Archives pour la catégorie article de recherche

L’Épisode du Métronome

Access to English translation.

 
 

L’épisode du métronome
Karine Hahn

Extrait de la Partie III de sa thèse de doctorat
« Les pratiques (ré)sonnantes du territoire de Dieulefit, Drôme :
une autre manière de faire la musique »
2023

 

Introduction générale de
Jean-Charles François

 
 

Sommaire :

Partie I: Introduction générale
Partie II: L’épisode du métronome

Sortir un métronome en répétition, un accident ?
Des usages décalés de cet outil hétéronome
L’agency du métronome
Temps interne et temps externe
Confronter la situation de travail rythmique à la sculpture d’un « métronome mou »

Partie III : Se mettre en accord, dans et par des pratiques musicales, avec le territoire

Rendre possible l’écart du métronome
Se coordonner et s’ajuster pour faire commun dans le pays de Dieulefit
Un choix d’observation d’action situées, mais prises dans une épaisseur temporelle

Conclusion

Bibliographie

 
 

Introduction générale

En octobre 2023, Karine Hahn a soutenu brillamment une thèse de doctorat en sociologie à l’École des Hautes Études en Science Sociale, portant sur « Les pratiques (ré)sonnantes du territoire de Dieulefit, Drôme : une autre manière de faire la musique ». Karine Hahn est une harpiste, sociologue, directrice de la Formation à l’Enseignement de la Musique au CNSMD de Lyon et membre depuis sa fondation du collectif PaaLabRes. La thèse de Karine est particulièrement importante pour PaaLabRes, par son enquête minutieuse sur les pratiques musicales au quotidien dans un environnement spécifique et sur leur analyse critique. Notre intention est de publier de larges extraits de cette thèse dans la quatrième édition, sous la forme d’un feuilleton.
 
En guise de première livraison dans ce processus, nous publions ici un extrait de la troisième partie de cette thèse (« La mise en accord des musiciens avec leur territoire : construire en commun, une expressivité démocratique »), et plus précisément « l’épisode du métronome », un moment significatif où l’un des membres importants de l’ensemble propose l’utilisation de cet outil en vue de trouver une solution à des problèmes de mise en place rythmique.
 
La thèse de Karine Hahn est centrée sur l’histoire et les pratiques actuelles de l’école de musique de Dieulefit, le Caem, Carrefour d’Animation d’Expression Musicale, en existence depuis 1978 et de son inscription dans le contexte géopolitique de la ville de Dieulefit, haut-lieu de résistance, et de ses environs.
 
Dans son Introduction générale, Karine décrit le Caem dans ces termes :

Cette école de musique, créée en 1978 dans la petite ville de Dieulefit, dans la Drôme, par des parents ayant la volonté « d’accueillir tous ceux qui veulent venir faire de la musique », est présidée à sa fondation par Josiane Guyon. (p. 2)

Le Caem affiche a) une volonté d’engagement citoyen à partir de la prise de conscience des inégalités sociales et culturelles ; b) une volonté de partager sans exclusion ; c) une implication de tous les partenaires dans la vie quotidienne de l’école de musique ; d) une absence de normativité et l’idée de l’invention constante des pratiques. Pour Karine « l’intention active est (…) : se procurer un espace, des instruments, des enseignements, rendre accessible à tous une pratique que l’on a soi-même développée » (p. 3).
 
Dans le cadre de sa recherche Karine Hahn a décidé de se joindre en 2013 à l’un des ensembles du Caem, la fanfare Tapacymbal, « au bugle pendant deux ans puis au petit tuba ». La fanfare Tapacymbal est un ensemble au sein du Caem parmi une vingtaine d’autres faisant ainsi partie de l’accent mis par cette école de musique sur « le développement extrêmement fort des pratiques collectives » (p.108) et une liaison affirmée entre l’enseignement de la musique et les différents ensembles existants. Au départ Tapacymbal est « un atelier collectif d’animation citoyenne » (p.151), puis évolue vers un statut plus autonome de « Fanfare Dieulefitoise issue du Caem ». Karine décrit son fonctionnement de la manière suivante :

Dans Tapacymbal, certaines caractéristiques d’une fanfare sont bien présentes – importance donnée au répertoire, héritage implicite de l’orphéon doublé du développement d’une dimension festive voire carnavalesque. Mais l’élaboration musicale s’y fait avec d’autres caractéristiques fortes, pour certaines partagées avec d’autres ensembles et temps pédagogiques du Caem : l’interdit d’un chef qui endosserait un rôle autoritaire ; l’importance des prises de paroles, et musicales et verbalisations ; la manipulation des informations musicales par les participants ; la réactivation continue des choix opérés remis à discussion ; une centration sur les éléments rythmiques. (p.152)

Pour introduire la troisième partie de sa thèse, Karine se concentre sur la description de « moments de musique » où se fabrique collectivement une manière de faire du sonore :

Les manières de faire mettent au jour une mise en accord des musiciens dans et avec leur territoire, avec des modalités et selon des critères qui leur sont propres. Notamment, la question de la mise en place rythmique offre une prise particulièrement dense pour interroger les rapports d’individuation et de collectif. Par ailleurs, ces musiciens s’attachent à rendre possible les écarts en les circonscrivant par leurs manières de faire à quelque chose qui peut prendre place dans leur fonctionnement, forme de revendication (au sens de claim, Laugier, 2004) de leur faire commun. Plus largement, les opérations de traduction, d’ajustement, les espaces de débat, et la circulation de différentes composantes de la musique fondent une théorie musicale engagée, qui crée dans le pays de Dieulefit les conditions d’une expressivité aux formes démocratiques. (p. 42)

La partie de la thèse intitulée « Épisode du métronome », que nous publions ici, est un exemple particulièrement intéressant de tensions dans le domaine d’une pratique entre a) des niveaux de capacités multiples au sein de l’ensemble qu’il convient de combiner, b) d’un rapport aux outils mis à disposition qui varie fortement entre les membres de l’ensemble, c) de représentations très diverses par rapport à la musique dans sa mise en pratique quotidienne par un groupe. Sur ce dernier point, la tension la plus évidente analysée par Karine Hahn, se trouve entre les institutions d’enseignement de la musique de référence dominées par la musique « classique » et la pratique des amateurs plus ouverte à des formes variées d’esthétiques répondant à l’aspiration de ceux et celles qui y participent. Karine, dans son rôle simultané volontairement partagé entre l’enquête critique des pratiques de la fanfare Tapacymbal et sa participation engagée dans cet ensemble, devient elle-même, une des personnes qu’il convient d’observer et d’analyser. Sa propre conception des pratiques musicales (et sa mise en application dans le cas de l’usage du métronome) n’est donc qu’une des représentations possibles au sein d’un ensemble où chaque personne exprime un point de vue sensiblement différent.
 
L’objet métronome fait une irruption drastique dans la pratique d’un groupe qui résiste d’habitude plutôt avec véhémence à toute imposition autoritaire extérieure. Son apparition soudaine déclenche un faisceau d’éléments contradictoires qui va se résoudre positivement dans des solutions qui ne correspondent pas tout à fait aux normes instituées. L’épisode du métronome est pour Karine un moment particulièrement significatif de la rencontre d’une théorie incorporée dans un objet et de son influence plus ou moins effective sur les solutions pratiques qu’il est censé incarner.
 
 

Partie II: L’épisode du métronome
Karine Hahn

La scène se situe lors d’une des répétitions de la fanfare Tapacymbal, dans la grande salle de l’ancien collège, en mars 2017. Tapacymbal travaille à la mise en place d’Egyptian de Sydney Bechet, dans un arrangement proposé par Christian, clarinettiste et saxophoniste soprane à la fanfare. Monter cette pièce représente un certain défi pour le groupe, notamment au niveau de ses enjeux rythmiques et de sa mise en place. Depuis quelques séances, cette question rythmique constitue le cœur des répétitions. Pour autant, depuis quelques temps ces séances ne m’apportent plus de nouveaux matériaux ni de nouvelle accroche dans mon analyse, ce qui m’apparait alors l’indice d’une stabilité de ces ingrédients et d’une saturation de mon terrain. J’avais déjà repéré que la complexité rythmique, ou la mise en place d’une polyrythmie, n’étaient un frein ni à la prise de parole musicale, ni à la tenue de l’ensemble. La pluralité des rapports à la pulsation et les formes de recherche d’une pulsation commune avaient déjà émergé très nettement de différents temps de répétitions et de prestations — qu’il s’agisse de la fanfare dans ses pratiques quotidiennes, ou d’autres activités du Caem, comme le projet avec Miss Liddl.
 
Mais en cette répétition du jeudi 9 mars au soir, après quelques tentatives de jeu, « rien ne va plus ». Et si ce constat est d’abord exprimé en ces termes par Vincent, repris par Hélène à la caisse claire puis par quelques autres musiciens, c’est aussi pour moi, à ce moment-là, que « rien ne va plus » : Vincent, saxophoniste référent de la répétition, sort son téléphone, une application gratuite de métronome préalablement téléchargée sur son portable, annonçant par ce geste un travail avec ce métronome de substitution. Et, comme on ne pourra pas entendre le son sortant de ce téléphone tout en jouant, il le branche sur l’ampli basse présent dans la salle, après l’avoir monté sur une table, afin que l’enceinte soit à une hauteur telle que les musiciens ne pourront s’en extraire.
 
Je suis déboussolée par cette imposition d’un objet pour moi représentatif d’un monde de la musique contre lequel les acteurs des pratiques musicales à Dieulefit semblaient positionnés, et qui donc me parait d’un coup remettre en cause toute la construction théorique en train de se stabiliser, issue de mes analyses de terrain. Ce que j’ai d’abord regardé comme un « accident » m’a obligé à déplacer une nouvelle fois mon regard, à poursuivre l’enquête à partir de cet objet « métronome », à repérer que l’utilisation de cet outil n’avait pas nécessairement, à Dieulefit, la même signification que celle que j’y investissais. À mesure que se déploie devant moi cet « épisode du métronome », observant les musiciens avec lesquels je suis en train d’expérimenter comment jouer ensemble ne pas réagir comme je l’imagine pour construire, en fabriquant ce morceau de musique, leur commun, je réalise une nouvelle mise à distance de mon regard de musicienne-enseignante. Elle nécessite une forme de réflexivité sur les approches académiques que j’ai intégrées, affûtant d’une nouvelle manière mon attention ethnographique. Et, une fois cette mise à distance opérée, « l’épisode » du métronome n’en est peut-être plus un, se doublant d’une épaisseur temporelle qui fait de son utilisation non plus une question d’usage, mais de valuation. L’analyse proposée ici suit ce cheminement du regard qui a été le mien.

 

Sortir un métronome en répétition, un accident ?

Sortir le métronome, avant même son utilisation, est un acte. Il est précédé de la déclaration de Vincent évaluant que « rien ne va plus », confirmée et relayée par d’autres musiciens, verbalement ou montrant des signes d’exaspération. Convoquant l’outil, en le sortant via son téléphone de sa poche, Vincent pose le fait que le groupe ne joue pas en place, ou pas ensemble, ou pas assez. Après avoir expérimenté plusieurs modalités de travail, il manifeste le besoin d’une aide extérieure — ici, un accessoire technologique. Cette « scène du métronome » est à la fois un évènement, et pris dans une épaisseur temporelle – un « épisode » de la question rythmique à Dieulefit.
 
L’absence de réactions négatives à cette proposition, à part quelques soupirs et deux- trois exclamations négatives [« oh non… »], dans cet ensemble habitué à s’exprimer quasi en continu entre les notes jouées, signe le fait que la proposition est acceptée. L’initiative de Vincent est même accompagnée :

Attends, on ne va pas l’entendre… prends l’ampli, là.
Oui, t’as raison… on va le monter sur la table, on entendra mieux… Y en a pas un de vous qui aurait un câble ?
Attends, là, si, je crois qu’il y en a un dans le placard.

Voici donc une application « métronome » mise en route sur un téléphone portable, branché sur un ampli basse : trois objets — le téléphone, le métronome, l’ampli basse — qui renvoient à des fonctionnalités, des utilisations et des représentations différentes. L’utilisation du téléphone change sans doute la représentation que les uns et les autres se font du métronome — on peut sans trop craindre d’extrapoler considérer que sa caractéristique d’objet familier et personnel minimise la dimension tant autoritaire que scolaire de l’objet. Mais cette interprétation que je fais alors n’a pas ensuite été confortée par les propos des acteurs : dans les discussions qui ont suivi, il a toujours été fait référence « au métronome ».
 
Par ailleurs, l’utilisation de l’objet métronome a été ici associée à un autre objet sur lequel il est branché, l’amplificateur de guitare basse, qui a lui des intentionnalités différentes et multiples. Dans la salle de répétition de la fanfare, cet ampli sert à sonoriser la basse dans les groupes de musiques actuelles et l’atelier bœuf qui viennent y répéter. Il y a ainsi chez les musiciens de la fanfare des représentations liées à cette utilisation, notamment du côté de la liberté et de la créativité, qui peuvent contrebalancer une représentation autoritaire du métronome. Mais là aussi, cette interprétation renvoie avant tout à mon besoin de minimiser la dimension normative du métronome, tant dans l’utilisation de l’objet que des interactions qui sont en train de se jouer en situation, pour que je comprenne comment il peut y prendre place.
 
L’objet métronome, pour garder le focus sur cet objet dans le triptyque évoqué, nous met ici face à un faisceau d’intentionnalités croisées. D’une part, ce à quoi sert l’outil, dans son utilisation scolaire actuelle première, diffère de ce pourquoi il est initialement pensé — à savoir donner aux interprètes un repère de durée de pulsations par rapport à des indications d’intentions expressives via le tempo, répondant à la volonté du compositeur romantique que l’interprète soit au plus près de son intention (Barbuscia, 2012)[1]. D’autre part, les représentations fortes liées au métronome, et les rapports d’utilisateur ou non à cet outil, diffèrent chez chacun des musiciens en présence — ce qui fait qu’ils se retrouvent dans des relations différentes les uns les autres à cet objet. Quant au rapport que j’entretiens au métronome, en tant que musicienne professionnelle observant la situation, tout en y prenant part en tant que tubiste amateur, le métronome s’apparente à un « dépôt de contrainte dans le monde »[2].

 

Des usages décalés de cet outil hétéronome

Les théories de l’affordance (Gibson, 1979), en proposant d’observer de près ce qui provient de l’environnement quand un agent engage une action, permettent de prendre en considération les différents rapports à l’objet des uns et des autres pour envisager les significations qu’ils y investissent potentiellement. Par l’environnement dans lequel j’évolue professionnellement au quotidien, l’utilisation du métronome est pour moi avant tout une imposition extérieure au contexte de jeu, nécessairement normative. Objet par excellence d’étayage dans une pratique avant tout pédagogique, le métronome correspond à une conception propédeutique de l’enseignement de la musique. Extrêmement normé et normatif, il est difficile de s’y soustraire.
 
Par ailleurs, plus qu’un instrument de travail, le métronome est porteur de certaines valeurs issues de son contexte d’apparition. Si la division régulière du temps est un phénomène culturellement récent[3], en musique, le métronome instaure, dès 1815, un rapport au temps musical égal, qui suppose que l’on peut le découper de manière régulière, créant l’ « illusion d’objectivité en musique » (Barbuscia, 2012, p.54). L’utilisation du métronome s’impose très vite. « Promu par les compositeurs comme le seul « remède »[4] efficace à un mal auquel l’art musical n’a jamais su obvier, le métronome passe, sans difficulté ni phase intermédiaire, de l’accessoire faisant le bonheur de quelques-uns à l’objet indispensable à toute pratique musicale » (Ibid., p.58). Ce qui va dans le sens d’une très forte rationalisation des pratiques, notamment vers l’égalité républicaine — projet révolutionnaire du conservatoire (Hondré, 2002). Les temps égaux organisent la musique. Le métronome est alors l’instrument égalitaire par excellence : il est la proclamation physique de l’égalité politique. Dans le même temps, il pose un rapport aux valeurs : il faut être avec le métronome, assimilant l’exécution rythmiquement normée à une question morale. Aurélie Barbuscia souligne elle aussi la dimension de contrôle véhiculée par l’instrument (Barbuscia, 2012, p.63)[5], développant l’idée que la transgression se situe alors du côté des professionnels (Ibid., p.67), comme une marque de distinction, là où les amateurs et apprentis doivent se situer dans le respect d’une norme.
 
Si mon rapport à cet outil est nécessairement construit avec cet arrière-fond[6], les autres musiciens de Tapacymbal ne se situent pas, ou pas exclusivement, dans ce même environnement. Ils se réfèrent potentiellement à d’autres types d’usage de ce métronome, certains le considérant comme un simple outil. Certes l’outil, nécessairement normatif puisqu’institutionnel, prescrit un usage. L’action visée par son utilisation est bien dans les différents cas de travailler à se mettre dans un rythme commun. Mais la manière dont les acteurs s’en servent, précisément, dans le choix du moment où émettre leur son par rapport à la battue proposée, ne fabrique pas nécessairement la même signification d’un ensemble de musiciens à un autre. Si l’usage est globalement le même, son utilisation diffère, et la valuation n’est pas la même.
 
Ainsi, les percussionnistes ici envisagent le métronome comme un objet propédeutique, un outil sur lequel prendre appui, mais moins pour eux-mêmes que pour les autres. Jean-Louis, à la grosse caisse, évoque souvent le fait qu’il doive « jouer le rôle de métronome », qui ici s’apparente au bâton de mesure[7] que ce nouvel outil vient partiellement supplanter, en attendant qu’Hélène, à la caisse claire, « gagne en stabilité », pour pouvoir « lâcher ce rôle et [s’] éclater un peu plus ». Là, le métronome physique prend le relais de la caisse claire et grosse caisse, et permet à ces musiciens de se concentrer sur d’autres aspects musicaux. De même Vincent, dans une impasse sur les modes de travail de la pièce, propose un outil sur lequel il espère se reposer, dans le sens où les autres musiciens vont potentiellement pouvoir prendre référence dessus. Mais contrairement aux percussionnistes, cela ne lui permet pas pour autant de porter son attention musicale ailleurs : elle se focalise ensuite sur le fait de distinguer si les musiciens sont calés ou non avec ce repère extérieur. Or Vincent, qui en tant que référent de la fanfare se sent ici particulièrement concerné par le choix des méthodes de travail, se retrouve dans une nouvelle contrainte qu’il se crée lui-même. Alors qu’il ne constitue pour ainsi dire jamais le repère rythmique du groupe, en convoquant ce téléphone — métronome, cet objet lui impose la place de référent pour discerner si oui ou non les musiciens arrivent à jouer les impacts des temps en même temps que lui.
 
Mais de fait, ce n’est pas ce qui se passe. Pour la plupart des instrumentistes en présence, l’usage qu’ils font du métronome ne se situe ni du côté de l’imposition normative d’une pulsation hors-sol ni du côté d’un outil proposant une référence sur laquelle se caler en homorythmie. Lorsque le groupe commence à travailler avec le métronome, l’ensemble des musiciens de la fanfare se concentre d’une nouvelle manière sur la question rythmique, et à force de tâtonnements, après une grosse demi- heure de travail avec le métronome, ils arrivent à jouer ensemble sur une pulsation certes commune, mais à côté de la pulsation du métronome qui continue à scander régulièrement ses temps sortants de l’ampli basse. Ici, les musiciens utilisent bien le métronome pour trouver leur manière de jouer rythmiquement ensemble ce nouveau morceau — l’application n’est pas uniquement mise en route pour « faire comme si » on allait tenter de jouer avec un métronome[8]. Mais ils s’en servent comme d’un outil faisant médiation, une référence extérieure qui aide à porter son attention sur la question rythmique, lui faisant certes jouer pleinement son rôle mais d’une certaine manière, en décalage avec la norme imposée — d’une certaine manière qui ne colle pas à la pulsation du métronome, et sans chercher à le faire. Le métronome a donc à la fois la même signification pour l’action qu’il ne l’aurait, par exemple, dans un cadre institutionnel de cours de musique ou de répétition d’un ensemble – à savoir aider à une mise en place rythmique, éventuellement au sein d’un ensemble. Et dans le même temps, il va servir à ne pas s’en servir. La valuation qu’ils attribuent à l’objet et à ce qu’il permet de faire diffère de celle attribuée à cet objet dans un cadre normatif.
 
Ainsi, l’utilisation du métronome, si elle est prescrite par l’objet, ne dit pas le statut et le pouvoir, les pouvoirs, qu’on lui accorde — le métronome chef ou repère, l’outil permettant de travailler à être collectivement, chacun et chacune, avec ses battements, ou à trouver une pulsation commune, éventuellement à côté de la pulsation métronomique. Il n’a sans doute pas la même signification pour l’ensemble des musiciens en présence, et peut être regardé comme un des espaces de jeu et d’interaction entre les pratiques musicales dieulefitoises et la « sous-couche » des pratiques institutionnalisées de la musique sur le territoire national. Ce métronome implique différents types de conceptions musicales qui sont autant de contraintes qui sont alors discutées, négociées, en situation.

 

L’agency du métronome

Le métronome, avec les différentes intentionnalités qu’il porte ici, est donc aussi un objet qui fait faire quelque chose. Outil mobilisé pour ce à quoi il sert principalement (fournir un repère fixe et répété de division du temps), il a aussi un pouvoir d’agency, une capacité à engendrer une ou plusieurs actions[9]. En se substituant à la place du musicien à la caisse, le métronome prend la fonction d’une personne. Repère unique et collectif, scandant une pulsation régulière et à laquelle les musiciens ne peuvent se soustraire, l’objet devient une forme d’incarnation du chef d’orchestre — mais renvoyant à une figure du chef qui agirait comme cet objet, ne ferait que « battre la mesure »[10], et ce, alors même que cette figure de chef est refusée. Cela amène dans le temps de la répétition une forme de double contrainte à laquelle les musiciens, par le jeu, et notamment par la discussion, vont devoir répondre. Le métronome est ainsi à même de « faire faire quelque chose », d’inciter les musiciens à trouver des solutions de mise en place rythmique. Ici, il est accepté comme médiation permettant de « trouver une pulsation collective », qui va permettre le jeu dans la déambulation, tout en ne figurant pas une figure autoritaire qui obligeraient les musiciens et les musiciennes à être en même temps que le métronome.
 
L’objet métronome, pendant cette répétition de Tapacymbal, fait faire aussi autre chose que la répétition de mêmes phrases musicales en tentant de se rapprocher de la pulsation sonorisée et/ou d’une pulsation commune. D’une part, il déclenche de l’humour qui est à la fois un garde-fou et signifie une possibilité de dérive à ne pas occulter, notamment celle de la battue de l’orchestre militaire. Ainsi Christian commente les départs à effectuer avec le métronome d’un « Ein, zwei, drei, vier ! », trait qu’il renforce lorsque les musiciens arrivent à marcher ensemble en rythme, lançant un : « Troisième Reich ! ». Christian est, à mes côtés, le plus professionnalisé des musiciens en présence, ayant évolué dans des collectifs d’improvisation, et par la même peut-être celui pour qui cet outil incarne le plus la figure d’un chef autoritaire. Mais à la pause de la répétition, dans la discussion autour du métronome, il insiste, toujours sous le trait de la plaisanterie, sur le fait que « ça permet, quand même, de jouer avec les autres… » Ces traits d’humour mobilisent symboliquement un univers particulièrement évocateur chez les habitants de Dieulefit. La forme du dire marque une limite, ou une vigilance. Elle indique que l’on arrive à une forme de rapport à la mise en place qui pourrait être interprétée autrement que le sens visé par les musiciens présents à cette répétition. Ils peuvent être analysés comme un régulateur de l’utilisation de l’objet métronome. D’autre part, l’utilisation du métronome amène à un débat : elle déclenche une discussion qui a lieu dans un premier temps avec quelques instrumentistes pendant la pause de la répétition, et se poursuit ensuite en débat collectif chez Vincent, avec la quasi-totalité des musiciens.

 

Temps interne et temps externe

[À la pause de la répétition, dans la même salle.]
 
Vincent [réagissant à une remarque d’une musicienne, que je n’ai pas entendue] : Et le métronome entre autres permet de… de… c’est le truc qu’on a tous vécu, tu branches le métronome et t’as l’impression qu’il est irrégulier.
 
Luc : humhum, oui, …
 
Vincent : Parce qu’on a intégré, on a intégré une régularité par rapport à ce qu’on sentait, et qu’il faut adapter cette régularité aux autres.
 
Christian : Parfois c’est à cause des piles aussi…
[Rires]
 
Cathie : Ce qui veut dire que le métronome, c’est complètement inhumain, quoi…
 
Vincent : C’est inhumain, mais ça permet de prendre conscience de ta perception du temps, et de prendre conscience qu’elle n est pas forcément exactement la même que ceux avec qui tu joues. Tous les débats où on se dit “ mais c’est toi qui accélères, mais non c’est toi, c’est toi qui es irrégulier, mais non c’est toi ”, c’est juste le travail d’arriver à une perception du temps qui soit la même à un moment donné. Et après tout, faire de la musique, c’est juste se mettre dans la même irrégularité. On s’en fout du métronome. Si ce n’est que c’est l’outil qui nous permet de prendre conscience de cela.
 
Christian
[un peu ironique, sortant pour l’occasion de son autre conversation parallèle] : mais ça permet, quand même, de jouer avec les autres, quand même…

Vincent, qui développe dans sa pratique musicale une forte réflexivité, est particulièrement intéressé par ce type d’échanges. La question d’une perception individuelle du temps, par rapport à un repère métronomique perçu comme fluctuant et pluriel, selon les individus, est un sujet qui l’anime et qu’il a déjà débattu en dehors du contexte de Tapacymbal. Elle peut se lire aussi au regard de la tension repérée par Alfred Schütz (2006 [1964]) entre temps interne et temps externe, et les formes de communication engendrées par le fait de jouer ensemble – musicien face à l’œuvre ou potentiellement groupe de musiciens :

Dans notre problématique, il est essentiel d’avoir une meilleure compréhension de la dimension temporelle dans laquelle la musique a lieu. […] [L]e temps interne, la durée, est la forme même de l’existence de la musique. Bien sûr, jouer d’un instrument, écouter un disque, lire une page de musique, tous ces évènements ont lieu dans un temps externe, le temps qu’on peut mesurer par des métronomes et des horloges avec lesquels le musicien “compte” pour s’assurer le “tempo” qui convient. […] [N]ous estimons le temps interne comme étant le véhicule même où le flux musical a lieu. On peut mesurer le temps externe ; il existe des minutes et des heures et la longueur des sillons sonores que doit traverser l’aiguille du phonographe. Il n’existe par une mesure telle pour la dimension du temps interne où vit l’auditeur ; il n’y a pas d’équivalence entre ses parties, si parties il y a. (p.23)

« Faire de la musique, c’est juste se mettre dans la même irrégularité » est alors une réponse à cette tension[11]. Observer les musiciens « faire la musique ensemble » consiste alors à repérer comment les flux des temps internes se lient, et comment s’ordonne leur synchronisation (y compris dans un choix d’hétérochronie) dans un temps externe, commun.
 
Alfred Shütz:

Il me semble que toute communication possible présuppose un rapport de “syntonie” entre celui qui fait la communication et le récepteur de la communication. Ce rapport se fait par la répartition réciproque du flux de l’expérience dans le temps interne de l’Autre, par un vécu d’un présent très fort partagé ensemble, par l’expérience de cette proximité sous la forme d’un “Nous”. (p.27)

 

Confronter la situation de travail rythmique à la sculpture d’un « métronome mou »

Après la répétition, la discussion se poursuit autour d’un verre dans la maison de Vincent, qui est aussi le site de sa menuiserie. Sur le piano droit, à l’entrée du salon, à quelques objets près d’un métronome mécanique noir ouvert, une sculpture en bois plein représente un métronome qui semble avoir les mêmes caractéristiques que les « montres molles » de Dali[12] — une sorte de « métronome mou », dans des proportions assez similaires à un métronome traditionnel, avec une base plus large. Cet objet artistique qui détourne un objet mécanique, et qu’un certain nombre de musiciens de la fanfare connaissent pour passer assez régulièrement chez Vincent, possède lui aussi une certaine agency : la capacité à proposer une relecture de l’utilisation du métronome, dont il est une représentation subversive, à la sortie d’une répétition animée avec cet outil par celui qui possède et expose cette sculpture à la vue des musiciens de la fanfare invités. Ce détournement replace le métronome comme objet et non plus comme outil — ce que l’on pourrait mettre en parallèle avec le téléphone, qui, pendant la répétition, a été détourné en métronome, le déplaçant alors d’objet à outil. Surtout, cette représentation d’un métronome mou, qui évoque un battement improbable, nécessairement irrégulier et nonchalant, hors temps, et en même temps figé dans son mouvement fluctuant dans du bois, amène une dimension subversive à l’objet qu’il détourne.
 
Dans le moment de cette discussion lors du « coup à boire » chez Vincent, cet objet ne suscite pas de larges réactions, sans doute parce qu’il est déjà familier à la plupart des musiciens. Il est aussi dans une partie du salon un peu en retrait par rapport à là où nous sommes attablés. Lorsque, me déplaçant, je le découvre et m’exclame, dans une ambiance sonore au niveau déjà élevé, seuls quelques-uns réagissent, et ces interventions ne sont relayées que par des rires — ceux de Vincent notamment, qui retourne vite dans sa discussion :

Valérie : « oui oui je le connais ! »,
Christian : « tu m’étonnes qu’on n’arrive pas à jouer en rythme ! »
Benjamin : « Hé, dis, Vincent, c’est celui-là que tu devrais nous amener en répétition ! »

Comme les blagues de Christian, l’exposition de ce « métronome mou » peut être lue comme un ajustement permettant la mobilisation de l’objet métronome mais avec un décalage, menant soit à ne pas le prendre au sérieux, soit à faire tomber des représentations rigides qui lui sont fréquemment attribuées et entrent en dissonance avec les « principes supérieurs communs » de Dieulefit.
 
Ainsi, ce que le métronome fait faire à la fanfare de Dieulefit, c’est (1) un travail commun de pulsation permettant de « se mettre dans la même irrégularité » ; (2) de l’humour, assurant un ajustement entre ce qu’impose l’outil et son utilisation dans le contexte de Tapacymbal (déambuler ensemble, oui, marcher au pas, non) ; (3) un détournement de sa dimension d’outil en objet artistique ; (4) une discussion collective sur ce qu’est ressentir un tempo et chercher ensemble une pulsation commune. Par ailleurs, deux caractéristiques des manières de faire la musique à Dieulefit, déjà rencontrées, ressortent avec force de cette situation. D’une part, la discussion et le débat sont des procédures essentielles et constitutives de la construction du musical. D’autre part, même dans cette situation très restreinte et très située de répétition, face à un métronome, outil hétéronome par excellence, et alors qu’il s’agit de faire commun, les rapports à cet objet, ainsi que ce que son utilisation provoque, sont aussi hétérogènes que les formes musicales présentes sur le territoire de Dieulefit.
 
 

Parie III : Se mettre en accord,
dans et par des pratiques musicales, avec le territoire

Rendre possible l’écart du métronome

Ainsi, à la fanfare de Dieulefit, ce métronome peut n’être pour certains des musiciens « qu’un métronome », pour d’autres à la fois un objet normatif, un outil dont il serait dommage de se priver, la possibilité d’une méthode de travail parmi d’autres, un objet que l’on peut associer à d’autres, et même détourner, subvertir. S’il est utilisé ici, c’est qu’il ne représente pas un danger aux yeux des musiciens — qui savent se prémunir des « conséquence[s] funeste[s] » du métronome développées par Jacques Bouët (Bouët, 1997)[13].
 
Car pour autant, l’utilisation du métronome, dans la situation décrite ci-dessus, peut aussi être lue comme un écart, qui engendre des réactions d’adhésion, à savoir faire ce que Vincent propose, et même l’accompagner dans la mise en place de sa proposition, mais d’une certaine manière. Le collectif fonde la possibilité de cet écart en le circonscrivant, par leurs manières de faire, à quelque chose qui peut prendre place dans leur fonctionnement. Jeu en groupe, humour, pose de bornes, discussions et débat, marquent le refus de poser le métronome comme ultime référent, et le ramènent à ce qu’il est aussi : un objet et un outil permettant une forme d’expérimentation.
 

Se coordonner et s’ajuster pour faire commun dans le pays de Dieulefit

À Dieulefit, la question d’une « mise en accord » des musiciens apparaît bien centrale. Elle se fait avec des modalités, et selon des critères, qui sont propres aux acteurs de ces pratiques. La volonté d’une « mise en accord », entre musiciens pour jouer ensemble, ne va pas de soi. Si elle peut paraître une nécessité musicale issue des contextes musicaux joués, ou une évidence sociale dans certains contextes de pratiques normées, des collectifs défendent des contextes de jeu permettant une absence de mise en accord, en tous cas préalable, à des temps de pratiques artistiques communs[14]. Par ailleurs, le fonctionnement notamment de Tapacymbal, qui rend possible de venir jouer au sein du groupe avant de savoir jouer, de proposer en prestation un solo instrumental sans en maîtriser la carrure rythmique, indique que ce ne sont ni les enjeux musicaux des répertoires joués, ni les normes implicites aux formats de groupe, qui animent cette volonté de « mise en accord », de trouver une manière ajustée de pratiquer la musique à Dieulefit.
 
Mon hypothèse est qu’ici les musiciens décident de se mettre en accord, et de ce sur quoi ils s’accordent, non seulement selon des modalités qui leur ressemblent, mais selon celles qui leur permettent de mettre en œuvre et d’alimenter « ce à quoi ils tiennent », et « qui les tient » (Bidet & al. [Dewey], 2011). Notamment, ces pratiques participent à donner corps aux « principes supérieurs communs » dégagés, dans les deux premières parties, des manières de faire le Caem, Tapacymbal, le festival des 40èmes Résonnants, et que l’on retrouve aussi dans d’autres sphères que le musical, notamment dans le rapport des habitants de Dieulefit à l’histoire, et dans quelques récits épars rapportés çà et là. La mise en accord des musiciens se fait ainsi dans et avec leur territoire. Les choix de ce sur quoi les musiciens se coordonnent pour faire commun, les modalités d’opération d’ajustement, de débat, de circulation, sont une manière de faire territoire, cependant qu’ils fabriquent des pratiques musicales, de la musique du pays de Dieulefit.
 

Un choix d’observation d’action situées, mais prises dans une épaisseur temporelle

Reste ainsi à observer, au plus près de la fabrication du musical, comment se joue et ce qui se joue dans cette mise en accord des musiciens, cependant qu’ils construisent leur musique. La profusion des pratiques musicales à Dieulefit, couplée à un terrain qui s’est déroulé sur plusieurs années, offre un matériau d’analyse très dense mobilisé dans les deux premières parties de la thèse. Parce que cette mise en accord se joue sur des actions, situées (Ogien & Quéré, 2005), mais qui se situent dans des épaisseurs temporelles denses, cette troisième partie prend appui sur des situations décrites puis analysées comme des évènements, convoquées parmi d’autres actions possibles parce que repérées à l’issue de mes analyses comme caractéristiques des manières de faire la musique sur ce territoire.
 
Arrêtons-nous un moment sur la question de l’épaisseur temporelle des actions situées. Chaque situation, regardée de très près, donne à voir des « évènements » – comme le fait de sortir un métronome. Et il en est un au regard de mes observations, à la fois parce que de là où j’en suis dans la compréhension du fonctionnement du groupe à ce moment-là, couplé à l’épaisseur de mes représentations de l’outil, le métronome est pour moi inattendu, décalé par rapport aux manières de faire repérées et attendues. Si le travail autour du rythme est une constante de la fanfare au moins depuis que je l’ai rejoint, les premières approches de méthode de travail rythmique sont éloignées de la normativité de cet outil. Lors du premier entretien que j’ai avec lui avant de rejoindre la fanfare, Jean me raconte[15] comment avec son ami batteur Nico, ils ont passé au moins une heure avec Dédé à tourner autour d’un tonneau en fer pour le marteler en rythme, et faire ressentir à ce trompettiste la tourne rythmique qu’il devait jouer dans Libertango.
 
Sortir le métronome en répétition est aussi un évènement parce qu’il peut être identifié comme déclenchant certaines actions. Le sortir en répétition n’est pas dans les habitudes du groupe, et l’écart avec le déroulé provoque des échanges qui sont eux-mêmes transformés. Mais la préoccupation rythmique, d’une part, et les discussions autour des préoccupations musicales, d’autre part, sont, elles, dans les manières de faire habituelles de Tapacymbal. Instruire la scène avec le métronome comme « épisode » est donc avant tout une construction de regard, dû pour partie à la constitution de mon propre regard, à l’intermittence du regard ethnographique, et à la forme de la mise en énigme. Mais cette lecture évènementielle s’articule avec une épaisseur temporelle très dense, mise au jour à la fois par la durée de l’enquête de terrain, la diversité des contextes de jeu que j’ai pu observer, et les indices en présence sur le temps même des répétitions.
 
Ainsi, qu’il s’agisse d’Egyptian que Tapacymbal a abordé depuis quelques mois, travaillé ici à l’aide du métronome, ou plus encore de Oye Como va dont il est question ensuite, que la fanfare joue depuis plusieurs années et qui a été très souvent éprouvé en situation de concert, la question rythmique est structurante des répétitions depuis leur première lecture. Par ailleurs les morceaux sont constamment remis en chantier, avec une préoccupation de se retrouver sur un rythme commun qui est constamment rejoué et éprouvé. De même, les répétitions du jeudi soir ne font voir la pratique musicale des instrumentistes de Tapacymbal que par intermittence. Le temps de jeu entre les répétitions, très variable d’un instrumentiste à l’autre, peut être très conséquent — la séance de travail chez Valérie, décrite en première partie de la thèse, montre qu’il y a des procédures à l’œuvre qui ne se passent que dans ce temps-là, et influent sur le jeu en répétition collective. Dans une autre répétition, Christian fait une remarque au groupe pour suggérer un élément rythmique qui n’avait pas été identifié sur la partition, parce qu’il évalue pouvoir le faire au regard de la manière dont l’ensemble joue alors le morceau : une manière de jouer qui « fonctionne » devient un problème parce qu’il évalue qu’il est alors possible de l’instituer comme tel. Dans ces situations de synchronisation, la question de l’écoute est centrale — à la fois pour les musiciens en situation de jeu, et pour la description que l’on peut en faire en situation d’observation (Weeks, 1996).
 
Ici, la mise en accord des musiciens dans et avec leur territoire se négocie pour beaucoup autour de réglages rythmiques, dont des situations sont retranscrites et analysées en première partie de ce chapitre. Ces ajustements rythmiques fabriquent autre chose qu’une simple mise en place. Ils disent quelque chose du rapport à une norme, à des repères extérieurs, portés ou non par un chef. Outre le fait que ces musiciens considèrent les paramètres musicaux dans leur interaction (on voit la flûtiste de Miss Liddl changer l’attaque d’une note puis sa hauteur pour correspondre aux attendus rythmiques), la question rythmique, comme le métronome, est réglée de sorte qu’elle permette des discussions, des circulations, rende possible une déambulation qui embarque du public dans cette mise en accord.
 
Par ailleurs, la mise en accord par la pratique musicale avec et dans son territoire se fait ici par des circulations — d’éléments musicaux, de rôles, des voix —, des opérations de traduction et d’ajustements, faisant en sorte que chaque voix compte et puisse être entendue, portée, revendiquée (au sens de claim, Laugier 2004), et participer au faire commun. Certaines de ces opérations, dont l’analyse a permis de mettre à jour ces manières de faire, ou d’en confirmer certaines déjà mises à jour, sont décrites en seconde partie. L’analyse de ces pratiques musicales montre que ces manières de faire portent et sont portées par une théorie musicale engagée, qui crée dans le pays de Dieulefit les conditions et le son d’une expressivité aux formes démocratiques.
 
 

Conclusion

(Extraits de « En guise de conclusion – Renouveler son regard pour lire une situation de répétition », p.397)

Lire Tapacymbal en mobilisant la logique d’enquête de Dewey permet de consolider le regard porté sur les pratiques musicales comme occasion d’enquêtes et d’expérimentations, ce faisant que les instrumentistes fabriquent de la musique selon des modalités qu’ils définissent dans le temps même de la pratique. Ici, la problématisation constante remet en jeu, au quotidien, les constructions musicales. Les manières de se coordonner et les ajustements sont élaborés d’une manière à ce que la pluralité soit garantie et visible, travaillant ainsi par la musique des significations qui sont ce à quoi ces musiciens tiennent, et ce qui les tient.
 
L’observation participante et l’analyse de la mise en œuvre du festival des 40èmes Résonnants ont mené dans la deuxième partie de la thèse à considérer les acteurs des pratiques musicales à Dieulefit comme une communauté d’enquêteurs. Les éléments constitutifs de leurs manières de faire repérés alors se retrouvent ici dans des formes très précises de la constitution du musical, prises dans des épaisseurs temporelles denses. Les engagements qu’ils mettent en œuvre dans la structuration de leur école, de leurs ensembles, du festival, sont également constitutives des pratiques musicales observées, qui dans le même temps les renforcent. Repérer ces manières de faire dans les pratiques musicales observées de très près, au cœur de la fabrication du musical, n’a pas été immédiate et convoquer Dewey m’a permis de muscler une intuition qui peinait à se défaire d’une lecture de la situation qui la considérerait comme un simple problème de mise en place[16]. Ainsi, la durée et la récurrence de ma participation aux répétitions et sorties de Tapacymbal m’ont permis d’envisager à nouveaux frais ces manières de faire et leur sens, notamment parce que j’y voyais des questions qui, en tant que musicienne de l’ensemble, me semblaient réglées, être constamment mises en chantier, de nouvelles enquêtes ouvertes — ce que je n’aurais pas pu repérer sur un temps plus restreint. La difficulté à affûter mon regard a résidé principalement dans la force de l’approche rythmique isochrone très intégrée, qui constituait un écran pour écouter le rythme autrement que par rapport à une référence normée, avec un temps découpé en pulsations isochrones. Si elle n’empêchait pas de penser par-dessus des organisations du temps variées, comme ici par cellules et polyrythmies, ni d’élaborer théoriquement la possibilité de les envisager autrement, elle est restée longtemps dans mon ressenti et dans mon jeu, et donc dans mon écoute, un arrière-fond dont il m’a été difficile de faire abstraction, et il m’a fallu puiser dans mes expériences musiciennes pour m’en défaire (…).
 
Cette représentation musico-sociale isochrone ne correspond pas ici uniquement à mon profil de musicienne formée dans les institutions de l’enseignement spécialisé de la musique : elle est également effective au sein de Tapacymbal, constitutive d’une partie de leur répertoire. Mais elle ne l’est que parmi d’autres conceptions à l’œuvre. Une pratique nettement différenciée aurait sans doute obligé à, et donc permis, de trouver d’autres manières d’observer la question rythmique.
 
Il s’est agi ici à la fois d’écouter avec une approche isochrone, pour une part constitutive des pratiques, et à la fois de construire l’hypothèse que ces musiciens avaient peut-être aussi d’autres manières d’envisager leur mise en place rythmique, pour se rendre disponible à une autre écoute. « L’épisode du métronome » a en ce sens constitué un tournant[17] dans ma propre enquête, m’amenant à considérer que la pulsation isochrone, voire éventuellement hétéronome, constituait pour les musiciens de la fanfare une manière parmi d’autres d’envisager la question rythmique, mais que, des garde-fous étant posés, elle était ici non excluante d’autres manières de faire et devait de ce fait être considérée au sein d’une pluralité. Ce que j’ai lu comme une double infraction de l’objet technique, à savoir convoquer le métronome alors que personne de les oblige à s’en servir, et ne pas se plier à la régularité du métronome alors même qu’ils s’en servent, est une forme de détournement de l’objet et d’appropriation de l’outil.

 


1. Le développement qui suit prend largement appui sur l’article d’Aurélie Barbuscia, « La pratique musicale, entre l’art et la mécanique. Les effets du métronome sur le champ musical au XIXe siècle », Revue d’histoire du XIXe siècle, n°45, 2012.

2. Cité par Gaspard Salatko, séminaire Dynamique de la culture & anthropologie des activités artistiques et patrimoniales autour de « L’Agency en questions », coanimé par Emmanuel Pedler et Gaspard Salatko, Centre Norbert Elias, EHESS Marseille, 25 février 2021.

3. La rationalisation et le nivellement des rapports au temps dépassent la seule question musicale, qui est prise dans un mouvement de société global. Notamment, la décimalisation des unités de temps date de la fin du XVIIIe siècle (Souchier, 2019), et une cinquantaine d’années après le trafic ferroviaire met en place les premières unifications des horaires de trajets (Baillaud, 2006). Mais le fait que les pratiques musicales aient été très rapidement influencées par ce mouvement n’est pas anodin.

4. Rapport rédigé en 1815 par Henri Montant Berton, membre de la section musique de l’Académie française, cité par Barbuscia, 2012, p.58.

5. « le sujet-créateur ambitionne de renforcer son contrôle sur la manière même de son travail en exerçant davantage d’autorité sur l’interprète, invité à restituer le plus fidèlement possible ses intentions originelles » (Barbuscia, 2012, p.63 ; voir aussi Menger, 2010).

6. Cet arrière-fond revêt d’une part à une forme d’inconscient musicien – dans le sens d’une pratique tellement intégrée qu’elle accède à un statut d’évidence pour les musiciens qui convoquent cet objet d’étayage dès que se pose une question rythmique. D’autre part, il contient une forme de conscientisation nécessaire – un rapport au rythme et à la pulsation construit avec une logique correspondant à celle portée par le métronome étant indispensable dans un parcours académique.

7. C’est bien l’objet « métronome » que Jean-Louis convoque ici – objet qui semble ici avoir effacé les autres modèles de référence.

8. Cela renvoie à certaines utilisations des partitions, dont il a été question dans le chapitre consacré à la fanfare, certains musiciens ne sachant pas déchiffrer les codes musicaux inscrits sur une partition déclarant en avoir besoin pour jouer (Cheyronnaud, 1984).

9. Cette analyse prend appui sur le séminaire Dynamique de la culture & anthropologie des activités artistiques et patrimoniales, « L’Agency en questions », co-animé par Emmanuel Pedler et Gaspard Salatko, Centre Norbert Elias, EHESS Marseille, 25 février 2021.

10. Le compositeur Hector Berlioz propose une telle image du chef d’orchestre dans sa nouvelle Euphonia, « utopie qui décrit une ville entièrement consacrée à la musique, grâce aux bienfaits d’un gouvernement « despotique » (Buch, 2002, p.1006) : « Un ingénieux mécanisme qu’on eût trouvé cinq ou six siècles plustôt [sic], si on s’était donné la peine de le chercher, et qui subit l’impulsion des mouvements du chef sans être visible au public, marque, devant les yeux de chaque exécutant, et tout près de lui, les temps de la mesure, en indiquant aussi d’une façon très précise les divers degrés de forte ou de piano. » Hector Berlioz, « Euphonia ou la vie musicale », Revue et Gazette musicale de Paris, 11-17, 28 avril 1844, pp.146 147. Buch (2002, p.1007) précise que « ce texte a été repris par Berlioz, avec de légères modifications, dans Les soirées de l’orchestre ; on en trouve une édition séparée aux Éditions Ombres, Toulouse, 1992 ».

11. La conclusion de Vincent, « faire de la musique, c’est juste se mettre dans la même irrégularité. On s’en fout du métronome » peut aussi être lue plus simplement comme une forme de réponse à la double contrainte qu’il a imposée au groupe en sortant son téléphone avec cette application. Vincent n’avait pas anticipé qu’avec cet outil, le groupe allait réussir à trouver une pulsation commune mais à côté du métronome — et il aurait sans doute du mal, tout comme moi, à préciser ce qui fait précisément que le groupe a réussi à se stabiliser ainsi. Il lâche l’outil une fois l’objectif atteint, quand bien même l’outil n’a pas été utilisé de manière attendue et normée : ce qui importe est de pouvoir maintenant jouer ce morceau ensemble, dans un rythme commun, pour déambuler.

12. L’huile sur toile surréaliste de Salvador Dali, La persistance de la mémoire, peinte en 1931, représente des montres se liquéfiant, jouant du contraste rigidité/écoulement du temps, préoccupation de l’artiste autant intime que liée aux questionnements de la physique moderne (Dali, 1951).

13. « Ce mariage ingénieux entre temps physique et temps musical arrangé par Maetzel [découvert en réalité par Winkel (Barbuscia, 2012)] fut un peu forcé. Il a eu de fait une conséquence funeste à laquelle l’homo metronomicus ne songe plus maintenant : les oscillations pulsationnelles irrégulières ont été exclues du temps musical, excepté dans le rubato et assimilé. » (Bouët, 1997). La thèse des « pulsations retrouvées […d’] avant l’ère du métronome » de Bouët est mobilisée plus loin dans l’analyse du travail rythmique.

14. « Je pense notamment aux rencontres « Voix Musiques Corps » animées par Giacomo Spica-Capobianco – et bien que l’on puisse arguer que la participation à de telles rencontres est déjà une forme d’accord préalable. Voir l’article dans la présente édition « Création collective nomade ».

15. Cette partie de l’entretien est relatée dans le troisième de la première partie de la thèse consacrée à Tapacymbal, lorsque Jean me parle des instrumentistes de l’ensemble avant que je ne rejoigne le groupe.

16. C’est aussi un problème de mise en place, mais ne l’envisager que sous cet angle ne permet pas de voir ce qui se joue par ailleurs, et la manière dont cela se joue.

17. D’où le maintien de ce titre, marquant un moment de la « mise en énigme » de ma thèse.

 


 

Ouvrages cités

Barbuscia Aurélie, 2012, « La pratique musicale, entre l’art et la mécanique. Les effets du métronome sur le champ musical au XIXe siècle », Revue d’histoire du XIXe siècle, n°45, pp. 53 – 68.

Baillaud Lucien, 2006, « Les chemins de fer et l’heure égale », Revue d’histoire des chemins de fer n°35, pp. 25 – 40.

Bidet Alexandra, Louis Quéré et Gérôme Truc, 2011, « Ce à quoi nous tenons. Dewey et la formation des valeurs », in John Dewey, La formation des valeurs, Paris, La Découverte, pp. 5 – 64.

Bouët Jacques, 1997, « Pulsations retrouvées. Les outils de la réalisation rythmique avant l’ère du métronome », Cahiers d’ethnomusicologie, n°10, pp. 107 – 125.

Buch Esteban, 2002, « Le chef d’orchestre : pratiques de l’autorité et métaphores politiques », Annales. Histoires, Sciences sociales, n°4, pp. 1001 – 1028.

Cheyronnaud Jacques, 1984, « Musique et Institutions au village », Ethnologie française, n°3, pp. 265 – 280.

Gibson James, 1979, The Ecological Approach to Visual Perception, Boston, Houghton Mifflin Company.

Emmanuel Hondré, 2002, La Marseillaise, Éditions Art et culture.

Laugier Sandra, 2004, « Désaccord, dissentiment, désobéissance, démocratie », Cités, n°17, pp. 39 – 53.

Menger Pierre-Michel, 2010, « Le travail à l’œuvre. Enquête sur l’autorité contingente du créateur dans l’art lyrique », Annales, Histoire, Sciences Sociales, Éditions de l’EHESS, pp. 743 – 786.

Quéré Louis et Albert Ogien, 2005, Le vocabulaire de la sociologie de l’action, Paris, Ellipses.

Schütz Alfred, 2006 [1951], « Faire la musique ensemble. Une étude des rapports sociaux », Sociétés, n°93 pp. 15 – 28.

Weeks Peter, 1996, « Synchrony lost, synchrony regained: The achievement of musical co-ordination », Human Studies n°19. Kluwer Academic Publishers. Netherlands, pp. 199 – 228.

Atelier de L’Autre musique

Access to English translation.

 

 

Situation de mise en pratique collective en vue d’ouvrir un débat significatif

L’atelier du séminaire de l’Autre Musique,
« Partitions #3 « Donner-ordonner » (2018)

Jean-Charles François et Nicolas Sidoroff
2019-2025

 

Sommaire :

Introduction
Description du dispositif de départ de l’atelier
Déroulement de l’atelier
Phase 1
Phase 2
Phase 3
Phase 4
Phase 5
Conclusion
Ouvrages cités dans cet article

Introduction

Cet article présente le récit d’un atelier concernant les partitions graphiques, que les deux auteurs ont animé en 2018. Ce récit sera accompagné de commentaires critiques. Il s’agit ici, par cet atelier et cet article, de proposer une alternative au format normatif des rencontres professionnelles du monde de la recherche universitaire. L’objectif est de sortir de la simple juxtaposition (et souvent de la superposition) des présentations de recherche, en vue d’un échange plus direct fait d’élaborations de pratiques collectives permettant l’ouverture de débats plus substantiels.
 
Dans le domaine de la recherche artistique, les rencontres professionnelles sont pour beaucoup de raisons aujourd’hui complètement formatées dans des formules qui favorisent la communication juxtaposée ou parallèle des projets de recherche au détriment d’un réel travail collectif débouchant sur des débats autour d’enjeux fondamentaux. Le format normatif qui s’est peu à peu institué dans le cadre de ces rencontres (colloques, séminaires) consiste à permettre à la totalité des personnes sélectionnées de présenter leurs travaux sur la base d’une égalité de temps de parole. Pour arriver à ce résultat un temps de présentation de 20 minutes s’est imposé dans les colloques avec une période de 10 minutes pour des questions venant de la salle. Lorsque le nombre des participants dépasse les capacités temporelles de la durée totale du colloque, des sessions parallèles sont organisées. Ce morcellement tend à encourager des groupes autonomes ayant des intérêts particuliers et donc à éviter toute confrontation entre des pensées considérées comme appartenant à des catégorisations étrangères les unes aux autres. Ou bien tout au contraire des sessions parallèles peuvent comporter la description de démarches similaires qui auraient tout intérêt à se confronter entre elles.
 
La principale raison de l’organisation des colloques internationaux dans ce type de format normatif, doit être mise en relation avec les règles d’évaluation des enseignants-chercheurs des universités en cours dans les universités anglo-saxonnes et généralisées à la totalité du monde : « publish or perish ». La participation à des colloques prestigieux est reconnue comme la preuve de la valeur d’une recherche, elle donne en plus accès dans le meilleur des cas à des publications dans diverses revues. En conséquence la participation personnelle à un colloque est conditionnelle à la présentation formelle de sa propre recherche. La monnaie d’échange est devenue la ligne de CV universitaire.
 
La période laissée à la fin de chaque présentation à l’appréciation des personnes présentes dans la salle doit se faire sur la forme de questions plutôt que sur la formulation d’un débat, non seulement à cause du manque de temps, mais aussi surtout sur l’idée que la recherche tend à être évaluée en termes de résultats prouvés. Si ce qui est présenté est dans le vrai, cela ne mérite aucune discussion. L’objet des discussions peut concerner la preuve dans des joutes de pouvoir ou l’éclaircissement de ce qui reste peu clair, mais il ne concerne pas la construction d’un débat entre la spécificité de la recherche et son inscription dans la complexité du monde. La présentation des éléments problématiques du sujet abordé est laissée aux prestigieuses personnalités invitées, du haut de leurs longues expériences, dans la phase initiale d’une « key note address » (conférence initiale de référence). Pour le reste, les débats ont bien lieu lors des nombreuses pauses, repas, cafés, et autres activités non formelles, le plus souvent dans de très petits groupes d’affinité. Les éléments de débat n’émergent pas dans ces conditions en tant qu’expression démocratique plus approfondie que celle d’un tour de table informatif équitable.
 
On peut considérer que la forme des colloques universitaires qui vient d’être présentée constitue une pratique qui consiste à juxtaposer des informations toutes très pertinentes et d’assurer des formes d’interactions entre les personnes présentes. Les présentations de recherche décrivent elles-mêmes des pratiques et des aspects théoriques qui leurs sont liés et en même temps permettent des rencontres effectives. On peut pourtant se demander si cette pratique d’échange d’informations, dans ces temps de difficultés de transports liées à la crise climatique et aux pandémies, ne peut pas être limitée aujourd’hui aux vidéo-conférences. S’il y a de plus en plus de difficulté à se rencontrer en présentiel, alors les occasions rares de rencontres effectives devraient ouvrir la voie à d’autres types d’acitivité, impliquant de mettre l’accent sur une mise en commun des problèmes auxquels nous devons faire face, dans des formes de pratiques beaucoup plus collectives et uniques par rapport au déroulement quotidien des activités de chaque entité de recherche.
 
L’idée d’atelier semble à première vue appropriée car liée à la nécessité d’une présence effective des membres qui y participent pour créer à travers une pratique particulière collective quelque chose qui fait sens et dont on peut manipuler les éléments théoriques. Mais le format usuel des ateliers (comme aussi celui des « master classes ») est en principe centré sur une pratique inconnue des personnes qui y participe et qui leur est maintenant inculquée par les responsables de son animation. On peut d’une manière alternative envisager des formules d’atelier où le dispositif n’est là que pour susciter collectivement l’émergence d’une pratique, et en même temps l’émergence de débats sur cette pratique. Dans ce type de dispositif, il y a une proposition de départ avec des consignes assez claires pour commencer une pratique collective, puis peut s’installer une alternance entre : faire-discuter-inventer de nouvelles consignes, etc. C’est précisément ce que nous avons tenté de mettre en place au cours de l’exemple que nous présentons dans cet article.
 
L’atelier dont il est question s’est déroulé le 14 mars 2018 dans le cadre de la 3e journée d’études, « séminaire-atelier » organisée par Frédéric Mathevet et Gérard Pelé au sein du groupe de recherche en art sonore et musique expérimentale L’Autre musique (Institut ACTE – UMR 8218 – Université Paris 1 Panthéon Sorbonne – CNRS – Ministère de la Culture), sous le titre de Partitions #3 « Donner-ordonner ». Trois journées d’études avaient été organisées à Paris dans le courant de l’année 2017-18 dont l’intention était définie de la façon suivante :

Ces séances questionnent la pertinence de la notion de « partition » par rapport aux nouvelles pratiques du sonore et du musical et, plus largement, en ouvrant à toutes les formes de créations contemporaines.

– laboratoire, lignes de recherche, Partitions #3.

Les journées d’études ont donné lieu à une publication par L’Autre Musique Revue #5 (2020).
 
Dans ce cadre nous avons animé un atelier d’une durée de deux heures, avec la présence d’une vingtaine de personnes travaillant dans les domaines de la danse, de la musique et de la recherche artistique.

Description du dispositif de départ de l’atelier

La situation de départ de l’atelier exigeait une approche particulière, afin d’arriver au plus vite a) à une pratique collective, b) qui susciterait une continuation sur la base de la participation effective des personnes présentes, et c) qui serait susceptible de provoquer des débats, de faire ressortir les affinités, les différences et les antagonismes. Pour parvenir à ces objectifs, il fallait que cette situation de départ se plie à plusieurs nécessités :

  1. Pouvoir être décrite oralement en peu de mots et comprise par tous.
  2. Définir une pratique que tout le monde peut faire immédiatement, sans préalable d’aptitudes particulières.
  3. Développer une pratique qui soit au centre des préoccupations du séminaire, dans ce cas précis, la pratique des partitions graphiques, tant du point de vue de leur élaboration que de leur interprétation.
  4. Développer une pratique ouverte sur des questionnements, des problématiques, et non pas s’imposant de toute pièce comme une solution définitive.

Voici la description de la situation de départ :

Dans un même mouvement simultané produire individuellement une action ayant trois éléments en cohérence :

  • Un graphisme avec un crayon sur une feuille de papier.
  • Un geste qui inclut le graphisme ; un geste qui peut commencer en dehors du graphisme, inclure le graphisme, puis continuer après le graphisme.
  • Une séquence sonore produite avec la voix ou la bouche, l’appareil vocal.

L’action ne doit pas excéder cinq secondes. L’action doit pouvoir se répéter exactement dans les mêmes configurations.

Cette action qui allie arts plastiques, musique et danse doit être pensée individuellement de manière cohérente comme une « signature ». Elle définit en quelque sorte la personnalité particulière de celui ou celle qui la produit, elle doit permettre à toute personne extérieure de reconnaître une individualité.

Chaque membre présent réfléchit quelques instants pour préparer sa « signature ». Les protagonistes sont disposés en cercle autour d’une très grande table. Dès que tout le monde est prêt, chaque signature est présentée l’une après l’autre plusieurs fois. Puis une improvisation a lieu dont la règle est que l’on n’a le droit que de reproduire à des moments choisis sa propre signature (et ceci autant de fois qu’on veut). L’idée d’improvisation ici ne concerne que le placement de sa signature dans le temps. Il est possible après un temps de commencer à faire des variations sur cette signature.

 

Déroulement de l’atelier

L’atelier se déroule dans une salle de séminaire avec une grande table centrale, des chaises pour s’assoir autour, mais peu d’espace pour circuler ou faire de grands mouvements du corps.

L’atelier commence par une introduction sur le collectif PaalabRes auquel les deux co-auteurs appartiennent et sur l’objectif général de l’atelier qui ne concerne pas comme dans un atelier normal la présentation d’une pratique originale, mais est complètement tourné vers la possibilité d’un débat sur les partitions graphiques à partir d’une mise en pratique collective. Il s’agit tout d’abord de se mettre en situation, puis d’en débattre.

La description qui suit est basée sur l’enregistrement audio de l’atelier. Quelques moments sont décrits sans la présence du verbatim. Sinon les propos ont été retranscrits comme tels, et légèrement modifiés, lorsque l’expression orale n’est pas claire ou parfois en partie inaudible[1].

 

Phase 1

0′ :

Le dispositif de départ sur les « signatures » est exposé oralement. Parmi les personnes présentes il y a des difficultés à comprendre qu’il s’agit de réaliser une seule action ayant trois tâches simultanées et non pas trois éléments réalisés séparément.

P :
« C’est quelque chose qu’on adresse aux autres ? »
La réponse est affirmative, on doit aussi pouvoir transmettre sa signature. »
P :
« Les autres vont pouvoir le reproduire ? »
Pour l’instant ce n’est pas le cas, mais il doit y avoir la possibilité de le faire dans l’avenir.

Un temps est donné pour que tous les participants puissent expérimenter leurs signatures. Cette phase initiale a duré 15 minutes (la présentation générale d’atelier incluse).

 

Phase 2

15′ :

On compare les signatures. Chaque signature est produite deux fois lors de deux tours de table.

21′ :

Une improvisation est lancée. On n’a le droit que de produire exactement sa propre signature. Pas celle des autres. L’improvisation concerne seulement le placement dans le temps de sa signature. Essayer de placer sa signature à des moments où cela pourrait être entendu et où cela pourra contribuer à ce qui se passe.

P :
« Peut-on la faire en continu ? »
La réponse est oui, mais on peut aussi n’en faire qu’un fragment.
P :
« On ne peut la faire qu’une seule fois en tout ? »
Non, on peut la faire autant de fois que l’on veut. À chaque fois la signature doit pouvoir être reconnue.
P :
« Il faut continuer à faire le geste ? »
Oui, et aussi le dessin sur le papier.
P :
« Faut-il garder le même rythme, le même tempo ? »
Oui dans cette première improvisation, après on verra.
23′ :

Improvisation 1. Durée : 2’ 41” :

 

 

26′ 30” :

Deuxième improvisation proposée par les animateurs : maintenant on a le droit de faire des variations autour de sa propre signature, soit en changeant des éléments (faire plus vite, faire plus long, plus fort, plus piano, etc.), soit en enrichissant, en ornementant avec d’autres éléments.

27′ 30” :
Improvisation 2. Durée : 2’ 25” (extrait) :

 

 

Les différents graphismes produits lors des deux premières improvisations sont montrés à tout le monde. On fait le constat que ce sont bien des partitions graphiques.
 
Un premier débat est proposé.

Pz :

« On peut continuer à expérimenter. On échange nos dessins. »

P :

« En faisant les sons des autres ? »

Pz :

« On garde une partie de notre signature, mais on joue la partition d’un autre. (…) Il faut prendre une partie au moins de notre signature… »

P :

« Avec le son tu veux dire ? »

Pz :

« A partir de la signature de l’autre, on réinterprète sa propre signature. »

P :

« On prend notre son, pas le son de l’autre ? »

Pz :

« En fait on se sert de cette partition pour jouer notre propre signature. [Brouhaha] Tu peux changer ton mouvement. On va dessiner par dessus. »

P :

« Je ne dessine pas sur sa partition, je prends un papier à côté, parce qu’on redessine. »

Voici quelques exemples de signatures[2] :

Signature 1
Signature 1
 

 

Signature 2
Signature 2
Signature 3
Signature 3
 

 

Signature 4
Signature 4

Commentaire 1[3]
 
Après les deux improvisations dont les règles ont été déterminées par les animateurs, le seul élément tangible qu’on a à disposition est constitué par les dessins sur le papier. Les sonorités se sont envolées en fumée et les gestes peuvent être identifiés en partie dans les dessins qu’ils ont produits, mais sont aussi des éléments flous qui perdurent dans les mémoires. Dans ces conditions l’objet papier prend immédiatement la forme d’une partition, lieu privilégié de ce qui perdure d’une manière stable dans le temps. La partition écrite sur du papier est le lieu qui détermine dans la conception moderniste la présence d’un auteur. A-t-on la même attitude par rapport aux sons et aux gestes ? Ce n’est pas du tout certain. Dès le début des échanges d’impression après les improvisations, on voit qu’il existe dans l’atelier un sens du respect de la propriété d’autrui : on ne dessine pas sur la partition d’une autre personne. Une partition c’est sacré, donc on ne va pas réécrire dessus. Les sons et les gestes ne sont pas dans ce milieu culturel mis au même degré de propriété intellectuelle que ce qui constitue l’immuabilité de ce qui est écrit sur une partition.
 
Dans l’improvisation, il ne semble pas qu’il y ait interdiction de reproduire exactement ce qu’une autre personne est en train de produire, même si c’est impossible de le faire de manière absolument précise. Bien sûr il y a affirmation d’identité personnelle dans les échanges au cours d’une improvisation, mais pas au point de ne pas accepter les influences que cela produit sur les autres personnes présentes. On n’est pas dans une situation où la reproduction exacte d’un objet sonore ou gestuel entraîne la mort culturelle du modèle. On se rappellera l’anecdote d’un tromboniste dont le projet était d’apprendre le didjeridoo dans une communauté aborigène isolée dans l’Australie des années 1970. Les ethnologues lui avaient dit de ne jamais reproduire ce qu’il entendait des productions par les joueurs de didjeridoo, car c’était comme de leur voler leur âme et leur enlever leur raison de vivre. Dans nos propres pratiques, nous sommes très loin d’en être là.
 
L’idée de l’autonomie de la partition graphique par rapport à toute forme d’interprétation, liée à la séparation entre le compositeur et l’interprète, a donné lieu historiquement à sa double fonction : la partition graphique peut être considérée comme un objet suscitant une interprétation musicale (ou autre) ou bien peut être montrée dans un musée ou une galerie comme un objet appartenant au domaine des arts plastiques. Elle peut être bien sûr les deux à la fois.

Pz :

« En fait c’est comme si on avait une manière d’interpréter ça, avec notre vocabulaire, on interprète notre vocabulaire. On n’a que juste une syllabe, un son et un geste, mais là on a une partition graphique qui va nous emmener ailleurs, parce que ce n’est pas la même. »

Chaque feuille de papier dessinée, devenue maintenant partition, est donnée à la personne placée à droite.

37′ :

Improvisation 3 à partir de la proposition de Pz. Durée 3 mn.

 

Phase 3

40′ :

Lors de la discussion précédant l’Improvisation 3, un participant avait proposé une autre situation :

Pa :

« Rejouer l’improvisation et il faut que chacun fasse sa partition de la totalité [de ce que vous entendez]. Pour tester la thèse sur la réversibilité [du graphisme à l’écoute, de l’écoute au graphisme]. Il s’agit de rejouer [l’enregistrement de l’Improvisation 2], de faire une partition en fonction de ce qu’on entend jouer. Rejouer ce que nous avons fait et dessiner d’après ce que nous entendons ».

[Par ce biais, on peut tester la réversibilité des signatures : peut-on retrouver le geste et le dessin par rapport aux sons qu’on entend ?]

Pa :

« Dessiner la partition correspondant aux sons que vous entendez. Forcément tous les sons en même temps. »

P :

« On dessine ce qu’on entend, en fait ? »

P :

« On dessine ce qu’on veut. »

Pa :

« Ce qu’on entend. »

P :

« On n’est pas obligé de rester dans les codes de ce qu’on avait fait ? »

Pa :

« Non. C’est un des premiers cours que j’ai effectué ici même en 1979, cela s’appelait “approche sensorielle”, on devait mettre la main dans un sac, et on devait dessiner tactilement… »

46’50” :

On rejoue l’enregistrement de l’improvisation 2 et en même temps de nouvelles productions graphiques sont réalisées par rapport à ce qu’on entend.

48’50” :

Les graphismes circulent pour être examinés par tout le monde. La lecture des graphismes donne lieu à de nombreux commentaires.

48’50” :
Les graphismes circulent pour être examinés par tout le monde. La lecture des graphismes donne lieu à de nombreux commentaires.
P :

« Il y en a qu’on peut garder ? »

P :

« Qui c’est qu’a fait ça ? L’étoile ! Oh-là là ! »

Pa :

« La preuve est faite, je crois, … »

P :

« Le langage… »

P :

« C’est clair… »

P :

« Pourquoi faudrait-il que les choses soient… ? »

P :

« Elles ne le sont pas ? »

Le processus de lecture des partitions continue avec des commentaires variés.

P :

« Ici on voit nettement un début et une fin »

Se pose la question d’une représentation du déroulement temporel versus une représentation globale sans début ni fin.

Pn :

« Je n’ai pas pensé en ligne[4] de temps en fait. Et ça m’a même frappée de voir des choses qui avaient un début et une fin… Ah, ça existe ! »

JCF :

« C’est la déformation des musiciens ! »

Pn :

« Du coup, justement, cela m’a questionné, parce qu’on prenait naturellement le papier dans ce sens-là comme une barrière… Du coup une écriture spatialisée… Mais bon j’étais parti sur un truc… »

P :

« Tu étais bloquée pourquoi ? »

Pn :

« La ligne temps. En fait ce sont des processus, on pourrait les isoler peut-être. Pouvoir circuler de l’un à l’autre, pouvoir faire marche arrière. »

Pa :

« Il existe peu de représentations qui se soient affranchies de cette ligne de temps. »

P :

« Le son c’est du temps, enfin. »

Pa :

« Il en existe malgré tout. Je pense au travail de T., où il n’y a plus de time line. »

JCF :

« Mais ce n’est pas le cas de la première improvisation. L’expérience du temps est complètement différente. Quand on improvise et qu’on fait le geste, c’est comme si on joue sur un instrument, il n’y a pas de ligne de temps. Enfin, le temps c’est maintenant. Donc, c’est dans la réversibilité, qu’on trouve une situation très différente. »

 

Commentaire 2
 
Deux questions ont émergées:
a) On peut garder la partition, c’est un objet tangible de mémoire.
b) Il y a le choix entre une représentation à partir d’une ligne de temps, ou bien une représentation globale hors-temps.
 
D’une part, les productions graphiques tendent à être considérées comme des objets ayant un caractère définitif, qu’on peut conserver si elles sont jugées dignes de l’être. Les productions graphiques tendent à être considérées comme des représentations figées des sons qui sont réalisés dans le temps. Le modèle dominant est celui des partitions musicales qui dans les perspectives occidentales constituent l’objet privilégié d’identification d’une œuvre. Et avec une représentation du temps allant comme dans les textes écrits de gauche à droite. Dans ces conditions tout dessin, toute image peuvent être considérés comme des partitions graphiques à condition de déterminer précisément des codes et des modes de lecture.
 
D’autre part se pose la question d’une représentation du déroulement temporel versus une représentation globale de tous les éléments mis en jeux, sans début ni fin. Il y a une prise de conscience que les musiciens notamment sont formatés par la représentation linéaire des sons dans le temps. On constate que la grande majorité des productions graphiques réalisées sont régies par une ligne du temps. Quelques exceptions montrent des formes de représentations globales (comme des sortes de topographies ou bien des cosmologies présentant simultanément des éléments diversifiés).
 
La question est de savoir si la conception du temps représenté sur une partition reste la même dans le cas des musiques improvisées parfois pensées comme un présent éternellement renouvelé sans se soucier de ce qui vient de se passer et de ce qui va émerger. La question de la réversibilité des choses dépend directement de la présence d’une organisation visuelle linéaire. Si seul l’instant présent compte on ne peut rien renverser ou inverser.

 

P :

« Est ce qu’on peut essayer – parce que moi j’ai le cerveau formaté – est-ce que c’est possible de refaire, pour ceux qui ont pensé au temps d’être hors temps et ceux qui ont pensé hors temps d’être dans le temps ? Parce que je suis vraiment formatée, donc ça m’intéresse de faire sans pensée linéaire. »

P :

« Oui, pareil. » [Tout le monde parle en même temps]

JCF :

« La possibilité pour ceux qui le souhaitent de le faire les yeux fermés. »

P :

« De la main gauche. »

58′ :
On rejoue l’enregistrement de l’Improvisation 3 pour répéter l’exercice avec les nouvelles règles.

1h. 00′ :
On se passe de nouveau les nouveaux graphismes produits durant l’exercice.

1h. 03′ :
Le débat est ouvert.

P :
« Quand j’étais en linéaire, moi ça m’a tendue vraiment. Je me suis sentie tendue, coincée dans la ligne, alors que la première fois c’était beaucoup plus tranquille ».

P :
« Moi ce n’était pas tendu, mais j’ai trouvé que cela donnait autre chose. [La première fois correspondait] à ce que je ressentais, mais c’était complètement illisible. Linéaire, cela ressemble à quelque chose, c’est plus facile à transmettre. »

P :
« Du coup, je m’étais dit que quand ce n’est pas linéaire, je vais plus écouter globalement, et je me suis rendu compte que je n’arrivais pas à écouter globalement. Dès que j’entendais un truc, je voulais dessiner et je n’arrivais pas à être dans l’intégralité du truc, j’étais prise par les détails, quelque part il y avait encore du linéaire, donc ça restait linéaire. »

P :
« Je pense que quand ce n’est pas en linéaire, tu acceptes plus facilement le fait que de toutes façons ton interprétation sera partielle, subjective, tu mélanges les éléments, c’est plus agréable, tu te laisses emmener. »

P :
« Du coup j’ai travaillé comme ça, en aigu-grave, et ça a ouvert l’espace à l’intérieur. Ça a été vraiment très agréable d’écouter et de dessiner en fonction des hauteurs. »

JCF :
« J’ai trouvé qu’on pouvait se concentrer sur le geste de ce qu’on entendait, plutôt que l’identification des sons. En tout cas, ce qui me paraît très frappant, c’est que dans la signature initiale, il y a réellement une cohérence entre le visuel, le geste, et le son, qu’on retrouve en partie dans la présentation temporelle, mais seulement en partie, mais qu’on ne retrouve plus du tout dans la représentation non linéaire… On perd l’identification des signatures. »

Pa :
« Par exemple la durée de la séquence : ce qu’on vient de faire, ce qu’on vient d’entendre, on écrit (décrit ?) combien de temps ça dure. »
 
[Tout le monde parle en même temps]
 

Comment perçoit-on la durée de l’enregistrement qui vient d’être joué ?

P :
« Il faut que cela soit vraiment précis ? » [Brouhaha]

P :
« Tu vas pouvoir vérifier. On s’en fout de vérifier le temps, la question est de savoir qui est le plus juste. Il faut l’écrire sinon on va s’influencer les uns les autres ».

P :
« On l’écrit. »

On écrit sur une feuille de papier la durée estimée de l’enregistrement de l’improvisation 3.
Résultats : 3’, 3’30”, 1’30” (rires), 2’41”, 2’27”, 4’, 1’40”, 2’… La réponse était 2’.

NS :
« La question, c’est qu’on est à peu près tous d’accord pour penser que ça commence à partir du premier son et ça se termine sur [il produit un son vocal]. Sauf, que, en fait, quand on a dit : « qu’est-ce qu’on entend ? », moi j’ai déjà commencé [avant l’écoute de l’enregistrement de l’Improvisation 3]. Une situation de variation… Du coup quand est-ce qu’on décide que ça commence et quand est-ce qu’on décide que ça finit ? Autant un papier en linéaire tu peux le lire comme ça, ou comme ça [bruits de papier en le faisant pivoter sur tous les angles]. Puis, après, celui-là, tu le retrouves dans la rue, c’est pas du tout évident que cela se lise comme ça ou comme ça. Et après, par où tu entres ? Ce n’est pas si évident que ça. Dans un concert, c’est assez clair, qu’il y a le noir, il y a le machin, là oui là ça y est, ah ça y est, ça commence. Et sur scène cela se détend, ah c’est fini. Il y a un vrai truc autour de l’implicite de la fin. »

 

Phase 4

1h. 12′ :
Un participant propose de faire des sons basés sur la partition graphique (signature) d’une autre personne.
 
La proposition est adoptée avec les précisions suivantes : on forme des groupes de trois avec une seule partition à réaliser en commun.

1h. 17′ :
Performance du Groupe 1. Durée, 47” :

 

NS :
« Quelles sont les consignes que vous vous êtes donnés, comment avez-vous travaillé cela ? »

P(g1) :
« On a partagé la partition en quatre parties. Voilà on a partagé cette partie-là [il montre]. Trente secondes, là… On s’est mis d’accord sur des attaques… »

P(g1) :
« Des attaques et des oiseaux. »

1h. 19′ :
Performance Groupe 2. Durée 40“. Un des participants récite un texte, les autres produisent des bruits divers.

 

P(g2) :
« D’abord c’est la merde parce qu’on est trois et il y a à peu près quatre lignes. On s’est dit que la quatrième ligne serait une sorte de réservoir… »

P(g2) :
[En anglais] « Sometimes I used the score, sometimes I improvised… »

P(g2) :
« Donc chacun avait une ligne et chacun son mode de jeu, et puis de temps en temps on piquait dans la quatrième, on improvisait quoi… »

P :
« Ah ouais ! Organisé ! »

P :
« Vous vous êtes mis d’accord pour improviser ! »

P :
« Je ne fais que ça. Chacun sa technique ! ». [Rires]

 

Commentaire 3
 
Au-delà de l’ironie, qui dénote qu’il ne faut pas prendre les prises de paroles trop au sérieux, on peut constater qu’il y a des difficultés à considérer qu’il peut exister des voies moyennes entre la composition, c’est-à-dire ici les choses fixées avant la performance, et l’improvisation, qui doit rester libre de toute préparation. Cette conception vient peut-être du fait qu’on a tendance à considérer la prestation sur scène comme absolue, dont les diverses médiations nécessaires à son apparition sont absentes. Que cette prestation soit une composition ou une improvisation ne change rien à l’affaire, la « cuisine » doit rester dans les coulisses, sinon le mystère de la production présentée sur scène pourrait en pâtir. L’improvisation en particulier, parce qu’elle implique la non-préparation des évènements précis, est souvent considérée comme n’ayant pas résulté d’évènements préalables, comme l’éducation des artistes, leur travail technique, l’élaboration de leur propre sonorité ou style de danse et répertoire d’intervention, leur parcours dans leur carrière, les interactions qu’ils ont pu avoir dans le passé avec leurs collègues, ou même l’organisation de répétitions.

 

1h. 21′ :
Performance Groupe 3. Durée 1’ 04“.

 

P(g3a) :

« On n’a pas usé d’une traduction. On a pris le truc tel qu’il était. »

JCF :

« Sans discussion ? »

P(g3a) :

« On a simplifié, on a simplement dit : on a trois catégories de registres, trois types, on a lu directement là. »

1h. 24′ :

Groupe 4 performance. Durée 1’10”.

 

P(g4) :

« Ben nous, notre procédure, on s’est juste dit qu’on commençait toutes là. » [Rires]

P(g4) :

« Moi, je m’étais dit que cela ressemblait à des paroles. En fait c’était vraiment comme une écriture d’une langue. »

P(g4) :

« Oui on s’était dit que c’était par là qu’il fallait faire ça ».

P(g4) :

« Moi j’ai pensé à une émission de radio, sur Radio Campus Paris… »

P(g4) :

« Mais n’empêche, moi j’ai trouvé cela très agréable à faire. Je voulais continuer. »

P :

« Mais vous avez pris une partition qui n’était pas la vôtre. »

P(g4) :

« On a fait exprès. On a choisi de ne pas prendre la nôtre, malgré la consigne. »

P(g4) :

« Moi je ne voyais pas ça. Je pensais qu’il valait être mieux toutes les trois neutres. »

Px :
[participant externe au groupe 4, celui dont la partition a été utilisée] :
« Cela m’a un peu perturbé, parce que j’avais une idée très précise… »
P(g4) :

« Et donc c’était ta partition. »

Px :

« Oui, je ne pensais pas qu’on pouvait faire des trucs aussi bien. C’est terrible. A cause de vous je vais présenter un peu partout mes projets, faire des bides monumentaux… »

P(g4) :

« Il n’y a pas que la partition, il y a les interprètes ! »

 

Commentaire 4
 
On est au cœur des difficultés concernant les partitions graphiques. Leur lien principal en termes de créativité relève-t-il de la composition sur partition ou bien de l’interprétation des graphismes ? Sont-elles réellement le lieu d’une négociation entre graphistes et interprètes sur les codes de lecture ou sur les limites des rôles respectifs ? Si la balle est complètement dans le camp de l’interprétation des partitions, laissée au monde des instrumentistes, vocalistes, artistes sonores et artistes de la danse (etc.), alors tout résultat est acceptable, y compris toute lecture aberrante du graphisme (jouer « Au clair de la lune » par exemple). Le graphisme ne compte pas, si l’on ne peut relier les interprétations possibles aux signes visuels. Dans ce contexte, le philosophe Nelson Goodman (1968, p. 188) avait analysé une partition graphique de John Cage (tirée du Concert for piano and orchestra, 1957-58) comme ne pouvant en aucun cas constituer un système de notation, garant selon lui de la capacité de reconnaître une œuvre musicale chaque fois qu’elle est jouée, par rapport aux signes présents dans la partition originale.
 
Historiquement, les compositeurs pionniers des partitions graphiques (notamment Earl Brown, Morton Feldman) ont été plutôt peu satisfaits des résultats sonores, lorsque leurs compositions étaient dénuées de codes particuliers qui auraient obligé les interprètes à les respecter. Ceci se passait au moment même où les interprètes n’avaient pas encore la possibilité de vraiment comprendre ce qui était en jeu, de voir clairement ce qui leur était demandé. Plus tard, alors qu’il était lui-même interprète de sa propre musique et collaborant avec de nombreux instrumentistes, Cornelius Cardew a développé une partition graphique, Treatise (1963-67) ressemblant à une anthologie de signes graphiques, version utopique d’une liberté totale laissée aux interprètes (voir paalabres.org, deuxième édition, région Treatise). D’après John Tilbury qui a été un des interprètes importants de Treatise, l’instrumentiste est mis devant une double contrainte entre respect de la codification des signes et improvisation ignorant les signes écrits. L’interprète placé devant l’absence de code donné par le compositeur se trouve dans d’une part dans l’impossibilité d’être pédant en assignant à chaque signe de la partition une sonorité particulière (ceci sur 193 pages !) et d’autre part dans l’impossibilité morale d’ignorer totalement le contenu de la partition. Telle était la situation d’un Eddie Prevost qui, s’immergeant complètement dans les sons de la musique au fur et à mesure de son déploiement, s’était mis à improviser en prenant de moins en moins en compte les aspects visuels contenus dans la partition (Tilbury 2008, p. 247).

 

1h. 27′ :

Performance du Groupe 5 formé par les deux animateurs. Durée : 1’23”.

JCF :

« L’idée, c’était de traverser la partition, d’avoir seulement des chuchotements, de traverser et d’avoir un silence avant et après. »

NS :

« En fait on s’est dit ça, mais on avait complètement oublié qu’il y avait un 4’ 15” là. Du coup, il fallait faire ça. Et après je me suis dit : ben non … cela ne marche pas bien, alors pourquoi pas faire un geste. »

P :

« Mais l’histoire du silence, c’est que vous avez peut-être mal lu, c’était à quatre temps. »

 

Commentaire 5
 
Grâce à ce récit, se pose la question de la propriété de ce qui vient d’être performé. On peut détailler la « dissémination du droit d’auteur » (Citton, 2014) associée aux dernières performances.
 
Reprenons le récit des performances de l’atelier à l’envers. Si on cherchait à raconter les choses chronologiquement, comment faudrait-il déterminer un début ? Et pourquoi à ce moment-là et pas un peu avant ?
 
Voici le récit en remontant le temps :
• [Phase 4] 3 (ou 2) personnes ont inventé collectivement pour jouer au départ…
• [Phase 3 :]… de signes sur un papier tracés par une personne différente, au départ…
• [Phase 2 :]… d’un enregistrement réalisé par le groupe entier, au départ…
• … d’une proposition d’une personne d’expérimenter une deuxième fois après…
• … discussions et partages des réalisations de chacune…
• … d’une première proposition d’une autre personne sur le fait de représenter sur le papier ce que le
groupe venait de faire au départ…
• [Phase 1 :]… d’un protocole initial de 2 personnes, les animateurs de l’atelier, au départ…
• … d’essais-bonifications (au pluriel multiples) en différentes situations de cette même idée de         protocole…
 
Si on essaye de dresser la liste de toutes les fois où on a utilisé ce protocole de signatures, celle-ci dépasse la dizaine de situations et de beaucoup la cinquantaine de personnes impliquées de différentes façons dans de telles expérimentations. Toutes les propositions exprimées nous ont influencés pour déterminer le contenu de l’atelier de ce jour de mars 2018. Il est même arrivé qu’un de nous deux ne soit pas présent aux expérimentations effectuées, mais en a eu un compte-rendu : c’est une autre forme d’influence…
 
Ce déjà long parcours insiste sur des actions qu’on peut cataloguer comme artistiques. Mais il faudrait considérer aussi, par exemple : la taille et forme de la salle (organisation, architecture), l’agencement des meubles (en fonction de ce qui s’est passé avant et va se passer après dans cette salle), les circonstances du repas de midi, le style de papier et des stylos, feutres, crayons disponibles, les bouts de vie que chaque personne amène avec elle en entrant, etc.
 
Après ce petit récit-panorama conduisant à ces performances, comment répondre à la question : à qui appartient-elles ? Si on considère la question comme intéressante, il est sûr qu’elle est énormément complexe. Mais on peut aussi considérer ce récit-panorama (et tant d’autres) comme faisant exploser la notion de droit de propriété. Pierre-Joseph Proudhon[5] a montré il y a déjà longtemps en détail « Comment la propriété est impossible » (en 10 propositions, son chap. IV, 2009).

 

Phase 5

1h. 30′ :

Le débat est ouvert.

NS :

« Dans les questions du début, moi j’avais noté la question de la notation, on n’a pas arrêté de noter des trucs, on a plein de papiers bien remplis. J’ai dévalisé ma tante avec des vieux papiers des années quatre-vingt. En me disant : je vais prendre ça et on verra bien, mais en fait, du coup, tout a été utilisé ! Donc on a beaucoup monté, en fait, c’était la notation par rapport à la création, à l’interprétation, etc. Peut-être on peut revenir sur ce que chacun a vécu ce moment-là sur ce truc-là, et après il y a l’idée d’une partition “donnée, ordonnée“, qui était le thème de la journée du séminaire. Donc comment comprenez-vous l’idée de “donné-ordonné” vis-à-vis de ce qu’on a fait, ce que chacun a vécu dans ce qu’on a fait. On peut peut-être faire un tour de table, sans obligation de parler. On peut faire un tour avec un dialogue. »

P :

« Moi, je suis absolument convaincu par ce qu’on a fait. J’ai l’impression que je n’ai pas suffisamment de recul pour pouvoir mettre des mots justes sur ce qui s’est passé. En fait il s’est passé plein de choses très différentes. En tout cas, c’est un chouette moment déjà en termes de temps et d’échanges. Pour ce qui est “ordonné”, on a tous été obligés de mettre de l’ordre dans ce qu’on avait, en tout cas faire des choix. Tout le monde devait traverser le graphisme, surtout dans la dernière partie. En tout cas, sur la forme, sur la présentation, sur la méthode, je trouve que c’est plutôt vraiment convainquant. Ou alors il faudrait peut-être plus de temps, pour qu’on puisse vraiment faire apparaître tout ce qui vient de se passer. »

P :

« Je te passe mon tour ! »

P :

« Mais non, mais c’est vachement cool. La question que je me pose, c’est : comment pourrait-on passer de ce genre d’expérimentation à une création dans le sens d’un spectacle, d’une représentation publique ? C’est ultra intéressant à faire, à pratiquer, et je suppose que cela donne plein de matière à expérimenter… pour que chacun puisse proposer des choses. Après, autour de la table il y a un certain nombre d’entre nous qui ont déjà l’habitude des partitions graphiques et de les avoir interprétées. Ensuite, ce que je me demande, c’est comment tu fais à partir de là pour en faire une œuvre. Et aussi, il y avait un des points avec Frédéric (Mathevet) qui disait que la partition graphique, c’était bien, parce que cela pouvait nous permettre de nous décaler un peu quand on faisait de l’impro et d’inventer de nouvelles choses. En fait, je me demande si cela permet vraiment d’inventer de nouvelles choses. Ici, malgré tout, quoi qu’il en soit, on se retrouve toujours dans le même genre de truc… »

 

Commentaire 6
 
De nouveau on doit faire face à l’ambiguïté de la signification dans le cadre de l’utilisation des partitions graphiques, entre la présence d’une partition qui constitue dans les perspectives occidentales du modernisme une « œuvre », et la multitude des interprétations possibles qui souligne leur ouverture sur l’expérimentation et l’improvisation. Pour le participant qui vient de s’exprimer, l’expérimentation devrait déboucher sur une œuvre achevée pour pouvoir être présentée sur scène. Mais en même temps, pour lui, l’expérimentation en elle-même, paraît une activité séduisante.
 
La première question qui se pose dans ce contexte, c’est celui de la nouveauté : la valeur de l’œuvre ne se trouve pas dans la répétition de l’existant, dans le plagiat des partitions déjà écrites, mais dans l’apport d’éléments nouveaux. Du côté de l’expérimentation et de l’improvisation le concept de nouveauté est peut-être plus modeste : ce sont les micro-variations d’éléments déjà-là qui s’inscrivent dans un contexte de production collective immédiate. Ce contexte est susceptible de produire des moments non pas tellement créateurs de nouveautés mais plutôt de situations toujours renouvelées. Dès lors, on se demandera quelles sont les valeurs liées spécifiquement à l’interprétation des partitions graphiques ? N’ouvrent-elles pas un espace de liberté, loin des considérations d’évaluation qualitative des œuvres reconnues du patrimoine et des exigences qui entrent en jeu au niveau de leur interprétation ? En quoi les prestations réalisées au cours de l’atelier ont-elles moins de valeur que beaucoup de prestations sur scène ?
 
La deuxième question est relative à l’hégémonie de la scène publique, dans ce qu’on appelle le « spectacle vivant », survivance très marquée de ce qui a été développé depuis le 19e siècle. Non seulement l’existence d’une partition n’a de sens que si elle est interprétée sur scène, en présence d’un public qui a possibilité d’accéder à sa publication, mais dans le cas de l’improvisation, le seul élément intangible est bien la performance « sur scène » en présence, dans le temps présent, seul espace où le jeu improvisé prend tout son sens. Mais dans le cas de l’improvisation, il y a une inquiétude, car il y a souvent le sentiment que le public n’est pas inclus dans le processus, qu’il conviendrait en quelque sorte de développer des situations où tout le monde est partie prenante de ce qui est produit collectivement. C’est là où le plaisir de l’expérimentation en tant que telle peut paraître une situation alternative à la scène et à l’élaboration d’une « œuvre », à condition d’y inclure le public comme membres actifs dans le processus, et de sortir des logiques qui séparent les professionnels des amateurs.

 

Jean-Charles François précise le contexte dans lequel la situation du départ a été élaborée :

« Simplement un des contextes dans lequel on a fait ça, était qu’on faisait une rencontre entre des musiciens et des danseurs (2015-17 au Ramdam près de Lyon). L’idée de cette rencontre, c’était le développement de matériaux en commun entre musiciens et danseurs. D’où l’idée de gestes et de sons reliés ensemble. Et alors un jour, un plasticien est venu se mêler à ce groupe. L’idée était qu’est-ce qu’on va faire pour que lui puisse entrer dans le jeu. Et donc c’est cette situation qu’on a développée. Mais en fait le projet réellement était l’improvisation, c’est-à-dire de développer des situations dans lesquelles on peut développer des matériaux en vue d’improvisations, sur le long terme. Donc, c’est dans ce contexte-là, plutôt que dans l’idée de réaliser une œuvre graphique, de faire une pièce autour des situations graphiques. »

Un participant demande des éclaircissements sur les situations développées dans ce contexte.

JCF :

« On avait énormément de protocoles d’entrée dans une improvisation dans lesquels danseurs et musiciens avaient à faire quelque chose en commun. Ensuite, à partir des matériaux élaborés, on leur demandait de les développer librement. On a fait cela sur 5 week-ends et il y a un certain nombre de situations. L’idée des signatures était celle qu’on a fait au départ, parce que c’est un bon moyen pour prendre contact les uns avec les autres, prendre connaissance des gens qui sont là. »

P :

« Est-ce que cela a pu produire beaucoup de variété ? Des choses très différentes ? De quel point de vue ? Des gestes, des sons ? »

NS :

« Aujourd’hui, dans la situation des signatures gestes-graphismes-sons, on a peu développé le geste. Mais au Ramdam, les danseurs nous ont aidé à faire toutes ces choses-là. Même en partant d’une table, à la fin tout le monde jouait sur la chaise où tout le monde était autour de la table, on bougeait. Et ce qui est intéressant c’est qu’ils nous ont aidés à faire des trucs sur du son aussi, dans le sens où l’intelligence dansée, en fait, est déjà multiple. J’ai essayé de le faire, mais j’étais limité, en essayant de balancer, de faire des grands gestes, tout cela en essayant de se lâcher un peu. Et aussi la question de la spécialisation entre danse et musique : quand on travaille là-dessus, justement avec ces danseurs-là, la distinction entre danseurs et musiciens est un truc qui ne tient pas longtemps, même s’il y a une direction de la musique et une direction de la danse. En réalité, dans la vraie vie, ça ne tient pas si longtemps que ça et tous les protocoles qu’on a faits reviennent à questionner régulièrement ces choses-là. »

P :

« Et par rapport à ce que j’ai dit ce matin [elle avait fait une présentation dans le cadre du séminaire] moi, c’est du geste… avec le son dont vous parlez. Même pour Laban, il travaille vraiment le son. Là, quand je suis en train de parler, je peux le noter en termes d’effort, de sa poussée : “p… p…” ; lancer, cracher, frapper, enfin c’est du geste vocal en fait. Et après l’histoire des stylos (etc.) c’est du geste avec, même si ça produit du son, donc en fait, on voit qu’il y a une espèce de congruence entre gestes et sons. Et c’est vrai que moi j’ai tendance à ne parler seulement que de gestes. En même temps c’est super d’amener le son du geste. Là, j’ai adoré ton dernier geste, parce qu’il a un son, un vrai son. On ne l’a pas vu, on l’a entendu dans l’enregistrement, mais en fait c’est un vrai son. Et en même temps, je trouve que c’est bien de parler en même temps du son et du geste, et aussi parce quelque part on décortique pour donner deux matières qui… Mais finalement ce n’est pas indigeste. »

P :

« Du coup, il y a quelque chose qui est de l’ordre de la performance aussi, qui se joue dedans. Pour moi la performance c’est quelque chose de physique, qui n’est pas joué comme un comédien joue, mais qui est de l’ordre de la mise en jeu simplement du corps, et c’est un état commun qu’on peut trouver dans des tas de formes de performance. Tu peux avoir dans le son ici, sur l’effort, tu peux avoir un geste, cela sur des histoires, des capacités que tu peux faire sur une espèce de production, tel mouvement de la bouche, de la langue, tu produis du son… »

P :

« Cela me fait penser aux difficultés, quand on a travaillé par exemple sur le son avec des chorégraphes, des plasticiens, des gens qui ne sont pas des musiciens, de comment communiquer avec l’autre. Cela me fait penser à un travail avec un chorégraphe, il disait : “moi je veux un son frais”. En fait qu’est-ce que c’est pour lui qu’un son frais, c’est pas du tout ce que fait l’autre. Du coup d’utiliser soit le geste, soit le son, en fait, on a des images très différentes de ce qu’est un son, de ce qu’est un geste, et du coup tout ça, cela permet de communiquer entre artistes qui sont différents. On comprend des choses complètement différentes. »

P :

« Moi, j’ai vécu un truc pareil avec des architectes, ils parlaient d’une image Riclès. Riclès, c’est frais ! »

P :

« Du chewing gum ! Moi ce que j’ai trouvé intéressant, c’est quelque chose que j’ai déjà pratiquée, de noter, puis de retraduire, de reprendre, de repasser, tout ça… Mais en danse on a beaucoup de partitions comme ça, où franchement la chorégraphe arrive avec ses propres partitions. Et puis on les regarde et on ne comprend rien. C’est pareil aujourd’hui, là on ne comprend rien, cela reste abscond quand même. Mais moi, là, j’ai trouvé que c’était bien de s’approprier un texte… Parce qu’avec les partitions des chorégraphes, on n’ose pas le faire, je n’ose pas. Oui, on travaille tous avec des partitions, mais faire n’importe quoi à partir de partitions c’est vachement intéressant. Mais là je trouve que cela m’a intéressée de se dire que : “oui, ben, c’est illisible, je ne sais pas ce que c’est, mais je le fais”. »

 

Commentaire 7
 
Ici, on est en présence d’un élément important lié en particulier aux partitions graphiques : elles permettent de « faire », d’accéder à une mise en action. Les personnes ayant l’habitude de fonctionner à partir d’éléments écrits, visuels, sont souvent bloquées quand il s’agit d’improviser, donc de se passer de ce qui constitue la base de leur mode de fonctionnement. La partition n’est que le prétexte (texte avant le « texte ») pour faire quelque chose, en mettant l’accent sur le « faire ». La partition est l’entrée qui permet de passer à l’action en dépassant la peur que son absence suscite. Une fois cette peur maîtrisée, une fois l’action commencée, la partition graphique peut être jetée ou ignorée (voir le groupe 2 ci-dessus) car elle devient peu importante par rapport à l’action qu’elle a suscitée. Que la partition soit « illisible » importe peu eu regard à la réalisation d’un « faire » qui prend toute sa signification.
 
A ce sujet, il faut noter que les partitions graphiques prennent très souvent tout leur sens dans des perspectives d’apprentissage des pratiques improvisées. Elles constituent, en tant qu’outil pédagogique, des transitions commodes entre les habitudes de lecture solfégique des partitions et le fait de se passer de tout support écrit dans l’improvisation. Comme dans le cas des pratiques de « sound painting » ou de direction gestuelle des improvisations, cette pratique d’enseignement tend à ne pas du tout libérer ceux et celles qui se lancent dans l’improvisation de l’hégémonie du visuel sur le sonore. La difficulté principale n’est pas entre le passage de la partition traditionnelle à la partition graphique, mais bien avec ce qui va se passer après, si l’objectif est d’accéder à la situation de communication orale/aurale mettant l’accent essentiel sur l’écoute et le sonore (et/ou le mouvement du corps) dans l’improvisation. Cela vaut ici pour le monde de la musique et c’est peut-être très différent dans le domaine de la danse.

 

P :

« Tu peux t’autoriser à interpréter sans la pression de l’auteur, le détachement de la question de l’auteur, et donc même pour les chorégraphes, c’est quelque chose qu’on pourrait faire. Certainement on ne se l’autorise pas, mais il faut derrière pouvoir s’en emparer et aussi d’une certaine manière si c’est dessiné comme ça, c’est pour qu’on puisse derrière s’en emparer. Cela dépend dans quelle démarche cela a été fait. Si c’est transmis, tu vas quelque part pouvoir t’en emparer. »

P :

« Je ne sais pas. C’est aussi pour faire œuvre. »

 

Commentaire 8
 
On en revient encore à la nécessité de « faire œuvre » s’il s’agit de présenter quelque chose de professionnel à un public. Il convient pour cela de développer des dispositifs qui garantissent le développement de pratiques inaccessibles aux amateurs. L’expérimentation dans des ateliers collectifs peut-être fortement encouragée à condition qu’à un moment donné un créateur démiurge (terme qui peut être décliné au féminin) qui va sérieusement reprendre les aspects intéressants des moments d’expérimentation pour déboucher sur un objet artistique. Celles et ceux qui ont participé à la phase d’expérimentation jouent maintenant le rôle de petits soldats obéissants.
 
Dans l’expérience professionnelle, il continue d’y avoir une tendance à sacraliser celui ou celle qui assume la pleine responsabilité artistique d’un spectacle. Dans le cadre du présent atelier il est dit à ce sujet combien « s’autoriser sans la pression de l’auteur » est une transgression délicieuse, mais qu’on ne peut faire que hors du cadre d’un travail professionnel débouchant sur une prestation scénique. Pourtant, l’impression de faire complètement partie du processus de création perdure, et c’est ce qu’on peut écrire dans les notes de programme.
 
Après l’écriture de ces propos un peu trop ironiques, on peut aussi prendre au sérieux la proposition suivante : une pratique donnée peut-elle accéder au statut d’œuvre achevée tout en respectant les règles d’égalité et de démocratie au sein d’un collectif, dans une co-construction du résultat final ? Un processus d’expérimentation peut-il se développer sur le long terme dans une continuité entre situations expérimentales et présentations publiques ? Pour travailler dans un tel contexte, toute « méthode » déterminée (de nature compositionnelle) ne conviendra pas. Il va être nécessaire de varier continuellement les modes d’interaction selon l’évolution du travail, comme cela a été particulièrement le cas lors du présent atelier sur une durée très courte. Les outils de support ne peuvent pas se limiter à une seule situation, comme dans les exemples qui suivent : improvisation, écriture sur partition, support audio ou vidéo, images, narrations, grilles, définitions de protocoles, etc. Les divers supports vont être convoqués au fur et à mesure des besoins du collectif. Sans oublier d’inclure dans les processus tous les éléments « domestiques » liés au travail proprement artistique : la cuisine, le ménage, les enfants, les aspects administratifs, les rapports aux institutions, l’organisation des lieux, des horaires, chercher des subventions, etc. Un autre élément indispensable à considérer : il va falloir beaucoup plus de temps à un collectif pour arriver à un résultat probant, que pour un compositeur travaillant en solitaire avec l’utilisation exclusive des plans écrits à l’avance. Mais l’achèvement complet restera sans doute inaccessible et donc restera l’élément saillant d’une démarche, qui comme dans l’improvisation, recommence éternellement.

 

P :

« Si cela ne peut pas être interprété, si on te donne quelque chose qui n’est pas quelque part interprétable… »

P :

« C’est là où la partition, ce n’est pas un don, ce n’est pas pour donner quelque chose. »

P :

« En fait ce qui est donné c’est ce moment où, ensemble, dans un groupe, on a appris à construire ses propres signes. On s’est donné son propre mode d’emploi, et du coup on construit ensemble, collectivement une lecture définie avec les gens en présence. »

Pe :

« Après ce ne sont pas que des signes. On ne sait pas ce que c’est qu’un signe, mais selon les choses dont parlait Tim Ingold, il n’y avait pas forcément quelque chose de l’ordre du signe, il y avait quelque chose de pratique, qui procédait du mouvement. On ne joue pas le signe mais on le rejoue, enfin on le reparcourt… »

P :

« … on traduit… »

Pe :

« … on a repris le même chemin, quoi… »

P :

« … c’est un prétexte pour… »

Pe :

« … un point d’entrée. Et aussi par rapport à ce que tu disais, sur cette idée que cela ne puisse pas être interprété et tout. Cela étant, il y a des partitions qui sont quasiment injouables, mais quand on les regarde, ça nous met dans un certain univers. On ne va pas pouvoir les transformer en son peut-être, ce sera un truc purement visuel, mais si on regarde en détail, tu vois des foules de partitions, tu peux imaginer des choses, après tu seras capable de les jouer, cela vaut vraiment le coup de les jouer. Déjà – devant un détail – tu te dis c’est une musique qui te donne quelque chose, là. Tu peux aussi imaginer que cette musique, c’est un dessin. Les trucs de Cage où la marge d’interprétation… »

JCF :

« Dans les années 1950-60, on a un peu vécu cela, c’est-à-dire, un grand nombre de compositeurs qui produisaient des partitions graphiques, et ils étaient aussi très frustrés par rapport aux résultats, parce que par exemple, les interprètes avaient tendance à produire des clichés, car il n’y avait rien de prescrit. Du côté des interprètes il y avait aussi une certaine frustration, car ils se trouvaient en quelque sorte dans un espèce d’univers médian dans lequel il y avait à la fois imposition d’une graphie, mais non-imposition quant à son interprétation : il fallait que l’interprète invente tout à partir d’une donnée qui n’avait pas été choisie. C’était à la fois imposé, et il fallait tout inventer. C’est à cette époque que beaucoup d’interprètes de la musique contemporaine se sont tournés plutôt vers l’improvisation, c’est-à-dire de prendre réellement les choses en main complètement sans l’aide d’un compositeur. Ce qui est intéressant aujourd’hui, c’est qu’il y a tout de même un intérêt très grand, qui est réapparu ces dernières années pour les partitions graphiques – cela n’avait jamais disparu en fait – mais peut-être dans un autre contexte. »

Pg :

« Le terme de partition graphique fait certainement référence à quelque chose de précis. Moi, par exemple, mes partitions représentent un réel travail graphique. D’ailleurs je n’utilise pas un logiciel d’édition de partition, j’utilise un logiciel de graphiste. Par exemple, je prends une page blanche et je crée quelque chose de graphique, et quelque fois je fais des choix à partir de la base de la grammaire, mais surtout je fais un choix graphique pour que l’œil soit satisfait, pour qu’il y ait un équilibre, une dynamique, etc. Pour moi, c’est une partition graphique qui est très codée. »

JCF :

« Il y a un ouvrage des années 1970 de l’architecte Lawrence Halprin, RSVP Cycles (1970), je ne sais pas si vous connaissez ? »

Pg :

« On en a parlé… »

JCF :

« Votre démarche me fait penser tout à fait à cela. »

P :

« J’ai beaucoup apprécié cette journée. Dans votre méthodologie, vous avez dit qu’on devait reconnaître physiquement – ou alors je n’ai pas très bien compris – on devait se reconnaître les uns et les autres, je ne sais pas quelle est l’intention qui est derrière. »

JCF :

« L’intention première, c’est qu’on ne se connaît pas et c’est un moyen de… »

P :

« …se présenter. »

P :

« La signature, plus physiquement… »

JCF :

« Oui c’est cela, de faire une connaissance non-verbale, mais enfin bon…, c’est juste un début quoi… »

P :

« Moi je n’avais jamais fait ça. Je voudrais faire ça par rapport à l’expérience de la marche. Et de discuter, de sélectionner le son, quels sons on garde, quels sons on va transmettre. Les sons choisis, qu’on soit attiré plus par des sons. Le travail, on harmonise des choses. Mais dans ce que j’ai vécu, je ne peux pas transcrire tous les sons à la fois, il faut que je choisisse… »

 

2h. 00′ :

Frédéric Mathevet, organisateur : « On se fait un petit quart d’heure de pause. Après on reprend à 4 heures et demie, on a la journée jusqu’à sept heures. Ça va imprimer dans la tête. Pour la table ronde. »

[Fin de l’enregistrement et de l’atelier.]

Conclusion

Dans l’espace de deux heures, il a été possible de se mettre dans des situations réelles de pratiques, déjà familières pour les personnes présentes à l’atelier, suscitant des discussions animées. Ces discussions ont porté à la fois sur les modalités immédiates des situations pratiques, sur l’invention de variations autour de ces situations, et un débat sur l’esthétique et l’éthique que ces pratiques ont pu évoquer sur le moment. De ce débat est ressorti les aspects majeurs des problématiques liées à l’usage des partitions graphiques :

  1. L’interprétation des objets visuels dans le domaine de la danse et de la musique, les relations entre les « créateurs » (composition, chorégraphie, mise en scène, direction d’ensemble) et les « interprètes ».
  2. La question de la propriété intellectuelle des partitions graphiques.
  3. Les fonctions multiples des partitions graphiques, entre production artistique et outil particulier au sein d’un processus plus général.
  4. Les situations expérimentales par rapport à la présentation professionnelle sur scène.
  5. Les méandres des situations expérimentales par rapport à l’élaboration précise d’une « œuvre » achevée.
  6. La présence corporelle, permettant un double accès aux mouvements dansés et à la production sonore, permettant une mise en relation signifiante danse-musique par rapport à un objet visuel assimilé au domaine des arts plastiques.

Il est bien évident que les expressions passagères lors des discussions ne pouvaient pas impliquer un approfondissement des concepts abordés, ni une prise de conscience immédiate de toutes les personnes présentes sur leur signification. C’est pourquoi il a été nécessaire de reprendre les propos de l’atelier dans des commentaires les interprétant. L’interprétation des propos des personnes qui les ont tenues nous aident à penser, mais n’est en aucun cas un moyen d’analyser ou d’expliquer ce que ces personnes pensent ou font. L’objectif d’une ouverture d’un débat à partir d’une pratique commune et de l’historique particulière de chaque participant a été complètement atteint. On ne peut prédire ce que cette première approche collective aurait pu produire si l’atelier avait été prolongé sur une durée de deux ou trois jours, mais nous sommes en présence d’un début assez prometteur.

Il est évident que toutes les questions concernant les partitions graphiques n’ont pas pu être abordées lors de l’atelier, les débats n’ont pas réussi à faire le tour de la question.

En conclusion, le dispositif pratique que nous venons d’exposer paraît une alternative crédible à développer dans le cadre des rencontres professionnelles liées à la recherche (notamment artistique). La juxtaposition des idées, compte-rendu de recherche, communications diverses, peut se faire par visio-conférence (moyen synchrone) et d’autres outils numériques (asynchrones). La rareté de plus en plus grande des rencontres internationales en présentiel liée aux évolutions climatiques ou pandémiques, implique l’invention de situations où la rencontre effective autour des pratiques et le débat sur la base d’éléments mis en commun devient une condition très importante de notre survie artistique et intellectuelle.

 


1. Dans ce texte P = participant ou participante à l’atelier. Lorsqu’une personne prend la parole plusieurs fois dans un temps très court, on l’identifie par P+une lettre (Pz par exemple). Seuls sont identifiés les deux animateurs de l’atelier : JCF = Jean-Charles François. NS = Nicolas Sidoroff.

2. Il faut noter que les papiers sur lesquels les participantes et participants à cet atelier ont produit leurs signatures ont été perdus. Les exemples qui sont donnés proviennent d’une situation similaire réalisée à Budapest en janvier 2023.

3. Les échanges dans le cours de l’atelier entre les moments de pratique permettent d’expliciter un certain nombre d’éléments à même la situation, et un deuxième temps est nécessaire pour pousser plus loin les idées qui se sont exprimées. C’est la fonction des commentaires encadrés, écrits après coup par les deux auteurs.

4. Voir Tim Ingold (2007, 2011) sur la notion de « lignes ». Il se trouve que Tim Ingold, dans le cadre de ce séminaire, a fait une communication dans la session qui a immédiatement précédé notre atelier.

5. « Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) est un polémiste, journaliste, économiste, philosophe, homme politique et sociologue français. Précurseur de l’anarchisme, il est le seul théoricien révolutionnaire du XIXe siècle (…) à être issu du milieu ouvrier. » (wikipedia)

 


 

Ouvrages cités dans cet article

L’Autre Musique revue, #5 Partitions, 2020. Voir L’Autre Musique.

Cage, John (1957-58). Concert for Piano and Orchestra. Editions Peters, Londres, New York.

Cardew, Cornelius (1963-67). Treatise. The Gallery Upstairs Press, Buffalo, N. Y. 1967.

Citton, Yves. (2014). /Pour une écologie de l’attention/. Paris : Éd. du Seuil, coll. La couleur des idées..

Goodman, Nelson (1968). Languages of Art: An Approach to a Theory of Symbols. Indianapolis: Bobbs-Merrill, 1968. 2nd ed. Indianapolis: Hackett, 1976.
[Langages de l’art : Une approche de la théorie des symboles, tr. fr. J. Morizot, Paris, Hachette, 2005.]

Halprin, Lawrence (1970) The RSVP cycles: creative processes in the human environment, G. Braziller, 1970. [« Les cycles RSVP. Dispositifs de création dans le champs des activités humaines », in De l’une à l’autre.- Composer, apprendre et partager en mouvements, Bruxelles, Contredanse, 2010, pp. 8-38.]

Ingold, Tim (2007). Lines, A Brief History. Routlege. [Une brève histoire des lignes. Zones sensibles, trad. Sophie Renaut, 2011.]

Proudhon, Pierre-Joseph (2009).

Tilbury, John (2008). Cornelius Cardew (1936-1981), A life Unfinished. Matching Tye, near Harlow, Essex: Copula.

Lukas Ligeti

Access to the English original text, published in 2007 in Aracana II, Musicians on Music (Ed. John Zorn):“Secret Instruments, Secret Destinations”

 

Instruments secrets, Destinations secrètes
Lukas Ligeti
2007

Traduction de l’anglais : Jean-Charles François
Article publié en 2007 dans Aracana II, Musicians on Music, Ed. John Zorn,
“Secret Instruments, Secret Destinations”,
p. 122-149, Distributed Art Publisher.
[1]

 

Sommaire :

Une invitation à aller en Afrique
La musique de cour du Buganda
La composition Pattern Transformation
Approche personnelle au jeu sur la batterie
La composition Groove Magic
Voyage en Côte d’Ivoire
L’ensemble Beta Foly
Le CD Lukas Ligeti & Beta Foly
Voyage au Zimbabwe et en Mozambique
Burkina Faso
La batterie et les moyens électroniques – La musique électronique et l’Afrique
Conclusion


 

Une invitation à aller en Afrique

À une heure indue du matin en 1992, j’ai été réveillé par un coup de téléphone. À l’autre bout du fil j’ai entendu une voix qui me disait avec un accent résolument allemand, « Bonjour, ici c’est le Goethe Institute. ‘Es geht im Africa’. » En allemand cela veut dire, « C’est au sujet de l’Afrique », ou de manière plus inquiétante, « L’avenir de l’Afrique est en jeu ».

Je faisais alors des études de composition à l’Université de Musique de Vienne en Autriche. La veille au soir, avant de recevoir ce coup de téléphone inattendu, j’étais allé à un concert donné par des musiciens allemands, je m’y suis ennuyé, donc j’ai lu les notes de programme. Le saxophoniste avait fait une « tournée en Afrique de l’Ouest pour le Goethe Institute ». Bon sang, je me suis dit, une petite tournée en Afrique de l’Ouest, ça serait sympa ! Mais ce n’est pas ce qui va m’être offert. Le Goethe Institute, c’est pour les Allemands et je ne suis pas allemand, point final.

Et le lendemain matin il y a eu ce coup de téléphone. J’ai pensé que j’étais encore en train de rêver ou que quelqu’un était en train de se moquer de moi. J’ai raccroché. Le téléphone a de nouveau sonné. « Excusez-moi, nous avons été déconnectés, je travaille au Goethe Institute. Nous voulons vous envoyer en Afrique ».

Flashback. Étant donné mon nom de famille, beaucoup de monde pensait que j’étais destiné à devenir musicien depuis l’âge de cinq ans. Mais, à part quelques leçons de piano de temps en temps, c’est à dix-huit ans que j’ai commencé des études musicales avec la percussion, en me limitant après deux ans à peu près, à la batterie et à la composition. Je suis parti, pour ainsi dire, d’une feuille blanche. Je n’avais pas écouté beaucoup de musique depuis l’âge de huit ans ; j’ai commencé à écouter un grand nombre de musiques. Mon père et moi nous échangions parfois des enregistrements, et il écoutait alors des musiques traditionnelles africaines, et il en copiait certaines pour moi. J’ai aussi assisté à des conférences à l’Université de Vienne, et les plus intéressantes étaient de loin celles de l’ethnomusicologue Gerhard Kubik[2]. Ses analyses de la musique de cour du Royaume de Buganda, qui fait partie de ce qui est maintenant l’Ouganda, ont complètement changé mes conceptions du monde.

J’ai été à l’écoute des tambours des musiques de Cuba et du Ghana, à celle du Kwela (dans les townships de l’Afrique du Sud, il s’agit de l’équivalent du big band du jazz américain), et aussi d’autres styles. Les formes, rythmes et mélodies de l’Afrique ont trouvé leur place dans mes premières compositions, et en 1988, quelques mois après avoir commencé mes écoutes de la musique africaine, j’ai écrit une pièce que j’ai appelée Pattern Transformation. Écrite pour quatre exécutants et deux marimbas, c’était une première approche pour le développement de ma propre voix en tant que compositeur. En utilisant des techniques de la musique de Buganda que j’ai adaptées, j’ai construit un paysage poly-métrique assez dément, construit à partir de hoquets et d’imbrications complexes entre les musiciens. Mais, évidemment, il n’y avait pas de musiciens formés à la musique occidentale ayant une pratique de cette approche de la métrique, tandis que les musiciens africains ne lisaient pas la musique, j’ai donc pensé que la pièce était impossible à jouer. C’est alors que j’ai entendu parler d’un ensemble hongrois appelé Amadinda Percussion Group. L’amadinda est un xylophone utilisé dans la musique du Buganda, et en tout cas, ces musiciens hongrois ont été séduits autant que moi par cette musique, et ils avaient acquis la maîtrise de ses techniques spécifiques d’interactions. Ils ont participé à la création de Pattern Transformation en 1990 et l’ont joué depuis à travers le monde entier ; le Goethe-Institut avait entendu parler de ma musique influencée par l’Afrique et il m’a invité à aller travailler avec des musiciens traditionnels en Côte d’Ivoire.

Si j’ai été à l’écoute de beaucoup de musiques africaines, je n’en avais jamais joué moi-même, et la possibilité réelle d’aller là-bas m’avait paru si peu probable que cela ne m’était jamais venu à l’esprit. Tout à coup, une opportunité m’était offerte pour y aller. J’ai pensé que les musiciens africains ne seraient pas mieux préparés à jouer ma musique que je ne l’étais à jouer la leur. Comment envisager dans ces conditions une collaboration avec eux ?

L’approche la plus réaliste semblait être d’essayer de trouver un type de musique qui ne pouvait pas avoir été pensée ni par eux, ni par moi, une musique exigeant la combinaison de nos parcours et de nos capacités : quelque chose de nouveau. Et cette idée me convenait tout à fait. En 1992, mes études universitaires touchaient à leur fin et je réfléchissais aux perspectives de faire quelque chose de nouveau ; mon plan était de travailler dans la musique électronique, en soulignant en particulier l’importance de la performance vivante, pour voir ce qui pourrait se passer si j’appliquais mes techniques de batterie récemment acquises aux percussions électroniques, un champ d’investigation qui à cette époque avait été négligé par le milieu de la musique électronique, ce qui est encore le cas aujourd’hui, et qui continue encore aujourd’hui de m’intriguer. L’idée d’utiliser des percussions électroniques en Afrique semblait prometteuse. La difficulté tenait dans le fait que, à part des formes de collages de bandes magnétiques dans les studios de musique électronique, je n’avais jamais travaillé dans l’électronique, j’ai donc dit au Goethe-Institut que je voulais m’adjoindre quelqu’un spécialisé dans la musique électronique. Ils m’ont dit qu’il fallait que ce soit un Allemand, mais je ne connaissais personne dans ce cas. Je leur ai demandé de me faire une proposition ; ils ont été surpris d’apprendre que je n’avais jamais entendu parler de Kurt Dahlke, alias Pyrolator.

En fait, il s’est avéré que j’avais déjà écouté certaines de ses musiques. Pendant ma dernière année de lycée, j’ai de temps en temps mis la radio pendant que je faisais mon travail scolaire et j’étais toujours heureux d’écouter de la Neue Deutsche Welle (NDW), un style allemand de « new wave » ou de « synthi-pop » dans sa version première, une mixture DIY de punk et de disco avec l’électronique bricolée à la maison et des paroles originales en allemand. Kurt avait été un membre fondateur du nouveau groupe NDW Deutsch-Amerikanische Freundschaft (D.A.F) à la fin des années 1970 et, après avoir quitté cet ensemble, il a co-fondé Der Plan, probablement le groupe le plus expérimental dans le genre, réellement un collectif de performance-art influencé entre autres par les Residents, Genesis P. Orridge et la scène artistique de Düsseldorf. En 1979, Kurt et ses amis ont créé le studio d’enregistrement et le label AtaTak, et, au cours des années qui suivirent, il a produit des tubes tels que Fred vom Jupiter de Andreas Dorau, des groupes de rock comme Fehlfarben (qui en ce moment tente un retour avec Kurt jouant des claviers), et des expérimentateurs du glitch-electronica comme Oval. Il est aussi devenu un habile manipulateur en temps réel de plusieurs instruments électroniques tels que le Thunder et le Lightning de Don Buchla. J’ai pris contact avec Kurt à un studio d’enregistrement à Arnhem en Hollande ; nous avons décidé qu’un travail en commun était viable, et à partir de ce moment, nous n’avons pas cessé de collaborer.

En 1993 j’ai acheté mon premier ordinateur et un instrument de percussion électronique appelé DrumKat, et j’ai élaboré un programme de duo à présenter pendant notre séjour de deux semaines et demie en Afrique. Finalement, en février 1994, nous avons pris un avion d’Air Afrique pour aller à Abidjan.

 

La musique de cour du Buganda

Ma connaissance de la musique africaine était à ce moment-là en grande partie basée sur le travail de Gerhard Kubik en Buganda, mais bien que cette musique expose très clairement et de façon particulièrement extrême certains concepts clés de la musique africaine, elle reste un cas très spécifique, unique, et elle a peu en commun avec les traditions de l’Afrique de l’Ouest, à quelques milliers de kilomètres de distance de l’Ouganda, là où je me trouve actuellement. Il reste que, pour mieux comprendre le fondement conceptuel que j’ai apporté dans la collaboration, des explications sont nécessaires.

La musique de cour du Buganda remonte à plusieurs centaines d’années, mais le royaume et ses traditions ont été tellement impactées par le régime totalitaire de Milton Obote dans les années 1970, qu’il avait laissé à son successeur, le particulièrement sanguinaire Idi Amin, peu de choses à détruire. Kubik est venu la première fois dans la région en 1959 et a appris à jouer la musique avant qu’elle ne disparaisse complètement, pour ne refaire surface qu’après que l’Ouganda eut retrouvé un état normal relatif pendant la dernière décade du XXème siècle.

La musique de cour du Buganda se joue avec des instruments variés, dont le xylophone amadinda et le ennanga, une harpe. L’amadinda se joue à trois personnes, la musique est pentatonique et l’amadinda dispose de douze lames, dix qui sont jouées par deux exécutants assis face-à-face de chaque côté de l’instrument, et ils couvrent la tessiture de deux octaves. Le troisième exécutant se limite à jouer sur les deux lames les plus aiguës qui ne sont pas jouées par les autres exécutants et qui sonnent deux octaves au-dessus des deux lames les plus graves. Une pièce commence avec le premier exécutant jouant une mélodie en octaves parallèles (avec les deux mains simultanément), dans un rythme de « noires » égales – très rapides, et d’habitude d’une longueur qui peut se diviser en deux ou trois parties, par exemple, douze ou vingt-quatre notes. La mélodie est répétée continuellement sans aucune variation. A un moment déterminé le deuxième exécutant qui fait face installe une contre-mélodie dont les caractéristiques sont assez similaires à la première. Les deux mélodies comportent des sauts et disjonctions ; pour des raisons qui vont bientôt s’éclaircir, on est loin ici des progressions en degrés conjoints des mélodies « vocales » européennes. Les deux mélodies sont jouées exactement à la même vitesse rapide, mais pas en unisson rythmique. Le deuxième exécutant joue sa mélodie exactement entre les notes du premier, s’imbriquant avec lui. Les deux mélodies jouées ensemble résultent en une pulsation très rapide de 500 ou plus à la minute. Comment le deuxième exécutant peut-il être capable de produire ces syncopes si rapidement pour jouer ses notes exactement entre celles du premier exécutant ? La réponse est qu’il ne produit pas du tout des syncopes. Essayez de jouer les contretemps à un tel tempo et de le maintenir continuellement à la même vitesse ; très vite vous allez « perdre le tempo » et ralentir pour vous aligner en un unisson rythmique avec les temps forts. Plutôt que d’adopter une telle méthode, le second exécutant écoute le premier et internalise le tempo. Il commence ensuite à jouer des quasi-syncopes pour se glisser entre les notes de son partenaire. Et à partir de ce moment, il inverse sa perception métrique, en se persuadant lui-même qu’il joue sur les temps et que c’est l’autre qui produit les syncopes. En considérant les temps comme se trouvant à des points différents, les deux exécutants sont capables de maintenir un équilibre et de jouer leurs structures imbriquées très rapides sans se désynchroniser.

L’idée – qu’il n’y a pas besoin d’avoir un concept unifié de la métrique dans un ensemble, que les exécutants d’un ensemble ont une notion relative de la pulsation des temps – est étrangère à la musique occidentale, et en réalité à la plupart des musiques du monde. En grande partie, elle reste l’exclusivité de certaines formes de musique dans le centre et le sud de l’Afrique ; on peut la trouver dans une certaine mesure dans le Gamelan, mais sans la même rigueur et nécessité structurelle existant dans la musique amadinda. Pour moi, j’ai été complètement fasciné, inspiré et libéré par ce concept et il est devenu depuis ce moment ce qui s’est trouvé à la base de beaucoup de mes expérimentations.

Mais il y a beaucoup plus d’ingénuité dans la théorie musicale bugandaise. Les exécutants un et deux jouent sur la même collection de lames, les dix plus graves de l’instrument, des deux côtés opposés. Les mélodies contiennent toutes les deux des sauts et des disjonctions et elles s’imbriquent dans un tempo extrêmement rapide. Le résultat de ces interactions est que l’oreille de l’auditeur perd rapidement la trace de quelles notes sont jouées par quel musicien. Une nouvelle image auditive émerge : une figure qui résulte de la combinaison des mélodies. Et c’est ainsi que votre cerveau crée de nouvelles subdivisions internes, en réorganisant ces nouvelles figures très rapides dans des manières différentes ; par exemple, par bande de fréquence. Rapidement on entend une mélodie dans le registre aigu, une autre dans le registre moyen et une autre dans le grave. Ces mélodies émergeantes ne sont pas jouées individuellement par un seul musicien ; elles sont incorporées dans la structure profonde de la musique, émergeant seulement lorsque le cerveau a réorganisé l’image auditive résultant de l’imbrication rapide des mélodies de base. Gerhard Kubik a appelé ces mélodies dérivées de « figures inhérentes » [« inherent patterns »].

Une de ces figures inhérentes se trouve sur les deux lames les plus graves de l’amadinda. C’est là où le troisième exécutant entre en jeu, en doublant cette mélodie sur les deux lames les plus aiguës, deux octaves plus haut. C’est ce qui peut s’avérer assez compliqué. Il faut imaginer que les mélodies des deux premiers exécutants ont, par exemple, trente-six et vingt-quatre notes respectivement ; cela produit une figure entière de 144 pulsations avant qu’elle puisse être répétée. Chaque figure inhérente est le résultat éclaté des sauts et disjonctions dans la composition des mélodies, la figure qui émerge avec les deux lames les plus graves est d’une grande longueur et rythmiquement irrégulière : elle est très difficile à mémoriser. Comment est-il possible de la reproduire exactement sur les lames aiguës ? Il se trouve que, tandis que la musique amadinda est instrumentale, il y a un élément vocal caché qui se manifeste. Les mêmes pièces peuvent être jouées sur une harpe appelée ennanga, et ici, les mains de l’exécutants sont imbriquées, une main représentant effectivement chacun des deux premiers exécutants sur l’amadinda. Et ensuite, le harpiste se met à chanter une mélodie avec des paroles, et la ligne de chant retrace une des figures inhérentes – la figure exacte qui, quand elle est jouée sur les xylophones, tombe sur les lames graves. Le rythme de cette mélodie correspond au rythme des paroles. Donc, pour pouvoir jouer cette figure sur l’amadinda, notre troisième exécutant doit connaître les paroles du chant et imaginer qu’il la chante. C’est parce qu’il commence à imaginer les paroles au bon moment, que la mélodie dérivée va correspondre à la figure inhérente jouée sur les lames les plus graves du xylophone.

 

La composition Pattern Transformation

Composer une pièce pour amadinda, c’est comme tenter de trouver son chemin dans un labyrinthe : il s’agit de construire des mélodies qui vont produire des figures inhérentes intéressantes, tout en s’assurant que les contours rythmiques des chants traditionnels sont bien présents. Mais la complexité est encore plus grande. Étant donné que la musique est pentatonique et que les degrés entre les hauteurs sont égaux dans toute la mesure du possible, une pièce peut être transposée quatre fois de sa forme originale sans perdre sa silhouette de sa composition d’intervalles. Mais pendant que les versions transposées sont jouées, l’amadinda, en tant qu’instrument, reste le même avec les mêmes hauteurs mise à disposition. C’est ainsi que alors que les relations d’intervalles entre les mélodies restent intactes, une figure inhérente différente sera associée aux lames graves à chaque transposition ; en conséquence, une figure différente devra être reproduite dans l’aigu. Et alors qu’on peut préférer une version particulière d’une pièce, toute transposition peut théoriquement être jouée à tout moment, et d’une façon ou d’une autre les figures correspondantes doivent pouvoir être mémorisées. C’est une technique de composition qui n’est absolument pas moins sophistiquée que l’écriture d’une fugue ; c’est une technique qui crée un équivalent sonore à une sculpture qui peut être regardée de tous côtés.

Ma réaction initiale à tout cela a été de deux natures. J’ai commencé à écrire Pattern Transformation, et en même temps, j’ai commencé à adapter ce que j’avais appris à mon jeu sur la batterie.

La pièce Pattern Transformation, pour quatre exécutants se faisant face deux à deux sur deux marimbas, est basée sur une pulsation excédant de beaucoup 400 par minute, en écriture de croches. La pièce commence sur un canon chromatique, le « thème » initial qui commence et finit par la note de « do » ; pour une densité maximum, toutes les croches sont jouées. La structure ensuite s’éclaircit ; le thème du canon est abandonné ; le chromatisme se transforme dans un environnement pentatonique (évidemment il ne s’agit pas d’un pentatonique équidistant comme sur l’amadinda ; il s’agit ici de marimbas occidentaux) et la musique devient moins dense. Éventuellement, les musiciens remplacent les croches par des noires, mais ils ne les jouent pas dans un unisson rythmique. Ils jouent en imbrication. Deux musiciens jouent les « temps forts », les deux autres sont sur les « contretemps », mais ceux qui jouent sur les contretemps perçoivent la musique comme si leurs notes étaient des temps forts. Et effectivement, la musique peut être perçue des deux façons. J’utilise une métrique conventionnelle et des barres de mesure, mais c’est juste pour faciliter la lecture. Les musiciens en réalité ne pensent pas aux barres de mesure, ils ressentent juste la pulsation de base et les éléments multiples qui l’accompagnent ; si la pulsation de base reste constante, des éléments multiples viennent s’y ajouter à plusieurs endroits. Parfois, un musicien va jouer chaque unité de pulsation pendant un peu de temps, et ensuite il va ralentir, ce qui veut dire en fait qu’il joue à la même vitesse mais en jouant une sur deux pulsations, puis une sur trois, puis une sur quatre, etc. Un autre musicien pourra faire la même chose mais exactement dans le mouvement contraire. Pour l’auditeur, cela va lui paraître une forme de rubato, mais, parce qu’à tout moment il existe sous-jacent un sens unifié du tempo, les exécutants restent complètement coordonnés. Toutes les relations métriques sont rigoureusement déterminées et lorsqu’elles se mettent à l’unisson, cet unisson est immédiatement ensemble d’une manière totale, parce que les musiciens ne se sont jamais réellement séparés, ils ne faisaient que semblant de l’être dans leur production sonore.

Peut-être que cela vient de l’influence de la pop-musique, mais cette rigueur, cet ordre sous-jacent même quand les choses paraissent chaotiques, est pour moi très importante. Cela ne veut pas dire que je rejette la métrique libre, le rubato ou l’absence de fondement métrique. Mais ce qui m’a toujours fasciné, c’est le contraste entre le chaos et l’ordre. Et j’aime les phrases qui sont totalement étranges, qui semblent chaotiques, mais qui peuvent être répétées de façon parfaite, ou des phrases qui sont jouées d’une manière très peu soignée et en même temps sont très précises, avec l’hétérophonie qui en résulte (ces idées m’ont conduit à développer quelques années après la pratique de ce j’appelle les « instruments secrets »). En tout cas, pour créer ces contrastes très distincts entre l’imprécision chaotique et la rigueur totale, la rigueur a intérêt à être complètement rigoureuse. Une méthode efficace pour y parvenir est d’avoir les sections désordonnées rigoureuses dans un sens subliminal, inaudibles pour l’auditeur mais toujours tangibles pour les musiciens.

Les imbrications les plus extrêmes dans Pattern Transformation se produisent lorsque les quatre musiciens jouent toutes les quatre unités de pulsation, mais à distance d’une pulsation par rapport à l’exécutant précédent. Chaque unité de pulsation est jouée, mais chaque pulsation n’est jouée que par un seul musicien, l’un après l’autre. J’ai réutilisé cette forme de hoquet quelques années après dans ma pièce Groove Magic, facilitée par mon dispositif instrumental secret.

Pour jouer Pattern Transformation, les percussionnistes doivent apprendre à s’imbriquer à des tempos très rapides, en renonçant au concept d’une métrique unique ou de battements de temps, tout en adhérant à un tempo unifié, comme c’est souvent le cas dans la musique d’amadinda. Pourtant il s’agit d’une musique écrite pour des musiciens formés à la musique occidentale. Il n’y a pas d’éléments parlés inhérents à cette musique et les relations rythmiques changent constamment, ce qui exige la lecture d’un écrit. Mon espoir dangereusement optimiste était que les musiciens soient capables de combiner les capacités traditionnelles africaines et traditionnelles européennes, mais à Vienne à la fin des années 1980, ce scénario ne pouvait pas être réalisé.

Cela a été plus qu’une petite surprise que l’ensemble qui avait les capacités de réaliser les premiers ce rêve provenait de Budapest. Alors que Vienne restait en quelque sorte assez conservatrice, c’était encore un des grands centres de pratique musicale en Europe, avec des musiciens du monde entier venant y étudier et en visite. C’était le dernier arrêt, la voie sans issue, avant le rideau de fer, pourtant cela faisait résolument partie de l’Occident libre européen, où l’information était facilement accessible. La Hongrie, d’autre part, se trouvait derrière le rideau de fer et si elle était la patrie de beaucoup de musiciens biens formés, elle n’était pas l’endroit idéal pour les études des traditions exotiques. Pourtant, c’est à Budapest, parmi toutes les villes, qu’un groupe de jeunes percussionnistes s’est réuni en 1984 pour former un quatuor et qui, pour une raison ou pour une autre, ont découvert l’amadinda, au point de donner le nom de cet instrument à leur ensemble. Ils ont été tout autant surpris de rencontrer un compositeur ouvert aux techniques de la musique des Baganda que je l’étais de trouver des musiciens capables de la jouer. Grâce aux nombreuses fois où ils ont joué Pattern Transformation, beaucoup d’ensembles l’ont aussi repris, et ainsi cette pièce a peut-être contribué un tout petit peu à étendre les possibilités des ensembles de percussion et la façon dont les musiciens en Europe et en Amérique envisageaient la métrique.

Lukas Ligeti, Pattern Transformation, Amadinda Percussion Group.

 

Approche personnelle au jeu sur la batterie

L’autre réaction immédiate à ma découverte de la musique amadinda a été la création d’une nouvelle approche personnelle au jeu sur la batterie. Je me suis demandé si je pouvais d’utiliser des figures d’imbrication pour créer l’impression de plusieurs mesures et tempos différents. Pour tout batteur de jazz, « l’indépendance » est un terme lourd de sens ; le batteur travaille l’indépendance entre ses membres, pour pouvoir exécuter plusieurs rythmes en même temps, par exemple une figure de swing sur la cymbale ride, la charleston marquant les deuxièmes et quatrièmes temps et différentes ponctuations polyrythmiques sur la grosse caisse et la caisse claire. Malgré tout, le grand batteur de jazz Bob Moses fait remarquer dans son livre Drum Vision (Modern Drummer Publications), que l’indépendance n’est en fait qu’une illusion. Les auditeurs sont amenés à penser que les batteurs sont capables de contrôler leurs membres individuellement, mais en fait ils sont en train de jouer un vocabulaire limité de licks contenant des relations rythmiques suffisamment complexes entre les membres pour donner l’impression de la maîtrise de l’indépendance. En effet, Moses explique aux lecteurs le principe d’un concept « hors indépendance », dans lequel le batteur dans sa pratique est bien conscient du fait que ses quatre membres sont interdépendants et cherchent un moyen de produire l’impression maximum d’une poly-métrique avec la quantité minimum d’indépendance.

Mais le jeu conventionnel sur la batterie, tout en étant dérivé d’une manière significative des rythmes ancestraux africains, n’inclut pas en son sein le concept d’une métrique relative. J’ai essayé de développer une technique de batterie en utilisant ce concept, en reprenant le jeu de la harpe ennanga, dans lequel les figures inhérentes sont produites par un seul exécutant. Je joue de ma main droite une figure répétitive, en décrivant un cercle autour des instruments de la batterie dans un mouvement constant de noires (par exemple). Je peux commencer par frapper la cymbale ride, puis le tom moyen qui se trouve immédiatement à gauche de la cymbale, puis je continue plus bas sur la cloche de vache attachée à la grosse caisse, puis je peux amener ma main dans un position encore plus basse, plus à droite, pour frapper le tom-basse. Ensuite, je peux retourner à la cymbale ride pour me retrouver au début de ma figure rythmique. J’ai maintenant réalisé une figure de quatre notes – quatre hauteurs, quatre timbres. Je peux ensuite construire une figure similaire pour ma main gauche ; allons au plus simple avec une figure de trois notes. Je commence avec le tom aigu sur la gauche par rapport au tom moyen mentionné ci-dessus. De là, je continue sur la cloche de vache attachée à la grosse caisse – la même cloche de vache qui avait été utilisée dans la figure précédente. Ensuite je continue sur la caisse claire, vers le bas et un peu à gauche, ce qui va former un miroir du mouvement vers le bas et la droite de ma main droite de la cloche de vache au tom-basse. Et de la caisse claire, je soulève mon bras et retrouve le tom aigu. Alors que cette figure n’est que de trois sons, le mouvement décrit par ma main gauche et relativement similaire à celui décrit par ma main droite. Maintenant j’ai donc deux figures, que je peux imbriquer. Un cycle métrique complet comporte 4 x 3, ou douze notes, mais les figures sont en imbrication, donc cela prend en réalité vingt-quatre unités de pulsation. Mais je n’ai pas encore utilisé mes pieds, qui peuvent être intégrés ou superposés de manière très efficace au-dessus des figures des mains. Par exemple, je pourrais jouer la grosse caisse toutes les cinq unités de pulsation. Une fois sur deux la grosse caisse serait en même temps que la main droite ; l’autre fois sur deux avec la main gauche. Le résultat serait une figure longue de 24 x 5 = 120 unités de pulsation, encore assez facile à produire. Je pourrais maintenant ajouter la charleston toutes les sept pulsations. Cela devient un défi, mais c’est encore possible de le faire en comparaison avec ce qui est techniquement exigé dans le jeu conventionnel de la batterie. Et maintenant j’ai une figure d’une durée de 120 x 7, soit 840 pulsations.

J’ai maintenant à ma disposition une manière très économique et sans problèmes insolubles de jouer des structures poly-métriques qui sont composées d’éléments simples et basiques mais qui rapidement explosent en une grande complexité. Mais comment puis-je savoir où je suis dans le cycle de ma figure rythmique ? Dans la plus grande part de la musique occidentale, cela se fait en comptant ; dans cette musique, cependant, alors qu’il y a définitivement un tempo, il n’y a pas de temps « fort » [one], pas de temps définis, ce qui rend l’idée de compter une activité schizophrène et vaine. Je n’utilise pas de mesure, de mélodie ou de timbre pour m’orienter dans les figures lorsque je joue ces structures ; j’utilise plutôt la position. Je conçois ce genre de jeu sur la batterie comme une chorégraphie, une sorte de danse sur les instruments, et en suivant les formes de mouvement qui sont décrites par mon corps, je peux ressentir mon parcours dans les figures, en utilisant les positions relatives de mes membres pour savoir où j’en suis à n’importe quel moment.

De cette manière, j’ai pu rapidement travailler avec des structures beaucoup plus longues que celles qui existent dans la musique Baganda, grâce surtout à l’usage de mes pieds pour créer des poly-métriques additionnelles. Il n’y a pas de problème à jouer des cycles plus longs, soit par l’utilisation de figures de mouvements plus complexes ou par d’autres moyens, par exemple, en additionnant la possibilité de varier les manières de frapper les instruments de la batterie et de superposer ce « paramètre » à une figure déjà en existence, une approche qui ressemble un peu à la musique sérielle. De toute manière, les mélodies inhérentes émergent rapidement ; la batterie étant un instrument à hauteurs indéfinies, il est plus approprié probablement de parler de mélodies de timbres, « Klangfarbenmelodien ». Dans l’exemple ci-dessus, les deux mains jouent la même cloche de vache, ce qui résulte en une figure évidente constituée par une seule note. Ou bien on peut porter son attention auditive aux relations entre les instruments ayant des timbres similaires : une relation de 4:3 émerge entre le tom aigu joué par la main gauche faisant partie d’un cycle de trois notes ou positions de la main, et le tom moyen frappé par la main droite faisant partie d’un cycle de quatre. Étant donné que les mains sont décalées par une unité de pulsation de base, l’émergence du 4:3 ne sonne pas comme le 4:3 auquel on est habitué, avec deux lignes se rencontrant sur chaque troisième frappe du tempo plus lent ou chaque quatrième frappe du tempo plus rapide. Les deux relations ne viennent jamais se rencontrer, et en effet, ce 4:3 n’est pas un 4:3 entre deux différentes vitesses. Les deux mains jouent à la même vitesse. Pourtant la durée entre deux frappes du tom gauche est toujours plus courte que celle entre deux frappes sur le tom droit. C’est un type d’illusion de poly-métriques, une structure poly-tempo qui ne résulte pas d’un réel jeu entre des mesures ou vitesses différentes mais d’une figure de mouvements de longueurs différentes à la même vitesse.

Après cela, j’ai commencé à chercher des notations pour ce style de jeu sur la batterie. La batterie est souvent utilisée dans la musique qui utilise peu la notation, et il n’y a pas d’orthographie unifiée pour la batterie, bien que la portée de cinq lignes soit souvent utilisée par commodité. Cette approche s’avère rapidement inadéquate ; les batteurs ont l’habitude de lire de simples rythmes qui contiennent des répétitions évidentes, avec une combinaison de mains immédiatement apparente. Ce que j’ai écrit est apparu plus mélodique et dans l’ensemble difficile à saisir au premier coup d’œil. L’utilisation de deux portées, une pour chaque main, a apporté une amélioration, mais la lecture à vue restait difficile à maîtriser. La solution à mes problèmes est venue lorsque j’ai réalisé que je jouais plus sur la base de la position des mains sur les instruments que celle des sons ou des hauteurs : une notation de tablature a paru en conséquence plus appropriée. J’ai dessiné une vue aérienne de ma batterie et j’ai commencé à dessiner des vecteurs pour représenter mes figures de mouvement. Ensuite, j’ai construit une petite étiquette collante représentant ma vue aérienne, et j’ai collé ces images de ma batterie sur le papier, en écrivant une frappe de la main droite et une frappe de la main gauche pour chaque image. À la même époque – à la fin du printemps 1988 – j’ai rencontré John Zorn, qui était venu enseigner à Vienne ses pièces basées sur des jeux dans un atelier ; j’avais juste commencé à prendre des leçons de batterie et à explorer le jazz et la scène de la New York Downtown. C’est Zorn lui-même qui m’a suggéré de n’utiliser qu’une seule image de ma batterie et d’y écrire la figure entière : R1, R2, R3, L1, L2, L3, etc. J’ai suivi sa proposition, ce qui m’a fait économiser beaucoup de collage d’étiquettes. En étant la seule tablature pour batterie que j’ai rencontrée jusqu’à ce jour, ma notation s’est avérée extrêmement efficace. Mais, comme pour toutes tablatures, alors qu’elle indiquait les positions de mes mains sur les instruments, elle ne montrait que peu de choses concernant le rythme. Pour le moment, ce n’était pas un problème, car je ne jouais que des « croches » égales et régulières.

 

Tablature de batterie par Lukas Ligeti
Tablature de batterie par Lukas Ligeti

 

Quelques années après, j’ai commencé à développer une analogie de ce type de jeu en utilisant l’électronique, et j’ai aussi cherché à l’appliquer à différents contextes, allant des groupes d’improvisation libre à des collaborations africaines ; néanmoins, les changements que j’ai réalisés à cette technique ont été peu importants et graduels. Récemment, j’ai commencé à m’intéresser à pousser plus loin mes capacités à jouer la batterie de cette manière et à faire face aux défis techniques les plus extrêmes qui ont émergés peu de temps après que les applications faciles et sans problèmes aient été maîtrisés. J’ai commencé à altérer mes figures pour que mes pulsations de croches régulières soient interrompues ou changées, et je travaille actuellement sur les possibilités d’incorporer la notation rythmique dans ma tablature. J’ai aussi eu le désir d’inclure plus d’espace et de silences dans mes figures. Il s’est avéré assez difficile d’introduire des silences dans ce style : les membres sont en motion continuelle frappant les objets ; de leur donner l’instruction de s’arrêter à plusieurs endroits est un défi. Ma solution a été l’invention de ce que j’appelle « l’instrument de percussion sans son » ou bien le « bloc silencieux », un instrument construit pour ne produire que le minimum de son à l’impact. J’ai commencé avec un Jam Block, un temple block en plastique qui est fabriqué par la compagnie Latin Percussion et qui n’est relativement pas très cher ; il est très léger et comporte un mécanisme qui permet de l’attacher à la batterie ; sur le dessus sa surface est horizontale. J’ai ensuite cherché le type de mousse permettant de faire le strict minimum de son à la frappe de la baguette ; il fallait que ce soit suffisamment doux pour être quasi silencieux, mais suffisamment dur pour que je puisse ressentir l’impact quand je le jouerai. J’ai ensuite collé cette mousse sur la surface horizontale d’un Jam Block. Ça a marché. En plaçant plusieurs de ces blocs silencieux dans des positions stratégiques autour de ma batterie, j’ai pu incorporer des silences dans mon jeu tout en maintenant le ressenti de jouer des figures ininterrompues avec décontraction. En mars 2006, j’ai testé ce concept dans une séance d’enregistrement avec John Oswald, Henry Kaiser, Michael Snow et Casey Sokol à la Canadian Broadcasting Company à Toronto. Lors de cet enregistrement de musique improvisée libre, les micros étaient placés très près de ma batterie et de temps en temps je n’ai joué que de façon très espacée. Je savais déjà que mes Jam Blocks modifiés fonctionnaient convenablement quand je jouais fort et vite ; au milieu de tous les sons produits par les autres éléments de ma batterie, ils n’étaient pas perceptibles. Mais que se passerait-il si je jouais lentement et si les microphones n’étaient placés qu’à quelques centimètres des instruments – est-ce que le résultat serait un son ou une absence de son ? Il s’est avéré que même la résonance la plus discrète provenant d’autres parties de la batterie, et aussi les manifestations les plus pianissimo d’autres instruments couvraient suffisamment mes blocs silencieux pour les rendre non perceptibles. Mon invention avait passé l’épreuve de vérité.

Voici un exemple de polyrythmie par Lukas Ligeti sur la batterie.


 
 

La composition Groove Magic

A la fin de l’année 1992, j’ai obtenu ma première commande pour une composition, une pièce pour un petit ensemble de chambre pour être jouée par le London Sinfonietta lors d’un festival de musique contemporaine autrichienne à Londres en avril 1993. Après avoir écrit Pattern Transformation j’avais eu la chance de rencontrer le Amadinda Percussion Group, mais maintenant il s’agissait d’écrire pour des musiciens qui ne connaissaient pas les techniques des rythmes africains devenues pour moi si importantes. Pourtant, je voulais si possible utiliser des méthodes d’interactions dans un ensemble basées sur mes idées poly-métriques. Il m’a semblé que beaucoup de mes problèmes pourraient être résolus s’il était possible de « diriger » l’ensemble dans des tempos multiples mais en même temps synchronisés, ce qui semblait impossible à réaliser avec un seul chef d’orchestre, mais qui pourrait l’être en utilisant l’électronique. En tant que batteur, j’ai bien aimé jouer avec l’aide de pistes de clics (métronomes pré-enregistrés) dans les studios d’enregistrement ; peut-être était-il possible d’utiliser les pistes de clics multiples en concert. À peu près à ce moment-là, j’ai eu la chance de passer une journée au STEIM, un centre de recherche d’informatique musicale à Amsterdam et un de leurs programmes récemment développés s’appelait Polyrhythm. Ce programme avait été conçu pour le Den Haag Percussion Group pour les aider dans les passages rythmiquement complexes de la musique de Xenakis pendant les répétitions. Polyrhythm était à la base un séquenceur conçu exclusivement pour l’entrée de pistes métronomiques, chacune ayant sa propre mesure et son propre tempo, jusqu’au point de réaliser des niveaux de complexité invraisemblables, permettant des indications de mesure impossibles à noter d’une manière conventionnelle, des tempos déterminés à la décimale près et en particulier des changements illimités de tempo et de mesure sur une seule piste ; toutefois, chaque piste ne pouvait produire que deux sons, un pour le « 1 » de chaque mesure et un pour les autres temps. Polyrhythm n’avait pas été écrit pour n’importe quel système informatique, il avait été conçu pour Atari, l’ordinateur PC le plus populaire de l’époque. C’était exactement l’outil dont j’avais besoin, et l’idée de composer une pièce basée sur les capacités de ce logiciel – plutôt qu’une pièce pouvant idéalement être jouée sans son aide, pour laquelle le logiciel ne serait qu’une paire de béquilles – a été pour moi une source d’inspiration. J’ai acheté le programme malgré le fait que je ne possédais pas encore d’ordinateur, c’était au moment où j’ai commencé à travailler sur les percussions électroniques, et pour cela j’ai acheté un échantillonneur Akai S-1000, capable de mémoriser à peu près une demi-minute de son, c’était pas mal pour ce qu’on pouvait normalement trouver en 1992, et il disposait de huit sorties individuelles de son. J’ai conçu le système suivant :

  • Ma pièce est prévue pour onze musiciens.
  • Parfois, tous les musiciens peuvent jouer au même tempo, à d’autres moments les tempos vont diverger.
  • On peut avoir onze tempos différents. Ou encore, tous les musiciens vont pouvoir jouer à la même vitesse, mais leurs rythmes pourront être décalés les uns par rapport aux autres par de petits incréments de temps.
  • L’ordinateur va envoyer l’information à mon échantillonneur Akai, où chaque piste va être acheminée vers une sortie différente. Comme mon échantillonneur n’avait que huit sorties, il était nécessaire d’incorporer au système un deuxième échantillonneur pour prendre en charge les clics des trois musiciens qui restaient.
  • Chaque musicien va suivre une piste de clics individuel dans un casque, mais tous les clics vont être toujours coordonnés avec précision, car ils seront joués par le logiciel Polyrhythm, qui va effectivement diriger l’ensemble.
  • Des sorties d’échantillonneur, le son pouvait être envoyé aux casques portés par les musiciens.

L’idée d’avoir des musiciens jouant avec des casques pendant le concert provoque la controverse ; ils vont certainement se plaindre de ne pas pouvoir s’entendre eux-mêmes ou les uns par rapport aux autres et il y aura des problèmes de dynamiques, et d’intonation en particulier pour les cordes. Pour résoudre en partie ces problèmes, j’ai choisi des casques ouverts « type Walkman » et chaque musicien a eu à sa disposition un ampli individuel pour pouvoir régler individuellement le volume de leur casque. J’ai éventuellement pu trouver des petits amplis de casque à fixer à leurs vêtements, en leur donnant confortablement le contrôle du volume depuis leur placement dans l’espace. Et parce que chaque musicien avait une piste individuelle dans l’échantillonneur, il m’était possible de changer les sons de métronome par rapport aux préférences individuelles.

En écrivant la pièce, que j’ai appelée Groove Magic, j’ai choisi une notation proportionnelle, afin d’être capable de voir à tout moment comment les interactions entre différents musiciens se déroulaient exactement. Je ne suis pas le genre de compositeur capable d’écrire une pièce partie instrumentale par partie instrumentale. Lutosławski et bien d’autres ont été capables de le faire, mais c’est une approche qui m’est étrangère, car je porte toujours une extrême attention au son que va finalement produire la pièce. Je ne m’intéresse pas au hasard. Peut-être que cela vient du fait d’être un improvisateur ; bien sûr, l’improvisation est pour moi très éloignée du hasard ; elle est pourtant un exercice de perte de contrôle. J’aime l’improvisation, mais lorsque je compose, je veux exercer le maximum de contrôle ; je veux que ma musique sonne exactement comme je l’ai imaginée. Dans Groove Magic, j’étais intéressé par une coordination très exacte, une précision chirurgicale comme dans la musique pop. Mon approche était plus proche de Colin Nancarrow et j’avais à ma disposition l’ordinateur pour aider à réaliser les synchronisations strictes correspondant à mes désirs. Peu importe combien de tempos se superposaient simultanément, je gardais toujours la conscience de l’alignement des parties et j’avais exactement ces relations en considération pendant l’écriture de la composition. Et quand les musiciens se mettaient à jouer au même tempo, cela créait comme un « bang » supersonique – les parties tout à coup convergeaient sans latence ni hésitation.

Sans disposer d’un ordinateur, j’ai composé la pièce sur du papier. Ma notation m’a permis de suivre l’évolution de ce qui se passait d’une manière optique/acoustique, j’étais obligé de suivre mathématiquement la progression temporelle de chaque partie ; sinon je n’aurais jamais pu démêler le désordre et de remettre ensemble les parties. J’ai utilisé une calculette de poche et j’ai noté le temps accumulé de chaque partie dans la marge du papier à musique, une méthode un peu héritée de l’âge de pierre.

IMG_20250103_0003

Extrait de la partition de Groove Magic de Lukas Ligeti

 

Cela a bien fonctionné, mais avant de savoir que tout allait bien, il y a eu une alerte. J’ai installé Polyrhythm sur l’Atari de mon ami Norbert Math et j’ai entré toutes les données. Mais quand j’ai rejoué les clics, les choses se sont rapidement mises à se désynchroniser.

Et il y avait un autre problème. Toutes les parties contenaient des silences à différents points dans la pièce. En même temps, j’avais à « composer en continu » [through compose] toutes les pistes de clics ; il n’y avait pas de moyen à ma disposition pour faire entrer une piste de clics au moment où j’en avait besoin après un silence. Mais je ne voulais pas que les métronomes continuent de produire des sons pendant les longues périodes de silence. Je ne voulais pas que mes instruments secrets contribuent à la pollution sonore. Ils devaient rester inaudibles pour les auditeurs ; seuls les musiciens, les initiés, les membres de la tribu en train d’exécuter le rituel, devaient être mis au courant des informations métronomiques, alors que le public ne devait entendre que la structure extérieure, la façade, et, tout en observant ce rituel étrange, pourrait se demander comment cette dualité de coordination exacte et de chaos apparent pouvait être réalisée. Malheureusement, Polyrhythm ne permettait pas de supprimer des clics et de les faire réapparaître ; il fallait qu’ils soient constamment présents.

Norbert et moi, nous nous sommes procuré un des premiers modèles de Apple PowerBook fonctionnant avec le logiciel séquenceur Cubase. Construire des pistes de rythme aussi complexes que celles que j’avais composées serait très difficile à réaliser avec un logiciel séquenceur du 21ème siècle, mais c’était quelque chose de tout à fait impossible dans la version de Cubase en 1992. Par contre, le processeur du Mac était beaucoup plus robuste que celui du Atari. Nous avons joué les onze pistes sur Atari, l’une après l’autre, en enregistrant chacune sur le Macintosh. Quand toutes les pistes ont été enregistrées, nous avons essayé de les jouer sur Cubase et nous avons été rassurés de constater que tout maintenant s’alignait exactement comme cela avait été prévu. Et maintenant il était facile de rendre silencieuses les informations des clics inutiles, car chaque pulsation du métronome constituait une donnée séparée sur Cubase et pouvait être éditée individuellement. Chaque musicien recevrait deux mesures de préparation avant de commencer à jouer. A la fin d’un passage, quand le musicien avait un silence, les clics s’arrêtaient pour ne recommencer que deux mesures avant la prochaine entrée pour lui laisser un temps de préparation. De cette manière les musiciens n’avaient à se concentrer que lorsqu’ils avaient à jouer ; il ne leur était pas nécessaire de compter les mesures pendant les longs intervalles de silence.

Au fil des nombreuses performances qui ont eu lieu, mon installation de pistes de clics s’est avérée très robuste. On m’a souvent demandé pourquoi je n’avais pas enregistré les clics sur une bande multipiste. Je n’ai jamais été attiré par la musique sur bande où il y a un élément d’interaction qui manque, même dans le cas d’un « chef d’orchestre secret » : en utilisant un ordinateur, les sonorités peuvent être changées, le tempo peut être ajusté pendant les répétitions, etc. La flexibilité dans le travail est juste beaucoup plus grande ; la mince possibilité que l’ordinateur se plante pendant l’exécution est un risque que je suis prêt à accepter.

Groove Magic a obtenu un grand succès, et je n’ai pas reçu de la part des musiciens de plaintes concernant le jeu avec des casques. Pourtant j’ai souvent entendu la phrase « C’est une très bonne pièce. Cela me ferait plaisir si vous étiez disposé à composer quelque chose pour moi ou pour mon groupe. Mais s’il vous plaît, pas de piste de clics ». Et mon jeu polyrythmique sur la batterie n’était pas facile à intégrer dans des situations qui demandaient au final des formes plus conventionnelles de groove. Peu à peu, mais sûrement, j’ai décidé qu’il me fallait créer mon propre groupe pour pouvoir continuer à développer ces approches. Aujourd’hui en 2007, habitant à New York, un endroit plein de musiciens ouverts aux nouvelles idées, le moment est enfin venu pour les réaliser. Mais entretemps ma vie a pris d’autres directions, me permettant de continuer mon parcours de découvertes des poly-métriques dans des manières que je n’avais pas anticipées.

 

Voyage en Côte d’Ivoire

L’Afrique m’appelait. Bernd Pirrung, le directeur du Goethe Institute à Abidjan en Côte d’Ivoire, avait publié un appel à la scène locale, invitant les musiciens à venir à mon atelier, 150 musiciens sont venus le premier jour ; cela rendait impossible pour Kurt et moi de travailler avec autant de monde ! Alors nous avons décidé de jouer quelques pièces en duo pour les faire entendre aux musiciens locaux – nos pièces sonores les plus étranges et les plus inaccessibles. La stratégie a fonctionné : le lendemain matin, quinze personnes sont venues pour travailler avec nous. Les objectifs de notre atelier n’étaient pas clairement articulés, mais j’ai insisté qu’il fallait qu’il y ait un concert à la fin ; je voulais mettre la pression pour la réalisation d’un résultat tangible. Pendant les premiers jours de l’atelier, il est apparu que cet objectif serait difficile à réaliser.

La plupart des gens qui viennent à Abidjan soit adorent cette ville ou la détestent. À part Lagos, Abidjan est la plus grande ville de l’Afrique de l’Ouest, et beaucoup de gens pensent naïvement que l’Afrique a quelque chose à voir avec la ruralité. Depuis l’indépendance jusqu’aux années 1990, la Côte d’Ivoire a été un des pays les plus stables et les plus développés d’Afrique, grâce en partie à Félix Houphouët Boigny qui a été pendant très longtemps le président du pays (jusqu’en 1993), en plaçant l’importance de l’économie sur l’agriculture plutôt que sur l’industrie, au moins jusqu’à ce que les prix des marchés pour les produits importants du pays – cacao, café et huile de palme – commencent à s’écrouler dans les années 1980. La Côte d’Ivoire certainement n’a pas été un modèle de démocratie – Houphouët était une sorte de dictateur bienveillant – mais l’atmosphère était remarquablement libre. Les relations avec la France et l’Occident sont restées toujours positives – pas de tâtonnement ruineux dans le marxisme ici, et pas de nationalisme romantique qui a causé des décades de misère au Ghana, Guinée et autres états voisins. La Côte d’Ivoire a été « mondialisée » avant l’existence de la mondialisation. Tout le monde était le bienvenu pour s’y installer ; les permis de résidence n’étaient pas nécessaires. (Cela s’est terminé, hélas, pendant les dernières années du règne de Houphouët, ouvrant la voie à un processus graduel sur la pente glissante qui a mené au chaos politique et l’impasse au bord de la guerre civile à partir de 1999, et qui n’a pas trouvé encore de solution.) Mais durant « l’âge d’or » du pays, il y a eu même une période où les résidents étrangers pouvaient voter aux élections locales – une idée novatrice à l’époque. L’économie de la Côte d’Ivoire a beaucoup bénéficié de cette ouverture et des gens originaires toute l’Afrique de l’Ouest sont venus s’y installer. Pendant les années 1990, peut-être jusqu’à vingt pour cent de tous les citoyens du Burkina Faso ont vécu en Côte d’Ivoire – Burkina était par rapport à la Côte d’Ivoire ce que le Mexique est par rapport aux Etats-Unis – et les communautés de maliens, guinéens et sénégalais étaient de taille extrêmement significative. Il faut additionner à cela les réfugiés libériens, plus de 100.000 libanais (qui sont pour l’Afrique de l’Ouest ce que les indiens sont pour l’Afrique de l’Est, en contrôlant la plupart du commerce depuis de longues années), des dizaines de milliers de français, un communauté visible de chinois et de vietnamiens et beaucoup d’autres, ce n’est donc pas une surprise si Abidjan était considérée comme le « Paris de l’Afrique » – bien que pour moi elle m’a toujours semblé plutôt comme le New York d’Afrique. Plateau, le district administratif du centre de la ville, comporte des gratte-ciels et est situé sur une péninsule étroite, un peu comme Manhattan ; en tant que ville portuaire importante (avec obligatoirement les zones de chargements des cargos, les marins et le commerce de la drogue), Abidjan est partout entourée d’eau, mais elle est construite autour d’un lagon ; comme à New York, l’Océan Atlantique est présent mais souvent oublié dans la périphérie. La comparaison avec les Etats-Unis peut être poussée plus loin. Il y a à peu près 400 ans, très peu de gens vivaient dans ce qu’est la Côte d’Ivoire. Puis, graduellement, les populations ont commencé à migrer en provenance des régions voisines – les Akan de l’est (Ghana), les Kru de l’ouest (Liberia), les tribus Mandingues et Voltaïques du nord. La Côte d’Ivoire n’a pas de majorité ethnique et se promener autour d’Abidjan est un moyen excellent pour faire l’expérience des traditions des différentes populations du pays, et aussi de celles de l’Afrique de l’Ouest dans son ensemble. Mais c’est aussi un endroit très large, très chaotique, qui a construit beaucoup d’infrastructures technologiques par rapport à ce qu’on peut trouver en Afrique de l’Ouest (dans tous mes pérégrinations, je n’ai jamais rencontré une autre région qui manquait autant d’infrastructures que l’Afrique de l’Ouest), ce qui amène certains occidentaux à se plaindre que ce n’est pas « réellement » l’Afrique. Je trouve cette attitude condescendante. Si on vient en Afrique à la recherche des huttes traditionnelles, il n’y a pas de problème – on les trouvera dans les campagnes. Mais les africains ne sont pas différents d’autres peuples de monde entier ; ils veulent bien vivre, ils veulent avoir leur confort, ils veulent posséder des cassettes vidéo. De prétendre qu’un foyer à Abidjan est moins authentique parce qu’il y a une cassette vidéo dans la pièce de séjour est, en ce qui me concerne, franchement déplaisant.

Tout aussi déplaisant est le fait que beaucoup de fans de musique africaine qui lui sont « extérieurs » s’attendent à entendre quelque chose « d’authentique ». Qu’est-ce qui est authentique après tout ? J’ai un grand respect pour le travail des ethnomusicologues – après tout, la majeure partie de mon château de cartes est basée là-dessus. Pourtant les traditions émergent pour disparaître après un temps, en laissant la place à d’autres traditions nouvelles. Parler de musique traditionnelle ne me paraît pas particulièrement satisfaisant ; en l’absence d’un meilleur terme, je le fais malgré tout, et quand je le fais, je veux dire qu’il s’agit de musiciens dont la conception du monde et de ce qu’est la musique sont suffisamment enracinées dans une certaine tradition pour qu’ils puissent être identifiés comme faisant partie de cette culture en particulier. Cela ne veut pourtant pas dire qu’ils doivent se sentir nécessairement responsables de la protection de ces traditions contre les « attaques » des cultures « étrangères », ou qu’ils aient l’obligation de se confiner dans des formes d’expression déjà présentes dans leur environnement culturel. De plus, je ne crois pas non plus à l’affirmation d’un contexte culturel basé sur des origines ancestrales. Je n’ai jamais compris la phrase « ma propre culture ». Je suis le fils de Juifs hongrois qui, après avoir été presque tous tués par Hitler et Staline, ont émigrés vers l’Autriche. J’ai eu une éducation très internationale, j’ai fait mes études dans des écoles internationales, et maintenant je vis aux Etats-Unis. Je peux avec fierté dire que je n’ai pas « ma propre culture ». Même si mon cas est extrême, la pureté des cultures n’existe pas, et ceux qui ressentent que leur ethnicité ou leur lieu de naissance leur donne la « possession » d’une certaine culture devraient être bien avisés de considérer ce que cette fausse fierté et étroitesse d’esprit ont produit dans le passé historique. J’ai rencontré des Africains qui n’ont aucune idée de l’histoire de l’Afrique ; des Européens que n’ont aucune idée de ce qu’est l’Europe ; des Africains qui sont des experts accomplis dans, disons, la littérature italienne, et des Américains qui savent tout sur le Japon mais rien sur le football. La culture n’est pas dans votre sang, elle est située dans votre esprit et dans vos pensées, et chaque individu possède ses propres pensées et sa propre façon de comprendre le monde. Regrouper les gens par rapport à des caractéristiques superficielles n’a pas de sens. Il n’existe pas de majorité dans le monde ; chacun d’entre nous constitue une minorité d’une seule personne.

En tant que nouvel arrivant en Afrique, ne venant pas pour apprendre la musique de mes collègues ni de les convaincre d’apprendre la mienne, la question principale que je me suis posée était : Qu’est-on capable de créer, qu’est-on capable d’apprendre en mettant en commun nos pensées ? Qu’est-on capable, en tant que groupe d’individus, chacun/chacune ayant sa propre connaissance contextuelle de base, d’apprendre mutuellement les uns des autres, et comment pourrait-on être amené à puiser dans nos réservoirs intellectuels créatifs ? Évidemment, pour qu’une telle collaboration soit couronnée de succès, il faut que la composition du groupe soit appropriée. De réduire le groupe de participants en jouant de la musique inaccessible s’est avérée une approche utile ; ceux qui n’avaient pas l’ouverture d’esprit pour se confronter à quelque chose de nouveau se sont simplement évaporés. Les musiciens qui sont restés étaient motivés d’une manière ou d’une autre ; ils étaient curieux et n’avaient pas peur.

 

L’ensemble Beta Foly

Quels étaient les points communs entre ces musiciens ? D’une certaine manière, je dirais, assez peu. Ils étaient originaires de toute l’Afrique de l’Ouest. Certains jouaient pendant les mariages ou les cérémonies de circoncision dans leur communauté ; d’autres travaillaient dans les clubs de la ville où était à l’ordre du jour une forme commerciale de jazz-funk/fusion ; d’autres travaillaient dans les théâtres ou étaient déterminés à jouer leur propre musique, enracinée dans les traditions locales, mais ouverte à n’importe quelle influence. Sans surprise, il y avait autant de langues maternelles qu’il y avait de musiciens. Le dioula, une langue mandingue utilisée surtout dans le commerce, est la lingua franca de cette région africaine, mais finalement, la langue choisie était celle en usage à Abidjan : le français avec une certaine dose de dioula, plus à l’occasion des mots en wolof, malinké, balante, peul, crioulo, moré, baoulé, agni, etc. Beaucoup de participants appartenaient à de longues lignées de musiciens/conteurs, appelés griots ou djeliw en langue mandingue. Aucun d’eux n’avait passé beaucoup d’années à l’école, certains étaient complétement illettrés, alors que quelques-uns pouvaient lire et écrire correctement en français ; d’autres en étaient incapables, mais ils lisaient le Coran en arabe.

Rétrospectivement, et après avoir travaillé sur d’autres projets d’échanges culturels, je peux dire que ce groupe, qui à part quelques changements mineurs est devenu l’ensemble Beta Foly pendant les six années qui ont suivies, a été le résultat d’un très heureux concours de circonstances. C’étaient des musiciens accomplis dont la mission n’était pas de défendre « leur » culture contre les intrus venant de l’extérieur, mais de se confronter aux situations telles qu’elles se présentaient et d’essayer d’en tirer le meilleur de manière créative ; d’essayer tout ce qui se présentait, sans jamais perdre leurs identités. En 2000, j’ai composé une pièce pour des musiciens basés à Miami originaires de différentes îles des Caraïbes, et alors que cela a été une collaboration intéressante, j’ai ressenti une certaine rigidité et un certain degré de méfiance que j’ai attribué éventuellement à ce que j’appellerais le « syndrome de double diaspora ». Pour une grande partie, la culture des Caraïbes est basée sur des racines africaines, donc dans une certaine mesure, la musique cubaine, par exemple, est déjà la musique d’une diaspora. Par la suite, ces musiciens se sont retrouvés à Miami, avec la fonction principale de divertir une communauté d’autres personnes déplacées qui avaient la nostalgie de leur pays d’origine. Leurs missions étaient de rester simples et de cultiver leurs racines. L’apparition soudaine d’un personnage cosmopolite sans racines dont le rôle officiel était de mélanger les choses a été accueillie avec réserves et hésitations.

Cela n’a pas été le cas à Abidjan. Mais tandis que j’avais fortement envie d’interagir avec ces musiciens, il fallait auparavant développer quelque chose d’autre : dégager un consensus chez les musiciens africains. Au début, on a essayé de jouer un peu ensemble. On a improvisé et on s’est retrouvé à jouer un genre de rock « world music/ethno ». C’était sympa de faire ce genre de choses ; beaucoup de projets d’échanges prennent le chemin du plus petit dénominateur commun. Cela m’a paru superficiel, j’ai donc encouragé les musiciens à jouer ensemble et je me suis retiré dans une position d’observateur pour qu’ils ne se sentent pas obligés de me prendre en compte. Les musiciens partageaient une certaine approche de la musique, et même quelques mélodies, des chansons en commun, pourtant leurs intérêts et leurs priorités étaient différents, et il y avait des points d’achoppement – par exemple, l’accord de leurs instruments semblait de temps en temps incompatible. J’ai posé des questions, à la fois pour mieux comprendre et pour éviter que les choses ne s’installent dans le confort. Je leur ai demandé de répéter des sections pour que je puisse voir comment leurs parties s’entrelaçaient et comment ils s’y prenaient pour jouer leurs instruments. Je les ai aussi un peu provoqués. Il y avait deux joueurs de balafon (marimba traditionnel) dans l’atelier, Kaba Kouyaté de la Guinée-Conakry et Aly Keïta du sud du Mali ; leurs instruments étaient accordés différemment, en forçant l’un ou l’autre à ne pas jouer pendant la durée d’une pièce en particulier. Je les ai persuadés à jouer ensemble pour voir si, à travers le conflit de leurs accords, de nouvelles harmonies, de nouvelles compatibilités pouvaient se manifester. Après quelques jours, une dynamique de groupe a commencé à émerger parmi les musiciens et j’ai développé des idées de pièces et de manières de pouvoir m’intégrer à l’ensemble. En à peu près huit jours de travail intensif, nous avons composé et répété un répertoire collaboratif et nous l’avons présenté dans un concert devant un public nombreux qui s’est fort bien passé. Après cela, nous savions tous qu’on voulait continuer ; un ensemble s’est formé et il avait déjà un nom : Beta Foly, ce qui veut dire en malinké « la musique de chacun d’entre nous ». Au moment où j’ai quitté Abidjan, j’ai senti que j’avais trouvé un lieu d’accueil, avec une communauté de personnes avec qui on pouvait travailler et où on pouvait produire beaucoup de musique intéressante.

Voici un exemple d’une performance de Beta Foly:

Le CD Lukas Ligeti & Beta Foly

Je suis retourné à Abidjan l’année d’après pour enregistrer une cassette de démonstration ; en 1996 nous avons enregistré le CD Lukas Ligeti & Beta Foly. Sorti en 1997 par le label allemand Intuition Music, notre CD comportait des contributions compositionnelles de beaucoup de membres du groupe, et c’était essentiellement une compilation d’expérimentations que nous avions menées pour combiner les pratiques musicales africaines et occidentales.

Voici un premier exemple (audio) extrait du CD, Le Chant de tout le monde:


 

On a utilisé l’ordinateur comme outil de composition, car nous n’avions pas de notation ou de tradition commune pour construire quelque chose de tangible. Les instruments électroniques – en ce qui me concerne, le système de contrôle de percussion DrumKat, et dans celui du Pyrolator, les instruments construits par Don Buchla Thunder and Lightning – ont été utilisés à la fois dans les enregistrements et pendant les concerts. Certaines de mes pièces (Adjamé 220, Guinée imaginaire) ont été presque complètement écrites sur partition ; dans d’autres pièces, je n’avais donné qu’un concept de base.

Voici la pièce Guinée imaginaire :


 

L’escalier du temps et Langage en dessin étaient des improvisations poly-métriques dans lesquelles j’avais enregistré une partie de batterie dans mon style basé sur le mouvement avant que les autres musiciens contribuent leurs improvisations dans les prises suivantes de l’enregistrement. À cause de l’étroitesse du studio et le peu de microphones à disposition, la totalité de l’album a dû être réalisé par enregistrements en différé [overdubbing] avec pas plus de trois musiciens jouant en même temps. Langage en dessin a été enregistré en utilisant une piste de clics d’une manière similaire à celle utilisée dans Groove Magic ; j’avais introduit cette méthode pendant l’atelier initial à Abidjan. Dans beaucoup de cas, la musique africaine est basée sur le fait que les parties individuelles sont interactives et imbriquées ; c’est parfois difficile pour les musiciens de jouer leur partie de manière isolée. Parce que de jouer avec des écouteurs crée un certain isolement par rapport aux autres musiciens, cette méthode pouvait être perçue comme contrintuitive dans un contexte africain. J’étais curieux de voir ce qui allait se passer. J’ai commencé par donner à un ensemble de six musiciens une structure poly-métrique avec six pistes de clics différentes, mais les musiciens ont ignoré les clics et se sont retrouvés à produire un rythme commun en jouant ensemble. Je leur ai demandé de porter plus leur attention sur les clics, ils ont alors joué en s’isolant totalement les uns des autres, en écoutant seulement l’information secrète.

Voici un exemple d’un jeu avec des casques et la diffusion des pistes de clics:

 


 

Je leur ai alors demandé de trouver un compromis entre les deux extrêmes, et cela a fonctionné presque immédiatement. Les musiciens sont rapidement devenus très créatifs dans la façon de s’écouter mutuellement, mais en adhérant en même temps de manière élastique aux clics. J’ai aussi utilisé d’autres informations dans ce qui était diffusé dans les écouteurs, comme la parole. Par exemple, nous avons créé des structures de hoquet en utilisant le mot parlé comme « piste de clics », chaque syllabe constituant une « unité de pulsation ». Cela a produit des sons incroyablement irréguliers et étranges, et cela a été un travail très amusant à faire. J’ai par la suite développé cette approche avec d’autres groupes d’improvisation. Dans les pièces déterminées par la batterie poly-métrique sur le CD, j’ai demandé aux musiciens de se concentrer sur un élément de ma batterie et de construire les rythmes à partir de cet élément. Par exemple, Amadou Leye M’Baye, le joueur de sabar (tambour sénégalais), a pu se baser sur ma cymbale ride pour dériver un rythme et un tempo à partir de cette information, alors que le joueur de djembé Lassiné Koné s’est basé sur ma caisse claire et Tiémoko Kanté a joué son bolon (un instrument grave à cordes pincées liée à la kora) en s’accordant sur ma grosse caisse. De temps en temps je changeais de rythme, mettant les musiciens dans le chaos jusqu’à ce qu’ils réorientent leur jeu. Dans Sound of No Restraint, au contraire, nous avons essayé d’adapter l’approche des musiciens coréens à notre environnement africain. Nous avons écouté des enregistrements de p’ansori et d’autres musiques coréennes et on s’est inspiré de la flexibilité de tempo, en utilisant le souffle comme fondation plutôt que la pulsation strictement régulière. La majorité de la pièce a été improvisée librement, mais de temps en temps, chaque instrumentiste recevait le signal de six clics dans ses écouteurs ; sur le sixième clic ils avaient à jouer un accent fort suivi de quelques secondes de silence. Les différents exécutants pouvaient avoir à jouer leurs accents à différents moments, mais parfois la totalité du groupe les jouaient tous en même temps. Le résultat n’avait rien à voir avec de la musique coréenne, mais pas non plus avec quelque chose de connu dans la musique africaine.

Dans une autre pièce, Balarama, j’ai déjà mentionné la possibilité d’utiliser l’incompatibilité entre les deux balafons comme ligne directrice. J’ai échantillonné les deux instruments et j’ai désaccordé ces enregistrements de différentes façons. En jouant mes tambours électroniques, j’ai déclenché les sons de balafons et petit à petit, j’ai fait en sorte que leurs accords convergent sur une période de cinq minutes. Même quand ils étaient ajustés sur le même accord, une différence de timbre subsistait entre les deux échantillons de balafons. J’ai joué cette pièce en duo avec Aly Keïta, avec son balafon réel dont l’accord était bien évidemment stable. Les tensions causées par les différences d’intonation ont créé des possibilités harmoniques intéressantes. Par ailleurs, Pyrolator a joué un autre duo avec Aly sous le titre de Brontologik 3.44. Basé sur un synthétiseur qu’il avait aidé à créer quelques années auparavant, il a écrit un programme dans le langage d’ordinateur Max. Aly jouait son balafon ; un microphone l’enregistrait et entrait les sons dans l’ordinateur qui les analysait et les faisait correspondre aux hauteurs d’Aly. Sur la base des données ainsi générées, l’ordinateur composait des mélodies, en accompagnant Aly avec un son de piano dans une réponse différée [delayed response]. Pour African Loops, Pyrolator et moi-même ont échantillonné tous les musiciens jouant ou chantant des phrases courtes ; Pyrolator a ensuite assemblé ces fragments enregistrés et a composé une pièce dans le style de musique de danse électronique (techno ? house ?). Yero Bobo Bah, un chanteur, danseur et percussionniste guinéen a ajouté à cela une partie vocale. African Loops a été peut-être le premier essai de fusion entre la musique traditionnelle de l’Afrique de l’Ouest avec la musique électronique club/danse ; ces dernières années, ce type de fusion est devenu assez populaire, en particulier au Mali et mon groupe actuel, Burkina Electric, fait aussi partie de ce mouvement.

Ces approches expérimentales se démarquent des pièces comme Tras di sol de Lamine Baldé, un exemple typique de musique d’auteur-compositeur-chanteur de la Guinée-Bissau, ou bien René de Tiémoko et Bobo accompagnés du flûtiste guinéen Babagalé Kanté dans un style traditionnel du plateau Fouta Djalon de la Guinée. Mais l’atmosphère n’a jamais été complètement traditionnelle, car il y a toujours eu quelque chose de l’ordre de la mise en jeu expérimentale – ne serait-ce qu’un solo présentant une version inhabituelle de la mélodie du morceau.

 

Voyage au Zimbabwe et en Mozambique

Beta Foly est venu en tournée en Europe chaque année entre 1996 et 1999 ; depuis, le groupe a été mis « en veilleuse » – une tournée avec un ensemble aussi grand coûte beaucoup d’argent ; la situation politique qui s’est détériorée en Côte d’Ivoire n’a pas arrangé les choses. Mais l’Afrique est restée une dimension importante de ma vie musicale. En 1997, j’ai participé à un projet au Zimbabwe et j’ai rencontré des musiciens de la tribu des Batonga vivant près du lac Kariba. Leur musique « Ngoma Buntibe », à l’origine utilisée dans les cérémonies d’enterrement, est joué par un grand ensemble de cornes et de tambours ; chaque corne contribue une seule hauteur à la fabrique de la musique et les arrangements contiennent des hoquets incroyablement complexes. Alors que cette approche existe dans plusieurs cultures de l’Afrique centrale et du sud, l’écoute de Ngoma Buntibe s’avère être la source de confusions particulièrement décourageantes, et cette musique n’a pas été documentée ou analysée par les musicologues. Le compositeur zimbabwéen Keith Goddard a trouvé que cette musique faisait penser à la musique classique d’avant-garde de l’Europe des années 1950 et suivantes ; en même temps la musique, bien qu’elle soit totalement déterminée, donne l’impression de liberté et évoque des images du free jazz. Mon court séjour chez les Tonga ne m’a pas permis de comprendre la structure de cette musique, mais j’ai pu avoir accès à une idée importante : que la possibilité de danser sur une musique dépend de l’environnement culturel du danseur. Les villageois n’avaient pas de problème pour danser sur le Ngoma Buntibe, alors que moi-même j’en étais incapable. Je pouvais suivre les parties individuelles des tambours, mais savoir comment ils fonctionnaient ensemble, surtout savoir comment identifier une quelconque régularité métrique, restait pour moi un mystère. Je pense que, pour pouvoir danser sur une musique, on doit pouvoir identifier les sons ou les parties – les tambours ou n’importe quoi d’autre – qui constituent l’ossature du rythme. À peu près toutes les musiques peuvent être dansées, à condition d’avoir la clé de son « code secret ». On pourrait même inclure les musiques non-métriques, si l’on disposait d’une connexion câblée avec la tête de leurs concepteurs ! Après tout, la grande majorité de la musique est produite par des mouvements ; même les doigts d’un hautboïste qui joue rubato constituent un type de danse.

Mon voyage au Zimbabwe m’a conduit à faire un bref séjour au Mozambique, où j’ai eu la chance d’entendre le virtuose du timbila Chopi (marimba) Venancio Mbande qui jouait avec son ensemble (plus d’une douzaine de timbilas de tailles différentes) dans sa résidence. Mon imagination mélodique s’est beaucoup inspirée de la musique du peuple Mandé depuis ma première visite à Abidjan ; dès lors la musique Chopi venait s’y joindre, qui malgré le fait d’être complètement différente, m’a aussi procuré beaucoup d’émotions. Beaucoup de mes compositions jusqu’à aujourd’hui ont été influencées par cette musique. En 1999, j’ai eu le privilège de passer plusieurs semaines au Caire, en Égypte, pour collaborer avec des musiciens de l’orchestre de l’Opéra et avec des musiciens traditionnels nubiens, ce qui m’a fait découvrir la musique de la région où l’Afrique et l’Arabie se rencontrent.

 

Burkina Faso

À peu près à la même époque, Beta Foly est allé à Ouagadougou, Burkina Faso, pour donner quelques concerts. Plusieurs membres du groupe étaient originaires du Burkina et Maï Lingani, une chanteuse qui avait participé à notre enregistrement CD, y vivait alors. À Ouaga, j’ai trouvé une scène musicale extrêmement vivante, avec des groupes jouant dans des clubs en plein air au milieu de la nuit. Ils semblaient tous jouer un répertoire similaire de standards pop africains mélangés avec des éléments de pop et de jazz américains. Allongé sur mon lit à 3 heures du matin dans le centre de la ville, je pouvais entendre quatre groupes jouant à quatre différents endroits, provenant de quatre différentes directions par rapport à moi, jouant When the Saints Come Marching In dans quatre tonalités différentes, dans quatre tempos différents. Il suffisait de marcher autour d’Ouaga avec un microphone la nuit pendant le weekend pour être capable de créer de manière effective une pièce d’art sonore magnifique. Maï avait fait beaucoup de progrès en tant que chanteuse pendant les deux années depuis que je l’avais vue la dernière fois à Abidjan ; elle s’était installée à Ouaga et avait reçu le prix de musique le plus important du pays. Par la suite, nous avons travaillé ensemble sur plusieurs projets, dont son premier album solo, Entrons dans la danse, des duos voix et électronique et même un concert ensemble par l’entremise d’une ligne téléphonique avec elle au Burkina et moi en Autriche. Pour certaines personnes qui ne sont pas allées en Afrique de l’Ouest, dans cette partie du monde il y a un manque d’infrastructures difficile à imaginer, alors que d’autres présument que les conditions y sont totalement primitives. Ni dans l’un, ni dans l’autre ce n’est le cas. Il est tout à fait possible de travailler avec la technologie en Afrique, même si c’est toujours une aventure. Je suis fasciné par la possibilité de travailler dans le domaine de la musique électronique en Afrique, car je vois que la culture africaine présente de nombreux aspects qui la rendent particulièrement adaptée à l’expérimentation électronique.

Lors des deux ou trois dernières années, depuis qu’une ONG autrichienne m’a demandé de « donner des concerts avec des musiciens du Burkina Faso avec de l’électronique », le groupe Burkina Electric est devenu mon projet principal dans le domaine de ce qui relève de l’Afrique. J’ai invité à me joindre Maï, le guitariste burkinabé Wende K. Blass, Pyrolator et le compositeur autrichien Rupert Huber, bien connu pour être une des moitiés du duo Tosca de la scène downtempo electronica à Vienne. Burkina Electric a continué ce qui avait été commencé des années auparavant avec African Loops – de la musique électronique de dance club, en relation avec la culture occidentale des DJs, mais utilisant des éléments de la musique traditionnelle, dans ce cas-ci du Burkina Faso. Le groupe est composé de voix, guitare, batterie et électronique ; un danseur de Ouaga, As Zoko, s’est aussi joint à notre groupe, et aussi un deuxième danseur et un chanteur de soutien. Notre musique, composée en collaboration, inclut des sons de nombreux instruments traditionnels, mais seulement dans leur version échantillonnée, et toujours traités et transformés de manières inhabituelles. On a utilisé des paysages sonores enregistrés au Burkina ; en fait, beaucoup de nos pièces ont leur origine dans des enregistrements réalisés en marchant dans Ouaga. Nos pièces sont ancrées soit dans des rythmes traditionnels du Burkina, ou des rythmes de notre propre invention, inspiré par ces traditions. Des rythmes tels que le waraba ou l’ouennenga, des traditions du peuple Mossi, sont relativement simples, pourtant ils sont sans aucun doute extérieurs à ce qui est considéré comme « dansable » dans l’environnement d’un club occidental. On espère donner aux auditeurs le « code secret » nécessaire à susciter la danse sur ces rythmes ; les danseurs peuvent aider dans les présentations publiques. Notre expérience a été que les auditeurs sont peut-être confus au départ ; après vingt minutes ils se lèvent et se mettent à danser. La chose la plus significative au sujet de certains de ces rythmes que nous avons utilisés c’est qu’ils peuvent être perçus à la fois à deux et trois temps, ce qui est le cas de beaucoup de rythmes africains. Dès que cette dualité est acceptée et la simultanéité est ressentie d’une manière physique et viscérale, se mettre à danser n’est plus un problème. Alors que ces rythmes marquent un « temps fort » évident de temps en temps, il y a encore une très grande liberté dans la manière de les percevoir, et d’en profiter. Je joue la batterie et le Marimba Lumina, un instrument de percussion conçu par Buchla similaire à un marimba électronique ; Pyrolator de nouveaux jouait sur Lightning. Toutes nos pièces contenaient beaucoup de liberté pour improviser ; en concert, on a surtout utilisé le logiciel Ableton Live, qui permet de beaucoup modifier les pièces d’une performance à une autre. Pyrolator avait écrit un logiciel en langage d’ordinateur Max/MSP’s Jitter pour pouvoir manipuler les vidéos qu’on avait filmées au Burkina Faso. Bien que Burkina Electric soit clairement un groupe pop, on a essayé de développer nos propres valeurs de production en combinant les esthétiques de la musique traditionnelle africaine avec une approche assez expérimentale de la pop électronique.

 

La batterie et les moyens électroniques –
La musique électronique et l’Afrique

Beaucoup de ces mêmes idées ont été incorporées parallèlement à ma façon de jouer en solo avec des moyens électroniques. En utilisant l’électronique, je voulais préserver l’idée de jouer de la percussion. La préoccupation principale du batteur est d’initialiser des sons ; ensuite ils tendent à s’estomper rapidement, donc savoir comment les terminer n’est pas normalement un souci. Avec l’électronique, cela peut être assez différent ; une des nombreuses questions que je me suis posé, à peu près à la même époque de mon premier voyage en Afrique, était de savoir dans quelle mesure ma technique allait évoluer. Le DrumKat avait été conçu plus ou moins pour reproduire la batterie standard. Ce n’était pas du tout ce que je voulais faire, mais l’instrument s’est avéré pourtant très utile. Beaucoup de mon travail initial sur la percussion électronique s’est basé sur une expansion de mes figures de mouvement sur la batterie, allant vers ce que je ne pouvais pas faire avec une batterie normale. Je pouvais programmer un des pads du DrumKat de manière à ce qu’un son différent puisse être déclenché chaque fois que je le frappais. En utilisant des figures similaires à celles que j’utilisais sur la batterie, j’étais bientôt en mesure de créer des structures qui allaient prendre des milliers de pulsations avant de se retrouver au début du cycle. En effet, il y avait une pièce dans mon répertoire qui aurait nécessité un cycle de 75.000 années ! Un désir de pouvoir improviser plus de manière mélodique m’a conduit, en 2005, à me concentrer sur le Marimba Lumina comme axe électronique principal de ma recherche. Il s’agit d’un instrument extrêmement sophistiqué qui permet une grande flexibilité de programmation. Par exemple, il est joué avec quatre baguettes codées dans des couleurs différentes et l’instrument reconnait quelle baguette est en train de frapper, donc il est possible de le programmer complètement différemment en fonction de quelle baguette est utilisée. Mon premier concert avec le Lumina a eu lieu en septembre 2005 au Festival Unyazi à Johannesburg, Afrique du Sud, le tout premier festival de musique électronique expérimentale sur le continent africain. En 2006, j’ai eu la possibilité de passer plus de temps à travailler à Johannesburg et j’ai apprécié son atmosphère particulière, qui simultanément est ressentie comme un mélange d’Atlanta et de Lagos et cela m’a incité de me demander pourquoi je suis autant attiré par la combinaison de la musique africaine et celle produite avec les moyens électroniques.

Dans beaucoup de langues africaines, les mots de « jouer » et « danser » de la musique sont identiques. La musique électronique a introduit une séparation sans précédent entre le geste et le son dans la pratique musicale ; les auditeurs ne peuvent plus suivre la plus grande partie des gestes des interprètes de la musique électronique, sans parler de la difficulté de les connecter avec les sons qu’ils entendent. Pourtant je pense que la musique électronique vivante possède un immense potentiel par son utilisation dans la musique vivante de la totalité des sens kinétiques et l’Afrique devrait être un terrain fertile dans ces perspectives. La musique en Afrique n’est pas enseignée exclusivement à travers les sons, mais aussi par les mouvements du corps. Les musiciens traditionnels africains pourraient trouver de nouvelles manières de jouer la musique électronique sur scène, et en le faisant, de trouver des moyens de rendre la musique électronique bien plus intéressante pour le public du spectacle vivant. Tout aussi remarquable est le lien qui existe en Afrique entre la musique et la langue, les inflexions rythmiques et tonales de la poésie étant incorporées dans de nombreuses mélodies, comme le décrit l’exemple ci-dessus de la musique amadinda. L’électronique est un environnement idéal pour la combinaison de médias ; tout comme pour la danse, la proximité de la musique et de la poésie peut ouvrir des voies artistiques inconnues, et le fait que des structures similaires soient souvent explorées dans la musique et les arts visuels en Afrique peut permettre de créer de nouvelles analogies entre le son électronique et les arts visuels, en proposant de nouvelles approches du VJ-ing.

Beaucoup de musiques africaines sont cycliques et basées sur des structures « additives » ; à bien des égards, c’est de la musique « digitale », ayant au cœur de sa pratique un réseau d’unités élémentaires de pulsations rapides. C’est une pensée qui est assez proche non seulement des idées fondamentales en architecture informatique, mais aussi, de manière plus pratique, de comment beaucoup de logiciels de séquençage sont conceptualisées (bien que beaucoup de logiciels utilisent aussi des mesures et des barres de mesure, un concept complètement européen). La grande majorité des logiciels en musique sont conçus pour l’écriture des chansons de la pop, qui évidemment dérive beaucoup des modèles africains. Une grande part de la musique électronique aujourd’hui peut-elle donc être considérée comme de la musique africaine ? Et est-il possible de conceptualiser un programme de séquençage conçu spécifiquement pour correspondre à la pensée musicale africaine ?

L’esthétique du timbre est encore un autre domaine des différences entre l’Afrique et l’Occident. En Europe, les musiciens et les constructeurs d’instruments ont recherché depuis longtemps la « clarté » et la « pureté » du son, alors que dans beaucoup de régions de l’Afrique un instrument est incomplet s’il n’a pas des objets qui lui sont attachés – que ce soient des spiderwebs (membranes vibrantes associées aux résonateurs), des capsules de bouteille ou d’autres choses – qui créent un effet de mirliton. D’une certaine façon, les instruments africains ont déjà « leurs pédales d’effets incorporées » ; le traitement du son, une partie essentielle de la musique électronique a été présent dans la musique africaine depuis très longtemps. Peut-on utiliser cela à des fins créatives dans la musique électronique ?

De plus, alors que les instruments de l’orchestre occidental sont largement identiques dans le monde entier, la construction d’instrument et leur accord varient en Afrique de village en village, comme c’est beaucoup le cas en musique électronique où différents artistes peuvent bien travailler avec des plateformes de hardware et de software similaires (bois du même arbre ; les mêmes airs traditionnels) mais ils adaptent ces environnements de façon à ce qu’il n’y ait pas deux qui soient semblables, en rendant difficile pour un musicien l’utilisation de l’ordinateur d’un collègue. Comme les musiciens informaticiens construisent leurs propres environnements, beaucoup de musiciens africains construisent leurs propres instruments ; pour eux, cet aspect de la musique électronique devrait être un quelque chose de naturel, tandis que les non-africains qui travaillent l’électronique peuvent chercher leur inspiration de l’extrême multitude en Afrique des systèmes d’accord, des variations de timbre, etc., et utiliser l’électronique pour trouver de nouvelles voies dans l’harmonie et le timbre peu compatibles avec les instruments conventionnels occidentaux.

Ensuite il y a ma fascination personnelle pour les structures d’imbrication et la création de consonances, dissonances et harmonies produites non pas par une multitude de mélodies simultanées mais par une simultanéité de rythmes et de tempos. Tandis que les éléments acoustiques de la musique restent constants quelque soit la culture, les manières de les utiliser dans la conception de la musique varient beaucoup d’une culture à une autre. Une analogie appropriée se trouve dans le domaine des ethnomathématiques : alors que les lois fondamentales des mathématiques sont les mêmes partout, la façon d’exploiter ces connaissances ne l’est pas. Le livre Ethnomathematik, dargestellt am Beispiel der Sona-Geometric (Spektrum akademischer Verlag, Allemagne, 1997), par le mathématicien mozambiquain Paulus Gerdes, a été pour moi un très bon exemple dans cette catégorie. En utilisant l’analyse géométrique des dessins sur le sable au sud de l’Afrique, Gerdes met l’accent sur l’utilisation d’un artisanat traditionnel que les enfants acquièrent à un très jeune âge, pour élaborer les programmes des écoles élémentaires en Afrique ; par exemple, comment le tressage des paniers peut mener à des nouvelles manières d’enseigner la géométrie. Tout autant intéressant est le livre du mathématicien américain Ron Eglash, African Fractals: Modern Computing and Indigenous Design (Rutgers University Press, U.S., 1999) dans lequel il développe l’idée que l’art africain implique l’utilisation directe et claire de la géométrie fractale, ou dans une moindre mesure dans le design textile, ou, dans une dimension encore plus confinée, dans le tressage des cheveux.

Et bien sûr il y a une infinité de questions et implications sociales et sociologiques, et les possibilités et promesses extraordinaires que la technologie, en particulier Internet, peut offrir à l’Afrique, un continent qui souffre d’un manque chronique d’accès à l’information. Le fait de mettre à disposition les technologies électroniques dans les contrées éloignées de l’Afrique peut motiver les personnes, peu importe la distance qui les sépare des sentiers battus, à trouver des moyen pour accéder à l’information ; de jouer de la musique non conventionnelle peut inciter les gens à penser en dehors des cadres et leur donner les moyens de résoudre des problèmes qui se sont avérés particulièrement résistants à toute approche classique. Une des expériences les plus émouvantes que j’ai vécu a été de jouer un solo électronique dans le pub d’un village au Zimbabwe où l’électricité n’avait été installée que trois semaines avant. Le public, à peu près 200 enfants des écoles élémentaires, ont été les auditeurs les plus attentifs que j’ai jamais eu. Ils ont dû penser que je venais directement de Mars. Quand tout était fini, ils sont restés assis là en silence. J’ai été étonné par leur attitude et je suis resté assis aussi. Finalement, un enfant a brisé le silence : « Est-ce que je peux aller aux toilettes ? »

 

Conclusion

Je pense que j’ai encore beaucoup de choses à accomplir dans le domaine de l’Africana expérimentale et électronique. Cela a été pour moi une route extrêmement satisfaisante à emprunter, à la fois du point de vue artistique et personnel. Largement hors des sentiers battus pour les musiciens expérimentaux, c’est encore dans une grande mesure un territoire vierge pour la musique d’avant-garde. D’avoir pu passer du temps sur ce continent si extraordinaire pour la richesse et la diversité de ses cultures a changé ma façon de penser, et en écoutant la musique qui s’y fait a réchauffé mon cœur et stimulé mon esprit. Cela m’a procuré des amitiés durables et une inspiration sans fin. L’Afrique s’est imposée dans toutes mes œuvres, et je suis content qu’elle y soit.

 


1. Nous remercions John Zorn qui a accepté la publication de la traduction française de l’article de Lukas Ligeti dans le site paalabres.org..

2. Gehrard Kubik (né en 1934) est un éthnomusicologue autrichien. Il a étudié l’éthnologie, la musicologie et les langues africaines à l’Université de Vienne. (…) Sa recherche porte sur l’Afrique. Il a puiblié plus de 300 articles et de livres sur l’Afrique et les Afro-Américains, basés sur ses travaux de terrain dans quinze pays africains, au Vénézuela et au Brésil. Voir Wikipedia, Gerhard Kubik.

LE SON – l’écoute – LE GESTE

Acess to the English translation: SOUND – Listening – GESTURE
Retour à la page d’accueil : Emmanuelle Pépin et Lionel Garcin

 
 
 

LE SON – l’écoute – LE GESTE
dans l’improvisation

Emmanuelle Pépin

Février 2018

 

Sommaire :

Partie 1 : LE SON – l’écoute – LE GESTE dans l’improvisation
Partie 2 : LE SON – l’écoute – LE GESTE dans la composition instantanée
Le moment de la composition
L’écoute
Les muscles, écoutants de l’espace
Les fascias, écoutants de l’indicible
Les os, le squelette, écoutants de l’espace
La colonne vertébrale
Les articulations, écoutantes l’espace
Les organes
Les liquides
Les veines, artères, capillaires
Les nerfs
Nos sens, écoutants de l’espace
L’espace autour, l’écoute externe
Le son, le temps
Les lignes du son
Textures et matières du son
Conclusion

 

Partie 1 : LE SON – l’écoute – LE GESTE dans l’improvisation

Danse et musique sont reliées indéniablement.
Plus précisément mouvement et son.
Chacun d’eux tirent leur origine du corps, d’un corps conscient.
Ils jaillissent à partir d’un acte de présence.
Leur source est là, au creux de soi. A portée.

L’apparaitre et la propagation des phénomènes sonores ou dansés prennent des formes différentes, l’une plus visible, l’autre plus audible. Quoique !
La danse crée du son, nait du son même – un lointain au dedans de soi, un souffle, un
battement, un élan vital.
Le son vient d’un instrument qu’une personne joue, il provient du corps, d’un
mouvement, il est mouvement. Mouvement « résonnement » visible.

Dans une pièce improvisée, danse et musique existent ensemble dans le même espace, danseurs et musiciens sont relies entre eux par l’acte d’écoute et par la contemplation, pour se jouer de l’instant qui passe.

Fulgurance.

Se laisser inviter par l’espace même.

Ce ne sont donc pas des outils, ou des « scores » d’improvisation que je proposerai ici. Ils sont déjà̀ intégrés par chacun de nous, danseurs et musiciens. Cela fait partie de notre discipline et pratique, qui là aussi, se tiennent la main pour improviser.
Et je situerai davantage mon point de vue sur l’improvisation « libre » sans code pré́-établi.

C’est plutôt une expérience partagée de l’écoute, et une plongée dans le corps.
Corps du danseur, corps du musicien, corps de l’instrument – corps d’écouté –

Il est évident que des composantes comme le rythme, la durée, la texture, les hauteurs, volumes, notes, silence, mélodies, point d’attaque, contre-temps, impact, résonance, résonance de la résonance, arrêt, saccades, pré́-mouvement, énergie, pulsation, tempo, sources sonores, propagation, direction du son dans l’espace, partitions, scores, entrées-sorties, superpositions, entrelacements, sont des éléments avec lesquels le danseur joue. Le musicien aussi.
Le musicien peut aussi accompagner le danseur, le danseur peut accompagner le musicien, musiciens et danseurs peuvent s’accompagner ensemble, ou pas.

Peut-être d’avantage « s’accom-poser » ensemble.
Ils partagent ces étendues mémorielles, ces territoires d’impressions et d’expériences
accumulées et sans cesse rénovées par la fraîcheur de l’Instant.

Chacun d’eux, par son habilité, à la fois, s’amuse mais en même temps, se laisse traverser, et écoute intuitivement à la fois le chemin du son dans l’espace, dans l’instrument, dans le corps.
Plus habilement, l’artiste peut sentir les lieux du corps touchés précisément par le son via son impact, ses rebonds, ses pauses, sa texture, sa vitesse, ses élans, ses surgissements, son intensité́, sa qualité́, sa disparition, sa résonance, sa circulation, son enjeu sur nos cellules, nos mémoires, nos émotions, nos réservoirs enfouis.
Il peut juste se laisser toucher.
Le musicien ou danseur peut parfois même sentir les particules d’énergie(s) modifier l’espace et notre présence.
Il compose avec l’invisible.

Le corps et toutes ses couches et composantes – peau, tissu musculaire, liquides, organes, systèmes lymphatiques endocriniens…, rythmes internes, état, température, accueillent le son.
Le corps (bien entendu celui du danseur, mais également celui du musicien) est un résonateur, un canal au travers duquel le son circule, active et transforme notre présence.
Le danseur écoute comment le geste qui en découle, se place, s’invite dans l’espace au même titre que la note, que le son.
Comme un son gestuel, un son silencieux.
 
 

Contemplation et écoute de l’espace sont au cœur de l’improvisation.

Contemplation et écoute de l’espace sont au cœur de l’improvisation.
 
 

Attention portée, avec ce regard d’enfant, sur les phénomènes
 

La force de la confiance
 

Un corps paysage, un corps espace, un corps résonateur et résonant, un corps d’écoute.
Un état organique, sensible, poétique et un espace de création
 

Comment l’espace, nous offre la possibilité́ de créer, de transformer, d’être transformé.

Comment nos présences (musiciens, danseurs, publics) modifient l’espace, l’architecture, le son, l’atmosphère.

Et enfin, comment le dialogue entre le(s) corps et l’espace même s’établit.
Comment l’écoute, activée en chacun, transforme l’espace et par là même la composition.

L’écoute est à l’origine de la composition.
 

Comment, par cet accord organique, intuitif, sensible, musiciens, danseurs, poétes de l’instant, saisissons des phénomènes qui sont en train de se manifester, en même temps que surgit le sens, le sens de l’inattendu, de la composition, de la découverte et de l’écriture.

En tant que « performeuse » et artiste de la danse en composition instantanée, il m’intéresse ici de juste partager ce qui m’est apparu au sujet de la relation entre musique et danse, son et mouvement. Le mouvement dansé comme étant un mouvement sonore silencieux, une énergie dont la trace est invisible, mais saisissable par l’écoute portée. Et que le mouvement sonore est une trace audible, mais aussi un geste porté, issu du corps.

L’écoute est commune.
Elle est au milieu
 
 

Il y aurait tout un inventaire de correspondances évidentes, et sophistiquées relatant les particularités du son avec les particularités du geste : les complémentarités, les similitudes, en prenant en compte aussi les caractéristiques de l’instrument (sa forme, son matériau, sa résonance, son poids, sa maniabilité́ ou pas, sa texture, son origine, son utilisation, son son, et le son que chaque musicien crée et laisse s’exprimer).
 

Il y aurait aussi tout un inventaire possible de « scores » de sortes de codes qui nous permettraient de jouer ensemble. Mais cela fait partie plutôt du travail, de l’apprentissage, de la discipline que chacun raffine au quotidien dans son art.
 

Avant tout chose, c’est la question du phénomène qui se manifeste qui m’intéresse et comment l’écoute et la contemplation sont au cœur de ces manifestations avec lesquelles nous jouons ensemble pour composer dans l’instant.

C’est donc sur le comment nous pouvons porter notre attention sur ce qui nous est commun, notre terreau d’entente : notre présence, notre écoute, notre corps et l’espace

Et c’est juste un moment où nous allons ouvrir nos champs d’écoute. Et accueillir ce qui est en train de se vivre, en tentant de mettre de côté́ nos représentations, nos attentes, nos aprioris.

Mon corps laisse émerger la pensée, une connaissance, une re-connaissance.
Mon corps présent, mon corps dansant. C’est un jeu de mots et de corps qui s’expriment ensemble ici.
Mon corps conscient ou plutôt la conscience ou les consciences en mouvement dans mon corps accueillant.

Ce n’est pas une conférence à proprement parler, ni un atelier, c’est une autre forme que je ne saurai nommer. Vous devenez auditeurs, spectateurs, acteurs tout à la fois.

C’est donc une expérience de l’écoute, de l’attention portée. Du regard aussi.

Une tension vers

Un fil tenu, tendu et souple à la fois, vers ce qui se manifeste en soi et autour de soi, et de repérer, de noter peut-être ce qui est en train de se passer, tout en laissant émerger pour chacun cette question de la relation : danse et musique dans sa propre expérience.
 
 
 

L’espace entre soi et le monde.
Cet espace vivant, vibrant de l’entre, du milieu, de l’ouvert.
 

L’espace que nous partageons simultanément, danseurs musiciens, improvisateurs – poètes de l’Instant, de l’Instant fulgurant, du pas-sage du temps.
Temps- traversées
Espace de liberté́, de conquête de chaque instant – rafraîchies
Espace de dignité́ et de responsabilité́.

L’espace de l’écoute et de la contemplation offrant et partageant ensemble l’apparaître d’une manifestation qui survient en même temps.
Pré – ce qui précède – naissance, apparition, surgissement, déploiement, disparition d’un évènement (sonore, gestuel, ou autre) résonance – résonance de la résonance, saisis par notre perception et notre conscience.

L’écoute est commune.

Elle est au milieu
 

Être au milieu
Être au cœur
Être en relation

Nous sommes des êtres de relation et nous ne pouvons faire autrement que d’être en lien. En lien avec notre environnement, dont nous faisons partis intégrants.
Nous sommes un lieu, un espace dans un espace élargi : le monde
Un point au milieu d’une étendue
Un détail dans une globalité́
Un petit « tout » dans un corps sensible,
Un lieu de passage
de traversées
Un territoire unique s’osant à accueillir
et partager, par le jeu du sensible
Un espace commun où le geste, quelque que soit sa forme (dansée, sonore, picturale) est projetée de l’instant et s’inscrit dans une écriture radicale et éphémère.
Une écriture de l’ensemble – de l’unité́.

Notre corps est une étendue d’écoute, de vies, de palpitations, de pulsations, de battements, de flux incessant. Nos cellules se renouvellent sans cesse en même temps que d’autres meurent. Apparition et disparition tenues ensemble.
Nous sommes composés de rythmes, de larges oscillations, qui résonnent d’avec le monde. Un paysage intérieur sonore et, impulsé par ce battement vital, un souffle irradiant dans tout notre corps, qui à son tour résonne de notre être, de notre histoire, de notre identité́, de notre culture, de ce qui nous constitue.
Flux et reflux.

Transformation(s)
Trans-mutations
 

L’espace en nous écoute le battement du monde, et l’espace nous écoute
Porosité́.
C’est déjà̀ un dialogue silencieux, comme en sourdine –
une « respiration » universelle, connue et reconnue par chacun d’entre nous.
Un mystère aussi.
Une friction irrémédiable de l’inconnu et du connu.
Et c’est avec ça, que nous évoluons, que nous composons, que nous improvisons. L’insoupçonné́.

Nous découvrons et raffinons notre Sentiment de l’espace
à chaque fois !
Nous actualisons dans l’espace-temps du présent, avec pourtant tout ce que nous détenons, ce que nous savons de nous-mêmes, ce que nous ignorons. Nous jouons entre à la fois reconnaître, oublier, mettre de côté, faire abstraction, inhiber, renouveler, innover, construire et « dé-construire ».

Nous naissons dans l’environnement, nous survivons et vivons de cet environnement, de cet air. Nous respirons le monde dès notre arrivée, nous nous adaptons, et nous faisons preuve d’une grande inventivité, pour entretenir cet espace de rencontre, créer au mieux possible un juste équilibre d’une unité d’avec le monde et d’une distinction.
Un dialogue de l’altérité

Notre corps respire, inspire, expire, fait des pauses naturelles. Nous nous laissons inspirer, nous nous laissons expirer, nous nous laissons nous déposer dans notre silence.
Notre pulsation interne bat au creux de notre monde, bat vers le monde, bat du monde, bat simultanément et en résonance d’avec le monde…
 
 
 

L’espace nous offre l’écoute
L’espace est écoute
L’écoute est espace
L’espace invite
L’espace dévoile
 

Nous co-habitons ensemble avec l’espace, des inséparables – indéniablement. Nous, danseurs-musiciens, improvisons à partir de cette co-habitation.
Nous prenons en considération les composantes du milieu : l’humeur, les couleurs, les formes, la lumière, les trouées et remous de l’air, l’énergie, les odeurs, les matières, les sons, les êtres vivants, les souffles, les frottements, les déplacements, les plantes, les animaux, les humains, les minéraux, les objets, l’invisibilité, les présences-absentes, les mémoires, l’architecture sont de riches supports, plutôt de véritables partenaires à notre composition. A nos improvisations. Impropositions, impromptusition, position- com
Perception large et subtile.
Nous nous tenons au courant.
Nous nous laissons porter par le flux. Et nous nous tenons prêts à jouer des apparitions-disparitions.

Origine du surgissement d’un geste premier, source sonore ou/et dansée, propagation, rencontre, conditions du milieu, l’écriture instantanée se révèle dans cette complexité simultanée.
Ce n’est pas une relation binaire (parfois oui) – musique et danse, son et mouvement, mais ternaire voir à quatre temps, même expansive-dilatée-contractée : espace artistes publics ensemble tendus dans (vers-avec-pour) l’écoute.

C’est aussi une relation du lointain, et du proche, de l’Ici et de l’Ailleurs, en lien avec la pulsation souterraine au travers de la gravité, et de l’air.
Un ici et maintenant d’avec le jadis et l’ad-venir.
Un air du temps !
À contre-temps
 

Et notre présence (ce corps présent), résonnante de cette diversité́, à son tour transforme ce qui nous entoure.
Récepteur émetteur à la fois
transmetteur – transm-être
Aller retour – dedans dehors –
Mouvement concentrique et excentrique
Dilatation rétraction expansion
Fabuleuse et naturelle vie de la cellule.
Battement physiologique
Expression du vivant.
Organicité de l’écoute.

Dévoilement du sens par l’écoute.
 

L’écoute est une activité, une capacité qui nous est donnée, un mouvement en soi, un éveil, un acte, une saisie de ce qui est.
Un état         de non vouloir.
Être prêt à.… être tendu vers !
À l’affût, un aguet

Un état d’être soi, hors soi, simplement, disponible à ce qui émerge, arrive là et s’enfuit presque aussitôt. Il y a déjà dans l’apparition sa disparition. C’est notre attention qui la rend vivante, réel à nous-même, existante dans l’espace, élément de composition. Le surgissement et son voyage dans l’espace devient entité, matériau de l’écriture fugace laissant en même temps révéler la matière du temps.
 
L’écoute nous permet à nous, entre autres, artistes, de créer, et de pouvoir saisir ce qui se manifeste, au plus profond de nous, en dialogue avec l’environnement, en lien avec le monde (ou/et une idée, un paysage, une personne, une émotion, une situation, un événement, une nécessité, une absence, un questionnement, une impulsion, une vague intuition, des réminiscences un quelque chose qui nous touche ou pas,
 
a mystery, an “it”, a question without answer).

Un plaisir pur.
 

Nous composons avec, dans, autour, à l’invitation du milieu dans lequel l’improvisation se dévoile.
Tout est là, à portée d’oreille, à fleur de peau, à juste prêt à, juste l’être-là
Agilité intuitive et cognitive, vivacité d’une conscience activée par l’écoute pour capter ce qui est, ce qui se pressent avant même la manifestation, dans l’air. Silencieusement, au travers d’une pulsation souterraine et aérienne déjà là, musiciens danseurs – poètes de l’instant, nous nous pré-disposons à procéder intuitivement à un état des lieux immédiat. A laisser venir à notre conscience et notre perception l’état d’esprit

de cette écoute du silence, ouvrant l’espace

Que nos corps disparaissent (ou du moins la sensation de notre corps) pour ne laisser apparaître que le phénomène de l’essence du son, de l’essence du geste au travers de nos actes créatifs et donner existence à ces jaillissements joyeux : les pièces improvisées.
Les uniques écritures poétiques de l’Instant et de l’Espace, qui s’offrent au vide et disparaissent aussitôt, ne laissant dans l’air, qu’une Unité évidente, un accord irrationnel et mystérieux ou peut-être grâc(e)ieux.

Ces enchantements insaisissables, saisissables et disparaissables, rejoignant dans le même moment, en un sourd cheminement en nous, un lieu de notre corps. Tels les songes se glissant vers d’autres zones du cerveau.
Transmutation physiologique d’un ailleurs, d’un « ça » mystérieux et délicieux qui nous crée nouvellement, à chaque expérience prégnante.

Des migrations de mémoires-vivantielles qui nous deviennent, nous animent, nous ramènent l’ailleurs dans les tissus de nos corps, nous déshabillent et nous rhabillent. Car n’est-il pas une mise à nue si nue que de se dépouiller de ce qui nous fait, pour nous laisser « porositer » d’un mystère innommable, nous laisser bouger par ce qui échappe et nous saisit ? Nous laisser devenir un autre-soi sans se perdre non plus.

Sans perdre pied, mais toujours en laissant frôler-frolattrer en nous cette folie, cette fantaisie irrationnelle permise ici dans le maintenant de l’écoute large, dans ce jeu d’enfant grand.

Métamorphose
 
 

 

Partie 2 :
le son – l’écoute – le geste
dans la composition instantanée
une phénoménologie du corps sensible

Comme le monde est large
Et comme notre écoute peut être infiniment grande et raffinée
C’est une disponibilité
Un état
L’écoute est un acte
Un acte de présence

Ici, l’architecture spatiale, sonore.
Le paysage, le milieu avec ses particularités, ses composantes.
Un espace précis, situé, dans un espace-contexte, plus large

Considérons le tout
Le lieu même, ici et maintenant :

  • La salle ou l’espace de jeu (avec les présences sonores, olfactives, tactiles, visibles, invisibles, humaines)
  • Et l’espace élargi, l’étendue : plus loin que la salle (le village, les montagnes, les rivières, reliées au paysage d’ici qui s’étend jusqu’à la mer, jusqu’aux autres continents, le proche relié au lointain par la terre, par l’air)

Et revenons ici et maintenant
Dans le présent
Pour apprécier littéralement ce qui est
Ce qui se vit
Écoutons cet espace
Écoutons cet espace nous bouger Dans l’immobilité́
Écoutons le phénomène

Laissons nos sens s’éveiller. Nos cellules adorent ça
Elles sont joyeuses lorsqu’il est laissé la place au corps d’écouter
Attention douce portée sur l’instant
Laissons les sons nous parvenir
L’espace entre les sons
L’espace entre les silences
L’espace du silence composé de sons
Les sons entourés de silence
Les sons proches, lointains
Écoutons le sens (insensé) se révéler du silence
Se soulever de lui-même

Écoutons notre respiration, nos battements
Écoutons nos rythmes au milieu des sons architecturaux, de l’espace
Écoutons les mouvements de notre Vivant

Écoutons l’autre, les autres, dans l’espace, en train d’écouter
Écoutons l’écoute

Écoutons le tout comme une large partition de sons qui cohabitent ensemble
Qui participent ensemble
Et,
Notre présence au cœur
Notre attention tournée, activée

Qu’est-ce que ça change
en nous
Dans l’air
Dans l’atmosphère
 
 
 

Le corps est présent
Par là même notre conscience
Présence _ Participation
Nous actons, plus que nous sommes acteurs
Nous participons d’avec ce que nous sommes
Et nous sommes différents
De ce fait, nous participons différemment d’avec notre écoute
Et notre regard sur le monde est différent
Notre écoute est variable
Selon chacun, selon notre humeur, notre état, nos émotions, les conditions etc.
Notre propre écoute est sans cesse en train d’évoluer
Et notre regard sur le monde évolue en nous
Malgré nous, en dehors de nous-mêmes
Nos gestes se modifient
et comme nos écoutes sont si différentes, danseurs, musiciens, improvisateurs, nous nous enrichissons de cette diversité. Le partage est une des saveurs de l’improvisation. Nous goûtons à ça.

Pourtant nous avons des résistances, des habitudes
Et c’est en tentant de nous éloigner de nos résistances, de nos attentes, que nous pouvons accueillir, innover, oser, nous étonner

 

L’improvisation est l’expérience de la découverte.
Nous découvrons la découverte en même temps que nous nous découvrons.
L’improvisation est l’expérience du dévoilement.

C’est très dynamique
nous devons être vifs, agiles, et tranquilles pour « survivre » à cette fulgurance, à cet éphémère.
 

Nous osons cette vulnérabilité́, cette force fragile
cet intime délivré́ à l’espace
ce retentissement lointain jusqu’ici
cet état présentiel
phénoménal
 
 

le moment de la composition

Une embarquée
C’est déjà̀ un mouvement en soi
Qui dit mouvement dit changement
Changement
Présences     absences
Mobilité́     immobilité́
Sons     silences
Le vivant
La manifestation du vivant

La danse est l’art du silence en mouvement
La danse est l’art sonore inaudible
La danse est l’art du geste de l’écoute
La danse est la musique de l’élan intérieur
La danse est la calligraphie de l’espace, dessinant et sculptant des paysages invisibles
La danse est la capacité de laisser vivre l’espace entre
Entre soi et l’espace autour

La danse, en composition instantanée, c’est comme laisser vivre l’espace du vide
L’espace du rien

Le sourd retentissement

La musique est l’art du silence en vibrations audibles
La musique est l’art du mouvement sonore
de la modulation visible et audible en même temps
La musique est l’art de l’écriture de l’écoute
La musique est la voix de l’élan intérieur
La musique est cette respiration large calligraphiant l’air, dansant avec lui
dessinant des paysages sonores et invisibles
elle s’écrit dans l’espace
elle le sculpte

Danse et musique se situent là

ensemble, ou plutôt en même temps

sans pour autant « jouer harmonieusement ensemble »

Danse et musique jouent ensemble ici de l’évidence
 

Et
laisser apparaître
L’émergence d’un inconnu
D’un étonnement
Se laisser traverser
Capter

Saisir

Imaginer

Construire déconstruire
 

Composer

Ré inventer un espace nouveau
 

Une poétique de l’instant
 
 

Pour cela, c’est une expérience sans cesse renouvelée
elle se partage, se nourrit en multipliant les possibles

des désirs, des rencontres, des rêves, des intuitions, des aspirations, des affinités, des élans du cœur, des conditions fortuites ou aléatoires, des contextes, des âges.

aucune fixité
rien n’est dans le figé

Composer dans l’Instant suscite une capacité à stimuler nos sens, notre perception, notre imaginaire, notre fantaisie, nos sentiments, nos pensées, nos émotions, nos concepts, notre intuition, nos rêves, nos désirs, notre savoir, nos idées pour créer.
 

Écrire dans l’instant suscite une adaptabilité à ce qui se présente, se pré-dispose.
 
 

Une disponibilité à être
Sans attente du résultat
Mais simplement se laisser entrainer par le voyage du mouvement qui est en train de se manifester (mouvement sonore, pictural, musical, corporel, vocal, visuel, etc..) et le saisir en même temps, avec pour visée peut-être celle d’élaborer une composition.

Être dans le processus même et écouter ce processus en train d’exister
Contempler
La danse est une contemplation
Une méditation dynamique de l’esprit et du corps présents

La musique peut être une écoute de cette nature-là,
une écoute « réversible », écoute miroir presque
Danse et musique se regardent, s’observent, s’apprivoisent, se distancent, se rapprochent, co-habitent, s’accordent, ou pas
elles vivent ensemble dans une écoute contemplative, au cœur et avec un espace.
 
Nous ouvrons un espace en nous-mêmes, et autour de nous ; nous invitons l’espace même à rencontrer notre espace interne, et à laisser notre espace interne résonner dans le monde.
Et
écouter la résonance de la résonance
L’écoute de l’écoute
C’est peut-être ça « créer dans l’instant »
C’est une expérience de ce qui échappe
Une traversée, se laisser traverser,
Subtile expansion de l’ouvert
 
Accueil de l’inconnu
Reconnu
Se sentir acter
Responsabilité de participer à l’œuvre qui est en train d’exister
 
Nous sommes là, juste un élément parmi d’autres éléments, un paramètre vivant parmi le tout, nous sommes des êtres conscients de ce qui se crée.
 
Humilité
Humanité
En dehors de toute hiérarchie,

Danseurs et musiciens nous nous tenons ensemble sur une ligne ou un point, qui se dilate et se soutient d’avec la gravité, d’avec l’air, d’avec l’univers.

Lignes et ondes expansives vers un infini
Constellations mouvementées.
 
 
Pour cela, danseurs et musiciens laissons ouverts les possibles du moment

–    nous partons de notre corps
 
–    nous faisons l’état des lieux en repérant ce qui est autour de nous, en nous rencontrant
 
 
C’est un bonjour
Une sorte de salutation
 
une reconnaissance du Vivant
gratitude de l’instant
 
le corps : véritable cartographie

une architecture à lui tout seul
un paysage sonore audible et non audible un corps rythmique
un langage infini
un territoire immense
en renouvellement
un monde à part entière
un phénomène<:p>

l’espace sonore : véritable cartographie

une architecture à elle seule
un territoire immense, sans cesse en changement
en renouvellement
un monde à part entière
un paysage
un phénomène

la rencontre : l’interaction est immense

le champ des possibles infini
les variantes aléatoires
les compositions multiples
les accords probables et improbables
les gestes insoupçonnés- inimaginables
les correspondances (ou pas) spatiales, temporelles, énergétiques, émotionnelles, culturelles démultipliées.
Les accompagnements variés
Le champ acoustique élargi
 
 

Comment, peut-être, mieux se saisir de ce qui est à portée
 

L’écoute
l’espace de rencontre entre le monde interne – notre corps – et le monde externe, ici, le paysage sonore- gestuel
 
–   l’écoute interne
en relation avec le son
 
–   le corps
 

Je tente ici, par des « paramètres » qui m’apparaissent fondamentaux mais non exclusifs, de proposer une sorte de décryptage de comment le corps/esprit se mettent en jeu pour créer dans l’instant en lien avec cet espace (sonore)
 
Je cite ici d’une manière très succincte ce que chaque paramètre peut entrainer et stimule comme capacité à être en lien avec cet environnement :
Je pars de la constitution du corps physiologique et anatomique d’abord, des capacités pour s’étendre vers notre esprit, nos sentiments, notre affectivité, notre créativité
 
–   l’oreille, la peau, les muscles, les os, les articulations, les sens, la perception, les sentiments, l’imaginaire, la fantaisie, la contemplation et la poétique
 

L’oreille : sens de l’audition architecturé en forme d’entonnoir spiralé, laissant passer les sons, sous forme de percussions et vibrations dans le conduit auditif, vers le cortex, par des impulsions électriques ; toute une terminaison nerveuse communique, traduit et reconnaît les informations venant du monde externe
 
l’oreille : centre de l’équilibrage – oreille interne
 
Nous nous tenons en équilibre par l’écoute
Entre équilibre et déséquilibre constant
 
Vacillement de l’écoute
Une danse musicale infime qui chuchote en nous les secrets de la gravité et de l’alliance de l’air d’avec la terre
 
L’oreille : petit récipient, creux, dans lequel se loge un liquide. Ce liquide accueille les sons. Il est transvasé et sans cesse en quête de retrouver l’horizontalité. Pourtant, dès que le corps bouge, le liquide est ballotté, presque un renversement en soi. L’écoute est sans cesse renouvelée.
Inconstance permanente
Dès que nous bougeons, nous offrons à notre oreille une multitude de nouveaux possibles. Oreille et niveaux de l’espace jouent ensemble. On n’entend plus de la même manière allongé, debout, assis, à quatre pattes, en sautant, en pivotant, en écoutant.
 

la peau : membrane poreuse, laissant traverser les particules de l’air, les filtrant, les écoutant.
La température, l’oxygène, l’humidité, l’atmosphère, les matières, les vibrations, l’humeur dans l’air sont captées par elle
La peau relie et sépare du monde externe
La peau frontière – lisière offerte
La peau matière vivante et sensible
En éveil permanent
Frissonnante
 
À l’écoute vibrante
Activité de la peau
La peau écoute le monde dans lequel notre corps se meut, se ressent
Où notre présence a lieu
 
L’écoute par la peau, dans le corps, dans mon corps dansant, stimule une écoute en douceur, ronde, vaste. La peau qui écoute s’élargit de partout, tout autour. Elle enveloppe. Elle caresse, elle effleure, elle glisse, elle traverse, elle s’étend à son tour, se rétracte aussi, elle adoucit les tissus du dessous, elle enrobe le monde, elle s’arrondit du monde ;
Elle s’accorde
Elle s’ouvre et accueille même ce qui est « désagréable »
La notion d’agréable et désagréable est mise de côté pour laisser la place à l’acceptation de ce qui est
La peau laisse le voyage de la vibration du son pénétrer jusqu’à elle
Elle l’accueille sans a priori
La peau reçoit
Simplement
Elle invite le monde du dehors à se glisser, à entrer dedans, à être filtré aussi
 
L’écoute par la peau est celle de l’écoute de l’enfant. Dans un étonnement doux, naïf
 
Elle est subtile
Elle décèle les recoins
Elle reçoit le moindre son, même inaudible
Elle touche l’invisible et est elle-même touchée par cet invisible
 
 
Le corps immobile et le corps en mouvement
L’un en statique apparente
L’autre dans une mouvance qui change l’appréhension du monde autour
Le corps entrainé dans l’espace déstabilise l’écoute, la modifie, la dynamise.
Tout va très vite. L’écoute est dynamique et s’amuse de ça.
   L’oreille interne s’adapte sans cesse, la peau prend le relais au retard de l’équilibre
La peau nous soutient, communique sans cesse et crée le passage entre dehors et dedans
Les sons la percutent, la font vibrer, la caresse
La peau peut se rendre disponible (bien-entendu selon la capacité de l’esprit à accueillir et être prêt à…)
L’oreille parfois non
Les oreilles ne portent pas de paupières comme les yeux
Elles ne se ferment pas mais toutefois, même constamment ouvertes-offertes, si l’attention de notre esprit n’est pas participative de l’écoute, alors nous pouvons faire abstraction de certains sons.
Et même parfois, avoir le sentiment de ne plus rien entendre.
 
L’écoute par la peau se faufile entre son et silence
Elle fait office de liant
C’est un continuum d’écoute
Elle est large cette enveloppe et la largesse du monde la reconnaît
Ils explorent ensemble l’immensité
Une sorte de totalité
L’écoute de la peau est globale
Même si parfois un son touche une zone précise, un détail du corps global, très vite tout le reste est touché
Il y a une immédiateté
Elle est comme l’onde, elle irradie
L’écoute par la peau est comme une eau, un flux
L’écoute par la peau propose d’emblée le double mouvement : ma peau touche le monde, et le monde est touché.
(Je suis touchée du monde qui est touché !)
 

La peau, organe, écoutante, renvoie à son tour à l’espace-autour : une énergie ; la chaleur du corps se modifie, et les particules d’énergie du corps se propage à l’air. L’air écoute la peau, il reçoit les informations et se re constitue d’elles.
L’air est le liant avec les objets, avec les instruments, avec les musiciens, avec le son
L’air est l’espace même
L’espace écoute notre présence, les présences
Les sons voyagent dans l’air sous forme de particules en vibrations
Les vibrations viennent jusqu’à la peau,
Les vibrations énergétiques du corps voyagent dans l’air et rencontrent les vibrations du son
Les vibrations entre-elles se rencontrent
Le son écoute notre présence
Notre présence transforme le son
Comme le son transforme notre présence
Aller retour
Dialogue permanent qui parfois nous échappe
Le corps, lui, reconnaît
Connaissance innée
reconnaissance tactile, vibratoire
dialogue invisible
dans l’air
du temps
à fleur de peau
à fleur de matière sonore
à fleur d’air
l’écoute affleure
affleurer : apparaître à la surface
 

Les muscles, écoutants de l’espace

Masse profonde du dessous
Les muscles s’étirent, se contractent, répondent aux informations des ligaments, des terminaisons nerveuses, en soutient d’avec le squelette, via les tendons, ligaments, fascias.
L’écoute est plus profonde, plus pénétrante
Elle est dense
Épaisse, extensible, maniable, élastique
L’écoute là encore est dynamique, mais peut offrir une autre temporalité que l’écoute par la peau.
Là, les sons parvenant jusqu’à eux, ont déjà eu le filtre de la peau, et sont comme impactés. Les sons rebondissent, percutent, pénètrent, se diffusent en suivant les stries profondes, les ridules ouvertes. Les sons sont pétris, malaxés, comme atomisés. Ils sont comme entourés des milliers de fibres musculaires, parfois ils sont comme retenus prisonniers en un lieu.
L’écoute par la masse musculaire est comme une absorption vers les tréfonds indicibles.
Elle offre à la danse une empreinte sonore et tissulaire silencieuse, dense.
Elle donne à goûter au détail, à la masse, au plein d’une zone, par l’impact du son, habitée de l’étrange, de l’inattendu.
L’écoute par la masse musculaire échauffe, elle est charnelle.
Peut-on parler d’une écoute charnelle ?
La peau : écoute subtile de l’invisible
Les muscles : écoute charnelle
Le squelette : écoute structurelle et résonance

Les fascias, écoutant de l’indicible

Ramifications multiples et aquatiques, les fascias sont un circuit subtil et incroyablement riche d’une multitude de chemins, alternant filaments et capillaires si fins, avec des « gouttes en creux », où l’écoute se faufile, s’attarde, fuse, à une vitesse insoupçonnée, une vitesse proche de la lumière, une écoute lumineuse et radiante.
Elle échappe à la rationalité et à la maîtrise.
L’écoute par les fascias est une dentelle de lumière.

Les os, le squelette, écoutants de l’espace

Architecture sophistiquée, charpente solide et souple à la fois, elle nous tient debout
ou pas
Elle est complexe et propose des lignes, des segments, des courbes.
L’écoute par les os offre la résonance au plus profond de nous.
Les os accueillent les percussions, les vibrations et les font voyager dans les creux, les interstices du spongieux de la constitution des os, pour les dissoudre, les absorber, les « réverbérer » ailleurs dans le corps.
 
L’écoute par les os vise le noyau de la cellule
 
Le squelette est comme une chambre d’écho du silence résonant
Un lieu dense, d’une intensité atomique, nucléaire
Les sons extérieurs rencontrent là, en profondeur nos sons internes
Ils communiquent entre eux et se reconnaissent, se découvrent
Ils parlent un langage commun, atemporel
L’écoute osseuse est atemporelle
elle est implosive aussi.
 
 
Elle peut s’attarder là
L’écoute peut s’étendre dans l’immobilité
éternité éphémère de l’écoute immédiate
 
Elle pourrait durer
 
L’écoute osseuse est relayée par le jeu des articulations et des ligaments, des nerfs ainsi que les liquides et les organes.
Sans eux, elle ne parviendrait pas à conquérir les os, ni à voyager ailleurs, dans le corps et même au-delà du corps
Là encore, tout un réseau de communication d’un raffinement sophistiqué.
un rhizome, des racines, des tubercules
des ramifications de la peau à l’os partagent l’écoute, la diffuse, la clarifie.
L’écoute par les os est limpide, sans concession
presque brutale, archaïque.

La colonne vertébrale

Structure interne profonde, tige flexible tel un bambou humain flottant au dedans
Ligne souple, serpentant à l’intérieur de nous-mêmes
Ses courbes douces nous offrent des possibles – multiples
Flexibilité
Directions, extensions, flexions, rotations
C’est formidable
C’est là, à portée
Elle ne demande qu’à
Même si elle peut être tordue pour certains, figée, cassée, ou encore fragilisée, elle sait se mouvoir par l’attention qu’on lui accorde
Elle est déjà une danse interne, profonde, infime qui se déploie au travers du corps, dans l’espace
 
Et puis, elle est elle-même constituée d’espace,
Espace entre les vertèbres,
Disque huilé avec en son cœur le noyau
Telle la cellule
Une petite bille précieuse qui roule, s’ajuste aux moindres de nos mouvements, même touts petits
C’est pour ça qu’il est toujours possible de bouger, de danser, même si ce n’est pas visible
C’est un doux roulement, jeu de glissement perpétuel

                        Une colonne vertébrale elle aussi composée de plusieurs éléments, intelligemment organisés, de forme différente, de taille différente,
Ici, on découvre toujours d’autres possibles
L’écoute permet de suivre le mouvement de la colonne
Cette flèche aux deux extrémités
Le coccyx pointant vers le sol, tel un fil à plomb, jouant avec la gravité
tel un pendule repérant l’advenir à partir de notre longue ancestrale historicité, cette vertèbre qui fut un jour jadis une queue
Et la première vertèbre érigée à l’arrière du crâne
Élégance de la ligne courbe et verticale
Posture digne de nos ancêtres qui se sont dépliés, déroulés, avec force et fragilité, tel les jeunes branches des fougères, vert tendre, ballottées par les intempéries au milieu d’une forêt dense
La colonne – trait d’union entre la partie supérieure et la partie inférieure du corps Communication entre le haut et le bas
 
Elle visite l’espace du dedans en laissant se dessiner une forme du corps reliée à l’espace
Tracés des lignes
Calligraphie vivante – trait pur, unique et universel
Architecture humaine dans l’architecture de l’espace
 
La conscience de la colonne propose la clarté de là où on se situe
Elle nous met en lien, du plus profond vers la surface, l’environnement, l’autre L’écoute par la colonne est cet élan dressé vers le ciel et ancré dans la terre
l’écoute est élancée
en inconstante stabilité dynamique
double mouvement du haut et bas qui jouent ensemble
dans une flexibilité multi-directionnelle
l’écoute est là de tous côtés
une écoute aux aguets
oreille et colonne reliées ensemble dans cet instinct primaire et primate ramifications nerveuses et colonne raccordées ensemble de la périphérie à la profondeur humaine

Les articulations, écoutantes de l’espace

Les articulations et l’autour, sont le lieu de passage
C’est l’espace vide (mais toujours plein)
L’espace de liberté
 
Mécanisme, rouage, glissements, liquidité, là encore nous assistons à un véritable jeu d’emboîtement, de ramifications, de connexion, de rythmes. Un réseau parfait de communication.
Les espaces-mêmes écoutent
Ils écoutent, relayent, permettent la circulation du mouvement, le voyage de la vibration.
Un espace ouvert en soi
Un lieu d’écoute fine, et complexe offrant une multitude de possibles, de nouveaux chemins à emprunter
Les sons sont entraînés comme un flux, ils jouent dans l’attente joyeuse du mouvement suivant, ils séjournent juste le temps de trouver une nouvelle voie à emprunter.
 
L’espace articulaire est le lieu sensible d’une écoute empreinte de liberté
L’écoute de l’ouvert, des possibles
Il y a là des écoutes et l’écoute de ces écoutes
Une écoute très subtile et joyeuse
une écoute troublante et saisissante
car, le moindre tout petit mouvement provoque un grand bouleversement et c’est beaucoup d’émotions à ce moment-là de l’écoute
il y a tant de possibles, tant de mystères, d’inattendu
l’écoute au travers des articulations est déroutante et pourtant si savante.

Les organes

Cœur battant, valve pulsation, lenteur du foie, acheminement des intestins, filtre des reins, reproductions de l’appareil génital, rate, aération des voies respiratoires, ouvertures fermetures, tri, l’écoute est ici rythmique, involontaire, primaire, ancestrale et actuelle.
  L’écoute des organes vient rencontrer le lointain passé, le Jadis d’avec le présent.
L’écoute rejoint celle des cellules.
L’écoute est mémoire présente.
 
Mémoire cellulaire et mémoire à venir semblent dialoguer là, au creux de cette écoute très basse et humide, presque basique, primale. Primordiale.
 

Les liquides

Un océan en soi
un océan d’écoute constitué de flux et de marées
de cycles et de changements
de rythmes et de couleurs
bleues, rouges, transparentes
des méandres incandescentes, phosphorescentes, lumineuses
des lacs et des rivières, des veines et des artères, du plasma et du liquide intercellulaire, matrice extra cellulaire, liquides des interstices, des creux et des pleins, des infiltrations et des recoins, un paysage foisonnant et organisé ensemble,
des liquides qui s’oxygènent, se purifient, se filtrent, se transforment, s’expulsent, se régénèrent, se salissent, s’éclairent, se diluent, s’épanchent, stagnent, s’infiltrent, se logent, se répandent.
   L’écoute par les liquides et leurs véhicules est une écoute mouvante.
Les sons y sont étouffés, dilapidés, absorbés, transmutés, incorporés, ballottés, épanchés déménagés, « résonnés », réverbérés, impactés.
   L’écoute est fluctuante. Elle se joue de notre adaptabilité. Elle est un mouvement instable avec lequel nous savons faire un continuum de flux incessants
un mouvement si ancien,
un mouvement du corps humain, un mouvement du corps vivant, un mouvement des océans et des premiers vivants et survivants
l’écoute est ici primordiale
matricielle
elle provoque des marées d’errance et de sauvetage
des résonances désarçonnées
des gestes d’un jadis actualisé de ce que nous sommes aujourd’hui
un océan d’écoute que la peau retient, inhibe et qui pourtant se laisse entrainer par le flot des humeurs de l’extérieur.
L’air est alors un bon compagnon pour atténuer ces marées de mouvances et de résonances
le son venant de l’extérieur s’y aventurerait-il sous l’apparence d’une peau presque tranquille ?
Le danseur se tient là, au bord de ce tsunami, avec lequel il navigue, son écoute pour gouvernail.

Les veines, artères, capillaires : réseaux de circulation, communication

  Toute une complexité de ramifications qui irriguent nos muscles, fascias, organes, peau, de liquides colorés. L’écoute en est raffinée et flottante ; presque une écoute en
flou !
Une sorte d’écoute vague, tout en remous, en flux et reflux. Une écoute marine, une lave épaisse et fine selon les passages.
 
L’écoute est comme multiple, elle est de partout, « désorientée », en errance presque
Et pourtant si organisée.
Écoute mouvante.
 
Remous de l’écoute

Les nerfs :

une arborescence de filaments lumineux, du tronc vertébral à la surface de la peau, parcours électrique, à une vitesse vertigineuse.
 
L’écoute est indomptable, presque réflexe. Le mouvement est animé sans que la pensée n’ait le temps de le voir ni arriver, ni passer. C’est déjà fini.
L’écoute est presque atomique, si rapide.
L’écoute de l’instant instantané !
T

Nos sens, écoutants de l’espace

Éveillés par ces écoutes, nos sens sont stimulés à recevoir plus encore
Ils sont gourmands !
Synesthésie, nos sens se parlent entre eux, tantôt plus en éveil, tantôt s’épousant l’un avec l’autre, tantôt se distinguant, tantôt encore laissant apparaître des formes, des flux d’énergie.
 
L’ouïe n’est pas l’unique concernée (je porterai l’accent aussi sur le regard vers le geste)
A partir du moment où nous nous laissons toucher, le sens du toucher est touché !
Dès que nous bougeons, le monde bouge autour de nous et le regard est changé. Dès que nous écoutons, nous goûtons à notre pleine présence ici et maintenant. Nous savourons d’exister au cœur du monde.
   Nous créons un paysage nouveau, et notre sentir nous guide, intuitivement.
Tout est source de création, de repères, de composition(s)
 
 
 
Nous laissons jouer l’imaginaire, les sentiments, les émotions, les espoirs, les images, les souvenirs, les visions, la folie, les rêves, les trésors enfouis, les mémoires anciennes, les connaissances, l’histoire, les références, le quotidien, les absences, les désirs, les oublis, les paysages d’ici et d’ailleurs, les êtres croisés, aimés, les rencontres, les couleurs, les saveurs, les odeurs, les sons.
 
L’usuel devient inusuel,
L’ordinaire devient extra-ordinaire. L’extra-ordinaire devient notre ordinaire.
 
Tous ces « ingrédients » abondent en nous
Ils se stimulent d’avec le monde
Le son vient directement toucher notre monde interne.
   Nos sons, nos rythmes, notre énergie, nos sentiments, notre être.
C’est l’alliance des résonances
 
Le geste s’en saisit.
L’énergie du mouvement se propage, les vibrations circulent et s’entrecroisent.
 
L’énergie de la matière en mouvement (s).
 
 

L’espace autour, l’écoute externe
. Perception, écoutante de l’espace

L’écoute ouvre les interstices de notre monde interne
En ouvrant ces interstices, elle crée un sentiment d’être en accord
Alors dans cet accord tangible il y a une correspondance de fait, immédiate avec l’environnement.
Le paysage, dont nous faisons partis, devient infini
 
Le paysage-espace « désire » ou plutôt devient réel juste d’être écouté, d’être regardé, contemplé, intégré dans son ensemble
Tout est là, et l’acte d’écoute est ce véhicule nous permettant de voyager dans cet espace-temps, qui nous permet l’intégration de l’unité de l’espace, dont nous ne sommes qu’un élément.
 
Espace en soi et espace en dehors de soi établissent indéniablement une relation.
L’écoute de l’écoute ouvre encore plus large l’espace de rencontre. Elle le précise, le ciselle, l’entend. ça se passe comme en dehors de soi.
L’espace de l’écoute devient autonome.
   L’espace de création ouvert.
L’espace de liberté conscient.
 
 

Le son, le temps

L’écoute de la durée
L’écoute de la durée d’un son ou d’un geste offre le déroulé du temps et de ce fait, les probabilités et les micros évènements du son : fréquence, intensité, masse, amplitudes, effets, oscillations, vagues, hauteur, timbre, volume etc…
Elle propose la traversée du temps. Elle donne à sentir un ce qui précède, un début, un déroulement, une fin, une résonance et la résonance de la résonance
Passé      présent      futur      et tous les glissements du passé dans le présent, du présent vers le futur du présent dans le passé du temps qui n’est plus du temps n’existant pas du temps perdu du temps retrouvé du temps comme un espace où nous sommes existants.
Le temps du vivant.
L’écoute du vivant.
 
L’écoute du Temps est une prédisposition immédiate de la composition.
La composition comme une écriture de ce mouvement de l’écoute.
Une pulsation sourde au dedans de l’espace, dans la terre, dans l’air, en soi.
Une écoute de la relation des pulsations qui battent ensemble et qui, à la fois, se distinguent et créent une Unité.
L’écoute du UN
 
Une partition large de l’Unité dans laquelle les événements cohabitent, ponctuent, soulèvent, attaquent, rassemblent, s’éloignent, se distordent, s’assemblent, se font et se défont, se jouent ensemble seul(s) ou seul(s)-ensemble…
Des événements sonores, gestuels, qui dialoguent ensemble avec leur spécificité, leur différence, leur « assemblance ».
Des événements qui, trouvant leur origine et leur vie à la source de l’écoute peuvent alors facilement s’éloigner, être côte à côte, ou pas. Mais ils viennent de ce même lieu.
La racine de l’écoute.
Autrement dit la radicalité de l’écoute.
 
 
Tous les chevauchements, les croisements, les étirements, les phrasés d’un son ou de sons donnent à « imaginer » les trajectoires du son. Il en va de même pour la durée d’un mouvement, ses trajectoires. Nous pouvons écouter cela, cette musicalité du mouvement et nous pouvons aussi utiliser notre regard. « Voir » le temps.
L’entre-voir
Regarder les durées, observer dans le geste du danseur la temporalité. Cela se joue dans l’énergie du geste, sa forme aussi, ses accents, ses nuances à l’intérieur même d’un mouvement, le phrasé du mouvement, les qualités, les suspensions, les arrêts, les élans, les ralentissements, crescendo- décrescendo, musicalité, etc…
 
Écouter, regarder, sentir, toucher, goûter, percevoir sont des gestes-actes de l’écoute.
 
 
Temps et espace sont indéniablement reliés
 
Les oscillations du temps sont une multiplicité d’évènements, pouvant être distincts
ou pas. C’est une histoire de choix.
Le corps peut suivre cette temporalité. Il la contient.
Écoute par la peau, les os, les articulations, les sens et bien sûr les sentiments et l’imaginaire.
Tout réside dans l’attention portée vers
Le sentiment de l’espace.
Le sentiment de soi
le sentiment de l’entre-soi et l’entre-monde
le sentiment d’être au monde
 
Les bras, jambes, colonne vertébrale, ramifications nerveuses, lignes anatomiques, tels des antennes, captent et transmettent à l’espace dehors
   Organes, liquides, fascias, rythmes veineux artériels cardiaques endocriniens, énergie vitale, accueillent, émettent à leur tour.
Corps de l’instrument, corps du musicien, geste du musicien avec l’instrument, geste du danseur, sont les éléments compositionnels animés reliés à l’espace.
 
L’énergie du geste est lancée.
Trace invisible, audible ou pas.
Le corps se manifeste par l’écoute.
 
 
L’énergie du geste est lancée.
Trace invisible, audible ou pas. Le corps se manifeste par l’écoute.
 
 
 
Le son est un soulèvement,
Le son déplace le corps tout entier, le bouscule, le renverse
 
Le corps vivant est vibrant du temps
Les cellules reconnaissent ça très vite : les rythmes, la pulsation, les battements, les cycles, le phrasé, la musicalité, les intervalles, les nuances, les attaques
C’est inné     physiologique
 
 
 
Nous savons composer avec le temps
 
Le temps nous est donné, l’acte du temps plutôt
Pour combien de temps encore ?
 
 
 
L’écoute des rythmes internes est un battement,
Manifestation de la vie
   Notre présence devient un élément de la partition du monde

le petit dans le grand
le point dans l’immensité
l’immensité en un point
 
 
 

Les lignes du son

Les trajectoires
Les volumes
les perspectives
l’architecture
 
Source – passage – déplacement – traversée – fin d’un cycle – résonance
Ligne de fuite

D’éloignement
   De rapprochement

Les sons dessinent des lignes, verticales, horizontales, obliques, en spirale, en masse, en ondes longitudinales, en flux et reflux
Directions      multi-directions      a-direction
Les gestes aussi.
Danseurs et musiciens peuvent écouter ensemble ces lignes, ces traversées, ces géographies spatiales et temporelles. Ils peuvent aussi regarder ces lignes, les formes du mouvement, les chorégraphies (au sens littéral : écriture du corps dans l’espace), les cartographies des déplacements. Les carto-chorégraphies.
Écouter -voir – en même temps ou pas
Laisser le regard prendre du relief par rapport à l’ouïe, ou l’inverse.
Sentir peut-être que le musicien regarde le geste tandis que le danseur écoute le son, ou l’inverse, ou les deux.
Imaginer aussi, ces lignes sonores et gestuelles prendre corps dans l’espace. Les suivre ou pas.
Jouer alors de l’élasticité de l’espace et du temps.

Élasticité du son

élasticité du geste

Les sons s’amplifient de volume, de masse mouvante, créent des paysages de courbes, de volutes
Des flux d’énergies, des vagues que mon corps peut saisir, et jouer avec
Les gestes ont ces capacités là aussi, et le corps du musicien peut en jouer.
Le son crée des déplacements, se déplace et est déplacé par la présence des corps, des matières, de la lumière, de l’air, du volume de l’espace même, de parois, de l’atmosphère, de vide
 
Trouées d’air          brassage
 
Les sons jouent du vide
Ils s’y faufilent et le remplissent
Les sons ou plus précisément les vibrations du son s’émoussent des vibrations de l’air
 
 
La danse est une manifestation dynamique du vide
 
Les deux s’amusent follement ensemble
De l’espace entre
De l’invisible et de l’éphémère
 
Energie du geste dans l’espace
Traits d’énergie, pas de trace à l’œil nu, visible
Le geste n’apparaît que dans le vide et nait de l’immobilité
Le son n’apparaît que dans le vide et nait du silence
 
Ensemble ils trouvent l’accordage
Ils ne font qu’un
 
Les directions sonores visent le corps, le percutent, le traversent
Corps cible
Enveloppe poreuse de la peau
Le corps est touché
 
Il y a la zone d’impact du son
Puis la dilation, propagation du son en soi
Le son voyage
La vibration du son rencontre la vibration du corps
 
Le son est transporté, transformé dans le corps et par le mouvement du corps, son énergie
 
Le corps dansant modifie les trajectoires
Le corps dansant fait danser les sons, les lignes du son
L’énergie du son rencontre l’énergie du corps
C’est physique
Charnel
 
L’énergie du son, du geste, des mouvements au sens large, modifient l’espace,
touchent les parois, les hauteurs, les volumes de l’espace, transforment l’humeur et
bien sûr en même temps l’espace même touche.
méta-archimorphose
 
 
 :

Textures et matières du son

Textures et matières du corps
 
La chose même
Entrer dans la chose même
le grain
L’énergie moléculaire
 
L’essence du son, l’essence du geste,
L’essence de l’espace entre
 
Être et voyager au travers de la chose même
 
Le processus
Le trajet
le chemin
 
 
Une des responsabilités en tant que créateur de l’instant est de pouvoir contempler ce qui est en train d’être changé, ce qui est en train d’apparaître (et disparaitre), pour participer et composer avec
 
Commence le jeu de l’écoute de l’écoute
 
Composer avec l’ensemble
Et sentir l’acte de créer être presque autonome
Libre de pensées
 `
Détaché
 
 
 
Les sons et les énergies du son, des corps, du geste bousculent l’espace, le transforment comme en même temps, ou parfois alternativement ou encore par effets de résonance, l’espace nous transforme. C’est un aller-retour aussi mais c’est encore un ensemble, une complexité extra-ordinaire de toutes sortes de paramètres.

Conclusion

Nous ne pouvons tout saisir tant les multiplicités sont immenses : architecture, luminosité, zones d’ombre, état du public, disposition des artistes et des auditeurs–spect-acteurs, contexte, température, nombre d’artistes et de spect-acteurs, acoustique, matériaux, sol, hauteur plafond, éclairage, etc…
 
Il y a des choix que nous opérons ; ceux-ci sont aléatoires dans le sens où ils répondent aussi au moment présent et à notre degré d’écoute.
Il y a tout ce qui nous échappe, et qui pourtant font partie de la composition.
Et c’est parce que ça échappe, que nous composons.
Nous ne cherchons pas à trouver ce qui échappe. Surtout pas
et c’est sans doute là toute la rigueur à entretenir pour préserver cette fraîcheur de l’instant, de l’inattendu, de l’irrationnel.
C’est avec ce qui échappe, et ce « ça » qui nous traverse que nous ne voulons rien savoir, rien comprendre.
 
Mais juste, comme un miracle, s’émerveiller à chaque fois.
Ce sont tous ces moments de grâce, d’enchantements, que nous pouvons briller, non pour se faire remarquer
surtout pas
nous tenons à une certaine discrétion
à ces chemins de traverse que nous empruntons, empreintons, sans vouloir non plus laisser de traces mais plutôt à se donner à chaque fois, le plus généreusement possible, à faire confiance à cette force vitale qui nous anime, anime le monde.
À cette beauté précieuse qui réside dans cette merveilleuse aventure
où chaque être vivant est singulier, unique
où chaque singularité devient diversité et richesse de partage
où chaque espace, chaque son , chaque geste constitue un ensemble
né d’un vague désordre
d’un vide immense
d’un chao phénoménal qui a donné vie
à ce que nous sommes.
Et à ce que nous choisissons d’être et de devenir.

5 octobre 2022

 
 
 

Retour à la page d’accueil : Emmanuelle Pépin et Lionel Garcin

Espaces notationnels et œuvres interactives

Accès à la version originale en anglais: “On Notaional Spaces”
 
Accès à la version en français ; « Rencontre avec Vincent-Raphaël Carinola et Jean Geoffroy »:
 
Accès à la version en anglais : « Encounter with Vincent-Raphaël Carinola and Jean Geoffroy »
 


 

Espaces notationnels et œuvres interactives

Vincent-Raphaël Carinola et Jean Geoffroy

 

Résumé

Cet article présente une réflexion sur la nature des espaces notationnels dans les œuvres musicales interactives faisant appel à des dispositifs numériques. Il prend appui sur les expériences menées par les auteurs dans Toucher (2009) pour thérémine et ordinateur et Virtual Rhizome (2018) pour Smart Hand Computers[1].

Dans les musiques interactives les espaces notationnels sont corrélés à la structuration spatiale du dispositif, notion qu’il faut entendre dans le sens d’une extension de l’instrument traditionnel. C’est pourquoi composer une œuvre équivaut, du moins en partie, à composer l’instrument. Les espaces notationnels, autrement dit, les lieux rendant possible une écriture — et donc une interprétation — sont distribués parmi les différentes composantes du dispositif. La façon dont ses éléments constituant les dispositifs numériques sont interconnectés (le mapping), la logique algorithmique du «if-then-else» et la notion d’ouverture jouent un rôle fondamental pour le compositeur et pour l’interprète.

Or, dans le cas des dispositifs miniaturisés (ou embarqués, ou incorporés), cette structuration spatiale des composantes du dispositif semble absente et, par conséquent, questionne l’existence d’un espace pour la composition et pour l’interprétation. Une des solutions explorée ici consiste à concevoir l’œuvre comme une architecture virtuelle qui rappelle un « monde » dans le domaine des jeux vidéo. Cette architecture, ouverte à une pluralité de parcours, assume alors la fonction d’un espace notationnel en faisant appel, paradoxalement, à des techniques de la mémoire propres à l’oralité.

 

Le texte en version pdf  :

 


1.La notion de Smart Hand Computer est due a Christophe Lebreton. Elle décrit et généralise une des caractéristiques importantes d’outils du quotidien, tels les smartphones, qui regroupent une seul objet une inter- face de captation de geste et un ordinateur. .lisilog.com

Démocratisation de l’informatique musicale

Retour au texte original anglais : Democratisation of Computer Music

 


 

Comment le passé a le don de vous rattraper, ou
La démocratisation de l’informatique musicale,
10 ans après.

Warren Burt

Traduction de l’anglais: Jean-Charles François[1]

 

Warren Burt est compositeur, performeur, fabricant d’instruments, poète sonore, cinéaste, artiste multimédia, écrivain et créateur d’œuvres visuelles et sonores…

 

Sommaire :

1. Introduction – La Conférence internationale 2013 Computer Music
2. 1967-1975 : SUNY Albany et UCSD
3. 1975-1981 : Australie, Plastic Platypus
4. 1981-75 : Micro-ordinateur monocarte à petit budget
5. 1985-2000 : Accessibilité accrue
6. Période post-2000 : L’informalité des trains de banlieue et l’informatique en train sans lieu
7. Aujourd’hui : L’utopie des technologies musicales et les musiciens impertinents
8. Conclusion


 

1. Introduction – Computer Music, La Conférence internationale 2013

En 2013, l’International Computer Music Conference s’est tenue à Perth en Australie. Le comité d’organisation était présidé par Cat Hope[2], qui a eu la gentillesse de m’inviter à prononcer l’un des discours d’ouverture. Le sujet de mon exposé était la « démocratisation » de « l’informatique musicale ». Je mets ces termes entre guillemets, parce que les deux termes faisaient l’objet de controverses (ils le sont toujours), même si leur signification a peut-être changé, voire beaucoup changé, au cours des dix ans qui viennent de s’écouler. Mon exposé s’est situé dans des perspectives australiennes, parce que c’est là que j’ai vécu la plupart du temps pendant les 47 dernières années. Il s’agissait pour moi de faire comprendre au public de ce colloque international, dans quel contexte particulier celui-ci se déroulait. Le contexte culturel de l’Australie est à certains égards très différent et en même temps très proche de ce qui se passe en l’Europe, en Amérique du Nord, ou dans d’autres parties du monde. Je me souviens de Chris Mann, un poète et compositeur, qui, en 1975, en m’accueillant à l’aéroport lors de ma première visite en Australie, m’a dit, « OK, voici ce qu’il faut savoir : on parle la même langue, mais ce n’est pas la même langue ». Les expériences que j’ai vécues au cours des années suivantes m’ont permis de découvrir, dans les détails les plus exquis, les nombreuses nuances qui différencient l’anglais australien des autres versions de la langue anglaise dans le reste du monde. Et en fait, l’anglais parlé par les Australiens il y a cinquante ans n’est pas celui utilisé aujourd’hui. Je me suis probablement trop habitué à la langue au fil du temps, mais beaucoup des caractéristiques uniques de l’anglais-australien que j’avais remarquées à l’époque ont à présent disparues.

Ce que j’ai voulu montrer à l’époque avait un double objectif : premièrement, que les progrès des technologies rendaient les outils de « l’informatique musicale » plus accessibles à un grand nombre de personnes, et deuxièmement, que la définition de ce qu’on considérait alors comme « informatique musicale » était en train de changer. En 2013, Susan Frykberg[3] m’avait posé la question de savoir si je parlais de « démocratisation » ou bien de « commercialisation » ? Cette question m’avait paru pertinente à l’époque. Depuis lors, la prolifération des téléphones portables et autres objets des technologies numériques qu’on peut tenir dans sa main ont rendu son argument initial moins convaincant qu’hier, même s’il garde aujourd’hui son mordant. Avec « le monde » maintenant complètement unifié par des outils de communication miniaturisés, il semble que les technologies ne sont devenues ni démocratisées, ni commercialisées (ou à la fois démocratisées et complètement commercialisées) mais simplement omniprésentes dans notre environnement culturel continu. Richard Letts, le rédacteur en chef de Loudmouth, un magazine électronique consacré à la musique, vient de me demander d’écrire un article sur l’état actuel des technologies musicales. Pour montrer à quel point le secteur des technologies musicales de pointe était partout répandu, j’ai axé mon article sur les technologies musicales disponibles sur l’iPhone, en montrant que la plupart des applications technologiques musicales sophistiquées du passé étaient désormais disponibles, dans une certaine mesure, sur le plus répandu des appareils électroniques grand public.

Le terme « Informatique musicale » a suivi la même voie. En 2013 il faisait référence à la musique expérimentale utilisant des ordinateurs et aux musiques électroniques populaires [dance musics] fabriquée avec des technologies numériques. Il est clair que le nombre de musiques produites à l’aide des technologies musicales s’est encore élargi. Avec humour, j’ai souligné que le périodique mensuel britannique « Computer Music » publiait surtout des articles de type « mode d’emploi » (« tutoriels ») – pour des personnes produisant de la musique de danse « électro » numérique dans leur chambre à coucher plutôt que des articles traitant des aspects les plus subtiles de la synthèse de pointe. Il y a quelques années, Future Music, l’éditeur britannique de « Computer Music », a racheté le magazine américain « Keyboard » et « Electronic Musician », qui de temps en temps publiait des articles sur des sujets intéressant le monde de « l’avant-garde », et aujourd’hui, les deux publications appartenant à « Future Music » ont non seulement des sphères d’intérêt qui se chevauchent, mais certains articles publiés dans l’un apparaissent également dans l’autre. L’accent continue d’être mis sur la musique de pop/dance réalisée à l’aide des technologies commercialement disponibles, mais au fur et à mesure que le temps passe, certains sujets considérés comme marginaux, tels que la synthèse granulaire, sont désormais abordés dans leurs pages, sans que soit généralement mentionnée les personnes qui ont été les pionniers de ces techniques.

Pour montrer combien le terme « informatique musicale » a changé au cours des ans, j’avais inclus dans mon texte original un bref aperçu de ce que j’avais réalisé au cours du temps en expliquant en quoi ces activités s’inscrivaient ou non, aux différentes époques, dans le cadre de « l’informatique musicale ». Ma démarche se voulait humoristique et en grande partie ironique.

 

2. 1967-1975: SUNY Albany et UCSD

Il est temps évoquer un peu mon autobiographie. J’ai pu observer combien le terme d’informatique musicale a changé sans arrêt de sens depuis les années 1960. Pour commencer, selon quelle série télévisée on regardait dans notre enfance, on peut aller voir nos chères machines Waybac ou Tardis. En 1967, j’ai commencé mes études à l’Université d’État de New York à Albany [State University of New York at Albany]. Peu de temps après, le département de musique a installé un système Moog de très grande taille conçu par Joel Chadabe[4], sur lequel un dispositif numérique avait été construit par Bob Moog. Ce système permettait divers types de synchronisations et de déclenchements rythmiques. L’Université avait aussi un centre informatique, où l’on pouvait développer des projets impliquant des piles de cartes perforées traitées en temps différé. Je n’étais pas attiré par les cours d’informatique, mais j’ai été immédiatement attiré par le Moog. Au contraire, deux de mes amis étudiants, Randy Cohen et Rich Gold, ont commencé immédiatement à travailler au centre informatique, en déposant leurs piles de cartes perforées et en attendant très longtemps leurs résultats. Si je me souviens bien, Randy avait écrit un programme pour produire de la poésie expérimentale. J’ai été très enthousiasmé par les résultats de sa démarche qui manipulait le sens et le non-sens des mots d’une manière que je trouvais très habile. Randy, qui s’est lancé peu de temps après dans une carrière d’auteur de comédie, pensait au contraire que la quantité de travail nécessaire pour arriver à un résultat que seuls quelques cinglés comme moi pourraient apprécier, n’en valait pas la chandelle. Ainsi, dès le début de mes études, j’ai eu le pressentiment qu’une division existait entre les « musiciens électroniques » et les « artistes de l’informatique » et tout au moins pour le moment, je me plaçais du côté des « musiciens électroniques ».

En 1967, je suis allé faire des études à l’Université de Californie San Diego, et j’ai très vite été impliqué dans les activités du Center for Music Experiment (CME)[5]. Cette structure incluait en son sein des studios de musique analogique et numérique, ainsi que des projets de danse, de multimédia, de vidéo et de performance art. Il y avait un énorme ordinateur[6] tendrement entretenu par plusieurs de mes amis. Ed Kobrin[7] était alors présent avec son système hybride qui comportait un petit ordinateur qui produisait des contrôles de tension pour des modules analogiques. J’étais responsable d’un petit studio qui avait un synthétiseur Serge[8], un système appelé « Daisy », construit par John Roy et Joel Chadabe (un générateur d’information aléatoire très intéressant) et des modules analogiques construits par un autre de mes collègues, Bruce Rittenbach. On pouvait aussi utiliser des tensions de contrôle issus de la sortie de l’ordinateur principal. Mon propre travail consistait pour l’instant à utiliser des « appareils à commandes manuelles », le monde des « lignes de code » étant pour moi encore trop opaque, même si j’avais travaillé sur plusieurs projets où d’autres personnes généraient des signaux de contrôle avec des « lignes de code » pendant que je manipulais les boutons des « appareils à commandes ». J’ai pu aussi faire le constat de la présence d’une division sociale : alors que moi-même et mes amis chanteur et violoncelliste attendions avec impatience la fin de la journée pour nous rendre à la plage Black’s Beach[9], nos amis informaticiens continuaient à travailler sur leur code, généralement tard dans la nuit. À l’époque, le travail sur ordinateur impliquait nécessairement une certaine obsession qui distinguait les « vrais musiciens informaticiens » du reste « d’entre nous ».

En fait, cette distinction s’avère être un peu ridicule, elle rappelle les sempiternels débats sur les « vrais hommes » ou son alternative non sexiste, la « personne authentique ».

Déjà à l’époque, mon intérêt portait sur l’idée de rendre les technologies plus accessibles. Mes amis de SUNY Albany, Rich Gold et Randy Cohen, qui étaient inscrits dans des études postdoctorales au California Institute of the Arts, m’ont fait connaître les travaux de Serge Tcherepnin et son « People’s Synthesizer Project ». L’idée était de pouvoir disposer d’un kit de synthétiseur pour à peu près 700$ qu’un groupe de personnes pouvait assembler. Le faible coût, l’accessibilité et le fait de faire partie d’un collectif étaient des éléments très attractifs. Par ailleurs, le synthétiseur était conçu par et pour des musiciens évoluant dans le cadre de la musique expérimentale. Le projet comportait également une part importante de ce qui allait être connu sous le nom d’autonomisation [empowerment], c’est-à-dire la possibilité de faire les choses par soi-même en complète autonomie. Au même moment, pour mon projet de maîtrise, j’avais commencé à construire un module de circuits électroniques connu sous le nom d’Aardvarks IV. Constitué de circuits numériques, avec des Convertisseurs Numérique à Analogique [DACs, Digital to Analog Converters] que j’avais moi-même bricolés, je l’ai décrit comme « un modèle intégré d’un programme particulier de composition sur ordinateur ». Mon besoin d’avoir des boutons à tourner – c’est-à-dire, d’avoir un dispositif capable d’être contrôlé physiquement en temps réel – restait une préoccupation majeure. Mon approche de la précision numérique était légèrement idiosyncratique. La singularité et le funk faisaient partie de mon esthétique.

Une illustration de ce qu’est le funk dans la conception de circuits électroniques peut s’observer dans la construction des DACs de Aardvarks IV. En suivant les suggestions de Kenneth Gaburo[10] j’ai utilisé des résistances de très basse qualité dans la fabrication des Convertisseurs Numérique à Analogique.

  plus d’informations sur Aardvarks IV

Au moment où les Convertisseurs Numérique à Analogique étaient considérés comme des dispositifs utilitaires qui devaient être le plus précis possible, dans la conception de ce module, j’ai essayé de traiter un dispositif utilitaire comme une source de variations et d’imprévisibilité créative. Cet intérêt pour l’imprévisibilité créative probablement me différenciait du reste des copains qui travaillaient dans l’arrière-salle du CME. Et en plus, je préférais aller à la plage Black’s Beach plutôt que de me trouver dans l’arrière-salle.

Les ordinateurs de cette époque étaient des monstres très avides, dévorant toutes les ressources se trouvant à proximité. Maintenant qu’ils ont totalement pris le pouvoir sur nos vies, ils peuvent se permettre d’être plus tolérants, mais en ce temps-là, il s’agissait de la survie du plus fort. Quand j’étais à UCSD, CME ne se limitait pas à la recherche sur l’informatique musicale. Le Centre hébergeait en son sein des projets se situant dans beaucoup de domaines différents. Lorsque ma partenaire, Catherine Schieve[11] est arrivée à UCSD au début des années 1980, le CME multidisciplinaire était en passe de devenir exclusivement un centre des arts informatiques, et elle aussi se souvient d’un fossé social entre les personnes travaillant dans l’informatique et le reste des musiciens et musiciennes. Ce qui différenciait aussi les « types de l’informatique » des autres, c’était la quantité de leur production. C’était encore normal pour une personne travaillant sur ordinateur de travailler de longs mois pour produire une pièce courte. Pour ceux et celles parmi nous qui voulaient produire beaucoup, rapidement, travailler uniquement avec des ordinateurs n’était pas la solution. Éventuellement, l’institution du CME a évoluée pour devenir le CRCA, le « Centre for Research into Computers and the Arts ». En 2013, je suis allé visiter le site internet du CRCA, et je me suis aperçu qu’il avait maintenant de nouveau mis l’accent sur la recherche multidisciplinaire, avec des projets assez passionnants. Cependant, j’ai appris par des personnes travaillant à UCSD en 2013 que depuis, le CRCA avait malheureusement fermé ses portes. Encore une institution qui mord la poussière !

 

3. 1975-1981 : Australie, Plastic Platypus

Entre à peu près les années 1980 et aujourd’hui, « l’informatique musicale » est devenue un domaine qui regroupe un très large éventail de points de vue esthétiques. Aujourd’hui, pratiquement le seul facteur commun qui unit ce champ d’activité est l’utilisation de l’électricité et, généralement, d’une sorte d’ordinateur (ou circuit numérique). Mais concernant les styles de musique, nous sommes entrés dans une période où « tout est possible ».

À la fin des années 1970 et au début des années 1980 les choses ont changé. De nouveaux ordinateurs de petite taille ont commencé à apparaître et ont été appliqués aux tâches de production musicale. Plusieurs systèmes très prometteurs ont été construits[12] qui ont consisté à fondamentalement dissimuler l’ordinateur derrière une sorte d’interface musicale conviviale. Au même moment, toute une série de micro-ordinateurs ont fait leur apparition, habituellement sous la forme de kits à construire soi-même. Un fossé s’est rapidement creusé dans le monde de l’informatique musicale entre les « personnes de l’ordinateur central » qui préféraient travailler sur les ordinateurs très onéreux qui existaient dans des institutions et les « adeptes de la performance en temps réel » qui préféraient travailler avec leurs propres petits systèmes, microprocesseurs portables, à la portée de leurs moyens financiers. L’ouvrage de Georgina Born, Rationalizing Culture[13], une étude sur la sociologie de l’IRCAM dans les années 1980, a permis de voir comment George Lewis[14], avec son travail sur micro-ordinateur, a réussi à s’insérer dans le monde de l’IRCAM basé sur l’utilisation d’ordinateurs centraux et la présence de structures hiérarchiques.

En 1975, je suis arrivé en Australie. J’ai mis en place un studio de synthèse analogique et de synthèse vidéo à l’Université La Trobe à Melbourne. Dans cette université, Graham Hair[15] a commencé à travailler sur l’informatique musicale sur un ordinateur PDP-11. En poursuivant mes travaux sur « Aardvarks IV » réalisés à UCSD, je me suis remis à travailler avec des puces numériques. Inspiré par ce qu’avait réalisé Stanley Lunetta[16], j’ai conçu un module, « Aardvarks VII » en utilisant exclusivement des puces compteur/diviseur 4017 et gate puces 4016. Il s’agissait de la forme de conception numérique la plus rudimentaire. Les puces étaient simplement soudées sur des cartes de circuits imprimées. En d’autres termes, la façade en plastique du synthétiseur comportait les connexions de circuit imprimées à l’arrière, et les puces étaient directement soudées sur ces connecteurs imprimés. Pas de mise en mémoire tampon, rien d’autre. Juste des puces. Il était principalement conçu pour travailler avec des fréquences accordées en intonation juste et il m’a permis de jouer avec beaucoup plus de modules. Tout cela en temps réel. L’esthétique du patching restait pour moi le paradigme, basé sur la manipulation physique en temps réel et sur des modules combinatoires. À cette époque, en 1978-79, j’avais l’impression d’être devenu un musicien électronique qui travaillait avec des circuits numériques, mais je n’étais pas encore cette bête rarissime qu’est le « musicien informaticien ».

Simultanément, j’ai été amené à utiliser la technologie la plus rudimentaire – c’est-à-dire l’électronique grand public la moins chère, au bas de l’échelle économique – pour faire de la musique. Ron Nagorcka[17] (que j’avais rencontré pour la première fois à UCSD) et moi-même nous avons formé un groupe nommé Plastic Platypus qui faisait de la musique électronique vivante avec des magnétophones à cassette, des jouets et de la camelote électronique [electronic junk]. Certaines de nos installations étaient très sophistiquées, la nature low-tech et low-fi de nos outils dissimulant une pensée systémique très complexe, mais notre travail est né d’un questionnement idéologique sur la nature de la haute-fidélité. Alors qu’à l’occasion, il était pour nous très agréable de travailler dans des institutions qui pouvaient se payer des haut-parleurs de qualité (etc.), nous étions aussi conscients que les coûts des systèmes audiophiles étaient hors de la portée de beaucoup de gens. Étant donné que l’une des principales raisons pour lesquelles nous avons créé le groupe était de travailler sur les types d’équipement les plus courants afin de montrer que la musique électronique pouvait être accessible au plus grand nombre, nous avons adopté la qualité sonore du magnétophone à cassette, du minuscule haut-parleur suspendu à un fil se balançant, celle du piano jouet ou du xylophone jouet. Comme le disait Ron avec éloquence, « l’essence-même des médias électroniques c’est la distorsion ». La technologie, bien sûr, à la longue allait nous rattraper et l’accès des « masses » à une bonne qualité sonore est devenue une question sans objet vers la fin des années 1980, mais notre travail sérieux avec les problèmes et joies de la technologie de basse qualité entre temps nous a beaucoup amusé.

Ron et moi (et plusieurs autres personnes qui travaillaient alors avec la technologie des cassettes, comme par exemple Ernie Althoff[18] et Graeme Davis[19]) on était généralement d’accord sur la manière d’envisager l’utilisation de cette technologie. Un processus de feedback multigénérationnel, tel que celui illustré dans l’œuvre d’Alvin Luciers, « I Am Sitting in a Room »[20], était à la base d’une grande partie de nos productions. Dans ce processus, un son est produit sur une machine et enregistré simultanément sur une deuxième machine. La seconde machine est ensuite rembobinée et la lecture de cette machine est enregistrée sur la première machine. En répétant plusieurs fois ce processus, il en résulte d’épaisses textures sonores, entourées d’une rétroaction acoustique qui s’accumule progressivement. Dans la pièce de Ron « Atom Bomb », pour deux interprètes et quatre magnétophones à cassette, il a eu l’idée d’ajouter l’action d’avance et de retour rapides des cassettes en cours de lecture pour créer une distribution aléatoire dans le temps des sources sonores au fur et à mesure qu’on les enregistrait. A la fin de cette section, les quatre cassettes étaient rembobinées et rediffusée aux quatre coins de la salle, créant ainsi une « pièce pour bande électroacoustique » quadriphonique que le public avait vu assemblée devant lui. Dans ma pièce « Hebraic Variations », pour alto, deux magnétophones à cassette et haut-parleur portable attaché à une très longue corde, je jouais (ou essayait de jouer) la mélodie de « Summertime » de George Gershwin (je suis un altiste de niveau très insuffisant). Pendant que je jouais la mélodie en boucle sans fin, Ron enregistrait à peu près 30 secondes de mon jeu sur un magnétophone à cassette (« l’enregistreur »), puis il transférait cette bande sur une deuxième machine (le « lecteur »), recommençait à enregistrer sur la première machine, et puis faisait tourner en cercle au-dessus de sa tête le haut-parleur de la seconde machine pendant à peu près une minute. Cela créait des décalages Doppler et une texture plus épaisse par rapport à mon jeu sur l’alto. Après 5 ou 6 cycles de ce procédé, un paysage sonore d’une très grande densité était assemblé, constitué par des glissandi, des notes pas très justes et de nombreux types de clusters sonores. La médiocrité de la technologie liée à celle de ma production se multipliaient mutuellement, créant un monde sonore micro-tonal épais.

L’entente entre Ron et moi dans l’élaboration du répertoire de Plastic Platypus a été presque unanimement parfaite. La composition des pièces a été laissée à la responsabilité de chacun, et ensuite les désirs de chaque compositeur ont été pris en compte du mieux possible. Le niveau de confiance et d’accord entre nous était très élevé. Il y deux ans, Ron a retrouvé des cassettes des performances de Plastic Platypus, il les a copiées et me les a envoyées. Beaucoup de nos anciens moments favoris étaient présents et étaient instantanément reconnaissables. Mais de temps en temps, nous avons été désarçonnés tous les deux à l’écoute d’une pièce – on n’arrivait pas à déterminer qui avait composé la pièce ou à quelle occasion elle avait été enregistrée. Ces pièces étaient peut-être des improvisations qui, par les processus utilisés, obscurcissaient l’identité de qui en était l’auteur.

 
Nogorcka

Ron Nagorcka au Clifton Hill Community Music Centre, 1978

 

En plus de mes travaux sur les synthétiseurs analogues, de la fabrication de mes propres circuits numériques et de mes travaux avec la low-tech, j’ai alors commencé à m’impliquer sérieusement dans l’informatique[21]. Lors de mes séjours aux Etats-Unis, Joel Chadabe m’a permis de travailler gracieusement dans son studio et pour la première fois, j’ai effectivement utilisé un code pour déterminer des évènements musicaux. Les résultats étaient produits presque en temps réel, ce qui donnait satisfaction au « tourneur de boutons » que j’étais. Plus tard, de retour en Australie, en 1979, j’ai travaillé sur le Synclavier à l’Université d’Adélaïde à l’invitation de Tristam Cary[22] et en 1980, à Melbourne, j’ai demandé à avoir accès au Fairlight CMI au Victorian College of the Arts et j’ai appris tous les tenants et les aboutissants de cette machine. J’ai contracté le virus de posséder mon propre système informatique[23]. Mon choix s’est porté sur un micro-ordinateur Rockwell AIM-65. Je me suis donc plongé dans l’apprentissage de cette machine et j’ai construit pour cela ma propre interface de manière extrêmement idiosyncratique. Ensuite, ayant élargi la mémoire du AIM à 32k, j’étais super excité [I was hot]. Il était maintenant possible de réaliser de la synthèse des sons en temps réel (en utilisant des formes d’ondes dérivées du code dans la mémoire). En utilisant le AIM-65 de cette façon et en traitant sa sortie avec le Serge, je pense que j’étais finalement devenu un « musicien informaticien », mais je ne sais pas si j’en étais un « véritable ». Plus précisément, mon approche restait toujours idiosyncratique, et mon penchant pour rendre l’équipement plus accessible à tous en donnant en exemple ma propre démarche (un marxiste aurait un mouvement de répulsion à cette idée) semblait, au moins dans ma tête, me distinguer encore de mon homme de paille mythique, l’élitiste, obsédé par la perfection et la répétabilité, opérateur d’ordinateurs institutionnels qui ne veut toujours pas aller à la plage.

 

4. 1981-75 : Micro-ordinateur monocarte à petit budget

Mes aventures avec le micro-ordinateur mono-carte pas cher m’ont occupé par intermittence pendant les années 1981-85[24]. Les travaux réalisés avec ce système entre 1982 et 1984 ont été regroupés sous le titre d’Aardvarks IX. Un des mouvements a été nommé « Three Part Inventions (1984) ». Il s’agissait d’une pièce semi-improvisée dans laquelle j’utilisais le clavier de mon ordinateur comme un clavier musical. Programmé en FORTH, j’étais capable de réaccorder le clavier sur n’importe quelle gamme micro-tonale en appuyant sur une touche[25]. Dans cette pièce, je combinais mes capacités de « musicien informaticien » avec mon intérêt pour la technologie démocratisée grâce à des coûts abordables et mon intérêt pour les formes de diffusions musicales non publiques. Chaque matin (je pense que c’était en juin 1984) je m’asseyais et j’improvisais une version de la pièce, en enregistrant cette improvisation du matin sur une cassette de haute qualité. Je pense que j’ai réalisé 12 versions uniques de la pièce de cette manière. J’ai aussi réalisé encore une autre version de la pièce, que j’ai enregistrée sur un magnétophone à bobines et je l’ai gardée pour l’utiliser dans la version enregistrée de l’ensemble du cycle. Chacune des 12 versions uniques de la pièce a été envoyée en cadeau à une de mes connaissances. Bien sûr, je n’ai pas gardé trace de quelles versions j’avais amicalement envoyé aux 12 personnes. C’est ainsi que dans cette pièce, j’ai pu combiner mon intérêt pour les systèmes d’intonation micro-tonale, l’improvisation, les processus électroniques en temps réel, l’utilisation des technologies bon marché (ou moins chères) (l’ordinateur AIM et le magnétophone à cassettes), l’art par courrier postal personnel, et les réseaux non publics de distribution de la musique, tout ceci intégré dans une seule pièce. J’ai voulu tout avoir – une recherche sérieuse high-tech et des réseaux d’édition et de distribution prolétaires, réalisés avec des circuits électroniques fabriqués à la maison et une informatique de niveau amateur. Il n’a pas été surprenant de constater que certains de mes amis se situant dans la « sphère haute » de « l’informatique musicale » aient exprimé un certain nombre de points de divergence concernant mes choix dans cette pièce d’instrument, de performance et de diffusion.

Quelques questions à l’époque semblaient pertinentes et, dans une certaine mesure, elles le sont encore aujourd’hui. Une des questions est : « À quel point est-on prêt à construire la totalité des choses par soi-même de la cave au grenier ? » Je pense que la raison pour laquelle on voulait effectuer ce travail de construction était que les équipements étaient onéreux et surtout confinés dans les institutions. Aujourd’hui, on dispose d’un éventail de possibilités allant d’applications limitées ne faisant qu’une seule chose correctement (avec un peu de chance) à des projets dans lesquels on construit soi-même ses propres puces et leur mise en œuvre. Même si les exemples que j’ai donnés sont un peu extrêmes, il s’agit là de l’éventail des choix qui s’offraient à nous à l’époque : le bricolage artisanal ou bien le prêt-à-porter sur catalogue, et dans quelle proportion ?

Une autre question concernait la notion de propriété. Était-on dans la situation d’utiliser les outils de quelqu’un d’autre, que ce soit ceux d’une institution à laquelle on était associé ou l’équipement d’un ami lors d’une visite chez lui ? Ou bien était-ce la situation d’utiliser ses propres outils qu’on avait été capable de développer dans une relation de longue durée ? À ce stade de ma vie, je faisais les deux à la fois. Encouragé par l’exemple de Harry Partch[26],qui pendant mes années à UCSD (1971-75) était encore en vie et installé à San Diego et directement encouragé par mon professeur Kenneth Gaburo, j’ai pris la décision que, même s’il était possible de prendre avantage des facilités offertes par les institutions si elles étaient disponibles, je préférais posséder mon propre équipement. Ce qui voulait dire que j’étais disposé à ce que l’ensemble de mes activités soit déterminé par mon pouvoir d’achat. Ainsi, une exploration intense de la micro-tonalité était rendue possible par les outils disponibles à bas prix (ou que j’avais la capacité de construire), mais une exploration sérieuse du son multicanal n’était pas à l’ordre du jour, parce que je ne pouvais me payer ni l’espace ni les haut-parleurs qu’on pouvait trouver pour cet usage. Pourtant, j’ai pu réaliser des projets utilisant à la fois des haut-parleurs peu orthodoxes et de la spatialisation sonore. Voici deux photos du Grand Ni, une installation à l’Experimental Foundation, Adelaïde (Australie).

 
Grand Ni 1

Warren Burt : Le Grand Ni, Experimental Art Foundation, Adelaïde, 1978, Aardvarks IV (la boîte argentée verticale).
Aardvarks VII (le panneau plat placé devant Aardvarks IV), transducteurs attachés à des panneaux publicitaires en métal utilisés comme haut-parleurs.
Photo : Warren Burt.

 
Grand Ni 2

Le Grand Ni, 1978 – vue sur les panneaux en métal utilisés comme haut-parleurs.
Photo : Warren Burt.

 

Voici un extrait du 5ème mouvement du Grand Ni. Ce mouvement est diffusé par des haut-parleurs normaux, pas par les haut-parleurs en sculpture métallique :

 

Warren Burt, « Le Grand Ni », extrait du 5ème mouvement.

 

Plus récemment, j’ai eu peu d’opportunité de réaliser des travaux impliquant des systèmes de son multicanaux, car je n’ai pas été en situation d’avoir accès à des espaces et du temps pour le faire, mais il y a peu, j’ai reçu une commission du MESS, le Melbourne Electronic Sound Studio, pour composer une pièce pour leur système de son à 8 canaux. Cela a eu lieu en septembre-octobre 2022 et le 8 octobre 2022 à la SubStation, à Newport dans l’Etat de Victoria, j’ai présenté la nouvelle œuvre pour 8 canaux en concert. (Merci beaucoup à MESS pour m’avoir donné l’opportunité de réaliser ce projet et pour l’assistance fournie).

Une autre raison pour disposer de son propre équipement a été – au moins en ce qui me concerne – la nature fragile des relations que j’ai pu avoir avec les institutions. Comme beaucoup d’entre nous, nous avons été mis dans la situation de consacrer plusieurs années à développer des équipements institutionnels, pour ensuite perdre notre emploi dans cette institution. Cette situation en Australie est de plus en plus grave. La plupart des personnes que je connais qui travaillent dans les institutions universitaires ne sont plus que des vacataires avec des contrats renouvelables à l’année. Même le statut « d’employé permanent », déjà fort éloigné des positions avec garantie d’emploi à vie, mais qui est au moins quelque chose, semble être de moins en moins offert. Quant aux Teaching Assistants [étudiants de troisième cycle servant d’assistants à un membre de la faculté] ce n’est plus la peine de les mentionner – ils n’existent plus. En 2012, dans le cadre de mon emploi, j’ai dû faire de la recherche concernant l’état de l’enseignement des technologies musicales en Australie. J’ai découvert qu’à l’échelle nationale, dans la période 1999-2012, 19 institutions avaient soit supprimé leur programme de technologies musicales ou en avaient sévèrement réduit leur budget. Cela ne s’est pas seulement produit dans les petites institutions, mais les grands établissements ont été aussi partout impactés. Par exemple, quatre des principaux chercheurs en informatique musicale travaillant en Australie, David Worrall, Greg Schiemer, Peter McIlwain, et Garth Paine ont tous été licenciés des institutions qu’ils avaient contribué à développer pendant de nombreuses années. Notons qu’il ne s’agit pas de personnes ayant quitté volontairement leur poste universitaire avec un remplacement par une autre personne dans la foulée, mais ce sont les postes aux-mêmes qui ont été supprimés. Étant donné cette situation, ma décision prise il y a plusieurs dizaines d’années de « posséder mon propre studio » est aujourd’hui plus sage que jamais.

Voici une photo qui donne un exemple des résultats de mon « adresse au citoyen » au début des années 1980. Les sons produits lors de la performance incluaient : 1) Cliquetis de crevettes ; 2) Sons électroniques (à hauteurs déterminées) en réponse aux crevettes ; 3) Sizzzz de sons sous-marins de bateaux à moteurs ; 4) Vagues ; 5) Un gong trempé dans de l’eau ; 6) Tortillements d’oscillateurs retraçant l’amplitude de la production sonore d’un hydrophone ; 7) « La Mer » de Debussy jouée sous l’eau et traitée par les vagues ; 8) Les sons produits par le public ; 9) Mes paroles s’adressant au public ; 10) Mouettes. Cette performance qui a duré toute la journée a eu lieu au Festival de St Kilda[27], évènement orienté vers la large participation du public, sur la jetée de St Kilda en 1983.

 
StKilda

Adresse aux « citoyens » : Warren Burt: Natural Rhythm 1983. Hydrophone, water gongs,
Serge, Driscoll et modules bricolés à la maison, Gentle Electric Pitch to Voltage, haut-parleurs Auratone.
St. Kilda Festival, St. Kilda Pier, Melbourne.
Photo : Trevor Dunn.

Au milieu des années 1980, j’ai changé : j’ai commencé à utiliser des ordinateurs commerciaux. J’avais démissionné de l’université à la fin de 1981, et en tant que musicien indépendant, j’avais besoin d’un ordinateur moins onéreux. Le AIM-65 single-board micro-ordinateur que j’ai utilisé de 1981 à 1985, s’est éventuellement avéré ne pas être assez puissant, ni assez fiable, pour ce dont j’avais besoin. Une série de machines basées sur PC-Dos a alors suivi. Pendant tout ce temps-là, j’ai continué à m’intéresser à composer et à utiliser des systèmes de synthèse de manière non conventionnelle. Je me suis beaucoup amusé pendant un certain temps sur US, développé par les Universités d’Iowa et d’Illinois. Wigout de Arun Chandra[28] – une reconstitution de « Sawdust » d’Herbert Brün[29] – s’est avéré également une précieuse ressource. J’ai observé avec enthousiasme mes amies et amis en Angleterre, motivées par la même « éthique de la pauvreté et de l’enthousiasme-pour-l’accessibilité » à laquelle j’adhérais, développer le Composers’ Desktop Project, même si je n’ai pas réellement utilisé le CDP système avant un certain temps. J’ai étudié des programmes plus anciens quand ils étaient disponibles, tels que le PR1 de Gottfried-Michael Koenig [30] qui s’est avéré fertile pour quelques pièces de la fin des années 1990. Et je me suis trouvé dans la situation de m’impliquer avec des développeurs de logiciel et j’ai commencé à faire des tests bêta pour les aider. John Dunn (1943-2018) d’Algorithmic Arts a été l’un de mes plus constants collègues de travail pendant à peu près 23 ans, et j’ai créé un certain nombre d’outils disponibles sur ses programmes SoftStep, ArtWork et Music Wonk.

 

5. 1985-2000 : Technologies plus accessibles<

William Burroughs raconte une anecdote très amusante dans une de ses histoires au sujet d’un voyageur malheureux qui est invité par la Green Nun[31] à « voir le merveilleux travail effectué avec mes patients dans le service psychiatrique ». En entrant dans l’institution son comportement change. « À tout moment, vous devez obtenir la permission pour quitter la pièce ». Etc. Et donc les années ont passé. En ayant conscience du temps qui passe, on arrive maintenant au présent et ce qu’on voit c’est une corne d’abondance de dispositifs pour faire de la musique, de programmes (etc.), tous disponibles à bas coûts, etc.

À un certain moment dans les années 1980, les ordinateurs sont devenus plus petits et ils ont été dotés d’une foison de boutons et de capacités en temps réel, et ont cessé d’être le domaine exclusif de quelques personnes ayant accès à des studios bien dotés pour devenir accessible à pratiquement toutes les personnes intéressées. À condition évidemment d’avoir les connaissances adéquates, le statut social, etc. Et dans cette idée d’un ordinateur avec une pléthore de boutons de contrôle, j’aime bien la conception de l’interface du GRM [Groupe de Recherche Musicale] Tools en France. « Tools » en France. En suivant les idées de Pierre Schaeffer, ce qui a primé dans la conception de ce logiciel, c’est le fait de pouvoir contrôler tous les paramètres de l’extérieur, d’avoir beaucoup de possibilités de passer en douceur d’un réglage à un autre, et d’éviter d’avoir à manipuler une grande quantité de nombres dans le feu de l’action.

À un certain moment, vers (peut-être) la fin des années 1990, le nombre d’oscillateurs mis à disposition n’était plus un problème. La question de l’accessibilité s’est concentrée dès lors sur les moyens de contrôler un grand nombre d’oscillateurs. Je me souviens qu’Andy Hunt à l’Université de York travaillait sur Midigrid, un système mis à la disposition des personnes handicapées pour contrôler les systèmes de musique électronique par rapport à leur mobilité réduite. Le développement de ce système s’est arrêté en 2003. Il se trouve que cette année, une entreprise anglaise, ADSR Systems, a mis sur le marché un produit appelé Midgrid. Au vu de leur vidéo YouTube, je ne pense pas que les deux logiciels ont quoi que ce soit en commun. Et ces deux dernières années, l’équipe du AUMI – Adaptive Use Musical Instruments [Instruments de musique à utilisation adaptée][32] ont fait des avancées considérables pour développer des systèmes de contrôle de la musique pour les tablettes et ordinateurs portables qui rendent l’accès aux contrôles encore plus facile.

De plus, au cours des années 1990, l’accès à la qualité de la diffusion sonore (l’économie de la haute-fidélité) a cessé d’être un problème. C’est-à-dire, la question du désir et du confort est devenue plus importante que les aspects économiques. Les prix des équipements se sont écroulés, pour moins cher, on peut avoir de plus en plus de puissance. De nouveaux paradigmes d’interaction ont fait leur apparition, tels que l’écran tactile et d’autres nouveaux dispositifs de performance, et à peu près tout ce qu’on peut espérer avoir est maintenant disponible à un prix relativement bas. En face de cette abondance, on peut être déconcerté, accablé ou enchanté et se plonger dans l’utilisation de tous ces nouveaux outils, jouets et paradigmes mis à disposition.

Voici quelques photos qui illustrent certains des changements qui ont eu lieu pendant la brève histoire de « l’informatique musicale » :

 
Hrpsch

John Cage, Lejaren Hiller et Illiac 2, University od Illinois, 1968, en train de travailler sur HPSCHD.

 
Android

Les coulisses d’un salon professionnel, Melbourne 2013.
Chacune des tablettes Android travaillant à la sortie de l’ordinateur portable est plus puissante qu’Illiac 2
et coûte infiniment moins cher.
Photo : Catherine Schieve.

 
Mafra

Dispositif informatique par Warren Burt pour « Experience of Marfa » de Catherine Schieve.
Concerts Astra, Melbourne, 1-2 juin 2013.
Deux ordinateurs portables et deux netbooks contrôlés par des unités de contrôles Korg.
Photo: Warren Burt.

 
Marfa2 - Grande

Une autre vue du dispositif informatique de « Experience of Marfa ».
Notez le gong et l’orchestre artisanal de Surti Box derrières les ordinateurs.
Photo : Warren Burt.

 
RandCorp

Cette photo est pour rire.
Il s’agit d’une photo de 1954 de la RAND Corporation montrant comment on pouvait imaginer
à quoi ressemblerait l’ordinateur domestique standard en 2004.

 

6. Période post-2000 : L’informalité des trains de banlieue et l’informatique en train sans lieu

Il y a une ressource néanmoins qui déjà coûtait cher à l’époque, et qui l’est encore plus aujourd’hui. Cette ressource, c’est le temps. Le temps d’apprendre les nouveaux outils/jouets, le temps pour composer des pièces avec les jouets, le temps pour écouter les travaux des autres personnes et que les autres puissent écouter nos œuvres. En Australie, les conditions de travail se sont détériorées et les dépenses ont augmenté, de sorte qu’il faut maintenant travailler plus longtemps pour disposer de moins de ressources. L’époque semble révolue, du moins pour le moment, où l’on pouvait travailler trois jours de la semaine pour gagner assez d’argent pour exister et pouvoir disposer de quelques jours pour travailler sur sa production artistique. Dans notre société complètement dominée par l’économie, le temps consacré à des activités non économiques devient un véritable luxe. Ou bien, comme Kyle Gann l’a exprimé avec éloquence dans son blog Arts.Journal.com Post Classic, blog du 24 août 2013 :

En bref, nous sommes tous, chacun d’entre nous, en train d’essayer de discerner quel genre de musique il est possible de produire de manière satisfaisante, signifiante et/ou utile socialement dans le contexte d’une oligarchie contrôlée par le monde de l’entreprise. Il y a une myriade de réponses possibles, chacune ayant ses avantages et ses inconvénients sans qu’il y ait pour le moment de preuves d’un côté comme de l’autre. Nous conservons notre idéalisme et faisons le mieux que nous pouvons.

Un autre facteur de l’érosion de notre temps disponible est l’expansion des médias de communication. Je ne sais pas ce qu’il en est pour vous, mais sauf si j’éteins mon portable et mon courrier électronique, il est très rare qu’il y ait une période de plus d’une demi-heure où quelque chose ne réclame pas mon attention urgente, que ce soit sous la forme d’un texte, d’un coup de téléphone, ou d’un courriel. Cet état d’interruption constante du temps de travail, qui ne cesse de diminuer, est la situation dans laquelle beaucoup d’entre nous se trouvent.

Ma propre solution a été d’investir dans l’achat d’un casque supprimant les bruits et d’ordinateurs portables petits mais assez puissants, et après 2016, dans des tablettes, telles que l’iPad Pro, pour pouvoir travailler dans les excellents trains de banlieue de l’État de Victoria. Quand on est entouré de 400 personnes, que le modem est éteint, et que le casque nous empêche d’entendre le téléphone portable, alors on peut disposer d’au moins une heure, à l’aller comme au retour, pour se consacrer de manière ininterrompue à la composition. Cependant, je me demande bien quel est l’effet sur ma musique lorsqu’elle est composée dans un environnement aussi confiné, étroit et hermétique. Je continue à composer de cette manière et j’ai écrit beaucoup de pièces dans cet environnement. Dans cette pièce, « A Bureaucrat Tells the Truth » [Un bureaucrate dit la vérité] tirée des « Cellular Etudes » (2012-13) je combine des échantillons sophistiqués avec des sons bruts à 8 bits reconstruits avec amour dans le softsynth Plogue, Chipsounds :

 

Warren Burt, « A Bureaucrat Tells the Truth »

 

J’ai envoyé cette pièce à David Dunn et voici ses observations :

Une des questions formelles qui m’est venue à l’esprit a été l’idée que les échantillons sonores pour le contrôle midi sont des objets trouvés (de la même manière que tout instrument musical est un objet trouvé) qui portent en eux des constructions culturelles particulières (la tradition). La plupart des compositeurs veulent habituellement qu’une pièce se situe dans une ces traditions (bourges vs. Stanford vs. cage vs. orchestre occidental vs. musiques du monde vs. musiques bruitistes vs. jazz vs. musique spectrale vs. rinky-dink lo-fi diy etc.). C’est le cas généralement de compositeurs qui essaient de limiter leurs choix de timbres de manière à définir un contexte d’association particulier (genre). Dans ces pièces on laisse les cultures divergentes se frotter le nez jusqu’à ce qu’elles saignent. Et c’est vrai. Je veux jouer sur les deux tableaux, ou peut-être sur tous les tableaux. Je ne vois rien de mal à être à la fois hi-tech et lo-tech, à être à la fois complexe et élitiste, ET prolétaire.[33]

Peut-être que ma méthode de composition dans le confinement et l’isolement du train me fait accumuler côte à côte de plus en plus de cultures, tout comme ces personnes dans ce train, issues de tant de cultures, qui se serrent les unes à côté des autres.

La question du temps est donc plus que jamais un problème. L’une des raisons en est l’accélération sur le marché de la mise à disposition de matériels, qui dépasse de beaucoup ma capacité à les interroger sérieusement. L’une de mes stratégies pour composer consiste à étudier un appareil ou un logiciel et de me demander, « Quels en sont les potentiels pour la composition ? » Pas tellement « pour quel usage a-t-il été conçu », mais plutôt « comment peut-il être subverti ? » Ou bien si cela paraît trop romantique, peut-être de se demander, « Qu’est-ce que je peux faire avec cet outil que je n’ai pas déjà fait ? » Et « Quelle est la Structure Profonde contenue dans cet outil ? » En me souvenant des premières années de la musique électroacoustique, quand des gens comme Cage, Grainger et Schaeffer ont utilisé des équipements clairement conçus pour d’autres usages que celui de produire de la musique, je me trouve dans une situation similaire aujourd’hui. Le meilleur magasin de nouvel équipement musical que j’ai trouvé à Melbourne est StoreDJ, qui propose une bonne sélection, des prix modiques et un personnel connaisseur. Alors que Cage et ses amis se procuraient leur équipent dans le monde de la science et de l’armée, je trouve maintenant que je peux me procurer certaines de mes ressources dans l’industrie de la dance-music. Dans une période très récente (2020-22) je me suis impliqué dans la communauté VCV-Rack. Il s’agit d’un groupe de programmeurs, sous la direction d’Andrew Belt (voir aussi Rack 2) qui a construit des modules virtuels qui peuvent être assemblés ensemble, comme les modules analogues étaient utilisés (ils le sont encore aujourd’hui) pour créer des systèmes de composition complexes. J’ai contribué au projet NYSTHI d’Antonio Tuzzi qui fait partie du projet VCV, avec certaines de mes conceptions de circuits. On peut avoir accès à 2500 modules, certains d’entre eux étant des copies de logiciels de modules physiques existants, et d’autres sont des créations originales et uniques qui ouvrent la voie à l’exploration de nouveaux potentiels compositionnels. La distinction évoquée ci-dessus, entre l’industrie de la dance-music et les ressources mises à la disposition du monde de la « musique contemporaine » ou de la « musique expérimentale » a maintenant largement disparue. Il y a tant de nouvelles ressources disponibles, provenant de toutes sortes de concepteurs, avec toutes sortes d’orientations esthétiques, qu’on est submergé par la diversité des choix à faire.

Il y a deux ans j’ai dit en plaisantant qu’il y avait beaucoup trop de post-doctorants japonais dans les écoles d’ingénieurs du son avec beaucoup trop de temps libre pour créer de nombreux plug-ins gratuits intéressants, si bien qu’ils ne me laissaient que peu de possibilités d’être capable de tous les suivre. Maintenant, bien sûr, la situation s’est empirée considérablement, est-ce une bonne chose ? La quantité de ressources disponibles gratuitement, ou à très bas prix, dans le projet VCV Rack ou dans l’écosystème de l’iPad, est telle que je pourrais y passer plusieurs de mes prochaines vies. Et aussi longtemps que je serais capable d’avoir une ouverture d’esprit et une attitude expérimentale, ce sera probablement le cas.

Voici des liens pour regarder deux vidéos, montrant des travaux réalisés il y a une dizaine d’années. La première, « Launching Piece » utilise 5 tablettes numériques[34]. À l’époque, je venais juste de commencer à travailler avec cette installation, et c’était très agréable de sortir de la situation d’être « derrière l’écran de l’ordinateur », et de pouvoir d’avantage s’engager physiquement pendant la performance. Je suis très attaché à ce que Harry Partch appelait la « nature spirituelle et corporelle de l’être humain »[35] fasse intégralement partie de la pratique musicale. La seconde, « Morning at Princess Pier » utilise un iPad dont le son est traité par un vénérable Alesis AirFX pour produire une série d’accords microtonaux ayant une fluidité de timbre. Et en guise de choc du futur (parlons-en !), quand j’ai acheté le AirFX en 2000, je me souviens de m’être moqué de leurs slogans publicitaires – « Le premier instrument de musique du 21e siècle ! » et « parce que maintenant, tout le reste est tellement 20e siècle ! ». Dans les deux pièces, les nouvelles ressources m’ont enfin permis de retrouver une implication plus physique dans ma prestation musicale..

 

Vidéo
Warren Burt “Launching Piece”

 

Vidéo
Warren Burt,
“Morning at Princes Pier”

 

7. Aujourd’hui, qu’en est-il de l’utopie des technologies musicales et des musiciens impertinents ?

J’ai un ami qui est aussi audiophile. Il a un merveilleux système de diffusion sonore avec lequel il passe beaucoup de temps d’écoute. Je lui ai proposé l’idée qu’être audiophile était une activité élitiste, à la fois par rapport au coût des équipements et du fait qu’il pouvait se permettre de prendre le temps d’écouter attentivement les choses. Je lui ai demandé s’il était capable de concevoir un système sonore audiophile que la classe ouvrière pourrait se payer – autrement dit, s’il pouvait concevoir un système sonore audiophile prolétarien. Sa réponse a été grandiose : « Pour qui ? Pour les gens qui dépensent 2000$ pour une télévision à écran plat ? » J’ai dû admettre qu’il avait raison. Les « classes populaires » peuvent dépenser beaucoup d’argent pour se procurer les équipements nécessaires aux divertissements qu’elles souhaitent. Et j’ai décidé que tout comme André Malraux quand il disait qu’il pensait que le marxisme était une volonté de ressentir, de se sentir prolétarien, être un audiophile était aussi une volonté de ressentir, une volonté de ressentir que cela valait la peine d’avoir accès à une haute qualité sonore et à la possibilité de mettre du temps de côté pour l’utilisation de cet équipement.

 
Doonesbury Malraux


– Pardon, mec, est-ce que je peux te poser une question ?
– Ben oui.
– Pourquoi vous, les ouvriers du bâtiment, êtes si ignorants ? Êtes-vous au courant des doctrines marxistes ?
– Oh ! ouais, un peu. Mais je pense qu’elles sont très anachroniques. Je préfère l’affirmation d’André Malraux selon laquelle le marxisme n’est pas une doctrine, mais une volonté, la volonté de ressentir le prolétariat. Passe-moi une autre brique.

 

C’est ainsi que nous avons atteint une sorte d’utopie technologique en matière de musique, et nous sommes entourés quotidiennement d’idées, de matériels qui impliquent des idées, et de matériels qui peuvent réaliser des idées – tout cela à des prix accessibles aux pauvres – ou tout au moins à un enseignant de la classe moyenne inférieure, même si sa situation économique va à reculons. C’est formidable. Ce qui n’est pas formidable, c’est que nous n’avons pas réalisé que dans le futur, il y aurait si peu de place pour nous qui travaillons dans le secteur des musiques expérimentales. Car ce qui n’a pas changé pour nous, depuis les années 1960, c’est la place que nous occupons – notre position par rapport au monde musical dans son ensemble. Comme l’a dit si éloquemment Ben Boretz[36] nous sommes à la « fine pointe d’un acte en voie de disparition »[37]. Nous sommes l’activité marginale d’un mastodonte économique. Et le mastodonte utilise nos découvertes, la plupart du temps sans les reconnaître.

Les mots que nous-mêmes utilisons ont continuellement été repris par différents styles. J’ai vu les termes de « new music », « musique expérimentale », « musique électronique », « musique minimaliste », et la liste est sans fin, utilisés par un genre pop ou par un autre au cours des dernières décennies sans qu’aucune reconnaissance concernant l’origine de ces termes ne soit exprimée. En fait, de nos jours, lorsque mes étudiants parlent de « musique contemporaine », ils ne font pas référence à nous. Ils pensent à la musique pop à laquelle ils s’intéressent actuellement. Nous, et nos travaux, avons été constamment « non définis » par l’industrie, la culture populaire et les médias.

« Soundbytes Magazine »[38] a été une petite publication web à laquelle j’ai contribué de 2008 à 2021 environ, avec des critiques de logiciels ou de livres. Le rédacteur en chef, Dave Baer, était impliqué dans l’informatique depuis les années 1960. Il a été technicien sur l’Illiac IV, puis il a rejoint le centre informatique de l’Université de Californie à San Diego. Il se souvient d’avoir été présent au concert à l’Université d’Illinois de HPSCHD de Cage et Hiller. C’est aussi un très bon vocaliste, qui a chanté dans les chœurs de productions d’opéra amateur. Nos démarches ne lui sont donc pas étrangères. En 2013, pour un numéro de Soundbytes, je lui ai proposé de réaliser une interview avec moi, puisque j’utilisais les ordinateurs d’une manière que je pensais être assez intéressante. Sa réponse m’a sidéré – il serait content de le faire, mais il faudrait probablement y inclure une introduction substantielle pour situer mon œuvre dans son contexte, puisque, ce que je faisais était si éloigné des intérêts grand public des concepteurs de l’informatique musicale ! En disant cela, il ne voulait pas dire, par exemple, que mon travail sur la micro-tonalité était très éloigné, disons, des démarches spectromorphologiques acousmatiques. Non, il voulait dire que mon travail, et toutes les autres choses que nous faisons, étaient très éloignés des compositeurs de dance-music amateurs travaillant dans leur chambre à coucher. C’est ainsi que, selon sa conception de la conscience populaire en 2013, même le terme qu’on utilisait pour nous décrire – « musicien informaticien » – ne s’appliquait plus à nous-même. Une fois de plus, la conscience populaire nous avait volé notre identité. C’est sans doute le prix à payer pour se situer aux confins des lisières sanglantes.

Bien évidemment, si l’on rend un outil accessible à « tout le monde », il est plus que probable qu’il va être utilisé pour faire quelque chose que les gens veulent faire, et pas nécessairement ce pour quoi on a envisagé l’utilisation de l’outil. Cela fait longtemps que ce phénomène existe. Je peux raconter une drôle d’histoire qui m’est arrivée à ce sujet. Au début des années 1970, à San Diego, je faisais partie d’un groupe appelé « Fatty Acid » qui jouait mal les pièces populaires de la musique classique. (Le groupe était dirigé par le violoncelliste et musicologue Ronald Al Robboy ; l’autre membre régulier du groupe était le compositeur, écrivain et interprète David Dunn). Il s’agissait d’un acte de comédie d’art conceptuel musicologique, avec de sérieuses connotations stravinskiennes néo classiques – ou peut-être de sérieuses prétentions spectromorphologiques stravinskiennes. Il faut imaginer quel impact fondamental Fatty Acid a eu sur mes démarches de compositeur et de performer. Par la suite, en 1980, j’ai découvert le Fairlight CMI. C’était le paradis. À partir de ce moment, j’étais capable de produire ma « musique incompétente » tout seul, sans avoir à retourner à San Diego de Melbourne pour jouer avec mes potes. Mon enthousiasme était total. Quand j’ai rencontré Peter Vogel et Kim Ryrie, les développeurs de Fairlight, je n’ai pas pu m’empêcher de leur jouer ma musique « de mauvais ensemble de blues amateur ». Ils n’ont pas été, c’est assez naturel, très impressionnés. Ce que je pensais être une utilisation naturelle et excitante de leur machine, était pour eux, bizarre, c’est tout. Je n’étais pas Stevie Wonder. Je me souviens d’Alvin Curran il y a bien longtemps, me disant que je devais faire attention à qui je faisais écouter certaines de mes productions les plus extravagantes. Pour mon plus grand malheur, ils ne faisaient pas partie de mon public cible idéal.

Ainsi, la pression exercée sur nous les gens bizarres, pour qu’on se conforme est toujours là, avec la même intensité. Il convient de remonter le temps et d’écouter ce que disait Mao Zedong en 1942, au Forum sur la littérature et l’art de Yenan. La langue est ici celle du marxisme doctrinaire, mais en substituant les termes, elle pourra paraître extrêmement contemporaine, bien qu’elle soit née à une autre époque et dans un monde idéologique très différent :

[Le premier problème est le suivant] : qui la littérature et l’art doivent-ils servir ? À vrai dire, ce problème a été depuis longtemps résolu par les marxistes, et en particulier par Lénine. Dès 1905, Lénine soulignait que notre art et notre littérature doivent « servir… les millions et les dizaines de millions de travailleurs » (…) Le problème : qui servir ? étant résolu, nous abordons maintenant le problème : comment servir ? Ou, comme le posent nos camarades, devons-nous consacrer nos efforts à élever le niveau de la littérature et de l’art ou bien à les populariser ? (…) Dans le passé, des camarades ont sous-estimé ou négligé dans une certaine mesure, et parfois dans une mesure importante, la popularisation de la littérature et de l’art. (…) Nous devons populariser seulement ce dont ont besoin les ouvriers, paysans et soldats et qu’ils sont prêts à accueillir.[39]

Si l’on substitue « public cible » à « ouvriers, paysans et soldats » et « produire quelque chose qu’on peut vendre » à « popularisation », il devient assez clair, peu importe que le système soit capitaliste ou communiste, qu’ils veulent tous que nous dansions à leur guise.

En 1970, Cornelius Cardew dans des perspectives marxistes-léninistes, nous a exhortés à « mettre nos pas du côté du peuple, et à produire de la musique qui serve à ses luttes »[40].

Aujourd’hui, la scène de la dance-music nous exhorte (à Melbourne) à mettre nos pas du côté du peuple et à produire de la musique qui serve ses luttes pour le groove.

Today, the film-music industry exhorts us to shuffle our feet over to the side of the industry and provide music which serves their narratives.

Aujourd’hui l’industrie de la musique de film nous exhorte à mettre nos pas du côté de l’industrie, et à produire de la musique qui serve à leurs narrations.

Eh bien, peut-être que nous n’avons pas envie de mettre nos pas dans ces engrenages. Peut-être que nous voulons rester ce que Kenneth Gaburo a appelé des « musiciens impertinents » [Irrelevant Musicians][41]. Peut-être que nous voulons être assez arrogants pour faire une musique qui exige ses propres offres et offre ses propres demandes. Je ne suis pas sûr d’être d’accord avec Gaburo lorsqu’il dit : « Si le monde entier va un jour se réveiller, il aura besoin de trouver quelque chose pour s’éveiller ». Je pense qu’un jour le monde entier fournira probablement les choses dont il a besoin pour son propre éveil. Mais je comprends où Gaburo veut en venir. Car en opposition à toute pensée orientée vers le marché, certains parmi nous considèrent la musique comme un cadeau, et non pas comme un prix de vente. Pendant les dernières années, Bandcamp a semblé être un lieu où les gens pouvaient créer une communauté qui s’intéressait en premier lieu à la musique comme moyens d’échange esthétique ou informationnel, et seulement accessoirement comme un produit du marché.

 

8. Conclusion

Ainsi, depuis longtemps nous étions dans l’opposition et nous le sommes toujours aujourd’hui. J’ai lu quelque part il y a peu une assertion qui m’a consterné. C’était quelque chose comme : « Toute position esthétique profondément ancrée n’est devenue aujourd’hui qu’un élément prédéfini de plus dans l’arsenal de possibilités utilisé pour la composition ». Quand dans le passé j’avais énoncé une réflexion un peu ironique sur le fait que, par exemple, la FM et l’algorithme Karplus-Strong, des choses auxquelles des forcenés du travail avaient consacré une partie substantielle de leur vie, étaient maintenant devenues juste des options de timbre dans le cadre du softsynth, ou bien des options dans un module de logiciel de synthèse, je m’attendais en quelque sorte à ce que les nouvelles idées technologiques soient absorbées dans le contexte plus large des techniques contemporaines. Mais cette remarque impliquait que les idées compositionnelles n’étaient que des ressources recyclables parmi d’autres, du grain à moudre pour la grande fabrique de saucisses post-moderne (ou de l’alter-moderne pour citer les critiques britanniques). C’est peut-être un peu vrai, mais c’est tout de même dérangeant.

Est-on alors réellement arrivé à une situation de démocratisation de nos outils par le biais de leur omniprésence ? Ou bien est-on en présence d’une quantité limitée de ressources, celles offertes par « l’industrie » qui ne vont pas faire dérailler le système 4/4 ? Je pense que la réponse est les deux à la fois. Les ressources sont là pour que les gens les utilisent. C’est à nous de continuer à rappeler aux gens quelles autres utilisations potentielles il y a à explorer et comment la nouvelle utopie technologique peut leur procurer les moyens d’exploration et même de transformation de soi. Pour réaliser cela, il faut probablement se battre (toi et moi, mon frère!) contre les médias qui veulent désavouer nos existences qui les dérangent. Mais cette lutte en vaut la peine, si l’on est capable de constituer l’un des nombreux groupes de personnes qui vont maintenir en vie les modes de pensée alternatives et transformationnelles, accessibles à ceux et celles qui ont la curiosité et le désir d’explorer.

Que nous reste-t-il ? Ce qui nous reste, c’est le travail. Le travail qui élargit notre conscience ; le travail qui offre les opportunités de changement de perception ; le travail qui tente de provoquer des changements dans la société ou qui met à disposition un modèle du type de société dans laquelle on veut vivre ; le travail qui réaffirme notre identité comme faisant partie de notre société de manière unique et utile. Le travail qu’on a besoin de retrouver de manière ininterrompue. Comme l’ont dit les Teen Age Mutant Ninja Turtles, ou était-ce Maxwell Smart ou bien Arnold Schoenberg ? – « C’est un sale boulot, mais quelqu’un doit le faire ».

 
 

Warren Burt, Nightshade Etudes 2012-2013 #19 – [Steinway à sourdine tomate]

Gamme micro-tonale basée sur l’œuvre d’Ery Wilson, « Moment of Symmetry »
Timbre – piano en sourdine de la synthé Pianoteq Physical Modeling
Modèles de protéines d’ADN de la banque de données génétiques du NIH
Logiciel de composition ADN – ArtWork par Algorithmic Arts
Studio de composition : trains de banlieue régionaux de la ligne V/Line, Victoria
Les motifs de protéine de l’ADN de tomates sont appliqués aux hauteurs, intensités, rythmes
et sont joués comme canon polyrythmique sur un Steinway virtuel en sourdine.

 


1.Merci à Guillaume Dussably et Gilles Laval pour leur relecture de la traduction française.

2. Cat Hope, compositrice, flûtiste et bassiste, crée des musiques conceptuelles, sous formes de partitions graphiques animées pour des combinaisons acoustiques et électroniques et pour des improvisations. Voir Cat Hope

3. Susan Frykberg (1954-2023) est une compositrice (Nouvelle Zélande) qui a vécu au Canada de 1979 à 1998. Voir wikipedia, Susan Frykberg

4. Joel Chadabe (1938-2021), compositeur (Etats-Unis), auteur et pionnier du développement des systèmes interactifs électroacoustiques. Voir wikipedia, Joel Chadabe

5. Le Center for Music Experiment était de 1972 à 1983 le centre de recherche attaché au département de musique de l’Université de Californie San Diego.

6. Un PDP-11, voir wikipedia PDP-11.

7. Ed Kobrin, un pionnier de la musique électronique (Etats-Unis). Il avait créé un système hybride très sophistiqué : Hybrid I-V. openlibrary Ed Kobrin.

8. Les synthétiseurs Serge ont été créés par Serge Tcherepnine, un compositeur et fabricant d’instruments de musique électronique : wikipedia Serge Tcherepnine. Voir aussi : radiofrance: Archéologie du synthétiseur Serge Modular

9. Célèbre plage nudiste à proximité de UCSD. Voir wikipedia

10. Kenneth Gaburo (1926-1993), compositeur (Etats-Unis). A l’époque mentionnée dans cet article, il était professeur au département de musique à UCSD. Voir wikipedia Kenneth Gaburo

11. Catherine Schieve est une artiste intermédia, compositrice et autrice. Elle vit près d’Ararat, dans le centre de l’État de Victoria (Australie). Voir astramusic.org; et rainerlinz.net

12. Il s’agit du New England Digital Synthesizer – une première version de ce qui deviendra le Synclavier, et le Quasar M-8 – qui deviendra le Fairlight CMI

13. Georgina Born, Rationalizing Culture, IRCAM, Boulez and the Institutionalization of the Musical Avant-Garde, Berkley – Los Angeles – London : University of California Press, 1995.

14. George Lewis, compositeur, performer, et chercheur en musique expérimentale, professeur à l’Université Columbia, New York. wikipedia George Lewis

15. Graham Hair, compositeur et chercheur (Australie). Voir wikipedia Graham Hair

16. Stanley Lunetta (1937-2016), percussionniste, compositeur, et sculpteur (Californie).

17. Ron Nagorcka, compositeur, il joue du didgeridoo and des claviers (Australie). Voir wikipedia Ron Nagorcka

18. Ernie Althoff, musicien, compositeur, constructeur d’instruments et artiste plasticien (Australie). Voir wikipedia Ernie Althoff

19. Graeme Davis, musicien, et performance artiste. daao.org.au Graeme Davis

20. Alvin Lucier (1931-2021), compositeur (Etats-Unis). Voir wikipedia Alvin Lucier et pour I am sitting in a room: youtube

21. Joel Chadabe avait commencé à travailler avec le New England Digital Synthesizer, et avec Roger Meyers, il avait développé un logiciel appelé Play2D pour le contrôler.

22. Tristam Cary ‘1925-2008), compositeur, pionnier de la musique électronique et musique concrète en Angleterre, puis en Australie. Voir wikipedia Tristam Cary

23. George Lewis à New York m’avait montré ses travaux avec le AIM-65de Rockwell et il m’avait parlé du langage FORTH. Un peu plus tard Serge Tcherepnin m’a donné la puce qui faisait tourner FORTH. Cela m’a amené à me lancer sérieusement, peut-être la première fois, dans la programmation informatique .

24. Mon ordinateur était un Rockwell AIM-65 qui comportait trois horloges, toutes décomptées à partir d’une source commune. On pouvait entrer des nombres dans chaque horloge et cela produisait des sous-harmoniques (diviseurs) de l’horloge principale qui fonctionnait à approximativement 1 MHZ. Ce système pouvait être facilement mis en interface avec mon synthétiseur Serge./p>

25. Les trois horloges/oscillateurs du AIM étaient alors traités par les circuits analogiques du Serge.

26. Harry Partch (1901-1974), compositeur et constructeur d’instruments (Etats-Unis). Voir wikipedia Harry Partch

27. St Kilda est un quartier de Melbourne (Australie).

28. Arun Chandra, compositeur et chef d’orchestre. Voir evergreen.edu Arun Chandra

29. Herbert Brün: wikipedia Herbert Brün.

30. Gottfried Michael Koenig (1926-2021), compositeur germano-néerlandais. Voir wikipedia Gottfried Michael Koenig

31. William Burroughs, The Green Nun : youtube The Green Nun

32. Le système AUMI est conçu pour être utilisé par n’importe qui à n’importe quel niveau de compétence – en fonction de la manière de programmer ce système, l’utilisateur peut le jouer à n’importe quel niveau de sa capacité physique. Voir AUMI

33. David Dunn, courriel à Warren Burt, à la fin de 2014.

34. Deux tablettes basées sur Android, deux basées sur iOS, et une tablette Windows 8 en mode Bureau.

35. Harry Partch: “The Spiritual Corporeal nature of man” tiré de “Harry Partch in Prologue” sur le disque bonus de la “Delusion of the Fury”, Columbia Masterworks – M2 30576 · 3 x Vinyl, LP. Box Set · US · 1971.

36. Ben Boretz, compositeur et théoricien de la musique (Etats-Unis). Voir paalabres.org Ben Boretz

37. Ben Boretz, If I am a Musical Thinker, Station Hill Press, 2010.

38. Soundbytes Magazine et Dave Baer (rédacteur en chef) : Depuis que cet article a été écrit et révisé, toutes les références au magazine Soundbytes ont disparu du web. J’espère publier une compilation des critiques que j’ai écrites pour ce magazine sur mon site www.warrenburt.com à la fin de l’année 2024.

39. Mao Zedong : Interventions sur l’art et la littérature. Mai 1942. materialisme-dialectique

40. Cornelius Cardew, Stockhausen Serves Imperialism, Londres: Latimer New Dimension, 1974.

41. Kenneth Gaburo, The Beauty of Irrelevant Music, La Jolla: Lingua Press, 1974; Frog Peak Music, 1995.

 

Nicolas Sidoroff – English

 

Return to the French original text: « Vous avez dit… lisière ? » (Nicolas Sidoroff – Français)

 


 

You said… Edges?

Nicolas Sidoroff (January 2021).

Summary:

Several Activities (from where I am speaking)
With Multiple Half-times
In Terms of Musical Adventures

Concerning Edges, Fringes, Margins
Emmanuel Hocquard…
…and a Spot/Task [ta/âche]
…White or Blank.
Therefore, Vigilance!

Inhabit one of the Edges?
To be a Musician and to be a Dancer
Situated Creation, example of sound of roulèr
This sound of roulèr in interaction
Musical Practices from Réunion Island

References
Post-Scriptum

 


 

Several Activities (from where I am speaking)

I am a musician>militant<researcher… My two main activities, making music and research, are connected. They relate and contribute to practices of social transformation that I would hope to achieve, that one would hope to be emancipatory. I am compelled to move to a “we” that brings together several groups and collectives working in three co-extensive dimensions: a critique of systems of domination, a conception of alternatives, and a critique of these same alternatives… Musical practices are the field in which I have the most knowledge of dominations and alternatives, and in which I take great pleasure in getting involved; and research practices joyfully equip me to develop both critiques and alternatives.

With Multiple Half-times

I often introduce myself by adding several “half-times” (not only because this expression also means the break and informal moments between two parts of a game!). Thus, I manage to have more than two half-times… It means that 1) “it’s overflowing!”, that 2) no half-time takes up all my time exclusively, and that 3) elements can be found in one and any others at the same time. Being in one of these half-times doesn’t mean that the others are put aside or dormant. The game is not a zero-sum game where each person would have so many points of energy to be distributed equally here and there (as if a “here” could not be “there” too). It’s actually very different: many activities participate fully in such and such a half time and also at such and such other ones.
Thus, having three half-times seems to me to better describe what I experience than having one and a half full-time, even if mathematically it seems the same. The third half is often a way of describing the informal times that are so important after a more explicit and identified, often more formal and settled time. And if there is a third half, where is the fourth half, the one for tidying up, going home, assessing the situation, etc.? The number “3” evokes multiplicity, interactions, and openness. I see and feel more joy in it than in the formulation “full-time and a half”. Although this one evokes an interesting globality (definitively each time it concerns me), it seems to me to put the emphasis more directly on a closed uniqueness, the heavy fatigue and the painful overflow. That is to say that this expression « half-time » that I use is symbolic. It says nothing about the real time spent in, the workload demanded by, the regularity and forms of intensity, the associated statutes and work contracts. For example, in Decree n°84-431 of June 6, 1984 “establishing the common statutory provisions applicable to teacher-researchers”, it is written “Teacher-researchers have a dual mission of teaching and research.” [art. 2]; and the description of working hours is explained as follows:

The reference working time, corresponding to the working time established in the civil service, is constituted for teacher-researchers:
1° Half of the time is spent on teaching (…)
2° Half of the time is spent on research (…) [art. 7].

In the same job, there is thus mention of two “halves” of time.

One of these part-time jobs corresponds to my work as a teacher-researcher at Cefedem[1] Auvergne Rhône-Alpes (a half-time job contracted as such, but the actual activity amounts to much more). I principally work in the Continuing Education on-the-job training program. We offer training through research towards the obtention of a Music teacher State Diploma [Diplôme d’État] at the Licence level, in the specialized sectors of music teaching, that exist in all forms of music schools, including conservatories.

And in a few other half-times, I am conducting research (for example with the PaaLabRes collective). In these same temporalities, I am a doctoral student at the University of Paris VIII, Vincennes in Saint-Denis, in Educational Sciences, in the Experice laboratory (Centre de Recherche Interuniversitaire Expérience Ressources Culturelles Éducationunder the direction of Pascal Nicolas-Le Strat. I work on musical practices and on the way several people make music together, especially around questions of cooperation and division of labor. In this university, among students, we formed the Collectif-en-devenir [collective in becoming], to work together, to be collective in our research and to try to shape the university according to our experiences and ideas [see for example 2016]. And linked to this entry into the world of the university, I have been participating in the network of the Fabriques de sociologie: “a space for social science research that associates actors from different fields (social sciences, political militancy, architecture, social intervention, literature, activism, education, health…).”

This exposition of multiple half-time jobs is a way of describing my rather continuous and joyful crossing of “walls” between categories that a certain number of people would keep separate. For example, in small configurations on a concert stage, I have often and for many years now been making the sound check of the group at the same time as playing trumpet in the brass section. So, I have the impression that I live on the “edges” on a regular basis. This is why this notion has resonated and reasoned strongly in me. I have thus constructed the expression “edge nucleus” which allows

first of all, to radically evacuate representations in rigid boxes with borders, or in limiting and excluding boxes. (…) To view musical practices as the interaction and articulation of six “edge nucleus”, each corresponding to a family of activities: creation, performance, mediation-education, research, administration, techniques-instrument making. [Sidoroff, 2018b, p. 265]

In Terms of Musical Adventures

Concerning musical practices, I mainly play in two collectives which have been two adventures for the last twenty years or so.
The first one (because it is the oldest, even if it is difficult to date its beginning) can be called “post-improvisation”: music not necessarily improvised but made possible because we love and practice improvisation in different contexts. The type of music is close to the downtown style. Let’s say for short: experimental and open music (see for example the adventures of Miss Goulash[2] and Spirojki, or the project “Bateau Ivre” by gsubi). The expression has its origin in New York City, but many people play this downtown music without living in New York City. And this is the second generation, which is called Downtown II. I gradually appropriated these terms, starting with the (amazed) listening to the galaxies around John Zorn and Fred Frith (to take only the most famous figures), then the discovery of the resources of the Downtown Music Gallery in New York[3] and so on. More recently, I discovered the two articles by George Lewis (“Improvised Music After 1950” [1996] and its “Postface” [2004], translated in the first edition of PaaLabRes as « Postface à « La musique improvisée après 1950 », Le pareil qui change »[4]), and then the article by Kyle Gann [2012] which present these terms conceptually and historically.
In my personal way of approaching this Downtown II music, a first generation of elders and friends has emerged from which I started to play music and to carry my research. They are intimately connected to the emergence of free-jazz and all its musical and political antecedents and developments. See for example the AACM in Chicago, Association for the Advancement of Creative Musicians as told by the same George Lewis [2008; Pierrepont, 2015]. For me, the next generation, which corresponds more to my age and background, is strongly connected to the libertarian practices of post-punk hardcore.

My other great collective adventure comes from Réunion Island. I will talk about it at greater length below, after having made a detour through the notion of the edge (or fringe or margin).

 

Concerning Edges, Fringes, Margins

Emmanuel Hocquard…

My doctoral research project is entitled: “Exploring the edges of activity, towards a microsociology of (musical) practices” [Sidoroff, 2018b]. This term “edge” appeared extremely interesting to me in an article by Emmanuel Hocquard on translation. He is a creator of poetry, in the multiple sense of writer, editor, translator, public reader, organizer, teacher, etc. In this article, he distinguishes three conceptions of translation with regard to the limit (the “reactionary conception” where translation can only betray), the border (the “classical conception” where translation passes from one language and culture to another) and the edge (conception that “makes translation […] a hedge between the fields of literature”). [2001, pp. 525-526].

I shared this last notion in this article after a meeting session of encounter-improvisation on April 24, 2019, with Yves Favier and György Kurtag, and also Jean-Charles François and Gilles Laval from PaaLabRes (they were already acquainted with my research based on the term “edge” understood this way). As it was a first meeting, we played and discussed our particular backgrounds. Then we shared a meal (thank you Jean-Charles) and the washing up, etc.; these agencies are as essential as checking for the presence of loud-speakers and toilet paper, etc.
And after this day, they all find themselves in this edition, see in particular the text-collage « Lisières »

Below are a few passages that have already been published, with some additions on one aspect.

… and a Spot/Task [ta/âche]…

I work on the notions of “border” and “edge” between different activities. (…) A border is crossed in the thick and consistent sense of the term, one part of the body then the other, more or less gradually. This body has a thickness, we are on one side and on the other of a line or a surface which constitutes a border at a given moment. This can create a swing, such as back and forth movements in body weight above that line or on either side of it. How do you cross a border between several activities: what happens when I change “caps,” for example, between a space-time where I am a composer and another where I am a sound engineer? [Sidoroff, 2018a, p. 50]

Emmanuel describes the edge as: “white stain” or “blank spot” [tache blanche]. For a long time, I understood and made him say “white task” [tâche blanche]. The circumflex accent made a lot of sense, evoking both the work to be done (by the task) and a space to be explored characterized by its situation (by the slightly nominalized adjective “white” or “blank”). Behind this, I understood and still understand, an invitation to come and inhabit, explore and practice such spaces. The “blank spot” is very present in the work of Emmanuel Hocquard: it evokes the unexplored places of geographical maps <1997, §2-§3>, where one could not yet know what to write nor in what colors. The “blank spot translation” for him, a “blank spot activity” for me, is to create “unexplored areas (…), it’s gaining ground” <1997, §4 et 6bis>. In my vocabulary habits, I would also say: to create the possible. [Sidoroff, 2018b, pp. 263-264]

…white or blank.

After these first elements on the words “spot/stain” and “task”, it is necessary to linger on the word “white” (or “blank”) [blanc]. The adjective as well as the noun “white” is at the heart of a beautiful ambivalence between the full and the empty, the addition and the lack, and they force us to a decolonial thought; in the double meaning of to compel us and to bind us by contract.
The color “white” qualifies as: “resembling a surface reflecting sunlight without absorbing any of the visible rays; of the color of milk or fresh snow”. [Consise Oxford Dictionary of Current English, Oxford University Press, 1990, p. 1399]. We see these colors decompose with a prism, or with drops of water giving a rainbow, or by looking at the surface of a soap bubble. The hexadecimal RGB color code for white is #ffffff, that is all red, green and blue sliders at maximum. It is the same in the realm of sound: a “white” noise is composed equally of all frequencies of the audible, of the entire audible sound spectrum with the same energy for each frequency. But a “blank voice” [voix blanche] refers to a voice without timbre that lacks something… A “blank check” [chèque en blanc] is both empty because it needs to be filled, and full of possible promises because precisely it can be filled!
The Dictionnaire historique de la langue française (DHLF) explains: “Early on, the adjective takes on the symbolic value of ‘untarnished, pure’ (cf. Concise Oxford Dictionary: ‘innocent, untainted’). A blank has in many cases a negative value of ‘lack’, like a blank in memory. In a speech, a “blank” [blanc] refers to a silence, like a void that can make participants think. It is also the free space, the line spacing that organizes a text in a page that we call blank when it does not yet bear any traces. The expression “nuit blanche” [sleepless night] refers to the absence of sleep or the overload of activities. It is also the center of a shooting target and by extension the target itself, as in the expression “shooting at point-blank”, but “shooting blanks” is for fake, whereas “cutting blanks” and “saigner à blanc” (bleed dry) rather qualify the fact of going all the way and leaving nothing behind. The word “blanc” [white or blank] is thus rich in a context of invitation to explore…

All the more so because “White” could mean to belong to the white race fabricated by racism. For example, the Littré dictionary defines the adjective “white” also by the color of snow and milk. It does not specify the combination of colors of the solar spectrum, which is understandable in the historical context of a dictionary of the late nineteenth century. This historical context should also be taken into account when it is written for the noun: “a white man, a white woman, a man, a woman belonging to the white race. A white man and a negro; a white woman and a negress”.
When Emmanuel Hocquard exemplifies what he has just named the “blank spot” in relation to Lewis Carroll’s “perfect and absolute blank” “Ocean Map” in Hunting for the Snark of 1876 [Hocquard, 1997; 2001, p. 402], this is left to the imagination and all possibilities. But a blank spot in an unexplored area of a geographical map also evokes the context of European colonial conquests. Declaring a zone as unexplored ignores the rest of the sentence: unexplored for whom, for what? It is often more precisely: an area not yet explored by us who say that it would be good to do so, whenever there are things of interest for our own business!
In a process of exploration, with which walls do we go about building other walls?

Therefore, Vigilance!

At the beginning of my thesis work, I had identified vigilance [2018b, p. 269] as a way to constantly keep a critical eye on my work: to draw on political popular education [Morvan, 2011] and on the construction of strategic social knowledges [Carton, 2005].
I will now specify three complementary aspects, to make it more explicit (already to myself):

  1. As their designation indicates, these strategic social knowledges are knowledges, they are thus constructed and to be constructed. The research of Léa Laval [2016; 2019] is extremely valuable for taking into account the processes, methods and ways of establishing them (elaborating and sharing them), and with Myriam Cheklab [2019], for considering research in times of struggle and the struggle against domination while researching.
  2. Strategic social knowledge has a “class struggle”, feminist, non-binary, decolonial dimension, which is fundamentally intersecting. Never forget this when I am working today in 2021 on musical practices, one of whose essential rhizomes is Afro-American free jazz linked to civil rights struggles, on musical practices that claim to manufacture Réunionese Creole roots reggae from metropolitan France, in an environment in an almost men excluvive majority environment, etc.
  3. These strategic social knowledges are located and aware of their situation. I am white, male, cis-gender, straight, almost 50 years old… this is already starting to do a lot in terms of advantages and “privileges” (see the entry “privilèges” in the Dictionnaire des dominations [Manouchian, 2012, pp. 285-288]). And I should add doctoral student and teacher (teaching future music teachers)! This almost triples the epistemological intimidation exerted from the position of an instituted (supposedly) knowledgeable, scholarly person, i.e., one who is perceived as full of recognized and valued, valuable knowledge (knowledge with a hegemonic tendency that creates domination). Saying that doing research is in fact intensely doubting and asking questions by sharing a way of thinking (and everyone thinks!); saying that being a “teacher” is in fact setting up and maintaining procedures so that people who experience them learn (and everyone learns) … is not enough. It is in acts and over time that these aspects can begin to be grasped and experienced. The French classroom imaginary has deeply rooted representations.

 

Inhabit one of the edges?

To be a musician and to be a dancer

The expression “edge nucleus” thus makes it possible, first of all, to radically evacuate representations in rigid boxes with borders or in limiting and excluding compartments. (…)
Let’s take an artistic example: music and dance. Considering them as practices strongly marked by the historical setting of discipline, they are clearly separated. You are a musician, or you are a dancer; you teach (you go to) a music or dance class. There are compartments, boxes or pipelines on both sides. Crossbreeding is possible, but it’s rare and difficult, and when it does take place, it’s in an exclusive way: you’re here or there, on one side or the other, each time you have to cross a border.
Considering music and dance as daily human practices, they are extremely intertwined: to make music is to have a body in movement; to dance is to produce sounds. Since 2016, an action-research was conducted between PaaLabRes and Ramdam, an art center. It involved people who are rather musicians (us, members of PaaLabRes), other rather dancers (members of the Maguy Marin company), a visual artist (Christian Lhopital), and regular guests in connection with the above networks. We’ve been experimenting with improvisation protocols on shared materials. In the realizations, each everyone makes sounds and movements in relation to the sounds and movements of others, each is both a musician and a dancer. For me, the status of the body (the gestures including those for making music, the care, the sensations, and the fatigue) is very different from the one I have in a rehearsal or a concert of a music group. It is even richer and more intense. With the vocabulary used in the previous paragraphs, in these realizations I am in a form of “tâ/ache blanche” (white/blank task/spot) dance-music edge or fringe. A first assessment that we are in the process of drawing up shows that going beyond our disciplinary boxes (exploding the border, making the edge exist) is difficult. [Sidoroff, 2018b, p. 265]

Situated Creation, example of sound of roulèr

One of the expressions that synthesizes a common thread of my practices is that of “situated collective creation”. The creation in question is as much about sound production as it is about knowledge. Such a creation is on the scale of the group in question, and it can be a small, very localized discovery. It will not necessarily be a novelty for the whole world, but already a simple thing not yet known (unheard of) for/in/by the collective in presence. Let’s assume, for example, that we try to have a roulèr sound (large diameter bass drum typical of Réunion Island) on a recording, in material conditions where you can’t have a roulèr and the recording equipment in the same place? To try, to search, to experiment, should allow us to find something. Alain Péters, for example, has successfully recorded the equivalent of a kayamb (also typical of the Réuion Island, a wooden frame which encloses stems of reed which enfold seeds) by rubbing plastic bags! [Poulot, 2016, 31’45-32’02] The anecdote is well-known in the world of Réunionese music sound recordings. And as for us, we realized that we were getting the equivalent of a roulèr sound for the groove we were looking for, with a soft gong beater hitting the very slightly relaxed skin of a medium conga, picking up the sound quite close to the place of impact… (See the intro of the song “Traka” in Mawaar [2020]). We’re really not sure if we were the first in the world to do it, but we invented on the spot a solution we didn’t have before, with the material available around us to get to something we were satisfied with, just as we were starting to think we were going to give up the idea (and therefore have to musically invent something else).
This first story might suffice for the small point I was trying to illustrate: a “creation” for us, without any pretension of historical primacy, invented by and for us (there were two of us working on looking for the roulèr sound for a group of eight). This is the account of which I have a trace in my notes of that day: “trouvaille: son roulèr, conga med. bag. blanche *”. The whole process leading to this “trouvaille” is hidden behind this word written too quickly. The “*” is a sign to say: come back to it quickly enough to describe this in detail. Because such a narrative is not adequate, it leads one to believe in a creation of a technical order (using this instrument in this way) without further interaction. The formula “something we were satisfied with, just as we were starting to think we were going to give up the idea” is too quick a shortcut. We need to be more precise, otherwise important elements remain implicit. And these can limit understanding and lead to the belief that these are simple recipes that can be copied and pasted as they are, whereas they are extremely situated and interact with many other aspects. Saying “a roulèr sound” without specifying the context does not make much sense. Adding “for the groove we were looking for” is a good start but still doesn’t say much. You have to take the minimum precaution to localize the action and not to generalize it too quickly.

This sound of roulèr in interaction

So, let’s take the time for a more detailed account. Since the day I wrote this note with an asterisk showing that I wanted to return to it, four layers of writing have been added, leading to the one presented here. These four layers come one after another. The first one is given above, then shortly after came the second one that is shown below. Because this second account was still passing too fast in one place, we needed a third one. Several rewritings were necessary. And finally a fourth narrative corresponds to this version in this article. It benefited from both the broadening of the audience and from several sharings and discussions in closed circles (thanks!).
Let’s go back to that moment of recording the roulèr sound. And so let’s start by saying more exactly: we ended up finding the sound of roulèr that suited us (and this was not immediately achieved) in one particular use (among many others possible) of this sound at this place, namely the intro of a song (and not at another musical moment). The roulèr can also be the basis of dance music in a percussion ensemble, and is often struck with open hands, with strong impacts to support the global dynamic. This is not the sound we found. But it’s the one we were looking for, at the beginning. The initial idea was to reinforce the already recorded bass drum. We then tried on a bass drum different skin tensions of both the striking drumhead and the resonant one. We put different fabrics inside this bass drum, more or less leaning on one or both skins, tapping with different parts of the hand at different places of the skin, with different sticks or beaters, etc. In fact, it went quite fast: on the one hand we had already discussed it several times before and made tests in the rehearsal room when we were working on the Réunionese music, looking for a sound equivalent to the bass drum while the full group was playing; and on the other hand I had tried things alone with a view to recording such a part by phonically isolating this instrument from the rest. We tried a few more times all together, but we didn’t get close to what suited us. We switched to a low tomtom, without more success. Because the first lead, transforming the use of a drum element, turned out to be not very fruitful, looking around, we then began to tap-listen a little everywhere. We were two people in a music room with several instruments. I remember having also tried different strikes on the two tables present, more or less close to the edge, by putting the ear in different places to seek a sound quality and its resonance. It was a time of wandering, and, in retrospect, we can highlight two moments among many others. On the one hand, the moment when we made the skin of the medium conga to resonate, but we didn’t stop there directly and said: “This is it”. And on the other hand, the moment when we told ourselves that we could change our musical idea, by looking not for a reinforcement but for a complement to the sound. This one-word change implied both a slight modification of the arrangement we had begun with (the roulèr equivalent would have to start earlier), and also to find the minimum reinforcement necessary for the existing bass drum, by a particular mix on the passage in question: a mix of the bass with the midrange of one of the guitars, and with the roulèr equivalent (that we hadn’t have yet found). And we had also to pay attention to the placement of the triangle at the top of the sound spectrum in order to achieve this: the sound of one instrument is a function of – almost – all the others. We were sufficiently advanced in the mixes to know this was possible, otherwise we would have probably tried a little to verify this possibility.
But here again, it is interesting to press “pause” and take the time to unfold all that is crushed in the shortcut I just used. To tell it like this is to summarize-condense a posteriori… Let’s go back to the beginning of this wandering time. There were no verbal exchange of the type: “We wanted a reinforcement, let’s go to a complement!” that led to everything that followed. In these moments of tinkering, there is little talk of precise (and meaningfully relevant at the first attempt) concepts, although many are present and implicit, which no two persons bring to awareness or verbalize in the same way. Unfortunately, I don’t have an exact record of what we said to each other at that moment. But I have been in many such situations in my musical life. The dialogue must have sounded like this:

“- We are not getting there” {Share the dead ends, check and agree that we are both facing them}.
“– What can we do?” {Asking this question may seem useful, it is implied in the “yeah” of the head or the look exchanged after the first observation. But it gives a little time to think, and in case the friend facing you has something to answer, maybe with words, because the person asking the question doesn’t know yet what to do…}
“– Find other things!” {Easy solution! But the word “things” comes in very handy in these cases. Here, it can evoke both sounds, ways of going about it and/or reconsidering the question, etc. It is sufficiently imprecise to open up potentially different avenues for each of us, but not too much because we remain clinging to the shared problem at the outset, in the situation that is a little more knowledgeable because of the noted dead-end. Thus, behind such “other things” [in French “autre chose”, singular, sounds the same as the plural “autres choses”], are mixed together a) other sounds that continue to evoke the roulèr, b) other uses of this musical idea in connection with other choices of arrangement, c) other possibilities of recording and/or mixing, etc. We didn’t spell it all out, the three words above were just a signal that all these things and more were entering into the process. They take longer to describe than it took us to find our particular solution}

Once the dead-end was shared and this search for other things was underway, our ears opened to other types of sounds (like an ecology of the imaginary?). We listen again to (almost) all the sounds we had tried since the beginning of our research. The medium conga had been put aside because of (what we thought was) the too small size of its skin, but it reappeared. We realized that we found then a satisfying beginning of a lead (finally!), in particular using this big beater of classical music percussion used for example on the gongs (which we had recorded in the previous session). It only remained to refine this promising lead to the best possible result. And refining that, also meant refining everything else in an all-inclusive movement, especially in terms of arrangement and mixing preparation. The sound volume promised to be considerably lower than fully hitting the roulèr, but we knew we could work it into the mix. So, we looked for a more precise hit and microphone placement to get the best complement sound. Again, I use the term “complement”, but it was not present at the time of the experimental actions and gestures. The formalization of the transition from reinforcement to complement, with this choice of words, came later. I don’t remember exactly when this verbalization became settled, but it wasn’t while the sound recording was being refined. At this point, we started by striking the conga, while listening, and commenting only about the place of the microphone or of the hit, without making sentences, with help of a few words and mostly gestures. But it could be verbalized afterwards, in times of re-listening to the takes. During these moments, the time is calmer: we move into a different place, there is a displacement between the position of play and listening to the take, which takes a little time. And there, it was easier to use more complete sentences to comment what we heard and to project ourselves in what to do next. And it is quite possible that the two words “reinforcement” and “complement” were not the first ones that came to us to qualify what happened; in any case, they are the ones that remain afterwards. They are a construction that took its time, like the use of this medium conga.

The small situated creation that I have just described is therefore not only a technical trouvaille, as the first shortened account could let believe it.[5] But it is a rich interaction around the sound quality: between its musical use in a complex of other sonorities (place, role and arrangement), the instrument producing it to be heard, its playing, its recording and its mixing. We did not act or think in boxes or walls separating too strictly « sound engineer » or « instrumentalist ». It was the fact of crossing such walls that allowed us to build that day a sound that we were missing. In our experimentations and trials, we obviously took into account the playing (the gestures to obtain the sound) and the recording-mixing. But in an inextricable way, came to be intertwined considerations of arrangement, production of the record (time and places available to be able to record this track, then to mix this piece, the album), of instrumental tinkering, etc. Have we inhabited an edge, even if only very locally? Or rather: have we crossed many borders, happily and several times in all directions? A few years ago, I would have answered « edges, of course » without hesitation, and insisting on the plural. Today I don’t find the answer so easy. I would need to qualify more and better such edges: work in progress!

In what I condense with the formula “situated collective creation”, the word “situated” describes both the context of a moment or circumstance as described above, but also that of a particular story, in a larger temporality. I met Réunionese music with people who play it and know a lot about it, and I quickly enjoyed playing and discussing it. So, I spent some time with them, especially by playing this music. (I have been doing the same thing for several years with roots reggae.) I could have met people and groups doing rap or electro or other things, then I would have probably spent time on such music and practices.

Musical Practices from the Réunion Island

The second kind of music I practice comes from Réunion Island. In these small islands called Mascarene Islands in this part of the Indian Ocean, there is specific music called maloya and séga. And I’ve been playing this music with people from the Réunion Island for about twenty years, principally as trumpet player in a brass section.

Maloya reappeared on the forefront in the 1970s thanks to the communists and the independentists. It was also during this period that reggae made its international breakthrough, after rock and amplified music developed on the island, and not just to be listened to. They were played, appropriated and tinkered with locally, becoming “electric maloya” [Compilations 2016a, 2016b, 2017]. Then, what is called malogué or maloggae (a mixture of maloya and reggae) develop. It has become a very modern mixture, nourished by traditional music, popular music and music of the moment. I play with a family that came to France thirty years ago. This malogué, sega and seggae music was played in the group Margoz then Koodakood, with notably the father who sang, played bass and directed the ensemble, and his son who sang and played drums. He was not yet 18 years old when I met him. And he was about ten years old when the malogué was created, he couldn’t reach the bass drum pedal! Today, the band has reconfigured itself on a roots reggae base, it’s called Mawaar. It means “I’ll see” in Réunionese language, a good part of it is sung in Creole. And we are still working on this Réunionese music, even if we don’t play on stage anymore. The father I was talking about is on the bass, and it’s the son who is very active. He plays guitar and drums, he sings, he is one of those who bring a lot of music.

Reggae, maloya, malogué come musically “from below”, in the way Louis Staritzky speaks of urban experimentation [2018]. To put it in terms of the idea of walls: these kinds of music and musical practices come from outside the massive and solidified walls of already established structures. It would be interesting to look at the appearance of this maloya-reggae music (this creolization), with the epistemologies of the South, starting with the work of Boaventura de Sousa Santos[6], for example “The sociology of absences and emergences” [2011, pp. 34-58, §43-60; 2016, chap. VI, pp. 241-273]. Sociology of absences: “an investigation whose aim is to explain that what does not exist is in fact actively produced as non-existent, that is, as a non-credible alternative to what does exist” [2016, p. 251]. Sociology of emergences: “an investigation into the alternatives contained in the horizon of concrete possibilities” [2016, p. 269]. This will have to be left for a future occasion,[7] perhaps in connection with Youcef Chekkar who conducts his research with such approaches on the “usages of cinema in the post-civil war Algerian context” [2018].

I would like to approach this creation by digging a little deeper into the notion of edge. Emmanuel Hocquard gave consistency to this notion as something made possible by the action of translating, with this double affirmation about American poetry translated into French:

– “A French poet would never have written that.”
– Perhaps we could express the same thing in this way: “An American would never have written that.” [1997, §5 et 5bis; 2001, pp. 403-404]

The malogué or seggae are typically in this kind of situation: reggae groups would never have played like that, neither would maloya or séga groups. There is a filiation, a relationship, but with the fabrication of a distance and a ground that Emmanuel Hocquard seeks [1997, §3; 2001, p. 403]. These styles of music are at the same time very similar and very different. I propose to you three compilations sweeping the 1980s and 1990s: one of roots reggae, another one of maloya, and a third one of malogué, in order to go from one to the others..

Reggae Roots :
Maloya :
Malogué[8] :

Even if a single compilation can’t show the immense variety of each of these stylistic labels, each one provides a few names as so many different leads to go further. Even if the encounters are more between individuals and groups, singularities and subjectivities at a precise moment, rather than between stylistic groupings constructed after the fact, there is, between these three “genres”, an intensity of both dissimilarities and similarities. They are fundamentally different but in very close complicity and kinship.

NAÉSSAYÉ, second verse and refrain in the song “Na Éssayé” by Philippe Lapotaire [1991]:
Ti pren un maloya, pou mélange avec reggae, Yé, yé, yé
Tout’ danse dan mon vie, maloya ou bien reggae, Yé, yé, yé
La misik lé pareil, mé le style li la change un pé, Yé, yé, yé
Pou zèn Réyonés, nou vé pa trompe nout bann vié, Yé, yé, yé
Sak mi di zordi :
Na essayé ouh, na mélanzé, Na essayé, na essayé, na mélangé,
Na essayé ouh un malogué, Na essayé, na essayé, un malogué.

[Take a maloya, to mix it with a reggae, Yé, yé, yé
Dance in my life, maloya or reggae, Yé, yé, yé
The music is the same, but the style has changed a bit, Yé, yé, yé
For the youth of Réunion Island, we are not going to deceive our elders, Yé, yé, yé
I say today:
We tried it, we mixed it up (bis)
We tried a malogué (bis)].

My exploration on edges of activities at the edges looks for those moments and places based on “this, never a person focused primarily on creation (or on performance or research or whatever) would have done it”, and all the reciprocal statements to it. One of the phenomena of Edouard Glissant’s creolization is also found in such a statement as “never that but in fact yes”. The « never » is easy in the formula but is often a bit too abrupt. Let’s continue the explorations!

 

In certain contexts, approaching the notion of a dividing wall (notably between the categories of activities) as an edge of possibilities seems to me to be interesting. An edge is a space and a time that can be occupied in different ways, in it one is able to develop activities. These types of space-time can be inhabited by bringing elements coming from many other times and spaces together, with the possibility of experimenting new things.

 


References

All Web URLs were accessed on February 28th, 2021.

CARTON, Luc. (2005). « Forum sur l’éducation permanente ». Dans Santé conjuguée, n°32, avril 2005, pp. 6-10. (Intervention à Namur le 19 février 2005, retranscrite par Christian Legrève) <pdf on line>.

CHEKKAR, Youcef. (2018). « Du cinéma en Algérie ? Mais bien sûr ! », dans Agencements, Recherches et pratiques sociales en expérimentation, n°2. Rennes: éd. du commun, pp. 124-150 <revue, pdf on line>.

CHEKLAB, Myriam & LAVAL, Léa. (2019). « Recherche en lutte et lutte en recherche », dans Agencements, n°3. Rennes: éd. du commun, pp. 60-175 <revue, pdf on line>.

CNRTL. Portail lexical du Centre national de ressources textuelles et lexicales.

COLLECTIF-EN-DEVENIR. (2016). Fanzine Lapalissade #1« Évaluation ». Autoprod. <on line>.

COMPILATION. (2016a). Soul Sok Séga, séga sounds from Mauritius, 1973-1979 [CD]. !K7 Records, Strut Records, STRUT139CD. (Compiled by Natty Hô and Konsöle / La Basse Tropicale), <on bandcamp>.

COMPILATION. (2016b). Soul Séga sa! indian ocean segas from the 70’s (1975-1978 Île Maurice, Réunion, Seychelles) [CD]. Folkwelt, Bongo Joe, BJR003. (Selection by Cheb Chalet), <on bandcamp>.

COMPILATION. (2017). Oté Maloya 1975-1986, La naissance du maloya électrique à la Réunion [CD]. !K7 label, Strut Records, STRUT151CD. (Compiled by La Basse Tropicale: DJ KonsöLe aka Antoine Tichon, and DJ Natty Ho aka Dinh Nguyen), <on bandcamp>.

Décret n°84-431 du 6 juin 1984 fixant les dispositions statutaires communes applicables aux enseignants-chercheurs (Decree n°84-431 of June 6, 1984 establishing the common statutory provisions applicable to teacher-researchers),et portant statut particulier du corps des professeurs des universités et du corps des maîtres de conférences, <legifrance>.

DHLF, for Dictionnaire historique de la langue française. REY, Alain (dir.). (1998). Paris: Dictionnaire Le Robert.

GANN, Kyle. (2012). Breaking the Chain Letter: An Essay on Downtown Music. (first version in 1998). <on line>.

HOCQUARD, Emmanuel. (1997). « Taches blanches », in Le « Gam », n°2, Format Américain, Un bureau sur l’Atlantique. This text is reproduced in Ma haie [2001], pp. 401-413 et <on line>.

HOCQUARD, Emmanuel. (2000). « Faire quelque chose avec ça ». In Esteban, Claude, Hourcade, Rémy, & Hocquard, Emmanuel (dir.). À Royaumont: traduction collective 1983-2000, une anthologie de poésie contemporaine. Grâne: éd. Creaphis, pp. 399-407). This text is reproduced in Ma haie [2001], pp. 517-526.

HOCQUARD, Emmanuel. (2001). Ma haie: Un privé à Tanger II. Paris: P.O.L.

LAVAL, Léa. (2016). « Poser l’éducation populaire entre savoirs et émancipation: des pratiques en recherche », dans Recherches & éducations, n°16, « Émancipation et formation de soi, T2 » pp. 102-113 <doi.org>.

LAVAL, Léa. (2019). Travailler les savoirs pour une université autrement populaire. Dialogues entre critiques en acte de l’université et pratiques en recherche de l’éducation populaire. Thèse de doctorat en sciences de l’éducation, Université de Paris VIII Vincennes-Saint-Denis, sous la direction de Jean-Louis Le Grand.

LEWIS, George E. (1996). « Improvised Music after 1950: Afrological and Eurological Perspectives », dans Black Music Research Journal (BMRJ), vol. 16, n°1. Champaign (IL): Board of Trustees of the University of Illinois <pdf version>.

LEWIS, George E. (2004). “Afterwords to "Improvised Music after 1950": The Changing Same”, dans Fischlin D. & Heble A. (eds). The Other Side of Nowhere, Jazz Improvisation, and Communities in Dialogue. Middeltown (CO): Wesleyan University Press, pp. 163-172.

LEWIS, George E. (2008). A Power Stronger Than Itself: The AACM and American Experimental Music. Chicago: University of Chicago Press.

LITTRÉ, Émile. (1874). Dictionnaire de la langue française. Paris: Hachette. Electronic version created by François Gannaz <littre.org>.

MANOUCHIAN, Collectif. (2012). Dictionnaire des dominations, de sexe, de race de classe. Paris: éd. Syllepse. (Saïd Bouamam (dir.), Jessy Cormont, Yvon Fotia). The foreword is reproduced on line in <blog de Médiapart>.

MAWAAR. (2020). “Traka”, in Lé Valab’ [CD]. Pass’Message, RR 97-4.69, <on bandcamp>.

MORVAN, Alexia. (2011). Pour une éducation populaire politique: À partir d’une recherche-action en Bretagne. Thèse de doctorat en sciences de l’éducation, Université de Paris VIII Vincennes-Saint-Denis, sous la direction de Jean-Louis Le Grand. <pdf on line>.

NAÉSSAYÉ. (1991). “Na Essayé”, in Oté la sere [CD]. Discorama, PSB 747, 9101 CD.

PIERREPONT, Alexandre. (2015). La Nuée, l’AACM: un jeu de société musicale. Paris: éd. Parenthèses, coll. eupalinos, série Jazz et musiques improvisées.

POULOT, Alix. (2016). Alain Peters (Hommage à) Il était une fois… 1991 à 2016 . (Editing of different documents related to Alain Peters), <on youtube>.

RAS NATY BABY. (2009). “Mo la muzik”, in Live [CD]. Digital Island, Discorama, 2009.04.

seggaeman974R (compil). (2012). « Le maloya des années 80/90 » [Vidéo] (on line 30 november, 30th 2012) <on youtube>.

seggaeman974R (compil). (2014). « kiltir malogué (maloggae) » [Vidéo (statique)] (on line january 17th 2014) <on youtube>.

SIDOROFF, Nicolas. (2018a). « Faire quelque chose avec ça que je voudrais tant penser&nbps;», in Agencements, Recherches et pratiques sociales en expérimentation, n°1. Rennes: éd. du commun, pp. 41-72, <revue, pdf on line>.

SIDOROFF, Nicolas. (2018b). «&nbps;Explorer les lisières d’activité, vers une microsociologie des pratiques (musicales) », in Agencements, n°2. Rennes: éd. du commun, pp. 248-274, <revue, pdf on line>.

de SOUSA SANTOS, Boaventura. (2011). «&nbps;Épistémologie du Sud », in Études rurales, n°187, Le sens du rural aujourd’hui, pp. 21-50. (Trans.: Magali Watteaux), <on line>.

de SOUSA SANTOS, Boaventura. (2016). Épistémologie du Sud, Mouvements citoyens et polémiques sur la science. Paris: Desclée de Brouwer.

STARITZKY, Louis. (2018). « Le droit à la ville: une expérimentation urbaine par le bas », dans Agencements, n°1. Rennes: éd. du commun, pp. 143-159 <revue, pdf on line>.

Warrior F. a B. W. Selekta (compil). (2016). « Strictly reggae roots from 80’s & 90’s ». [Vidéo (statique)] (on line december, 9th 2016) <on youtube>.

 

 


Notes

[1]. Cefedem AuRA [Centre de formation des enseignants de la musique, Center for music teacher training ], Center of professional resources and artistic higher education.

[2]. A reduced combination called Petit Goulash, proposed two versions of “Schème Moteur” by Alain Savouret in the 2017 edition “Graphic Scores” of this site PaaLabRes.

[3]. This place is a very beautiful source of music, stories and knowledge about the so-called “downtown” scenes. See for example, the impressive emails sent every week presenting a great number of records, with in particular Emanuel ‘MannyLunch’ Maris and Bruce Lee Gallanter (nicknamed “Downtown Musicologist Emeritus”).

[4]. See notably the second part of “‘Au-delà des catégories‘ : alors quoi de nouveau ?”, and more precisely the note 2 concerning the distinction between uptown and downtown.

[5]. And this second account is not yet sufficient, we could still describe others that would detail or specify these interactions, and perhaps help to qualify areas of edges. For example, using a recording of the session and a self-confrontation discussion (but the microphones had to record the upcoming roll, the testimonial camera is not in our habits), or with accounts from other points of view, including that of the colleague with whom I was experimenting that day (I am planning to do this), etc.

[6]. Boaventura de Sousa Santos is Portuguese and is part of the World Social Forum adventure. He has worked in South America, studying subordinate and dominated communities, how they organize themselves and how they use and produce knowledge not recognized or not taken into consideration by colonizers and Westerners. And he has brought this expression to the forefront: “The Epistemologies of the South”. It is very interesting to observe how, now, more and more work at the university is asking these kinds of questions: the domination still remains that of the objectivity of whites, of the North, of the West… (we do not all have the same relationship to a blank spot or a white stain).

[7]. We (with all the colleagues with whom I played this music and still play music based on it) have not yet explored this question sufficiently. On the one hand, the 1970s and 1980s see very rich changes occurring in Réunion Island; and on the other hand, once released, especially after the record Oté La sere by NAÉSSAYÉ in 1991, the malogué came out of an absence of visibility and emerged! It would be interesting to better explain the passage from an experiment of what is possible under the instituted radars to a visibility leading to productions and support of public policies. In any case it would be better than the too big shortcuts that have just been used.

[8]. In a little less than 30min, these 19 representative pieces give a good idea of what the richness of the encounter between reggae and maloya can be. NB: the youtube channel seggaeman974R is very rich in titles and rarities on Réunionese music.
To have an idea of séga and seggae, see for example the intro of the first piece de l’album Live of Ras Natty Baby [2009] : the very beginning drums and percussions is séga, the entry of brass at 0’40 after the great “Rastafari…” passes to the seggae which can really be heard from 0’47… The youtube channel joliememzelle also has beautiful collections of historical albums of music from the Mascarene Islands.

 

Post Scriptum:

In a voluntary and militant way, I practice inclusive writing. And I do it in the following way: I use expressions such as “ille” [combination of he and she] or “celleux” [“those” at the same time feminine and masculine] or with a single middle point as in musicien·nes or chercheur·ses. This typography seems to me to be the best point of (dis)balance between signifying existence by making them visible to people other than cis-genre males, and keeping a fluidity of reading. The double-flexion consists in saying or writing: “he and she”, it still makes a binarity to exist. The expression “ille” seems to me to be both very readable and understandable. And it is a new word that is not yet very common, nor in dictionaries. That is to say, we have to construct a meaning for it… it is both a “il” [he] and a “elle” [she]? but not exclusively? But why not exclusively? So maybe something like… “yel” or some other pronoun that some people prefer to be used to talk about “iel” or “ile”, rather than using “il” or “elle”? Perhaps we are participating in the invention of a new grammatical genre? I allow myself a “we” because this type of reflection and practice is shared in several networks in which I participate. We often make these elements explicit in connection with this writing practice, for example at the beginning of a document or in a footnote.
It’s the same thing with a median point. Reading “chacun·e” is easy, we quickly get used to it, and it’s not only “chacun et chacune” [“each” masculine and femine], they are living beings, with all the imaginable diversities, and even with others that we still can’t properly imagine. And for me, a single point is enough for this small disturbance, it remains readable while pointing out these questionings.
Other questions remain open… Which passage to the oral out of the double-flexion to overcome the binarity? (a neutral genre to be developed with an oral declination seems to be an interesting track, see for example in french the thesis work of Alpheratz). Who works on these subjects and from what positions? On whose backs is this form of writing practiced? To be continued.

 

Nicolas Sidoroff – Français

 

Access to the English translation: “You said… Edge?” (Nicolas Sidoroff – English)

 


 

Vous avez dit… lisière ?

Nicolas Sidoroff (janvier 2021).

Sommaire :

Quelques occupations (d’où je parle)
Avec des multiples « mi-temps »
En termes d’aventures musicales

À propos de lisières
Emmanuel Hocquard…
…et une ta/âche…
…blanche.
Donc des vigilances à avoir

Habiter une, des lisières ?
Être musicien et danseur
Créer en situation, exemple d’une sonorité de roulèr
Cette sonorité de roulèr en interactions
Quelques musiques de l’île de la Réunion

Références

 


 

Quelques occupations (d’où je parle)

Je suis musicien>militant<chercheur… Mes deux occupations principales, faire de la musique et de la recherche, sont reliées. Elles relaient et contribuent à des pratiques de transformations sociales que je souhaiterais, que l’on souhaiterait émancipatrices. Je suis obligé de passer à un « on » qui rassemble plusieurs groupes et collectifs au travail dans trois dimensions co-extensives : une critique des systèmes de domination, une construction d’alternatives et une critique de ces mêmes alternatives… Les pratiques musicales sont le domaine dans lequel j’ai le plus de connaissances des dominations et alternatives, et dans lequel j’ai grand plaisir à m’impliquer ; et les pratiques de recherche m’outillent joyeusement pour développer à la fois critiques et alternatives.

Avec des multiples mi-temps

Je me présente souvent en addition de « mi-temps » (pas uniquement parce que cette expression désigne aussi la pause et des moments informels entre deux parties !). Ainsi, j’arrive à avoir plus de deux demi-temps… Cela dit que 1/ « ça déborde ! », que 2/ aucun mi-temps prend exclusivement tout mon temps, et que 3/ des éléments se retrouvent à la fois dans l’un et l’autre. Le fait d’être dans un de ces « mi-temps » ne veut pas dire que les autres sont mis de côté ou en sommeil. Le jeu n’est pas à somme nulle où chacun·e[1] aurait tant de points d’énergie à répartir ici ou là (comme si un « ici » ne pourrait pas être « là » aussi). C’est en fait très différent : de nombreuses activités participent en plein à tel mi-temps, et aussi à tels autres.
Ainsi, avoir trois mi-temps me paraît dire mieux ce que je vis que d’avoir un temps plein et demi, même si mathématiquement cela semble identique. La troisième mi-temps est souvent une manière de décrire les temps informels si importants qui suivent un moment plus explicite et identifié, souvent plus officiel et réglé. Et s’il y en a une troisième, où est la quatrième, celle des rangements, du retour chez soi, du bilan, etc. ? Le chiffre « 3 » m’évoque une multiplicité, des interactions, une ouverture. J’y vois et ressens plus de joies que dans la formulation « temps plein et demi ». Même si celle-ci évoque une globalité intéressante (c’est bien moi à chaque fois), elle me semble mettre l’accent aussi plus directement sur une unicité fermée, la fatigue pesante et le débordement douloureux. C’est-à-dire que cette expression « mi-temps » que j’utilise est symbolique. Elle ne dit rien du temps réel passé à, de la charge de travail demandée par, de la régularité et des formes d’intensité, du ou des statuts, du ou des contrats de travail associés. Par exemple, le Décret n°84-431 du 6 juin 1984 « fixant les dispositions statutaires communes applicables aux enseignants-chercheurs », il est écrit « Les enseignants-chercheurs ont une double mission d’enseignement et de recherche. » [art. 2] ; et la description du temps de travail s’explicite ainsi :

Le temps de travail de référence, correspondant au temps de travail arrêté dans la fonction publique, est constitué pour les enseignants-chercheurs :
1° Pour moitié, par les services d’enseignement (…)
2° Pour moitié, par une activité de recherche (…) [art. 7]

Dans un même emploi, il est donc fait mention de deux « moitiés » de temps.

Un de ces « mi-temps » correspond à mon travail de formateur-chercheur au Cefedem[2] Auvergne Rhône-Alpes (un mi-temps contractualisé comme tel, mais l’activité réelle fait beaucoup plus). Je travaille principalement dans le programme de Formation diplômante en cours d’emploi. Nous formons par la recherche au DE (Diplôme d’État, équivalent L3) de « professeur de musique », professeur·e de l’enseignement musical spécialisé, c’est-à-dire dans les écoles de musique de toutes formes, dont les conservatoires.

Et dans quelques autres « mi-temps », je mène des recherches (par exemple avec le collectif PaaLabRes). Dans ces mêmes temporalités, je suis doctorant à l’Université Paris VIII, Vincennes à Saint-Denis, en sciences de l’éducation, dans le laboratoire Experice (Centre de Recherche Interuniversitaire Expérience Ressources Culturelles Éducation), sous la direction de Pascal Nicolas-Le Strat. Je travaille sur les pratiques musicales et sur la manière dont plusieurs personnes font de la musique ensemble, notamment autour des questions de coopération et de division du travail [2018b]. Dans cette université, entre étudiant·es, on a constitué le Collectif-en-devenir, pour se serrer les coudes, faire collectif dans nos recherches et travailler l’université selon nos expériences et nos idées [2016, par exemple]. Et en lien avec cette entrée dans un parcours universitaire, je participe au réseau des Fabriques de sociologie : « espace de recherche en sciences sociales qui associe des acteurs d’horizons différents (sciences sociales, militantisme, architecture, intervention sociale, littérature, activisme, éducation, santé…) ».

Cette exposition en multiples « mi-temps » est une manière de décrire ma traversée assez continuelle et joyeuse de « murs » entre des catégories qu’un certain nombre de personnes séparent. Par exemple, dans des petites configurations scéniques, il m’arrive très souvent et depuis longtemps de faire le son du groupe en même temps que de jouer de la trompette dans la section de cuivres. J’ai donc plutôt l’impression d’habiter assez régulièrement des « lisières », c’est pourquoi cette notion a fortement résonné et raisonné. J’ai ainsi construit l’expression « noyau à lisières » qui me permet

en premier lieu d’évacuer radicalement des représentations en boîtes rigides à frontières ou en cases limitantes et excluantes. (…) [pour] Regarder les pratiques musicales comme interaction et articulation de six « noyaux à lisières », chacun correspondant à une famille d’activité : création, performance, médiation-formation, recherche, administration, technique-lutherie. [Sidoroff, 2018b, p. 265]

En termes d’aventures musicales

Pour ce qui concerne les pratiques musicales, je joue principalement dans deux collectifs qui sont deux aventures d’une vingtaine d’années aujourd’hui.
Le premier (parce que le plus ancien même s’il est difficile de dater un commencement) peut se qualifier de « post-improvisation » : de la musique pas forcément improvisée mais rendue possible parce que nous aimons et pratiquons l’improvisation dans différents contextes. Le type de musique se rapproche du style downtown. Disons pour aller un peu vite : musique expérimentale et ouverte (voir par exemple les aventures Miss Goulash[3] et Spirojki, ou alors le projet « Bateau Ivre » de gsubi). L’expression a son origine dans la ville de New York, mais beaucoup de gens jouent cette musique downtown sans habiter New York. Et c’est la deuxième génération qu’on appelle Downtown II. Je me suis approprié progressivement ces termes, en commençant par les écoutes (émerveillées) des galaxies autour de John Zorn et Fred Frith (pour ne prendre que les figures les plus connues), puis la découverte des ressources de la Downtown Music Gallery de New York[4] etc. Et seulement ensuite, j’ai découvert les deux articles de George Lewis (Improvised Music After 1950 [1996] et sa « Postface » [2004][5], traduit dans la première édition du site PaaLabRes) puis celui de Kyle Gann [2012] qui présentent conceptuellement et historiquement ces termes.
Dans ma manière personnelle d’aborder cette musique downtown II, je me suis construit une première génération d’aîné·es et d’ami·es à partir de laquelle je suis parti en musique et en recherche. Illes sont intimement relié·es à l’apparition du free-jazz et tous ces antécédents développements musicaux et politiques. Voir par exemple l’AACM de Chicago, Association for the Advancement of Creative Musicians racontée par le même George Lewis [2008 ; Pierrepont, 2015]. Pour moi, la génération suivante, celle qui correspond plus à mon âge et parcours, est en fortes liaisons avec les pratiques libertaires du hardcore post-punk.

Mon autre grande aventure collective vient de l’île de la Réunion. J’en parlerai plus longuement dans la suite, après avoir fait un détour par la notion de lisière.

 

À propos de lisières

Emmanuel Hocquard…

Mon projet de recherche doctorale a pour titre : « Explorer les lisières d’activité, vers une microsociologie des pratiques (musicales) » [Sidoroff, 2018b]. Ce terme de « lisière » m’est apparu extrêmement intéressant dans un article d’Emmanuel Hocquard sur la traduction. Celui-ci est un fabriquant de poésie, au sens multiple d’écrivain, éditeur, traducteur, lecteur public, organisateur, enseignant, etc. Dans cet article, il distingue trois conceptions de la traduction au regard de la limite (la « conception réactionnaire » où la traduction ne peut que trahir), de la frontière (la « conception classique » où la traduction passe d’une langue et culture dans une autre) et la lisière (conception qui « fait de la traduction […] une haie entre les champs de la littérature »). [2001, pp. 525-526].

J’ai partagé cette dernière notion dans cet article après une séance de rencontrimprovisation le 24 avril 2019, avec Yves Favier et György Kurtag, et aussi Jean-Charles François et Gilles Laval de PaaLabRes (ceux-ci étaient déjà plus au courant de mes recherches appuyées sur ce terme compris ainsi). Dans le cadre d’une première rencontre, nous avons joué et discuté au départ des parcours de chacun. Puis nous avons partagé un repas (merci Jean-Charles ;-)) et la vaisselle, etc. ; des dispositifs et des attentions tout autant essentielles que la vérification de la présence d’enceintes sonores et de papier-toilettes, etc.
Et après cette journée, nous voici tous dans cette édition, voir notamment la page-collage « Lisières ».

Je reprends ci-dessous quelques passages déjà publiés, en complétant sur un aspect.

…et une ta/âche…

Je travaille sur les notions de « frontière » et de « lisière » entre différentes activités. (…) Une frontière se franchit au sens épais et consistant du terme, une partie du corps puis l’autre, plus ou moins progressivement. Ce corps a une épaisseur, on est d’un côté et de l’autre d’une ligne ou d’une surface qui fait frontière à un moment. Cela peut créer un balancement, comme des allers-retours en matière de poids du corps au-dessus de cette ligne ou de chaque côté de cette surface, sans déplacement des pieds. Comment passe-t-on une frontière entre plusieurs activités : que se passe-t-il quand je change de « casquette », par exemple entre un espace-temps où je suis compositeur et un autre où je suis régisseur son ? [Sidoroff, 2018a, p. 50]

Emmanuel Hocquard qualifie la lisière de : « tache blanche ». Assez longtemps, j’ai compris et lui ai fait dire « tâche blanche ». L’accent circonflexe avait beaucoup de sens, en évoquant à la fois le travail à faire (par la tâche) et un espace à explorer caractérisé par sa situation entre les choses (par l’adjectif légèrement substantivé de « blanc »). Derrière cela, je comprenais, et comprends encore, une invitation à venir habiter, parcourir et pratiquer de tels espaces. La « tache blanche » est très présente dans les travaux d’Emmanuel Hocquard : elle évoque les endroits inexplorés des cartes géographiques<1997, §2-§3>, où l’on ne pouvait pas encore savoir ce qu’il fallait écrire ni dans quelles couleurs. La « traduction tache blanche » pour lui, une « activité tâche blanche » pour moi, c’est créer des « zones inexplorées (…), c’est gagner du terrain »<1997, §4 et 6bis>. Dans mes habitudes de vocabulaire, je dirais aussi : créer du possible. [Sidoroff, 2018b, pp. 263-264]

…blanche.

Après ces premiers éléments sur les mots « tache » et « tâche », il est nécessaire de s’attarder sur ce mot « blanche ». Il est aussi à explorer… L’adjectif comme le substantif « blanc » est au cœur d’une belle ambivalence entre le plein et le vide, l’addition et le manque, et ils nous obligent à une pensée décoloniale ; obliger au double sens de nous mettre dans la nécessité de, et de nous rendre service.
La couleur « blanche » qualifie ce « qui, combinant toutes les couleurs du spectre solaire, a la couleur de la neige, du lait, etc. » [Cnrtl I.A.1]. Nous voyons ces couleurs se décomposer avec un prisme, ou avec des gouttes d’eau donnant alors un arc-en-ciel, ou encore en regardant la surface d’une bulle de savon. Le code de couleur RGB hexadécimal du blanc est #ffffff, c’est-à-dire tous les curseurs rouge, vert et bleu au maximum. C’est la même chose dans le domaine sonore : un bruit « blanc » se compose de façon égale de toutes les fréquences de l’audible, de l’ensemble du spectre sonore audible avec la même énergie pour chacune des fréquences. Mais une « voix blanche » vient désigner une voix sans timbre à laquelle il manque quelque chose… Un « chèque en blanc » est à la fois vide parce qu’à remplir, et plein de promesses possibles parce que justement on peut le remplir !
Le Dictionnaire historique de la langue française (DHLF) explique : « De bonne heure, l’adjectif se charge de la valeur symbolique de "non terni, pur" (…) Il réalise la valeur négative de "manque" dans un certain nombre d’emplois. » Pendant un discours, un « blanc » désigne un silence, comme un vide qui peut laisser penser les participant·es. C’est aussi l’espace libre, l’interligne qui organise un texte dans une page qu’on qualifie de blanche quand elle ne porte pas encore de traces. L’expression « nuit blanche » dit l’absence de sommeil ou le surcroît d’activités. C’est aussi le cœur d’une cible de tir et par extension la cible elle-même, comme dans l’expression « tirer au blanc », mais « tirer à blanc » c’est pour de faux, alors que « couper à blanc » comme « saigner à blanc » qualifient plutôt le fait d’aller jusqu’au bout et de ne rien laisser. Le mot « blanc » est donc riche dans un contexte d’invitation à explorer…

D’autant plus que « Blanc·he » peut désigner le fait d’appartenir à la race blanche fabriquée par le racisme. Par exemple, le Littré définit l’adjectif « blanc » aussi par la couleur de la neige et du lait. Il ne précise pas la combinaison des couleurs du spectre solaire, ce qui est compréhensible dans le contexte historique d’un dictionnaire de la fin du XIXe siècle. Contexte historique à prendre aussi en compte lorsqu’il écrit pour le substantif : « un blanc, une blanche, homme, femme appartenant à la race blanche. Un blanc et un nègre ; une blanche et une négresse ».
Quand Emmanuel Hocquard exemplifie la « tache blanche » qu’il vient de nommer avec la « carte de l’océan » blanche sur blanc de Lewis Carroll dans La chasse au snark de 1876 [Hocquard, 1997, §1 ; 2001, p. 402], elle est laissée libre à l’imaginaire et aux possibles. Mais une tache blanche dans une zone inexplorée d’une carte géographique évoque aussi le contexte des conquêtes coloniales européennes. Décréter une zone comme inexplorée passe sous silence toute la suite de la phrase : inexplorée pour qui, pour quoi ? C’est souvent plus précisément : une zone pas encore explorée par nous qui nous disons que ce serait bien de le faire, des fois qu’il y ait des choses intéressantes pour nos affaires à nous !
Dans un geste d’exploration, avec quels murs partons-nous construire d’autres murs ?

Donc des vigilances à avoir

Au départ de mon travail de thèse, j’avais nommé une vigilance [2018b, p. 269], comme une manière de garder constamment un regard critique sur mon travail : m’appuyer sur l’éducation populaire politique [Morvan, 2011] et la construction de savoirs sociaux stratégiques [Carton, 2005].
Je préciserai aujourd’hui avec trois aspects complémentaire, pour l’expliciter plus fortement (déjà à moi-même). 1/ Comme leur désignation l’indique, ces savoirs sociaux stratégiques sont des savoirs, ils sont donc construits et à construire. Les travaux de Léa Laval [2016 ; 2019] sont extrêmement précieux pour prendre en compte les processus, méthodes et manières de les établir (les élaborer et partager), et pour considérer les relations entre les activités de recherche et de lutte contre les dominations, avec Myriam Cheklab [2019]. 2/ Ces savoirs sociaux stratégiques ont une dimension « lutte des classes », féministe, non-binaire, décoloniale : fondamentalement intersectionelle. Ne jamais l’oublier quand je travaille aujourd’hui en 2021 sur des pratiques musicales dont un des rhizomes essentiels est le free-jazz afro-américain lié aux luttes pour les droits civiques, sur des pratiques musicales qui revendiquent fabriquer du reggae roots créole réunionnais depuis la France métropolitaine, dans un milieu masculin en extrême majorité, etc. Et 3/ ces savoirs sociaux stratégiques sont situés et conscients de leur situation. Je suis blanc, homme, cis-genre, hétéro, de presque 50 ans… cela commence à faire déjà beaucoup en termes d’avantages et de « privilèges » (voir cette entrée du Dictionnaire des dominations [Manouchian, 2012, pp. 285-288]). Et il faut que je rajoute : doctorant et prof de prof de musique ! Cela triple presque l’intimidation épistémologique depuis la position d’une personne instituée sachante, savante, c’est-à-dire perçue comme remplie de savoirs reconnus et valorisés, valorisables (des savoirs à tendance hégémonique qui font domination). Dire que faire de la recherche c’est en fait intensément douter et poser des questions en partageant une manière de penser (et tout le monde pense !) ; dire qu’être « prof » c’est en fait mettre en place et tenir des dispositifs pour que les personnes qui le vivent apprennent (et tout le monde apprend)… ne suffit pas. C’est en actes et sur la durée que ces dimensions peuvent commencer à se saisir et s’éprouver. L’imaginaire scolaire français a des représentations fortement ancrées.

 

Habiter une, des lisières ?

Être musicien et danseur

L’expression « noyau à lisière » permet donc, en premier lieu d’évacuer radicalement des représentations en boîtes rigides à frontières ou en cases limitantes et excluantes. (…)
Prenons un exemple artistique : la musique et la danse. En les considérant comme pratiques fortement marquées par une histoire de mise en disciplines, elles sont nettement séparées. Tu es musicien·ne, tu es danseur·se ; tu donnes (tu vas à) un cours de musique ou de danse. Il y a des cases, des boîtes ou des tubes d’un côté comme de l’autre. Le croisement est possible mais rare et difficile, et quand il a lieu, c’est de manière exclusive : tu es ici ou là, d’un côté ou de l’autre, tu passes une frontière à chaque fois.
En considérant la musique et la danse comme des pratiques humaines quotidiennes, elles sont extrêmement mêlées : faire de la musique c’est avoir un corps en mouvement ; danser c’est produire des sons. On mène depuis 2016 une recherche-action entre PaaLabRes et Ramdam, un centre d’art. Elle associe des personnes plutôt musiciennes (nous, membres de PaaLabRes), d’autres plutôt danseuses (des membres de la compagnie Maguy Marin), un plasticien (Christian Lhopital), et des invité·es régulièr·es en lien avec les réseaux ci-dessus. On expérimente des protocoles d’improvisation sur des matériaux communs. Dans les réalisations, chacun·e produit des sons et fait des mouvements en rapport aux sons et mouvements des autres, chacun·e est à la fois musicien·ne et danseur·se. Pour moi, l’état de corps (les gestes dont ceux pour faire de la musique, les attentions, les sensations, et la fatigue) sont très différent·es que celui que j’ai dans une répétition ou un concert d’un groupe de musique. Elles sont même beaucoup plus riches et intenses. Avec le vocabulaire utilisé dans les paragraphes précédents, dans ces réalisations je suis dans une forme de lisière tâ/ache blanche danse-musique. Un premier bilan qu’on est en train de tirer montre que dépasser nos boîtes disciplinaires (exploser la frontière, faire exister la lisière) est difficile. [Sidoroff, 2018b, p. 265]

Créer en situation, exemple d’une sonorité de roulèr

Une des expressions qui synthétise un fil conducteur de mes pratiques est celle de « création collective en situation ». La création en question relève autant de la production sonore que de savoirs. Une telle création est à l’échelle du groupe concerné et elle peut être une petite découverte très localisée. Il ne s’agit pas forcément d’une nouveauté inédite pour le monde tout entier, mais déjà une simple chose pas encore connue (inouïe) pour/dans/par le collectif en présence.
Supposons que l’on essaye d’avoir un son de roulèr (tambour basse à gros diamètre typique de l’île de la Réunion) sur un disque, dans des conditions matérielles où l’on ne peut pas avoir un roulèr et le matériel d’enregistrement au même endroit ? On essaye, on cherche, on expérimente, on devrait trouver quelque chose. Alain Péters par exemple a bien enregistré l’équivalent d’un kayamb (tout aussi typique de l’île de la Réunion, un cadre en bois qui enserre des tiges de roseau qui enferment des graines) en frottant des sacs plastiques [Poulot, 2016, 31’45-32’02] ! L’anecdote est connue dans le milieu des prises de son des musiques réunionnaises. Et de notre côté, on s’est aperçu qu’on obtenait l’équivalent d’un son de roulèr pour le groove qu’on cherchait, avec une baguette prévue pour des gongs, tapant sur la peau légèrement détendue d’une conga médium, en prenant le son assez près de l’endroit de la frappe… (voir l’intro de la chanson « Traka » de Mawaar [2020]). On n’est vraiment pas sûr d’être les premiers au monde à l’avoir fait, mais on a inventé sur place une manière qu’on n’avait pas avant, avec le matériel disponible autour de nous pour arriver à quelque chose nous satisfaisant, alors qu’on commençait à se dire qu’on allait abandonner l’idée (et donc devoir inventer musicalement autre chose).
Ce premier récit pourrait suffire pour le petit point que je cherchais à illustrer : une « création » pour nous, sans aucune prétention de primauté historique, inventée par et pour nous (on était deux à travailler pour un groupe de huit). C’est ce récit dont j’ai la trace dans mes notes de ce jour-là : « trouvaille : son roulèr, conga méd. bag. blanche * ». Tout le processus amenant à cette « trouvaille » est caché derrière ce mot écrit trop vite. Le « * » est un signe pour dire : revenir assez vite dessus pour raconter et détailler. Parce qu’un tel récit ne suffit pas, il laisse croire à une création de l’ordre technique-lutherie (utiliser cet instrument ainsi) sans plus d’interactions. La formule « nous satisfaisant, alors qu’on commençait à se dire » est un raccourci trop rapide. Il nous faut être plus précis, sinon des éléments importants sont implicites. Et ceux-ci peuvent limiter la compréhension et laisser croire à des recettes simples, qu’il suffirait de copier-coller telles quelles, alors qu’elles sont extrêmement situées et en interaction avec beaucoup d’autres aspects. Dire « un son de roulèr » sans plus préciser le contexte n’a pas beaucoup de sens. Rajouter « pour le groove qu’on cherchait » commence tout juste mais ne dit pas encore beaucoup. Il s’agit un peu de la précaution minimum pour localiser l’action et ne pas la généraliser trop vite.

Cette sonorité de roulèr en interactions

Prenons alors le temps d’un récit plus détaillé. Celui présenté ici est le résultat de plusieurs couches d’écriture depuis ce jour et cette note sur laquelle je voulais revenir : quatre se sont succédées. La première est ci-dessus, puis est arrivée très vite la deuxième qui commence ci-dessous. La troisième est devenue nécessaire en se rendant compte que ce deuxième récit allait encore trop vite à un endroit. Elle a demandé plusieurs ré-écritures dans l’écriture. Et enfin la quatrième correspond à cette version dans cet article. Elle bénéficie à la fois de l’élargissement des destinataires et de plusieurs partages et discussions dans des cercles proches (merci !).

Revenons à ce moment d’enregistrement du son de roulèr. Et donc commençons par dire plus exactement : on a fini par trouver le son de roulèr qui nous convenait (sous-entendu pas immédiatement) dans une utilisation (parmi de nombreuses autres possibles) de cette sonorité à cet endroit, à savoir l’intro d’une chanson (et pas à un autre moment musical). Le roulèr peut aussi être à la base d’une musique de danse dans un ensemble de percussions, il est alors souvent frappé à pleines mains, avec des impacts marqués pour porter un soutien énergique à la dynamique globale. Ce n’est pas ce son-là qu’on a trouvé. Mais c’est celui qu’on a un peu cherché, au début. L’idée initiale était de renforcer la grosse caisse déjà enregistrée. On a alors essayé différentes tensions de peau d’une grosse caisse de batterie, la peau de frappe et celle de résonance. On a mis différents tissus dans cette caisse, plus ou moins en appui sur une ou les deux peaux, en tapant avec différentes parties de la main à différents endroits de la peau, avec différentes baguettes ou battes, etc. En fait, c’est allé assez vite : d’un côté on en avait déjà discuté avant plusieurs fois et fait des essais dans le local de répétition quand on travaillait les musiques réunionnaises, en cherchant un son équivalent roulèr à la grosse caisse alors que tout le monde jouait ; et d’un autre côté j’avais tenté des choses seul dans une optique d’enregistrer une telle partie en isolant phoniquement cet instrument du reste. On a refait quelques essais ensemble, mais on ne s’approchait pas de ce qui nous convenait. On est passé sur un tom basse, sans plus de succès. La première piste, transformer l’utilisation d’un élément de batterie, se relevant peu fructueuse, on regarde puis on commence à taper-écouter un peu partout. On est deux dans un local de musique avec plusieurs instruments. Je me souviens avoir aussi essayé différentes frappes sur les deux tables présentes, plus ou moins près du bord, en mettant l’oreille à différents endroits pour chercher un son de frappe et sa résonance. C’est un petit temps d’errance, et dans celui-ci, a posteriori, on peut faire ressortir deux moments parmi beaucoup d’autres. D’une part, celui où résonne la peau de la conga médium, mais on ne s’y arrête pas directement en disant « c’est ça ». Et d’autre part, le moment où on se dit qu’on pourrait changer notre idée musicale, en cherchant non pas un renfort mais un complément. Ce changement d’un seul mot implique à la fois une légère modification de l’arrangement sur lequel nous partions (l’équivalent roulèr commencerait plus tôt), et aussi de trouver le minimum de renfort nécessaire de la grosse caisse existante, par un mixage particulier sur le passage en question (donc un mixage particulier de la basse et du médium d’une des guitares, de l’équivalent roulèr qu’on n’avait pas encore, et une attention sur le placement du triangle en haut du spectre sonore pour arriver à cela : le son d’un instrument est fonction de -presque- tous les autres). Et on est suffisamment avancé dans les mixages pour savoir que c’est possible, sinon on aurait sans doute essayé un peu pour vérifier cette possibilité.
Mais là encore, il est intéressant d’appuyer sur « pause » et de prendre le temps de déployer tout ce qui est écrasé dans le raccourci que je viens d’utiliser. Raconter ainsi, c’est résumer-condenser a posteriori… Revenons au début de ce temps d’errance. On n’a pas eu d’échange verbal du type : « on voulait un renfort, passons à un complément ! » qui a entraîné toute la suite. Dans ces moments de bricolage, on parle assez peu en concept précis (et significativement pertinent du premier coup), même si de nombreux sont présents et sous-entendus, que chacun·e ne conscientise ou verbalise pas de la même façon. Je n’ai malheureusement pas de traces exactes de ce qu’on s’est dit à ce moment. Mais j’ai déjà vécu de telles situations dans de nombreux moments de ma vie musicale, le dialogue devait ressembler à :

« – on n’y arrive pas » {Partager les impasses, vérifier et se mettre d’accord qu’on y est tous les deux.}
« – qu’est-ce qu’on peut faire ? » {Poser cette question peut paraître utile, elle est sous-entendue dans le « ouais » de la tête ou le regard échangé après le premier constat. Mais elle laisse un peu le temps de réfléchir, et des fois que l’ami en face ait de quoi répondre, pourquoi pas avec des mots, parce que du côté de celui qui pose la question, il ne sait pas encore bien quoi faire…}
« – trouver autre/s chose/s ! » {Solution facile ! Mais le mot « chose » est très pratique dans ces cas-là. Ici, il peut évoquer à la fois des sonorités, des manières de s’y prendre et/ou de reconsidérer la question, etc. Il est suffisamment imprécis pour ouvrir des pistes potentiellement différentes pour chacun de nous, mais pas trop parce qu’on reste accrochés au problème partagé de départ, dans la situation un peu plus instruite du fait de l’impasse constatée. Ainsi, derrière de telles « autres choses » (qui sonnent identiquement au singulier ou au pluriel), vient se mélanger d’autres sonorités qui continue d’évoquer le roulèr, d’autres emplois de cette idée musicale en lien avec d’autres choix d’arrangement, d’autres possibilités d’enregistrement et/ou mixage, etc. On ne s’est pas explicité tout cela, les trois mots ci-dessus étaient juste le signal que toutes ces choses et d’autres encore étaient en route. Elles prennent plus de temps à décrire qu’il nous en a fallu pour faire la trouvaille en question.}

Une fois l’impasse partagée et cette recherche d’autre/s chose/s en cours, nos oreilles se sont ouvertes à d’autres types de sons (comme une écologie des imaginaires ?). On a ré-entendu (presque) tous les sons qu’on avait essayés depuis le début de notre recherche. La conga médium avait été mise de côté de part (ce qu’on estimait être) la trop petite taille de sa peau de frappe, mais elle a refait apparition. On s’est rendu compte que là on tenait un début de piste satisfaisante (enfin !), notamment avec cette grosse baguette de percussion de musique classique utilisé par exemple sur les gongs (qu’on avait enregistrés à la session précédente). Il ne restait qu’à affiner cette piste au mieux. Et affiner cela, veut aussi dire affiner tout le reste dans un mouvement d’ensemble, notamment en termes d’arrangement et de préparation du mixage. Le volume sonore promettait d’être considérablement plus faible que celui d’un roulèr pleinement frappé, mais on savait qu’on pourrait le travailler au mixage. Alors, on est allé chercher plus précisément la frappe et la place du micro pour obtenir le meilleur complément. De nouveau, j’emploie ce terme de « complément », mais il n’était pas là au moment des actions et gestes de trouvaille. La formalisation du passage d’un renfort à un complément, avec ce choix de mots, est postérieur. Je ne me souviens plus exactement quand cette verbalisation se stabilise, mais ce n’était pendant que l’on affine la prise de son. À ce moment-là, on commence par frapper, écouter, on ne commente que la place du micro ou la frappe, sans faire des phrases, à l’aide de quelques mots et surtout des gestes. Mais elle peut se verbaliser après, dans des temps de ré-écoute des prises. Pendant ces moments, le temps est plus calme : on est à deux endroits différents, il y a un déplacement entre la position de jeu et d’écoute et celle-ci dure un peu. Et là, on utilise plus facilement des phrases complètes pour commenter ce qu’on entend et se projeter dans la suite. Et il est fort possible que les mots « renfort » et « complément » ne soient pas les premiers venus pour qualifier ce qu’il s’était passé ; en tout cas, ce sont ceux qui restent, après. Ils sont une construction qui a pris son temps, comme l’utilisation de cette conga médium.

La petite création localisée que je viens de décrire n’est donc pas qu’une trouvaille technique, comme le premier récit raccourci pouvait le laisser croire[6]. Mais elle est une riche interaction autour de la sonorité : entre son utilisation musicale dans un ensemble d’autres sonorités (place, rôle et arrangement), l’instrument pour la donner à entendre, son jeu, son enregistrement et son mixage. On n’a pas agi ni réfléchi dans des cases ou murs trop strictement « ingénieur·e du son » ou « instrumentiste ». C’est le fait de traverser de tels murs qui nous a permis de construire ce jour-là une sonorité qui nous manquait. Dans nos expérimentations et tâtonnements, on a évidemment en pris en compte le jeu (les gestes pour obtenir le son) et l’enregistrement-mixage. Mais de manière inextricable, sont venues s’entremêler des considérations d’arrangement, de production du disque (temps et lieux disponibles pour pouvoir enregistrer cette piste, puis mixer ce morceau, l’album), de lutherie, etc. Avons-nous pour autant habité une lisière, même très localement ? Ou bien plutôt : avons-nous franchi plein de frontières, allégrement et plusieurs fois de suite dans tous les sens ? Il y a quelques années, j’aurai répondu « lisières, bien sûr » sans hésiter, et en insistant sur le pluriel. Aujourd’hui je ne trouve pas la réponse aussi facile. Il me faudrait plus et mieux qualifier de telles lisières : travail en cours !

Dans ce que je condense avec la formule « création collective en situation », la dernière expression « en situation » décrit à la fois le contexte d’un moment ou d’une circonstance comme décrite ci-dessus, mais aussi celui d’une histoire particulière, dans une temporalité plus large. J’ai rencontré les musiques réunionnaises avec des personnes les jouant et sachant beaucoup de choses, et j’ai eu très vite plaisir à jouer et discuter. Donc j’ai passé du temps avec elleux notamment en jouant ces musiques. (Je fais la même chose depuis plusieurs années avec le reggae roots.) J’aurai pu rencontrer des personnes et groupes faisant du rap ou de l’électro ou d’autres choses, j’aurai alors sans doute passé du temps sur de telles musiques et pratiques.

Quelques musiques de l’île de la Réunion

La deuxième branche de la musique que je pratique vient donc de l’île de la Réunion. Dans ces petites îles dites mascareignes de cette partie de l’Océan Indien, il y a des musiques spécifiques qu’on appelle le maloya et le séga. Et je joue cette musique avec des Réunionnais·es depuis une vingtaine d’années, principalement de la trompette dans une section de cuivres.

Le maloya est ré-apparue sur le devant de la scène dans les années 1970s grâce aux communistes et aux indépendantistes. C’est dans cette période aussi que le reggae a percé internationalement, après que le rock et les musiques amplifiées se soient développées dans l’île, et pas seulement pour être écoutées. Elles ont été jouées, appropriées et bricolées localement devenant « maloya électrique » [Compilations, 2016a, 2016b, 2017]. Alors s’est développé ce qu’on appelle le malogué ou maloggae, mêlant maloya et reggae. C’est devenu un mélange très moderne, nourri de musique traditionnelle, de musique populaire et de musique du moment. Je joue avec une famille qui est venue en France il y a trente ans. On jouait cette musique malogué, séga et seggae dans le groupe Margoz puis Koodakood, avec notamment le père qui chantait, jouait de la basse et dirigeait l’ensemble, et son fils qui chantait et jouait de la batterie. Il n’avait pas encore 18 ans quand je l’ai rencontré. Et il n’avait qu’une dizaine d’années quand le malogué se créait, il n’arrivait pas à atteindre la pédale de grosse caisse ! Aujourd’hui, le groupe s’est reconfiguré sur une base reggae roots et s’appelle Mawaar. Cela veut dire « je verrai » en réunionnais, une bonne partie est chanté en créole. Et on travaille toujours ces musiques réunionnaises, même si on ne les joue plus sur scène. Le père dont je parlais est à la basse, et c’est le fils qui est très actif. Il joue de la guitare et de la batterie, il chante, il est un de ceux qui amènent beaucoup de musique.

Reggae, maloya, malogué viennent musicalement « par le bas », à la manière dont Louis Staritzky parle d’expérimentation urbaine [2018]. Pour le dire avec l’idée de murs : ces musiques et pratiques musicale viennent d’en dehors des murs massifs et solidifiés des structures déjà établies. Il serait intéressant de regarder l’apparition de cette musique maloya-reggae (cette créolisation), avec les épistémologies du Sud, au départ des travaux de Boaventura de Sousa Santos[7], par exemple « la sociologie des absences et des émergences » [2011, pp. 34-58, §43-60 ; 2016, chap. VI, pp. 241-273]. Une sociologie des absences : « une enquête dont le but est d’expliquer que ce qui n’existe pas est en fait activement produit comme non existant, c’est-à-dire comme une alternative non crédible à ce qui existe » [2016, p. 251] ; une sociologie des émergences : « une enquête sur les alternatives contenues dans l’horizon des possibilités concrètes » [2016, p. 269]. Ce sera pour une prochaine fois[8], peut-être en lien avec Youcef Chekkar qui mène sa recherche avec de telles approches sur les « usages du cinéma dans le contexte algérien post-guerre civile » [2018].

Je voudrais aborder cette création en creusant encore un peu la notion de lisière. Emmanuel Hocquard a donné de la consistance à celle-ci comme un possible développé par l’action de traduire, avec cette double affirmation à propos de poésies américaines traduites en français :

– « ça, jamais un poète français ne l’aurait écrit ».
– Peut-être pourrait-on exprimer la même chose de cette façon : « ça, jamais un Américain ne l’aurait écrit ». [1997, §5 et 5bis ; 2001, pp. 403-404]

Le malogué ou le seggae sont typiquement à cet endroit : les groupes de reggae n’auraient jamais joué ça, ceux de maloya ou de séga non plus. Il y a une filiation, une relation mais avec la fabrication d’une distance et d’un terrain comme les cherche Emmanuel Hocquard [1997, §3-4 ; 2001, p. 403]. Ces musiques sont dans le même temps très ressemblantes et très différentes. Je vous propose trois compilations balayant assez largement les années 1980s et 1990s : une de reggae roots, une autre de maloya et une troisième de malogué pour pouvoir passer de l’une à l’autre…

Reggae Roots :
Maloya :
Malogué[9] :

Même si une seule compilation ne peut pas donner à entendre l’immense variété de chacune de ces étiquettes stylistiques, chacune donne quelques noms comme autant de pistes pour aller plus loin. Même si les rencontres se font entre des personnes et des groupes, des singularités et des subjectivités à un moment présent, plutôt qu’entre des catégories stylistiques construites après coup, il y a, entre ces trois « genres » aujourd’hui établis, une intensité à la fois de dissemblances et de rapprochements. Ils sont fondamentalement différents mais en très denses complicités et parentés.

NAÉSSAYÉ, second couplet et refrain de la chanson « Na Éssayé » de Philippe Lapotaire [1991] :
Ti pren un maloya, pou mélange avec reggae, Yé, yé, yé
Tout’ danse dan mon vie, maloya ou bien reggae, Yé, yé, yé
La misik lé pareil, mé le style li la change un pé, Yé, yé, yé
Pou zèn Réyonés, nou vé pa trompe nout bann vié, Yé, yé, yé
Sak mi di zordi :
Na essayé ouh, na mélanzé, Na essayé, na essayé, na mélangé,
Na essayé ouh un malogué, Na essayé, na essayé, un malogué.

Mon exploration sur les lisières d’activités cherche ces moments et lieux d’un « ça, jamais une personne centrée principalement sur la création (ou sur la performance ou la recherche ou autre) ne l’aurait fait », et toutes les réciproques. Un des phénomènes de la créolisation d’Edouard Glissant se trouve aussi dans de tels « ça jamais mais en fait si ». Le « jamais » est facile dans la formule, mais est souvent un peu trop abrupte. Continuons les explorations !

 

Dans certains contextes, approcher la notion de mur de séparation (notamment entre des catégories d’activités) comme une lisière de possible me semble être intéressant. Une lisière est un espace et un temps qui peuvent être occupés de différentes façons, on peut y développer des activités. De tels espaces-temps peuvent être habités en faisant rencontrer des éléments venant de plusieurs autres temps et espaces, on peut y avoir la possibilité d’expérimenter des nouvelles choses.

 


Références

Toutes les URL ont été consultées le 28 février 2021.

CARTON, Luc. (2005). « Forum sur l’éducation permanente ». Dans Santé conjuguée, n°32, avril 2005, pp. 6-10. (Intervention à Namur le 19 février 2005, retranscrite par Christian Legrève) <pdf en ligne>.

CHEKKAR, Youcef. (2018). « Du cinéma en Algérie ? Mais bien sûr ! », dans Agencements, Recherches et pratiques sociales en expérimentation, n°2. Rennes : éd. du commun, pp. 124-150 <revue, pdf en ligne>.

CHEKLAB, Myriam & LAVAL, Léa. (2019). « Recherche en lutte et lutte en recherche », dans Agencements, n°3. Rennes : éd. du commun, pp. 60-175 <revue, pdf en ligne>.

CNRTL. Portail lexical du Centre national de ressources textuelles et lexicales.

COLLECTIF-EN-DEVENIR. (2016). Fanzine Lapalissade #1« Évaluation ». Autoprod. <en ligne>.

COMPILATION. (2016a). Soul Sok Séga, séga sounds from Mauritius, 1973-1979. !K7 Records, Strut Records, STRUT139CD. (Compilé par Natty Hô et Konsöle / La Basse Tropicale), <sur bandcamp>.

COMPILATION. (2016b). Soul Séga sa! indian ocean segas from the 70’s (1975-1978 Île Maurice, Réunion, Seychelles). Folkwelt, Bongo Joe, BJR003. (Sélection par Cheb Chalet), <sur bandcamp>.

COMPILATION. (2017). Oté Maloya 1975-1986, La naissance du maloya électrique à la Réunion. !K7 label, Strut Records, STRUT151CD. (Compilé par La Basse Tropicale : DJ KonsöLe aka Antoine Tichon, et DJ Natty Ho aka Dinh Nguyen), <sur bandcamp>.

Décret n°84-431 du 6 juin 1984 fixant les dispositions statutaires communes applicables aux enseignants-chercheurs et portant statut particulier du corps des professeurs des universités et du corps des maîtres de conférences, <legifrance>.

DHLF, pour Dictionnaire historique de la langue française. REY, Alain (dir.). (1998). Paris : Dictionnaire Le Robert.

GANN, Kyle. (2012). Breaking the Chain Letter: An Essay on Downtown Music. (première version en 1998). <en ligne>.

HOCQUARD, Emmanuel. (1997). « Taches blanches », dans Le « Gam », n°2, Format Américain, Un bureau sur l’Atlantique. Ce texte est repris dans Ma haie [2001], pp. 401-413 et <en ligne>.

HOCQUARD, Emmanuel. (2000). « Faire quelque chose avec ça ». Dans Esteban, Claude, Hourcade, Rémy, & Hocquard, Emmanuel (dir.). À Royaumont : traduction collective 1983-2000, une anthologie de poésie contemporaine. Grâne : éd. Creaphis, pp. 399-407). Ce texte est repris dans Ma haie [2001], pp. 517-526.

HOCQUARD, Emmanuel. (2001). Ma haie : Un privé à Tanger II. Paris : P.O.L.

LAVAL, Léa. (2016). « Poser l’éducation populaire entre savoirs et émancipation : des pratiques en recherche », dans Recherches & éducations, n°16, « Émancipation et formation de soi, T2 » pp. 102-113 <doi.org>.

LAVAL, Léa. (2019). Travailler les savoirs pour une université autrement populaire. Dialogues entre critiques en acte de l’université et pratiques en recherche de l’éducation populaire. Thèse de doctorat en sciences de l’éducation, Université de Paris VIII Vincennes-Saint-Denis, sous la direction de Jean-Louis Le Grand.

LEWIS, George E. (1996). « Improvised Music after 1950: Afrological and Eurological Perspectives », dans Black Music Research Journal (BMRJ), vol. 16, n°1. Champaign (IL) : Board of Trustees of the University of Illinois <en pdf>.

LEWIS, George E. (2004). “Afterwords to "Improvised Music after 1950": The Changing Same”, dans Fischlin D. & Heble A. (eds). The Other Side of Nowhere, Jazz Improvisation, and Communities in Dialogue. Middeltown (CO) : Wesleyan University Press, pp. 163-172.
(2016). « Postface à "La musique improvisée après 1950", Le pareil qui change », dans PaaLabRes. (trad. Jean-Charles François).

LEWIS, George E. (2008). A Power Stronger Than Itself: The AACM and American Experimental Music. Chicago : University of Chicago Press.

LITTRÉ, Émile. (1874). Dictionnaire de la langue française. Paris : Hachette. Version électronique en ligne créée par François GANNAZ <littre.org>.

MANOUCHIAN, Collectif. (2012). Dictionnaire des dominations, de sexe, de race de classe. Paris : éd. Syllepse. (Saïd Bouamam (dir.), Jessy Cormont, Yvon Fotia). L’avant-propos est repris en ligne dans un <blog de Médiapart>.

MAWAAR. (2020). « Traka », dans Lé Valab’ [CD]. Pass’Message, RR 97-4.69, <sur bandcamp>.

MORVAN, Alexia. (2011). Pour une éducation populaire politique : À partir d’une recherche-action en Bretagne. Thèse de doctorat en sciences de l’éducation, Université de Paris VIII Vincennes-Saint-Denis, sous la direction de Jean-Louis Le Grand. <pdf en ligne>.

NAÉSSAYÉ. (1991). Oté la sere [CD]. Discorama, PSB 747, 9101 CD.

PIERREPONT, Alexandre. (2015). La Nuée, l’AACM : un jeu de société musicale. Paris : éd. Parenthèses, coll. eupalinos, série Jazz et musiques improvisées.

POULOT, Alix. (2016). Alain Peters (Hommage à) Il était une fois… 1991 à 2016 [vidéo]. (Montage de différents documents autour d’Alain Peters), <sur youtubee>.

RAS NATY BABY. (2009). « Mo la muzik », dans l’album Live [CD]. Digital Island, Discorama, 2009.04.

seggaeman974R (compil). (2012). « Le maloya des années 80/90 » [Vidéo] (mise en ligne 30 novembre 2012)<sur youtube>.

seggaeman974R (compil). (2014). « kiltir malogué (maloggae) » [Vidéo (statique)] (mise en ligne 17 janvier 2014) <sur youtube>.

SIDOROFF, Nicolas. (2018a). « Faire quelque chose avec ça que je voudrais tant penser », dans Agencements, n°1. Rennes : éd. du commun, pp. 41-72, <revue, pdf en ligne>.

SIDOROFF, Nicolas. (2018b). « Explorer les lisières d’activité, vers une microsociologie des pratiques (musicales) », dans Agencements, n°2. Rennes : éd. du commun, pp. 248-274, <revue, pdf en ligne>.

de SOUSA SANTOS, Boaventura. (2011). « Épistémologie du Sud », dans Études rurales, n°187, Le sens du rural aujourd’hui, pp. 21-50. (Trad. : Magali Watteaux), <en ligne>.

de SOUSA SANTOS, Boaventura. (2016). Épistémologie du Sud, Mouvements citoyens et polémiques sur la science. Paris : Desclée de Brouwer.

STARITZKY, Louis. (2018). « Le droit à la ville : une expérimentation urbaine par le bas », dans Agencements, n°1. Rennes : éd. du commun, pp. 143-159 < revue pdf en ligne>.

Warrior F. a B. W. Selekta (compil). (2016). « Strictly reggae roots from 80’s & 90’s ». [Vidéo (statique)] (mise en ligne 9 décembre 2016) <sur youtube>.

 


Notes de bas de pages

[1]. De façon volontaire et militante, je pratique l’écriture inclusive. Et je le fais de la façon suivante : j’utilise des expressions du type « ille » ou « celleux » ou alors avec un unique point médian comme dans musicien·nes ou chercheur·ses. Cette typographie me semble être le meilleur point de (dés)équilibre entre signifier l’existence en les rendant visibles d’autres personnes que des mâles cis-genre, et garder une fluidité de lecture. La double-flexion consiste à dire ou écrire : « il et elle », elle fait encore exister une binarité. L’expression « ille » me semble être à la fois très lisible et compréhensible. Et il s’agit d’un nouveau mot qui n’est pas encore très courant ni dans les dictionnaires. C’est-à-dire qu’il faut en construire un sens… c’est à la fois un « il » et une « elle » ? mais pas uniquement ? Mais pourquoi pas uniquement ? Donc peut-être quelque chose comme… « yel » ou un autre pronom que certaines personnes préfèrent qu’on utilise pour parler d’iel ou ile, plutôt que d’utiliser « il » ou « elle » ? Peut-être participons-nous là à une invention d’un nouveau genre grammatical ? Je me permets un « nous » parce que ce type de réflexion et de pratique est partagée dans plusieurs réseaux auxquels je participe. Souvent il nous arrive d’expliciter ces éléments en lien avec cette pratique d’écriture, par exemple au début d’un document ou dans une note de bas de page.
C’est la même chose avec un point médian. Lire « chacun·e » est facile, on prend vite l’habitude, et ce n’est pas uniquement « chacun et chacune », ce sont des êtres vivant avec toutes les diversités imaginables, et même avec d’autres que nous n’arrivons pas encore à suffisamment imaginer. Et pour moi, un seul point suffit à ce petit dérangement, cela reste lisible tout en pointant ces questionnements.
D’autres questions restent ouvertes… Quel passage à l’oral hors de la double-flexion pour dépasser la binarité ? (un genre neutre à développer avec une déclinaison orale semble être une piste intéressante, voir par exemple le travail de thèse d’Alpheratz). Qui travaille ces sujets et depuis quelles positions ? Sur le dos de qui cette forme d’écriture s’exerce ? À suivre.

[2]. Centre de ressources professionnelles et d’enseignement supérieur artistique. L’acronyme vient de l’appellation : Centre de formation des enseignant·es de la musique.

[3]. Une formule réduite dite Petit Goulash, a proposé deux versions du « Schème Moteur » d’Alain Savouret dans l’édition « Partitions graphiques » de ce site PaaLabRes.

[4]. Ce lieu est une très belle source des musiques, d’histoires et de savoirs sur les scènes dites « downtown ». Voir par exemple, les mails impressionnant envoyés chaque semaine présentant quantité de disques, avec notamment Emanuel ‘MannyLunch’ Maris et Bruce Lee Gallanter (surnommé « Downtown Musicologist Emeritus »).

[5]. Voir notamment la 2e partie « "Au-delà des catégories" : alors quoi de nouveau ? », et plus précisément la note 2 concernant la distinction uptown et downtown.

[6]. Et ce second récit n’est pas encore suffisant, on pourrait encore en raconter d’autres venant à chaque fois détailler ou préciser ces interactions, et peut-être aider à qualifier des endroits de lisières. Par exemple au départ d’un enregistrement de la session et d’un entretien d’autoconfrontation (mais les micros devaient enregistrer le roulèr-à-venir, la caméra de témoignage n’est pas dans nos habitudes), ou avec des récits depuis d’autres points de vue, dont celui du collègue avec qui j’étais en expérimentation ce jour-là (je prévois de le faire), etc.

[7]. Boaventura de Sousa Santos est portugais, participe à l’aventure du Forum Social Mondial. Il a travaillé en Amérique du Sud, en étudiant les communautés subalternes et dominées, comment elles s’organisent et comment elles utilisent et produisent des savoirs non reconnus ou non considérés par les colonisateurs et les occidentaux. Et il a mis cette expression sur le devant de la scène : « les épistémologies du Sud ». Il est très intéressant d’observer comment, maintenant, de plus en plus de travaux à l’université sont en train de se poser ce type de questions : la domination reste encore celle de l’objectivité des blancs, du Nord, de l’Occident… (nous n’avons pas tou·tes le même rapport à une tache blanche).

[8]. On (l’ensemble des collègues avec qui j’ai joué cette musique et joue encore des musiques nourries de celle-ci) n’a pas encore suffisamment creusé cette question. D’une part les années 1970s et 1980s sont très riches en changement à la Réunion ; et d’autre part, une fois diffusé, notamment après le disque Oté La sere de NAÉSSAYÉ en 1991, le malogué est sorti d’une absence et a émergé ! Le passage d’un possible expérimenté sous les radars institués à une visibilité aboutissant à des productions et un (petit) soutien des politiques publiques serait intéressant à mieux expliciter, en tout cas en faisant mieux que les trop gros raccourcis qui viennent d’être utilisés.

[9]. En un peu moins de 30min, ces 19 titres représentatifs donnent une bonne idée de ce que peut être la richesse de la rencontre entre reggae et maloya. NB : la chaîne youtube Seggaeman974R est très riche en titre et raretés sur les musiques réunionnaises.
Pour avoir une idée du séga et du seggae, voir par exemple l’intro du premier morceau de l’album Live de Ras Natty Baby [2009] : le tout début batterie et percussions est séga, l’entrée de cuivres à 0’40 après le grand « Rastafari… » fait passer à un seggae qui s’entend vraiment dès 0’47… La chaîne youtube joliememzelle a aussi de belles collections d’albums historiques de musiques des îles mascareignes.

 

Yves Favier – English

Return to the French original text: Éloge des écotones

 


 

To Live on the Edges, to Praise the Ecotones

Yves Favier

 

Summary:

1. Edges, Fringes
2. Improvisation, Social Practice
3. Free Comments about “Gaya Sapor”

 


Edges, Fringes

Evidently the notion of “Edge” or “Fringe” is the one that tickles the most (the best?) especially when it is determined as an « autonomous zone between 2 territories », moving and indeterminate musical zones, yet identifiable.
They are not for me a “no man’s (women’s) land”, but rather a transition zones between two (or more) environments…

In ecology, these singular zones are called “ecotones”, zones that shelter both species and communities of the different environments that border them, but also particular communities that are specific to them. Here we touch on two concepts: Guattari’s “Ecosophy”, where everything holds together, and Deleuze’s “Hecceity = Event.”

These edges between meadow, lake and forest are home to prairie species that prefer darker and cooler environments, others more aquatic ones, and forest species that prefer light and warmth.

Isn’t this the case in improvisation?…

  1. Would the improviser be this particular “being on the alert”?
    Hunter/gatherer always ready to collect (capture?) existing SOUNDS, but also “herder”, in order to let those “immanent” ones emerge? Not yet manifest but already “possible in in the making”?…
  2. “The territory is only valid in relation to a movement by which one leaves it.”
    In the case of the notion of Hocquard’s border associated with the classical political conception, the improviser would be a transmitter between 2 territories determined in advance to be academic by convention: a transmitter between THE contemporary (sacred art) music and THE spontaneous (social prosaic) music. …we’ll say that it’s a good start, but which will have no development other than in and through conventions…it will always be a line that separates, it’s an “abstraction” from which concrete bodies (including the public) are de facto excluded.
  3. What (musical) LINE, could mark as limit, an “extremity” (also abstract) to a music so-called “free” only to be considered from the inside (supposedly from the inside of the improviser).
    Effectively taking away any possibility of breaking out of these identity limits (“improvisation is this and no other thing”, “leave Improvisation to the improvisers”) comes from the fantasy of the creative origins and its isolated “geniuses”. … for me the “no man’s land” suggested by Hocquard can be found here!

…fluctuating moving data…leaving at no time the possibility of describing a stable/definitive situation…
temporary…valid only momentarily…on the nerve…
to touch the nerve is to touch the edge, the fringe, the margin…
improvisation as rapture…temporal kidnapping…
…where one is no longer quite yourself and finally oneself…
…testing time by gesture combined with form…and vice versa…
the irrational at the edge of well-reasoned frequency physics…
…well-tempered…nothing magical…just a fringe, an edge, reached by nerves…
ecotone…tension BETWEEN…
…between certainties…
…between existing and pre-existing…
immanent attractor…
…between silence and what is possible in the making…
this force that hits the nerve…
…that disturbs silence?…
…the edge, the fringe, the margin as a perpetually moving continuity…

The inclusion of each milieu in the other
Not directly connected to each other
Changing its ecological properties
Very common of milieux interpenetration
Terrier
Termite mound
A place where one changes one’s environment
For its own benefice and for that of other species

What narrative does the edge convey?…

 

Improvisation, Social Practice

Moving from a belief in certainty to working creatively with uncertainty.
Moving from frozen equilibria to proliferating disequilibria.
Moving from instilled objectivity to inter-subjective productions.
Moving from frozen equilibria to proliferating disequilibria.
Moving from ingrained objectivities to intersubjective productions?
Moving from deterministic predictions (hegemony) to an awareness of fundamental instabilities.
Moving from the unsurpassable to the possible/probable horizon.
Move from universal knowledge (centralization/hierarchicalization) to localized knowledge (rhizome/decentralized networks).
Moving from the supposedly objective structure to a broader movement of thought and dialogue between subjectivities…
…the edge of science/art being ecotone…

Gilles Deleuze and Félix Guattari:

From the central layer to the periphery, then from the new center to the new periphery, nomadic waves or deterritorialization flows pass through, falling back on the old center and rushing towards the new.

Connectivité Plus forts Le centre comme milieu

et vice versa

 

Free Comments about “Gaya Sapor”

August 2020

1/ Foreword

Living in the environment in the time allotted to us, engages us in 3 simultaneous ecologies:
 · Environmental ecology
 · Social ecology
 · Mental ecology

Contemporary globalized society/civilization is dragging us into a particularly powerful anxiety-provoking “maelstrom”, heightened by the media grinder.

The conjunction of these anxiogenic currents (crisis: employment, financial, political, environmental, health, cultural, etc.) pushes us, by combined powers under the millstone of the injunction to adapt to the maladjusted, to resignation, surrender, individual abdication or collective struggles fueled by despair (even despairing)…

In order to “move from a belief in Certainty, to recognition and creative work with uncertainty”, emerges the need to implement “antidotes” to this toxic mental construction, to “produce” an alternative… unconventional… not “conventioned”… subjectivity?

 

2/ To live “on the edges of…”, or “Praise the Ecotones”

The edge between Arts and Sciences (erudite or incorporated) is an “ecotone”, a precarious shelter, a “skènè” (stage) that changes/turns the conventional order “between” the different actors, inhabitants (human and non-human), audiences… Nothing can remain fixed, frontal, everything becomes precarious and uncertain… everything is in perpetual movement, change, evolution, emancipation from one to/for/against the other… But always in diversity… biodiversity, in interdependent (autopoiesis) & interdependent moving ecosystems…

The music(s) in “social ecotones” are major vectors of shared sensibilities, transmitted in and with total uncertainty as to how they will be perceived (if, in the best of cases, they are) nor by whom they will be perceived.
It is now time to “overlap” these vectors of active sensitivity…

All the rest of the subject and its implementation could be under the sharpened poetic gaze of Italo Calvino… in Le città invisibili, 1972:

KublaiKhan:
– Everything is useless, if the ultimate landing can only be the infernal city, if it is in this background that, on an ever tighter spiral, will end the flow.
Marco Polo:
– The inferno of the living is not something that will be; if there is one, it is what is already here, the inferno where we live every day, that we form by being together. There are two ways to escape suffering in it. The first is easy for many: accept the inferno and become such a part of it that you can no longer see it. The second is risky and demands constant vigilance and apprehension: seek and learn to recognize who and what, in the midst of inferno, are not inferno, then make them endure, give them space.

I like the latter … it carries the flavor of knowledge(s) … in perpetual movement. To be continued…

– Félix Guattari, The three ecologies, The Athlone Press, 2000, transl. Ian Pindar & Paul Sutton (first pub. in France, 1989).

– Gregory Bateson, Steps to an Ecology of Mind, University of Chicago Press, 1972.

– Bernard Stiegler, Automatic Society: The Future of Work, Wiley, 2017, transl. Daniel Ross (first pub. in France, 2015), see chap. 5.

– Hans Jonas, The imperative of responsibility in search of an ethics for the technological age, University of Chicago Press, 1984, transl. Hans Jonas & David Herr (first pub. in Germany, 1979).

– Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, Paris, Gallimard, coll. NRF Essais, 2019.

– Ilya Prigogine (The End of Certainty: Time, Chaos and the New Laws of Nature, Free Press, 1997, first pub. in France, 1996), cited by Deborah Bird Rose, Wild Dog Dreaming. Love and Extinction, 2011, Univ. of Virginia, and The ecological humanities in action: an invitation, Australian Humanities Review, 2004.

Upper course of river Vishera. View to left coast.

Riebener_See3

The ecotone is often also a corridor, which according to the seasons develop different functions for different species.

en.wikipedia/Ecotone

 

le-citta-invisibili

 

en.wikipedia.org/Autopoiesis

 

en.wikipedia.org/Invisible_Cities

Benjamin Boretz

Benjamin Boretz

“-forming: crowds and power”

|

« -formant : masse et puissance »

 


 


.pdf in english
(7p, letter, 45Ko)
 
.pdf en français
traduction de Jean-Charles François
(7p, A4 portrait, 350Ko)