nombreux groupes de personnes qui vont maintenir en vie les modes de pensée alternatives et transformationnelles, accessibles à ceux et celles qui ont la curiosité et le désir d’explorer.
Que nous reste-t-il ? Ce qui nous reste, c’est le travail. Le travail qui élargit notre conscience ; le travail qui offre les opportunités de changement de perception ; le travail qui tente de provoquer des changements dans la société ou qui met à disposition un modèle du type de société dans laquelle on veut vivre ; le travail qui réaffirme notre identité comme faisant partie de notre société de manière unique et utile. Le travail qu’on a besoin de retrouver de manière ininterrompue. Comme l’ont dit les Teen Age Mutant Ninja Turtles, ou était-ce Maxwell Smart ou bien Arnold Schoenberg ? – « C’est un sale boulot, mais quelqu’un doit le faire ».
Warren Burt, Nightshade Etudes 2012-2013 #19 – [Steinway à sourdine tomate]
Gamme micro-tonale basée sur l’œuvre d’Ery Wilson, « Moment of Symmetry »
Timbre – piano en sourdine de la synthé Pianoteq Physical Modeling
Modèles de protéines d’ADN de la banque de données génétiques du NIH
Logiciel de composition ADN – ArtWork par Algorithmic Arts
Studio de composition : trains de banlieue régionaux de la ligne V/Line, Victoria
Les motifs de protéine de l’ADN de tomates sont appliqués aux hauteurs, intensités, rythmes
et sont joués comme canon polyrythmique sur un Steinway virtuel en sourdine.
1.Merci à Guillaume Dussably et Gilles Laval pour leur relecture de la traduction française.
2. Cat Hope, compositrice, flûtiste et bassiste, crée des musiques conceptuelles, sous formes de partitions graphiques animées pour des combinaisons acoustiques et électroniques et pour des improvisations. Voir Cat Hope
3. Susan Frykberg (1954-2023) est une compositrice (Nouvelle Zélande) qui a vécu au Canada de 1979 à 1998. Voir wikipedia, Susan Frykberg
4. Joel Chadabe (1938-2021), compositeur (Etats-Unis), auteur et pionnier du développement des systèmes interactifs électroacoustiques. Voir wikipedia, Joel Chadabe
5. Le Center for Music Experiment était de 1972 à 1983 le centre de recherche attaché au département de musique de l’Université de Californie San Diego.
6. Un PDP-11, voir wikipedia PDP-11.
7. Ed Kobrin, un pionnier de la musique électronique (Etats-Unis). Il avait créé un système hybride très sophistiqué : Hybrid I-V. openlibrary Ed Kobrin.
8. Les synthétiseurs Serge ont été créés par Serge Tcherepnine, un compositeur et fabricant d’instruments de musique électronique : wikipedia Serge Tcherepnine. Voir aussi : radiofrance: Archéologie du synthétiseur Serge Modular
9. Célèbre plage nudiste à proximité de UCSD. Voir wikipedia
10. Kenneth Gaburo (1926-1993), compositeur (Etats-Unis). A l’époque mentionnée dans cet article, il était professeur au département de musique à UCSD. Voir wikipedia Kenneth Gaburo
11. Catherine Schieve est une artiste intermédia, compositrice et autrice. Elle vit près d’Ararat, dans le centre de l’État de Victoria (Australie). Voir astramusic.org; et rainerlinz.net
12. Il s’agit du New England Digital Synthesizer – une première version de ce qui deviendra le Synclavier, et le Quasar M-8 – qui deviendra le Fairlight CMI
13. Georgina Born, Rationalizing Culture, IRCAM, Boulez and the Institutionalization of the Musical Avant-Garde, Berkley – Los Angeles – London : University of California Press, 1995.
14. George Lewis, compositeur, performer, et chercheur en musique expérimentale, professeur à l’Université Columbia, New York. wikipedia George Lewis
15. Graham Hair, compositeur et chercheur (Australie). Voir wikipedia Graham Hair
16. Stanley Lunetta (1937-2016), percussionniste, compositeur, et sculpteur (Californie).
17. Ron Nagorcka, compositeur, il joue du didgeridoo and des claviers (Australie). Voir wikipedia Ron Nagorcka
18. Ernie Althoff, musicien, compositeur, constructeur d’instruments et artiste plasticien (Australie). Voir wikipedia Ernie Althoff
19. Graeme Davis, musicien, et performance artiste. daao.org.au Graeme Davis
20. Alvin Lucier (1931-2021), compositeur (Etats-Unis). Voir wikipedia Alvin Lucier et pour I am sitting in a room: youtube
21. Joel Chadabe avait commencé à travailler avec le New England Digital Synthesizer, et avec Roger Meyers, il avait développé un logiciel appelé Play2D pour le contrôler.
22. Tristam Cary ‘1925-2008), compositeur, pionnier de la musique électronique et musique concrète en Angleterre, puis en Australie. Voir wikipedia Tristam Cary
23. George Lewis à New York m’avait montré ses travaux avec le AIM-65de Rockwell et il m’avait parlé du langage FORTH. Un peu plus tard Serge Tcherepnin m’a donné la puce qui faisait tourner FORTH. Cela m’a amené à me lancer sérieusement, peut-être la première fois, dans la programmation informatique .
24. Mon ordinateur était un Rockwell AIM-65 qui comportait trois horloges, toutes décomptées à partir d’une source commune. On pouvait entrer des nombres dans chaque horloge et cela produisait des sous-harmoniques (diviseurs) de l’horloge principale qui fonctionnait à approximativement 1 MHZ. Ce système pouvait être facilement mis en interface avec mon synthétiseur Serge./p>
25. Les trois horloges/oscillateurs du AIM étaient alors traités par les circuits analogiques du Serge.
26. Harry Partch (1901-1974), compositeur et constructeur d’instruments (Etats-Unis). Voir wikipedia Harry Partch
27. St Kilda est un quartier de Melbourne (Australie).
28. Arun Chandra, compositeur et chef d’orchestre. Voir evergreen.edu Arun Chandra
29. Herbert Brün: wikipedia Herbert Brün.
30. Gottfried Michael Koenig (1926-2021), compositeur germano-néerlandais. Voir wikipedia Gottfried Michael Koenig
31. William Burroughs, The Green Nun : youtube The Green Nun
32. Le système AUMI est conçu pour être utilisé par n’importe qui à n’importe quel niveau de compétence – en fonction de la manière de programmer ce système, l’utilisateur peut le jouer à n’importe quel niveau de sa capacité physique. Voir AUMI
33. David Dunn, courriel à Warren Burt, à la fin de 2014.
34. Deux tablettes basées sur Android, deux basées sur iOS, et une tablette Windows 8 en mode Bureau.
35. Harry Partch: “The Spiritual Corporeal nature of man” tiré de “Harry Partch in Prologue” sur le disque bonus de la “Delusion of the Fury”, Columbia Masterworks – M2 30576 · 3 x Vinyl, LP. Box Set · US · 1971.
36. Ben Boretz, compositeur et théoricien de la musique (Etats-Unis). Voir paalabres.org Ben Boretz
37. Ben Boretz, If I am a Musical Thinker, Station Hill Press, 2010.
38. Soundbytes Magazine et Dave Baer (rédacteur en chef) : Depuis que cet article a été écrit et révisé, toutes les références au magazine Soundbytes ont disparu du web. J’espère publier une compilation des critiques que j’ai écrites pour ce magazine sur mon site www.warrenburt.com à la fin de l’année 2024.
39. Mao Zedong : Interventions sur l’art et la littérature. Mai 1942. materialisme-dialectique
40. Cornelius Cardew, Stockhausen Serves Imperialism, Londres: Latimer New Dimension, 1974.
41. Kenneth Gaburo, The Beauty of Irrelevant Music, La Jolla: Lingua Press, 1974; Frog Peak Music, 1995.
Nicolas Sidoroff – English
Return to the French original text: « Vous avez dit… lisière ? » (Nicolas Sidoroff – Français)
You said… Edges?
Nicolas Sidoroff (January 2021).
Summary:
Several Activities (from where I am speaking)
With Multiple Half-times
In Terms of Musical Adventures
Concerning Edges, Fringes, Margins
Emmanuel Hocquard…
…and a Spot/Task [ta/âche]
…White or Blank.
Therefore, Vigilance!
Inhabit one of the Edges?
To be a Musician and to be a Dancer
Situated Creation, example of sound of roulèr
This sound of roulèr in interaction
Musical Practices from Réunion Island
Several Activities (from where I am speaking)
I am a musician>militant<researcher… My two main activities, making music and research, are connected. They relate and contribute to practices of social transformation that I would hope to achieve, that one would hope to be emancipatory. I am compelled to move to a “we” that brings together several groups and collectives working in three co-extensive dimensions: a critique of systems of domination, a conception of alternatives, and a critique of these same alternatives… Musical practices are the field in which I have the most knowledge of dominations and alternatives, and in which I take great pleasure in getting involved; and research practices joyfully equip me to develop both critiques and alternatives.
With Multiple Half-times
I often introduce myself by adding several “half-times” (not only because this expression also means the break and informal moments between two parts of a game!). Thus, I manage to have more than two half-times… It means that 1) “it’s overflowing!”, that 2) no half-time takes up all my time exclusively, and that 3) elements can be found in one and any others at the same time. Being in one of these half-times doesn’t mean that the others are put aside or dormant. The game is not a zero-sum game where each person would have so many points of energy to be distributed equally here and there (as if a “here” could not be “there” too). It’s actually very different: many activities participate fully in such and such a half time and also at such and such other ones.
Thus, having three half-times seems to me to better describe what I experience than having one and a half full-time, even if mathematically it seems the same. The third half is often a way of describing the informal times that are so important after a more explicit and identified, often more formal and settled time. And if there is a third half, where is the fourth half, the one for tidying up, going home, assessing the situation, etc.? The number “3” evokes multiplicity, interactions, and openness. I see and feel more joy in it than in the formulation “full-time and a half”. Although this one evokes an interesting globality (definitively each time it concerns me), it seems to me to put the emphasis more directly on a closed uniqueness, the heavy fatigue and the painful overflow. That is to say that this expression « half-time » that I use is symbolic. It says nothing about the real time spent in, the workload demanded by, the regularity and forms of intensity, the associated statutes and work contracts. For example, in Decree n°84-431 of June 6, 1984 “establishing the common statutory provisions applicable to teacher-researchers”, it is written “Teacher-researchers have a dual mission of teaching and research.” [art. 2]; and the description of working hours is explained as follows:
The reference working time, corresponding to the working time established in the civil service, is constituted for teacher-researchers:
1° Half of the time is spent on teaching (…)
2° Half of the time is spent on research (…) [art. 7].
In the same job, there is thus mention of two “halves” of time.
One of these part-time jobs corresponds to my work as a teacher-researcher at Cefedem[1] Auvergne Rhône-Alpes (a half-time job contracted as such, but the actual activity amounts to much more). I principally work in the Continuing Education on-the-job training program. We offer training through research towards the obtention of a Music teacher State Diploma [Diplôme d’État] at the Licence level, in the specialized sectors of music teaching, that exist in all forms of music schools, including conservatories.
And in a few other half-times, I am conducting research (for example with the PaaLabRes collective). In these same temporalities, I am a doctoral student at the University of Paris VIII, Vincennes in Saint-Denis, in Educational Sciences, in the Experice laboratory (Centre de Recherche Interuniversitaire Expérience Ressources Culturelles Éducationunder the direction of Pascal Nicolas-Le Strat. I work on musical practices and on the way several people make music together, especially around questions of cooperation and division of labor. In this university, among students, we formed the Collectif-en-devenir [collective in becoming], to work together, to be collective in our research and to try to shape the university according to our experiences and ideas [see for example 2016]. And linked to this entry into the world of the university, I have been participating in the network of the Fabriques de sociologie: “a space for social science research that associates actors from different fields (social sciences, political militancy, architecture, social intervention, literature, activism, education, health…).”
This exposition of multiple half-time jobs is a way of describing my rather continuous and joyful crossing of “walls” between categories that a certain number of people would keep separate. For example, in small configurations on a concert stage, I have often and for many years now been making the sound check of the group at the same time as playing trumpet in the brass section. So, I have the impression that I live on the “edges” on a regular basis. This is why this notion has resonated and reasoned strongly in me. I have thus constructed the expression “edge nucleus” which allows
first of all, to radically evacuate representations in rigid boxes with borders, or in limiting and excluding boxes. (…) To view musical practices as the interaction and articulation of six “edge nucleus”, each corresponding to a family of activities: creation, performance, mediation-education, research, administration, techniques-instrument making. [Sidoroff, 2018b, p. 265]
In Terms of Musical Adventures
Concerning musical practices, I mainly play in two collectives which have been two adventures for the last twenty years or so.
The first one (because it is the oldest, even if it is difficult to date its beginning) can be called “post-improvisation”: music not necessarily improvised but made possible because we love and practice improvisation in different contexts. The type of music is close to the downtown style. Let’s say for short: experimental and open music (see for example the adventures of Miss Goulash[2] and Spirojki, or the project “Bateau Ivre” by gsubi). The expression has its origin in New York City, but many people play this downtown music without living in New York City. And this is the second generation, which is called Downtown II. I gradually appropriated these terms, starting with the (amazed) listening to the galaxies around John Zorn and Fred Frith (to take only the most famous figures), then the discovery of the resources of the Downtown Music Gallery in New York[3] and so on. More recently, I discovered the two articles by George Lewis (“Improvised Music After 1950” [1996] and its “Postface” [2004], translated in the first edition of PaaLabRes as « Postface à « La musique improvisée après 1950 », Le pareil qui change »[4]), and then the article by Kyle Gann [2012] which present these terms conceptually and historically.
In my personal way of approaching this Downtown II music, a first generation of elders and friends has emerged from which I started to play music and to carry my research. They are intimately connected to the emergence of free-jazz and all its musical and political antecedents and developments. See for example the AACM in Chicago, Association for the Advancement of Creative Musicians as told by the same George Lewis [2008; Pierrepont, 2015]. For me, the next generation, which corresponds more to my age and background, is strongly connected to the libertarian practices of post-punk hardcore.
My other great collective adventure comes from Réunion Island. I will talk about it at greater length below, after having made a detour through the notion of the edge (or fringe or margin).
Concerning Edges, Fringes, Margins
Emmanuel Hocquard…
My doctoral research project is entitled: “Exploring the edges of activity, towards a microsociology of (musical) practices” [Sidoroff, 2018b]. This term “edge” appeared extremely interesting to me in an article by Emmanuel Hocquard on translation. He is a creator of poetry, in the multiple sense of writer, editor, translator, public reader, organizer, teacher, etc. In this article, he distinguishes three conceptions of translation with regard to the limit (the “reactionary conception” where translation can only betray), the border (the “classical conception” where translation passes from one language and culture to another) and the edge (conception that “makes translation […] a hedge between the fields of literature”). [2001, pp. 525-526].
I shared this last notion in this article after a meeting session of encounter-improvisation on April 24, 2019, with Yves Favier and György Kurtag, and also Jean-Charles François and Gilles Laval from PaaLabRes (they were already acquainted with my research based on the term “edge” understood this way). As it was a first meeting, we played and discussed our particular backgrounds. Then we shared a meal (thank you Jean-Charles) and the washing up, etc.; these agencies are as essential as checking for the presence of loud-speakers and toilet paper, etc.
And after this day, they all find themselves in this edition, see in particular the text-collage « Lisières »…
Below are a few passages that have already been published, with some additions on one aspect.
… and a Spot/Task [ta/âche]…
I work on the notions of “border” and “edge” between different activities. (…) A border is crossed in the thick and consistent sense of the term, one part of the body then the other, more or less gradually. This body has a thickness, we are on one side and on the other of a line or a surface which constitutes a border at a given moment. This can create a swing, such as back and forth movements in body weight above that line or on either side of it. How do you cross a border between several activities: what happens when I change “caps,” for example, between a space-time where I am a composer and another where I am a sound engineer? [Sidoroff, 2018a, p. 50]
Emmanuel describes the edge as: “white stain” or “blank spot” [tache blanche]. For a long time, I understood and made him say “white task” [tâche blanche]. The circumflex accent made a lot of sense, evoking both the work to be done (by the task) and a space to be explored characterized by its situation (by the slightly nominalized adjective “white” or “blank”). Behind this, I understood and still understand, an invitation to come and inhabit, explore and practice such spaces. The “blank spot” is very present in the work of Emmanuel Hocquard: it evokes the unexplored places of geographical maps <1997, §2-§3>, where one could not yet know what to write nor in what colors. The “blank spot translation” for him, a “blank spot activity” for me, is to create “unexplored areas (…), it’s gaining ground” <1997, §4 et 6bis>. In my vocabulary habits, I would also say: to create the possible. [Sidoroff, 2018b, pp. 263-264]
…white or blank.
After these first elements on the words “spot/stain” and “task”, it is necessary to linger on the word “white” (or “blank”) [blanc]. The adjective as well as the noun “white” is at the heart of a beautiful ambivalence between the full and the empty, the addition and the lack, and they force us to a decolonial thought; in the double meaning of to compel us and to bind us by contract.
The color “white” qualifies as: “resembling a surface reflecting sunlight without absorbing any of the visible rays; of the color of milk or fresh snow”. [Consise Oxford Dictionary of Current English, Oxford University Press, 1990, p. 1399]. We see these colors decompose with a prism, or with drops of water giving a rainbow, or by looking at the surface of a soap bubble. The hexadecimal RGB color code for white is #ffffff, that is all red, green and blue sliders at maximum. It is the same in the realm of sound: a “white” noise is composed equally of all frequencies of the audible, of the entire audible sound spectrum with the same energy for each frequency. But a “blank voice” [voix blanche] refers to a voice without timbre that lacks something… A “blank check” [chèque en blanc] is both empty because it needs to be filled, and full of possible promises because precisely it can be filled!
The Dictionnaire historique de la langue française (DHLF) explains: “Early on, the adjective takes on the symbolic value of ‘untarnished, pure’ (cf. Concise Oxford Dictionary: ‘innocent, untainted’). A blank has in many cases a negative value of ‘lack’, like a blank in memory. In a speech, a “blank” [blanc] refers to a silence, like a void that can make participants think. It is also the free space, the line spacing that organizes a text in a page that we call blank when it does not yet bear any traces. The expression “nuit blanche” [sleepless night] refers to the absence of sleep or the overload of activities. It is also the center of a shooting target and by extension the target itself, as in the expression “shooting at point-blank”, but “shooting blanks” is for fake, whereas “cutting blanks” and “saigner à blanc” (bleed dry) rather qualify the fact of going all the way and leaving nothing behind. The word “blanc” [white or blank] is thus rich in a context of invitation to explore…
All the more so because “White” could mean to belong to the white race fabricated by racism. For example, the Littré dictionary defines the adjective “white” also by the color of snow and milk. It does not specify the combination of colors of the solar spectrum, which is understandable in the historical context of a dictionary of the late nineteenth century. This historical context should also be taken into account when it is written for the noun: “a white man, a white woman, a man, a woman belonging to the white race. A white man and a negro; a white woman and a negress”.
When Emmanuel Hocquard exemplifies what he has just named the “blank spot” in relation to Lewis Carroll’s “perfect and absolute blank” “Ocean Map” in Hunting for the Snark of 1876 [Hocquard, 1997; 2001, p. 402], this is left to the imagination and all possibilities. But a blank spot in an unexplored area of a geographical map also evokes the context of European colonial conquests. Declaring a zone as unexplored ignores the rest of the sentence: unexplored for whom, for what? It is often more precisely: an area not yet explored by us who say that it would be good to do so, whenever there are things of interest for our own business!
In a process of exploration, with which walls do we go about building other walls?
Therefore, Vigilance!
At the beginning of my thesis work, I had identified vigilance [2018b, p. 269] as a way to constantly keep a critical eye on my work: to draw on political popular education [Morvan, 2011] and on the construction of strategic social knowledges [Carton, 2005].
I will now specify three complementary aspects, to make it more explicit (already to myself):
- As their designation indicates, these strategic social knowledges are knowledges, they are thus constructed and to be constructed. The research of Léa Laval [2016; 2019] is extremely valuable for taking into account the processes, methods and ways of establishing them (elaborating and sharing them), and with Myriam Cheklab [2019], for considering research in times of struggle and the struggle against domination while researching.
- Strategic social knowledge has a “class struggle”, feminist, non-binary, decolonial dimension, which is fundamentally intersecting. Never forget this when I am working today in 2021 on musical practices, one of whose essential rhizomes is Afro-American free jazz linked to civil rights struggles, on musical practices that claim to manufacture Réunionese Creole roots reggae from metropolitan France, in an environment in an almost men excluvive majority environment, etc.
- These strategic social knowledges are located and aware of their situation. I am white, male, cis-gender, straight, almost 50 years old… this is already starting to do a lot in terms of advantages and “privileges” (see the entry “privilèges” in the Dictionnaire des dominations [Manouchian, 2012, pp. 285-288]). And I should add doctoral student and teacher (teaching future music teachers)! This almost triples the epistemological intimidation exerted from the position of an instituted (supposedly) knowledgeable, scholarly person, i.e., one who is perceived as full of recognized and valued, valuable knowledge (knowledge with a hegemonic tendency that creates domination). Saying that doing research is in fact intensely doubting and asking questions by sharing a way of thinking (and everyone thinks!); saying that being a “teacher” is in fact setting up and maintaining procedures so that people who experience them learn (and everyone learns) … is not enough. It is in acts and over time that these aspects can begin to be grasped and experienced. The French classroom imaginary has deeply rooted representations.
Inhabit one of the edges?
To be a musician and to be a dancer
The expression “edge nucleus” thus makes it possible, first of all, to radically evacuate representations in rigid boxes with borders or in limiting and excluding compartments. (…)
Let’s take an artistic example: music and dance. Considering them as practices strongly marked by the historical setting of discipline, they are clearly separated. You are a musician, or you are a dancer; you teach (you go to) a music or dance class. There are compartments, boxes or pipelines on both sides. Crossbreeding is possible, but it’s rare and difficult, and when it does take place, it’s in an exclusive way: you’re here or there, on one side or the other, each time you have to cross a border.
Considering music and dance as daily human practices, they are extremely intertwined: to make music is to have a body in movement; to dance is to produce sounds. Since 2016, an action-research was conducted between PaaLabRes and Ramdam, an art center. It involved people who are rather musicians (us, members of PaaLabRes), other rather dancers (members of the Maguy Marin company), a visual artist (Christian Lhopital), and regular guests in connection with the above networks. We’ve been experimenting with improvisation protocols on shared materials. In the realizations, each everyone makes sounds and movements in relation to the sounds and movements of others, each is both a musician and a dancer. For me, the status of the body (the gestures including those for making music, the care, the sensations, and the fatigue) is very different from the one I have in a rehearsal or a concert of a music group. It is even richer and more intense. With the vocabulary used in the previous paragraphs, in these realizations I am in a form of “tâ/ache blanche” (white/blank task/spot) dance-music edge or fringe. A first assessment that we are in the process of drawing up shows that going beyond our disciplinary boxes (exploding the border, making the edge exist) is difficult. [Sidoroff, 2018b, p. 265]
Situated Creation, example of sound of roulèr
One of the expressions that synthesizes a common thread of my practices is that of “situated collective creation”. The creation in question is as much about sound production as it is about knowledge. Such a creation is on the scale of the group in question, and it can be a small, very localized discovery. It will not necessarily be a novelty for the whole world, but already a simple thing not yet known (unheard of) for/in/by the collective in presence. Let’s assume, for example, that we try to have a roulèr sound (large diameter bass drum typical of Réunion Island) on a recording, in material conditions where you can’t have a roulèr and the recording equipment in the same place? To try, to search, to experiment, should allow us to find something. Alain Péters, for example, has successfully recorded the equivalent of a kayamb (also typical of the Réuion Island, a wooden frame which encloses stems of reed which enfold seeds) by rubbing plastic bags! [Poulot, 2016, 31’45-32’02] The anecdote is well-known in the world of Réunionese music sound recordings. And as for us, we realized that we were getting the equivalent of a roulèr sound for the groove we were looking for, with a soft gong beater hitting the very slightly relaxed skin of a medium conga, picking up the sound quite close to the place of impact… (See the intro of the song “Traka” in Mawaar [2020]). We’re really not sure if we were the first in the world to do it, but we invented on the spot a solution we didn’t have before, with the material available around us to get to something we were satisfied with, just as we were starting to think we were going to give up the idea (and therefore have to musically invent something else).
This first story might suffice for the small point I was trying to illustrate: a “creation” for us, without any pretension of historical primacy, invented by and for us (there were two of us working on looking for the roulèr sound for a group of eight). This is the account of which I have a trace in my notes of that day: “trouvaille: son roulèr, conga med. bag. blanche *”. The whole process leading to this “trouvaille” is hidden behind this word written too quickly. The “*” is a sign to say: come back to it quickly enough to describe this in detail. Because such a narrative is not adequate, it leads one to believe in a creation of a technical order (using this instrument in this way) without further interaction. The formula “something we were satisfied with, just as we were starting to think we were going to give up the idea” is too quick a shortcut. We need to be more precise, otherwise important elements remain implicit. And these can limit understanding and lead to the belief that these are simple recipes that can be copied and pasted as they are, whereas they are extremely situated and interact with many other aspects. Saying “a roulèr sound” without specifying the context does not make much sense. Adding “for the groove we were looking for” is a good start but still doesn’t say much. You have to take the minimum precaution to localize the action and not to generalize it too quickly.
This sound of roulèr in interaction
So, let’s take the time for a more detailed account. Since the day I wrote this note with an asterisk showing that I wanted to return to it, four layers of writing have been added, leading to the one presented here. These four layers come one after another. The first one is given above, then shortly after came the second one that is shown below. Because this second account was still passing too fast in one place, we needed a third one. Several rewritings were necessary. And finally a fourth narrative corresponds to this version in this article. It benefited from both the broadening of the audience and from several sharings and discussions in closed circles (thanks!).
Let’s go back to that moment of recording the roulèr sound. And so let’s start by saying more exactly: we ended up finding the sound of roulèr that suited us (and this was not immediately achieved) in one particular use (among many others possible) of this sound at this place, namely the intro of a song (and not at another musical moment). The roulèr can also be the basis of dance music in a percussion ensemble, and is often struck with open hands, with strong impacts to support the global dynamic. This is not the sound we found. But it’s the one we were looking for, at the beginning. The initial idea was to reinforce the already recorded bass drum. We then tried on a bass drum different skin tensions of both the striking drumhead and the resonant one. We put different fabrics inside this bass drum, more or less leaning on one or both skins, tapping with different parts of the hand at different places of the skin, with different sticks or beaters, etc. In fact, it went quite fast: on the one hand we had already discussed it several times before and made tests in the rehearsal room when we were working on the Réunionese music, looking for a sound equivalent to the bass drum while the full group was playing; and on the other hand I had tried things alone with a view to recording such a part by phonically isolating this instrument from the rest. We tried a few more times all together, but we didn’t get close to what suited us. We switched to a low tomtom, without more success. Because the first lead, transforming the use of a drum element, turned out to be not very fruitful, looking around, we then began to tap-listen a little everywhere. We were two people in a music room with several instruments. I remember having also tried different strikes on the two tables present, more or less close to the edge, by putting the ear in different places to seek a sound quality and its resonance. It was a time of wandering, and, in retrospect, we can highlight two moments among many others. On the one hand, the moment when we made the skin of the medium conga to resonate, but we didn’t stop there directly and said: “This is it”. And on the other hand, the moment when we told ourselves that we could change our musical idea, by looking not for a reinforcement but for a complement to the sound. This one-word change implied both a slight modification of the arrangement we had begun with (the roulèr equivalent would have to start earlier), and also to find the minimum reinforcement necessary for the existing bass drum, by a particular mix on the passage in question: a mix of the bass with the midrange of one of the guitars, and with the roulèr equivalent (that we hadn’t have yet found). And we had also to pay attention to the placement of the triangle at the top of the sound spectrum in order to achieve this: the sound of one instrument is a function of – almost – all the others. We were sufficiently advanced in the mixes to know this was possible, otherwise we would have probably tried a little to verify this possibility.
But here again, it is interesting to press “pause” and take the time to unfold all that is crushed in the shortcut I just used. To tell it like this is to summarize-condense a posteriori… Let’s go back to the beginning of this wandering time. There were no verbal exchange of the type: “We wanted a reinforcement, let’s go to a complement!” that led to everything that followed. In these moments of tinkering, there is little talk of precise (and meaningfully relevant at the first attempt) concepts, although many are present and implicit, which no two persons bring to awareness or verbalize in the same way. Unfortunately, I don’t have an exact record of what we said to each other at that moment. But I have been in many such situations in my musical life. The dialogue must have sounded like this:
“- We are not getting there” {Share the dead ends, check and agree that we are both facing them}.
“– What can we do?” {Asking this question may seem useful, it is implied in the “yeah” of the head or the look exchanged after the first observation. But it gives a little time to think, and in case the friend facing you has something to answer, maybe with words, because the person asking the question doesn’t know yet what to do…}
“– Find other things!” {Easy solution! But the word “things” comes in very handy in these cases. Here, it can evoke both sounds, ways of going about it and/or reconsidering the question, etc. It is sufficiently imprecise to open up potentially different avenues for each of us, but not too much because we remain clinging to the shared problem at the outset, in the situation that is a little more knowledgeable because of the noted dead-end. Thus, behind such “other things” [in French “autre chose”, singular, sounds the same as the plural “autres choses”], are mixed together a) other sounds that continue to evoke the roulèr, b) other uses of this musical idea in connection with other choices of arrangement, c) other possibilities of recording and/or mixing, etc. We didn’t spell it all out, the three words above were just a signal that all these things and more were entering into the process. They take longer to describe than it took us to find our particular solution}
Once the dead-end was shared and this search for other things was underway, our ears opened to other types of sounds (like an ecology of the imaginary?). We listen again to (almost) all the sounds we had tried since the beginning of our research. The medium conga had been put aside because of (what we thought was) the too small size of its skin, but it reappeared. We realized that we found then a satisfying beginning of a lead (finally!), in particular using this big beater of classical music percussion used for example on the gongs (which we had recorded in the previous session). It only remained to refine this promising lead to the best possible result. And refining that, also meant refining everything else in an all-inclusive movement, especially in terms of arrangement and mixing preparation. The sound volume promised to be considerably lower than fully hitting the roulèr, but we knew we could work it into the mix. So, we looked for a more precise hit and microphone placement to get the best complement sound. Again, I use the term “complement”, but it was not present at the time of the experimental actions and gestures. The formalization of the transition from reinforcement to complement, with this choice of words, came later. I don’t remember exactly when this verbalization became settled, but it wasn’t while the sound recording was being refined. At this point, we started by striking the conga, while listening, and commenting only about the place of the microphone or of the hit, without making sentences, with help of a few words and mostly gestures. But it could be verbalized afterwards, in times of re-listening to the takes. During these moments, the time is calmer: we move into a different place, there is a displacement between the position of play and listening to the take, which takes a little time. And there, it was easier to use more complete sentences to comment what we heard and to project ourselves in what to do next. And it is quite possible that the two words “reinforcement” and “complement” were not the first ones that came to us to qualify what happened; in any case, they are the ones that remain afterwards. They are a construction that took its time, like the use of this medium conga.
The small situated creation that I have just described is therefore not only a technical trouvaille, as the first shortened account could let believe it.[5] But it is a rich interaction around the sound quality: between its musical use in a complex of other sonorities (place, role and arrangement), the instrument producing it to be heard, its playing, its recording and its mixing. We did not act or think in boxes or walls separating too strictly « sound engineer » or « instrumentalist ». It was the fact of crossing such walls that allowed us to build that day a sound that we were missing. In our experimentations and trials, we obviously took into account the playing (the gestures to obtain the sound) and the recording-mixing. But in an inextricable way, came to be intertwined considerations of arrangement, production of the record (time and places available to be able to record this track, then to mix this piece, the album), of instrumental tinkering, etc. Have we inhabited an edge, even if only very locally? Or rather: have we crossed many borders, happily and several times in all directions? A few years ago, I would have answered « edges, of course » without hesitation, and insisting on the plural. Today I don’t find the answer so easy. I would need to qualify more and better such edges: work in progress!
In what I condense with the formula “situated collective creation”, the word “situated” describes both the context of a moment or circumstance as described above, but also that of a particular story, in a larger temporality. I met Réunionese music with people who play it and know a lot about it, and I quickly enjoyed playing and discussing it. So, I spent some time with them, especially by playing this music. (I have been doing the same thing for several years with roots reggae.) I could have met people and groups doing rap or electro or other things, then I would have probably spent time on such music and practices.
Musical Practices from the Réunion Island
The second kind of music I practice comes from Réunion Island. In these small islands called Mascarene Islands in this part of the Indian Ocean, there is specific music called maloya and séga. And I’ve been playing this music with people from the Réunion Island for about twenty years, principally as trumpet player in a brass section.
Maloya reappeared on the forefront in the 1970s thanks to the communists and the independentists. It was also during this period that reggae made its international breakthrough, after rock and amplified music developed on the island, and not just to be listened to. They were played, appropriated and tinkered with locally, becoming “electric maloya” [Compilations 2016a, 2016b, 2017]. Then, what is called malogué or maloggae (a mixture of maloya and reggae) develop. It has become a very modern mixture, nourished by traditional music, popular music and music of the moment. I play with a family that came to France thirty years ago. This malogué, sega and seggae music was played in the group Margoz then Koodakood, with notably the father who sang, played bass and directed the ensemble, and his son who sang and played drums. He was not yet 18 years old when I met him. And he was about ten years old when the malogué was created, he couldn’t reach the bass drum pedal! Today, the band has reconfigured itself on a roots reggae base, it’s called Mawaar. It means “I’ll see” in Réunionese language, a good part of it is sung in Creole. And we are still working on this Réunionese music, even if we don’t play on stage anymore. The father I was talking about is on the bass, and it’s the son who is very active. He plays guitar and drums, he sings, he is one of those who bring a lot of music.
Reggae, maloya, malogué come musically “from below”, in the way Louis Staritzky speaks of urban experimentation [2018]. To put it in terms of the idea of walls: these kinds of music and musical practices come from outside the massive and solidified walls of already established structures. It would be interesting to look at the appearance of this maloya-reggae music (this creolization), with the epistemologies of the South, starting with the work of Boaventura de Sousa Santos[6], for example “The sociology of absences and emergences” [2011, pp. 34-58, §43-60; 2016, chap. VI, pp. 241-273]. Sociology of absences: “an investigation whose aim is to explain that what does not exist is in fact actively produced as non-existent, that is, as a non-credible alternative to what does exist” [2016, p. 251]. Sociology of emergences: “an investigation into the alternatives contained in the horizon of concrete possibilities” [2016, p. 269]. This will have to be left for a future occasion,[7] perhaps in connection with Youcef Chekkar who conducts his research with such approaches on the “usages of cinema in the post-civil war Algerian context” [2018].
I would like to approach this creation by digging a little deeper into the notion of edge. Emmanuel Hocquard gave consistency to this notion as something made possible by the action of translating, with this double affirmation about American poetry translated into French:
– “A French poet would never have written that.”
– Perhaps we could express the same thing in this way: “An American would never have written that.” [1997, §5 et 5bis; 2001, pp. 403-404]
The malogué or seggae are typically in this kind of situation: reggae groups would never have played like that, neither would maloya or séga groups. There is a filiation, a relationship, but with the fabrication of a distance and a ground that Emmanuel Hocquard seeks [1997, §3; 2001, p. 403]. These styles of music are at the same time very similar and very different. I propose to you three compilations sweeping the 1980s and 1990s: one of roots reggae, another one of maloya, and a third one of malogué, in order to go from one to the others..
Reggae Roots : |
Maloya : |
Malogué[8] : |
Even if a single compilation can’t show the immense variety of each of these stylistic labels, each one provides a few names as so many different leads to go further. Even if the encounters are more between individuals and groups, singularities and subjectivities at a precise moment, rather than between stylistic groupings constructed after the fact, there is, between these three “genres”, an intensity of both dissimilarities and similarities. They are fundamentally different but in very close complicity and kinship.
NAÉSSAYÉ, second verse and refrain in the song “Na Éssayé” by Philippe Lapotaire [1991]:
Ti pren un maloya, pou mélange avec reggae, Yé, yé, yé
Tout’ danse dan mon vie, maloya ou bien reggae, Yé, yé, yé
La misik lé pareil, mé le style li la change un pé, Yé, yé, yé
Pou zèn Réyonés, nou vé pa trompe nout bann vié, Yé, yé, yé
Sak mi di zordi :
Na essayé ouh, na mélanzé, Na essayé, na essayé, na mélangé,
Na essayé ouh un malogué, Na essayé, na essayé, un malogué.
[Take a maloya, to mix it with a reggae, Yé, yé, yé
Dance in my life, maloya or reggae, Yé, yé, yé
The music is the same, but the style has changed a bit, Yé, yé, yé
For the youth of Réunion Island, we are not going to deceive our elders, Yé, yé, yé
I say today:
We tried it, we mixed it up (bis)
We tried a malogué (bis)].
My exploration on edges of activities at the edges looks for those moments and places based on “this, never a person focused primarily on creation (or on performance or research or whatever) would have done it”, and all the reciprocal statements to it. One of the phenomena of Edouard Glissant’s creolization is also found in such a statement as “never that but in fact yes”. The « never » is easy in the formula but is often a bit too abrupt. Let’s continue the explorations!
In certain contexts, approaching the notion of a dividing wall (notably between the categories of activities) as an edge of possibilities seems to me to be interesting. An edge is a space and a time that can be occupied in different ways, in it one is able to develop activities. These types of space-time can be inhabited by bringing elements coming from many other times and spaces together, with the possibility of experimenting new things.
References
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Notes
[1]. Cefedem AuRA [Centre de formation des enseignants de la musique, Center for music teacher training ], Center of professional resources and artistic higher education.
[2]. A reduced combination called Petit Goulash, proposed two versions of “Schème Moteur” by Alain Savouret in the 2017 edition “Graphic Scores” of this site PaaLabRes.
[3]. This place is a very beautiful source of music, stories and knowledge about the so-called “downtown” scenes. See for example, the impressive emails sent every week presenting a great number of records, with in particular Emanuel ‘MannyLunch’ Maris and Bruce Lee Gallanter (nicknamed “Downtown Musicologist Emeritus”).
[4]. See notably the second part of “‘Au-delà des catégories‘ : alors quoi de nouveau ?”, and more precisely the note 2 concerning the distinction between uptown and downtown.
[5]. And this second account is not yet sufficient, we could still describe others that would detail or specify these interactions, and perhaps help to qualify areas of edges. For example, using a recording of the session and a self-confrontation discussion (but the microphones had to record the upcoming roll, the testimonial camera is not in our habits), or with accounts from other points of view, including that of the colleague with whom I was experimenting that day (I am planning to do this), etc.
[6]. Boaventura de Sousa Santos is Portuguese and is part of the World Social Forum adventure. He has worked in South America, studying subordinate and dominated communities, how they organize themselves and how they use and produce knowledge not recognized or not taken into consideration by colonizers and Westerners. And he has brought this expression to the forefront: “The Epistemologies of the South”. It is very interesting to observe how, now, more and more work at the university is asking these kinds of questions: the domination still remains that of the objectivity of whites, of the North, of the West… (we do not all have the same relationship to a blank spot or a white stain).
[7]. We (with all the colleagues with whom I played this music and still play music based on it) have not yet explored this question sufficiently. On the one hand, the 1970s and 1980s see very rich changes occurring in Réunion Island; and on the other hand, once released, especially after the record Oté La sere by NAÉSSAYÉ in 1991, the malogué came out of an absence of visibility and emerged! It would be interesting to better explain the passage from an experiment of what is possible under the instituted radars to a visibility leading to productions and support of public policies. In any case it would be better than the too big shortcuts that have just been used.
[8]. In a little less than 30min, these 19 representative pieces give a good idea of what the richness of the encounter between reggae and maloya can be. NB: the youtube channel seggaeman974R is very rich in titles and rarities on Réunionese music.
To have an idea of séga and seggae, see for example the intro of the first piece de l’album Live of Ras Natty Baby [2009] : the very beginning drums and percussions is séga, the entry of brass at 0’40 after the great “Rastafari…” passes to the seggae which can really be heard from 0’47… The youtube channel joliememzelle also has beautiful collections of historical albums of music from the Mascarene Islands.
Post Scriptum:
In a voluntary and militant way, I practice inclusive writing. And I do it in the following way: I use expressions such as “ille” [combination of he and she] or “celleux” [“those” at the same time feminine and masculine] or with a single middle point as in musicien·nes or chercheur·ses. This typography seems to me to be the best point of (dis)balance between signifying existence by making them visible to people other than cis-genre males, and keeping a fluidity of reading. The double-flexion consists in saying or writing: “he and she”, it still makes a binarity to exist. The expression “ille” seems to me to be both very readable and understandable. And it is a new word that is not yet very common, nor in dictionaries. That is to say, we have to construct a meaning for it… it is both a “il” [he] and a “elle” [she]? but not exclusively? But why not exclusively? So maybe something like… “yel” or some other pronoun that some people prefer to be used to talk about “iel” or “ile”, rather than using “il” or “elle”? Perhaps we are participating in the invention of a new grammatical genre? I allow myself a “we” because this type of reflection and practice is shared in several networks in which I participate. We often make these elements explicit in connection with this writing practice, for example at the beginning of a document or in a footnote.
It’s the same thing with a median point. Reading “chacun·e” is easy, we quickly get used to it, and it’s not only “chacun et chacune” [“each” masculine and femine], they are living beings, with all the imaginable diversities, and even with others that we still can’t properly imagine. And for me, a single point is enough for this small disturbance, it remains readable while pointing out these questionings.
Other questions remain open… Which passage to the oral out of the double-flexion to overcome the binarity? (a neutral genre to be developed with an oral declination seems to be an interesting track, see for example in french the thesis work of Alpheratz). Who works on these subjects and from what positions? On whose backs is this form of writing practiced? To be continued.
Nicolas Sidoroff – Français
Access to the English translation: “You said… Edge?” (Nicolas Sidoroff – English)
Vous avez dit… lisière ?
Nicolas Sidoroff (janvier 2021).
Sommaire :
Quelques occupations (d’où je parle)
Avec des multiples « mi-temps »
En termes d’aventures musicales
À propos de lisières
Emmanuel Hocquard…
…et une ta/âche…
…blanche.
Donc des vigilances à avoir
Habiter une, des lisières ?
Être musicien et danseur
Créer en situation, exemple d’une sonorité de roulèr
Cette sonorité de roulèr en interactions
Quelques musiques de l’île de la Réunion
Quelques occupations (d’où je parle)
Je suis musicien>militant<chercheur… Mes deux occupations principales, faire de la musique et de la recherche, sont reliées. Elles relaient et contribuent à des pratiques de transformations sociales que je souhaiterais, que l’on souhaiterait émancipatrices. Je suis obligé de passer à un « on » qui rassemble plusieurs groupes et collectifs au travail dans trois dimensions co-extensives : une critique des systèmes de domination, une construction d’alternatives et une critique de ces mêmes alternatives… Les pratiques musicales sont le domaine dans lequel j’ai le plus de connaissances des dominations et alternatives, et dans lequel j’ai grand plaisir à m’impliquer ; et les pratiques de recherche m’outillent joyeusement pour développer à la fois critiques et alternatives.
Avec des multiples mi-temps
Je me présente souvent en addition de « mi-temps » (pas uniquement parce que cette expression désigne aussi la pause et des moments informels entre deux parties !). Ainsi, j’arrive à avoir plus de deux demi-temps… Cela dit que 1/ « ça déborde ! », que 2/ aucun mi-temps prend exclusivement tout mon temps, et que 3/ des éléments se retrouvent à la fois dans l’un et l’autre. Le fait d’être dans un de ces « mi-temps » ne veut pas dire que les autres sont mis de côté ou en sommeil. Le jeu n’est pas à somme nulle où chacun·e[1] aurait tant de points d’énergie à répartir ici ou là (comme si un « ici » ne pourrait pas être « là » aussi). C’est en fait très différent : de nombreuses activités participent en plein à tel mi-temps, et aussi à tels autres.
Ainsi, avoir trois mi-temps me paraît dire mieux ce que je vis que d’avoir un temps plein et demi, même si mathématiquement cela semble identique. La troisième mi-temps est souvent une manière de décrire les temps informels si importants qui suivent un moment plus explicite et identifié, souvent plus officiel et réglé. Et s’il y en a une troisième, où est la quatrième, celle des rangements, du retour chez soi, du bilan, etc. ? Le chiffre « 3 » m’évoque une multiplicité, des interactions, une ouverture. J’y vois et ressens plus de joies que dans la formulation « temps plein et demi ». Même si celle-ci évoque une globalité intéressante (c’est bien moi à chaque fois), elle me semble mettre l’accent aussi plus directement sur une unicité fermée, la fatigue pesante et le débordement douloureux. C’est-à-dire que cette expression « mi-temps » que j’utilise est symbolique. Elle ne dit rien du temps réel passé à, de la charge de travail demandée par, de la régularité et des formes d’intensité, du ou des statuts, du ou des contrats de travail associés. Par exemple, le Décret n°84-431 du 6 juin 1984 « fixant les dispositions statutaires communes applicables aux enseignants-chercheurs », il est écrit « Les enseignants-chercheurs ont une double mission d’enseignement et de recherche. » [art. 2] ; et la description du temps de travail s’explicite ainsi :
Le temps de travail de référence, correspondant au temps de travail arrêté dans la fonction publique, est constitué pour les enseignants-chercheurs :
1° Pour moitié, par les services d’enseignement (…)
2° Pour moitié, par une activité de recherche (…) [art. 7]
Dans un même emploi, il est donc fait mention de deux « moitiés » de temps.
Un de ces « mi-temps » correspond à mon travail de formateur-chercheur au Cefedem[2] Auvergne Rhône-Alpes (un mi-temps contractualisé comme tel, mais l’activité réelle fait beaucoup plus). Je travaille principalement dans le programme de Formation diplômante en cours d’emploi. Nous formons par la recherche au DE (Diplôme d’État, équivalent L3) de « professeur de musique », professeur·e de l’enseignement musical spécialisé, c’est-à-dire dans les écoles de musique de toutes formes, dont les conservatoires.
Et dans quelques autres « mi-temps », je mène des recherches (par exemple avec le collectif PaaLabRes). Dans ces mêmes temporalités, je suis doctorant à l’Université Paris VIII, Vincennes à Saint-Denis, en sciences de l’éducation, dans le laboratoire Experice (Centre de Recherche Interuniversitaire Expérience Ressources Culturelles Éducation), sous la direction de Pascal Nicolas-Le Strat. Je travaille sur les pratiques musicales et sur la manière dont plusieurs personnes font de la musique ensemble, notamment autour des questions de coopération et de division du travail [2018b]. Dans cette université, entre étudiant·es, on a constitué le Collectif-en-devenir, pour se serrer les coudes, faire collectif dans nos recherches et travailler l’université selon nos expériences et nos idées [2016, par exemple]. Et en lien avec cette entrée dans un parcours universitaire, je participe au réseau des Fabriques de sociologie : « espace de recherche en sciences sociales qui associe des acteurs d’horizons différents (sciences sociales, militantisme, architecture, intervention sociale, littérature, activisme, éducation, santé…) ».
Cette exposition en multiples « mi-temps » est une manière de décrire ma traversée assez continuelle et joyeuse de « murs » entre des catégories qu’un certain nombre de personnes séparent. Par exemple, dans des petites configurations scéniques, il m’arrive très souvent et depuis longtemps de faire le son du groupe en même temps que de jouer de la trompette dans la section de cuivres. J’ai donc plutôt l’impression d’habiter assez régulièrement des « lisières », c’est pourquoi cette notion a fortement résonné et raisonné. J’ai ainsi construit l’expression « noyau à lisières » qui me permet
en premier lieu d’évacuer radicalement des représentations en boîtes rigides à frontières ou en cases limitantes et excluantes. (…) [pour] Regarder les pratiques musicales comme interaction et articulation de six « noyaux à lisières », chacun correspondant à une famille d’activité : création, performance, médiation-formation, recherche, administration, technique-lutherie. [Sidoroff, 2018b, p. 265]
En termes d’aventures musicales
Pour ce qui concerne les pratiques musicales, je joue principalement dans deux collectifs qui sont deux aventures d’une vingtaine d’années aujourd’hui.
Le premier (parce que le plus ancien même s’il est difficile de dater un commencement) peut se qualifier de « post-improvisation » : de la musique pas forcément improvisée mais rendue possible parce que nous aimons et pratiquons l’improvisation dans différents contextes. Le type de musique se rapproche du style downtown. Disons pour aller un peu vite : musique expérimentale et ouverte (voir par exemple les aventures Miss Goulash[3] et Spirojki, ou alors le projet « Bateau Ivre » de gsubi). L’expression a son origine dans la ville de New York, mais beaucoup de gens jouent cette musique downtown sans habiter New York. Et c’est la deuxième génération qu’on appelle Downtown II. Je me suis approprié progressivement ces termes, en commençant par les écoutes (émerveillées) des galaxies autour de John Zorn et Fred Frith (pour ne prendre que les figures les plus connues), puis la découverte des ressources de la Downtown Music Gallery de New York[4] etc. Et seulement ensuite, j’ai découvert les deux articles de George Lewis (“Improvised Music After 1950” [1996] et sa « Postface » [2004][5], traduit dans la première édition du site PaaLabRes) puis celui de Kyle Gann [2012] qui présentent conceptuellement et historiquement ces termes.
Dans ma manière personnelle d’aborder cette musique downtown II, je me suis construit une première génération d’aîné·es et d’ami·es à partir de laquelle je suis parti en musique et en recherche. Illes sont intimement relié·es à l’apparition du free-jazz et tous ces antécédents développements musicaux et politiques. Voir par exemple l’AACM de Chicago, Association for the Advancement of Creative Musicians racontée par le même George Lewis [2008 ; Pierrepont, 2015]. Pour moi, la génération suivante, celle qui correspond plus à mon âge et parcours, est en fortes liaisons avec les pratiques libertaires du hardcore post-punk.
Mon autre grande aventure collective vient de l’île de la Réunion. J’en parlerai plus longuement dans la suite, après avoir fait un détour par la notion de lisière.
À propos de lisières
Emmanuel Hocquard…
Mon projet de recherche doctorale a pour titre : « Explorer les lisières d’activité, vers une microsociologie des pratiques (musicales) » [Sidoroff, 2018b]. Ce terme de « lisière » m’est apparu extrêmement intéressant dans un article d’Emmanuel Hocquard sur la traduction. Celui-ci est un fabriquant de poésie, au sens multiple d’écrivain, éditeur, traducteur, lecteur public, organisateur, enseignant, etc. Dans cet article, il distingue trois conceptions de la traduction au regard de la limite (la « conception réactionnaire » où la traduction ne peut que trahir), de la frontière (la « conception classique » où la traduction passe d’une langue et culture dans une autre) et la lisière (conception qui « fait de la traduction […] une haie entre les champs de la littérature »). [2001, pp. 525-526].
J’ai partagé cette dernière notion dans cet article après une séance de rencontrimprovisation le 24 avril 2019, avec Yves Favier et György Kurtag, et aussi Jean-Charles François et Gilles Laval de PaaLabRes (ceux-ci étaient déjà plus au courant de mes recherches appuyées sur ce terme compris ainsi). Dans le cadre d’une première rencontre, nous avons joué et discuté au départ des parcours de chacun. Puis nous avons partagé un repas (merci Jean-Charles ;-)) et la vaisselle, etc. ; des dispositifs et des attentions tout autant essentielles que la vérification de la présence d’enceintes sonores et de papier-toilettes, etc.
Et après cette journée, nous voici tous dans cette édition, voir notamment la page-collage « Lisières ».
Je reprends ci-dessous quelques passages déjà publiés, en complétant sur un aspect.
…et une ta/âche…
Je travaille sur les notions de « frontière » et de « lisière » entre différentes activités. (…) Une frontière se franchit au sens épais et consistant du terme, une partie du corps puis l’autre, plus ou moins progressivement. Ce corps a une épaisseur, on est d’un côté et de l’autre d’une ligne ou d’une surface qui fait frontière à un moment. Cela peut créer un balancement, comme des allers-retours en matière de poids du corps au-dessus de cette ligne ou de chaque côté de cette surface, sans déplacement des pieds. Comment passe-t-on une frontière entre plusieurs activités : que se passe-t-il quand je change de « casquette », par exemple entre un espace-temps où je suis compositeur et un autre où je suis régisseur son ? [Sidoroff, 2018a, p. 50]
Emmanuel Hocquard qualifie la lisière de : « tache blanche ». Assez longtemps, j’ai compris et lui ai fait dire « tâche blanche ». L’accent circonflexe avait beaucoup de sens, en évoquant à la fois le travail à faire (par la tâche) et un espace à explorer caractérisé par sa situation entre les choses (par l’adjectif légèrement substantivé de « blanc »). Derrière cela, je comprenais, et comprends encore, une invitation à venir habiter, parcourir et pratiquer de tels espaces. La « tache blanche » est très présente dans les travaux d’Emmanuel Hocquard : elle évoque les endroits inexplorés des cartes géographiques<1997, §2-§3>, où l’on ne pouvait pas encore savoir ce qu’il fallait écrire ni dans quelles couleurs. La « traduction tache blanche » pour lui, une « activité tâche blanche » pour moi, c’est créer des « zones inexplorées (…), c’est gagner du terrain »<1997, §4 et 6bis>. Dans mes habitudes de vocabulaire, je dirais aussi : créer du possible. [Sidoroff, 2018b, pp. 263-264]
…blanche.
Après ces premiers éléments sur les mots « tache » et « tâche », il est nécessaire de s’attarder sur ce mot « blanche ». Il est aussi à explorer… L’adjectif comme le substantif « blanc » est au cœur d’une belle ambivalence entre le plein et le vide, l’addition et le manque, et ils nous obligent à une pensée décoloniale ; obliger au double sens de nous mettre dans la nécessité de, et de nous rendre service.
La couleur « blanche » qualifie ce « qui, combinant toutes les couleurs du spectre solaire, a la couleur de la neige, du lait, etc. » [Cnrtl I.A.1]. Nous voyons ces couleurs se décomposer avec un prisme, ou avec des gouttes d’eau donnant alors un arc-en-ciel, ou encore en regardant la surface d’une bulle de savon. Le code de couleur RGB hexadécimal du blanc est #ffffff, c’est-à-dire tous les curseurs rouge, vert et bleu au maximum. C’est la même chose dans le domaine sonore : un bruit « blanc » se compose de façon égale de toutes les fréquences de l’audible, de l’ensemble du spectre sonore audible avec la même énergie pour chacune des fréquences. Mais une « voix blanche » vient désigner une voix sans timbre à laquelle il manque quelque chose… Un « chèque en blanc » est à la fois vide parce qu’à remplir, et plein de promesses possibles parce que justement on peut le remplir !
Le Dictionnaire historique de la langue française (DHLF) explique : « De bonne heure, l’adjectif se charge de la valeur symbolique de "non terni, pur" (…) Il réalise la valeur négative de "manque" dans un certain nombre d’emplois. » Pendant un discours, un « blanc » désigne un silence, comme un vide qui peut laisser penser les participant·es. C’est aussi l’espace libre, l’interligne qui organise un texte dans une page qu’on qualifie de blanche quand elle ne porte pas encore de traces. L’expression « nuit blanche » dit l’absence de sommeil ou le surcroît d’activités. C’est aussi le cœur d’une cible de tir et par extension la cible elle-même, comme dans l’expression « tirer au blanc », mais « tirer à blanc » c’est pour de faux, alors que « couper à blanc » comme « saigner à blanc » qualifient plutôt le fait d’aller jusqu’au bout et de ne rien laisser. Le mot « blanc » est donc riche dans un contexte d’invitation à explorer…
D’autant plus que « Blanc·he » peut désigner le fait d’appartenir à la race blanche fabriquée par le racisme. Par exemple, le Littré définit l’adjectif « blanc » aussi par la couleur de la neige et du lait. Il ne précise pas la combinaison des couleurs du spectre solaire, ce qui est compréhensible dans le contexte historique d’un dictionnaire de la fin du XIXe siècle. Contexte historique à prendre aussi en compte lorsqu’il écrit pour le substantif : « un blanc, une blanche, homme, femme appartenant à la race blanche. Un blanc et un nègre ; une blanche et une négresse ».
Quand Emmanuel Hocquard exemplifie la « tache blanche » qu’il vient de nommer avec la « carte de l’océan » blanche sur blanc de Lewis Carroll dans La chasse au snark de 1876 [Hocquard, 1997, §1 ; 2001, p. 402], elle est laissée libre à l’imaginaire et aux possibles. Mais une tache blanche dans une zone inexplorée d’une carte géographique évoque aussi le contexte des conquêtes coloniales européennes. Décréter une zone comme inexplorée passe sous silence toute la suite de la phrase : inexplorée pour qui, pour quoi ? C’est souvent plus précisément : une zone pas encore explorée par nous qui nous disons que ce serait bien de le faire, des fois qu’il y ait des choses intéressantes pour nos affaires à nous !
Dans un geste d’exploration, avec quels murs partons-nous construire d’autres murs ?
Donc des vigilances à avoir
Au départ de mon travail de thèse, j’avais nommé une vigilance [2018b, p. 269], comme une manière de garder constamment un regard critique sur mon travail : m’appuyer sur l’éducation populaire politique [Morvan, 2011] et la construction de savoirs sociaux stratégiques [Carton, 2005].
Je préciserai aujourd’hui avec trois aspects complémentaire, pour l’expliciter plus fortement (déjà à moi-même). 1/ Comme leur désignation l’indique, ces savoirs sociaux stratégiques sont des savoirs, ils sont donc construits et à construire. Les travaux de Léa Laval [2016 ; 2019] sont extrêmement précieux pour prendre en compte les processus, méthodes et manières de les établir (les élaborer et partager), et pour considérer les relations entre les activités de recherche et de lutte contre les dominations, avec Myriam Cheklab [2019]. 2/ Ces savoirs sociaux stratégiques ont une dimension « lutte des classes », féministe, non-binaire, décoloniale : fondamentalement intersectionelle. Ne jamais l’oublier quand je travaille aujourd’hui en 2021 sur des pratiques musicales dont un des rhizomes essentiels est le free-jazz afro-américain lié aux luttes pour les droits civiques, sur des pratiques musicales qui revendiquent fabriquer du reggae roots créole réunionnais depuis la France métropolitaine, dans un milieu masculin en extrême majorité, etc. Et 3/ ces savoirs sociaux stratégiques sont situés et conscients de leur situation. Je suis blanc, homme, cis-genre, hétéro, de presque 50 ans… cela commence à faire déjà beaucoup en termes d’avantages et de « privilèges » (voir cette entrée du Dictionnaire des dominations [Manouchian, 2012, pp. 285-288]). Et il faut que je rajoute : doctorant et prof de prof de musique ! Cela triple presque l’intimidation épistémologique depuis la position d’une personne instituée sachante, savante, c’est-à-dire perçue comme remplie de savoirs reconnus et valorisés, valorisables (des savoirs à tendance hégémonique qui font domination). Dire que faire de la recherche c’est en fait intensément douter et poser des questions en partageant une manière de penser (et tout le monde pense !) ; dire qu’être « prof » c’est en fait mettre en place et tenir des dispositifs pour que les personnes qui le vivent apprennent (et tout le monde apprend)… ne suffit pas. C’est en actes et sur la durée que ces dimensions peuvent commencer à se saisir et s’éprouver. L’imaginaire scolaire français a des représentations fortement ancrées.
Habiter une, des lisières ?
Être musicien et danseur
L’expression « noyau à lisière » permet donc, en premier lieu d’évacuer radicalement des représentations en boîtes rigides à frontières ou en cases limitantes et excluantes. (…)
Prenons un exemple artistique : la musique et la danse. En les considérant comme pratiques fortement marquées par une histoire de mise en disciplines, elles sont nettement séparées. Tu es musicien·ne, tu es danseur·se ; tu donnes (tu vas à) un cours de musique ou de danse. Il y a des cases, des boîtes ou des tubes d’un côté comme de l’autre. Le croisement est possible mais rare et difficile, et quand il a lieu, c’est de manière exclusive : tu es ici ou là, d’un côté ou de l’autre, tu passes une frontière à chaque fois.
En considérant la musique et la danse comme des pratiques humaines quotidiennes, elles sont extrêmement mêlées : faire de la musique c’est avoir un corps en mouvement ; danser c’est produire des sons. On mène depuis 2016 une recherche-action entre PaaLabRes et Ramdam, un centre d’art. Elle associe des personnes plutôt musiciennes (nous, membres de PaaLabRes), d’autres plutôt danseuses (des membres de la compagnie Maguy Marin), un plasticien (Christian Lhopital), et des invité·es régulièr·es en lien avec les réseaux ci-dessus. On expérimente des protocoles d’improvisation sur des matériaux communs. Dans les réalisations, chacun·e produit des sons et fait des mouvements en rapport aux sons et mouvements des autres, chacun·e est à la fois musicien·ne et danseur·se. Pour moi, l’état de corps (les gestes dont ceux pour faire de la musique, les attentions, les sensations, et la fatigue) sont très différent·es que celui que j’ai dans une répétition ou un concert d’un groupe de musique. Elles sont même beaucoup plus riches et intenses. Avec le vocabulaire utilisé dans les paragraphes précédents, dans ces réalisations je suis dans une forme de lisière tâ/ache blanche danse-musique. Un premier bilan qu’on est en train de tirer montre que dépasser nos boîtes disciplinaires (exploser la frontière, faire exister la lisière) est difficile. [Sidoroff, 2018b, p. 265]
Créer en situation, exemple d’une sonorité de roulèr
Une des expressions qui synthétise un fil conducteur de mes pratiques est celle de « création collective en situation ». La création en question relève autant de la production sonore que de savoirs. Une telle création est à l’échelle du groupe concerné et elle peut être une petite découverte très localisée. Il ne s’agit pas forcément d’une nouveauté inédite pour le monde tout entier, mais déjà une simple chose pas encore connue (inouïe) pour/dans/par le collectif en présence.
Supposons que l’on essaye d’avoir un son de roulèr (tambour basse à gros diamètre typique de l’île de la Réunion) sur un disque, dans des conditions matérielles où l’on ne peut pas avoir un roulèr et le matériel d’enregistrement au même endroit ? On essaye, on cherche, on expérimente, on devrait trouver quelque chose. Alain Péters par exemple a bien enregistré l’équivalent d’un kayamb (tout aussi typique de l’île de la Réunion, un cadre en bois qui enserre des tiges de roseau qui enferment des graines) en frottant des sacs plastiques [Poulot, 2016, 31’45-32’02] ! L’anecdote est connue dans le milieu des prises de son des musiques réunionnaises. Et de notre côté, on s’est aperçu qu’on obtenait l’équivalent d’un son de roulèr pour le groove qu’on cherchait, avec une baguette prévue pour des gongs, tapant sur la peau légèrement détendue d’une conga médium, en prenant le son assez près de l’endroit de la frappe… (voir l’intro de la chanson « Traka » de Mawaar [2020]). On n’est vraiment pas sûr d’être les premiers au monde à l’avoir fait, mais on a inventé sur place une manière qu’on n’avait pas avant, avec le matériel disponible autour de nous pour arriver à quelque chose nous satisfaisant, alors qu’on commençait à se dire qu’on allait abandonner l’idée (et donc devoir inventer musicalement autre chose).
Ce premier récit pourrait suffire pour le petit point que je cherchais à illustrer : une « création » pour nous, sans aucune prétention de primauté historique, inventée par et pour nous (on était deux à travailler pour un groupe de huit). C’est ce récit dont j’ai la trace dans mes notes de ce jour-là : « trouvaille : son roulèr, conga méd. bag. blanche * ». Tout le processus amenant à cette « trouvaille » est caché derrière ce mot écrit trop vite. Le « * » est un signe pour dire : revenir assez vite dessus pour raconter et détailler. Parce qu’un tel récit ne suffit pas, il laisse croire à une création de l’ordre technique-lutherie (utiliser cet instrument ainsi) sans plus d’interactions. La formule « nous satisfaisant, alors qu’on commençait à se dire » est un raccourci trop rapide. Il nous faut être plus précis, sinon des éléments importants sont implicites. Et ceux-ci peuvent limiter la compréhension et laisser croire à des recettes simples, qu’il suffirait de copier-coller telles quelles, alors qu’elles sont extrêmement situées et en interaction avec beaucoup d’autres aspects. Dire « un son de roulèr » sans plus préciser le contexte n’a pas beaucoup de sens. Rajouter « pour le groove qu’on cherchait » commence tout juste mais ne dit pas encore beaucoup. Il s’agit un peu de la précaution minimum pour localiser l’action et ne pas la généraliser trop vite.
Cette sonorité de roulèr en interactions
Prenons alors le temps d’un récit plus détaillé. Celui présenté ici est le résultat de plusieurs couches d’écriture depuis ce jour et cette note sur laquelle je voulais revenir : quatre se sont succédées. La première est ci-dessus, puis est arrivée très vite la deuxième qui commence ci-dessous. La troisième est devenue nécessaire en se rendant compte que ce deuxième récit allait encore trop vite à un endroit. Elle a demandé plusieurs ré-écritures dans l’écriture. Et enfin la quatrième correspond à cette version dans cet article. Elle bénéficie à la fois de l’élargissement des destinataires et de plusieurs partages et discussions dans des cercles proches (merci !).
Revenons à ce moment d’enregistrement du son de roulèr. Et donc commençons par dire plus exactement : on a fini par trouver le son de roulèr qui nous convenait (sous-entendu pas immédiatement) dans une utilisation (parmi de nombreuses autres possibles) de cette sonorité à cet endroit, à savoir l’intro d’une chanson (et pas à un autre moment musical). Le roulèr peut aussi être à la base d’une musique de danse dans un ensemble de percussions, il est alors souvent frappé à pleines mains, avec des impacts marqués pour porter un soutien énergique à la dynamique globale. Ce n’est pas ce son-là qu’on a trouvé. Mais c’est celui qu’on a un peu cherché, au début. L’idée initiale était de renforcer la grosse caisse déjà enregistrée. On a alors essayé différentes tensions de peau d’une grosse caisse de batterie, la peau de frappe et celle de résonance. On a mis différents tissus dans cette caisse, plus ou moins en appui sur une ou les deux peaux, en tapant avec différentes parties de la main à différents endroits de la peau, avec différentes baguettes ou battes, etc. En fait, c’est allé assez vite : d’un côté on en avait déjà discuté avant plusieurs fois et fait des essais dans le local de répétition quand on travaillait les musiques réunionnaises, en cherchant un son équivalent roulèr à la grosse caisse alors que tout le monde jouait ; et d’un autre côté j’avais tenté des choses seul dans une optique d’enregistrer une telle partie en isolant phoniquement cet instrument du reste. On a refait quelques essais ensemble, mais on ne s’approchait pas de ce qui nous convenait. On est passé sur un tom basse, sans plus de succès. La première piste, transformer l’utilisation d’un élément de batterie, se relevant peu fructueuse, on regarde puis on commence à taper-écouter un peu partout. On est deux dans un local de musique avec plusieurs instruments. Je me souviens avoir aussi essayé différentes frappes sur les deux tables présentes, plus ou moins près du bord, en mettant l’oreille à différents endroits pour chercher un son de frappe et sa résonance. C’est un petit temps d’errance, et dans celui-ci, a posteriori, on peut faire ressortir deux moments parmi beaucoup d’autres. D’une part, celui où résonne la peau de la conga médium, mais on ne s’y arrête pas directement en disant « c’est ça ». Et d’autre part, le moment où on se dit qu’on pourrait changer notre idée musicale, en cherchant non pas un renfort mais un complément. Ce changement d’un seul mot implique à la fois une légère modification de l’arrangement sur lequel nous partions (l’équivalent roulèr commencerait plus tôt), et aussi de trouver le minimum de renfort nécessaire de la grosse caisse existante, par un mixage particulier sur le passage en question (donc un mixage particulier de la basse et du médium d’une des guitares, de l’équivalent roulèr qu’on n’avait pas encore, et une attention sur le placement du triangle en haut du spectre sonore pour arriver à cela : le son d’un instrument est fonction de -presque- tous les autres). Et on est suffisamment avancé dans les mixages pour savoir que c’est possible, sinon on aurait sans doute essayé un peu pour vérifier cette possibilité.
Mais là encore, il est intéressant d’appuyer sur « pause » et de prendre le temps de déployer tout ce qui est écrasé dans le raccourci que je viens d’utiliser. Raconter ainsi, c’est résumer-condenser a posteriori… Revenons au début de ce temps d’errance. On n’a pas eu d’échange verbal du type : « on voulait un renfort, passons à un complément ! » qui a entraîné toute la suite. Dans ces moments de bricolage, on parle assez peu en concept précis (et significativement pertinent du premier coup), même si de nombreux sont présents et sous-entendus, que chacun·e ne conscientise ou verbalise pas de la même façon. Je n’ai malheureusement pas de traces exactes de ce qu’on s’est dit à ce moment. Mais j’ai déjà vécu de telles situations dans de nombreux moments de ma vie musicale, le dialogue devait ressembler à :
« – on n’y arrive pas » {Partager les impasses, vérifier et se mettre d’accord qu’on y est tous les deux.}
« – qu’est-ce qu’on peut faire ? » {Poser cette question peut paraître utile, elle est sous-entendue dans le « ouais » de la tête ou le regard échangé après le premier constat. Mais elle laisse un peu le temps de réfléchir, et des fois que l’ami en face ait de quoi répondre, pourquoi pas avec des mots, parce que du côté de celui qui pose la question, il ne sait pas encore bien quoi faire…}
« – trouver autre/s chose/s ! » {Solution facile ! Mais le mot « chose » est très pratique dans ces cas-là. Ici, il peut évoquer à la fois des sonorités, des manières de s’y prendre et/ou de reconsidérer la question, etc. Il est suffisamment imprécis pour ouvrir des pistes potentiellement différentes pour chacun de nous, mais pas trop parce qu’on reste accrochés au problème partagé de départ, dans la situation un peu plus instruite du fait de l’impasse constatée. Ainsi, derrière de telles « autres choses » (qui sonnent identiquement au singulier ou au pluriel), vient se mélanger d’autres sonorités qui continue d’évoquer le roulèr, d’autres emplois de cette idée musicale en lien avec d’autres choix d’arrangement, d’autres possibilités d’enregistrement et/ou mixage, etc. On ne s’est pas explicité tout cela, les trois mots ci-dessus étaient juste le signal que toutes ces choses et d’autres encore étaient en route. Elles prennent plus de temps à décrire qu’il nous en a fallu pour faire la trouvaille en question.}
Une fois l’impasse partagée et cette recherche d’autre/s chose/s en cours, nos oreilles se sont ouvertes à d’autres types de sons (comme une écologie des imaginaires ?). On a ré-entendu (presque) tous les sons qu’on avait essayés depuis le début de notre recherche. La conga médium avait été mise de côté de part (ce qu’on estimait être) la trop petite taille de sa peau de frappe, mais elle a refait apparition. On s’est rendu compte que là on tenait un début de piste satisfaisante (enfin !), notamment avec cette grosse baguette de percussion de musique classique utilisé par exemple sur les gongs (qu’on avait enregistrés à la session précédente). Il ne restait qu’à affiner cette piste au mieux. Et affiner cela, veut aussi dire affiner tout le reste dans un mouvement d’ensemble, notamment en termes d’arrangement et de préparation du mixage. Le volume sonore promettait d’être considérablement plus faible que celui d’un roulèr pleinement frappé, mais on savait qu’on pourrait le travailler au mixage. Alors, on est allé chercher plus précisément la frappe et la place du micro pour obtenir le meilleur complément. De nouveau, j’emploie ce terme de « complément », mais il n’était pas là au moment des actions et gestes de trouvaille. La formalisation du passage d’un renfort à un complément, avec ce choix de mots, est postérieur. Je ne me souviens plus exactement quand cette verbalisation se stabilise, mais ce n’était pendant que l’on affine la prise de son. À ce moment-là, on commence par frapper, écouter, on ne commente que la place du micro ou la frappe, sans faire des phrases, à l’aide de quelques mots et surtout des gestes. Mais elle peut se verbaliser après, dans des temps de ré-écoute des prises. Pendant ces moments, le temps est plus calme : on est à deux endroits différents, il y a un déplacement entre la position de jeu et d’écoute et celle-ci dure un peu. Et là, on utilise plus facilement des phrases complètes pour commenter ce qu’on entend et se projeter dans la suite. Et il est fort possible que les mots « renfort » et « complément » ne soient pas les premiers venus pour qualifier ce qu’il s’était passé ; en tout cas, ce sont ceux qui restent, après. Ils sont une construction qui a pris son temps, comme l’utilisation de cette conga médium.
La petite création localisée que je viens de décrire n’est donc pas qu’une trouvaille technique, comme le premier récit raccourci pouvait le laisser croire[6]. Mais elle est une riche interaction autour de la sonorité : entre son utilisation musicale dans un ensemble d’autres sonorités (place, rôle et arrangement), l’instrument pour la donner à entendre, son jeu, son enregistrement et son mixage. On n’a pas agi ni réfléchi dans des cases ou murs trop strictement « ingénieur·e du son » ou « instrumentiste ». C’est le fait de traverser de tels murs qui nous a permis de construire ce jour-là une sonorité qui nous manquait. Dans nos expérimentations et tâtonnements, on a évidemment en pris en compte le jeu (les gestes pour obtenir le son) et l’enregistrement-mixage. Mais de manière inextricable, sont venues s’entremêler des considérations d’arrangement, de production du disque (temps et lieux disponibles pour pouvoir enregistrer cette piste, puis mixer ce morceau, l’album), de lutherie, etc. Avons-nous pour autant habité une lisière, même très localement ? Ou bien plutôt : avons-nous franchi plein de frontières, allégrement et plusieurs fois de suite dans tous les sens ? Il y a quelques années, j’aurai répondu « lisières, bien sûr » sans hésiter, et en insistant sur le pluriel. Aujourd’hui je ne trouve pas la réponse aussi facile. Il me faudrait plus et mieux qualifier de telles lisières : travail en cours !
Dans ce que je condense avec la formule « création collective en situation », la dernière expression « en situation » décrit à la fois le contexte d’un moment ou d’une circonstance comme décrite ci-dessus, mais aussi celui d’une histoire particulière, dans une temporalité plus large. J’ai rencontré les musiques réunionnaises avec des personnes les jouant et sachant beaucoup de choses, et j’ai eu très vite plaisir à jouer et discuter. Donc j’ai passé du temps avec elleux notamment en jouant ces musiques. (Je fais la même chose depuis plusieurs années avec le reggae roots.) J’aurai pu rencontrer des personnes et groupes faisant du rap ou de l’électro ou d’autres choses, j’aurai alors sans doute passé du temps sur de telles musiques et pratiques.
Quelques musiques de l’île de la Réunion
La deuxième branche de la musique que je pratique vient donc de l’île de la Réunion. Dans ces petites îles dites mascareignes de cette partie de l’Océan Indien, il y a des musiques spécifiques qu’on appelle le maloya et le séga. Et je joue cette musique avec des Réunionnais·es depuis une vingtaine d’années, principalement de la trompette dans une section de cuivres.
Le maloya est ré-apparue sur le devant de la scène dans les années 1970s grâce aux communistes et aux indépendantistes. C’est dans cette période aussi que le reggae a percé internationalement, après que le rock et les musiques amplifiées se soient développées dans l’île, et pas seulement pour être écoutées. Elles ont été jouées, appropriées et bricolées localement devenant « maloya électrique » [Compilations, 2016a, 2016b, 2017]. Alors s’est développé ce qu’on appelle le malogué ou maloggae, mêlant maloya et reggae. C’est devenu un mélange très moderne, nourri de musique traditionnelle, de musique populaire et de musique du moment. Je joue avec une famille qui est venue en France il y a trente ans. On jouait cette musique malogué, séga et seggae dans le groupe Margoz puis Koodakood, avec notamment le père qui chantait, jouait de la basse et dirigeait l’ensemble, et son fils qui chantait et jouait de la batterie. Il n’avait pas encore 18 ans quand je l’ai rencontré. Et il n’avait qu’une dizaine d’années quand le malogué se créait, il n’arrivait pas à atteindre la pédale de grosse caisse ! Aujourd’hui, le groupe s’est reconfiguré sur une base reggae roots et s’appelle Mawaar. Cela veut dire « je verrai » en réunionnais, une bonne partie est chanté en créole. Et on travaille toujours ces musiques réunionnaises, même si on ne les joue plus sur scène. Le père dont je parlais est à la basse, et c’est le fils qui est très actif. Il joue de la guitare et de la batterie, il chante, il est un de ceux qui amènent beaucoup de musique.
Reggae, maloya, malogué viennent musicalement « par le bas », à la manière dont Louis Staritzky parle d’expérimentation urbaine [2018]. Pour le dire avec l’idée de murs : ces musiques et pratiques musicale viennent d’en dehors des murs massifs et solidifiés des structures déjà établies. Il serait intéressant de regarder l’apparition de cette musique maloya-reggae (cette créolisation), avec les épistémologies du Sud, au départ des travaux de Boaventura de Sousa Santos[7], par exemple « la sociologie des absences et des émergences » [2011, pp. 34-58, §43-60 ; 2016, chap. VI, pp. 241-273]. Une sociologie des absences : « une enquête dont le but est d’expliquer que ce qui n’existe pas est en fait activement produit comme non existant, c’est-à-dire comme une alternative non crédible à ce qui existe » [2016, p. 251] ; une sociologie des émergences : « une enquête sur les alternatives contenues dans l’horizon des possibilités concrètes » [2016, p. 269]. Ce sera pour une prochaine fois[8], peut-être en lien avec Youcef Chekkar qui mène sa recherche avec de telles approches sur les « usages du cinéma dans le contexte algérien post-guerre civile » [2018].
Je voudrais aborder cette création en creusant encore un peu la notion de lisière. Emmanuel Hocquard a donné de la consistance à celle-ci comme un possible développé par l’action de traduire, avec cette double affirmation à propos de poésies américaines traduites en français :
– « ça, jamais un poète français ne l’aurait écrit ».
– Peut-être pourrait-on exprimer la même chose de cette façon : « ça, jamais un Américain ne l’aurait écrit ». [1997, §5 et 5bis ; 2001, pp. 403-404]
Le malogué ou le seggae sont typiquement à cet endroit : les groupes de reggae n’auraient jamais joué ça, ceux de maloya ou de séga non plus. Il y a une filiation, une relation mais avec la fabrication d’une distance et d’un terrain comme les cherche Emmanuel Hocquard [1997, §3-4 ; 2001, p. 403]. Ces musiques sont dans le même temps très ressemblantes et très différentes. Je vous propose trois compilations balayant assez largement les années 1980s et 1990s : une de reggae roots, une autre de maloya et une troisième de malogué pour pouvoir passer de l’une à l’autre…
Reggae Roots : |
Maloya : |
Malogué[9] : |
Même si une seule compilation ne peut pas donner à entendre l’immense variété de chacune de ces étiquettes stylistiques, chacune donne quelques noms comme autant de pistes pour aller plus loin. Même si les rencontres se font entre des personnes et des groupes, des singularités et des subjectivités à un moment présent, plutôt qu’entre des catégories stylistiques construites après coup, il y a, entre ces trois « genres » aujourd’hui établis, une intensité à la fois de dissemblances et de rapprochements. Ils sont fondamentalement différents mais en très denses complicités et parentés.
NAÉSSAYÉ, second couplet et refrain de la chanson « Na Éssayé » de Philippe Lapotaire [1991] :
Ti pren un maloya, pou mélange avec reggae, Yé, yé, yé
Tout’ danse dan mon vie, maloya ou bien reggae, Yé, yé, yé
La misik lé pareil, mé le style li la change un pé, Yé, yé, yé
Pou zèn Réyonés, nou vé pa trompe nout bann vié, Yé, yé, yé
Sak mi di zordi :
Na essayé ouh, na mélanzé, Na essayé, na essayé, na mélangé,
Na essayé ouh un malogué, Na essayé, na essayé, un malogué.
Mon exploration sur les lisières d’activités cherche ces moments et lieux d’un « ça, jamais une personne centrée principalement sur la création (ou sur la performance ou la recherche ou autre) ne l’aurait fait », et toutes les réciproques. Un des phénomènes de la créolisation d’Edouard Glissant se trouve aussi dans de tels « ça jamais mais en fait si ». Le « jamais » est facile dans la formule, mais est souvent un peu trop abrupte. Continuons les explorations !
Dans certains contextes, approcher la notion de mur de séparation (notamment entre des catégories d’activités) comme une lisière de possible me semble être intéressant. Une lisière est un espace et un temps qui peuvent être occupés de différentes façons, on peut y développer des activités. De tels espaces-temps peuvent être habités en faisant rencontrer des éléments venant de plusieurs autres temps et espaces, on peut y avoir la possibilité d’expérimenter des nouvelles choses.
Références
Toutes les URL ont été consultées le 28 février 2021.
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Notes de bas de pages
[1]. De façon volontaire et militante, je pratique l’écriture inclusive. Et je le fais de la façon suivante : j’utilise des expressions du type « ille » ou « celleux » ou alors avec un unique point médian comme dans musicien·nes ou chercheur·ses. Cette typographie me semble être le meilleur point de (dés)équilibre entre signifier l’existence en les rendant visibles d’autres personnes que des mâles cis-genre, et garder une fluidité de lecture. La double-flexion consiste à dire ou écrire : « il et elle », elle fait encore exister une binarité. L’expression « ille » me semble être à la fois très lisible et compréhensible. Et il s’agit d’un nouveau mot qui n’est pas encore très courant ni dans les dictionnaires. C’est-à-dire qu’il faut en construire un sens… c’est à la fois un « il » et une « elle » ? mais pas uniquement ? Mais pourquoi pas uniquement ? Donc peut-être quelque chose comme… « yel » ou un autre pronom que certaines personnes préfèrent qu’on utilise pour parler d’iel ou ile, plutôt que d’utiliser « il » ou « elle » ? Peut-être participons-nous là à une invention d’un nouveau genre grammatical ? Je me permets un « nous » parce que ce type de réflexion et de pratique est partagée dans plusieurs réseaux auxquels je participe. Souvent il nous arrive d’expliciter ces éléments en lien avec cette pratique d’écriture, par exemple au début d’un document ou dans une note de bas de page.
C’est la même chose avec un point médian. Lire « chacun·e » est facile, on prend vite l’habitude, et ce n’est pas uniquement « chacun et chacune », ce sont des êtres vivant avec toutes les diversités imaginables, et même avec d’autres que nous n’arrivons pas encore à suffisamment imaginer. Et pour moi, un seul point suffit à ce petit dérangement, cela reste lisible tout en pointant ces questionnements.
D’autres questions restent ouvertes… Quel passage à l’oral hors de la double-flexion pour dépasser la binarité ? (un genre neutre à développer avec une déclinaison orale semble être une piste intéressante, voir par exemple le travail de thèse d’Alpheratz). Qui travaille ces sujets et depuis quelles positions ? Sur le dos de qui cette forme d’écriture s’exerce ? À suivre.
[2]. Centre de ressources professionnelles et d’enseignement supérieur artistique. L’acronyme vient de l’appellation : Centre de formation des enseignant·es de la musique.
[3]. Une formule réduite dite Petit Goulash, a proposé deux versions du « Schème Moteur » d’Alain Savouret dans l’édition « Partitions graphiques » de ce site PaaLabRes.
[4]. Ce lieu est une très belle source des musiques, d’histoires et de savoirs sur les scènes dites « downtown ». Voir par exemple, les mails impressionnant envoyés chaque semaine présentant quantité de disques, avec notamment Emanuel ‘MannyLunch’ Maris et Bruce Lee Gallanter (surnommé « Downtown Musicologist Emeritus »).
[5]. Voir notamment la 2e partie « "Au-delà des catégories" : alors quoi de nouveau ? », et plus précisément la note 2 concernant la distinction uptown et downtown.
[6]. Et ce second récit n’est pas encore suffisant, on pourrait encore en raconter d’autres venant à chaque fois détailler ou préciser ces interactions, et peut-être aider à qualifier des endroits de lisières. Par exemple au départ d’un enregistrement de la session et d’un entretien d’autoconfrontation (mais les micros devaient enregistrer le roulèr-à-venir, la caméra de témoignage n’est pas dans nos habitudes), ou avec des récits depuis d’autres points de vue, dont celui du collègue avec qui j’étais en expérimentation ce jour-là (je prévois de le faire), etc.
[7]. Boaventura de Sousa Santos est portugais, participe à l’aventure du Forum Social Mondial. Il a travaillé en Amérique du Sud, en étudiant les communautés subalternes et dominées, comment elles s’organisent et comment elles utilisent et produisent des savoirs non reconnus ou non considérés par les colonisateurs et les occidentaux. Et il a mis cette expression sur le devant de la scène : « les épistémologies du Sud ». Il est très intéressant d’observer comment, maintenant, de plus en plus de travaux à l’université sont en train de se poser ce type de questions : la domination reste encore celle de l’objectivité des blancs, du Nord, de l’Occident… (nous n’avons pas tou·tes le même rapport à une tache blanche).
[8]. On (l’ensemble des collègues avec qui j’ai joué cette musique et joue encore des musiques nourries de celle-ci) n’a pas encore suffisamment creusé cette question. D’une part les années 1970s et 1980s sont très riches en changement à la Réunion ; et d’autre part, une fois diffusé, notamment après le disque Oté La sere de NAÉSSAYÉ en 1991, le malogué est sorti d’une absence et a émergé ! Le passage d’un possible expérimenté sous les radars institués à une visibilité aboutissant à des productions et un (petit) soutien des politiques publiques serait intéressant à mieux expliciter, en tout cas en faisant mieux que les trop gros raccourcis qui viennent d’être utilisés.
[9]. En un peu moins de 30min, ces 19 titres représentatifs donnent une bonne idée de ce que peut être la richesse de la rencontre entre reggae et maloya. NB : la chaîne youtube Seggaeman974R est très riche en titre et raretés sur les musiques réunionnaises.
Pour avoir une idée du séga et du seggae, voir par exemple l’intro du premier morceau de l’album Live de Ras Natty Baby [2009] : le tout début batterie et percussions est séga, l’entrée de cuivres à 0’40 après le grand « Rastafari… » fait passer à un seggae qui s’entend vraiment dès 0’47… La chaîne youtube joliememzelle a aussi de belles collections d’albums historiques de musiques des îles mascareignes.
Yves Favier – English
Return to the French original text: Éloge des écotones
To Live on the Edges, to Praise the Ecotones
Yves Favier
Summary:
1. Edges, Fringes
2. Improvisation, Social Practice
3. Free Comments about “Gaya Sapor”
Edges, Fringes
Evidently the notion of “Edge” or “Fringe” is the one that tickles the most (the best?) especially when it is determined as an « autonomous zone between 2 territories », moving and indeterminate musical zones, yet identifiable.
They are not for me a “no man’s (women’s) land”, but rather a transition zones between two (or more) environments…
In ecology, these singular zones are called “ecotones”, zones that shelter both species and communities of the different environments that border them, but also particular communities that are specific to them. Here we touch on two concepts: Guattari’s “Ecosophy”, where everything holds together, and Deleuze’s “Hecceity = Event.”
These edges between meadow, lake and forest are home to prairie species that prefer darker and cooler environments, others more aquatic ones, and forest species that prefer light and warmth.
Isn’t this the case in improvisation?…
- Would the improviser be this particular “being on the alert”?
Hunter/gatherer always ready to collect (capture?) existing SOUNDS, but also “herder”, in order to let those “immanent” ones emerge? Not yet manifest but already “possible in in the making”?… - “The territory is only valid in relation to a movement by which one leaves it.”
In the case of the notion of Hocquard’s border associated with the classical political conception, the improviser would be a transmitter between 2 territories determined in advance to be academic by convention: a transmitter between THE contemporary (sacred art) music and THE spontaneous (social prosaic) music. …we’ll say that it’s a good start, but which will have no development other than in and through conventions…it will always be a line that separates, it’s an “abstraction” from which concrete bodies (including the public) are de facto excluded. - What (musical) LINE, could mark as limit, an “extremity” (also abstract) to a music so-called “free” only to be considered from the inside (supposedly from the inside of the improviser).
Effectively taking away any possibility of breaking out of these identity limits (“improvisation is this and no other thing”, “leave Improvisation to the improvisers”) comes from the fantasy of the creative origins and its isolated “geniuses”. … for me the “no man’s land” suggested by Hocquard can be found here!
…fluctuating moving data…leaving at no time the possibility of describing a stable/definitive situation…
temporary…valid only momentarily…on the nerve…
to touch the nerve is to touch the edge, the fringe, the margin…
improvisation as rapture…temporal kidnapping…
…where one is no longer quite yourself and finally oneself…
…testing time by gesture combined with form…and vice versa…
the irrational at the edge of well-reasoned frequency physics…
…well-tempered…nothing magical…just a fringe, an edge, reached by nerves…
ecotone…tension BETWEEN…
…between certainties…
…between existing and pre-existing…
immanent attractor…
…between silence and what is possible in the making…
this force that hits the nerve…
…that disturbs silence?…
…the edge, the fringe, the margin as a perpetually moving continuity…
The inclusion of each milieu in the other
Not directly connected to each other
Changing its ecological properties
Very common of milieux interpenetration
Terrier
Termite mound
A place where one changes one’s environment
For its own benefice and for that of other species
What narrative does the edge convey?…
Improvisation, Social Practice
Moving from a belief in certainty to working creatively with uncertainty.
Moving from frozen equilibria to proliferating disequilibria.
Moving from instilled objectivity to inter-subjective productions.
Moving from frozen equilibria to proliferating disequilibria.
Moving from ingrained objectivities to intersubjective productions?
Moving from deterministic predictions (hegemony) to an awareness of fundamental instabilities.
Moving from the unsurpassable to the possible/probable horizon.
Move from universal knowledge (centralization/hierarchicalization) to localized knowledge (rhizome/decentralized networks).
Moving from the supposedly objective structure to a broader movement of thought and dialogue between subjectivities…
…the edge of science/art being ecotone…
Gilles Deleuze and Félix Guattari:
From the central layer to the periphery, then from the new center to the new periphery, nomadic waves or deterritorialization flows pass through, falling back on the old center and rushing towards the new.
Connectivité Plus forts Le centre comme milieu
et vice versa
Free Comments about “Gaya Sapor”
August 2020
1/ ForewordLiving in the environment in the time allotted to us, engages us in 3 simultaneous ecologies: Contemporary globalized society/civilization is dragging us into a particularly powerful anxiety-provoking “maelstrom”, heightened by the media grinder. The conjunction of these anxiogenic currents (crisis: employment, financial, political, environmental, health, cultural, etc.) pushes us, by combined powers under the millstone of the injunction to adapt to the maladjusted, to resignation, surrender, individual abdication or collective struggles fueled by despair (even despairing)… In order to “move from a belief in Certainty, to recognition and creative work with uncertainty”, emerges the need to implement “antidotes” to this toxic mental construction, to “produce” an alternative… unconventional… not “conventioned”… subjectivity?
2/ To live “on the edges of…”, or “Praise the Ecotones”The edge between Arts and Sciences (erudite or incorporated) is an “ecotone”, a precarious shelter, a “skènè” (stage) that changes/turns the conventional order “between” the different actors, inhabitants (human and non-human), audiences… Nothing can remain fixed, frontal, everything becomes precarious and uncertain… everything is in perpetual movement, change, evolution, emancipation from one to/for/against the other… But always in diversity… biodiversity, in interdependent (autopoiesis) & interdependent moving ecosystems… The music(s) in “social ecotones” are major vectors of shared sensibilities, transmitted in and with total uncertainty as to how they will be perceived (if, in the best of cases, they are) nor by whom they will be perceived. All the rest of the subject and its implementation could be under the sharpened poetic gaze of Italo Calvino… in Le città invisibili, 1972:
I like the latter … it carries the flavor of knowledge(s) … in perpetual movement. To be continued… |
– Félix Guattari, The three ecologies, The Athlone Press, 2000, transl. Ian Pindar & Paul Sutton (first pub. in France, 1989). – Gregory Bateson, Steps to an Ecology of Mind, University of Chicago Press, 1972. – Bernard Stiegler, Automatic Society: The Future of Work, Wiley, 2017, transl. Daniel Ross (first pub. in France, 2015), see chap. 5. – Hans Jonas, The imperative of responsibility in search of an ethics for the technological age, University of Chicago Press, 1984, transl. Hans Jonas & David Herr (first pub. in Germany, 1979). – Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, Paris, Gallimard, coll. NRF Essais, 2019. – Ilya Prigogine (The End of Certainty: Time, Chaos and the New Laws of Nature, Free Press, 1997, first pub. in France, 1996), cited by Deborah Bird Rose, Wild Dog Dreaming. Love and Extinction, 2011, Univ. of Virginia, and The ecological humanities in action: an invitation, Australian Humanities Review, 2004. The ecotone is often also a corridor, which according to the seasons develop different functions for different species.
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Benjamin Boretz
Benjamin Boretz
“-forming: crowds and power”
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« -formant : masse et puissance »
(7p, letter, 45Ko)
Céline Pierre – English
TRAGEN.Hz – Oratorio Ratures
Céline Pierre
Summary :
1. 1. The Text of the Project as a Whole
2. The Video/Electroacoustic
3. The Images
Biography
1. The Text of the Project as a Whole
TRAGEN.Hz – ondes portées – oratorio ratures [carried waves – erasures].
Soundrecordings, videos, conception and composition : Celine Pierre.
Through a subject pertaining to the current events and European history, a creation which emerges from a collection of images, sounds and texts from the Calais migrant camp. The work carried out at the Reims Regional Conservatory and Centre National de Création Musicale Césaré [1] gave rise to a series of electroacoustic and video pieces, mix-media pieces and performances for pluri-disciplinary sites and scenes.
“At a time when the world is being ever more de-realized by the spectacle of its own display, at a time when ‘the world is gone’, there are something singular that in Calais has been experienced by all those who came to meet the migrants; there, with those who are out of any home, is given to share something real. Through the voice, that of migrants, of reading and singing, the project tries to say a little – what’s left – about this.” (Lp for Tragen.Hz)
“TRAGEN.HZ – ondes portées – oratorio ratures” for multiple performances: “HZ” symbolizes the Hertzian waves. “TRAGEN” means to carry in German. The title could therefore be translated as “waves carried”. “HZ” could be the acronym for “Hertz”, the heart in German. As Paul Celan wrote: “Die Welt ist fort ich muss dich tragen”. The world is gone I must carry it. “Oratorio ratures”: in the subtitle, one word taken from the sound register, another from the visible – the erasure as a hiatus, an opening through which images and sounds can respond to each other. An option and a sharing of the sensitive inseparably poetic and political.
Writing the project calls for sequence shots of the Calais camp recorded during its dismantling, fires, earth and burnt grounds; and a corpus of sound sequences linked by the scream: screams and stridencies of the stringed instrument, screams stemming from the tradition of mourning songs and lyrical singing, a scream that carries what remains silent and is erased in all writing, that calls for voices, carries them from complaint to lament, even to consolation. All of these constituents provoke a suspension of time and space, in which resound convocations, evocations and disappearance of anonymous voices. An evocation in the tradition of the oratorio, which through one of its origins, the « lauda »- a monodic hymn written in the thirteenth century by penitents who walked through devastated lands – is part of this long history of migration and war. Path, sand, soil and ashes, everything lightly touches in a situation of erasure where the voice seeks to make its way and where time stretches in the direction of the poem:
“Poems thus move also along the pathways, they set a course, where to? Onto something that is open, available, in which you have someone to talk to, a reality to talk to” writes Paul Celan. (Lp for Tragen.Hz)
A production of LES SEPTANTES/laboratory of multiple writings.
The project is realized at he Laboratoire de Composition of the CRR-Reims [Composition Laboratory of the Reims Regional Conservatory] and in residency at the Centre National de Création Musicale Césaré-Reims; the projet is supported by “Help to Création & Diffusion Visual Arts” of the Region “Grand Est” and by “Help to Music Project” at the DRAC “Grand Est”.
2. The Video/Electroacoustic
https://vimeo.com/291877311
code TRAGEN.HZ
Presentation of the video:
TRAGEN.HZ – oratorio ratures [erasures]:
Voice and video sequences recorded in a refugee camp on the French-English border and sequences of screams, alterations and instrumental and vocal iterations recorded in studio. Whole entity that expresses what is silent and erased in all writing, which, from complaint to lament, summons the voices and provokes a suspension of time and space in which convocations, evocations, and disappearance of anonymous voices resound.
Conception, collected material, and visual and sound composition: Celine Pierre. Voices: Thierry Machuel, Caroline Chassagny and voices recorded on the camp of Calais. Viola, Elodie Gaudet. Viola da gamba, Louis Michel Marion.
A series of visual and sound studies also exists:
ERASURE 05:00
Voice/Mixt-violin.
https://vimeo.com/264612719 code TRAGEN.HZ
Based on a lyrical singing improvisation, ERASURE is the instrumental and vocal opening of the project. Sections of screeching sequences alternate, wear down and alter the envelope of voices like those who tried to cross the barbed wire border known as “razor blades” that borders the entrance to the railroad tracks of the Channel Tunnel. ERASURE, the English word at the limit of the French whispers the razor edge and the scratch on the map.
NOMANSLAND 07:30
Viola/Baroque bow.
With displacement of the instrumentalist on the stage.
https://vimeo.com/264613883 code TRAGEN.HZ
Bordered by an expressway, a dried-out land of overexposed sand, trodden by the suspended footsteps of waiting men. A wandering and slowed down walk, in a situation of being crushed on a ground to be crossed. From bow’s pulsations iterative sounds, to the hindrance of waiting, the harmonics pierce, draw, sharpen or sign the wind’s environment.
NIGHT SHOT 04:35
Viola da gamba/Theorbo/Fieldrecording
https://vimeo.com/264732345 code TRAGEN.HZ
A hole made of images where a void sizzles. A swarm of pixel dust, the “under-ex” falling scrap image… The effigy or the stele of a woman from behind and the pulsations extricated from the theorbo turn the acoustic space upside down in order to convey the fire at night.
SO LONG 03:10
Viola da gamba/Theorbo/Fieldrecording
https://vimeo.com/264614397 code TRAGEN.HZ
The image’s flickering, its sizzling, tips over into a kind of hoarse voice; the hail, the grail of the viola da gamba mingles with the inflections and complexions of the voice of a young teenager coming out of his shelter.
3. The Images
Series of images extracted from the visual and sound study of SYNAPTé:
SYNAPTé (07:40):
Based on a vocal improvisation inspired by mourning songs and notations of ancient tragedies – synapté – meaning litany in ancient Greek, this video/visual and sound study of the project TRAGEN.HZ serves as a kind of matrix. The voice, rough, a moan, stretches and is diffracted: the dismantling of life communities in the camp. Voice as if withdrawn from the precarious living conditions of burnt wood, lonely, it raises in a bit of hot ashes what remains of waiting in passing silhouettes. Moaning of the oracle, lament in search of consolation, primal and altered voice, voice of the evidence that erases and recollects and restores these images as a witness of this long history of migration and war.
1. See the Reims CRR: conservatoire-a-rayonnement-regional-de-reims and Césaré – Centre national de création musicale : cesare-cncm.com
Biography
CELINE PIERRE : Artistic producer with degrees from CRR-Reims in electroacoustics and ENSBA-Paris in multimedia and performance, she realizes site-specific projects with participation of the population, projection environments, radio plays, film-essays and oratorio videos.
With the project TRAGEN.HZ, she produces, from collected material from a refugee camp, a work of visual & sound writing intended for multidisciplinary sites and scenes.
Celine Pierre.
https://celinepierrevisualcomposer.tumblr.com/
celine_pierre@orange.fr
06 13 64 16 28
Céline Pierre
TRAGEN.Hz – oratorio ratures
Céline Pierre
Sommaire :
1. Le texte du projet dans son ensemble
2. La vidéo/électroacoustique
3. Les images
Biographie
1. Le texte du projet dans son ensemble
TRAGEN.Hz – ondes portées – oratorio ratures.
Soundrecordings, vidéos, conception et composition : Céline Pierre.
Au travers d’un sujet qui touche à l’actualité et à l’histoire de l’Europe, une création qui émerge d’une collecte d’images, de sons et de textes issus du campement de Calais. Le travail mené au CRR et au CNCM Césaré de Reims[1] a donné lieu à une série de pièces électroacoustiques et vidéo, de pièces mixtes et de performances pour sites et scènes pluridisciplinaires.
« A l’heure où le monde se déréalise toujours davantage dans le spectacle qu’il se donne à lui-même, à l’heure où ‘le monde s’en est allé’, il y a quelque chose de singulier qu’à Calais ont éprouvé tous ceux qui se sont portés à la rencontre des migrants ; là, avec ceux qui sont hors de tout chez-eux, se donne à partager quelque chose de réel. Par la voix, celle des migrants, des lectures et du chant, le projet tente de dire un peu – en reste – de cela. » (Lp pour Tragen.Hz)
TRAGEN.HZ – ondes portées – oratorio ratures pour performances multiples : « HZ » symbolise les ondes hertziennes. « TRAGEN » signifie porter en allemand. Le titre pourrait donc se traduire par « ondes portées ». « HZ » pourrait être l’acronyme de « Hertz », le cœur en allemand. À la façon dont l’écrit Paul Celan : « Die Welt ist fort ich muss dich tragen ». Le monde s’en est allé je dois le porter. « Oratorio ratures » : dans le sous-titre, un mot pris au registre sonore, un autre à celui du visible – la rature comme un hiatus, une ouverture par où images et sons se répondent. Un parti et un partage du sensible indissociablement poétiques et politiques.
L’écriture du projet sollicite des plans séquences du campement de Calais enregistrés lors de son démantèlement, incendies, terres et aires calcinées ; et un corpus de séquences sonores reliées par le cri : cris et stridences de l’instrument à cordes, cris issus de la tradition des chants de deuil et du chant lyrique, cri qui porte ce qui se tait et se rature dans toute écriture, ce qui en appelle aux voix, les porte de la plainte à la complainte, voire à la consolation. L’ensemble de ces constituants provoquent une suspension du temps et de l’espace où retentit convocations, évocations et disparition des voix anonymes. Une évocation dans le sillage de l’oratorio, qui via l’une de ses origines, « la lauda » – sorte d’hymne monodique élaborée au XIIIe siècle par des pénitents arpentant des terres dévastées – s’inscrit dans cette longue histoire de la migration et de la guerre. Chemin, sable, sol et cendre, tout effleure en situation d’effacement là où la voix se veut faire chemin et où le temps s’étire dans la direction du poème :
« les poèmes sont aussi de cette façon en chemin, ils mettent un cap, sur quoi ? Sur quelque chose qui se tient ouvert, disponible, sur un tu as à qui parler, une réalité à qui parler » écrit Paul Celan. (Lp pour Tragen.Hz)
Une production LES SEPTANTES/laboratoire d’écritures multiples.
Le projet est réalisé au Laboratoire de Composition du CRR-Reims et en résidence au Centre National de Création Musicale Césaré-Reims; le porteur de projet bénéficie du dispositif d’aide à la Création & à la Diffsuion Arts Visuels de la Région Grand Est et de à l’aide au projet Musique de la DRAC Grand Est.
2. La vidéo/électroacoustique
https://vimeo.com/291877311
code TRAGEN.HZ
Présentation de la vidéo :
TRAGEN.HZ – oratorio ratures :
Séquences de voix et vidéos enregistrées sur un campement de réfugiés à la frontière franco-anglaise et séquences de cris, altérations et itérations instrumentales et vocales enregistrées en studio. Ensemble qui porte ce qui se tait et se rature dans toute écriture, ce qui, de la plainte à la complainte, en appelle aux voix et provoque une suspension du temps et de l’espace où retentit convocations, évocations et disparition des voix anonymes.
Conception, collectes et composition visuelle et sonore : Celine Pierre ; voix : Thierry Machuel, Caroline Chassagny et voix enregistrées sur le campement de Calais ; alto : Elodie Gaudet ; viole de gambe : Louis Michel Marion.
Une série d’études visuelle et sonore existe aussi :
ERASURE 05:00
Voix/Mixt-violin.
https://vimeo.com/264612719 code TRAGEN.HZ
A partir d’une improvisation de chant lyrique, ERASURE est l’ouverture instrumentale et vocale du projet. Les sections de séquences de crissement alternent, entament et altèrent l’enveloppe des voix comme celle de ceux et celles qui ont tenté de traverser la frontière de barbelés dite « lames de rasoir » qui borde l’entrée des voies de chemins de fer du tunnel sous la Manche. ERASURE, le mot anglais à la frontière du français susurre le fil du rasoir et la rayure de la carte.
NOMANSLAND 07:30
Alto/Archet baroque.
Avec déplacement de l’instrumentiste sur la scène.
https://vimeo.com/264613883 code TRAGEN.HZ
Bordée d’une voie rapide, une terre desséchée, de sable surexposée, arpentée des pas suspendus d’hommes en attente. Une marche errante et ralentie, en situation d’écrasement sur un sol à traverser. Des sons itératifs aux pulsations de l’archet à l’entrave d’une attente, des harmoniques percent, dessinent, effilent ou signent l’environnement du vent.
NIGHT SHOT 04:35
Viole de gambe/Théorbe/Fieldrecording
https://vimeo.com/264732345 code TRAGEN.HZ
Un trou d’images où grésille un vide. Un fourmillement de poussières de pixels, l’image « sous-ex » chute. L’effigie ou la stèle d’une femme de dos et l’extraction à la théorbe de pulsations renverse l’espace acoustique pour dire l’incendie de nuit.
SO LONG 03:10
Viole de gambe/Théorbe/Fieldrecording
https://vimeo.com/264614397 code TRAGEN.HZ
Le vacillement de l’image, sa grésille, bascule en une sorte de graillon de la voix ; le grêle, la graille de la viole se mêle aux inflexions et complexions de la voix d’un jeune adolescent au sortir de son abri.
3. Les images
Séries d’images extraites de l’étude visuelle et sonore de SYNAPTé :
SYNAPTé (07:40):
À partir d’une improvisation vocale inspirée de chants de deuils et notations de tragédies antiques – synapté – pour dire litanie en grec ancien, cette vidéo/étude visuelle et sonore du projet TRAGEN.HZ en est comme la matrice. La voix, âpre, un râle s’étire et se diffracte : démantèlement des communautés de vie du campement. Voix comme retirée de ces précaires habitables de bois calcinés, esseulée, elle soulève en un peu de cendre chaude ce qui reste d’attente des silhouettes passantes. Râles de l’oracle, complainte en quête de consolation, voix première et altérée, voix du constat qui rature et relève et restitue ces images en témoin de cette longue histoire de la migration et de la guerre.
1. Voir le CRR de Reims : conservatoire-a-rayonnement-regional-de-reims et Césaré – Centre national de création musicale : cesare-cncm.com
Biographie
CELINE PIERRE : réalisatrice artistique diplômée du CRR-Reims en électroacoustique et de l’ENSBA-Paris en multimedia et performance, réalise des projets pour sites spécifiques avec participation des populations, environnements de projections, pièces radiophoniques, films-essais et oratorio vidéos.
Avec le projet TRAGEN.HZ mène, à partir de collectes réalisées sur un campement de réfugiés, un travail d’écritures visuelles & sonores destiné à des sites et scènes pluridisciplinaires.
Celine Pierre.
https://celinepierrevisualcomposer.tumblr.com/
celine_pierre@orange.fr
06 13 64 16 28
Yves Favier
Access to the English translation: To Live on the Edges, To Praise the Ecotones
Vivre en lisières, éloge des écotones
Yves Favier
Sommaire :
1. Lisières
2. L’improvisation, pratique sociale
3. Propos libres autour de « Gaya Sapor »
Lisières
Évidemment la notion de « lisière » est celle qui titille le plus (le mieux ?) surtout lorsqu’elle est déterminée comme « zone autonome entre 2 territoires », zones musicales mouvantes et indéterminés, pourtant identifiables.
Ce ne sont pas pour moi des « no man’s (women’s) land », mais plutôt des zones de transition entre deux (ou plusieurs) milieux…
En écologie on appelle ces zones singulières des « écotones », des zones qui abritent à la fois des espèces et des communautés des différents milieux qui les bordent, mais aussi des communautés particulières qui leur sont propres. (On effleure ici 2 concepts, celui de Guattari, « l’écosophie » où tout se tient et celui de Deleuze, « l’heccéité = évènement ».
Ces lisières entre prairie, lac et forêt, accueillent des espèces des prairies qui préfèrent les milieux plus sombres et plus frais, d’autres plus aquatiques, et des espèces forestières qui préfèrent la lumière et la chaleur.
N’est-ce pas le cas en improvisation ?…
- L’improvisateur serait-il cet « être aux aguets » singulier ?
Chasseur/cueilleur toujours prêt à capter (capturer ?) les SONS existant, mais aussi « éleveur », afin de laisser émerger ceux « immanents » ? Pas encore manifestes mais déjà en « possible en devenir » ?… - « Le territoire ne vaut que par rapport à un mouvement par lequel on en sort.
Dans le cas de la notion de frontière de Hocquard associée à la conception politique Classique, l’improvisateur serait un passeur entre 2 territoires déterminés par avance par convention académique. Exemple : passeur entre LA musique contemporaine (savante sacrée) et LA musique spontanée (prosaïque sociale)… on va dire que c’est un début, mais qui n’aura pas de développement autre que dans et par le rapport aux conventions… ça sera toujours une ligne qui sépare, c’est une « abstraction » d’où les corps concrets (publics inclus) sont de fait exclus. - Quelle LIGNE (musicale), pourrait marquer limite, une « extrémité » (elle aussi abstraite) à une musique dite « libre » à seulement la considérer de l’intérieur (supposé l’intérieur de l’improvisateur).
Effectivement ôter toute possibilité de sortir de ces limites identitaires (« l’impro c’est ça et pas autre chose », « l’improvisation aux improvisateurs ») procède du fantasme des origines créatrices et de ses « génies » isolés… pour moi le « no man’s land » suggéré par Hocquard est plutôt ici !
…données mouvantes fluctuantes…ne laissant à aucun moment la possibilité de description d’une situation stable/ définitive…
temporaire…valable seulement sur le moment…sur le nerf…
toucher le nerf, c’est toucher la lisière…
l’improvisation comme un ravissement…un kidnapping temporel…
où l’on serait plus tout à fait soi et enfin soi-même…
…tester le temps par le geste combiné avec la forme…et vice versa…
l’irrationnel à la lisière de la physique des fréquences bien raisonnées…
…bien tempérées…
rien de magique…juste une lisière atteinte par les nerfs…
écotone…tension ENTRE…
entre les certitudes…
entre existant et préexistant…
…immanent attracteur…étrange immanence attractive…
entre silence et possible en devenir
…cette force qui touche le nerf…
…qui trouble le silence ?…
…la lisière comme continuité perpétuellement mouvante
L’inclusion de chaque milieu dans l’autre
Non directement connectés entre eux
En change les propriétés écologiques
Traits communs d’interpénétration de milieux
Terrier
Termitière
Lieu où l’on modifie son environnement
À son profit et à celui des autres espèces
De quel récit la lisière est-elle le vecteur ?…
L’improvisation, pratique sociale
Passer de la croyance en la certitude à un travail créatif avec l’incertitude.
Passer d’équilibres figés à des déséquilibres proliférants.
Passer d’objectivités inculquées à des productions intersubjectives ?
Passer des prédictions déterministes (hégémonie) à une conscience des instabilités fondamentales.
Passer de l’horizon indépassable aux possibles/probables.
Passer des savoirs universels (centralisation/hiérarchisation) aux savoirs situés (rhizome/réseaux décentrés).
Passer de la structure supposée objective au mouvement élargi de pensée et de dialogue entre subjectivités…
…la lisière sciences/arts faisant écotone…
Gilles Deleuze et Félix Guattari :
De la couche centrale à la périphérie, puis du nouveau centre à la nouvelle périphérie, passent des ondes nomades ou des flux de déterritorialisation qui retombent sur l’ancien centre et s’élancent vers le nouveau.
Connectivité Plus forts Le centre comme milieu
et vice versa
Propos libres autour de « Gaya Sapor »
Août 2020
1/ Avant-proposHabiter les lieux dans le temps qui nous est imparti, nous engage de fait dans 3 écologies simultanées : La société/civilisation contemporaine globalisée/mondialisée, nous aspire dans un « maelstrom » anxiogène particulièrement puissant, augmenté par le moulin compresseur médiatique. La conjonction de ces courants anxiogènes (crises : de l’emploi, financières, politiques, environnementales, sanitaires, culturelles, etc.) nous pousse, par puissances conjuguées sous la meule de l’injonction à s’adapter à l’inadapté, à la démission, résignation, abdication individuelle ou des luttes collectives alimentées par le désespoir (voire désespérantes) elles-mêmes… Pour « passer d’une croyance en la Certitude, à une reconnaissance et à un travail créatif avec l’incertitude », émerge la nécessité d’une mise en œuvre « d’antidotes » à cette construction mentale toxique, à « produire » une subjectivité alternative… non conventionnelle… non conventionnée ?
2/ Vivre en « lisière de… » ou « Eloge des Ecotones »La lisière Entre Arts et Sciences (savantes ou incorporées) est un « écotone », un abri précaire, une « skènè » (scène) qui change/bouleverse l’ordonnancement conventionnel « entre » les différents acteurs, habitants (humains et non-humains), publics… Plus rien ne peut rester figé, frontal, tout devient précaire et incertain… tout est en perpétuel mouvement, changement, évolution, émancipation de l’un vers/ pour/ à/ contre/ l’autre… Mais toujours en diversité… bio diversité, en écosystèmes mouvants inter-indépendants (autopoïèse) et interdépendants… La/les musiques dans les « écotones sociaux », sont des vecteurs majeurs de sensibilités partagées, transmises dans et avec une totale incertitude de la manière ils vont être perçus (si, dans le meilleur des cas, ils le sont) ni par qui ils vont être perçus.
Toute la suite du propos et sa mise en œuvre pourrait être sous le regard poétique aiguisé d’Italo Calvino… dans Le città invisibili, 1972 :
J’aime la seconde …elle porte la saveur du/des savoir.s… en perpétuel mouvement. A suivre… |
– Félix Guattari, Ecosophie 1968, 1991, Les trois écologies, Paris, Galilée, 1989. – Gregory Bateson, Vers une écologie de l’esprit, Seuil, T1 1977, T2 1980. – Bernard Stiegler, La Société automatique : 1. L’avenir du travail, chap. 5 : "L’accomplissement du nihilisme et l’entrée dans le Néguanthropocène.", Fayard,2015. La Société automatique – Hans Jonas, Le Principe responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique, 1979 ; trad. française éd. du Cerf, 1990. – Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, Paris, Gallimard, coll. NRF Essais, 2019. – Ilya Prigogine (La fin des certitudes. Temps, chaos et les lois de la nature, Odile Jacob, 1996) cité par Déborah Bird Rose, Le rêve du chien sauvage, Amour et extinction, La Découverte, Les Empêcheurs de tourner en rond, 2011/2020 (trad. Fleur Courtois-l’Heureux) et Vers les humanités écologiques, Wildproject Editions, 2004/2019 (trad. Marin Schaffner). L’écotone est souvent aussi un corridor, qui selon les saisons développe des fonctions différentes pour des espèces différentes.
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Jean-Charles François
Access to the English translation: Collective Invention
Invention musicale collective
dans le cadre de la diversité des cultures
Jean-Charles François
Sommaire :
1. Introduction
2. Formes alternatives aux œuvres d’art définitives
3. Improvisation
4. Processus artistiques ou seulement interactions humaines ?
5. Protocoles
6. Conclusion
Introduction
Le monde dans lequel nous vivons peut être défini comme celui de la coexistence d’une grande diversité de pratiques et de cultures. C’est ainsi qu’il est difficile aujourd’hui de penser en termes de monde moderne occidental, de philosophie orientale, de tradition africaine ou autres étiquettes trop faciles à utiliser pour nous orienter dans le chaos ambiant. On est en présence d’une infinité de réseaux et on appartient sans doute très souvent à plusieurs réseaux à la fois. Il s’agit par conséquent de penser les pratiques musicales en termes de problèmes écologiques. Une pratique peut en tuer une autre. Une pratique peut être directement en rapport avec une autre et pourtant elles peuvent toutes les deux garder leur particularité et affirmer leurs différences. Une pratique peut dépendre pour sa survie d’une autre pratique souvent antagoniste. L’écologie des pratiques (voir Stengers 1996, chapitre 3), ou comment faire face à un monde multiculturel potentiellement violent, est devenue une question en lien profond avec le futur de notre planète.
La recherche à laquelle j’ai activement participé entre 1990 et 2007 a consisté à inventer des dispositifs de médiation active entre des groupes de musiciens affirmant leurs différences à travers des pratiques culturelles ou des styles de musique. Cette recherche a été menée dans le cadre de l’élaboration des programmes d’études au Cefedem AuRA à Lyon – un lieu de formation des professeurs de l’enseignement spécialisé de la musique – en directe collaboration avec Eddy Schepens et toute l’équipe pédagogique et administrative de cette institution. À partir de l’année 2000, des étudiants provenant de quatre terrains d’action ont été appelé à travailler ensemble dans une même promotion menant au Diplôme d’État de professeur de musique : musiques actuelles amplifiées, jazz, musiques traditionnelles et musique classique. Le programme d’études a été basés sur deux impératifs distincts : a) chaque genre musical devait être reconnu comme autonome dans ses spécificités pratiques et théoriques ; et b) chaque genre musical devait collaborer avec tous les autres dans des projets artistiques et pédagogiques spécifiques. Nous nous sommes ensuite confrontés au problème de savoir comment faire face à la différence de culture qui existe entre une tradition d’enseignement formalisée à l’extrême mais avec peu de présentations publiques, et des traditions qui sont basées sur des formes atypiques ou informelles d’apprentissage directement liées à des interactions avec un public. Le problème qu’il a fallu ensuite résoudre peut être formulé comme suit : le secteur classique tend à développer une identité basée sur l’instrument ou la production vocale dans une posture où il s’agit d’être prêt à jouer toutes formes de musiques (à condition qu’elles soient écrites sur une partition) ; les autres genres musicaux ont tendance à exiger de leurs membres une forte identité basée sur le style de musique en tant que tel accompagnée d’une approche technique uniquement basée sur ce qui est nécessaire à exprimer cette identité. Notre tâche a consisté à trouver des solutions capables d’inclure tous les ingrédients de cette triple équation. Deux concepts ont pu émerger : a) le programme d’études serait centré sur les projets des étudiants et non plus sur une série de cours et la définition de leur contenu (bien qu’ils ont continué à exister) ; b) les projets devraient être basés sur le principe d’un contrat liant les étudiants à un certain nombre de contraintes déterminées par l’institution et sur lequel l’évaluation serait fondée. Une publication, Enseigner la Musique a rendu compte de nombreux aspects de cette recherche et sur la pédagogie de la musique (voir par exemple François et al. 2007).
En prenant en compte comme modèle ce concept de rencontres interculturelles, des situations expérimentales ont été développées à Lyon par le collectif PaaLabRes (« Pratiques Artistiques en Actes, Laboratoire de RechercheS ») à partir de 2011. Plusieurs projets ont pu être développés :
- Un petit groupe de musiciens improvisateurs s’est réuni pour travailler sur des protocoles en vue de développer des matériaux en commun dans le contexte d’invention collective[1]. Ces protocoles ont été expérimentés et discutés par ce petit groupe, puis appliqués dans un certain nombre d’ateliers d’improvisation s’adressant à des publics très différents : professionnels, amateurs, débutants, étudiants, musiciens et danseurs appartenant à différentes esthétiques ou traditions (2011-2015).
- Entre 2015 et 2017, des rencontres ont été organisées au Ramdam (Centre d’arts) près de Lyon entre la danse (membres de la Compagnie Maguy Marin entre autres) et la musique (membres du collectif PaaLabRes) sur cinq week-end de travail autour de l’idée de développer des matériaux communs dans des perspectives d’improvisation collective.
- Dans le cadre de la publications de deux premières éditions de ce site « paalabre.org », une réflexion a été menée sur la recherche artistique par rapport à la diversité des pratiques artistiques, des expressions esthétiques et des contextes allant notamment de la pédagogie aux présentations sur scène, du monde professionnel et de celui beaucoup plus informel de ceux qu’on n’arrive pas à classifier. (Voir dans la première édition de l’espace numérique paalabres.org, la station « débat » sur la ligne recherche-artistique).
2. Formes alternatives aux œuvres d’art définitives
Les situations d’improvisation peuvent être perçues comme une bonne manière d’aborder les problèmes liés aux rencontres hétérogènes, non pas en se focalisant sur des valeurs esthétiques, mais plutôt sur les processus démocratiques que cette situation semble promouvoir : chaque participant est complètement responsable de sa production et de sa manière d’interagir avec autrui, et aussi avec les divers moyens de production mis à disposition.
La définition de l’improvisation, dans le cadre des pratiques artistiques de l’occident – dans ses formes les plus « libres » – est souvent proposée comme une alternative à la musique écrite qui a dominé pendant au moins deux siècles la musique savante européenne. L’improvisation face au structuralisme des années 1950-60 a eu tendance à proposer une simple inversion du modèle jusqu’ici dominant :
- L’interprète, considéré jusqu’alors comme n’étant pas un élément majeur participant à la création d’œuvres, devient par le biais de l’improvisation complètement responsable de sa propre création, en évitant de créer des œuvres définitives.
- La pratique d’écrire des signes sur une partition et de les respecter dans l’interprétation va être remplacée par l’absence de toute notation visuelle et la prévalence de la communication orale.
- Il n’y aura plus d’œuvres fixées définitivement dans l’histoire, mais des processus qui se modifient continuellement à l’infini.
- La lente réflexion, menée dans l’espace privé par le compositeur lors de l’élaboration d’une pièce donnée, va être remplacée par un acte instantané, dans l’inspiration du moment, sur la scène et en présence du public.
- À la place de compositions se définissant de plus en plus comme des objets autonomes articulant leur propre langage et tour de main particulier, l’improvisation libre tendra à se diriger vers le « non-idiomatique » (voir Bailey 1992, p. xi-xii)[2] ou vers le « tout-idiomatique » (la capacité d’emprunter des matériaux provenant de tous les domaines culturels).
Et ainsi de suite, tous les termes étant inversés.
Mais pour que cette inversion puisse devenir réalité, des éléments de stabilité doivent rester en place : la présence d’artistes professionnels ou considérés comme tels se produisant sur une scène devant un public constitué de mélomanes éduqués. La stabilité historique de musiciens interprètes, jouant dans des concerts publics, héritée dans une très grande mesure du XIXe siècle, va de pair avec ce que Howard Becker a appelé le « package » (ou lot) : une situation hégémonique qui contrôle d’une manière globale toutes les actions dans un domaine donné avec des conditions économiques particulières, la définition des rôles professionnels et la présence d’institutions d’enseignement idoines (voir Becker 2007, p. 90). L’inversion des termes apparaît être là pour garantir que certaines attitudes esthétiques puissent rester telles quelles : par exemple, le concept de la musique « non-idiomatique » peut être considéré comme prolongeant et renforçant la conception moderniste d’un renouvellement constant des sonorités ou de leurs combinaisons s’inscrivant dans des objets musicaux construisant une histoire. On ne sait pas quel idiome va résulter du travail du compositeur, mais l’idéal est d’arriver à un idiome personnel. L’improvisateur doit venir sur scène sans à-priori idiomatique, mais le résultat sera idiomatique seulement pour la durée du concert. L’idéal de la « table rase » persiste dans l’idée que chaque improvisation doit pouvoir s’éloigner des sentiers battus.
L’improvisation envisagée à la lumière des concepts « paalabriens » de nomade et de transversal ne peut pas se limiter à l’idée qu’il s’agit là d’une alternative à la sédentarité des êtres humains personnifiés par le milieu de la musique classique occidentale. Les pratiques nomades et transversales ne peuvent pas non plus prétendre se présenter comme une alternative aux formes artistiques institutionnelles, à travers les mouvements indéterminés de leur errance sans fin. Les nomades (transversaux) ont plutôt la tâche de se confronter à la complexité des pratiques se situant entre les formes de communication orales et écrites, entre la production des timbres et leur articulation syntactique, entre la spontanéité des gestes et leur prédétermination, entre l’interactivité à l’intérieur d’un groupe et l’élaboration d’une contribution personnelle originale.
3. Improvisation
Un des aspects le plus important de l’improvisation – en tant qu’élément distinct de la musique écrite sur partitions ou de la chorégraphie précisément fixée – c’est la responsabilité partagée entre plusieurs participants pour créer une production collective. Toutefois, le contenu exact de cette créativité collective dans la réalité des improvisations semble peu clair. Dans l’improvisation, l’accent est mis sur la production sur scène et en public non planifiée à l’avance, et sur l’acte éphémère qui ne va se passer qu’une seule fois. L’idéal de l’improvisation semble dépendre de l’absence de préparation avant le déroulement de l’acte en tant que tel. Pourtant, la réalité de l’acte d’improvisation ne peut se dérouler si les participants ne sont pas tous prêts individuellement à le faire. La prestation sur scène peut ne pas être préparée dans les détails de son déroulement, mais d’une façon générale, elle ne peut pas non plus être réussie sans la présence d’une préparation intense. Voilà une situation bien paradoxale.
Deux modèles de pratique de l’improvisation peuvent être définis, et il faut bien se souvenir que les modèles théoriques ne sont là que pour différencier des points de référence permettant à une réflexion de se développer, mais qu’ils ne correspondent jamais à une réalité beaucoup plus complexe. Dans le premier modèle, les improvisateurs doivent se préparer individuellement de manière intensive pendant de longues années, afin de pouvoir assumer une voix personnelle, une manière unique de produire des actes sonores ou gestuels. Cette voix personnelle ou manière de jouer doit être inscrite dans la mémoire – inscrite dans le corps – dans une collection la plus large possible de répertoires. C’est là la principale condition de l’acte créatif de l’improvisation : les éléments d’invention ne sont pas inscrit sur un support indépendant – comme la partition – mais ils sont directement incarné dans les capacités de jeu de l’improvisateur. Les participants se rencontrent sur la scène en tant qu’individus séparés pour produire quelque chose ensemble de manière non prévue à l’avance. La production sur scène sera la superposition de discours personnels, mais si les participants peuvent anticiper sur ce que les partenaires vont pouvoir produire (surtout s’ils ont déjà joué ensemble ou assisté à leurs prestations respectives) ils vont être capables de construire ensemble, dans le cadre de cette impréparation, un univers original de sonorités et/ou de gestes. L’accent mis sur la préparation individuelle semble tout même favoriser un réseau assez homogène d’improvisateurs. Ce réseau est géographiquement très large et impose, sans avoir à les spécifier, les conditions d’accès par une série de règles implicites et non écrites. L’accent principal de ce modèle est centré sur la prestation en public sur scène et les enjeux sont placés très haut pour que la rencontre entre les actes gestuels ou sonores des unes et des autres soient de grande qualité, en incluant aussi les attitudes et les réactions du public.
L’autre modèle alternatif met l’accent sur la co-construction collective d’un univers déterminé indépendamment de toute présentation sur scène ou d’autres types d’événement. Cela implique qu’un temps important doit être trouvé pour élaborer un répertoire de matériaux (sonores ou autres) appartenant à un groupe permanent de personnes. Un nombre suffisant de sessions de travail en commun doit avoir lieu en présence de tous les membres d’un groupe donné. Ce second modèle n’a pas beaucoup d’intérêt si les membres du groupe proviennent d’un milieu social et artistique homogène, notamment s’ils ont acquis un statut professionnel par le passage dans les mêmes institutions d’enseignement et les mêmes dispositifs de qualifications. S’ils ne sont pas différents dans un certain nombre d’aspects, il semble que le premier modèle soit plus à même d’assurer sans trop de difficulté la construction collective d’un univers artistique donné lors des prestations sur scène. Mais s’ils sont différents, et surtout s’ils sont très différents au point d’être plutôt antagonistes, l’idée de construire ensemble un matériau commun n’est pas une simple tâche. D’une part, les différences entre les participants doit être maintenue, elles doivent être pleinement mutuellement respectées. D’autre part, construire quelque chose ensemble va exiger de chaque participant d’être capable de laisser derrière soi les comportements habituels et traditionnels. C’est une première situation paradoxale. Mais il y a immédiatement un deuxième paradoxe qui vient encore compliquer les choses : d’une part le matériau qui est développé collectivement doit être plus élaboré que la simple superposition de discours parallèles pour pouvoir être qualifié de co-construction ; et d’autre part, le matériau ne doit pas non plus se figer dans une structuration qui équivaudrait à fixer les choses comme dans un composition écrite, le matériau doit pouvoir rester ouvert à des manipulations et des variations à réaliser dans le moment présent de l’improvisation. Les participants doivent pouvoir rester libres de leurs interactions dans l’esprit du moment. Ce second modèle n’exclut pas les prestations en public mais n’est pas limité à cette obligation. Il est centré sur des processus collectifs et peut se dérouler dans différents contextes d’interactions sociales.
Les défis auxquels on a à faire face dans le second modèle sont directement liés aux débats autour des moyens à convoquer pour faire tomber les murs. Il n’est pas suffisant de rassembler des personnes d’origines ou de cultures différentes dans un même lieu pour que des relations plus profondes puissent se développer. Il n’est pas non plus suffisant d’inventer de nouvelles méthodologies appropriées à une situation donnée pour que par miracle la coexistence pacifique puisse s’installer. Pour faire face à la complexité, on a besoin de développer des situations dans lesquelles un certain nombre d’ingrédients doivent être présents : a) chaque participant doit avoir une connaissance de ce que chacun des autres représente ; b) chaque participant est obligé de respecter des règles élaborées en commun ; c) chaque participant pourtant doit pouvoir retenir une importante marge d’initiative personnelle pour exprimer sa différence ; d) il y a des moments où une forme de leadership peut émerger, mais dans son ensemble le contexte doit rester dans les limites d’un processus démocratique. Toute cette complexité démontre les vertus d’un bricolage pragmatique guidé par ce « dispositif » de principes et de contraintes.
Comme l’a démontré le sociologue et pianiste de jazz David Sudnow lorsqu’il a décrit son propre processus d’apprentissage de l’improvisation dans le jazz, les modèles sonores et visuels, bien qu’ils soient des éléments essentiels dans la définition des objectifs à atteindre, ne sont pas suffisant pour produire des résultats probants par le biais de simples imitations :
Quand mon professeur m’a dit, « maintenant que vous êtes capable de jouer ces thèmes, essayez d’improviser des mélodies avec la main droite », et quand je suis rentré à la maison et que j’ai écouté mes disques de jazz, c’était comme si la tâche à accomplir était de rentrer chez soi et de se mettre à parler français. Il y avait ce français qui défilait dans un flot rapide de sons étranges, dans un tourbillon rapide, des styles à l’intérieur de styles dans le cours du jeu de n’importe quel musicien. (Sudnow 2001, p. 17)
Un certain degré de bricolage est nécessaire pour permettre aux participants d’arriver à réaliser leurs objectifs en réalisant leurs propres détours hors de la logique du professeur.
L’idée de dispositif associé à celle de bricolage correspond à la définition du dictionnaire : « Ensemble de mesures prises, de moyens mis en œuvre pour une intervention précise » (Larousse en ligne). On peut aussi se référer à la définition donnée par Michel Foucault comme « un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements d’architectures, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propos philosophiques, moraux, philanthropiques, du dit aussi bien que du non-dit… » (Foucault 1977, voir aussi la station timbre dans la première édition de paalabres.org).
En appliquant cette idée à la co-production de matériaux sonores ou gestuels dans les domaines artistiques, les éléments institutionnels de cette définition sont bien sûr présents, mais l’accent est mis ici sur les réseaux d’éléments créés par les actions réalisées au quotidien, qui sont contextualisées par des personnes qui sont présentes et des matériaux mis à disposition. Les moyens sont ainsi définis ici comme concernant en même temps des personnes, leur statut social et hiérarchique au sein d’une communauté artistique donnée, les matériaux, instruments et techniques mis à disposition, les espaces dans lesquels les actions ont lieu, les interactions particulières – formelles ou non – entre les participants, entre les participants et les matériaux ou techniques, et les interactions avec le monde extérieur au groupe. Les dispositifs sont plus ou moins formalisés par des chartes, des protocoles d’action, des partitions ou images graphiques, des conditions d’appartenance au groupe, des processus d’évaluation (formels ou informels), des procédures d’apprentissage et de recherche. Dans une très grande mesure, les dispositifs sont régulés quotidiennement de manière orale, dans des contextes qui peuvent se modifier substantiellement par rapport aux circonstances, et à travers des interactions qui par leur instabilité peuvent produire des résultats très différents.
4. Processus artistiques ou seulement interactions humaines ?
L’idée de « dispositif » à la fois empêche que les actes artistiques soient simplement limités à des objets autonomes bien identifiés et elle élargit considérablement le champ des activités artistiques. Le réseau qui continuellement se forme, s’informe et se déforme lui-même ne peut pas se limiter à se concentrer sur un seul objectif de production de matériaux artistiques en vue de la satisfaction du public. Les processus ne sont plus définis à partir de sphères de spécialisation prédéfinies. Le terme d’improvisation ne se limite plus de manière stricte à une série de principes sacrés de liberté absolue et de spontanéité ou au contraire de respect d’une quelconque tradition. L’improvisation peut incorporer en son sein des activités qui impliquent une variété de supports – y compris écrits sur papier – pour arriver à des résultats s’inscrivant dans des contextes particuliers. La pureté des prises de positions tranchées et définitives ne peut plus être ce qui doit dicter tous les comportements possibles. Cela ne veut pas dire que les idéaux sont effacés et que les valeurs qu’on veut placer en exergue de la réalité des pratiques ont perdu leur importance primordiale.
La confrontation des pratiques artistiques nomades et transversales aux impératifs des institutions peut s’exprimer dans plusieurs domaines : l’improvisation, la recherche artistique, l’enseignement artistique, l’élaboration de programmes d’études, le renouveau des pratiques traditionnelles, etc. De plus en plus d’artistes se trouvent dans une situation dans laquelle leur pratique en termes strictement artistiques est considérablement élargie par ce qu’on appelle la « médiation » (voir Hennion 1993 et 1995) : activités pédagogiques, éducation populaire, participation du public, interactions sociales, hybridité des domaines artistiques, etc. L’immersion des activités artistiques dans les domaines du social, de l’éducation, des technologies, et du politique implique l’utilisation d’outils de recherche et de collaboration avec la recherche formelle en tant que nécessité dans l’élaboration des objets ou processus artistiques (voir Coessens 2009, et la station the artistic turn de la première éditon de paalabres.org). Les pratiques de recherche dans les domaines artistiques ont pour une grande part absolument besoin de la légitimité et de l’évaluation des instances universitaires, mais il est tout aussi important de reconnaître qu’elles doivent être considérées comme faisant partie d’une « science excentrique » (voir Deleuze et Guatarri, 1980, pp. 446-464), qui change considérablement le sens qu’on peut mettre dans le terme de recherche. Ce que les artistes peuvent apporter à la recherche concerne le questionnement contenu dans leurs pratiques mêmes : l’effacement de la séparation entre les acteurs et les observateurs, entre la manière scientifique de publier les résultats d’une recherche et d’autres formes informelles de présentation, entre les actes artistiques et la réflexion à leur sujet.
Une réponse nomadique et transversale peut se trouver le long d’un cheminement entre la liberté des actes créatifs et l’imposition stricte des règles canoniques de la tradition. Dans ce contexte l’acte créatif ne peut plus être envisagé comme la simple expression individuelle affirmant sa liberté par rapport à une fiction d’universalité. La constitution d’un collectif particulier, définissant au fur et à mesure ses propres règles, doit jouer, dans un frottement instable, à l’encontre des velléités imaginatives individuelles. Mettre une personne en position de recherche consisterait à ancrer l’acte créatif dans la formulation par un collectif d’un processus problématique ; la liberté absolue de création est maintenant liée à des interactions collectives et à ce qui est mis en jeu dans ce processus, sans se limiter aux règles strictes d’un modèle donné. L’acte créatif ne serait plus considéré comme un objet en soi absolu et l’accent serait mis sur les nombreuses médiations qui le déterminent comme un contexte particulier à la fois esthétique et éthique : la convergence à un certain moment d’un certain nombre de participants dans une forme de projet. Les nœuds de cette convergence doivent être expliqués non pas en termes de résultat particulier souhaité, mais en termes de constitution d’une sorte de tableau de la complexité problématique de la situation à son origine : un système de contraintes qui traite de l’interaction entre les matériaux, les espaces, les institutions, les divers participants, les ressources disponibles, les références, etc. D’après Isabelle Stengers, l’idée de contrainte, qu’il faut distinguer des « conditions », n’est pas une alternative qui est imposée de l’extérieur, ni une façon d’instituer une légitimité, mais la contrainte ne doit être satisfaite que d’une manière indéterminée et ouverte sur beaucoup de possibilités. La signification est déterminée a posteriori à la fin du processus (Stengers 1996, p. 74). Les contraintes doivent être prises en compte, mais ne définissent pas des voies à prendre lors de la réalisation du processus. Les systèmes de contraintes fonctionnent le mieux quand des personnes différentes de champs de spécialisation différents sont appelées à développer quelque chose ensemble.
5. Protocoles
Nous avons nommés « protocoles » des processus de recherche collective qui se passent avant une improvisation et qui vont en colorer le contenu, puis accumuler dans la mémoire collective un répertoire d’actions déterminées. Le détail de ce répertoire d’actions n’est pas fixé, et il n’est forcément décidé qu’un répertoire donné doive être convoqué lors d’une improvisation. La définition du terme de protocole est bien évidemment ambiguë et pour beaucoup semblera aller complètement à l’encontre d’une éthique de l’improvisation. Le terme est lié à des connotations de circonstances officielles, voire aristocratiques, où des comportements considérés comme acceptables ou respectables sont complètement déterminés : il s’agit de modes de conduites socialement reconnus. Protocole est aussi utilisé dans le monde médical pour décrire des séries d’actes de soins à suivre (sans omissions) dans des cas précis. Ce n’est pas dans le sens de ces contextes que nous utilisons le terme.
La définition de protocole est ici liée à des instructions écrites ou orales données à des participants au début d’une séance d’improvisation collective déterminant des règles de relations entre individus ou bien de définition d’un matériau particulier, sonore, gestuel ou autre. Elle correspond à peu près à celle du Larousse (en ligne) : « Usages conformes aux relations entre particuliers dans la vie sociale. » et « Ensemble des règles, questions, etc., définissant une opération complexe ». Les participants doivent accepter que pendant un temps limité, des règles d’interactions dans le groupe soient fixées en vue de construire quelque chose en commun ou en vue de comprendre le point de vue d’autrui, d’entrer dans un jeu avec l’autre. Une fois expérimenté, quand des situations ont pu être construites, le protocole en lui-même doit être oublié pour faire place à des interactions beaucoup moins liées à des règles de comportement, en retrouvant l’esprit de l’improvisation non planifiée. L’idéal, dans le cadre de l’élaboration des protocoles, est d’arriver à un accord collectif sur le contenu, sur la formulation des règles. En fait ce n’est que rarement le cas dans l’expérience réelle, car les gens on tendance à comprendre les règles de manière différente. Un protocole est le plus souvent proposés par une personne en particulier, l’importance étant de faire tourner parmi les autres personnes présentes la possibilité d’en proposer d’autres, et aussi de pouvoir donner la possibilité aux autres personnes d’élaborer des variations autour du protocole présenté.
La contradiction qui existe entre la préparation intensive que les improvisateurs s’imposent à eux-mêmes individuellement et l’improvisation sur scène qui se fait « sans préparation se retrouve maintenant au niveau collectif : une préparation intensive du groupe d’improvisateurs doit avoir lieu collectivement avant qu’il soit possible d’improviser d’une manière spontanée en reprenant les éléments du répertoire accumulé, mais sans qu’il y ait une planification du détail de ce qui va se passer. Si les membres du collectif ont développé des matériaux en commun, ils peuvent maintenant plus librement les convoquer selon les contextes qui se présentent lors de l’improvisation.
C’est ainsi qu’on est en présence d’une alternance entre d’une part des moments formalisés de développement du répertoire et d’autre part des improvisations qui sont soit basées sur ce qu’on vient de travailler ou bien plus librement sur la totalité des possibilités données par le répertoire et aussi par ce qui lui est extérieur (rencontres fortuites entre productions individuelles). L’objectif est donc bien de mettre les participants dans de réelles situations d’improvisation où l’on peut déterminer son propre cheminement et dans lesquelles idéalement tous les participants sont dans des rôles spécifiques d’égale importance.
On peut catégoriser les différents types de protocoles ou de procédures, mais il faut se garder d’en dresser le catalogue détaillé, dans ce qui ressemblerait à un manuel. Les protocoles doivent de fait toujours être inventés ou réinventés dans chaque situation particulière. En effet la composition des groupes en terme d’hétérogénéité des domaines artistiques en présence, des niveaux de capacités techniques (ou autres), d’âge, de milieu social, d’origine géographique, des cultures différentes, d’objectifs particuliers par rapport à la situation du groupe, etc., doit à chaque fois déterminer ce que le protocole propose de faire et donc son contenu contextuel.
Voici quelques catégories de protocoles possibles parmi celles que nous avons explorées :
- Coexistence de propositions. Chaque participant peut définir une sonorité et/ou un geste particuliers. Chaque participant doit maintenir sa propre production élaborée tout au long d’une improvisation. L’improvisation ne concerne donc que la temporalité et le niveau des interventions personnelles en superpositions ou juxtapositions. L’interaction se passe au niveau d’une coexistence des diverses propositions dans des combinaisons variées choisies au moment de la performance improvisée. Des variations peuvent être introduites dans les propositions personnelles.
- Sonorités collectives élaborées à partir d’un modèle. Des timbres sont proposés individuellement pour être reproduits tant bien que mal par la totalité du groupe pour pouvoir créer une sonorité collective donnée.
- Co-construction de matériaux. Des petits groupes (4 ou 5) peuvent avoir la mission de développer une sonorité collective cohérente. Le travail s’envisage au niveau oral, mais chaque groupe peut choisir sa méthode d’élaboration, y compris par l’utilisation de notations sur papier. Puis de l’enseigner à d’autres groupes de la manière de leur choix.
- Constructions de structures rythmiques (boucles, cycles). La situation caractéristique de ce genre de protocole est le groupe disposé en cercle, chaque participant à son tour dans le cercle produisant un son, ou un geste, court improvisé, tout ceci dans une forme de hoquet musical. Généralement la production des sons ou des gestes qui tournent en boucle dans le cercle est basée sur une pulsation régulière. Les variations sont introduites par des silences dans le déroulement régulier, des superpositions de cycles de longueurs qui peuvent varier, d’irrégularités rythmiques, etc.
- Nuages, textures, sonorités et/ou mouvements gestuels collectifs – individus noyés dans la masse. Sur le modèle développé par un certain nombre de compositeur de la seconde moitié du vingtième siècle tels que Ligeti et Xenakis, des nuages ou textures sonores (cela s’applique aussi bien aux gestes et mouvements corporels) peuvent être développées à partir d’une sonorité donnée distribuée de manière hasardeuse dans le temps par un nombre suffisant de personnes les produisant. Le collectif produit une sonorité globale (ou mouvements corporels) dans laquelle les productions individuelles sont fondues dans la masse. L’improvisation consiste la plupart du temps à faire évoluer la sonorité globale ou les mouvements corporels de façon collective vers d’autres qualités sonores.
- Situations d’interactions sociales. Les sonorités ou les gestes ne sont pas définis, mais la manière d’interagir entre participants l’est. Premièrement il y a la situation qui consiste à passer du silence à des mouvements gestuels et corporels (ou à une sonorité) collectivement déterminés, comme dans les situations d’échauffement ou de phases de début d’improvisation dans lesquelles le jeu effectif improvisé ne commence que quand tous les participants se sont accordés dans tous les sens du mot accord : a) celui qui consiste à ce que les instruments ou les corps soient accordés b) celui qui concerne le test que fait le collectif de l’acoustique et la disposition spatiale d’une salle pour se sentir ensemble dans un environnement particulier, c) celui qui concerne le fait que les participants se sont mis d’accord pour faire socialement la même activité. C’est par exemple ce que l’on appelle le prélude dans la musique classique européenne, l’alãp dans la musique indienne classique du nord de l’Inde, un processus d’introduction progressive dans un univers sonore plus ou moins déterminé, ou à déterminer collectivement. Deuxièmement il peut s’agir d’interdictions de faire une ou plusieurs actions dans le cours de l’improvisation. Troisièmement il peut s’agir de déterminer des règles de temps de jeu des participants ou d’une structuration particulière du déroulement temporel de l’improvisation. Finalement on peut déterminer des comportements, mais pas les sonorités ou gestes que les comportements vont produire.
- Des objets étrangers à un domaine artistique, par exemple qui n’ont pas de fonction de produire des sons dans le cas de la musique, peuvent être introduits pour être manipulés par le collectif et déterminer indirectement la nature des sonorités ou gestes qui vont accompagner cette manipulation. L’exemple qui vient à l’esprit de manière immédiate est celui de l’illustration sonore de films muets. Mais il y a une infinité d’objets possibles à utiliser dans cette situation. L’attention des participants se porte principalement sur la manipulation de l’objet emprunté à un autre domaine et non sur la production particulière de ce qu’exige la discipline habituelle.
6. Conclusion
Les deux concepts de dispositif et de système de contraintes semblent être une façon intéressante de définir ce que pourrait être la recherche artistique, en particulier dans le contexte de projets de création collective dans des groupes non homogènes : créations collectives improvisées, actes artistiques s’inscrivant dans des contextes socio-politiques, relations formelles/informelles aux institutions, questions concernant la transmission des connaissances et des savoir-faire, diverses manières d’interagir entre des êtres humains, entre des humains et des machines, entre des humains et non-humains. Ces perspectives élargissement considérablement le champ d’application des actes qu’on peut qualifier d’artistiques : l’élaboration de programmes dans le cadre d’institutions d’enseignement, projets de recherche interdisciplinaires, ateliers divers (voir François et al. 2007) deviennent alors de situations artistiques à part entière qui se situent en dehors de l’exclusivité des prestations publiques sur scène.
Nous sommes aujourd’hui confrontés à un monde électronique d’une extraordinaire diversité de pratiques artistiques et en même temps à une multiplication des réseaux socialement homogènes. Ces pratiques tendent à développer de fortes identités et des hyperspécialisations. Cela nous oblige de manière urgente à travailler sur la rencontre des cultures qui tendent à s’ignorer mutuellement. Dans des espaces informels aussi bien que formels, à l’intérieur de groupes socialement hétérogènes, il convient d’encourager des manières de développer des créations collectives sur la base de principes d’une démocratie directe. Le monde des technologies électroniques permet de plus en plus l’accès de tous à des pratiques de création et de recherche, à des niveaux divers et sans avoir à passer par les parcours balisés des institutions. Cela nous obligent à débattre des façons dans lesquelles ces activités peuvent être ou non accompagnées par des artistes travaillant dans des espaces formels ou informels. La nature indéterminée de ces obligations – non pas en terme d’objectifs, mais de mises en pratique effectives – nous ramène de nouveau à l’idée des actes artistiques nomades et transversaux.
1. Ont participé à ce projet : Laurent Grappe, Jean-Charles François, Karine Hahn, Gilles Laval, Pascal Pariaud et Gérald Venturi.
2. Derek Bailey définit les termes de « idiomatique » et de « non-idiomatique » comme relevant d’une question d’identité à un domaine culturel particulier, et non pas tellement en termes de contenu de langage musical : « Non idiomatic improvisation has other concerns and is more usually found in so-called ‘free’ improvisation and, while it can be highly stylised, is not usually tied to representing an idiomatic identity. » (1992, p. xii)
Bibliographie
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Coessens, Kathleen, Darla Crispin and Anne Douglas. 2009. The Artistic Turn, A Manifesto. Gand : Orpheus Institute, distribué par Leuven University Press.
Deleuze, Gilles et Felix Guattari. 1980. Mille Plateaux. Paris : Editions de Minuit.
François, Jean-Charles, Eddy Schepens, Karine Hahn, et Dominique Clément. 2007. « Processus contractuels dans les projets de réalisation musicale des étudiants au Cefedem Rhône-Alpes », Enseigner la Musique N°9/10, Cefedem Rhône-Alpes, CNSMD de Lyon, pp. 173-194.
François, Jean-Charles. 2015a. “Improvisation, Orality, and Writing Revisited”, Perspectives of New Music, Volume 53, Number 2 (Summer 2015), pp. 67-144. Publié en français dans la première édition de paalabres.org, station timbre sous le titre « Revisiter la question du timbre ».
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Hennion, Antoine. 1993. La Passion musicale, Une sociologie de la médiation. Paris : Editions Métailié, 1993.
Hennion, Antoine. 1995. « La médiation au cœur du refoulé », Enseigner la Musique N°1. Cefedem Rhône-Alpes et CNSMD de Lyon, pp. 5-12.
PaaLabRes, collectif. 2016. Station « débat », débat organisé par le collectif PaaLabRes et le Cefedem Auvergne-Rhône-Alpes en 2015.
Stengers, Isabelle. 1996. Cosmopolitiques 1 : La guerre des sciences. Paris : La Découverte / Les empêcheurs de penser en rond.
Stengers, Isabelle. 1997. Cosmopolitiques 7 : Pour en finir avec la tolérance, chapter 6, « Nomades et sédentaires ? ». Paris : La Découverte / Empêcheurs de penser en rond.
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