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Djely Madi Kouyaté

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Interview de Djely Madi Kouyaté

par Jean-Charles François et Nicolas Sidoroff
 
en présence d’Olivier François
 
Le 29 octobre 2022 au Petit Bistrot, Paris

 
 

Sommaire :

1. Enfance et adolescence au village
2. Les Kouyatés, une famille de griots.
3. Partir à l’aventure
4. L’électricité, l’amplification, les technologies
5. La Côte d’Ivoire
6. Le jeu du balafon
7. La vie en France et en Europe
8. Conclusion
 
 

1. Enfance et adolescence au village

Jean-Charles François :

Notre idée c’est un peu de retracer votre parcours depuis l’enfance jusqu’à aujourd’hui, mais aussi de décrire en détail les pratiques que vous avez pu développer au cours de votre vie.

Djely Madi Kouyaté :

OK, on commence ?

Nicolas Sidoroff :

Si vous voulez, sinon on va chercher un café…

DMK :
Non, on peut commencer. Je peux dire pour commencer : dans notre famille Kouyaté, tout le monde est musicien, les femmes, les hommes jouent du balafon, du n’goni ou d’autres instruments africains.

JCF :
Le n’goni c’est ?

DMK :
Le n’goni, c’est la guitare africaine, mais petite, petite… [1]

JCF :
Ah ! D’accord.

DMK :
… on le joue comme ça [il démontre], ça c’est le n’goni. C’est dans notre famille, tout le monde joue. J’ai commencé à jouer à l’âge de cinq ans, auprès de mon père. Mon père est assis à côté de moi, il joue, j’écoute, je commence à taper, pour voir si cela correspond au rythme…
[Interruption du cafetier pour prendre les commandes]
Ah mais ça coupe quand il y a quelqu’un qui demande… [rires].
Alors je peux continuer ?

JCF :
Oui.

DMK :
Alors, je commence à comprendre qu’est-ce que c’est, pour connaître le temps, là où il faut commencer.

JCF :
Vous tapez sur un djembé ?

DMK :
Non, pas un djembé, sur la chaise, parce que j’étais tout petit à côté de mon père. Sur la chaise comme ça [il démontre]. Il est assis comme ça, et moi je commence à taper comme ça. Après, quand j’ai commencé à jouer du balafon, il faut que je cherche ma sœur pour faire mettre le balafon à plat sur le sol. Quand on ne se sert pas du balafon, mon père le met contre le mur. Le balafon est plus grand que moi, donc je ne peux pas le mettre à plat. Quand ma sœur a installé le balafon, je commence à jouer et je me dis : « Ah ! Tiens ! Mon père il a joué comme ça, toujours, là. Je vais essayer ». Je joue, je joue, plusieurs fois, et mon père il vient quand il m’entend. Il vient, il écoute, il s’arrête. Après, il rigole… et il s’en va.

JCF :
Il ne dit rien.

DMK :
Voilà. Moi, je ne sais pas quelle sorte de rire il fait parce que peut-être qu’il s’est moqué de moi, je n’ai pas bien joué, ou peut-être que c’est le contraire [rires], c’est peut-être un peu des deux à la fois ? C’est comme ça que j’ai évolué dans le jeu du balafon, jusqu’à partir du moment où je vais avec mon père quand il y a une cérémonie, c’est-à-dire un mariage ou un baptême, ou bien d’autres occasions de la fête, de la vie. J’y vais avec mon père, mais toujours avec quelqu’un qui porte mon balafon, parce qu’il est trop lourd pour moi. Alors, arrivé là-bas, je joue l’accompagnement du solo de mon père. Alors, on continue comme ça. Plus tard, à un certain moment, c’est moi qui suis devenu le maître et mon père a joué l’accompagnement.
 
Et quand j’arrive enfin à faire cela, je commence à porter le balafon moi-même. Alors c’est comme ça qu’on se perfectionne jusqu’à un certain âge, quinze ans. Comme ça, je joue, je joue, je joue et les gens commencent à parler de moi : « Ah ! Il y a le petit là, à Kamponi (mon village), il joue très bien, s’il y a un mariage, on va aller le chercher ». Parce que, à l’époque, dans le village où je suis né, il n’y a pas d’école, il n’y a pas de téléphone, il n’y a pas d’activités comme dans les grandes villes. Maintenant, cela fait deux ou trois ans, il y a une école.

NS :
Votre père vient, il sourit et il s’en va, il ne dit rien. Après on passe au moment où vous accompagnez votre père. Qu’est-ce qui s’est passé entre le moment où il ne dit rien et le moment où vous jouez avec lui ?

DMK :
Quand je joue avec lui, si à un moment ce n’était pas bon, il me montre, il ne s’arrête pas, mais il me montre comment on fait et moi je le rattrape et puis on continue.

NS :
En direct devant les gens qui sont en train de faire la fête ?

DMK :
Oui. Mais lui, il ne s’arrête pas. Ça se communique très vite, quand tu commences à connaître les notes dans la tête. Parce que quand j’étais petit, j’ai beaucoup écouté mes frères qui jouent et mon père. Même à la guitare, quand j’ai commencé à jouer de la guitare, je commence à jouer tout seul, parce que j’avais toute notre musique dans la tête. Donc pour accorder une guitare, personne ne m’a montré comment on accorde une guitare. Je commence à jouer les morceaux que je connaissais au village, personne ne m’a montré. Parce que je me rappelle bien, une fois j’ai dit à mon père de m’acheter une guitare, il a dit : « Non ! » Quelque temps après, j’ai acheté une guitare. Je viens, je dis : « Montres-moi comment on accorde”. Il m’a dit : « Il faut écouter ». Je suis parti dans ma chambre, je me suis débrouillé, j’ai accordé, j’ai commencé à jouer les morceaux et c’est comme ça que c’est parti.

NS :
Donc il y a une première foi, un moment où votre père arrive et vous dit : « Là, on va aller là au mariage de machin-chose, etc. et tu vas venir jouer avec moi ».

DMK :
Oui, oui. Je me souviens très bien, à ce moment-là, je commence à prendre mon balafon, parce que, au début, je ne peux pas porter un balafon, j’étais trop maigre, trop petit. Mais pas à ce moment-là (mais je ne pouvais toujours pas porter mon balafon) [rires]. J’étais aussi avec le petit frère de mon père, on était deux à apprendre le balafon avec lui. Il y avait aussi mon grand frère qui était avec nous, mais lui, son problème, quand on lui montre quelque chose, il ne retient pas, et il ne comprend pas très vite. Alors, une fois, mon père avait frappé mon grand frère, j’ai pleuré. Moi, c’est ça mon problème, la nuit, quand il fait trop tard, que je commence à être fatigué pour dormir. Mais il me montre qu’est-ce que c’est et très vite je joue. Il ne te dit pas : « On va faire ça, on va faire, ça ». Il ne te dit rien, mais pendant qu’on joue, il va te faire jouer le morceau qu’on n’a jamais entendu. Tu vois ? Il faut l’écouter. Quand il commence à y aller, il faut le rattraper. Et mon frère qui était à côté, il n’est pas trop doué pour ça, quoi, il a eu beaucoup de mal avec notre père.

NS :
Donc, pour lui, la musique c’était fini ?

DMK :
Non, il a continué à faire de la musique, mais lui n’est pas allé loin. Il était resté au village, il n’est pas même allé à Conakry, dans la capitale. Parce que, chez nous, au village, quand quelqu’un commence à être connu, il vient dans la capitale, mais si tu n’es pas bien fort, tu ne peux pas y rester.

JCF :
Mais vous, vous avez été à la capitale ?

DMK :
Oui, avant d’être parti à l’aventure, je suis allé à Conakry une fois, en 1980, l’année du décès de mon père. Je suis allé à Conakry pendant trois mois, après je suis retourné au village. En 1981 je suis parti à l’aventure.

NS :
Juste pour être sûr, parce que, dans l’imaginaire qu’on a nous, ici, de faire de la musique, quand on joue pour un mariage, on a besoin de faire des répétitions avant, donc cela prend du temps, ou alors on peut téléphoner aux partenaires en disant qu’on va jouer tel morceau, tel morceau, tel morceau. Et donc là, dans votre cas, ça n’est pas cela ?

DMK :
Là, ce n’est pas le cas.

NS :
Ça se décide sur le moment ?

DMK :
Voilà, ça se décide sur le temps de…

NS :
… Sur le chemin ? Ou sur le moment ?

DMK :
Le moment, oui.

Olivier François :

À partir du chant des femmes…

DMK :
Le chant des femmes aussi. Quand les femmes commencent à chanter, à ce moment, si tu joues le djembé, tu vas te rattraper, ou bien la femme va dire : « il faut jouer tel morceau ». Et c’est là qu’on commence à jouer le morceau et la femme va commencer à chanter.

NS :
Ce sont les femmes qui décident ?

DMK :
Voilà. Parce que c’est elles qui chantent. Tous les garçons, chez nous, jouent, et les femmes chantent. Mais maintenant, bon, ça se mélange, il y a des hommes qui chantent et il y a des femmes qui jouent.

JCF :
Le rapport à la danse, ça marche comment ?

DMK :
Quand on danse, le joueur de djembé marque le pas, et si la femme se met à danser, il la suit. Si le joueur de djembé donne l’appel, c’est là que le pas est changé, pour faire d’autres mouvements.

NS :
Ça change des choses au balafon ?

DMK :
Non. Seulement le djembé.

NS :
Le balafon peut continuer ?

DMK :
On peut continuer. Seulement, pour faire un appel pour que le danseur change ses pas, le joueur de djembé donne soit un appel long, soit un appel plus court, ça dépend de la situation.

OF :
Ici, dans la danse, le balafon a une place particulière, il est présent dans toutes les danses. Ce n’est pas le cas de la kora par exemple, qui n’est jouée que pour les rois, c’est-à-dire, pour les hommes qui parlent.

JCF :
Mais, n’est-on pas dans une situation où tout le monde danse ?

DMK :
Oui, la plupart dansent, quand il y a une fête la plupart dansent, à peu près tout le monde.

JCF :
Et donc, la musique est plus l’affaire de spécialistes, le jeu instrumental concerne seulement ceux qui se sont spécialisés ?

DMK :
Oui. C’est spécialisé.

JCF :
Et du côté de la danse, c’est moins spécialisé, tout le monde danse ?

OF :
Il y a des gens qui ne savent pas danser. Il y en a qui dansent tout le temps, il faut les calmer. Et puis d’autres qui ne dansent pas, c’est comme partout. Mais c’est la même chose, on apprend en les voyant danser et en dansant. Enfin, ça fait partie du système du mariage. Les femmes viennent avec leurs filles, elles dansent, en vue d’un mariage possible.

DMK :
On joue aussi des morceaux pour les cultivateurs, c’est-à-dire pour labourer un champ, et les musiciens viennent pour jouer et les gens travaillent. Et il y a des morceaux pour ça qu’on appelle Konkoba. Avec l’instrument le Boté qu’on joue comme ça.

OF :
Oui chez les Soussous, le Boté, est un instrument de percussion avec une peau de vache huilée, avec une cloche qu’on joue avec la main. C’est l’instrument de percussion qui est joué avec le balafon dans la musique Konkoba, il n’y a pas de djembé.

NS :
Quel type de répertoire est utilisé pour les chants de travail, est-ce que c’est le même que pour les mariages ?

DMK :
Il y a des morceaux qu’on joue pour le mariage que tout le monde connaît, il y aussi d’autres morceaux qu’on joue aux champs que tout le monde connaît.

NS :
Tout le monde connaît les chants, c’est-à-dire tout le monde peut chanter en même temps ?

DMK :
Oui, tout le monde peut chanter, voilà, on peut taper dans les mains comme ça et les travailleurs, ils travaillent, ça c’est vrai. Tout le monde connaît les chants à part les petits enfants qui ne les connaissent pas, ils connaissent les rythmes qu’on leur a transmis. Des fois les enfants sont en train de danser à côté des grands.

OF :
C’est comme ça que les enfants apprennent, sans qu’on leur apprenne, il suffit qu’ils soient présents. Ils regardent, ils écoutent, ils essaient, et après ils se retrouvent entre eux dans des quartiers pour justement travailler ensemble. C’est comme ce qu’il disait, son père ne va pas lui dire comment il doit jouer. Il voit et il commence à le faire à peu près, on lui fait confiance. Mais celui qui ne comprend pas vite, on ne va pas l’attendre, lui expliquer, faire de la pédagogie.

DMK :
Oui, c’est ça, il est malheureux.

OF :
Celui qui est intelligent, celui qui va vite, on va lui apprendre. Il n’y a pas de cours particuliers. À tout moment, tous les jours, la vie de famille, on est en situation d’apprendre.

DMK :
Là, je vais vous montrer quelque chose. [Il cherche quelque chose sur son portable.] Alors, ce sont mes enfants qui sont là qui sont en train de jouer [on entend des sons de balafons] ils apprennent, un peu…
 
[Vidéo des enfants qui jouent sur des balafons]

NS :
Et là ce ne sont que des accompagnements ?

DMK :
Oui.
 
[La vidéo des enfants continue]

JCF :
Là, c’est lui, il est solo ?

DMK :
Oui, lui il est… différent. Ce sont mes enfants qui sont au village.
 
[La vidéo continue]
 
Là, ce n’est pas moi qui ai montré cela. Le plus grand a écouté quand je joue et il a aussi joué. Ici il commence à jouer pour son petit frère.

OF :
C’est lui qui a montré à son frère ?

DMK :
Oui. Je trouve qu’il fait cela très bien.
 
[Fin de la vidéo des enfants]
 
C’est comme ça, les enfants, quand ils s’intéressent, eh bien, quand ils ont grandi, on voit quelque chose de bien. Tu vois, ça va être joué une fois ou deux, il écoute, il comprend, il joue. Et ceux qui l’écoutent, ils viennent, ils jouent. Voilà, c’est comme ça.

OF :
Et puis il le fait à sa façon, il ne cherche pas à reproduire exactement…

DMK :
Oui, c’est ça, c’est de comprendre la base.

OF :
Ici, dans les conservatoires, on veut que tu joues exactement pareil. En fait ce n’est pas du tout la même pédagogie.

 

2. Les Kouyatés, une famille de griots.

OF :
Il faut savoir que Djely Madi Kouyaté est un griot. Ça c’est très important, parce il est né dans une famille de griots.

JCF :
Oui, pourriez-vous nous donner une idée de ce que cela signifie d’être un griot ?

DMK :
Les griots jouent un rôle de médiation entre les familles. Si deux familles ne s’entendent pas bien, alors le griot va pour parler entre les deux familles en vue de les réconcilier pour qu’elles puissent tomber d’accord sur la base des choses qui sont bien. Le griot est aussi un médiateur entre les rois. Si deux rois ne s’entendent pas bien, entre une ville et une autre, le griot va pour parler entre les deux personnes et comme ça ils se mettent d’accord. C’est ça le rôle des griots.

JCF :
Et ce sont des poètes aussi, est-ce le cas ?

DMK :
Oui, oui, ils racontent des histoires, oui ils parlent…

OF :
Ils sont dépositaires de la tradition orale, ils connaissent la descendance de toutes les âmes.

DMK :
Quand on dit, « famille Keïta », on sait qui est qui, est qui, est qui, jusqu’au temps anciens. Quand on dit : « Dakité », pareil, quand on dit : « Koné », pareil, quand on dit : « Sano », pareil, tous les noms des familles. Quand une personne dit le nom de famille, on sait d’où elle vient. Parce qu’on connaît tout.

NS :
Mais comment vous connaissez cela ?

DMK :
Parce que quand on était petit, nos grands-pères et notre père, et grands-mères nous apprennent l’histoire petit à petit. Ça reste, ce n’est pas écrit, mais en parlant, ça reste dans la tête.

NS :
C’est musical aussi ?

DMK :
Non. Ce n’est pas musical.

NS :
Et quand vous discutez avec les deux rois ou les deux chefs ou les deux familles, y a-t-il de la musique ?

DMK :
Non, il n’y a pas de musique. On peut faire de la musique, mais, tu vois, il n’y a pas de musique au cours des négociations. C’est après, quand ils sont bien tombés d’accord, là, on peut jouer de la musique pour eux. C’est là que nous aussi on gagne, car on nous donne notre part. Dans la tradition, nous, les griots, on ne va pas au travail, on ne cultive pas, on ne fait rien, mais ce sont les rois, les gens qui nous donnent les moyens pour vivre. Nous, on ne fait rien, sauf de la musique. Et donc, quand il y a des trucs comme ça, quand les deux rois sont tombés d’accord, quand tout s’est bien passé entre eux et moi, on peut faire la fête avec tout le monde ensemble. Voilà.

OF :
Chaque famille de griots est liée à une lignée de rois, les Kouyatés sont liés aux Keitas. Dans ce contexte, lui, Djely, il peut aller chez un Keita et il peut lui prendre ce qu’il veut, sans que celui-ci ne puisse rien dire. Par exemple il peut lui prendre sa télévision[2].

DMK :
Oui, je dis : « Bon ! là il y a une belle télé chez toi ! Ben, ça c’est pour moi, je prends [rires]… »

OF :
…il prend et il s’en va…

DMK :
… et je m’en vais et il ne dit rien. Sauf si je dis : « Ah ! bon ! merci hein ! merci hein ! », il va ne rien dire, il ne va pas dire : « Non ! il ne faut pas le prendre ». Ça c’est clair, il ne va pas le dire. Et si j’ai besoin d’argent, je viens, je dis : « Aujourd’hui, je n’ai rien, ma femme n’a pas mangé, mes enfants n’ont pas mangé, alors donne-moi de l’argent, tu vas me donner ». Une fois, j’étais au marché, à Bamako, dans le grand marché, là, j’ai acheté un bazin[3]. Des bazins, des habits, là-bas ça coûte cher. Voilà, c’est le plus cher des habits en Afrique. On discute le prix, il a dit le prix, j’ai dit : « Ah ! c’est trop cher ». Il a dit :« Ah ! c’est ça ou rien ». J’ai dit : « Mais, tu me discutes trop. Mais on dirait que toi t’es un Keïta ». Il m’avait dit qu’il était un Keïta. J’ai dit : « Ah ! là ! tu as perdu ! » [rires] J’ai dit : « Ce bazin-là, non seulement je ne l’achète pas, mais tu vas m’en donné un autre, ça va faire deux bazins et je m’en vais ». Il a dit : « Pourquoi ? » J’ai dit : « Mais ça, ce sont des palabres, là où il n’y en a pas ». Je l’avais dit comme ça. J’ai dit : « Tu ne sais pas que moi je suis Kouyaté ? ». Il a fait comme ça : « Aaaah ! » J’ai dit : « Voilà, donnes moi, donnes moi, vite fait ». Il a dit : « Vite fait… » J’ai dit : « Bon ! je vais en acheter un, un qui est pour moi ». Je lui donne l’argent pour un, l’autre il me l’a donné [rires]. Il a dit : « Ah ! Vous les Kouyaté-là, vous êtes fatigués ! ». J’ai dit : « Mais si tu es le vrai Keïta, tu me dis, si tu n’es pas le vrai, tu me dis, alors je vais te donner si tu n’es pas le vrai ». Il dit : « Je suis vrai ». J’ai dit : « Ben voilà ! Il n’y a rien à dire » [rires]. Et voilà. Je crois qu’on a bien expliqué, non ?

NS :
L’importance du griot dans la vie sociale et culturelle semble régner à un endroit précis. Et à un moment vous partez à l’aventure et vous n’avez pas arrêté ce rôle de griot. Comment continue-t-on la tradition des griots en dehors du contexte du village africain ?

DMK :
Eh bien, c’est plus difficile. Mais tous enfants des musiciens africains sont en train d’apprendre à utiliser le téléphone (autant que le balafon), et donc on apprend aux enfants à raconter les histoires : ça c’est comme ça, c’est comme ça, c’est comme ça. En fait ce que nos grands-pères ont fait et comme ça, ça reste dans la famille. Ça ne se perd pas. Ça peut aussi se raconter à l’occasion des mariages, de toutes les cérémonies. Avec le téléphone, tu vas intéresser par la parole, tu vas raconter des histoires.

JCF :
Et ça, ça n’a jamais été fait avec de la musique ?

DMK :
On peut accompagner avec de la musique, mais, souvent, on raconte l’histoire comme ça, sans la musique. On ne peut pas tout le temps accompagner avec de la musique. On raconte les histoires.

OF :
Les femmes chantent, elles chantent la descendance, elles racontent tout ce qui se passe, ce sont les histoires de Soundiata Keïta[4]. Cette histoire, c’est l’histoire de toute l’Afrique de l’Ouest.

DMK :
C’est accompagné aussi par des instruments.

OF :
Mais pourquoi tu n’as pas été dans les ensembles instrumentaux ou dans le ballet en Guinée ?

DMK :
Je n’ai pas voulu rentrer dans l’ensemble instrumental à Conakry, parce qu’il y a beaucoup de choses qui se passent là-bas. Moi, je ne peux pas rentrer dans ce truc-là, parce que j’étais très jeune par rapport à ce groupe-là, c’est pour ça que je n’y suis pas rentré. Et je n’ai pas non plus voulu entrer dans le Ballet Africain.

OF :
Oui, c’est dangereux.

DMK :
C’est dangereux, il y a beaucoup de maraboutages contre les gens, les autres, tu vois ? Et donc, si tu arrives, tu es jeune, tu as d’autres idées, c’est facile de te faire descendre.

OF :
Mais il y avait ton grand frère, Sory Kandia Kouyaté.

DMK :
Oui.

NS :
Celui qui n’arrivait pas suivre ?

DMK :
Non ce n’est pas celui-là. Il y avait mon grand frère qui était là-bas souvent. On va ensemble à la répétition, des fois je prends le balafon. C’est mon grand frère il ne va pas vivre longtemps, il est décédé à l’âge de 45 ans. Et moi j’ai l’âge de 66 ans maintenant. Il était malade, mais on ne sait pas quelle maladie il avait, parce qu’il a été hospitalisé à l’hôpital Donka. On n’a pas trouvé la maladie. Il avait mal partout. Tout le corps était malade. On ne sait pas.

OF :
C’était un grand musicien.

DMK :
Oui, il joue le balafon, il joue la kora, et le n’goni.

OF :
Il a aussi chanté, il y a une vidéo là, il avait une autorité naturelle, quand il arrive, il place sa voix, il montre sa voix. Et, voilà, c’est le griot… Aujourd’hui, maintenant, ça a changé aussi pour les griots, il y en beaucoup qui ne vont chercher que l’argent.

DMK :
Voilà, un griot ce n’est pas cela.

OF :
Ce n’est pas ça, c’est quelqu’un qui dit la vérité.

DMK :
Le mensonge c’est n’importe quoi ! On dit n’importe quoi. En tout cas, ça n’est pas ça les griots. Les griots, ils disent la vérité.

OF :
Dans la tradition.

DMK :
Il était arrivé à réconcilier le président Malien et le président Burkinabé, Il a réussi à parler à tout le monde. Mais là il est parti…

 

3. Partir à l’aventure

DMK :
J’ai grandi comme ça, et à un certain moment, je me suis dit : « Ah ! tiens ! je vais partir à l’aventure, pour connaître d’autres choses ». Un jour, j’ai commencé à jouer de la guitare. J’ai joué de la guitare et les gens ont apprécié, ils trouvaient que c’était franchement bien, alors, je continue, je continue, je continue. Il y a le petit frère de mon père – il y a trois frères : mon père, un grand frère et un petit frère – qui me dit qu’il voulait partir avec moi pour faire l’aventure. Il m’avait dit : « Bon, tiens ! ah ! on va aller au Sierra Leone ou peut-être au Libéria ». J’ai dit : « OK ». On est parti à l’aventure, on est allé au Sierra Leone et puis on a viré un peu, on est parti au Libéria. Après le Libéria, on est allé en Côte d’Ivoire, à Abidjan.

NS :
Partir à l’aventure qu’est-ce que c’est ? Comment ça s’est passé ?

DMK :
C’est pour connaître d’autres pays, de rencontrer d’autres personnes que je ne connais pas. L’idée, c’était ça.

NS :
Est-ce que c’est partir à pied avec un sac sur le dos, ou bien partir en bus ? En emportant le balafon ?

DMK :
Oui, on appelle ça le taxi-brousse. Je pars avec ma guitare et pas avec mon balafon, parce que je l’ai laissé au village. Si je suis parti seulement avec la guitare, c’est que dans tous les pays de l’Afrique de l’Ouest, on peut trouver des balafons. Quand je suis bien installé en Côte d’Ivoire, alors j’ai acheté un bon balafon pour moi, c’est avec ça que j’ai travaillé. Parce que les gens apportaient les balafons de Guinée en Côte d’Ivoire pour venir les vendre là-bas. Mais il y avait deux balafons dans le groupe, c’est le patron qui les avait achetés et ça appartenait au groupe.

NS :
Donc, vous partez en taxi-brousse ?

DMK :
Voilà, des fois, ça roule dans la nuit, des fois, pendant la journée. Vous arrivez dans un village où vous dormez. Le lendemain matin vous continuez votre voyage.

NS :
Vous arrivez dans un endroit et vous cherchez l’habitat ?

DMK :
Oui, parfois je sors la guitare, je m’assoie quelque part, ou bien à côté d’une maison et je commence à jouer, et puis, les gens qui sont là, ils regardent : « Ah ! c’est le Djéli djéli djéli (griot), ah ! tiens ! tu peux dormir chez moi, ici ». Et voilà, c’est comme ça que ça se passe…

NS :
Et vous y avez rencontré d’autres musiciens ?

DMK :
Eh bien, s’il y a une fête, je vais aller là-bas, je regarde : « Ah ! les gens jouent ici, j’y vais ». Je dis : « Bon ! tiens ! est-ce que tu peux me donner le balafon pour que je peux jouer ? » Ou je commence à jouer avec ma guitare, ils disent : « Ah ! il joue de la guitare ! », je dis : « Bien ! je joue ». Après, c’est comme ça, l’amitié ça commence. Et puis il y a un autre mariage ou il y a une autre fête, on me demande où j’habite, je dis : « Bon ! là, j’habite dans tel quartier ». « Ah ! tiens ! demain, après-demain, on a un truc par-là, tu peux venir à telle heure ». C’est comme ça, que j’ai rencontré plein de gens, oui. Et quand j’arrive, je demande de me donner l’instrument pour pouvoir jouer.

 

4. L’électricité, l’amplification, les technologies

NS :
Vous avez dit que vous avez commencé à jouer de la guitare. C’est la n’goni, ou c’est la guitare ?

DMK :
C’est la guitare, la guitare normale, oui.

NS :
Une guitare avec six cordes comme à l’européenne ?

DMK :
Oui. Les deux instruments que j’ai bien maîtrisés sont le balafon et la guitare.

NS :
La guitare électrique avec un ampli ?

DMK :
Électrique, oui.

JCF :
Alors, au début, on a une situation acoustique dans le village – dans le village vous avez dit qu’il n’y avait pas de téléphone – …

DMK :
À l’époque, oui, il n’y a pas de téléphone. On joue comme ça, en acoustique. Il n’y a pas de micro. Souvent on joue la nuit, dehors. Voilà, le balafon et le djembé n’ont pas besoin d’être amplifiés. Tu peux les entendre même de loin. S’il y a trop de musique, tu entends tout de même le balafon. Parce que le balafon c’est un instrument qui porte même s’il n’est pas sonorisé.

JCF :
À quel moment on passe à l’électricité, à l’amplification, à la guitare électrique ?

DMK :
Quand j’ai commencé à jouer de la guitare, je suis allé voir mon oncle, c’est un musicien, il a fait une caisse en bois, il a pris un haut-parleur, il l’a mis dans la caisse, là, il a trouvé un bon moteur de radio, bien fort, et avec un jack pour communiquer, pour faire le son avec ça. Il n’y avait pas d’ampli.

JCF :
Mais ça c’était quand ? Quand vous aviez quel âge ?

DMK :
Moi, j’avais l’âge de vingt ans. J’ai vu mon oncle faire ça. J’ai commencé à jouer la guitare électrique et je prenais son ampli pour aller jouer. Mais cet ampli n’était qu’une caisse fabriquée par le musicien. Voilà, c’est le musicien qui l’avait fait. Après, on achète le haut-parleur de radio. À l’époque on ne peut pas faire autrement, on utilise cette méthode pour passer à la guitare électrique. Parce que, à l’époque, on trouve des guitares électriques seulement dans les orchestres de niveau « national » à Conakry. Dans le village, on n’en trouve pas.

JCF :
Et ça change la musique ?

DMK :
Oui, un peu. Ça ne peut pas changer la musique, mais c’est au niveau du son que ça change. Tu entends mieux que quand tu joues sans ampli, voilà.

JCF :
Mais les balafons restent acoustiques ?

DMK :
Acoustiques. Mais des fois, comme maintenant, il y a beaucoup d’évolutions, donc il y a des amplis partout. Maintenant on peut mettre le micro sur le balafon. Avant, on n’avait pas d’ampli. Mais, même ça, maintenant, ça change.

NS :
Je fais une hypothèse, juste pour essayer de décrire comment la musique pourrait changer (peut-être qu’elle ne change pas) : du coup avec une guitare électrique et un ampli, c’est possible de faire un son qui dure, donc un son long.

DMK :
Comment ?

NS :
C’est possible de faire un son long, qui dure : « tiiiiiiiiiiiiiiiiing », alors qu’avec une guitare acoustique ou un balafon c’est : « ting ».

DMK :
Ça s’arrête très vite.

NS :
Mais ça crée un autre type de musique, parce que des sons longs deviennent possibles, alors qu’avant il n’y en avait pas.

DMK :
Oui.

NS :
Mais c’est juste une idée de comment la musique pourrait éventuellement changer. Donc, du coup, est-ce que la musique des balafons et des djembés a changé avec l’arrivée de la guitare électrique ou pas ?

DMK :
Ici, ça a changé avec l’arrivée des guitares. Avec le balafon, tu peux prolonger le son avec des notes répétées, tu peux continuer à : « la-la-la-la-la-la-la », avec une seule main.

NS :
Pas avec les deux ?

DMK :
Oui, on peut le faire avec les deux, mais ça donne une autre couleur. Avec une seule tu peux le continuer à long terme. Oui, le balafon peut faire ça pour faire une note qui tienne, comme à la guitare quand elle fait comme vous dîtes : « taaaaaaaan ».

JCF :
Avec le balafon, il y a aussi des…

OF :
…des calebasses ?

JCF :
Oui, mais aussi des choses qui vibrent.

OF :
Les toiles d’araignées ?

DMK :
Ah ! les toiles d’araignées, oui. On fait ça quand on accorde la calebasse pour qu’on entende bien le son. On fait deux trous sous la calebasse avec deux cordes. Tu fais les deux trous et puis tu colles le trou avec des toiles d’araignées. Et quand tu mets la lamelle, tu entends le son comme le son amplifié. Et si tu enlèves la calebasse, tu frappes la lamelle, c’est un autre son, mais si tu mets la calebasse, c’est bien fait, bien accordé, et tu entends le son comme ça : « bou-ou-ou-ou-ou-ou-ou… », voilà.

JCF :
Donc ça rallonge un petit peu le son ?

DMK :
Oui.

OF :
Dans les groupes modernes, ils enlèvent ce genre de timbres.

DMK :
Il ne faut pas que cela vibre trop pour éviter d’agresser les autres gens [rires].

NS :
Mais qu’est-ce que l’électricité a apporté dans la musique ? L’électricité, la guitare électrique, les amplis, c’est quoi le changement concrètement pour les musiciens, pour les auditeurs ?

DMK :
Qu’est-ce que ça change ? C’est avoir une nouvelle chose qui n’était pas là avant, c’est ça, c’est tout !

JCF :
Est-ce que cela n’apporte pas aussi des influences venant des autres musiques populaires ?

OF :
Ça dépend des contextes, des personnes présentes. Si on parle des sons des villages, ce dont vivent les griots en grande partie, ces pratiques tendent à se modifier, il n’y a pas de rois à réconcilier tous les jours, malheureusement…

DMK :
… malheureusement, il n’y a plus ça maintenant !

OF :
Il y a des fêtes différentes, il y a des fêtes de mariage qui ne sont plus basées sur ce qu’on faisait au village, il y a des fêtes comme le sabar sénégalais, ce sont des musiques juste pour le divertissement.

DMK :
Les fêtes des jeunes, oui. Ce sont des jeunes qui jouent et puis des jeunes qui dansent.

OF :
Ce sont d’autres musiques…

DMK :
Ce sont d’autres musiques, c’est mettre les amplis à fond, et là les guitares jouent et avec les micros sous les djembés aussi. Ce sont des musiques d’ambiance.

NS :
Et c’est différent ?

DMK :
C’est que, si on joue dans un mariage au village, ce n’est pas pareil.

OF :
Dans les années 1970, c’était le yankadi[5] qui était à la mode.

DMK :
Oui, c’était le yankadi qui était à la mode, maintenant c’est le sabar.

 

5. La Côte d’Ivoire

DMK :
On est resté à Abidjan. On a formé un groupe avec un frère, un ami, qui s’appelle Sékou Tanaka, le « Cobra du Mandingue »[6]. Quand on a formé le groupe, il m’avait demandé : « Est-ce que tu veux jouer du balafon ? », j’ai dit oui. C’est comme ça qu’on a commencé à jouer et à être connu en Côte d’Ivoire. Après, on a entendu parler du groupe de Souleymane Koly, alors, le groupe « Kotéba »[7]. On s’est dit : « Est-ce qu’on va aller là-bas pour passer l’audition ? » J’ai dit : « Ah ! moi, dans ma tête ce n’était pas ça mon projet. ». Sékou Tanaka a dit « Il faut qu’on y aille ». On est parti, on a fait l’audition, et on a été retenu, moi et mon ami Sékou. Et en plus son amie et ma femme qui étaient danseuses dans le groupe. On était quatre à être retenus dans le groupe : deux femmes, deux garçons. Mais ce groupe, là, avant notre arrivée, ça ne marchait pas très bien. C’est quand on est rentré dans le groupe que ça a commencé à marcher. Alors, le directeur a dit qu’il allait nous payer par mois et qu’il fallait que le groupe devienne professionnel. On a fait des tournées en Afrique, la côte de l’Afrique, en Côte d’Ivoire, au Mali, Niger, Nigéria, Ghana, Mauritanie, Sénégal, jusqu’à la Guinée. On est retourné en Guinée. Après, on est revenu en Côte d’Ivoire. On vient aussi chaque fois en Europe : la France, l’Italie, l’Espagne, la Hollande, Belgique, Luxembourg. Et aussi en Afrique du Sud. Donc, quatre fois chaque année, on a fait une grande tournée. C’est comme ça que j’ai pu faire évoluer mon jeu sur le balafon avec l’ensemble Kotéba.
 
Au début, je jouais le balafon dans le groupe, mais le balafon n’était pas bien accordé. Il y avait deux autres balafonistes dans le groupe, c’était moi le troisième, le balafon n’était pas bien accordé. Moi j’écoute et je dis : « Ah ! le balafon, l’accord n’est pas bon, moi à l’oreille je le sens ». Alors ils ont dit « Non, non, non c’est comme ça ». Alors j’ai dit « Bon ! » Mais une fois, le directeur m’avait dit qu’il fallait accorder le balafon. J’ai dit : « Oui ». Lui, il a dit : « Bon ! tiens ! il y a deux balafons ici, tu vas l’accorder et après tu me l’amène dans une semaine ». J’ai dit « OK ». Je prends les deux balafons, je les amène dans ma maison, je commence à accorder le balafon. À l’époque il y a un diapason, comme ça on entend le son, comment ça sonne. Alors j’ai accordé le balafon en do majeur. Le balafon a sept notes. Bon, je trouve que ça devait être comme ça. J’ai accordé l’autre balafon, pareil, bien accordé. Je l’ai amené à la répétition. On a commencé à jouer, il était loin le directeur Souleymane Koly, il est venu, il a regardé, il a regardé. Quand la répétition a été finie il m’a appelé, il a dit : « C’est toi qui as accordé le balafon ? », j’ai dit « oui ». Il a dit : « C’est vrai ? », j’ai dit « oui ». Il a dit « OK ». Après, il m’avait appelé, il a dit : « Bon ! tu es retourné dans le groupe, tu ne dois pas bouger ». Des fois, je venais à la répétition, des fois je ne venais pas, parce mon intention n’était pas de rester dans le groupe, je ne voulais pas rester dans le ballet. Mais il m’a forcé à rester dans le groupe. Il a dit : « Voilà, écoutes, tu dois venir aux répétitions tout le temps ». J’ai dit « OK ». Alors, il a gardé les deux balafonistes dans le groupe. Il m’a demandé d’être le leader du groupe. Et voilà comme on est resté dans le groupe. On a fait des tournées, des tournées, des tournées. À la fin, je me suis dit qu’il fallait que j’évolue pour toujours connaître d’autres choses. J’ai quitté le groupe et je suis venu à Paris.

JCF :
Quand vous avez accordé le balafon, il y avait un diapason et vous avez dit « do majeur », est-ce que c’est le système européen ?

DMK :
Le diapason c’est l’accord du « la », je sais que le « la » vient après do, ré, mi, fa, sol. Le « la » est au milieu, au-dessus du sol. Le « la » est au milieu dans le balafon, la portion de balafon, avec ma façon de jouer, parce que je suis gaucher au balafon. Mais les balafons ne sont pas exactement accordés sur ces notes.

OF :
C’est l’accord du village.

DMK :
Voilà, l’accord du village, c’est à l’oreille. Il n’y a pas de diapason, mais on accorde par rapport à l’écoute des autres balafons, on dit : « Ah ! tiens ! … » Et des fois, quand on joue un certain morceau, quand tu sens que ce n’est pas bien accordé, une lamelle qui n’est pas bien accordée, en africain, tu dis : « Ah ! ça, à mon avis, ce n’est pas bien accordé, essaies de le réaccorder bien ». Et quand tu joues après l’avoir réaccordé, maintenant, tu dis : « Ah ! c’est bien accordé ». Avant d’être ici, à Paris, je ne connaissais pas le solfège, j’ai appris cela avec les amis.

JCF :
Dans le grand groupe qui était en Côte d’Ivoire, il y avait combien de personnes ?

DMK :
Vingt-cinq personnes. Il y avait des danseurs, il y avait des musiciens. Parmi les musiciens, il y avait ceux qui tiennent la mélodie, c’était nous, il y avait aussi une section rythmique avec des joueurs de djembé. Dans les tournées, il y a parfois de vingt à vingt-deux personnes qui voyagent. Mais, moi, j’ai eu de la chance, depuis que je suis rentré dans le groupe, j’ai toujours été inclus dans les tournées.

JCF :
Est-ce que c’était une organisation nationale ?

DMK :
Ce n’est pas une organisation nationale, c’est une un groupe privé créé par Souleymane Koly. Mais le groupe était basé habituellement en Côte d’Ivoire, alors les gens pensaient que c’était un groupe national de la Côte d’Ivoire, parce beaucoup de noms connus en faisaient partie. Mais tous les éléments du groupe étaient des étrangers venus en Côte d’Ivoire, des Guinéens, des Maliens, des Sénégalais, des Burkinais, et même les Léonais et des Nigériens.

OF :
Le théâtre de Souleymane Koly a été toujours lié à l’actualité. Le ballet-théâtre, le « Kotéba », vient du théâtre traditionnel du Mali, la musique était traditionnelle, mais tout était arrangé, actualisé en fonction de ce qui se déroulait dans les quartiers. Il racontait la vie actuelle du quartier. C’était différent des Ballets Africains inventés par le poète malien Fodéba Keïta[8] et qui sont restés basés sur ses poèmes. Il a été le ministre de l’Intérieur de Sékou Touré en Guinée, et il a été par la suite victime du régime.

NS :
C’est très intéressant. Il y a quelque chose un peu du genre du théâtre forum où les participants peuvent intervenir ?

OF :
Non, pas du tout. Mais c’est du théâtre dansé traditionnel qu’on appelle « Kotéba », c’est de la comédie musicale, avec les moyens du bord, les danses traditionnelles, mais adaptées. C’est le cas de la chorégraphie de « Adama Champion » l’histoire d’un joueur de foot, Adama Champion, qui venait de se faire recruter dans un club européen. Il y a un rythme qu’on appelle kala. On a pris ce rythme et cette danse, ils ont fait des pas reprenant les shoots des footballeurs.

DMK :
Ah ! En dansant comme ça, comme ça. [il démontre] Comme ça. [rires]

OF :
Il jongle, et passe à quelqu’un : « Pan ! ». [rires]

DMK :
Et la façon dont le gardien tient le ballon, il fait comme ça : « Paf ! » [rires] Il y avait tout ça, là.

OF :
En fait, Souleymane Koly a poursuivi le travail du ballet traditionnel, en mettant en scène des histoires urbaines contemporaines.

NS :
À part ça, ça restait une forme spectaculaire, ce n’était pas à l’occasion d’un mariage, ce n’était pas pour un baptême, ce n’était pas à l’occasion d’une fête de quelqu’un ?

DMK :
Non.

OF :
Non, c’était vraiment du théâtre, c’est ce qui venu en tournées ici…

JCF :
Au départ, vous jouez surtout pour des mariages, des fêtes. Comment passe-t-on de cette idée de l’animation de fêtes et de mariages à quelque chose qui est de l’ordre d’une présentation sur scène en face d’un public ? Qu’est-ce que cela change à la musique ? Quelle est la différence entre jouer dans un mariage au village et de produire quelque chose dans un contexte international ?

DMK :
Eh bien, au village on joue de la manière de là-bas. Mais quand on joue sur scène, on joue à l’intention des gens qui écoutent, on peut jouer à la façon du village, mais ce n’est pas du tout pareil.

OF :
C’est un travail.

DMK :
C’est un travail pour le musicien lui-même.

JCF :
Mais n’est-ce pas aussi une démarche collective du groupe qui travaille ensemble ?

OF :
Il y a un directeur, il y a des cadres dans le groupe.

DMK :
Il y a des cadres dans le groupe, mais le directeur te dit : « C’est ça que je veux, je veux ça ». Et ça commence à se passer comme ça. Et si c’est bien, il le voit : « Ah ! ah ! ça ! ça c’est bien, ça c’est bien, ça c’est bien, ça c’est bien ». C’est comme ça qu’on est tombé d’accord sur toutes les musiques qu’on a fait, on a dit que : « Voilà, on va faire ça, on va faire ça, on va faire ça ».

OF :
Le musicien fournit les informations qui viennent de chez lui, et puis on les sélectionne et on les met en forme.

NS :
Si on continue sur l’idée du répertoire, quand vous étiez dans le groupe Kotéba en Côte d’Ivoire, est-ce qu’il y a création de répertoire ? Ça veut dire quoi d’être directeur musical ? À quoi ça correspond comme activité, qu’est-ce que ça veut dire ?

DMK :
Souleymane Koly, c’est lui qui est le directeur dans le groupe, donc c’est lui qui dit : « Bon ! je veux ça, je veux ça, je veux ça ». C’est -à-dire, quand il a besoin, il nous explique la scène, il dit, bon, ce qui va se passer, il dit : « Bon ! vous les musiciens, il faut chercher un morceau qui peut correspondre à ces danses, là ». Ou bien à ces textes, là, qu’on va faire. Ce sont des mélanges de comédie et de danse.

JCF :
Et lui, il écrit les textes ?

DMK :
Oui, lui il écrit le texte, mais c’est nous-mêmes qui déterminent la musique qui peut aller avec. Par exemple, si c’est moi qui explique l’idée, je peux dire : « Voilà, moi j’ai cette idée, on pourrait jouer comme ça, ou comme ça ? » Ici, je montre aux autres, on commence à jouer, sans parler. Puis on décide que cela peut être ça, ça peut être bien. On montre ça au directeur, et il va dire : « Ah ! bon ! je tiens ce morceau-là, on va le mettre dans cette partie-là ». Et c’est comme ça que ça prend forme.

NS :
Et ce sont des inventions, ou alors on dit : « Ah ! mais il y a cette session-là qu’on a jouée, il y a cette session de travail, là, qu’on va adapter » ?

DMK :
Oui, on peut faire comme ça aussi. On peut dire « Bon ! on peut adapter », on peut modifier un peu, et insérer ce morceau-là, c’est comme ça que ça fonctionne.

NS :
Parce que, comme vous l’avez dit, les gens qui étaient dans le groupe de musique provenaient de pays différents, donc il y avait plein de chansons différentes, chacune connue seulement de quelques-uns

DMK :
Oui, elles ne sont pas connues par tout le monde, mais on les apprend et tout le monde commence à les écouter, les connaître, les chanter. Mais même les comédies se passent sur scène, même si nous ne sommes pas des comédiens, on connaît tout, on apprend tout. Des fois, on nous demandait : « Est-ce que tu peux nous expliquer ce que le personnage a dit ? » On a réponse à tout. Tu n’es pas cantonné à ton rôle sur scène, mais tu connais déjà la totalité. Et s’il y en a un qui se trompe, tu le sais, tu peux l’aider.

NS :
Donc là, il y a des répétitions ?

DMK :
Il y a des répétitions tous les jours. Tous les jours on répète. S’il y a des spectacles, on ne fait que le spectacle, on ne répète pas. Après le spectacle, on recommence à faire des répétitions. C’est-à-dire qu’on travaille tous les jours, tous les jours, ça ne s’arrête pas. C’est comme le vrai travail, quoi [rires]. On répète tous les jours.

OF :
C’est ce qui est différent par rapport à la fête du village…

DMK :
Avec la fête du village, il n’y a pas de répétitions. Oui, on joue seulement. Mais, par contre, dans le groupe, il y a des répétitions, on ne peut pas faire n’importe quoi. Ah ! ça, ça ne peut pas passer sur scène.

NS :
Et est-ce qu’il y a une différence entre les fêtes de village et le spectacle sur scène ? Par exemple, combien y a-t-il de sorties pour accompagner les cultivateurs, les mariages, les baptêmes, occasions de jouer dans un village, et réciproquement combien y a-t-il d’occasions de jouer sur scène avec les pièces de théâtre et tout ça ? En termes de nombre d’occasions de jeu devant des gens ?

DMK :
Oh ! ça, ça dépend… à l’occasion des mariages, on peut jouer avec plusieurs groupes, avec plusieurs personnes.

NS :
Les gens se relaient ? Ça dure longtemps ?

DMK :
Oui. Ça dure longtemps. Ça change sans arrêt. S’il y en a d’autres qui sont venus pour jouer à cette occasion, on décide à quelle heure ils doivent jouer, on peut s’aider entre nous.

OF :
Une fois, il y a eu plusieurs mariages pour le même jour, à la même fête, donc il a dû prendre un petit frère avec lui.

DMK :
Et comme ça tu te fais payer là, et des fois tu te fais payer un peu là. Et après tu quittes là, et tu vas aller faire un peu de l’autre côté, c’est comme ça. Et tout le monde est ravi de te voir [rires]. C’est comme ça aussi.

OF :
C’est drôle et c’est difficile à comprendre. Le maître vient jouer, tout le monde l’apprécie. Et s’il n’est pas là, ils vont demander à n’importe qui de jouer, même s’il ne sait pas jouer, il va jouer, parce que c’est la fête, il faut que quelqu’un joue.

NS :
J’essaie d’expliciter mes hypothèses : comment est-ce possible d’apprendre en jouant sans répéter ? En fait, il y a une organisation informelle du temps et beaucoup d’occasions de jouer.

DMK :
Il y a beaucoup d’occasions de jouer. C’est pour cela qu’on arrive à jouer ensemble sans faire de répétitions. Ça se fait tout le temps, à chaque moment, donc c’est sans d’arrêt. Les gens sont habitués à écouter, même si tu n’es pas musicien. Et surtout les musiciens, ils sont tout le temps en train d’écouter, ils ont envie de connaître tout. Et quand il y a une fête comme ça et tout le monde vient, tout le monde joue. C’est en jouant déjà qu’on apprend, on apprend en jouant.

NS :
Donc, si tout le monde joue, ça veut dire que quand vous partez avec votre père pour un mariage, il y avait d’autres personnes qui venaient jouer avec la nécessité d’avoir plusieurs balafons ?

DMK :
Non, il y avait peut-être d’autres frères, parce que des fois on est trois, quatre, cinq même, dans le mariage. Donc, s’il y a deux ou trois vieux et peut-être ils vont laisser leur balafon et vont dire : « Les enfants, allez, vous jouez ». Le vieux s’en va, derrière nous, et à la fin, il arrive, il ramasse l’argent pendant que nous on joue [rires]. Nous, on ne touche pas l’argent, on n’a rien à dire. Donc on ne demande pas et on ne nous en donne pas, nous on joue seulement. Et nous aussi quand on est grand, on fait pareil avec les petits qui jouent et on nous donne l’argent. Et puis on dit aux enfants : « Allez, il faut partir, il ne faut pas rester » [rires].

OF :
C’est le droit d’ainesse.

DMK :
Ça se passe comme ça. C’est un principe : tu ne paies pas l’apprentissage, mais tu ne vas pas gagner d’argent, tu es nourri, logé.

OF :
Ça dépend, tu paies quand même un minimum, si tu ne fais pas partie de la famille. À partir du moment où on gagne de l’argent, maintenant en ville, on est indépendant.

 

6. Le jeu du balafon

JCF :
Le jeu des deux balafons, ça se passe comment ?

DMK :
Quand on joue à deux balafons, l’un joue la partie solo, l’autre fait l’accompagnement, le soutien, …

OF :
Oui, c’est ça, c’est par rapport aux notes, ils ne jouent pas sur les mêmes lames de bois.

DMK :
On joue ensemble, on fait le même morceau, mais on ne joue pas de la même façon. L’un des deux musiciens fait le solo, avec les variations et tout avec, l’autre fait d’autres choses, un accompagnement, et quand tu les écoutes ensemble, ça fait très bien. Le soliste peut aller partout, il touche partout, il va partout. L’accompagnement, il reste au même endroit. Il peut changer à un moment, mais ce n’est pas la même mélodie dans l’aigu. Celui qui fait l’accompagnement de la basse le garde et c’est lui qui obéit, mais celui qui fait le solo touche partout, et comme ça, ça fait la différence.
 
Après il peut y avoir des changements, et quand tu commences à changer, ce n’est pas seulement que vous allez vous regarder, mais c’est de comprendre ce qui va changer. Et c’est facile de se rattraper sans se tromper, sans se tromper de notes, et voilà. Tu commences à comprendre, quand tu commences, ou bien tu fais un clin d’œil comme ça, tu fais, et l’autre sait que tu vas changer. Et même sur scène, on fait comme ça souvent, avec les yeux on se regarde. Ce n’est pas la peine de parler, mais avec les yeux comme ça on se parle.

JCF :
Dans certaines parties d’Afrique, d’après ce que je comprends, il y a des jeux sur le balafon avec deux musiciens qui jouent en alternance très rapidement [il tape sur la table avec les deux mains en alternance].

DMK :
Oui.

JCF :
Vous avez fait ça ?

OF :
Il s’agit de polyrythmie ?

JCF :
Cela peut être de la polyrythmie, mais plus précisément ce sont des choses très rapides en alternance entre deux balafonistes.

OF :
Il n’y a pas des notes communes entre eux ?

JCF :
Pas du tout sur les mêmes notes, et pas simultanément, mais en alternance.

DMK :
Pas en même temps, c’est ça, oui. Et pas les mêmes notes.

JCF :
Oui, et ça très, très vite. Mais comment on arrive à faire ça ?

DMK :
Eh bien ! ça s’apprend. On apprend [rires].

JCF :
On apprend comment, alors ?

OF :
Ça vient comme ça.

DMK :
Ça vient comme ça. J’ai fait ça beaucoup.

JCF :
Mais on apprend comment ?

DMK :
Je vais vous le dire, ça vient comme ça, mais on n’arrive pas enseigner à quelqu’un à faire ça. Voilà.

JCF :
Oui. Mais il faut tout de même se mettre en situation. C’est très difficile à faire, non ?

DMK :
C’est difficile à faire, mais chacun à sa propre façon de faire des figures rythmiques sur le balafon. On n’apprend pas à quelqu’un à faire ça.

OF :
Qu’est-ce qui fait que ça marche ? Par exemple comment toi tu es sur un rythme et pas du tout avec l’autre, mais vous êtes ensemble ?

DMK :
Nous, on est ensemble.

OF :
Comment ça se fait ?

DMK :
Comment ça se fait, comment ça peut marcher ? Donc, l’autre qui est à l’accompagnement, il va continuer à jouer et toi tu fais en sorte d’être ensemble avec lui, c’est comme ça que ça marche. Mais toi tu dois être à l’écoute de l’ensemble. Tu es à l’écoute de celui qui commence et à l’écoute de toi-même, de ce que tu fais. Et comme ça, ça peut marcher, mais si tu n’écoutes pas l’autre, que tu n’écoutes que toi seulement, ça ne peut pas marcher.

JCF :
Mais pour moi (qui suis lent) l’écoute, ça marche quand ça ne va pas trop vite, mais quand ça va vite ? [rires]

DMK :
Mais, tu fais attention pendant que tu joues, il faut que tu penses que l’autre il est là aussi [rires].

OF :
La vitesse c’est un peu d’expérience. Pourtant on voit des enfants qui font des trucs très rapides, dans un tempo commun entre eux.

JCF :
Chez nous les musiciens européens, il y a cette notion de temps fort qui est organisé par la mesure qui est écrite, et donc on pense : « un, deux, trois quatre, un » …

DMK :
« … deux, trois quatre, ».

JCF :
Et c’est comme ça que vous pensez ?

DMK :
Oui, il y a ça aussi chez nous, mais pendant que l’autre fait ça : « un, deux, trois, quatre… », toi tu peux penser pendant le un, deux, trois, et tu peux faire d’autres choses avant le « un ».

JCF :
Mais est-ce la même chose que ce que nous appelons les syncopes chez nous ?

DMK :
Voilà.

OF :
Après, je n’en suis pas si sûr, le temps africain est différent, il démarre avant c’est le « et » du « un ».

NS :
Vous comptez ?

DMK :
On ne compte pas, mais si on compte, on compte dans la tête, mais on ne compte pas comme ça.

JCF :
Vous comptez comme ça : « tzé tzé tzé … » ?

DMK :
Voilà. C’est comme ça.

OF :
La clave, c’est la référence : « célécé, célécé, célécé » [langage rythmé], quelque part, c’est ça qu’il entend comme ça…

DMK :
C’est comme le djembé quand il fait « ting ting ting      ting ting      ting ting ting      ting ting… », on sait que c’est là qu’il faut rentrer. Ce n’est pas la peine de compter.

OF :
Famoudou Konaté[9], quand il a donné ses premiers cours en Allemagne, on lui a demandé comment faire, où devait-on placer le premier temps ?

DMK :
Il a dit qu’il n’y a pas de premier temps, il a dit, « kélé, fila, saba, nani ». Ça veut dire : « un, deux, trois, quatre » et après vous allez commencer… il a compté quatre.

OF :
Il y a quand même un premier temps. Il y a un appel qui mène au premier temps : « ti titi titi titi PAN ».

DMK :
« UN », voilà, c’est là où vous allez commencer.

OF :
C’est le repère aussi.

DMK :
[Frappe la table dans le rythme de l’appel]. Voilà c’est le repère [il continue de frapper le rythme sur la table] Ça permet que le jeu commence.

OF :
Quand ça va très vite, les rythmes à contretemps, c’est comme ça :

Voix :     ti titi ti titi 
Mains :    x   x x   x

C’est ça, c’est le « ti titi ti titi » qui donne le tempo.

DMK :
Tu entends cela et tu sais quand tu dois rentrer. Si l’un fait : « ti titi ti titita tita », l’autre fait : « ti titi ti titita tita ta tita », etc. [il frappe en même temps des contretemps sur la table] C’est comme ça. C’est fou, c’est tellement rapide. Aussi, si tu n’as pas l’habitude, tu te demandes où tu peux rentrer, comment tu vas faire ? J’ai pu observer ça dans des ateliers dans les conservatoires. Par exemple, une fois, on a deux africains qui dirigent l’atelier et qui ne savent pas lire la musique : moi je ne sais pas lire, Adama Dramé il ne sait pas lire. Mais on nous demande à chacun un morceau pour faire le concert avec les musiciens du conservatoire : il y avait un joueur de clavier, un joueur de xylophone, deux vibraphones, il y d’autres instruments, un joueur de steel drum, deux balafons, le mien et le balafon du Burkina.

OF :
C’est le balafon pentatonique.

DMK :
Chaque personne amenait des morceaux, donc, moi j’ai amené un morceau, on a répété le jeu pour tout le monde. Il y a un musicien, qui, quand on joue, si ce n’est pas lui qui commence, il ne sait pas là où il faut rentrer. Il faut que lui commence, après les autres rentrent. Si ce n’est pas lui, c’est fini, et puis, s’il s’arrête tout s’arrête. Et il est au le xylophone, moi au balafon. Alors, des fois, quand il se trompe, je joue sa partie sur mon balafon et il dit : « Ah ! je ne sais pas là quand je dois y aller » Je lui dis : « Bon ! fais comme ça… »
 
Des fois, je joue des choses que je n’ai jamais entendues, mais tout en écoutant je dois tout de même jouer. Même au studio, quand parfois on m’appelle pour venir jouer, je demande seulement la gamme des morceaux, c’est ça qui m’intéresse. Quand j’arrive, j’écoute et je joue direct sans perdre de temps. Le balafon est un peu limité par le nombre de notes par rapport à la guitare ou au saxo. Le balafon a sept notes seulement, et non pas douze. Donc, je cherche à savoir quelles notes vont être jouées, et comme ça je sais si c’est mineur ou majeur, je sais comment je peux m’adapter pour jouer. Et s‘il y a des demi-tons chromatiques, quand j’arrive au studio je dis : « Ben ! vous faites tourner la musique » et je joue après avoir écouté pour me donner le temps de m’adapter à ce que jouent les autres.

NS :
Il me semble qu’il y a un rapport au temps qui est très lié à la danse. Et en particulier le moment où l’on pose le pied qui fait les temps. On a eu l’expérience d’une situation pédagogique dans laquelle un des étudiants venait de jouer de la musique africaine et a proposé aux autres de juste écouter la musique et après ils ont tous reconstruit le truc avec leur système de temps faibles et de temps fort, etc… Et après ils ont fait la même musique mais avec la danse et ils se sont aperçus qu’ils avaient compris les choses à l’envers. Ce qu’ils pensaient correspondre à l’écoute avec leur propre système d’organisation du temps, s’est avéré ne pas fonctionner avec la danse. Selon moi, ils avaient réalisé qu’il fallait que le « toum toutoum toum toutoum toum toutoum » corresponde à la danse, c’est très lié à des mouvements de danse sur les temps. Est-ce que je me trompe ?
 
Dans un article que j’ai lu, il y a quelqu’un qui explique la façon avec laquelle les joueurs de djembé et de balafon peuvent colorer leurs manières de frapper ce qui donne une personnalité particulière à leur jeu sur l’instrument. On peut identifier très précisément les sons produits à telle famille, à tel clan, à tel village, à telle personne. On entend un son de balafon, mais ce qu’on reconnait c’est ce balafon-là joué par cette personne-là, un type de timbre, un son, une petite couleur ?

DMK :
Non, ça, il n’y a pas ça. Mais on peut reconnaître la façon de telle personne qui joue comme ça. Même si tu ne le vois pas, tu peux entendre quelqu’un qui joue le balafon, tu arrives à reconnaître sa façon de jouer le balafon. Mais pour le son, il n’y a pas ça. Ça dépend de la personne qui aime son instrument, qui fait bien faire travailler à son instrument, que ça soit meilleur. Ça dépend des gens, quoi.

NS :
Mais on reconnaît à quoi ?

DMK :
On reconnaît sa main, de la manière dont il joue. Sa main.

NS :
Quels détails ?

DMK :
Par exemple, quand j’ai entendu le morceau « Kémé Bourama » joué par mon frère Kémo et Sékou Bembéya. Même si je ne les vois pas, je sais que c’est Sékou Bembéya qui joue comme ça. Et là, je sais que c’est Kémo qui joue. A force d’écouter leurs façons de jouer qui ne sont pas pareilles.

NS :
En quoi ce n’est pas pareil ?

DMK :
C’est différent [rires]. Cela s’entend s’ils jouent le même morceau.

JCF :
C’est la question de la frappe, et aussi peut-être, de la manière de phraser ?

OF :
Oui, mais ça a beaucoup évolué, avec les enregistrements et tout ça. Avant, quand j’ai commencé, c’est vrai, chaque maître avait son secret…

DMK :
… son secret, oui.

OF :
Par exemple, le maître dit : « Ah ! oui mais, là, l’autre famille, là, ils le jouent ce rythme-là aussi sur le djembé », il le joue, tu écoutes, tu essaies de le reproduire et il dit : « Ah ! oui, mais ce n’est pas du tout ça ! » [rires]

DMK :
Il va te dire que ce n’est pas le même rythme.

OF :
De la même manière, ma maman me disait que tel pianiste jouait très bien et que tel autre, « Non, il ne sait pas jouer, il joue comme une machine ». Moi, à l’écoute, je n’étais pas capable de faire la différence [rires]. C’est l’esthétique qui se transmet. Avec le balafon, c’est plus dur d’identifier qui joue. Mais pour le djembé, c’est surtout la main du batteur, sa frappe, c’est plus facile à reconnaître.

DMK :
Mais nous, même avec le balafon, on arrive à reconnaître, quand notre vieux Djély Sorri joue ou quand Khali joue, ce n’est pas pareil, mais on arrive à reconnaître, tout de suite tu peux saisir que c’est tel qui joue comme ça, et tel autre qui joue comme ça.

 

7. La vie en France et en Europe

DMK :
Je suis resté à Paris en jouant avec deux groupes : tout d’abord avec les ballets Katandé, puis les ballets Nimba, on a fait des petits contrats dans les régions de France. Après ça, il y a Mory Kanté[10] qui m’a vu, il a dit : « Ah ! Tiens ! ça fait longtemps que je cherche un balafoniste et toi, tu peux venir jouer dans mon groupe ». Il m’a accepté, je suis venu dans le groupe et pendant dix jours on a répété beaucoup de morceaux. Après cela, on a commencé à faire des tournées pendant trois ou quatre mois, sans arrêts. À l’époque, au temps des francs français, ça marchait très bien. Après le groupe de Mory Kanté, on a formé un petit groupe ici, à Paris, Madingue Foly, avec un mélange de Maliens, de Sénégalais et de Guinéens. Ce groupe a beaucoup de succès, chaque année on participe au festival Africolor au Théâtre Gérard Phillipe.
 
Je me rappelle bien que j’ai dû jouer aussi avec pas mal de groupes différents qui sont connus en Afrique, comme celui de Youssou Ndour. J’ai joué avec lui et Kandia Kouyaté, Oumou Kouyaté et Diaba Kouyaté. Il y a aussi Ami Koïta. J’ai joué avec Manfila Kanté pendant longtemps, on a beaucoup joué ensemble en Hollande, en Belgique.

JCF :
Il y a le village, il y a le groupe en Côte d’Ivoire, et après il y a des groupes en Europe. Qu’est-ce qui est nouveau pour vous dans la vie en France et en Europe ?

DMK :
Les groupes en Europe ? C’est très important, parce que j’ai joué avec plein de groupes en Europe, ici, avec des Ivoiriens, des Maliens, des Sénégalais, des Guinéens, un peu partout, mêmes avec des Français. J’ai joué dans pas mal de groupes différents, donc ça me donne beaucoup d’idées que je n’avais pas avant. Donc la différence, c’est ça : quand je suis arrivé ici, j’ai trouvé que c’était important de découvrir d’autres choses. Ici, j’ai appris beaucoup de choses musicalement avec les Européens, pour s’adapter avec leurs façons de procéder. C’est comme quand on est rentré dans le groupe Afrika ! Afrika ! en Allemagne. Dans ce groupe, il y avait beaucoup de musiciens qui sont venus et qui ne peuvent pas s’adapter avec les autres, et on les a renvoyés parce qu’ils sont seulement capables de jouer la musique de chez eux. Par exemple il y avait un Malien qui n’a pas pu s’adapter avec nous parce qu’il ne connaissait que la musique qu’on fait au Mali. Après deux ou trois jours de répétitions on sait si tu peux y arriver ou pas.

JCF :
Et dans ce groupe, il y avait aussi des Allemands ?

DMK :
Ce sont seulement des Africains, mais le directeur est un Allemand. Le directeur artistique, c’est George Momboye[11] , c’est un Ivoirien. Il y a des musiciens de presque tous les pays de l’Afrique. Il y a des Gabonais, des Ivoiriens, des Sénégalais, des Guinéens, des Maliens, des Congolais, des Ethiopiens, et puis de Madagascar, un peu de partout, des Tanzaniens, des Marocains. Il y a en tout 150 artistes sur scène, avec des acrobates, il y a chaque fois qu’on joue 2000 personnes dans la salle. On joue mardi, mercredi, jeudi, vendredi, samedi, dimanche. Lundi c’est de repos. Samedi, dimanche, on joue quatre fois de suite. Au cours du temps on a appris toutes les musiques d’Afrique. Pour chaque pays, on a adapté un morceau particulier. La Guinée, c’était le morceau de Mamie Wata, ça c’est chez moi, et c’est moi qui ai fait le solo à cette partie-là. Quand je suis arrivé en Europe, je me suis adapté avec les autres groupes que je n’avais jamais rencontrés. Pour moi, ça a été une grande chance.

OF :
Qu’est-ce que cela a changé dans ton jeu ? Qu’est-ce que tu as appris en Europe par exemple ?

DMK :
Non, je n’ai pas appris. Mais j’ai beaucoup écouté pour apprendre. On ne m’a pas « attrapé » pour faire les choses de manières précises, mais j’écoute et j’ai beaucoup appris. J’ai beaucoup écouté la façon de jouer les claviers. Ça m’a donné beaucoup d’idées. Ça a été le cas avec Philippe Monange[12] avec qui j’ai joué, j’ai beaucoup appris avec lui. J’ai aussi beaucoup écouté Jean-Philippe Rykiel[13], sa façon de jouer, j’ai joué avec lui et on a beaucoup fait des enregistrements en studio ensemble.

OF :
C’est le fils de Sonia Rykiel, une styliste de mode.

NS :
Il jouait du piano ?

OF :
Il joue du Moog, il joue du piano. Je l’ai connu avec Brigitte Fontaine et Areski. Le premier concert que j’ai fait c’était avec lui, avec son mini-Moog. Et il est aveugle. Il a continué sa carrière d’improvisateur. Après il a commencé à accompagner le groupe Xalam sénégalais, il s’est intéressé à la musique africaine il a pratiqué la musique africaine moderne. Il est parti au Sénégal, il a appris la kora sur son clavier, il joue des morceaux traditionnels africains, mais d’une manière particulière. Il est incontournable. Il a un studio chez lui, quand on entre tout est éteint, on ne voit rien, on dit : « Oh ! pardon ! je vais allumer. » [rires]

DMK :
Il se déplace en taxi. Si tu l’appelles, il arrive chez toi, ou bien dans un lieu de rendez-vous, il arrive avec tout son matériel. Je ne sais pas comment il fait pour faire entrer tout ça dans le taxi. Il arrive, c’est lui qui transporte tout, arrivé au studio, c’est lui qui monte tout, personne n’a le droit de toucher à son équipement. Il ne voit pas, mais il sait où aller, il connaît tout : « Ah ! tiens ! je mets ça ici, c’est ça qui va aller avec ça ».

OF :
Quand j’étais en Guinée, j’ai assisté à un de ses concerts. Après le concert, on est parti chez Kémo…

DMK :
… Ah ! Kémo, c’est mon grand frère…

OF :
… qui jouait dans l’orchestre de Miriam Makeba, à l’époque où elle était en Guinée, avec son orchestre Guinéen. Chez Kémo, il n’y avait pas d’électricité mais Jean-Philippe avait un clavier avec une chose comme un tuyau, un mélodica.

 

8. Conclusion

JCF :
Donc, aujourd’hui, vous avez dit la vérité [rires] !

DMK :
Sincèrement, j’ai dit la vérité, parce que, nous on n’a pas changé encore, peut-être que les enfants qui arrivent après, ils peuvent dire n’importe quoi. Mais nous, ce qu’on pense, ce qu’on a vu, ce qu’on connaît, c’est ça qu’il faut dire. Ce que tu ne connais pas, il ne faut pas le dire. On peut toujours trouver la preuve qu’ils n’ont pas fait ça. C’est très important.

OF :
J’ai eu la chance de tomber dans la famille de Djély Madi à Conakry, qu’on connaît pour leur honnêteté, mais vraiment ce sont des grands musiciens.

DMK :
Très bien. Merci. Vous êtes très contents ?

JCF :
Ah ! oui.

DMK :
Moi aussi je suis content.

NS :
C’est vrai qu’on a posé plein de questions.

JCF :
Un grand merci à tous.

 


1.N’goni, voir wikipedia

2. Wikipedia.fr : griots. « Organisation sociale des griots mandingues. Chaque famille de djéli accompagne une famille de rois-guerriers nommés diatigui. Il n’est pas de djéli sans diatigui, il n’est pas de diatigui sans djéli, les deux sont indissociables et l’un ne vaut rien sans l’autre. » wikipedia

3. african-avenue.com : « Le Bazin riche est un type de tissu très populaire en Afrique : notamment pour la confection des tenues africaines originales, des vêtements traditionnels en Afrique de l’Ouest, en particulier au Mali, au Burkina Faso et au Niger. Il s’agit d’un tissu luxueux et unique qui se décline en différentes couleurs et motifs (…). » african-avenue.com

4. Soundiata Keïta aussi appelé, selon la tradition orale, Mari Diata Konaté (et couronné sous le nom de Mari IerDiata ), né le 20 août 1190 à Dakadjalan au royaume du Manding et mort en 1255, dans l’empire du Mali, est un souverain mandingue de l’Afrique de l’Ouest, présenté par la tradition comme le fondateur de l’empire du Mali au xiiie siècle. L’histoire de Soundiata est essentiellement connue à travers une épopée aux tonalités légendaires racontée de génération en génération jusqu’à nos jours par les griots. wikipedia

5. Yankadi : « Le yankadi est l’une des danses traditionnelles soussou bien connu et souvent utilisé par les artistes pour mieux toucher la sensibilité des amoureux. Comme tous les autres rythmes traditionnels de la Guinée, la danse yankadi obéit à des techniques de chants et de danses spécifiques. » wikipedia

6. Sékou Camara Tanaka, ou Sékou Camara Cobra est un griot de la tradition Malinké. Il chante et joue de la guitare. Il est aussi acrobate, chorégraphe et compositeur. iro.umontreal.ca.

7. Le groupe Kotéba est une compagnie de théâtre de Côte d’Ivoire, basée à Abidjan, fondée en 1974 par Souleymane Koly. Souleymane Koly (1944-2014) est un producteur, réalisateur, metteur en scène, dramaturge, chorégraphe, musicien et pédagogue guinéen. Voir wikipedia et Souleymane Koly, wikepedia.

8. Fodéba Keïta (1921-1969). Voir wikipedia.

9.« Famoudou Konaté est considéré par ses pairs comme l’un des plus grands batteurs de l’ethnie malinké ». wikipedia.

10. Mory Kanté a popularisé la Kora avec le tube planétaire Yéké Yéké, en 1986.

11. George Momboye, « chorégraphe d’origine ivoirienne, initié très jeune à la danse africaine puis plus tard à la danse jazz, classique et contemporaine. » Centre Momboye.

12. Philippe Monange : formé au piano classique puis jazz parallèlement à des études de philosophie, aujourd’hui passionné de musiques africaines il se produit actuellement avec le Bal de l’Afrique enchantée, Debademba, Vincent Jourde quartet, créateur de l’Akrofo system. linkedin.com.

13. Jean-Philippe Rykiel est un compositeur français, arrangeur et musicien, initialement pianiste. wikipedia

Lukas Ligeti

Access to the English original text, published in 2007 in Aracana II, Musicians on Music (Ed. John Zorn):“Secret Instruments, Secret Destinations”

 

Instruments secrets, Destinations secrètes
Lukas Ligeti
2007

Traduction de l’anglais : Jean-Charles François
Article publié en 2007 dans Aracana II, Musicians on Music, Ed. John Zorn,
“Secret Instruments, Secret Destinations”,
p. 122-149, Distributed Art Publisher.
[1]

 

Sommaire :

Une invitation à aller en Afrique
La musique de cour du Buganda
La composition Pattern Transformation
Approche personnelle au jeu sur la batterie
La composition Groove Magic
Voyage en Côte d’Ivoire
L’ensemble Beta Foly
Le CD Lukas Ligeti & Beta Foly
Voyage au Zimbabwe et en Mozambique
Burkina Faso
La batterie et les moyens électroniques – La musique électronique et l’Afrique
Conclusion


 

Une invitation à aller en Afrique

À une heure indue du matin en 1992, j’ai été réveillé par un coup de téléphone. À l’autre bout du fil j’ai entendu une voix qui me disait avec un accent résolument allemand, « Bonjour, ici c’est le Goethe Institute. ‘Es geht im Africa’. » En allemand cela veut dire, « C’est au sujet de l’Afrique », ou de manière plus inquiétante, « L’avenir de l’Afrique est en jeu ».

Je faisais alors des études de composition à l’Université de Musique de Vienne en Autriche. La veille au soir, avant de recevoir ce coup de téléphone inattendu, j’étais allé à un concert donné par des musiciens allemands, je m’y suis ennuyé, donc j’ai lu les notes de programme. Le saxophoniste avait fait une « tournée en Afrique de l’Ouest pour le Goethe Institute ». Bon sang, je me suis dit, une petite tournée en Afrique de l’Ouest, ça serait sympa ! Mais ce n’est pas ce qui va m’être offert. Le Goethe Institute, c’est pour les Allemands et je ne suis pas allemand, point final.

Et le lendemain matin il y a eu ce coup de téléphone. J’ai pensé que j’étais encore en train de rêver ou que quelqu’un était en train de se moquer de moi. J’ai raccroché. Le téléphone a de nouveau sonné. « Excusez-moi, nous avons été déconnectés, je travaille au Goethe Institute. Nous voulons vous envoyer en Afrique ».

Flashback. Étant donné mon nom de famille, beaucoup de monde pensait que j’étais destiné à devenir musicien depuis l’âge de cinq ans. Mais, à part quelques leçons de piano de temps en temps, c’est à dix-huit ans que j’ai commencé des études musicales avec la percussion, en me limitant après deux ans à peu près, à la batterie et à la composition. Je suis parti, pour ainsi dire, d’une feuille blanche. Je n’avais pas écouté beaucoup de musique depuis l’âge de huit ans ; j’ai commencé à écouter un grand nombre de musiques. Mon père et moi nous échangions parfois des enregistrements, et il écoutait alors des musiques traditionnelles africaines, et il en copiait certaines pour moi. J’ai aussi assisté à des conférences à l’Université de Vienne, et les plus intéressantes étaient de loin celles de l’ethnomusicologue Gerhard Kubik[2]. Ses analyses de la musique de cour du Royaume de Buganda, qui fait partie de ce qui est maintenant l’Ouganda, ont complètement changé mes conceptions du monde.

J’ai été à l’écoute des tambours des musiques de Cuba et du Ghana, à celle du Kwela (dans les townships de l’Afrique du Sud, il s’agit de l’équivalent du big band du jazz américain), et aussi d’autres styles. Les formes, rythmes et mélodies de l’Afrique ont trouvé leur place dans mes premières compositions, et en 1988, quelques mois après avoir commencé mes écoutes de la musique africaine, j’ai écrit une pièce que j’ai appelée Pattern Transformation. Écrite pour quatre exécutants et deux marimbas, c’était une première approche pour le développement de ma propre voix en tant que compositeur. En utilisant des techniques de la musique de Buganda que j’ai adaptées, j’ai construit un paysage poly-métrique assez dément, construit à partir de hoquets et d’imbrications complexes entre les musiciens. Mais, évidemment, il n’y avait pas de musiciens formés à la musique occidentale ayant une pratique de cette approche de la métrique, tandis que les musiciens africains ne lisaient pas la musique, j’ai donc pensé que la pièce était impossible à jouer. C’est alors que j’ai entendu parler d’un ensemble hongrois appelé Amadinda Percussion Group. L’amadinda est un xylophone utilisé dans la musique du Buganda, et en tout cas, ces musiciens hongrois ont été séduits autant que moi par cette musique, et ils avaient acquis la maîtrise de ses techniques spécifiques d’interactions. Ils ont participé à la création de Pattern Transformation en 1990 et l’ont joué depuis à travers le monde entier ; le Goethe-Institut avait entendu parler de ma musique influencée par l’Afrique et il m’a invité à aller travailler avec des musiciens traditionnels en Côte d’Ivoire.

Si j’ai été à l’écoute de beaucoup de musiques africaines, je n’en avais jamais joué moi-même, et la possibilité réelle d’aller là-bas m’avait paru si peu probable que cela ne m’était jamais venu à l’esprit. Tout à coup, une opportunité m’était offerte pour y aller. J’ai pensé que les musiciens africains ne seraient pas mieux préparés à jouer ma musique que je ne l’étais à jouer la leur. Comment envisager dans ces conditions une collaboration avec eux ?

L’approche la plus réaliste semblait être d’essayer de trouver un type de musique qui ne pouvait pas avoir été pensée ni par eux, ni par moi, une musique exigeant la combinaison de nos parcours et de nos capacités : quelque chose de nouveau. Et cette idée me convenait tout à fait. En 1992, mes études universitaires touchaient à leur fin et je réfléchissais aux perspectives de faire quelque chose de nouveau ; mon plan était de travailler dans la musique électronique, en soulignant en particulier l’importance de la performance vivante, pour voir ce qui pourrait se passer si j’appliquais mes techniques de batterie récemment acquises aux percussions électroniques, un champ d’investigation qui à cette époque avait été négligé par le milieu de la musique électronique, ce qui est encore le cas aujourd’hui, et qui continue encore aujourd’hui de m’intriguer. L’idée d’utiliser des percussions électroniques en Afrique semblait prometteuse. La difficulté tenait dans le fait que, à part des formes de collages de bandes magnétiques dans les studios de musique électronique, je n’avais jamais travaillé dans l’électronique, j’ai donc dit au Goethe-Institut que je voulais m’adjoindre quelqu’un spécialisé dans la musique électronique. Ils m’ont dit qu’il fallait que ce soit un Allemand, mais je ne connaissais personne dans ce cas. Je leur ai demandé de me faire une proposition ; ils ont été surpris d’apprendre que je n’avais jamais entendu parler de Kurt Dahlke, alias Pyrolator.

En fait, il s’est avéré que j’avais déjà écouté certaines de ses musiques. Pendant ma dernière année de lycée, j’ai de temps en temps mis la radio pendant que je faisais mon travail scolaire et j’étais toujours heureux d’écouter de la Neue Deutsche Welle (NDW), un style allemand de « new wave » ou de « synthi-pop » dans sa version première, une mixture DIY de punk et de disco avec l’électronique bricolée à la maison et des paroles originales en allemand. Kurt avait été un membre fondateur du nouveau groupe NDW Deutsch-Amerikanische Freundschaft (D.A.F) à la fin des années 1970 et, après avoir quitté cet ensemble, il a co-fondé Der Plan, probablement le groupe le plus expérimental dans le genre, réellement un collectif de performance-art influencé entre autres par les Residents, Genesis P. Orridge et la scène artistique de Düsseldorf. En 1979, Kurt et ses amis ont créé le studio d’enregistrement et le label AtaTak, et, au cours des années qui suivirent, il a produit des tubes tels que Fred vom Jupiter de Andreas Dorau, des groupes de rock comme Fehlfarben (qui en ce moment tente un retour avec Kurt jouant des claviers), et des expérimentateurs du glitch-electronica comme Oval. Il est aussi devenu un habile manipulateur en temps réel de plusieurs instruments électroniques tels que le Thunder et le Lightning de Don Buchla. J’ai pris contact avec Kurt à un studio d’enregistrement à Arnhem en Hollande ; nous avons décidé qu’un travail en commun était viable, et à partir de ce moment, nous n’avons pas cessé de collaborer.

En 1993 j’ai acheté mon premier ordinateur et un instrument de percussion électronique appelé DrumKat, et j’ai élaboré un programme de duo à présenter pendant notre séjour de deux semaines et demie en Afrique. Finalement, en février 1994, nous avons pris un avion d’Air Afrique pour aller à Abidjan.

 

La musique de cour du Buganda

Ma connaissance de la musique africaine était à ce moment-là en grande partie basée sur le travail de Gerhard Kubik en Buganda, mais bien que cette musique expose très clairement et de façon particulièrement extrême certains concepts clés de la musique africaine, elle reste un cas très spécifique, unique, et elle a peu en commun avec les traditions de l’Afrique de l’Ouest, à quelques milliers de kilomètres de distance de l’Ouganda, là où je me trouve actuellement. Il reste que, pour mieux comprendre le fondement conceptuel que j’ai apporté dans la collaboration, des explications sont nécessaires.

La musique de cour du Buganda remonte à plusieurs centaines d’années, mais le royaume et ses traditions ont été tellement impactées par le régime totalitaire de Milton Obote dans les années 1970, qu’il avait laissé à son successeur, le particulièrement sanguinaire Idi Amin, peu de choses à détruire. Kubik est venu la première fois dans la région en 1959 et a appris à jouer la musique avant qu’elle ne disparaisse complètement, pour ne refaire surface qu’après que l’Ouganda eut retrouvé un état normal relatif pendant la dernière décade du XXème siècle.

La musique de cour du Buganda se joue avec des instruments variés, dont le xylophone amadinda et le ennanga, une harpe. L’amadinda se joue à trois personnes, la musique est pentatonique et l’amadinda dispose de douze lames, dix qui sont jouées par deux exécutants assis face-à-face de chaque côté de l’instrument, et ils couvrent la tessiture de deux octaves. Le troisième exécutant se limite à jouer sur les deux lames les plus aiguës qui ne sont pas jouées par les autres exécutants et qui sonnent deux octaves au-dessus des deux lames les plus graves. Une pièce commence avec le premier exécutant jouant une mélodie en octaves parallèles (avec les deux mains simultanément), dans un rythme de « noires » égales – très rapides, et d’habitude d’une longueur qui peut se diviser en deux ou trois parties, par exemple, douze ou vingt-quatre notes. La mélodie est répétée continuellement sans aucune variation. A un moment déterminé le deuxième exécutant qui fait face installe une contre-mélodie dont les caractéristiques sont assez similaires à la première. Les deux mélodies comportent des sauts et disjonctions ; pour des raisons qui vont bientôt s’éclaircir, on est loin ici des progressions en degrés conjoints des mélodies « vocales » européennes. Les deux mélodies sont jouées exactement à la même vitesse rapide, mais pas en unisson rythmique. Le deuxième exécutant joue sa mélodie exactement entre les notes du premier, s’imbriquant avec lui. Les deux mélodies jouées ensemble résultent en une pulsation très rapide de 500 ou plus à la minute. Comment le deuxième exécutant peut-il être capable de produire ces syncopes si rapidement pour jouer ses notes exactement entre celles du premier exécutant ? La réponse est qu’il ne produit pas du tout des syncopes. Essayez de jouer les contretemps à un tel tempo et de le maintenir continuellement à la même vitesse ; très vite vous allez « perdre le tempo » et ralentir pour vous aligner en un unisson rythmique avec les temps forts. Plutôt que d’adopter une telle méthode, le second exécutant écoute le premier et internalise le tempo. Il commence ensuite à jouer des quasi-syncopes pour se glisser entre les notes de son partenaire. Et à partir de ce moment, il inverse sa perception métrique, en se persuadant lui-même qu’il joue sur les temps et que c’est l’autre qui produit les syncopes. En considérant les temps comme se trouvant à des points différents, les deux exécutants sont capables de maintenir un équilibre et de jouer leurs structures imbriquées très rapides sans se désynchroniser.

L’idée – qu’il n’y a pas besoin d’avoir un concept unifié de la métrique dans un ensemble, que les exécutants d’un ensemble ont une notion relative de la pulsation des temps – est étrangère à la musique occidentale, et en réalité à la plupart des musiques du monde. En grande partie, elle reste l’exclusivité de certaines formes de musique dans le centre et le sud de l’Afrique ; on peut la trouver dans une certaine mesure dans le Gamelan, mais sans la même rigueur et nécessité structurelle existant dans la musique amadinda. Pour moi, j’ai été complètement fasciné, inspiré et libéré par ce concept et il est devenu depuis ce moment ce qui s’est trouvé à la base de beaucoup de mes expérimentations.

Mais il y a beaucoup plus d’ingénuité dans la théorie musicale bugandaise. Les exécutants un et deux jouent sur la même collection de lames, les dix plus graves de l’instrument, des deux côtés opposés. Les mélodies contiennent toutes les deux des sauts et des disjonctions et elles s’imbriquent dans un tempo extrêmement rapide. Le résultat de ces interactions est que l’oreille de l’auditeur perd rapidement la trace de quelles notes sont jouées par quel musicien. Une nouvelle image auditive émerge : une figure qui résulte de la combinaison des mélodies. Et c’est ainsi que votre cerveau crée de nouvelles subdivisions internes, en réorganisant ces nouvelles figures très rapides dans des manières différentes ; par exemple, par bande de fréquence. Rapidement on entend une mélodie dans le registre aigu, une autre dans le registre moyen et une autre dans le grave. Ces mélodies émergeantes ne sont pas jouées individuellement par un seul musicien ; elles sont incorporées dans la structure profonde de la musique, émergeant seulement lorsque le cerveau a réorganisé l’image auditive résultant de l’imbrication rapide des mélodies de base. Gerhard Kubik a appelé ces mélodies dérivées de « figures inhérentes » [« inherent patterns »].

Une de ces figures inhérentes se trouve sur les deux lames les plus graves de l’amadinda. C’est là où le troisième exécutant entre en jeu, en doublant cette mélodie sur les deux lames les plus aiguës, deux octaves plus haut. C’est ce qui peut s’avérer assez compliqué. Il faut imaginer que les mélodies des deux premiers exécutants ont, par exemple, trente-six et vingt-quatre notes respectivement ; cela produit une figure entière de 144 pulsations avant qu’elle puisse être répétée. Chaque figure inhérente est le résultat éclaté des sauts et disjonctions dans la composition des mélodies, la figure qui émerge avec les deux lames les plus graves est d’une grande longueur et rythmiquement irrégulière : elle est très difficile à mémoriser. Comment est-il possible de la reproduire exactement sur les lames aiguës ? Il se trouve que, tandis que la musique amadinda est instrumentale, il y a un élément vocal caché qui se manifeste. Les mêmes pièces peuvent être jouées sur une harpe appelée ennanga, et ici, les mains de l’exécutants sont imbriquées, une main représentant effectivement chacun des deux premiers exécutants sur l’amadinda. Et ensuite, le harpiste se met à chanter une mélodie avec des paroles, et la ligne de chant retrace une des figures inhérentes – la figure exacte qui, quand elle est jouée sur les xylophones, tombe sur les lames graves. Le rythme de cette mélodie correspond au rythme des paroles. Donc, pour pouvoir jouer cette figure sur l’amadinda, notre troisième exécutant doit connaître les paroles du chant et imaginer qu’il la chante. C’est parce qu’il commence à imaginer les paroles au bon moment, que la mélodie dérivée va correspondre à la figure inhérente jouée sur les lames les plus graves du xylophone.

 

La composition Pattern Transformation

Composer une pièce pour amadinda, c’est comme tenter de trouver son chemin dans un labyrinthe : il s’agit de construire des mélodies qui vont produire des figures inhérentes intéressantes, tout en s’assurant que les contours rythmiques des chants traditionnels sont bien présents. Mais la complexité est encore plus grande. Étant donné que la musique est pentatonique et que les degrés entre les hauteurs sont égaux dans toute la mesure du possible, une pièce peut être transposée quatre fois de sa forme originale sans perdre sa silhouette de sa composition d’intervalles. Mais pendant que les versions transposées sont jouées, l’amadinda, en tant qu’instrument, reste le même avec les mêmes hauteurs mise à disposition. C’est ainsi que alors que les relations d’intervalles entre les mélodies restent intactes, une figure inhérente différente sera associée aux lames graves à chaque transposition ; en conséquence, une figure différente devra être reproduite dans l’aigu. Et alors qu’on peut préférer une version particulière d’une pièce, toute transposition peut théoriquement être jouée à tout moment, et d’une façon ou d’une autre les figures correspondantes doivent pouvoir être mémorisées. C’est une technique de composition qui n’est absolument pas moins sophistiquée que l’écriture d’une fugue ; c’est une technique qui crée un équivalent sonore à une sculpture qui peut être regardée de tous côtés.

Ma réaction initiale à tout cela a été de deux natures. J’ai commencé à écrire Pattern Transformation, et en même temps, j’ai commencé à adapter ce que j’avais appris à mon jeu sur la batterie.

La pièce Pattern Transformation, pour quatre exécutants se faisant face deux à deux sur deux marimbas, est basée sur une pulsation excédant de beaucoup 400 par minute, en écriture de croches. La pièce commence sur un canon chromatique, le « thème » initial qui commence et finit par la note de « do » ; pour une densité maximum, toutes les croches sont jouées. La structure ensuite s’éclaircit ; le thème du canon est abandonné ; le chromatisme se transforme dans un environnement pentatonique (évidemment il ne s’agit pas d’un pentatonique équidistant comme sur l’amadinda ; il s’agit ici de marimbas occidentaux) et la musique devient moins dense. Éventuellement, les musiciens remplacent les croches par des noires, mais ils ne les jouent pas dans un unisson rythmique. Ils jouent en imbrication. Deux musiciens jouent les « temps forts », les deux autres sont sur les « contretemps », mais ceux qui jouent sur les contretemps perçoivent la musique comme si leurs notes étaient des temps forts. Et effectivement, la musique peut être perçue des deux façons. J’utilise une métrique conventionnelle et des barres de mesure, mais c’est juste pour faciliter la lecture. Les musiciens en réalité ne pensent pas aux barres de mesure, ils ressentent juste la pulsation de base et les éléments multiples qui l’accompagnent ; si la pulsation de base reste constante, des éléments multiples viennent s’y ajouter à plusieurs endroits. Parfois, un musicien va jouer chaque unité de pulsation pendant un peu de temps, et ensuite il va ralentir, ce qui veut dire en fait qu’il joue à la même vitesse mais en jouant une sur deux pulsations, puis une sur trois, puis une sur quatre, etc. Un autre musicien pourra faire la même chose mais exactement dans le mouvement contraire. Pour l’auditeur, cela va lui paraître une forme de rubato, mais, parce qu’à tout moment il existe sous-jacent un sens unifié du tempo, les exécutants restent complètement coordonnés. Toutes les relations métriques sont rigoureusement déterminées et lorsqu’elles se mettent à l’unisson, cet unisson est immédiatement ensemble d’une manière totale, parce que les musiciens ne se sont jamais réellement séparés, ils ne faisaient que semblant de l’être dans leur production sonore.

Peut-être que cela vient de l’influence de la pop-musique, mais cette rigueur, cet ordre sous-jacent même quand les choses paraissent chaotiques, est pour moi très importante. Cela ne veut pas dire que je rejette la métrique libre, le rubato ou l’absence de fondement métrique. Mais ce qui m’a toujours fasciné, c’est le contraste entre le chaos et l’ordre. Et j’aime les phrases qui sont totalement étranges, qui semblent chaotiques, mais qui peuvent être répétées de façon parfaite, ou des phrases qui sont jouées d’une manière très peu soignée et en même temps sont très précises, avec l’hétérophonie qui en résulte (ces idées m’ont conduit à développer quelques années après la pratique de ce j’appelle les « instruments secrets »). En tout cas, pour créer ces contrastes très distincts entre l’imprécision chaotique et la rigueur totale, la rigueur a intérêt à être complètement rigoureuse. Une méthode efficace pour y parvenir est d’avoir les sections désordonnées rigoureuses dans un sens subliminal, inaudibles pour l’auditeur mais toujours tangibles pour les musiciens.

Les imbrications les plus extrêmes dans Pattern Transformation se produisent lorsque les quatre musiciens jouent toutes les quatre unités de pulsation, mais à distance d’une pulsation par rapport à l’exécutant précédent. Chaque unité de pulsation est jouée, mais chaque pulsation n’est jouée que par un seul musicien, l’un après l’autre. J’ai réutilisé cette forme de hoquet quelques années après dans ma pièce Groove Magic, facilitée par mon dispositif instrumental secret.

Pour jouer Pattern Transformation, les percussionnistes doivent apprendre à s’imbriquer à des tempos très rapides, en renonçant au concept d’une métrique unique ou de battements de temps, tout en adhérant à un tempo unifié, comme c’est souvent le cas dans la musique d’amadinda. Pourtant il s’agit d’une musique écrite pour des musiciens formés à la musique occidentale. Il n’y a pas d’éléments parlés inhérents à cette musique et les relations rythmiques changent constamment, ce qui exige la lecture d’un écrit. Mon espoir dangereusement optimiste était que les musiciens soient capables de combiner les capacités traditionnelles africaines et traditionnelles européennes, mais à Vienne à la fin des années 1980, ce scénario ne pouvait pas être réalisé.

Cela a été plus qu’une petite surprise que l’ensemble qui avait les capacités de réaliser les premiers ce rêve provenait de Budapest. Alors que Vienne restait en quelque sorte assez conservatrice, c’était encore un des grands centres de pratique musicale en Europe, avec des musiciens du monde entier venant y étudier et en visite. C’était le dernier arrêt, la voie sans issue, avant le rideau de fer, pourtant cela faisait résolument partie de l’Occident libre européen, où l’information était facilement accessible. La Hongrie, d’autre part, se trouvait derrière le rideau de fer et si elle était la patrie de beaucoup de musiciens biens formés, elle n’était pas l’endroit idéal pour les études des traditions exotiques. Pourtant, c’est à Budapest, parmi toutes les villes, qu’un groupe de jeunes percussionnistes s’est réuni en 1984 pour former un quatuor et qui, pour une raison ou pour une autre, ont découvert l’amadinda, au point de donner le nom de cet instrument à leur ensemble. Ils ont été tout autant surpris de rencontrer un compositeur ouvert aux techniques de la musique des Baganda que je l’étais de trouver des musiciens capables de la jouer. Grâce aux nombreuses fois où ils ont joué Pattern Transformation, beaucoup d’ensembles l’ont aussi repris, et ainsi cette pièce a peut-être contribué un tout petit peu à étendre les possibilités des ensembles de percussion et la façon dont les musiciens en Europe et en Amérique envisageaient la métrique.

Lukas Ligeti, Pattern Transformation, Amadinda Percussion Group.

 

Approche personnelle au jeu sur la batterie

L’autre réaction immédiate à ma découverte de la musique amadinda a été la création d’une nouvelle approche personnelle au jeu sur la batterie. Je me suis demandé si je pouvais d’utiliser des figures d’imbrication pour créer l’impression de plusieurs mesures et tempos différents. Pour tout batteur de jazz, « l’indépendance » est un terme lourd de sens ; le batteur travaille l’indépendance entre ses membres, pour pouvoir exécuter plusieurs rythmes en même temps, par exemple une figure de swing sur la cymbale ride, la charleston marquant les deuxièmes et quatrièmes temps et différentes ponctuations polyrythmiques sur la grosse caisse et la caisse claire. Malgré tout, le grand batteur de jazz Bob Moses fait remarquer dans son livre Drum Vision (Modern Drummer Publications), que l’indépendance n’est en fait qu’une illusion. Les auditeurs sont amenés à penser que les batteurs sont capables de contrôler leurs membres individuellement, mais en fait ils sont en train de jouer un vocabulaire limité de licks contenant des relations rythmiques suffisamment complexes entre les membres pour donner l’impression de la maîtrise de l’indépendance. En effet, Moses explique aux lecteurs le principe d’un concept « hors indépendance », dans lequel le batteur dans sa pratique est bien conscient du fait que ses quatre membres sont interdépendants et cherchent un moyen de produire l’impression maximum d’une poly-métrique avec la quantité minimum d’indépendance.

Mais le jeu conventionnel sur la batterie, tout en étant dérivé d’une manière significative des rythmes ancestraux africains, n’inclut pas en son sein le concept d’une métrique relative. J’ai essayé de développer une technique de batterie en utilisant ce concept, en reprenant le jeu de la harpe ennanga, dans lequel les figures inhérentes sont produites par un seul exécutant. Je joue de ma main droite une figure répétitive, en décrivant un cercle autour des instruments de la batterie dans un mouvement constant de noires (par exemple). Je peux commencer par frapper la cymbale ride, puis le tom moyen qui se trouve immédiatement à gauche de la cymbale, puis je continue plus bas sur la cloche de vache attachée à la grosse caisse, puis je peux amener ma main dans un position encore plus basse, plus à droite, pour frapper le tom-basse. Ensuite, je peux retourner à la cymbale ride pour me retrouver au début de ma figure rythmique. J’ai maintenant réalisé une figure de quatre notes – quatre hauteurs, quatre timbres. Je peux ensuite construire une figure similaire pour ma main gauche ; allons au plus simple avec une figure de trois notes. Je commence avec le tom aigu sur la gauche par rapport au tom moyen mentionné ci-dessus. De là, je continue sur la cloche de vache attachée à la grosse caisse – la même cloche de vache qui avait été utilisée dans la figure précédente. Ensuite je continue sur la caisse claire, vers le bas et un peu à gauche, ce qui va former un miroir du mouvement vers le bas et la droite de ma main droite de la cloche de vache au tom-basse. Et de la caisse claire, je soulève mon bras et retrouve le tom aigu. Alors que cette figure n’est que de trois sons, le mouvement décrit par ma main gauche et relativement similaire à celui décrit par ma main droite. Maintenant j’ai donc deux figures, que je peux imbriquer. Un cycle métrique complet comporte 4 x 3, ou douze notes, mais les figures sont en imbrication, donc cela prend en réalité vingt-quatre unités de pulsation. Mais je n’ai pas encore utilisé mes pieds, qui peuvent être intégrés ou superposés de manière très efficace au-dessus des figures des mains. Par exemple, je pourrais jouer la grosse caisse toutes les cinq unités de pulsation. Une fois sur deux la grosse caisse serait en même temps que la main droite ; l’autre fois sur deux avec la main gauche. Le résultat serait une figure longue de 24 x 5 = 120 unités de pulsation, encore assez facile à produire. Je pourrais maintenant ajouter la charleston toutes les sept pulsations. Cela devient un défi, mais c’est encore possible de le faire en comparaison avec ce qui est techniquement exigé dans le jeu conventionnel de la batterie. Et maintenant j’ai une figure d’une durée de 120 x 7, soit 840 pulsations.

J’ai maintenant à ma disposition une manière très économique et sans problèmes insolubles de jouer des structures poly-métriques qui sont composées d’éléments simples et basiques mais qui rapidement explosent en une grande complexité. Mais comment puis-je savoir où je suis dans le cycle de ma figure rythmique ? Dans la plus grande part de la musique occidentale, cela se fait en comptant ; dans cette musique, cependant, alors qu’il y a définitivement un tempo, il n’y a pas de temps « fort » [one], pas de temps définis, ce qui rend l’idée de compter une activité schizophrène et vaine. Je n’utilise pas de mesure, de mélodie ou de timbre pour m’orienter dans les figures lorsque je joue ces structures ; j’utilise plutôt la position. Je conçois ce genre de jeu sur la batterie comme une chorégraphie, une sorte de danse sur les instruments, et en suivant les formes de mouvement qui sont décrites par mon corps, je peux ressentir mon parcours dans les figures, en utilisant les positions relatives de mes membres pour savoir où j’en suis à n’importe quel moment.

De cette manière, j’ai pu rapidement travailler avec des structures beaucoup plus longues que celles qui existent dans la musique Baganda, grâce surtout à l’usage de mes pieds pour créer des poly-métriques additionnelles. Il n’y a pas de problème à jouer des cycles plus longs, soit par l’utilisation de figures de mouvements plus complexes ou par d’autres moyens, par exemple, en additionnant la possibilité de varier les manières de frapper les instruments de la batterie et de superposer ce « paramètre » à une figure déjà en existence, une approche qui ressemble un peu à la musique sérielle. De toute manière, les mélodies inhérentes émergent rapidement ; la batterie étant un instrument à hauteurs indéfinies, il est plus approprié probablement de parler de mélodies de timbres, « Klangfarbenmelodien ». Dans l’exemple ci-dessus, les deux mains jouent la même cloche de vache, ce qui résulte en une figure évidente constituée par une seule note. Ou bien on peut porter son attention auditive aux relations entre les instruments ayant des timbres similaires : une relation de 4:3 émerge entre le tom aigu joué par la main gauche faisant partie d’un cycle de trois notes ou positions de la main, et le tom moyen frappé par la main droite faisant partie d’un cycle de quatre. Étant donné que les mains sont décalées par une unité de pulsation de base, l’émergence du 4:3 ne sonne pas comme le 4:3 auquel on est habitué, avec deux lignes se rencontrant sur chaque troisième frappe du tempo plus lent ou chaque quatrième frappe du tempo plus rapide. Les deux relations ne viennent jamais se rencontrer, et en effet, ce 4:3 n’est pas un 4:3 entre deux différentes vitesses. Les deux mains jouent à la même vitesse. Pourtant la durée entre deux frappes du tom gauche est toujours plus courte que celle entre deux frappes sur le tom droit. C’est un type d’illusion de poly-métriques, une structure poly-tempo qui ne résulte pas d’un réel jeu entre des mesures ou vitesses différentes mais d’une figure de mouvements de longueurs différentes à la même vitesse.

Après cela, j’ai commencé à chercher des notations pour ce style de jeu sur la batterie. La batterie est souvent utilisée dans la musique qui utilise peu la notation, et il n’y a pas d’orthographie unifiée pour la batterie, bien que la portée de cinq lignes soit souvent utilisée par commodité. Cette approche s’avère rapidement inadéquate ; les batteurs ont l’habitude de lire de simples rythmes qui contiennent des répétitions évidentes, avec une combinaison de mains immédiatement apparente. Ce que j’ai écrit est apparu plus mélodique et dans l’ensemble difficile à saisir au premier coup d’œil. L’utilisation de deux portées, une pour chaque main, a apporté une amélioration, mais la lecture à vue restait difficile à maîtriser. La solution à mes problèmes est venue lorsque j’ai réalisé que je jouais plus sur la base de la position des mains sur les instruments que celle des sons ou des hauteurs : une notation de tablature a paru en conséquence plus appropriée. J’ai dessiné une vue aérienne de ma batterie et j’ai commencé à dessiner des vecteurs pour représenter mes figures de mouvement. Ensuite, j’ai construit une petite étiquette collante représentant ma vue aérienne, et j’ai collé ces images de ma batterie sur le papier, en écrivant une frappe de la main droite et une frappe de la main gauche pour chaque image. À la même époque – à la fin du printemps 1988 – j’ai rencontré John Zorn, qui était venu enseigner à Vienne ses pièces basées sur des jeux dans un atelier ; j’avais juste commencé à prendre des leçons de batterie et à explorer le jazz et la scène de la New York Downtown. C’est Zorn lui-même qui m’a suggéré de n’utiliser qu’une seule image de ma batterie et d’y écrire la figure entière : R1, R2, R3, L1, L2, L3, etc. J’ai suivi sa proposition, ce qui m’a fait économiser beaucoup de collage d’étiquettes. En étant la seule tablature pour batterie que j’ai rencontrée jusqu’à ce jour, ma notation s’est avérée extrêmement efficace. Mais, comme pour toutes tablatures, alors qu’elle indiquait les positions de mes mains sur les instruments, elle ne montrait que peu de choses concernant le rythme. Pour le moment, ce n’était pas un problème, car je ne jouais que des « croches » égales et régulières.

 

Tablature de batterie par Lukas Ligeti
Tablature de batterie par Lukas Ligeti

 

Quelques années après, j’ai commencé à développer une analogie de ce type de jeu en utilisant l’électronique, et j’ai aussi cherché à l’appliquer à différents contextes, allant des groupes d’improvisation libre à des collaborations africaines ; néanmoins, les changements que j’ai réalisés à cette technique ont été peu importants et graduels. Récemment, j’ai commencé à m’intéresser à pousser plus loin mes capacités à jouer la batterie de cette manière et à faire face aux défis techniques les plus extrêmes qui ont émergés peu de temps après que les applications faciles et sans problèmes aient été maîtrisés. J’ai commencé à altérer mes figures pour que mes pulsations de croches régulières soient interrompues ou changées, et je travaille actuellement sur les possibilités d’incorporer la notation rythmique dans ma tablature. J’ai aussi eu le désir d’inclure plus d’espace et de silences dans mes figures. Il s’est avéré assez difficile d’introduire des silences dans ce style : les membres sont en motion continuelle frappant les objets ; de leur donner l’instruction de s’arrêter à plusieurs endroits est un défi. Ma solution a été l’invention de ce que j’appelle « l’instrument de percussion sans son » ou bien le « bloc silencieux », un instrument construit pour ne produire que le minimum de son à l’impact. J’ai commencé avec un Jam Block, un temple block en plastique qui est fabriqué par la compagnie Latin Percussion et qui n’est relativement pas très cher ; il est très léger et comporte un mécanisme qui permet de l’attacher à la batterie ; sur le dessus sa surface est horizontale. J’ai ensuite cherché le type de mousse permettant de faire le strict minimum de son à la frappe de la baguette ; il fallait que ce soit suffisamment doux pour être quasi silencieux, mais suffisamment dur pour que je puisse ressentir l’impact quand je le jouerai. J’ai ensuite collé cette mousse sur la surface horizontale d’un Jam Block. Ça a marché. En plaçant plusieurs de ces blocs silencieux dans des positions stratégiques autour de ma batterie, j’ai pu incorporer des silences dans mon jeu tout en maintenant le ressenti de jouer des figures ininterrompues avec décontraction. En mars 2006, j’ai testé ce concept dans une séance d’enregistrement avec John Oswald, Henry Kaiser, Michael Snow et Casey Sokol à la Canadian Broadcasting Company à Toronto. Lors de cet enregistrement de musique improvisée libre, les micros étaient placés très près de ma batterie et de temps en temps je n’ai joué que de façon très espacée. Je savais déjà que mes Jam Blocks modifiés fonctionnaient convenablement quand je jouais fort et vite ; au milieu de tous les sons produits par les autres éléments de ma batterie, ils n’étaient pas perceptibles. Mais que se passerait-il si je jouais lentement et si les microphones n’étaient placés qu’à quelques centimètres des instruments – est-ce que le résultat serait un son ou une absence de son ? Il s’est avéré que même la résonance la plus discrète provenant d’autres parties de la batterie, et aussi les manifestations les plus pianissimo d’autres instruments couvraient suffisamment mes blocs silencieux pour les rendre non perceptibles. Mon invention avait passé l’épreuve de vérité.

Voici un exemple de polyrythmie par Lukas Ligeti sur la batterie.


 
 

La composition Groove Magic

A la fin de l’année 1992, j’ai obtenu ma première commande pour une composition, une pièce pour un petit ensemble de chambre pour être jouée par le London Sinfonietta lors d’un festival de musique contemporaine autrichienne à Londres en avril 1993. Après avoir écrit Pattern Transformation j’avais eu la chance de rencontrer le Amadinda Percussion Group, mais maintenant il s’agissait d’écrire pour des musiciens qui ne connaissaient pas les techniques des rythmes africains devenues pour moi si importantes. Pourtant, je voulais si possible utiliser des méthodes d’interactions dans un ensemble basées sur mes idées poly-métriques. Il m’a semblé que beaucoup de mes problèmes pourraient être résolus s’il était possible de « diriger » l’ensemble dans des tempos multiples mais en même temps synchronisés, ce qui semblait impossible à réaliser avec un seul chef d’orchestre, mais qui pourrait l’être en utilisant l’électronique. En tant que batteur, j’ai bien aimé jouer avec l’aide de pistes de clics (métronomes pré-enregistrés) dans les studios d’enregistrement ; peut-être était-il possible d’utiliser les pistes de clics multiples en concert. À peu près à ce moment-là, j’ai eu la chance de passer une journée au STEIM, un centre de recherche d’informatique musicale à Amsterdam et un de leurs programmes récemment développés s’appelait Polyrhythm. Ce programme avait été conçu pour le Den Haag Percussion Group pour les aider dans les passages rythmiquement complexes de la musique de Xenakis pendant les répétitions. Polyrhythm était à la base un séquenceur conçu exclusivement pour l’entrée de pistes métronomiques, chacune ayant sa propre mesure et son propre tempo, jusqu’au point de réaliser des niveaux de complexité invraisemblables, permettant des indications de mesure impossibles à noter d’une manière conventionnelle, des tempos déterminés à la décimale près et en particulier des changements illimités de tempo et de mesure sur une seule piste ; toutefois, chaque piste ne pouvait produire que deux sons, un pour le « 1 » de chaque mesure et un pour les autres temps. Polyrhythm n’avait pas été écrit pour n’importe quel système informatique, il avait été conçu pour Atari, l’ordinateur PC le plus populaire de l’époque. C’était exactement l’outil dont j’avais besoin, et l’idée de composer une pièce basée sur les capacités de ce logiciel – plutôt qu’une pièce pouvant idéalement être jouée sans son aide, pour laquelle le logiciel ne serait qu’une paire de béquilles – a été pour moi une source d’inspiration. J’ai acheté le programme malgré le fait que je ne possédais pas encore d’ordinateur, c’était au moment où j’ai commencé à travailler sur les percussions électroniques, et pour cela j’ai acheté un échantillonneur Akai S-1000, capable de mémoriser à peu près une demi-minute de son, c’était pas mal pour ce qu’on pouvait normalement trouver en 1992, et il disposait de huit sorties individuelles de son. J’ai conçu le système suivant :

  • Ma pièce est prévue pour onze musiciens.
  • Parfois, tous les musiciens peuvent jouer au même tempo, à d’autres moments les tempos vont diverger.
  • On peut avoir onze tempos différents. Ou encore, tous les musiciens vont pouvoir jouer à la même vitesse, mais leurs rythmes pourront être décalés les uns par rapport aux autres par de petits incréments de temps.
  • L’ordinateur va envoyer l’information à mon échantillonneur Akai, où chaque piste va être acheminée vers une sortie différente. Comme mon échantillonneur n’avait que huit sorties, il était nécessaire d’incorporer au système un deuxième échantillonneur pour prendre en charge les clics des trois musiciens qui restaient.
  • Chaque musicien va suivre une piste de clics individuel dans un casque, mais tous les clics vont être toujours coordonnés avec précision, car ils seront joués par le logiciel Polyrhythm, qui va effectivement diriger l’ensemble.
  • Des sorties d’échantillonneur, le son pouvait être envoyé aux casques portés par les musiciens.

L’idée d’avoir des musiciens jouant avec des casques pendant le concert provoque la controverse ; ils vont certainement se plaindre de ne pas pouvoir s’entendre eux-mêmes ou les uns par rapport aux autres et il y aura des problèmes de dynamiques, et d’intonation en particulier pour les cordes. Pour résoudre en partie ces problèmes, j’ai choisi des casques ouverts « type Walkman » et chaque musicien a eu à sa disposition un ampli individuel pour pouvoir régler individuellement le volume de leur casque. J’ai éventuellement pu trouver des petits amplis de casque à fixer à leurs vêtements, en leur donnant confortablement le contrôle du volume depuis leur placement dans l’espace. Et parce que chaque musicien avait une piste individuelle dans l’échantillonneur, il m’était possible de changer les sons de métronome par rapport aux préférences individuelles.

En écrivant la pièce, que j’ai appelée Groove Magic, j’ai choisi une notation proportionnelle, afin d’être capable de voir à tout moment comment les interactions entre différents musiciens se déroulaient exactement. Je ne suis pas le genre de compositeur capable d’écrire une pièce partie instrumentale par partie instrumentale. Lutosławski et bien d’autres ont été capables de le faire, mais c’est une approche qui m’est étrangère, car je porte toujours une extrême attention au son que va finalement produire la pièce. Je ne m’intéresse pas au hasard. Peut-être que cela vient du fait d’être un improvisateur ; bien sûr, l’improvisation est pour moi très éloignée du hasard ; elle est pourtant un exercice de perte de contrôle. J’aime l’improvisation, mais lorsque je compose, je veux exercer le maximum de contrôle ; je veux que ma musique sonne exactement comme je l’ai imaginée. Dans Groove Magic, j’étais intéressé par une coordination très exacte, une précision chirurgicale comme dans la musique pop. Mon approche était plus proche de Colin Nancarrow et j’avais à ma disposition l’ordinateur pour aider à réaliser les synchronisations strictes correspondant à mes désirs. Peu importe combien de tempos se superposaient simultanément, je gardais toujours la conscience de l’alignement des parties et j’avais exactement ces relations en considération pendant l’écriture de la composition. Et quand les musiciens se mettaient à jouer au même tempo, cela créait comme un « bang » supersonique – les parties tout à coup convergeaient sans latence ni hésitation.

Sans disposer d’un ordinateur, j’ai composé la pièce sur du papier. Ma notation m’a permis de suivre l’évolution de ce qui se passait d’une manière optique/acoustique, j’étais obligé de suivre mathématiquement la progression temporelle de chaque partie ; sinon je n’aurais jamais pu démêler le désordre et de remettre ensemble les parties. J’ai utilisé une calculette de poche et j’ai noté le temps accumulé de chaque partie dans la marge du papier à musique, une méthode un peu héritée de l’âge de pierre.

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Extrait de la partition de Groove Magic de Lukas Ligeti

 

Cela a bien fonctionné, mais avant de savoir que tout allait bien, il y a eu une alerte. J’ai installé Polyrhythm sur l’Atari de mon ami Norbert Math et j’ai entré toutes les données. Mais quand j’ai rejoué les clics, les choses se sont rapidement mises à se désynchroniser.

Et il y avait un autre problème. Toutes les parties contenaient des silences à différents points dans la pièce. En même temps, j’avais à « composer en continu » [through compose] toutes les pistes de clics ; il n’y avait pas de moyen à ma disposition pour faire entrer une piste de clics au moment où j’en avait besoin après un silence. Mais je ne voulais pas que les métronomes continuent de produire des sons pendant les longues périodes de silence. Je ne voulais pas que mes instruments secrets contribuent à la pollution sonore. Ils devaient rester inaudibles pour les auditeurs ; seuls les musiciens, les initiés, les membres de la tribu en train d’exécuter le rituel, devaient être mis au courant des informations métronomiques, alors que le public ne devait entendre que la structure extérieure, la façade, et, tout en observant ce rituel étrange, pourrait se demander comment cette dualité de coordination exacte et de chaos apparent pouvait être réalisée. Malheureusement, Polyrhythm ne permettait pas de supprimer des clics et de les faire réapparaître ; il fallait qu’ils soient constamment présents.

Norbert et moi, nous nous sommes procuré un des premiers modèles de Apple PowerBook fonctionnant avec le logiciel séquenceur Cubase. Construire des pistes de rythme aussi complexes que celles que j’avais composées serait très difficile à réaliser avec un logiciel séquenceur du 21ème siècle, mais c’était quelque chose de tout à fait impossible dans la version de Cubase en 1992. Par contre, le processeur du Mac était beaucoup plus robuste que celui du Atari. Nous avons joué les onze pistes sur Atari, l’une après l’autre, en enregistrant chacune sur le Macintosh. Quand toutes les pistes ont été enregistrées, nous avons essayé de les jouer sur Cubase et nous avons été rassurés de constater que tout maintenant s’alignait exactement comme cela avait été prévu. Et maintenant il était facile de rendre silencieuses les informations des clics inutiles, car chaque pulsation du métronome constituait une donnée séparée sur Cubase et pouvait être éditée individuellement. Chaque musicien recevrait deux mesures de préparation avant de commencer à jouer. A la fin d’un passage, quand le musicien avait un silence, les clics s’arrêtaient pour ne recommencer que deux mesures avant la prochaine entrée pour lui laisser un temps de préparation. De cette manière les musiciens n’avaient à se concentrer que lorsqu’ils avaient à jouer ; il ne leur était pas nécessaire de compter les mesures pendant les longs intervalles de silence.

Au fil des nombreuses performances qui ont eu lieu, mon installation de pistes de clics s’est avérée très robuste. On m’a souvent demandé pourquoi je n’avais pas enregistré les clics sur une bande multipiste. Je n’ai jamais été attiré par la musique sur bande où il y a un élément d’interaction qui manque, même dans le cas d’un « chef d’orchestre secret » : en utilisant un ordinateur, les sonorités peuvent être changées, le tempo peut être ajusté pendant les répétitions, etc. La flexibilité dans le travail est juste beaucoup plus grande ; la mince possibilité que l’ordinateur se plante pendant l’exécution est un risque que je suis prêt à accepter.

Groove Magic a obtenu un grand succès, et je n’ai pas reçu de la part des musiciens de plaintes concernant le jeu avec des casques. Pourtant j’ai souvent entendu la phrase « C’est une très bonne pièce. Cela me ferait plaisir si vous étiez disposé à composer quelque chose pour moi ou pour mon groupe. Mais s’il vous plaît, pas de piste de clics ». Et mon jeu polyrythmique sur la batterie n’était pas facile à intégrer dans des situations qui demandaient au final des formes plus conventionnelles de groove. Peu à peu, mais sûrement, j’ai décidé qu’il me fallait créer mon propre groupe pour pouvoir continuer à développer ces approches. Aujourd’hui en 2007, habitant à New York, un endroit plein de musiciens ouverts aux nouvelles idées, le moment est enfin venu pour les réaliser. Mais entretemps ma vie a pris d’autres directions, me permettant de continuer mon parcours de découvertes des poly-métriques dans des manières que je n’avais pas anticipées.

 

Voyage en Côte d’Ivoire

L’Afrique m’appelait. Bernd Pirrung, le directeur du Goethe Institute à Abidjan en Côte d’Ivoire, avait publié un appel à la scène locale, invitant les musiciens à venir à mon atelier, 150 musiciens sont venus le premier jour ; cela rendait impossible pour Kurt et moi de travailler avec autant de monde ! Alors nous avons décidé de jouer quelques pièces en duo pour les faire entendre aux musiciens locaux – nos pièces sonores les plus étranges et les plus inaccessibles. La stratégie a fonctionné : le lendemain matin, quinze personnes sont venues pour travailler avec nous. Les objectifs de notre atelier n’étaient pas clairement articulés, mais j’ai insisté qu’il fallait qu’il y ait un concert à la fin ; je voulais mettre la pression pour la réalisation d’un résultat tangible. Pendant les premiers jours de l’atelier, il est apparu que cet objectif serait difficile à réaliser.

La plupart des gens qui viennent à Abidjan soit adorent cette ville ou la détestent. À part Lagos, Abidjan est la plus grande ville de l’Afrique de l’Ouest, et beaucoup de gens pensent naïvement que l’Afrique a quelque chose à voir avec la ruralité. Depuis l’indépendance jusqu’aux années 1990, la Côte d’Ivoire a été un des pays les plus stables et les plus développés d’Afrique, grâce en partie à Félix Houphouët Boigny qui a été pendant très longtemps le président du pays (jusqu’en 1993), en plaçant l’importance de l’économie sur l’agriculture plutôt que sur l’industrie, au moins jusqu’à ce que les prix des marchés pour les produits importants du pays – cacao, café et huile de palme – commencent à s’écrouler dans les années 1980. La Côte d’Ivoire certainement n’a pas été un modèle de démocratie – Houphouët était une sorte de dictateur bienveillant – mais l’atmosphère était remarquablement libre. Les relations avec la France et l’Occident sont restées toujours positives – pas de tâtonnement ruineux dans le marxisme ici, et pas de nationalisme romantique qui a causé des décades de misère au Ghana, Guinée et autres états voisins. La Côte d’Ivoire a été « mondialisée » avant l’existence de la mondialisation. Tout le monde était le bienvenu pour s’y installer ; les permis de résidence n’étaient pas nécessaires. (Cela s’est terminé, hélas, pendant les dernières années du règne de Houphouët, ouvrant la voie à un processus graduel sur la pente glissante qui a mené au chaos politique et l’impasse au bord de la guerre civile à partir de 1999, et qui n’a pas trouvé encore de solution.) Mais durant « l’âge d’or » du pays, il y a eu même une période où les résidents étrangers pouvaient voter aux élections locales – une idée novatrice à l’époque. L’économie de la Côte d’Ivoire a beaucoup bénéficié de cette ouverture et des gens originaires toute l’Afrique de l’Ouest sont venus s’y installer. Pendant les années 1990, peut-être jusqu’à vingt pour cent de tous les citoyens du Burkina Faso ont vécu en Côte d’Ivoire – Burkina était par rapport à la Côte d’Ivoire ce que le Mexique est par rapport aux Etats-Unis – et les communautés de maliens, guinéens et sénégalais étaient de taille extrêmement significative. Il faut additionner à cela les réfugiés libériens, plus de 100.000 libanais (qui sont pour l’Afrique de l’Ouest ce que les indiens sont pour l’Afrique de l’Est, en contrôlant la plupart du commerce depuis de longues années), des dizaines de milliers de français, un communauté visible de chinois et de vietnamiens et beaucoup d’autres, ce n’est donc pas une surprise si Abidjan était considérée comme le « Paris de l’Afrique » – bien que pour moi elle m’a toujours semblé plutôt comme le New York d’Afrique. Plateau, le district administratif du centre de la ville, comporte des gratte-ciels et est situé sur une péninsule étroite, un peu comme Manhattan ; en tant que ville portuaire importante (avec obligatoirement les zones de chargements des cargos, les marins et le commerce de la drogue), Abidjan est partout entourée d’eau, mais elle est construite autour d’un lagon ; comme à New York, l’Océan Atlantique est présent mais souvent oublié dans la périphérie. La comparaison avec les Etats-Unis peut être poussée plus loin. Il y a à peu près 400 ans, très peu de gens vivaient dans ce qu’est la Côte d’Ivoire. Puis, graduellement, les populations ont commencé à migrer en provenance des régions voisines – les Akan de l’est (Ghana), les Kru de l’ouest (Liberia), les tribus Mandingues et Voltaïques du nord. La Côte d’Ivoire n’a pas de majorité ethnique et se promener autour d’Abidjan est un moyen excellent pour faire l’expérience des traditions des différentes populations du pays, et aussi de celles de l’Afrique de l’Ouest dans son ensemble. Mais c’est aussi un endroit très large, très chaotique, qui a construit beaucoup d’infrastructures technologiques par rapport à ce qu’on peut trouver en Afrique de l’Ouest (dans tous mes pérégrinations, je n’ai jamais rencontré une autre région qui manquait autant d’infrastructures que l’Afrique de l’Ouest), ce qui amène certains occidentaux à se plaindre que ce n’est pas « réellement » l’Afrique. Je trouve cette attitude condescendante. Si on vient en Afrique à la recherche des huttes traditionnelles, il n’y a pas de problème – on les trouvera dans les campagnes. Mais les africains ne sont pas différents d’autres peuples de monde entier ; ils veulent bien vivre, ils veulent avoir leur confort, ils veulent posséder des cassettes vidéo. De prétendre qu’un foyer à Abidjan est moins authentique parce qu’il y a une cassette vidéo dans la pièce de séjour est, en ce qui me concerne, franchement déplaisant.

Tout aussi déplaisant est le fait que beaucoup de fans de musique africaine qui lui sont « extérieurs » s’attendent à entendre quelque chose « d’authentique ». Qu’est-ce qui est authentique après tout ? J’ai un grand respect pour le travail des ethnomusicologues – après tout, la majeure partie de mon château de cartes est basée là-dessus. Pourtant les traditions émergent pour disparaître après un temps, en laissant la place à d’autres traditions nouvelles. Parler de musique traditionnelle ne me paraît pas particulièrement satisfaisant ; en l’absence d’un meilleur terme, je le fais malgré tout, et quand je le fais, je veux dire qu’il s’agit de musiciens dont la conception du monde et de ce qu’est la musique sont suffisamment enracinées dans une certaine tradition pour qu’ils puissent être identifiés comme faisant partie de cette culture en particulier. Cela ne veut pourtant pas dire qu’ils doivent se sentir nécessairement responsables de la protection de ces traditions contre les « attaques » des cultures « étrangères », ou qu’ils aient l’obligation de se confiner dans des formes d’expression déjà présentes dans leur environnement culturel. De plus, je ne crois pas non plus à l’affirmation d’un contexte culturel basé sur des origines ancestrales. Je n’ai jamais compris la phrase « ma propre culture ». Je suis le fils de Juifs hongrois qui, après avoir été presque tous tués par Hitler et Staline, ont émigrés vers l’Autriche. J’ai eu une éducation très internationale, j’ai fait mes études dans des écoles internationales, et maintenant je vis aux Etats-Unis. Je peux avec fierté dire que je n’ai pas « ma propre culture ». Même si mon cas est extrême, la pureté des cultures n’existe pas, et ceux qui ressentent que leur ethnicité ou leur lieu de naissance leur donne la « possession » d’une certaine culture devraient être bien avisés de considérer ce que cette fausse fierté et étroitesse d’esprit ont produit dans le passé historique. J’ai rencontré des Africains qui n’ont aucune idée de l’histoire de l’Afrique ; des Européens que n’ont aucune idée de ce qu’est l’Europe ; des Africains qui sont des experts accomplis dans, disons, la littérature italienne, et des Américains qui savent tout sur le Japon mais rien sur le football. La culture n’est pas dans votre sang, elle est située dans votre esprit et dans vos pensées, et chaque individu possède ses propres pensées et sa propre façon de comprendre le monde. Regrouper les gens par rapport à des caractéristiques superficielles n’a pas de sens. Il n’existe pas de majorité dans le monde ; chacun d’entre nous constitue une minorité d’une seule personne.

En tant que nouvel arrivant en Afrique, ne venant pas pour apprendre la musique de mes collègues ni de les convaincre d’apprendre la mienne, la question principale que je me suis posée était : Qu’est-on capable de créer, qu’est-on capable d’apprendre en mettant en commun nos pensées ? Qu’est-on capable, en tant que groupe d’individus, chacun/chacune ayant sa propre connaissance contextuelle de base, d’apprendre mutuellement les uns des autres, et comment pourrait-on être amené à puiser dans nos réservoirs intellectuels créatifs ? Évidemment, pour qu’une telle collaboration soit couronnée de succès, il faut que la composition du groupe soit appropriée. De réduire le groupe de participants en jouant de la musique inaccessible s’est avérée une approche utile ; ceux qui n’avaient pas l’ouverture d’esprit pour se confronter à quelque chose de nouveau se sont simplement évaporés. Les musiciens qui sont restés étaient motivés d’une manière ou d’une autre ; ils étaient curieux et n’avaient pas peur.

 

L’ensemble Beta Foly

Quels étaient les points communs entre ces musiciens ? D’une certaine manière, je dirais, assez peu. Ils étaient originaires de toute l’Afrique de l’Ouest. Certains jouaient pendant les mariages ou les cérémonies de circoncision dans leur communauté ; d’autres travaillaient dans les clubs de la ville où était à l’ordre du jour une forme commerciale de jazz-funk/fusion ; d’autres travaillaient dans les théâtres ou étaient déterminés à jouer leur propre musique, enracinée dans les traditions locales, mais ouverte à n’importe quelle influence. Sans surprise, il y avait autant de langues maternelles qu’il y avait de musiciens. Le dioula, une langue mandingue utilisée surtout dans le commerce, est la lingua franca de cette région africaine, mais finalement, la langue choisie était celle en usage à Abidjan : le français avec une certaine dose de dioula, plus à l’occasion des mots en wolof, malinké, balante, peul, crioulo, moré, baoulé, agni, etc. Beaucoup de participants appartenaient à de longues lignées de musiciens/conteurs, appelés griots ou djeliw en langue mandingue. Aucun d’eux n’avait passé beaucoup d’années à l’école, certains étaient complétement illettrés, alors que quelques-uns pouvaient lire et écrire correctement en français ; d’autres en étaient incapables, mais ils lisaient le Coran en arabe.

Rétrospectivement, et après avoir travaillé sur d’autres projets d’échanges culturels, je peux dire que ce groupe, qui à part quelques changements mineurs est devenu l’ensemble Beta Foly pendant les six années qui ont suivies, a été le résultat d’un très heureux concours de circonstances. C’étaient des musiciens accomplis dont la mission n’était pas de défendre « leur » culture contre les intrus venant de l’extérieur, mais de se confronter aux situations telles qu’elles se présentaient et d’essayer d’en tirer le meilleur de manière créative ; d’essayer tout ce qui se présentait, sans jamais perdre leurs identités. En 2000, j’ai composé une pièce pour des musiciens basés à Miami originaires de différentes îles des Caraïbes, et alors que cela a été une collaboration intéressante, j’ai ressenti une certaine rigidité et un certain degré de méfiance que j’ai attribué éventuellement à ce que j’appellerais le « syndrome de double diaspora ». Pour une grande partie, la culture des Caraïbes est basée sur des racines africaines, donc dans une certaine mesure, la musique cubaine, par exemple, est déjà la musique d’une diaspora. Par la suite, ces musiciens se sont retrouvés à Miami, avec la fonction principale de divertir une communauté d’autres personnes déplacées qui avaient la nostalgie de leur pays d’origine. Leurs missions étaient de rester simples et de cultiver leurs racines. L’apparition soudaine d’un personnage cosmopolite sans racines dont le rôle officiel était de mélanger les choses a été accueillie avec réserves et hésitations.

Cela n’a pas été le cas à Abidjan. Mais tandis que j’avais fortement envie d’interagir avec ces musiciens, il fallait auparavant développer quelque chose d’autre : dégager un consensus chez les musiciens africains. Au début, on a essayé de jouer un peu ensemble. On a improvisé et on s’est retrouvé à jouer un genre de rock « world music/ethno ». C’était sympa de faire ce genre de choses ; beaucoup de projets d’échanges prennent le chemin du plus petit dénominateur commun. Cela m’a paru superficiel, j’ai donc encouragé les musiciens à jouer ensemble et je me suis retiré dans une position d’observateur pour qu’ils ne se sentent pas obligés de me prendre en compte. Les musiciens partageaient une certaine approche de la musique, et même quelques mélodies, des chansons en commun, pourtant leurs intérêts et leurs priorités étaient différents, et il y avait des points d’achoppement – par exemple, l’accord de leurs instruments semblait de temps en temps incompatible. J’ai posé des questions, à la fois pour mieux comprendre et pour éviter que les choses ne s’installent dans le confort. Je leur ai demandé de répéter des sections pour que je puisse voir comment leurs parties s’entrelaçaient et comment ils s’y prenaient pour jouer leurs instruments. Je les ai aussi un peu provoqués. Il y avait deux joueurs de balafon (marimba traditionnel) dans l’atelier, Kaba Kouyaté de la Guinée-Conakry et Aly Keïta du sud du Mali ; leurs instruments étaient accordés différemment, en forçant l’un ou l’autre à ne pas jouer pendant la durée d’une pièce en particulier. Je les ai persuadés à jouer ensemble pour voir si, à travers le conflit de leurs accords, de nouvelles harmonies, de nouvelles compatibilités pouvaient se manifester. Après quelques jours, une dynamique de groupe a commencé à émerger parmi les musiciens et j’ai développé des idées de pièces et de manières de pouvoir m’intégrer à l’ensemble. En à peu près huit jours de travail intensif, nous avons composé et répété un répertoire collaboratif et nous l’avons présenté dans un concert devant un public nombreux qui s’est fort bien passé. Après cela, nous savions tous qu’on voulait continuer ; un ensemble s’est formé et il avait déjà un nom : Beta Foly, ce qui veut dire en malinké « la musique de chacun d’entre nous ». Au moment où j’ai quitté Abidjan, j’ai senti que j’avais trouvé un lieu d’accueil, avec une communauté de personnes avec qui on pouvait travailler et où on pouvait produire beaucoup de musique intéressante.

Voici un exemple d’une performance de Beta Foly:

Le CD Lukas Ligeti & Beta Foly

Je suis retourné à Abidjan l’année d’après pour enregistrer une cassette de démonstration ; en 1996 nous avons enregistré le CD Lukas Ligeti & Beta Foly. Sorti en 1997 par le label allemand Intuition Music, notre CD comportait des contributions compositionnelles de beaucoup de membres du groupe, et c’était essentiellement une compilation d’expérimentations que nous avions menées pour combiner les pratiques musicales africaines et occidentales.

Voici un premier exemple (audio) extrait du CD, Le Chant de tout le monde:

On a utilisé l’ordinateur comme outil de composition, car nous n’avions pas de notation ou de tradition commune pour construire quelque chose de tangible. Les instruments électroniques – en ce qui me concerne, le système de contrôle de percussion DrumKat, et dans celui du Pyrolator, les instruments construits par Don Buchla Thunder and Lightning – ont été utilisés à la fois dans les enregistrements et pendant les concerts. Certaines de mes pièces (Adjamé 220, Guinée imaginaire) ont été presque complètement écrites sur partition ; dans d’autres pièces, je n’avais donné qu’un concept de base.

Voici la pièce Guinée imaginaire :

L’escalier du temps et Langage en dessin étaient des improvisations poly-métriques dans lesquelles j’avais enregistré une partie de batterie dans mon style basé sur le mouvement avant que les autres musiciens contribuent leurs improvisations dans les prises suivantes de l’enregistrement. À cause de l’étroitesse du studio et le peu de microphones à disposition, la totalité de l’album a dû être réalisé par enregistrements en différé [overdubbing] avec pas plus de trois musiciens jouant en même temps. Langage en dessin a été enregistré en utilisant une piste de clics d’une manière similaire à celle utilisée dans Groove Magic ; j’avais introduit cette méthode pendant l’atelier initial à Abidjan. Dans beaucoup de cas, la musique africaine est basée sur le fait que les parties individuelles sont interactives et imbriquées ; c’est parfois difficile pour les musiciens de jouer leur partie de manière isolée. Parce que de jouer avec des écouteurs crée un certain isolement par rapport aux autres musiciens, cette méthode pouvait être perçue comme contrintuitive dans un contexte africain. J’étais curieux de voir ce qui allait se passer. J’ai commencé par donner à un ensemble de six musiciens une structure poly-métrique avec six pistes de clics différentes, mais les musiciens ont ignoré les clics et se sont retrouvés à produire un rythme commun en jouant ensemble. Je leur ai demandé de porter plus leur attention sur les clics, ils ont alors joué en s’isolant totalement les uns des autres, en écoutant seulement l’information secrète.

Voici un exemple d’un jeu avec des casques et la diffusion des pistes de clics:

Je leur ai alors demandé de trouver un compromis entre les deux extrêmes, et cela a fonctionné presque immédiatement. Les musiciens sont rapidement devenus très créatifs dans la façon de s’écouter mutuellement, mais en adhérant en même temps de manière élastique aux clics. J’ai aussi utilisé d’autres informations dans ce qui était diffusé dans les écouteurs, comme la parole. Par exemple, nous avons créé des structures de hoquet en utilisant le mot parlé comme « piste de clics », chaque syllabe constituant une « unité de pulsation ». Cela a produit des sons incroyablement irréguliers et étranges, et cela a été un travail très amusant à faire. J’ai par la suite développé cette approche avec d’autres groupes d’improvisation. Dans les pièces déterminées par la batterie poly-métrique sur le CD, j’ai demandé aux musiciens de se concentrer sur un élément de ma batterie et de construire les rythmes à partir de cet élément. Par exemple, Amadou Leye M’Baye, le joueur de sabar (tambour sénégalais), a pu se baser sur ma cymbale ride pour dériver un rythme et un tempo à partir de cette information, alors que le joueur de djembé Lassiné Koné s’est basé sur ma caisse claire et Tiémoko Kanté a joué son bolon (un instrument grave à cordes pincées liée à la kora) en s’accordant sur ma grosse caisse. De temps en temps je changeais de rythme, mettant les musiciens dans le chaos jusqu’à ce qu’ils réorientent leur jeu. Dans Sound of No Restraint, au contraire, nous avons essayé d’adapter l’approche des musiciens coréens à notre environnement africain. Nous avons écouté des enregistrements de p’ansori et d’autres musiques coréennes et on s’est inspiré de la flexibilité de tempo, en utilisant le souffle comme fondation plutôt que la pulsation strictement régulière. La majorité de la pièce a été improvisée librement, mais de temps en temps, chaque instrumentiste recevait le signal de six clics dans ses écouteurs ; sur le sixième clic ils avaient à jouer un accent fort suivi de quelques secondes de silence. Les différents exécutants pouvaient avoir à jouer leurs accents à différents moments, mais parfois la totalité du groupe les jouaient tous en même temps. Le résultat n’avait rien à voir avec de la musique coréenne, mais pas non plus avec quelque chose de connu dans la musique africaine.

Dans une autre pièce, Balarama, j’ai déjà mentionné la possibilité d’utiliser l’incompatibilité entre les deux balafons comme ligne directrice. J’ai échantillonné les deux instruments et j’ai désaccordé ces enregistrements de différentes façons. En jouant mes tambours électroniques, j’ai déclenché les sons de balafons et petit à petit, j’ai fait en sorte que leurs accords convergent sur une période de cinq minutes. Même quand ils étaient ajustés sur le même accord, une différence de timbre subsistait entre les deux échantillons de balafons. J’ai joué cette pièce en duo avec Aly Keïta, avec son balafon réel dont l’accord était bien évidemment stable. Les tensions causées par les différences d’intonation ont créé des possibilités harmoniques intéressantes. Par ailleurs, Pyrolator a joué un autre duo avec Aly sous le titre de Brontologik 3.44. Basé sur un synthétiseur qu’il avait aidé à créer quelques années auparavant, il a écrit un programme dans le langage d’ordinateur Max. Aly jouait son balafon ; un microphone l’enregistrait et entrait les sons dans l’ordinateur qui les analysait et les faisait correspondre aux hauteurs d’Aly. Sur la base des données ainsi générées, l’ordinateur composait des mélodies, en accompagnant Aly avec un son de piano dans une réponse différée [delayed response]. Pour African Loops, Pyrolator et moi-même ont échantillonné tous les musiciens jouant ou chantant des phrases courtes ; Pyrolator a ensuite assemblé ces fragments enregistrés et a composé une pièce dans le style de musique de danse électronique (techno ? house ?). Yero Bobo Bah, un chanteur, danseur et percussionniste guinéen a ajouté à cela une partie vocale. African Loops a été peut-être le premier essai de fusion entre la musique traditionnelle de l’Afrique de l’Ouest avec la musique électronique club/danse ; ces dernières années, ce type de fusion est devenu assez populaire, en particulier au Mali et mon groupe actuel, Burkina Electric, fait aussi partie de ce mouvement.

Ces approches expérimentales se démarquent des pièces comme Tras di sol de Lamine Baldé, un exemple typique de musique d’auteur-compositeur-chanteur de la Guinée-Bissau, ou bien René de Tiémoko et Bobo accompagnés du flûtiste guinéen Babagalé Kanté dans un style traditionnel du plateau Fouta Djalon de la Guinée. Mais l’atmosphère n’a jamais été complètement traditionnelle, car il y a toujours eu quelque chose de l’ordre de la mise en jeu expérimentale – ne serait-ce qu’un solo présentant une version inhabituelle de la mélodie du morceau.

 

Voyage au Zimbabwe et en Mozambique

Beta Foly est venu en tournée en Europe chaque année entre 1996 et 1999 ; depuis, le groupe a été mis « en veilleuse » – une tournée avec un ensemble aussi grand coûte beaucoup d’argent ; la situation politique qui s’est détériorée en Côte d’Ivoire n’a pas arrangé les choses. Mais l’Afrique est restée une dimension importante de ma vie musicale. En 1997, j’ai participé à un projet au Zimbabwe et j’ai rencontré des musiciens de la tribu des Batonga vivant près du lac Kariba. Leur musique « Ngoma Buntibe », à l’origine utilisée dans les cérémonies d’enterrement, est joué par un grand ensemble de cornes et de tambours ; chaque corne contribue une seule hauteur à la fabrique de la musique et les arrangements contiennent des hoquets incroyablement complexes. Alors que cette approche existe dans plusieurs cultures de l’Afrique centrale et du sud, l’écoute de Ngoma Buntibe s’avère être la source de confusions particulièrement décourageantes, et cette musique n’a pas été documentée ou analysée par les musicologues. Le compositeur zimbabwéen Keith Goddard a trouvé que cette musique faisait penser à la musique classique d’avant-garde de l’Europe des années 1950 et suivantes ; en même temps la musique, bien qu’elle soit totalement déterminée, donne l’impression de liberté et évoque des images du free jazz. Mon court séjour chez les Tonga ne m’a pas permis de comprendre la structure de cette musique, mais j’ai pu avoir accès à une idée importante : que la possibilité de danser sur une musique dépend de l’environnement culturel du danseur. Les villageois n’avaient pas de problème pour danser sur le Ngoma Buntibe, alors que moi-même j’en étais incapable. Je pouvais suivre les parties individuelles des tambours, mais savoir comment ils fonctionnaient ensemble, surtout savoir comment identifier une quelconque régularité métrique, restait pour moi un mystère. Je pense que, pour pouvoir danser sur une musique, on doit pouvoir identifier les sons ou les parties – les tambours ou n’importe quoi d’autre – qui constituent l’ossature du rythme. À peu près toutes les musiques peuvent être dansées, à condition d’avoir la clé de son « code secret ». On pourrait même inclure les musiques non-métriques, si l’on disposait d’une connexion câblée avec la tête de leurs concepteurs ! Après tout, la grande majorité de la musique est produite par des mouvements ; même les doigts d’un hautboïste qui joue rubato constituent un type de danse.

Mon voyage au Zimbabwe m’a conduit à faire un bref séjour au Mozambique, où j’ai eu la chance d’entendre le virtuose du timbila Chopi (marimba) Venancio Mbande qui jouait avec son ensemble (plus d’une douzaine de timbilas de tailles différentes) dans sa résidence. Mon imagination mélodique s’est beaucoup inspirée de la musique du peuple Mandé depuis ma première visite à Abidjan ; dès lors la musique Chopi venait s’y joindre, qui malgré le fait d’être complètement différente, m’a aussi procuré beaucoup d’émotions. Beaucoup de mes compositions jusqu’à aujourd’hui ont été influencées par cette musique. En 1999, j’ai eu le privilège de passer plusieurs semaines au Caire, en Égypte, pour collaborer avec des musiciens de l’orchestre de l’Opéra et avec des musiciens traditionnels nubiens, ce qui m’a fait découvrir la musique de la région où l’Afrique et l’Arabie se rencontrent.

 

Burkina Faso

À peu près à la même époque, Beta Foly est allé à Ouagadougou, Burkina Faso, pour donner quelques concerts. Plusieurs membres du groupe étaient originaires du Burkina et Maï Lingani, une chanteuse qui avait participé à notre enregistrement CD, y vivait alors. À Ouaga, j’ai trouvé une scène musicale extrêmement vivante, avec des groupes jouant dans des clubs en plein air au milieu de la nuit. Ils semblaient tous jouer un répertoire similaire de standards pop africains mélangés avec des éléments de pop et de jazz américains. Allongé sur mon lit à 3 heures du matin dans le centre de la ville, je pouvais entendre quatre groupes jouant à quatre différents endroits, provenant de quatre différentes directions par rapport à moi, jouant When the Saints Come Marching In dans quatre tonalités différentes, dans quatre tempos différents. Il suffisait de marcher autour d’Ouaga avec un microphone la nuit pendant le weekend pour être capable de créer de manière effective une pièce d’art sonore magnifique. Maï avait fait beaucoup de progrès en tant que chanteuse pendant les deux années depuis que je l’avais vue la dernière fois à Abidjan ; elle s’était installée à Ouaga et avait reçu le prix de musique le plus important du pays. Par la suite, nous avons travaillé ensemble sur plusieurs projets, dont son premier album solo, Entrons dans la danse, des duos voix et électronique et même un concert ensemble par l’entremise d’une ligne téléphonique avec elle au Burkina et moi en Autriche. Pour certaines personnes qui ne sont pas allées en Afrique de l’Ouest, dans cette partie du monde il y a un manque d’infrastructures difficile à imaginer, alors que d’autres présument que les conditions y sont totalement primitives. Ni dans l’un, ni dans l’autre ce n’est le cas. Il est tout à fait possible de travailler avec la technologie en Afrique, même si c’est toujours une aventure. Je suis fasciné par la possibilité de travailler dans le domaine de la musique électronique en Afrique, car je vois que la culture africaine présente de nombreux aspects qui la rendent particulièrement adaptée à l’expérimentation électronique.

Lors des deux ou trois dernières années, depuis qu’une ONG autrichienne m’a demandé de « donner des concerts avec des musiciens du Burkina Faso avec de l’électronique », le groupe Burkina Electric est devenu mon projet principal dans le domaine de ce qui relève de l’Afrique. J’ai invité à me joindre Maï, le guitariste burkinabé Wende K. Blass, Pyrolator et le compositeur autrichien Rupert Huber, bien connu pour être une des moitiés du duo Tosca de la scène downtempo electronica à Vienne. Burkina Electric a continué ce qui avait été commencé des années auparavant avec African Loops – de la musique électronique de dance club, en relation avec la culture occidentale des DJs, mais utilisant des éléments de la musique traditionnelle, dans ce cas-ci du Burkina Faso. Le groupe est composé de voix, guitare, batterie et électronique ; un danseur de Ouaga, As Zoko, s’est aussi joint à notre groupe, et aussi un deuxième danseur et un chanteur de soutien. Notre musique, composée en collaboration, inclut des sons de nombreux instruments traditionnels, mais seulement dans leur version échantillonnée, et toujours traités et transformés de manières inhabituelles. On a utilisé des paysages sonores enregistrés au Burkina ; en fait, beaucoup de nos pièces ont leur origine dans des enregistrements réalisés en marchant dans Ouaga. Nos pièces sont ancrées soit dans des rythmes traditionnels du Burkina, ou des rythmes de notre propre invention, inspiré par ces traditions. Des rythmes tels que le waraba ou l’ouennenga, des traditions du peuple Mossi, sont relativement simples, pourtant ils sont sans aucun doute extérieurs à ce qui est considéré comme « dansable » dans l’environnement d’un club occidental. On espère donner aux auditeurs le « code secret » nécessaire à susciter la danse sur ces rythmes ; les danseurs peuvent aider dans les présentations publiques. Notre expérience a été que les auditeurs sont peut-être confus au départ ; après vingt minutes ils se lèvent et se mettent à danser. La chose la plus significative au sujet de certains de ces rythmes que nous avons utilisés c’est qu’ils peuvent être perçus à la fois à deux et trois temps, ce qui est le cas de beaucoup de rythmes africains. Dès que cette dualité est acceptée et la simultanéité est ressentie d’une manière physique et viscérale, se mettre à danser n’est plus un problème. Alors que ces rythmes marquent un « temps fort » évident de temps en temps, il y a encore une très grande liberté dans la manière de les percevoir, et d’en profiter. Je joue la batterie et le Marimba Lumina, un instrument de percussion conçu par Buchla similaire à un marimba électronique ; Pyrolator de nouveaux jouait sur Lightning. Toutes nos pièces contenaient beaucoup de liberté pour improviser ; en concert, on a surtout utilisé le logiciel Ableton Live, qui permet de beaucoup modifier les pièces d’une performance à une autre. Pyrolator avait écrit un logiciel en langage d’ordinateur Max/MSP’s Jitter pour pouvoir manipuler les vidéos qu’on avait filmées au Burkina Faso. Bien que Burkina Electric soit clairement un groupe pop, on a essayé de développer nos propres valeurs de production en combinant les esthétiques de la musique traditionnelle africaine avec une approche assez expérimentale de la pop électronique.

 

La batterie et les moyens électroniques –
La musique électronique et l’Afrique

Beaucoup de ces mêmes idées ont été incorporées parallèlement à ma façon de jouer en solo avec des moyens électroniques. En utilisant l’électronique, je voulais préserver l’idée de jouer de la percussion. La préoccupation principale du batteur est d’initialiser des sons ; ensuite ils tendent à s’estomper rapidement, donc savoir comment les terminer n’est pas normalement un souci. Avec l’électronique, cela peut être assez différent ; une des nombreuses questions que je me suis posé, à peu près à la même époque de mon premier voyage en Afrique, était de savoir dans quelle mesure ma technique allait évoluer. Le DrumKat avait été conçu plus ou moins pour reproduire la batterie standard. Ce n’était pas du tout ce que je voulais faire, mais l’instrument s’est avéré pourtant très utile. Beaucoup de mon travail initial sur la percussion électronique s’est basé sur une expansion de mes figures de mouvement sur la batterie, allant vers ce que je ne pouvais pas faire avec une batterie normale. Je pouvais programmer un des pads du DrumKat de manière à ce qu’un son différent puisse être déclenché chaque fois que je le frappais. En utilisant des figures similaires à celles que j’utilisais sur la batterie, j’étais bientôt en mesure de créer des structures qui allaient prendre des milliers de pulsations avant de se retrouver au début du cycle. En effet, il y avait une pièce dans mon répertoire qui aurait nécessité un cycle de 75.000 années ! Un désir de pouvoir improviser plus de manière mélodique m’a conduit, en 2005, à me concentrer sur le Marimba Lumina comme axe électronique principal de ma recherche. Il s’agit d’un instrument extrêmement sophistiqué qui permet une grande flexibilité de programmation. Par exemple, il est joué avec quatre baguettes codées dans des couleurs différentes et l’instrument reconnait quelle baguette est en train de frapper, donc il est possible de le programmer complètement différemment en fonction de quelle baguette est utilisée. Mon premier concert avec le Lumina a eu lieu en septembre 2005 au Festival Unyazi à Johannesburg, Afrique du Sud, le tout premier festival de musique électronique expérimentale sur le continent africain. En 2006, j’ai eu la possibilité de passer plus de temps à travailler à Johannesburg et j’ai apprécié son atmosphère particulière, qui simultanément est ressentie comme un mélange d’Atlanta et de Lagos et cela m’a incité de me demander pourquoi je suis autant attiré par la combinaison de la musique africaine et celle produite avec les moyens électroniques.

Dans beaucoup de langues africaines, les mots de « jouer » et « danser » de la musique sont identiques. La musique électronique a introduit une séparation sans précédent entre le geste et le son dans la pratique musicale ; les auditeurs ne peuvent plus suivre la plus grande partie des gestes des interprètes de la musique électronique, sans parler de la difficulté de les connecter avec les sons qu’ils entendent. Pourtant je pense que la musique électronique vivante possède un immense potentiel par son utilisation dans la musique vivante de la totalité des sens kinétiques et l’Afrique devrait être un terrain fertile dans ces perspectives. La musique en Afrique n’est pas enseignée exclusivement à travers les sons, mais aussi par les mouvements du corps. Les musiciens traditionnels africains pourraient trouver de nouvelles manières de jouer la musique électronique sur scène, et en le faisant, de trouver des moyens de rendre la musique électronique bien plus intéressante pour le public du spectacle vivant. Tout aussi remarquable est le lien qui existe en Afrique entre la musique et la langue, les inflexions rythmiques et tonales de la poésie étant incorporées dans de nombreuses mélodies, comme le décrit l’exemple ci-dessus de la musique amadinda. L’électronique est un environnement idéal pour la combinaison de médias ; tout comme pour la danse, la proximité de la musique et de la poésie peut ouvrir des voies artistiques inconnues, et le fait que des structures similaires soient souvent explorées dans la musique et les arts visuels en Afrique peut permettre de créer de nouvelles analogies entre le son électronique et les arts visuels, en proposant de nouvelles approches du VJ-ing.

Beaucoup de musiques africaines sont cycliques et basées sur des structures « additives » ; à bien des égards, c’est de la musique « digitale », ayant au cœur de sa pratique un réseau d’unités élémentaires de pulsations rapides. C’est une pensée qui est assez proche non seulement des idées fondamentales en architecture informatique, mais aussi, de manière plus pratique, de comment beaucoup de logiciels de séquençage sont conceptualisées (bien que beaucoup de logiciels utilisent aussi des mesures et des barres de mesure, un concept complètement européen). La grande majorité des logiciels en musique sont conçus pour l’écriture des chansons de la pop, qui évidemment dérive beaucoup des modèles africains. Une grande part de la musique électronique aujourd’hui peut-elle donc être considérée comme de la musique africaine ? Et est-il possible de conceptualiser un programme de séquençage conçu spécifiquement pour correspondre à la pensée musicale africaine ?

L’esthétique du timbre est encore un autre domaine des différences entre l’Afrique et l’Occident. En Europe, les musiciens et les constructeurs d’instruments ont recherché depuis longtemps la « clarté » et la « pureté » du son, alors que dans beaucoup de régions de l’Afrique un instrument est incomplet s’il n’a pas des objets qui lui sont attachés – que ce soient des spiderwebs (membranes vibrantes associées aux résonateurs), des capsules de bouteille ou d’autres choses – qui créent un effet de mirliton. D’une certaine façon, les instruments africains ont déjà « leurs pédales d’effets incorporées » ; le traitement du son, une partie essentielle de la musique électronique a été présent dans la musique africaine depuis très longtemps. Peut-on utiliser cela à des fins créatives dans la musique électronique ?

De plus, alors que les instruments de l’orchestre occidental sont largement identiques dans le monde entier, la construction d’instrument et leur accord varient en Afrique de village en village, comme c’est beaucoup le cas en musique électronique où différents artistes peuvent bien travailler avec des plateformes de hardware et de software similaires (bois du même arbre ; les mêmes airs traditionnels) mais ils adaptent ces environnements de façon à ce qu’il n’y ait pas deux qui soient semblables, en rendant difficile pour un musicien l’utilisation de l’ordinateur d’un collègue. Comme les musiciens informaticiens construisent leurs propres environnements, beaucoup de musiciens africains construisent leurs propres instruments ; pour eux, cet aspect de la musique électronique devrait être un quelque chose de naturel, tandis que les non-africains qui travaillent l’électronique peuvent chercher leur inspiration de l’extrême multitude en Afrique des systèmes d’accord, des variations de timbre, etc., et utiliser l’électronique pour trouver de nouvelles voies dans l’harmonie et le timbre peu compatibles avec les instruments conventionnels occidentaux.

Ensuite il y a ma fascination personnelle pour les structures d’imbrication et la création de consonances, dissonances et harmonies produites non pas par une multitude de mélodies simultanées mais par une simultanéité de rythmes et de tempos. Tandis que les éléments acoustiques de la musique restent constants quelque soit la culture, les manières de les utiliser dans la conception de la musique varient beaucoup d’une culture à une autre. Une analogie appropriée se trouve dans le domaine des ethnomathématiques : alors que les lois fondamentales des mathématiques sont les mêmes partout, la façon d’exploiter ces connaissances ne l’est pas. Le livre Ethnomathematik, dargestellt am Beispiel der Sona-Geometric (Spektrum akademischer Verlag, Allemagne, 1997), par le mathématicien mozambiquain Paulus Gerdes, a été pour moi un très bon exemple dans cette catégorie. En utilisant l’analyse géométrique des dessins sur le sable au sud de l’Afrique, Gerdes met l’accent sur l’utilisation d’un artisanat traditionnel que les enfants acquièrent à un très jeune âge, pour élaborer les programmes des écoles élémentaires en Afrique ; par exemple, comment le tressage des paniers peut mener à des nouvelles manières d’enseigner la géométrie. Tout autant intéressant est le livre du mathématicien américain Ron Eglash, African Fractals: Modern Computing and Indigenous Design (Rutgers University Press, U.S., 1999) dans lequel il développe l’idée que l’art africain implique l’utilisation directe et claire de la géométrie fractale, ou dans une moindre mesure dans le design textile, ou, dans une dimension encore plus confinée, dans le tressage des cheveux.

Et bien sûr il y a une infinité de questions et implications sociales et sociologiques, et les possibilités et promesses extraordinaires que la technologie, en particulier Internet, peut offrir à l’Afrique, un continent qui souffre d’un manque chronique d’accès à l’information. Le fait de mettre à disposition les technologies électroniques dans les contrées éloignées de l’Afrique peut motiver les personnes, peu importe la distance qui les sépare des sentiers battus, à trouver des moyen pour accéder à l’information ; de jouer de la musique non conventionnelle peut inciter les gens à penser en dehors des cadres et leur donner les moyens de résoudre des problèmes qui se sont avérés particulièrement résistants à toute approche classique. Une des expériences les plus émouvantes que j’ai vécu a été de jouer un solo électronique dans le pub d’un village au Zimbabwe où l’électricité n’avait été installée que trois semaines avant. Le public, à peu près 200 enfants des écoles élémentaires, ont été les auditeurs les plus attentifs que j’ai jamais eu. Ils ont dû penser que je venais directement de Mars. Quand tout était fini, ils sont restés assis là en silence. J’ai été étonné par leur attitude et je suis resté assis aussi. Finalement, un enfant a brisé le silence : « Est-ce que je peux aller aux toilettes ? »

 

Conclusion

Je pense que j’ai encore beaucoup de choses à accomplir dans le domaine de l’Africana expérimentale et électronique. Cela a été pour moi une route extrêmement satisfaisante à emprunter, à la fois du point de vue artistique et personnel. Largement hors des sentiers battus pour les musiciens expérimentaux, c’est encore dans une grande mesure un territoire vierge pour la musique d’avant-garde. D’avoir pu passer du temps sur ce continent si extraordinaire pour la richesse et la diversité de ses cultures a changé ma façon de penser, et en écoutant la musique qui s’y fait a réchauffé mon cœur et stimulé mon esprit. Cela m’a procuré des amitiés durables et une inspiration sans fin. L’Afrique s’est imposée dans toutes mes œuvres, et je suis content qu’elle y soit.

 


1. Nous remercions John Zorn qui a accepté la publication de la traduction française de l’article de Lukas Ligeti dans le site paalabres.org..

2. Gehrard Kubik (né en 1934) est un éthnomusicologue autrichien. Il a étudié l’éthnologie, la musicologie et les langues africaines à l’Université de Vienne. (…) Sa recherche porte sur l’Afrique. Il a puiblié plus de 300 articles et de livres sur l’Afrique et les Afro-Américains, basés sur ses travaux de terrain dans quinze pays africains, au Vénézuela et au Brésil. Voir Wikipedia, Gerhard Kubik.

Nomadic Collective Creation

Access to the French original text: Création Collective Nomade

 

 
 

Nomadic Collective Creation

As part of the “Biennale Hors Norme”, Lyon
September 15-23
At the Grandes Voisines,
Lyon Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse,
and Lyon II « Lumière » University,

Review of observations from workshops organized by
l’Orchestre National Urbain/Cra.p

Texts by Joris Cintéro, Jean-Charles François
and
Giacomo Spica Capobianco and Sébastien Leborgne for Cra.p

Translation from French by Jean-Charles François.

 

Summary :

Part I: The Projet of the Orchestre National Urbain « Nomadic Collective Creation »
1.1 The project of the Orchestre National Urbain
1.2 Period of Preparation of the Project
Part II : The Grandes Voisines
2.1 Workshops at the Grandes Voisines
2.2 The Collective Workshop « Sound Laboratory » at the Grandes Voisines
2.3 Cello/Painting Workshop at the Grandes Voisines
2.4 Trombone Workshop at the Grandes Voisines
Part III : The Project at the Lyon CNSMD
3.1 Meetings during the Project
3.2 The « Sound Laboratoery » Workshop at the CNSMDL
3.3 The Human Beat-Box Workshop
3.4 Public Presentation of the Work in the Conservatorium Court yard.
3.5 Reviewing the project on October 10, 2023 at the Lyon CNSMD
Part IV : The Projet at Lyon II « Lumière » University
4.1 Morning of September 31 at Lyon II University
4.2 The Workshops at Lyon II University
4.3 The Workshop « Sound Laboratory » in the Lyon II University Amphitheatre
4.4 The Public Presentation of the Work at Lyon II « Lumière » University
Part V : The Aesthetic Framework of the Idea of Collective Creation
Conclusion
 


 

Part I : The projet of the Orchestre National Urbain,
“Nomadic Collective Creation”

In the following article, we describe in a deliberately personal account of how we perceived the process during the workshops organized by the “Orchestre National Urbain/Cra.p as part of the “Nomadic Collective Creation” project. This project took place on September 15-21, 2023, as part of the “Biennale Hors Norme” at the Grandes Voisines in Francheville near Lyon, the Lyon Conservatoire National Sipérieur de Musique et de Danse (CNSMD) and the Lyon II « Lumière » University. The Biennale Hors Norme takes place in Lyon every 2 years. The philosophy of that event is “to do with the other”.

Joris Cintéro’s account covers the period of preparation for the project and the day of September 15 at the Grandes Voisines. He describes his way of proceeding in this way:

As I took hardly any note that day (I attended explicitly in the spirit of participating), the following report is based essentially on my memories. Writing in this way allowed me to dig up these memories, alongside the photos and videos I took during the day – which also helped me to ‘recover’ my memory. This report therefore alternates between descriptions, contextualisation and snippets of analysis that need to be explored in greater depth.

Jean-Charles François’ report is based on a day spent at the Lyon CNSMD, on September 19 and two days at the Lyon II University, on September 21 and 22. It was compiled from observations (without participation in the activities) and note-taking.

In both cases, the reports alternate descriptions, contextualizations and analytical fragments that need to be explored in greater depth.

Giacomo Spica Capobianco and Sébastien Leborgne, members of the Orchestre National Urbain/Cra.p, provide some essential background information for understanding their approach.

Interspersed with the texts are extracts from a video realized by the Orchestre National Urbain/Cra.p team, featuring interviews with diverse participants and segments of the workshop proceedings.

 

1.1 The project of the Orchestre National Urbain

Jean-Charles François :

The “Nomadic Collective Creation” project was developed by Giacomo Spica Capobianco, for the Hors Norme 2023 Biennial. Giacomo is the artistic director of Centre d’art – Musiques urbaines – Musiques électroniques (Cra.p) [Art center – Urban Music – Electronic Music], which he founded over thirty years ago. According to its website “The CRA.P team aims to exchange knowledge and know-how in the domain of urban and electro music, to cross aesthetics and practices, to generate encounters, to invent new forms, to create artistic clashes, and to give people means to express themselves.” (Cra.p). The project has been developed in collaboration with the members of the Orchestre National Urbain, the FEM team directed by Karine Hahn, “Formation à l’Enseignement de la Musique” (Music teachers training) as part of the Conservatoire Supérieur de Musique et de Danse de Lyon (CNSMDL – FEM), and with visual artist Guy Dallevet for the Hors Norme Biennial.(BHN).
 
The description of the project by its organizers can be summarized in several elements regrouped in a scheme aimed in a general way at getting very different groups of people to work collectively to produce music, dance and painting:

  • Three axes of mediation are here combined: a) invite in the same space very different social groups; b) invite in the same space people who can be qualified to call themselves “artists” (conservatory students) with people who, a priori, have no recognized skills in this domain; c) invite in the same space practices in different artistic domains (music, dance, theatre, visual arts, poetry).
  • The encounters are based on immediate artistic practices, making music, making dance, making painting. To ensure that this common practice does not give one group an advantage over another, the encounters are organized in such a way that everyone will have to be confronted with tasks that are completely new to them, as for example playing trombone for the first time in your life, or dancing if you’re a musician.
  • The project is structured in a series of workshops led by members of the Orchestre National Urbain:

Sébastien Leborgne (Lucien 16’s), beat box and spoken voice.
Rudy Badstuber Rodriguez, MAO and percussion elements.
Selim Penaranda, cello.
Odenson Laurent, trombone.
Sabrina Boukhenous, body movements.
Clément Bres, drums.
Giacomo Spica Capobianco, Sound Laboratoire, a workshop regrouping after the other workshops all their activities, in the perspectives of collective creation.
The painting workshop are led by Guy Dallevet for the Hors Norme Biennial.

The common thread running through these very different workshops (except painting) in terms of material manipulations, is made of a series of color codes defining playing modes:

a) orange = strong wind ;
b) white = gradual slowing down ;
c) red = repeated rhythm (three quarter notes and a rest);
d) brown = 8 regular pulsations;
e) black = freeze, silence;
f) blue = fear, shivering, energy;
g) green = free improvisation.

The various effective practices in different workshops are all based on the exploration of these color codes.

  • Another important activity initiated by the Orchestre National Urbain, is the writing of personal texts to be spoken (in precise rhythms or freely) when all the elements from the workshops meet on stage.
  • All participants follow all the workshops one after another, and then everybody meet in a general ensemble with the following stations: trombone, cello, amplified voice, drum set, various suspended sounding objects, 2 electronic stations (loops, playing with fingers on a pad), a “spicaphone” (a kind of electric guitar with a single string built by Giacomo Spica), an instrument with strings stretched on a metal frame (called « sound mirror »), an electric guitar set up horizontally to be played like a percussion instrument, a space for dance. A conductor is chosen among the participants to organize the performance, showing along the way color-coded cards. In Giacomo’s mind, this is not the equivalent of “sound painting”, the conductor must only show the color without imposing any particular energy. Experience with the set-up has shown that, in practice, the people conducting (members of the Orchestre National Urbain as well as any other participants) often exert a “particular energy” – bending down to embody a soft intensity, to play at changing the color-code cartons very quickly, ensuring that only one part of the ensemble be concerned with a color-code, etc.)
  • At a given moment, in the institution where the workshops take place, a general restitution of the work accomplished is presented to an outside audience (this happened at the CNSMDL at the end of two days of work, and at the Lyon II University also after two days of work). At the university, this restitution was followed by a concert by the Orchestre National Urbain.

The specific project linked to the Hors Norme Biennial took place at three different sites:

  1. September 15-16, 2023, at the Grandes Voisines, in Francheville near Lyon. This institution described itself on its website as “a social, interactive and solidarity-based place where you can sleep, eat, work, paint, discover an art exhibition, take part in a choir… and experience encounters.” (Les Grandes Voisines). This accommodation facility is a place where refugees can stay awaiting regularization. It’s this particular group of people that was targeted during these two days of practice.
  2. September 18-19, 2023, at the Lyon CNSMD, department of the music teachers training program [FEM: Formation à l’Enseignement de la Musique]. Two days of workshops designed as encounters through practices between the Conservatory students and the refugees staying at Grandes Voisines, with a public presentation of the work at the end of the second day.
  3. September 20-21, 2003, at University Lumière Lyon II, workshops with refugees, and students from the university and the conservatory (on a voluntary basis), with a public presentation of the work at the end of the second day, followed by a concert by the Orchestre National Urbain.

 

1.2 Period of Preparation of the Project

Joris Cintéro :

As I write these lines, I can’t quite remember clearly the circumstances in which I was first introduced to the device. All I remember is a few snippets of discussion with Karine Hahn describing a « project we’re involved in with the CRA.P », the first stage of which is taking place « in Francheville [a suburb of Lyon], in a refugee home center », and that « the students have been kept informed » for a long time. I have memories of the objectives that were set for students through a device like this, particularly at Grandes-Voisines.
 
I remember the objectives that were set for the students through such a device, particularly at Les Grandes-Voisines: meeting with an otherness that we assume is not common in the ordinary course of their work as teacher-musicians, creating musical moments designed to invite an audience unfamiliar with the traditions of so-called Western art music, adapting to circumstances that are hardly conducive to artistic education, and, of course, taking a step back from social and political issues involved in artistic education.
 
A few days before the first session at Les Grandes Voisines [GV], Karine reminded the students of the Education Department about the project. After a group discussion in class with the students, we asked them about the possibility of going to Les Grandes Voisines on Friday and/or Saturday, we realised that very few of them were available/motivated to come with us on those days. Only one first-year student (Grégoire) was available, whom we didn’t know very well at the time – the course had only been running for a week. Almost all of the other students told us that they were busy or that they would have liked to come but hadn’t received the information in time.
 
We also stressed the need for students wishing to come to bring instruments that could be handled by children – I remember awkwardly insisting on this, suggesting that it was only a question of working with children and that they would be particularly careless. The students’ answers led us to discover that very few of them had several musical instruments.

 
 

Part II : The Nomadic Collective Creation at the Grandes Voisines

2.1 Workshops at the Grandes Voisines

Joris Cintéro :

On Saturday September 16, 2023, after collecting an old classical guitar at home and Karine’s electric harp from Villeurbanne School of Music, we both drove to the Grandes Voisines, arriving mid-afternoon, around 3.30 pm. Karine parked in the entrance car park, a stone’s throw from a sort of faded (empty?) gatehouse used to monitor comings and goings at the home centre. It’s a bit far from where the workshops are taking place (it has to be said that the signage wasn’t very clear and there’s nothing on the outside to announce the Biennale Hors-Normes). After a short phone call, Giacomo beckons us to approach from afar and welcomed us.
 
I meet the various members of the Orchestre National Urbain for the first time, as they emerge from a room housing various instruments. Giacomo takes us on a quick ‘critical’ tour of the premises. We discover a maze of rooms, doors and corridors, and are quickly briefed on the organization of the premises. Indeed, Giacomo is already familiar with the place (the Orchestre National Urbain has already been involved in the premises) and has experienced tensions with some of the people working there. During the visit, I quickly understand that there are communication difficulties between the protagonists (and their respective institutions) regarding the management of the site, and that some of the artists present at the Biennale Hors-Normes [BHN] are not ‘on the same wavelength’ as Giacomo.
 
I have the impression of a labyrinthine place that struggles to hide the stigma of its former use (as a hospital for the elderly). Although some corridors are lined with paintings and works of art of all kinds, and some exterior points suggest artistic activity (sculptures etc.), the place exudes a certain coldness (neon lights, false ceilings, greyish paint, cracked tiles etc.) typical of administrative buildings, retirement homes or even hospitals. Some rooms appear a little gloomy and smell of damp – such as the concert hall on the building’s first floor, which stands in place of the building’s former chapel. To add to this impression, Giacomo will add during the visit that autopsy tables are still present in the building’s basements. In the distance, we see a soccer stadium, the use of which in a geriatric hospital is hard to understand, and posters showing an installation to be held there. I’m struck at this point by the ‘waltz’ of keys that accompanies this visit, a sensation probably due to Giacomo’s annoyance at the need to lock up behind oneself “just in case”, “because some refugees don’t hesitate to help themselves”, or because the equipment cannot be supervised in our absence (and that of the Orchestre National Urbain members running the workshops).
 
After a good fifteen minutes’ walk around the site to find out where the various workshops were taking place, we’re back to where we started, under the sort of Barnum where the Orchestre National Urbain team had welcomed us earlier. It was quite warm, and Grégoire, the only student from the CNSMDL that day, had just arrived.
 
Once the visit was over, in the middle of a sentence, Giacomo mentioned the major difficulty of the afternoon, which we soon noticed: no one had signed up to take part in the workshops. According to him, this was due to the fact that the social workers working at the venue had not passed on the information to the venue’s users (we didn’t see any posters during the visit and we met people working at the venue who weren’t aware that music workshops were being held), a lack of communication that could itself be explained by a falling out between the BHN’s project leaders and the venue’s organisation – the details of which we would later learn. So the day began without any children or adults, apart from Omet – a user of the venue who was not initially presented/categorised as a beneficiary of the device but rather as a full member of the activity.
 
In the absence of an audience, the members of the Orchestre National Urbain don’t give up and invited Karine, Grégoire, Omet and myself to start playing with them in the collective sound workshop.

 

2.2 The Collective Workshop « Sound Laboratory » at the Grandes Voisines

Joris Cintéro :

Giacomo presents a collective musical workshop similar to the group workshops later offered at the CNSMDL and the Lyon II “Lumière” University. It consists of a collective improvisation directed by a conductor, officiating only through a set of coloured cards indicating particular musical intentions to guide the improvising group.
 
The instruments are as follow:

– ‘Urban lutherie’ instruments : Spicaphone / Mirror-Harp [amplified]
– Electronic Instruments: (Korg monotribe/Kaosspad/Roland SP 404SX/MicroKorg)
– Effect pedals (Whammy with Spicaphone)
– Microphone [amplified]
– Acoustic instruments (Snare drum, electric guitar, “Chinese chopsticks” as drumsticks)

The console and the various cables used to amplify the instruments are not used as playing aids in the system.
 
The set of cards includes 7 colours associated with the conventions already mentioned above: In addition to this ‘colour coding’, the sound volume of the improvising group can be varied by means of a signal.
 
On this day, the instruments are arranged around the conductor (he or she). The workshop took place in a large room with green linoleum and several bay windows (some blacked out with curtains), giving direct access to the outside – allowing passers-by to see (and incidentally hear) what was going on. Although it is not, so to speak, central to the architecture of the home centre, this room is nevertheless in the path of pedestrians and cars and overlooks several other buildings – which will be important for the rest of the day.
 
The workshop began with an explanation from Giacomo, who presented the various aspects, emphasising the colour code and the objectives (working on the sound, freeing up any inhibitions, creating a space of equality between musicians and non-musicians, etc.). As I was involved throughout, I don’t know exactly how long each improvisation lasted. The only thing I do know is that the improvisation rounds stopped once everyone had conducted at least once – some repeating the exercise several times.
 
The workshop begins. Everyone seemed to enjoy playing the game. The comments made by those attending related mainly to the difficulty of remembering in the moment the conventions associated with the coloured cards (I had to wait until the 4th or 5th round to align myself ‘correctly’ with the cards), the nuances suggested by the conductor and the pleasure of playing on ‘exotic’ instruments (the mirror harp and the spicaphone in particular). Almost every workshop ‘round’ ended with a discussion of what had just taken place, mainly on musical issues (the conductor’s intention, nuances, etc.). The first few workshops went ‘very well’ insofar as it seemed to me that most of the participants were used to the exercise.
 
During the improvisations, we can see some groups of adults, children and parents, sometimes pass by, some discreetly approaching the auditorium – most pretending not to be seen. It was amid this flow of passers-by that a man in his early forties joined us, accompanied by his 5-year-old daughter. Rather reserved, he said from the start that he had come ‘for his daughter’, who seemed particularly happy and cheerful when the members of the Orchestre National Urbain invited him to join in the collective improvisation. The child took part in several ‘rounds’ of the workshop accompanied by various participants (who sat her on a chair so that she could play on the Microkorg, for example, or reframed her game in relation to the coloured cards) and the father took on the role of leader once – as well as taking part in a few rounds of the workshop himself. Initially reluctant to take part (he was only going to watch his daughter), he joined us at Giacomo’s request and gradually ‘relaxed’, without showing however any sign of letting go (which I interpreted as the fact that the participants were fully committed to the game and were sometimes overwhelmed by it). Both left the room after several rounds of workshops, clearly happy to have been there.
 
Once the auditorium was closed, we moved on to the adjacent room, where a cello improvisation and painting workshop was being held.

 

2.3 Cello/Painting Workshop at the Grandes Voisines

Joris Cintéro :

The cello-painting workshop was run by Selim Penaranda (cello) and a person (painting) whose name I have forgotten (I would later learn that she was replacing Guy Dallevet, who was absent that day). It takes place in a room that is large but rather cluttered with cardboard boxes, paintings, sculptures and various objects.
 
The workshop was organized quite simply. On one side we have Selim with 3 cellos (1 acoustic and two amplified electric) and on the other the painter with a set of sheets of paper, acrylic paint, cardboard boxes to spread it out on and protective clothing that is visibly worn – the room seems to be used very often for activities of this kind, as can be seen from the numerous paintings on the walls and the paint stains in the sink. In the same spirit as the productions that would follow for the rest of the week, this device involved interaction between the groups who were painting and the groups who were playing the cello. The workshop ends with individual cello improvisations based on a support painted by the performer.
 
The cello activity led by Selim is always organised in the same way.

1. Presentation of the instrument and the device.
2. Experimenting with the instrument.
3. Directed improvisation with color code. This activity requires at least two people
    to play (sometimes including Selim) and one to conduct.

Selim first introduces the cello by playing a few notes and repeatedly stressing that there is no one right position for playing it, that the most important thing is to feel at ease while playing. In this sense, he does not hesitate to show positions that could be described as heterodox in relation to the common representation of cello playing, which is associated with a so-called ‘classical’ position (the instrument is held between the legs, the feet on the ground, the neck of the instrument resting on the shoulder). He deliberately places his feet on the edges of the cello, showing that it is possible to play it in this way. The same goes for the bow, which he suggests holding in several different ways, emphasizing, as he would later do at the CNSMDL, that “it can be held like a doorknob”. He did not, however, prevent participants from holding the instrument and the bow in the ‘conventional’ way. Once this introductory ‘ritual’ has been completed, he lets the participants explore on the cello while introducing the rest of the workshop, which consists of an improvisation with another participant.
 
The person ‘conducting’ during the workshop changes as the workshop progresses. The code used is the same as in the previous workshop.
 
On the other side of the studio, the painting is organised in an equally recurring fashion. The supervisor presents the task in hand, i.e. to paint a canvas while soaking up the sounds created by the cellists, using a piece of cardboard to create, as the supervisor shows, multi-colored circular shapes. Basically, you pour a few drops of paint (one or more colors) onto the canvas and use the cardboard support to spread the paint over a sheet of paper, creating spirals of some kind.
 
The link between the two parts of the workshop doesn’t seem to be obvious to everyone, as evidenced by the fact that during a break in the cello when I was looking at the other part of the studio, some of the painters paid no attention to the music (which isn’t always true, since overly long silences sometimes lead painters to grumble gently about the absence of music for painting). I take a few photos of the studio.
 
The workshop ends with a series of individual improvisations on the cello, based on a visual support, i.e. the painting created earlier in the workshop. None of the local residents will be joining us during the workshop. We decided to take a break after a short hour of collective work.

 

2.4 Trombone Workshop at the Grandes Voisines

Joris Cintéro :

The break offers an opportunity for some of us to light up a cigarette, drink a little water and have a general discussion about the facilities on offer and the lack of an audience. Although the atmosphere is very friendly, I can still feel some disappointment among some Orchestre National Urbain members. I also said to myself at the time that mobilizing so many people over two days for such a small audience was a considerable waste of time and money. We talked a bit about the venue, its shortcomings (the inhabitants are said to be housed by ‘ethnic group’) and the fact that, apart from its hospitable aesthetic, they don’t seem to be all that badly received. Mention was made of the existence of a building dedicated to single women, a group that, according to Giacomo, is difficult to invite to activities because they have been through traumatic migratory experiences. Everyone had their own little anecdote, especially those who already knew the place.
 
As the afternoon wore on, Odenson Laurent, a young member of the Orchestre National Urbain, played a few notes on his trombone. These notes had the effect of a call. Several children approached us, shyly at first and then more directly. They want to play and let us know. Giacomo and Sébastien rush to retrieve the trombones they had stored in a room in the building. The scene gives the impression that we’ve been taken by surprise, that the ‘public’ is finally pouring in, and that we mustn’t miss the boat.
 
The trombone cases arrive and are hastily placed on the floor. It’s an interesting moment in that we all (the participants from the previous workshops) gradually begin to ‘frame’ the workshop as it takes shape. Here we disinfect the trombone mouthpieces with alcohol, there we show a child how to grab and hold a trombone, and next door we keep those waiting for their turn waiting.
 
Odenson takes control of the workshop, spoke loudly (it had to be said that the children were numerous and in a hurry to play) and showed them how to blow into the mouthpiece of the trombone. Most of the children succeed. He suggested a series of exercises/games where the first thing to do was to blow hard once. The children did this successfully, laughing and trying again without waiting for Odenson’s invitation. The volume increased rapidly, and the children seemed to enjoy the activity. Odenson then suggested playing with the slide. Some of the children dropped the slide (it must be said that in some cases the trombones were as big as those playing them), which led to laughter from the others and impatience from those waiting their turn – some then came to the aid of their friends by holding the slide. The children clearly seem very happy with the experience they have just had. New faces appear: several women start to arrive, some leaning over the balconies to see what’s going on.
 
Same again, the mouthpieces are cleaned, the children are given a few pointers on how to hold the trombone (each one offers a bit of advice), those who will be coming next are made to wait, and the women who have just arrived are invited to try out the experiment. Karine, for example, was asked to convince a local woman to join in the exercise, which she managed to do.
 
It’s interesting to note that although, apart from Odenson, no one ‘plays’ the trombone (or at least no one categorizes themselves as a ‘trombonist’), everyone takes the liberty of showing the children how to blow into the mouthpiece, how to make the lip movement that allows them to do so, or how to hold the instrument – for example in the interval to those who are waiting or directly to those who are taking part in the workshop.
 
After several rounds, the workshop stops, and the Orchestre National Urbain members talk to the women and children present to tell them about the next day and the continuation of the workshops.

 
 

Part III : The Project at the Lyon CNSMD

3.1 Meetings during the Project

Jean-Charles François :

The staff of the Orchestre National Urbain usually meets in the morning before the start of the workshops in order to (re-)define the content of the day, taking into account precedent actions.

Giacomo Spica Capobianco and Sébastien Leborgne :

First phase, “Team meeting”:

The artistic director (Giacomo Spica Capobianco) reviews the current project with all the artists working with the Orchestre National Urbain. These meetings are an opportunity to evaluate the workshops as a group, in order to ensure that the project continues to evolve. These moments of discussion allow us to exchange on evolutions, constraints and difficulties encountered.

Preliminary to a program proposition for the day, a discussion takes place to enable us to adapt to situations encountered on a day-to-day basis.

Second phase: “Meeting of the team with workshop participants”:

Each morning, a time is scheduled for discussion with all workshop participants.

Obviously, this moment is important, given that no prior selection level is required, both technically and socially, the participants are expected to work collectively.
It’s important that the ones go towards the others for a more constructive encounter leading to elaborating an improbable creation.

The point is to convey to participants that they are at the service of the project within of a collective creation.

All the workshops are filmed.
It’s important to have a video support of each workshop so that all members of the Orchestre national Urbain team can discover each other’s work. This allows the project to evolve.

Jean-Charles François :

For example, here’s the description of such a meeting, which took place on the second day of workshops at the CNSMDL, the morning of September 19, 2023. This meeting brought together the Orchestre National Urbain team, and the CNSMDL-FEM team.
 
Giacomo Spica Capobianco reports on problems encountered at the Grandes Voisines. The venue of the Orchestre National Urbain had not been properly prepared by the supervising staff of the center. It seems that no information reached the intended public, therefore it was necessary for the members of the orchestra to start playing in the courtyard, to welcome the people passing by and invite them to participate. During this process, it was mainly children and mothers of these children who participated. As a result, only one refugee was allowed to come to encounter the CNSMD students. Giacomo sums up the objectives of the day, which are to give the students the opportunity to take charge on their own with working elements that are new to them. This is why they are not allowed to use their own instruments. For Giacomo, we’re not there to dictate behavior, but to create situations of collegial research with a view to projecting ourselves in practices accessible to any audience.

 

3.2 The « Sound Laboratoery » Workshop at the CNSMDLL

Jean-Charles François :

The morning session (September 19) takes place in a large chamber music space with a stage. The stage is organized with a series of instrumental stations (standard instruments, simple built instruments, electronic instruments, amplified voice) as describe above. A floor space outside the stage is devoted to dance. Students are divided in three groups. The people who don’t participate to the performance of a group, are sitting on the floor or on chairs outside the two performance spaces.
 
The session starts by a 10-minute body warm-up led by Sabrina Boukhenous. She is a member of the Orchestre National Urbain, an actress, stage director, and sound and lighting technician. Her role in the Orchestre is to take charge of body movement and spoken word. The warm-up takes place for everyone in an atmosphere of good humor and pleasure of doing: rubbing hands, breathing exercises, activating different parts of the body, jumping, etc.
 
The first part of the morning (9:20-10:45) takes place in the chamber music space, as described above. The activities experimented during the various workshops held the previous day (September 18) and that were attended by everyone, are now grouped together in a single ensemble: playing diverse instruments, amplified voice and body movements. Three groups of around 15 people play in succession on stage and the dance space, experimenting situations with a conductor using color-code cards. The performance sequences vary from 2 to 4 minutes. They are followed each time by a short period of time (4-10 minutes) where it’s possible to express reactions, feelings, or propose new actions, sometimes raising important questions. Each time the conductor and the various roles of each participant change freely, dancers become instrumentalists, the spoken voice being taken over by someone else, and so on.
 
One of the specific aspects of the setup is the presence of texts written during the workshops and read aloud by each student through a microphone placed on stage. According to the instructions given by Giacomo, the voice doesn’t have to follow the color codes, but unfolds its flow as a solo, according to the choice made by the person who speaks. The main difficulty is for the audience to be able to hear the spoken voice clearly, whether the protagonists are unfamiliar with the microphone, lack confidence or energy, or whether the sound level of the ensemble is too loud, since looking at the code-colored cards may not allow immediate listening of what others are doing. Giacomo, fairly early during the session, demonstrated with the microphone how the voice can be used more effectively. During the performance period of the third group, at one point, it was decided not to use the code-colored cards, but to rely solely on the solo voice with the need to be able to understand the text: the voice here replaces the conductor. After trying out this idea, a short discussion took place on improvisation notions: the necessity of listening to others, the question of reacting to ongoing energies and to other proposals, the idea to let others be at the forefront, especially in case of the presence of a text. At the end of this first part of the morning, a situation was experimented involving three vocalists reading their text.
 
The presence of texts give raise several times (notably on the part of Giacomo) the question of physical commitment and the meaning you have to convey reading the text. Of course, it’s difficult to make an immediate engagement in an activity you’re doing for the first time, when you don’t know where it’s going to lead. But the difficulty of commitment on the part of the students also stems from the fact that they don’t automatically (yet) subscribe to something too far removed from the aesthetic values that are promoted on a daily basis at the conservatory. The behaviors induced by European high art music written on scores imply on the one hand, a deep commitment on the part of the composers in their aesthetic projects, and on the other hand, an assumed detachment on the part of the performers who should be ready to play a diversity of aesthetics. We could say that, in this context, the performer’s engagement is only manifest when playing in public, in an attitude close to the theatre actor where the proper commitment is “played”. In this context, you are not accustomed to throwing yourselves heart and soul into any type of activity, without taking time to reflect on the matter, the aesthetic content is therefore not a commitment but a play. The commitment of the performers of the so-called “classical” sector is turned above all towards the manner to approach sound production, and in this way their principal identity is focused on their own instrument or voice. The body of the Western human being tends to be disconnected from meaning, having to construct meaning according to contexts, with the risk therefore of missing out on a more fundamental state in which the body assumes and believes in its own production of meaning. As it happens, there exist a great deal of musical (and dance) practices where the performers’ commitment is not separated from conditions of production, and where meaning is fundamental from the outset, that is at every level of ability. This is particularly the case with the musical practices of the Orchestre National Urbain and within the actions that it carries out in underprivileged neighborhoods.
 
Some students have decided to be present to the sessions, but not to take part in the proposed practices, and to be there as observers. This is a tiny minority, 2 or 3 among the 50 or so persons present. Giacomo had made it clear that this attitude was possible, that there was no obligation to participate in the action. Yet, one of them decided suddenly to join the active group, when improvisations without conductor and coded colors were tried, with the text or the dance now the elements to be followed. He took the electric guitar (that was set-up horizontally), tuned it in the standard way, and played it with the usual guitar-playing position.
 
For dance, the term of “body movements” is often used to emphasize that on the one hand, these are free movements in space, and, on the other hand, that there is no artistic ambition with technical implications that could prevent the immediate participation of any person present. At the beginning of the group 1 performance, there is no dance, then gradually it takes greater importance. It soon became clear that the conductor needed to see the dance (as well as listen to the instruments) to influence the decisions on color changes. With the group 3 (after the experimentation to follow the text) it was decided that the musicians should be influenced by the dance rather than following the color codes. As in the case of the text, this trial provoked a discussion on the relationships between dance and music, raising questions on mirror imitation, on the conditions for the musicians to follow collectively the dance, on the risk of of one artistic domain dominating another, and on the need for communication to circulate. An idea is proposed: an improvisation in which all these working axes are mingled.
 
Concerning the presence of a conductor with the color-coded cards, the reality of actual practice raises a number of questions. One important aspect is that, for each new sequence of play, there is a new conductor, therefore there is no danger of developing conducting “specialists”, and there is a democratic distribution of the different roles. But it is precisely this particular set-up that tends to reinforce the general representation that the people present have of the dominating power of the orchestra conductor. Therefore, the who assume this role have a tendency to over-invest the power that is given to them: it’s not just a question of showing color-coded cards, and indicating loudness levels, but it involves exaggerated body attitudes to pass on information to the instrumentalists to ensure that they are respected, and we soon find ourselves in a situation similar to “sound painting”. This over-investment on and of the conductor results in the domination of the eye over the ear: having to look constantly at the conductor prevents the focus on listening to both one’s own sound production and that of the others.
 
The oral-written duality is a very important element at play in the context of the CNSMD and the musical forms that define its contours. But what is at stake in this context is very different when it comes to immediate access to musical artistic practices for anyone (whatever their skill level and social background). In this case, very precise mechanisms need to be invented in order to achieve convincing results. Towards the end of the first part of the morning, Giacomo reminded us the pedagogical nature of the work in progress: the difficulty lies in doing things in depressed cultural contexts or when people of different cultures meet. How to build activities that from the beginning offer the possibility of confronting fundamental issues, but in accessible manner, how allowing people to construct their own meaningful situations. Accessing active participation comes first at the outset takes precedence over any consideration of artistic quality or of standardized behavior. The coded-color cards and the presence of a conductor that manipulate them to give form to the performance ensure in all contexts a rapid access to an effective practice, in which the artistic stakes are not at all resolved yet are already inscribed in the content of the action.

 

3.3 The Human Beat-Box Workshop

Joris Cintéro :

The day of September 16 (at the Grades Voisines) ends with the workshop let by Sebastien Leborgne (Lucien 16), which focuses on « Human Beatbox ». Sébastien is a member of the Orchestre National Urbain, and a rap, spoken word artist.
 
The workshop takes place in a room inside the building. The room is particularly small and is in the passageway of a corridor, opposite several lifts: there is quite a bit of traffic.
 
The workshop requires very little equipment: a few sheets of paper, a console, a looper, a microphone and a loudspeaker to amplify it all.
 
Sébastien describes his workshop. He begins by explaining the principle of Human Beatbox. To do this, he draws several instruments on a sheet of paper. We see a bass drum, a snare drum and a hi-hat cymbal. He directly demonstrates the sound that can be associated with each of the elements drawn on the sheet. He then puts his words into practice by recording a beatbox loop.
 
He then asked the workshop participants (who were mainly members of the Orchestre National Urbain and the CNSMDL) to make a loop themselves. During the workshops, a group of 3 children stopped to listen to what was going on. Sébastien invites them to give a try themselves at producing a loop with the looper. The children laughed, seemed embarrassed, but went ahead nonetheless. He took the opportunity to ask them if they were available the next day to take part in the workshop. This workshop took place in a particularly limited amount of time compared to the preceding ones. It shows the versatility of the system put together by the members of the Orchestre National Urbain – as well as explicitly the difficulties to which the collective has to face on a regular basis.

 

Jean-Charles François :

During the second part of the morning of September 19 (at the CNSMDL), I attended a “Human Beatbox” workshop led by Sébastien Leborgne (Lucien 16’s).
 
The technical set-up of the CNSMD studio consists in a microphone to amplify the soloist’s voice, with a sampling machine for making loops of vocal sounds, to create repetitive rhythms with the possibility of superimposing vocal sound samples. Several microphones are available to record several voices at the same time.
 
The introduction by Sébastien defines the context of rhythm production through vocal imitation of drum set sounds (beat box) over which a text can be spoken.
 
The first experimentation concerns the imitation of bass drum sounds, of charley, of snare drum with the voice, and to record them to form a loop. A loop is created over which the participants can add another vocal production to form a new composite loop.
 
The following situation, as defined by Sébastien, involves a) creating a rhythmic loop with 4 vocalists; b) then the soloist places the text on this rhythmic structure. Sébastien says that the students should do this task on their own autonomous way, he is only there to answer questions they might have. Creating the loop is quite easy, without much time at hand to try several examples. Adding a text to the invented loop poses more of a problem, as the participants read their text without any rhythmic inflections, independently to the content of the rhythmic loop. Sébastien suggests that the loop accompanying the Human Beat box should fit the text and not the other way round: “since this text is a dream,” the loop should reflect this mood.
 
A new attempt to create a beat box loop with five superimposed voices is made. A student speaks her text over the loop. She tries to connect her text to the rhythm character of the beat box. Sébastien remarks that what is principally at stake is not for the spoken voice to correspond to the rhythm of the loop, but to “impose yourself on the rhythm of the loop”. The spoken word doesn’t have to comply to the basic rhythm but should be guided by the right and true emotion. The student tries again to read her text over the loop but stops fairly quickly.
 
Someone asks if it’s possible to sing the text. Sébastien answers: “you can do what you want.” A student tries then to speak her text and to sing part of it.
 
Observing this workshop, it appears clearly that the main challenge that the students of the CNSMD have to face in this project lies in this very new activity for them of having to write a text and, above all, speak it with a rhythmic accompaniment.

 

3.4 Public Presentation of the Work in the Conservatorium Courtyard.

Jean-Charles François :

In the afternoon of September 19, a public presentation of what had been done in the workshops was proposed to the CNSMD community at large in the courtyard next to the main concert hall. An amplification system had been installed and the space was organized in the same way as in the Chamber Music space, a combination of instruments grouped around a solo voice, a space for the dance, and the paintings exhibited on the floor. The public (sparse, apart from the participants themselves) was sitting on the steps leading to the concert hall building.
 
The three groups of the workshops present performances in which there are musicians and dancers, often with a change of role in the middle. In the attitude of the performers, there’s a compensatory effect, since the production, still too experimental doesn’t correspond to the criteria of artistic excellence prevailing at the CNSMD. Seemingly, they have to show, a) the pleasure of doing an unconventional activity; b) stressing the energetic aspect of the experience; c) showing that it’s an entertainment situation in which one can be content to be only half committed; and d) sometimes bringing out the ironic character in relation to an uncomfortable situation. However, there is no aggressivity in these attitudes towards what has been proposed, but rather a problem of positioning towards the community in which the public presentation is offered.
 
In the Group 2, a conductor, very much like a “composer”, develops a form that stages elements in a sort of narrative that allows the text to emerge. Thanks to this “in house” know-how, we’re closer to what might eventually be accepted by the institution as artistically valid.
 
At one point during the performance, a CNSMD professor came in the courtyard to demonstrate her vehement disagreement with what was going on, and in particular with the sound level of the amplification, which prevented her from teaching.
 
Outside the FEM staff as partners of the project, no representatives of the CNSMD directorate were present during this presentation. Yet, the director is very much in favor of the development of this type of projects.

 

3.5 Reviewing the project on October 10, 2023 at the Lyon CNSMD

Jean-Charles François :

Une journée de bilan du projet a été organisée au CNSMD de Lyon avec les personnes qui ont participé en tant qu’encadrants du projet et les étudiants de la FEM.

 

A) Réunion de bilan des encadrants de l’Orchestre National Urbain/Cra.p
et du CNSMD de Lyon

The morning started with a meeting of the Cra.p and CNSMD staff, during which the students met separately in small groups of 4 or 5 to prepare what they wanted to convey at the general assessment session that followed. Were present at the staff meeting: for the Cra.p, Giacomo Spica Capobianco and Sébastien Leborgne; for the FEM (CNSMDL), Karine Hahn, Joris Cintero and Guillaume Le Dréau; and myself, Jean-Charles François as outside observer.

Here are some of the ideas expressed at the meeting:

  1. What are the formative aspects for the students and through what issues?
  2. What is at stake in this project?
  3. Thinking the aftermath of the project: other types of collaborations between the orchestre National Urbain/Cra.p and the FEM?

The students had to confront musical issues in a practical way, thought out in continuity with social and political contexts. They had to manipulate and fabricate sounds in transversal and transdisciplinary situations, that is confront unknown musical materials, consider practices involving simultaneously several artistic domains, and encounter cultures different from their social and artistic environment. Their aesthetic concepts were challenged by these various approaches. The pedagogical aspects of the project emphasized on experimentating with musical practices open to all whatever their skill level, and on the inventing ways designed to encounter otherness. The two essential questions were: how to make music together with any public? And what is exactly involved in developing projects in specific places and circumstances?
 
Two critical reflections emerge during the meeting:

  1. The problem of the plethora of labels prevalent in each cultural milieu, which classify any practices once and for all, either to acclaim them, or more often to consider them as unworthy of interest, or else to rationalize them in order to better control them in the dominant order of things. How in transversal and trans-aesthetics encounters can we envision situations in which a certain indeterminacy of materials will enable new aesthetic grounds to emerge, common to the diversities present?
  2. The problem of the intellectual and artistic tourism is prevalent today in many higher education programs in the name of access to the world’s diversity. Experiences giving access to this diversity are multiplying in study programs with not enough time at hand to go in-depth into each of them. Cultural enrichment often goes hand in hand with a misunderstanding of the major issues at stake in the various practices. How within the limited time allotted to face this difficulty?

The Orchestre National Urbain offers the permanent possibility for anyone to follow a “tutoring program”, open to particular requests for training and project development.

 

B) Assessment with the CNSMD students

Each group of students presents their conclusions in turn. The group of students who also attended the Lyon II University sessions will speak last. In general, the feedback is for a large majority very positive: the artistic, social, and political objectives of this kind of action are well understood and the practices have been experienced in meaningful ways. Here are the different elements that were expressed:

  1. The idea of desacralizing the musical instrument. The instrument is no longer considered as a specialized entity, but rather as an object like any other capable of producing sounds. The fact that everyone has immediate access of to sound production means that all the issues at stake in musical practice can be put into practice, whether in terms of technical modes of production or of artistic issues. The need to make music with materials that are not mastered at first, enables to break away from the logic of expertise and puts all participants at the same level of competency. For one of the students, this approach is close to the Art Brut and Fluxus. This should enable effective encounters between participants of different cultural backgrounds. The tinkered instruments (or tinkering instruments) opens up a different way of considering sound matter, timbre, and the use of sounds generally considered as outside the musical realm.
  2. The declamation of a text accompanied by instruments. This aspect is certainly the most difficult to achieve for specialists of instrumental music. The “Human Beatbox” workshop was experienced as the activity that best opened the way to inventing sound materials through the realization of simple rhythms.
  3. Improvisation stemming from guidelines easy to follow. This is what makes it possible to become master of one’s own production. It’s an effective way to approach improvisation in an uninhibited manner. It opens the way to a dynamic of immediate sound production separated from preoccupations with playing only what is completely mastered.
  4. The realm of amplification is what the CNSMDL students are least familiar with. This first approach is much appreciated.
  5. The role of conductor: you have to dare to assume this role in order to control the general form of an improvisation, from the perspective of building an instant composition. For some students the presence of a conductor is an obstacle to improvisation, which implies individual responsibility and requires a less urgent temporality for dialogs to take place, without relying on the authority of a conductor.
  6. The idea of doing things immediately before any reflection is an important element of the practices proposed. There’s an urgency to do things without asking questions, to do what is not yet mastered before considering the means to achieve it.
  7. An important aspect of the project is to encourage audience participation, as happened at the end of the concert by the Orchestre National Urbain when everyone started dancing in the University amphitheater.

Among the problems raised by the project, some students noted a time organization that sometimes seemed too slow, and at other times too short. Boredom or frustration are at the root of a certain fatigue. There is a concern about the notion of “work”, induced by immediacy of doing, which may imply a strong devaluation of the notion of art. One of the students expressed her frustration at the excessive amplification levels and absence of consonant sounds, which made her very tired. Several people noted the absence of relationships between the painting workshop and the musical ones.

The issue of the public presentation of the work in the Conservatory courtyard was the subject of a lively debate. The situation ran completely counter to the dominant culture of an institution requiring a high level of excellence in any performance. In addition, the public presentation used means of musical production rarely in use in the institution, in a undefined style in relation to the prevailing contexts. The amplification levels made it impossible to ignore this event in every corner of the Conservatory. The students were therefore obliged to do something that was in direct conflict with the surrounding community and that puts them at risk to be disqualified. Many wondered whether this idea of presentation of the work was really necessary to the overall conduct of the project. The students had to face numerous ironic comments from their colleagues present at the performance. One particular phrase stuck out: “the slobs in the courtyard!” Other expletives were used, such as “degenerates” with more disturbing historical connotations. Perhaps the audience needed to be better informed about the situation and its pedagogical context before the event.

In the answers to this debate by the members of the project teaching team, the need to make public an activity that is unusual in Conservatory practices remains of great importance. It’s not just a general question that could be swept under the carpet of anonymity, but something that needs to be put “on the table” of today’s reflections on art and its transmission to all.

For Giacomo the public performance at the CNSMDL was not initially planned, but the impossibility of having all the students present at the Lyon II University for the general public performance of the project changed the situation. He understands the frustration of people present concerning “art”, but the issue should be shifted to the legitimacy of the proposed activities. For him, the issue is how music teaching institutions are going to put in place some mechanisms to open up their activities to people who have no access to practices. He points out that the most obvious problem in his work with the various institutions in which he develops his projects, is the often negative attitude of the leadership staff, teachers, animators, social workers, and so on. They defend their territory, and often feel that those under their authority must conform to their own way of thinking. If they are not directly involved in the project, its course is seriously jeopardized. Effective knowledge of a project by the host institution as a whole is an essential element in getting the idea off the ground.

Karine Hahn reminds the students that on the one hand, Giacomo came one year before to present the detail of his project, its outlines and challenges, and on the other hand, a text of presentation of the project and its objectives was distributed to all shortly before its realization. In a context where often the people involved don’t have the same understanding of the terms of a project or may even understand exactly the opposite of what is proposed, any mediation seems of little use in avoiding conflictual expression. What counts however is the affirmation of legitimacy through action.

Joris Cintero underlines the difficulty that the institutions have in using surveys to question their own ways of operating, especially on the subject of recruitment of people present. The last formal enquiry on the social makeup of the student population at the Lyon CNSMD was done in 1983, [1] it showed that only 1% of farmers children were present, and only 2.8% of blue collar workers chidren, and so on.

The issue of the public performance must stems from the various difficulties encountered with the general administration of the institutions and the people who work in them. One student who was present at the Lyon II University noted that, at the beginning of the first day, no one was present ready to work with the Orchestre National Urbain, no advertisement had been made by the host institution, no support provided. Immense efforts had to be done to get 5 people willing to get involved. For Giacomo, the resistance of the University towards this project is obvious, there are no professors involved, nothing had been done to facilitate things. The feeling is that because it didn’t cost any money, it would have to fall apart. At the end of the first day, the question arose as to whether to continue on the following day. The answer is definitely that you have to keep going, you have to persist and play with the situation. For Joris 5 or 6 participants out of 29500 students, it’s a long way to go in the cultural domain.
 
Sébastien Leborgne describes in detail what happened at the Grandes Voisines, with the presence of 415 refugees accommodated, many of them women and children. Karine describes the start-up at the Grande Voisines: everything is ready to go at 10 in the morning, the technical setup is in place, the teaching team is ready to work, but nobody is there to participate. But this preparation is a guarantee to be taken seriously, the team is there in front of no one, with the same seriousness as if there were people present. Little by little people pass nearby, it’s on the move, it exists, it works no matter what.
 
At a certain point in the afternoon, a 11-minute video shows in fragmented form what happened at the Grandes Voisines. One of the most striking segments is a trombone quartet made up of three children and a mother, all playing together accompanied by body movements of great collective coherence.
 
In the diverse answers to the students’ preoccupations by the teaching staff, the following could be noted:

  1. Concerning the question of the need to do thing in an immediate manner at the cost of quality control, Giacomo points out that most of the time, the projects he leads in different contexts take place within very limited timeframes, the passage of the group is often ephemeral. Here, doing must absolutely precede theory.
  2. The question of long-time involvement is addressed by emphasizing on the role of Cra.p as a center of practices, as a place for continuing education, with also the objective to allow people living in deprived neighborhood to access higher education degree programs.
  3. The choice of instruments works on two levels: on the one hand, you have to enable a first practical approach to playing instruments well-known to require years of work; playing trombone or cello immediately can arouse the desire to learn to play these instruments seriously. On the other hand, you have also to give access to sound materials that are easy to handle at first. Giacomo gives the example of the six-string electric guitar that requires demonstrating how to play it, whereas the “spicaphone”, an instrument he built with just a single string gives a more immediate access to actual practice.

On the subject of the access for all to musical practices, Giacomo tells of a story of a mother, following a performance given by her son, who is crying while saying: “I didn’t know that my son could have the right to make music.” In many quarters, people think that the access to musical practices is completely forbidden to them. The issue of cultural rights is essential. Karine remarks on the lack of places open to practices: where are the spaces existing outside the limited access specialized “schools”? Outside the Cra.p, there’s a crucial lack.

 
 

Part IV : The Projet at Lyon II « Lumière » University

4.1 Morning of September 21 at the University “Lumière”, Lyon II

Jean-Charles François :

The morning session of September 21, 2023, takes place at the University “Lumière”, Lyon II (on the banks of the Rhône), in the space where art works are exhibited as part of the Hors Norme Biennial, and in the large amphitheater.
 
Given the difficulties encountered at the Grandes Voisines, at the last minute 20 teenage refugees (all male) of the “Centre d’hébergement” of the Lyon 1st arrondissement were able to come and to take part in this morning session and to the next day’s public presentation at the end of the afternoon. They could only be there during the morning of September 21 for one hour and a half (10:00-11:30 am) because the Center that housed them strict rules on meals. Four students from the CNSMD were present on a voluntary basis. Lyon II University students, and visitors to the BHN exhibition could take part in the workshops, but this was a very marginal phenomenon. Giacomo told me what had happened on the previous day (September 20) when a small number of students of the Lyon II University participated in the workshops as they passed through the exhibition hall. This happened although no advertisement of the event had been provided by the University towards the student population. Their participation depended only on their passing through the space where the activity took place, and their eventual interest in what was being proposed.
 
This is a frequent aspect of the actions carried out by Giacomo and the Orchestre National Urbain: although they are often officially invited to develop their projects in an institution, obstacles are bound to arise on the part of the staff of the institution. The reasons for this lack of cooperation can be found either because what is proposed comes to encroaches established prerogatives, or by the presence of people from outside the institution (or its usual audience) is not viewed favorably. In all cases, the attitude of the Orchestre National Urbain is to settle into a given space, and to raise the interest of persons lingering there or passing by.

 

4.2 The Workshops in Lyon II University

Jean-Charles François:

Given the limited time available due to the presence of the young refugees, the organization of the workshops was limited to 15 minutes. This allowed 5 groups to participate in 5 workshops one after another, followed by a session regrouping all five groups for 15 minutes in the large amphitheater. This schedule was not completely realized within the allotted time, with each group actually taking part in only 4 workshops (out of the 6 proposed) before the session in the amphitheater.
 
The proposed 6 workshops were (as in the CNSMD):

a. Dance.
b. Cello.
c. Trombone.
d. Human beatbox.
e. MAO.
f. Sound laboratory
g. Painting.

The workshops were held in the large exhibition space of the Hors Norme Biennial, and in two adjacent rooms. The principles were exactly the same as the ones described above, with immediate practice on sound materials, and the use of colored-code cards. The situations were the same as in the CNSMD, so, there’s no need to describe them in detail.
 
Because of the limited time, and the imbalance in numbers between the refugees and the other participants, few interactions between the different publics could really take place during that morning. Some of the groups were made up entirely of members from the refugee group. In the case of the painting workshop, I observed a situation with two large sheets of paper side by side, on which two completely separate groups were drawing: the first group was made up solely of black African male refugees, the second one only of white French female students.
 
The limited availability of the refugee group meant that the morning had to be focused primarily on welcoming them and organizing their activities, while the other participants had other opportunities to take part to all the workshops and performing situations. From this point of view, what was proposed to this particular audience was extremely successful: the refugees demonstrated a total commitment of their energy in the proposed practices and showed great interest in all the various aspects of the workshops. One of the strengths of the Orchestre National Urbain/Cra.p team is its capacity to adapt in an immediate way to all possible situations, to cope with all the hazards of technical, institutional, and human realities, to overcome any obstacles without getting people in the position of not abiding by the rules clearly established by the institutions and without compromising the manner in which they envision their own practices.

 

4.3 The Workshop « Sound Laboratory » in the Lyon II University Amphitheatre

Jean-Charles François :

The last workshop of the morning, “Sound Laboratory”, led by Giacomo Spica Capobianco, bringing everyone together in the performing space of the amphitheater, in a situation quite similar to that described on the CNSMDL day, provided an opportunity to observe several new phenomena. While the system of color-coded cards worked very well as a common element in all workshops, its use in the large group performance regrouping all the activities in the amphitheater was less obvious. One is dealing here with differences of cultural conceptions: in the case of the young Africans, one can imagine that contrary to the CNSMD students, they rarely had the experience of working with a conductor. Most of them were playing without taking notice of the indications given by the conductor, the pleasure of a very new activity meant that they were more focused on their own sound production. On the other hand, some of them took great pleasure in assuming the role of conductor, with the idea of being in power to sculpt the sound matter. In the case of a very young refugee who conducted on two occasion (during the two days), we could observe a real progress in his way of determining the performance. The visual practices of respecting written organizations are not necessarily present in the conceptions that one can have of musical practices. How can we resolve the meeting of a diversity of conceptions of oral (aural) communication and their eventual structuration by visual representations?
 
At the end of the morning, Giacomo invites the refugees to come back the next day for playing in the public presentation at 5 pm (they won’t be able to stay for the concert by the Orchestre National Urbain, as they must imperatively be back at the Refugee Accommodation Center before 8 pm). Giacomo, seeing the positive aspects of the morning, expressed in private the idea to propose to the Accommodation Center to continue to work with young residents on a regular basis, even if the stay for anyone in these centers is only for a very short time.

 

4.4 The Public Presentation of the Work at Lyon II « Lumière » University

Jean-Charles François :

This public presentation of the work of the various workshops took place on September 22 at 5 pm, in the large amphitheater of the Lyon II University.
 
Most of the refugees from the Lyon 1 Center have returned, but they have imperatively to be back there before 8 pm. The same four CNSMDL students are actively present. An indeterminate number of other Lyon University students, visitors or observers are also there, not necessarily as participants in the performance. The members of the Orchestre National Urbain are also there: Giacomo Spica Capobianco, Lucien 16s, Sabrina Boukhenous, Selim Penaranda, Odenson Laurent, and David Marduel. Karine Hahn, Joris Cintero, Noémi Lefebvre, and Guillaume Le Dréau are present representing the FEM at the CNSMD. Some of these members of the project team also take part in the performance from time to time. Guy Dallevet is present as he led the painting workshops, as representing the Hors Norme Biennial, and as president of the organizing association La Sauce Singulière.
 
8 different groups present 8 performances based on the same organization of instrumental stations representing the various workshops, the conductors change each time and use the color-coded cards principle.
 
Several questions come to mind when observing this public presentation taking place. One wonders whether there is any point in staging such an event in front of an audience. It’s the same questions that were raised in the CNSMD courtyard, presenting imperfect things in progress, and at odds with the requirements of professional performing arts. Yet there are important reasons for publishing, for reporting on what is being done: not only the main objective of the workshops is directly linked to a practice that only make sense in a public presentation, but the act of making a given activity public determines that it is not let in the secrecy of the workshop spaces, that it is offered to the critical scrutiny of all, it’s a question of laying the cards on the table. This is what differentiates the ethical idea of public education from the possible sectarian tendencies of the private sector.
 
The public presentation is not the simple repetition of the workshop situation. Other issues come to the fore on this occasion:

  1. The perspectives of a public presentation refocus the performers’ attention on the need for personal commitment and for particular presence on stage.
  2. To repeat the same but in a different context with additional challenges, changes the performance conditions and enriches it considerably..
  3. This situation also in a subtle way encourages encounters and exchanges between the diverse groups present, because the performers pay less attention to the material contingencies and have more freedom of expression.

Two questions remain in relation to the color-coded cards:

  1. Is the situation of an ensemble or orchestra that follows the instruction given by a conductor encouraging personal commitment, or on the contrary gives way to the possibility to hide within the mass.
  2. The color-coded cards can prevent the search for other temporal and organizational solutions, particularly in trying out textures and micro-variations.

These questions are important but may not automatically apply to a kind of project that is so limited in duration and involving such radically different groups.
 
After this public performance and before the concert by the Orchestre National Urbain, refreshments were served in the BHN exhibition hall, unfortunately without the presence of the young Africans.

 
 

Part V : The Aesthetic Framework of the Idea of Collective Creation

Jean-Charles François :

The idea of collective creation is at the core of the Orchestre national Urbain project: for collective creation to become a reality in groups that are heterogeneous in terms of geographical, social, and cultural origins, it is absolutely essential to avoid one particular group dictating its own rules and aesthetic conceptions to others. For example, accomplished musicians (as is the case with CNSMDL students) should not use their own instruments, in order to put themselves in a position of equality with those who never practiced music. And to give another example, people coming from other extra-European geographical spheres should not use songs or playing techniques issued from their own tradition.

Joris Cintéro :

Several observations can be formulated concerning these issues. The first one relates to the many ‘holds’[2] offered by the device (or set-up, or agencement)[dispositif][3] to the participants, particularly when they are not musicians. In the context of an intervention like that of the Orchestre National Urbain and in these circumstances, we can consider that what is initially planned, in particular the workshops, is constantly put to the test[4] of what happens (unsuitable venues, reluctant protagonists already present and, of course, people wanting to participate when they feel like it). In this respect, this brief moment shows the extent to which this device manages to overcome the ‘test’ of its audience. In fact, the nature of the instrumentarium (which has little to do with previous ‘familiarity’ and the symbolic effects it can convey), the absence of prior aesthetic codes (which presupposes knowledge and/or mastery), of prescribed ways of doing things (holding the instrument in such and such a way) and the simplicity of a colour code that is accessible to all sighted people means that participants can expand their numbers as much as possible, along the way and simply by presenting the colour code. In the circumstances of a place where the passage of people seems to be the norm (apart from children, few people seem to stand outside), the plasticity of the system is its main strength.
 
Another comment concerns the ‘framing’ of the dispositif by les Orchestre National Urbain members. I hypothesise here that one of the conditions for the success of the members of this ensemble success is that it has a major role to play in distinguishing itself from the other protagonists involved. This seems to be an important issue insofar as, if there really are tensions between the residents of the Grandes Voisines and the social workers working there (as we will learn on several occasions during the day), it is in the Orchestre National Urbain’s interest to mark its distance from the latter, and to do so in several ways. It seemed to me, at least in the speeches and in the way they acted, that there was a desire to set themselves apart through the type of ‘culture’ they were promoting (which was opposed to the French chanson promoted by the Grandes Voisines representatives), in the way they took over the premises (without much success), and in the way they addressed others (by showing a form of friendliness, which, without being overdone, was a way of doing things for all the members of the Orchestre National Urbain that I was able to observe).

Jean-Charles François :

An interesting event took place in the BHN exhibition space, at a certain informal point in the morning:

A sound sculpture was exhibited in the space made of percussion instruments and various metal objects, driven by an automatic mechanical system. The sculpture was capable of developing highly rhythmic music for 45 minutes without any repeating sequences. A group of 5 or 6 refugees stood in front of this sound sculpture, and as the music of the machine was playing, they started to sing and dance music that they knew, for about ten minutes.

This situation leads to me to make three comments relating to the idea of avoiding one’s own cultural habits in the perspectives of being able to work with anyone else in constructing a collective artistic act:

  1. This is a spontaneous situation that must not be prevented.
  2. The situation involves the confrontation in equal terms between two different aesthetical practices (music produced by a machine and traditional music of African refugees) to produce a new aesthetic object proceeding from the two and combining them.
  3. The principle of situations that avoid institutionalized practices in different groups to create a context of equality in the face of the discomfort of the unknown applies to initial encounters between heterogeneous groups, but it doesn’t necessarily exclude other practical situations that may develop in the long run.

 

Conclusion

Jean-Charles François :

In a society increasingly fragmented into microgroups that affirm strongly their identities, often through the disqualification of others, any attempt to find mediations between seemingly incompatible universes faces considerable difficulties. Yet the key to social peace lies in actions that bring together in the same place, same time and same task, groups whose differences are radically opposed. In this kind of situation, it’s not a question of denying identities, but of opening them up to the possibility of welcoming outsiders by recognizing the terms of their mode of existence and finding work situations that bring differences together. Nor is it about creating all-purpose artistic forms, keys in hand, that would satisfy the demands of any audience, in a Olympic universal bliss. On the contrary, it’s about confronting fundamental conflicts in rituals to make them explicit and to deal with them in shared practices that don’t pretend to resolve them, but rather peacefully bring them into play (into interplay).
 
The actions carried out during autumn 2023 jointly by Cra.p and the Orchestre National Urbain, the FEM department within the CNSMD, and the Lyon II University within the framework of the Hors Norme Biennial correspond perfectly to this ideal of bringing different worlds together. The ways imagined to achieve this are based on three conditions that combine together: firstly, a way of structuring practices that enable the immediate functioning common to all present: instruments, materials, fields of action, color-coded cards; secondly, this structuring allows for the opening up of individual freedom: improvisation, texts; and thirdly, the practices are conceived to put everyone on an equal footing: situations designed outside specialized roles, with the impossibility of using acquired technical know-how.
 
Those who brazenly dare to embark on the adventure of establishing encounters between human groups who meticulously avoid rubbing shoulders with one another are being foolhardy. They have to invent ways means of implementing practices involving consideration of others, avoiding any violence, but without watering down the reality of the tensions that are in play. So often, they have often to contend with the inertia of established professionals and sometimes with intolerable refusals. Their admirable presence in the cultural and artistic landscape, too rarely recognized, is of the utmost importance.

 


1.Antoine Hennion, Les Conservatoires et leurs élèves (avec F. Martinat & J.-P. Vignolle), Paris, Ministère de la Culture/La Documentation française, 1983.

2. This concept, borrowed from the sociologists Christian Bessy and Francis Chateauraynaud, describes ‘the encounter between a set of categories and material properties, that can be identified by the (supposedly) common senses or by instruments of objectification’ (1992, p.105). It was initially used to study the valuation work of auctioneers, whose task can be reduced to looking for clues that make it possible to articulate the perception of the material properties of objects and the evaluation of their qualities by reference to a space of circulation – in this case, the second-hand market. Applied to the situation at stake here, it enables us to understand how certain material properties of the set-up (instrumentarium, colour code, layout of the room, quality of the materials, etc.) encourage the participants’ involvement in the sense that they do not hinder their physical and perceptive dispositions – and this helps to explain, at least initially, the difficulties encountered by the “musicians” with regard to these same material properties.

3. Considering the device as a ‘composed-object’ (concept expressed by Didier and Stavrianakis in their book Les objets composés. Agencements, dispositifs, assemblages, EHESS edition, 2018), the term here describes not only the material arrangement of the device but also the network of individuals, norms and social roles attached to it (the participants are thus an integral part of the device).

4. While the use of the term ‘test’ may well refer to the common usage we make of it, I use it here in the sense invested in it by so-called pragmatic sociology (Lemieux, 2018), which defines it as ‘a moment during which people demonstrate their skills either to act, or to designate, qualify, judge or justify something or someone’ (Nachi, 2015, p.57). Here, I consider that what is engaged by the device (the credibility of the Orchestre National Urbain, the artistic and social stakes carried by the workshops etc…) is put to the test of its realization, even if we can just as well consider the device as a test allowing to (re-) qualify the individuals who participate in it.

Quoted references:

Bessy, C., & Chateauraynaud, F. (1992). Le savoir-prendre. Enquête sur l’estimation des objets. Techniques & Culture, 20, 105 134. https://doi.org/10.4000/tc.5029

Dodier, N., & Stavrianakis, A. (Éds.). (2018). Les objets composés : Agencements, dispositifs, assemblages. Éditions de l’EHESS.

Antoine Hennion, Les Conservatoires et leurs élèves (avec F. Martinat & J.-P. Vignolle), Paris, Ministère de la Culture/La Documentation française, 1983.

Nachi, M (2015). Introduction à la sociologie pragmatique. Dunod.

Création collective nomade

Access to the English translation: Collective Nomadic Creation

 
 

Création collective nomade

Dans le cadre de la Biennale Hors Norme, Lyon.
15-23 septembre 2023
Aux Grandes voisines,
Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Lyon
et Université Lumière Lyon II

Bilan sur les observations des ateliers organisés par
l’Orchestre National Urbain/Cra.p

Comptes-rendus de Joris Cintéro, Jean-Charles François
et
de Giacomo Spica Capobianco et Sébastien Leborgne pour le Cra.p

 

Sommaire :

Partie I : Le projet de l’Orchestre National Urbain « Création collective nomade »
1.1 Le projet de l’Orchestre National Urbain
1.2 Période de préparation du projet
Partie II : Les Grandes Voisines
2.1 Ateliers aux Grandes Voisines
2.2 L’atelier collectif « Laboratoire sonore » aux Grandes Voisines
2.3 Atelier violoncelle peinture aux Grandes Voisines
2.4 Atelier trombone aux Grandes Voisines
Partie III : Le projet au CNSMD de Lyon
3.1 Les réunions dans le cadre du projet
3.2 L’atelier « laboratoire sonore » au CNSMD
3.3 L’atelier Human Beat-Box
3.4 Restitution du travail des ateliers dans la cour du Conservatoire.
3.5 Journée de bilan du projet le 10 octobre au CNSMD de Lyon
Partie IV : Le projet à l’Université « Lumière » Lyon II
4.1 Matinée du 21 septembre à L’Université Lyon II
4.2 Les ateliers à L’Université Lyon II
4.3 L’atelier Laboratoire sonore dans l’amphithéâtre à l’Université Lyon II
4.4 La restitution à l’Université Lumière Lyon II
Partie V : Le cadre esthétique de l’idée de création collective
Conclusion


 

Partie I : Le projet de l’Orchestre National Urbain,
« Création collective nomade »

Dans cet article, nous racontons sur un mode volontairement personnel la manière dont nous avons perçu le déroulement des ateliers organisés par l’Orchestre National Urbain/Cra.p dans le cadre du projet de Création Collective Nomade. Ce projet s’est déroulé du 15 au 21 septembre 2023 dans le cadre de la Biennale Hors Norme 2023, aux Grandes Voisines à Francheville, au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Lyon (CNSMD) et à l’Université Lumière Lyon II.

Le compte-rendu de Joris Cintéro porte sur la période de préparation du projet et la journée du 15 septembre aux Grandes Voisines. Il décrit sa façon de procéder de la manière suivante :

N’ayant quasiment pas pris de notes ce jour-là (j’y allais explicitement dans l’esprit de participer), le CR suivant s’appuie essentiellement sur mes souvenirs. Ce mode d’écriture m’a justement permis de creuser ces souvenirs, à côté de photos et de vidéos que j’ai pris durant la journée – et qui m’ont également permis de « retrouver » la mémoire.

Celui de Jean-Charles François est basé sur une journée passée au CNSMD de Lyon, le 19 septembre et de deux journées à l’Université Lyon II, les 21 et 22 septembre. Il a été élaboré à partir d’observations (sans participation) et de prises de note.

Dans les deux cas, les comptes-rendus alternent descriptions, contextualisations et bribes d’analyse qui demandent à être approfondies.

Giacomo Spica Capobianco et Sébastien Leborgne, membres de l’Orchestre National Urbain/Cra.p, apportent quelques éléments d’information essentiels à la compréhension de leur démarche.

Les textes sont entrecoupés d’extrait d’une vidéo réalisée par l’équipe de l’Orchestre National Urbain/Cra.p qui contient des interviews de divers participants et des segments du déroulé des ateliers.

1.1    Le Projet de l’Orchestre National Urbain – Cra.p

Jean-Charles François :

Le projet de Création Collective Nomade a été élaboré par Giacomo Spica Capobianco dans le cadre de la Biennale Hors Norme 2023. Giacomo est directeur artistique de l’Orchestre National Urbain et de CRA.P qu’il a créé il y a plus de trente ans. Selon son site « L’équipe du Cra.p a pour objectif d’échanger des savoirs et savoirs-faire dans le domaine des musiques urbaines électro, croiser les esthétiques et les pratiques, susciter les rencontres, inventer des nouvelles formes, créer des chocs artistiques, donner les moyens de s’exprimer » (Cra.p). Le projet a été développé avec les membres de l’Orchestre National Urbain, l’équipe de la FEM [Formation à l’Enseignement de la Musique] du Conservatoire Supérieur de Musique et de Danse de Lyon (CNSMDL – FEM), autour de Karine Hahn, et avec l’artiste plasticien Guy Dallevet pour la Biennale Hors Norme (BHN).
 
La description du projet par ses organisateurs peut se résumer à plusieurs éléments dans un dispositif visant d’une manière générale à amener des publics très diversifiés à travailler ensemble pour produire collectivement de la musique, de la danse et de la peinture :

  • Trois axes de médiation se combinent ici : a) mettre en présence des groupes sociaux très différents ; b) mettre en présence des personnes qualifiées à se nommer « artistes » (étudiants, étudiantes du CNSMD) avec des personnes a priori sans compétences reconnues dans ce domaine ; c) mettre en présence des pratiques dans des domaines artistiques différents (musique, danse, théâtre, arts plastiques, poésie).
  • Les rencontres se basent sur des pratiques artistiques immédiates, faire de la musique, faire de la danse, faire de la peinture. Pour que cette mise en pratique commune n’avantage pas un groupe sur un autre elles sont organisées en sorte que toutes les personnes présentes soient mises devant des tâches qui sont nouvelles pour elles, comme par exemple jouer du trombone alors qu’on n’en a jamais fait l’expérience ou se mettre à danser si on est musicien.
  • Le dispositif est structuré dans une série d’ateliers animés par les membres de l’Orchestre National Urbain :

Sébastien Leborgne (Lucien 16’s), beat box and spoken voice.
Rudy Badstuber Rodriguez, MAO et éléments de percussion.
Selim Penaranda, violoncelle.
Odenson Laurent, trombone.
Sabrina Boukhenous, mouvements corporels.
Clément Bres, batterie.
Giacomo Spica Capobianco, Laboratoire sonore, un atelier regroupant après coup toutes les activités des autres ateliers, dans des perspectives de création collective.
Les ateliers peinture sont animés par Guy Dallevet pour la Biennale Hors Norme.

Le point commun à ces ateliers (sauf pour la peinture) très différents en termes de manipulation de matériaux, est constitué d’une série de codes couleurs définissant des modes de jeu :

a) orange = vent soutenu ;
b) blanc = ralenti graduel ;
c) rouge = rythme répété (trois noires et un soupir) ;
d) marron = 8 pulsations régulières ;
e) noir = arrêt au sol, silence ;
f) bleu = peur, tremblement, énergie ;
g) vert = improvisation libre.

Les diverses mises en pratique des différents ateliers sont toutes basées sur l’exploration de ces codes couleurs.

  • Une autre activité importante initiée par les membres de l’Orchestre National Urbain, c’est l’élaboration personnelle de textes appelés à être parlés (en rythmes précis ou librement) lors de la rencontre sur la scène de tous les éléments des ateliers.
  • Les personnes présentes suivent chaque atelier l’un après l’autre dans des groupes d’une dizaine de personnes. À la suite de cela tout le monde se retrouve dans un ensemble général – Le Laboratoire Sonore – composé de diverses stations : trombone, violoncelle, voix (microphone), batterie, des objets divers suspendus à un portique, 2 stations « electro » (loops, jeu avec les doigts sur un pad), un spicaphone (genre de guitare électrique à une corde construite par Giacomo Spica), un instrument à cordes tendues sur un cadre en métal (dénommé miroir sonore), une guitare électrique posée horizontalement pour être jouée comme un instrument de percussion, un espace pour la danse. Un chef ou une cheffe est désignée parmi les participants pour organiser la performance en montrant au fur et à mesure les cartons de codes couleur. Dans l’esprit de Giacomo, il ne s’agit pas là de « sound painting », celui ou celle qui dirige doit seulement montrer des couleurs et indiquer un niveau sonore général, sans imposer une énergie particulière. L’expérience du dispositif à montré que dans la pratique les personnes qui participent au dispositif (dans et en dehors des membres de l’Orchestre National Urbain) mettent souvent une « énergie particulière » dans la direction – se baisser pour incarner une nuance, jouer à échanger rapidement les cartons, faire en sorte qu’une partie seulement de l’ensemble soit concernée par un carton, etc…).
  • A un moment donné, dans l’institution où se passe les ateliers, une restitution générale du travail réalisé est présentée en présence d’un public extérieur (c’est ce qui s’est passé au CNSMDL à l’issu de deux jours de travail, et à l’Université Lyon II à l’issue de deux journées de travail). A l’université, cette restitution a été suivie d’un concert par l’Orchestre National Urbain.

Le projet lié à la Biennale Hors Norme s’est déroulé dans trois lieux différents :

  1. Les 15 et 16 septembre au Grandes Voisines, à Francheville près de Lyon, qui se décrivent dans leur site comme « un tiers-lieu social et solidaire où il est possible de dormir, manger, travailler, peindre, découvrir une exposition, participer à une chorale… et vivre des rencontres » (Les Grandes Voisines). Ce lieu d’hébergement accueille des réfugiés en attente de régulation. C’est ce public particulier qui a été visé pendant les deux journées de pratique.
  2. Les 18 et 19 septembre au CNSMD de Lyon, dans le cadre du programme de la Formation à l’Enseignement en Musique (FEM). Deux journées d’atelier, occasion d’une rencontre autour de pratiques entre les étudiants de la FEM et les réfugiés hébergés aux Grandes Voisines, avec une présentation publique du travail à la fin de la deuxième journée.
  3. Les 20 et 21 septembre, à l’Université Lumière, Lyon II, ateliers avec les réfugiés et les étudiants de l’université et du conservatoire (sur la base du volontariat) avec une restitution du travail en fin de journée du 21 septembre, suivie le soir d’un concert de l’Orchestre National Urbain.

 

1.2     Période de préparation du projet

Joris Cintéro :

Au moment où j’écris ces lignes, je ne me souviens pas tout à fait clairement des circonstances dans lesquelles on m’a présenté le dispositif pour la première fois. Je me souviens seulement de plusieurs bribes de discussion avec Karine me décrivant un « projet auquel on participe avec le Cra.p » dont la première étape se déroule « à Francheville, dans un centre d’accueil pour réfugiés », et que « les étudiants et les étudiantes ont été tenu·e·s au courant » de longue date. J’ai des souvenirs quant aux objectifs que l’on fixait pour les étudiantes et étudiants à travers un dispositif comme celui-ci, particulièrement aux Grandes-Voisines : rencontre avec une altérité dont nous supposons qu’elle n’est pas fréquente dans l’ordinaire de leur travail de pédagogues, création de moments musicaux pensés pour inviter un public non rompu aux traditions de ladite musique savante occidentale, adaptation dans des circonstances peu propices à l’enseignement artistique et bien entendu, prise de recul sur les enjeux sociaux et politiques de l’enseignement artistique.
 
Quelques jours avant la première séance aux Grandes Voisines [GV], Karine rappelle aux étudiants et aux étudiantes de la formation CA la teneur du projet. Après les avoir interrogés pendant un moment collectif sur la possibilité de se rendre aux Grandes Voisines le vendredi et/ou le samedi, nous nous rendons compte que très peu d’entre elles et eux se trouvent être disponibles pour venir avec nous ces jours-là. C’est le cas d’un seul étudiant en première année (Grégoire), que nous connaissons à ce moment-là, assez mal – la formation n’ayant démarré que depuis une semaine. Le groupe dans sa quasi-totalité nous a fait savoir de leur souhait de pouvoir venir, mais de leur impossibilité à participer à cause d’un manque de temps ou n’ayant pas reçu l’information à temps.
 
Nous soulignons également la nécessité, pour celles et ceux souhaitant venir, d’apporter des instruments qui soient susceptibles d’être manipulés par des enfants – je me souviens d’ailleurs avoir maladroitement insisté là-dessus, laissant penser qu’il ne s’agissait de travailler qu’avec des enfants et que ces derniers seraient particulièrement peu soigneux. Les réponses des étudiant et des étudiantes nous amènent à découvrir que très peu disposent de plusieurs instruments de musique.

 
 

Partie II. La Création collective nomade aux Grandes Voisines

2.1     Ateliers aux Grandes Voisines

Joris Cintéro :

Le samedi 16 septembre 2023, après avoir récupéré une vieille guitare classique chez moi et la harpe électrique de Karine à Villeurbanne, nous nous rendons tous deux aux Grandes Voisines en voiture et arrivons en milieu d’après-midi, aux alentours de 15h30. Karine se gare sur le parking de l’entrée, à deux pas d’une sorte de guérite défraichie (vide ?) permettant de surveiller les allées et venues au centre d’accueil. C’est un peu loin du lieu où se déroulent les ateliers (il faut dire que la signalétique n’était pas très claire et que rien de l’extérieur n’annonce la Biennale Hors-Normes). Après un court appel téléphonique, Giacomo nous fait signe au loin de nous approcher et nous accueille.
 
Je rencontre pour la première fois les membres de l’Orchestre National Urbain, qui sortent alors d’une salle dans laquelle sont entreposés différents instruments. S’ensuit une visite « critique » rapide des lieux en compagnie de Giacomo. Nous découvrons un dédale de pièces, de portes, de couloirs et sommes informés rapidement de l’organisation du lieu. En effet, Giacomo connaît déjà bien l’endroit (l’Orchestre National Urbain est déjà intervenu dans les lieux) et a connu des tensions avec certains des acteurs et actrices qui y travaillent. Au cours de la visite, je comprends assez rapidement qu’il y a des difficultés de communication entre les acteurs (et leurs institutions respectives) quant à la gestion du lieu et qu’une partie des artistes présentes et présents dans le cadre de la Biennale Hors-Normes [BHN] ne sont pas « sur la même longueur d’ondes » que Giacomo.
 
J’ai l’impression d’un lieu labyrinthique qui peine à cacher les stigmates de son ancien usage (hôpital pour personnes âgées). Bien que certains couloirs soient bardés de peintures et d’œuvres en tous genres, que certains points extérieurs laissent percevoir une activité artistique (sculptures etc…), le lieu dégage une certaine froideur (néons, faux-plafond, peintures grisâtres, dalles fendues, etc…) typique des bâtiments administratifs, des maisons de retraite ou encore des hôpitaux. Certaines pièces paraissent un peu glauques et sentent l’humidité – c’est le cas de la salle de concert au rez-de-chaussée du bâtiment, qui se tient en lieu et place de l’ancienne chapelle du bâtiment. Pour ajouter à cette impression, Giacomo ajoutera durant la visite que les tables d’autopsie sont toujours présentes dans les sous-sols du bâtiment. On aperçoit au loin un stade de foot dont on peine à comprendre l’usage dans un hôpital gériatrique et des affiches présentant une installation qui doit s’y tenir. Je suis frappé à ce moment-là par la « valse » des clés qui accompagne cette visite, sensation probablement due à l’agacement dont fait part Giacomo vis-à-vis du fait qu’il soit nécessaire de fermer derrière soi « au cas où », « parce que certains réfugiés n’hésitent pas à se servir » ou parce que le matériel ne peut être surveillé en notre absence (et celle des membres de l’Orchestre National Urbain qui animent les ateliers).
 
Après un tour d’une bonne quinzaine de minutes où nous repérons où se déroulent les différents ateliers nous revenons au point de départ sous la sorte de barnum où l’équipe de l’Orchestre National Urbain nous avait accueilli un peu plus tôt. Il fait assez chaud, et Grégoire, le seul étudiant du CNSMDL ce jour-là, vient d’arriver.
 
Une fois la visite terminée, Giacomo souligne au détour d’une phrase la difficulté majeure de l’après-midi, difficulté que nous ne tardons pas à observer : personne ne s’est inscrit pour participer aux ateliers. Cette situation s’explique d’après lui du fait que les travailleuse et travailleurs sociaux intervenant sur le lieu n’ont pas relayé l’information aux usagers du lieu (en effet on n’a pas vu d’affiches pendant la visite et nous croisons des personnes travaillant sur le lieu qui ne sont pas au courant de la tenue d’ateliers musicaux), manque de communication s’expliquant lui-même par une brouille entre les porteurs de projet de la BHN et l’organisation du lieu – dont on apprendra un peu plus précisément, par la suite, la teneur. C’est donc sans aucun enfant/adulte, en dehors d’Omet – un usager du lieu qui n’est d’ailleurs pas initialement présenté/catégorisé comme un bénéficiaire du dispositif mais plutôt comme un membre à part entière de l’activité – que commence la journée.
 
En l’absence de public, les membres de l’Orchestre National Urbain ne se démontent pas et nous invitent à commencer à jouer, Karine, Grégoire, Omet et moi-même, en leur compagnie dans l’atelier sonore collectif (le laboratoire sonore de Giacomo).

 

2.2    L’atelier collectif « Laboratoire sonore » aux Grandes Voisines

Joris Cintéro :

Giacomo nous présente un atelier musical collectif similaire aux ateliers de groupe qui seront proposés par la suite au CNSMDL et à l’Université Lumière Lyon 2. Il s’agit d’une improvisation collective dirigée par un chef, officiant seulement par le biais d’un jeu de cartons colorés indiquant des intentions musicales particulières devant orienter le groupe improvisateur.
 
L’instrumentarium est le suivant :

– Instruments de « lutherie urbaine » : Spicaphone / Harpe-miroir [amplifiés]
– Instruments électroniques : (Korg monotribe/Kaosspad/Roland SP 404SX/MicroKorg)
– Pédales d’effet (Whammy avec Spicaphone)
– Microphone [amplifié]
– Instruments acoustiques (Caisse claire, guitare électrique, « baguettes chinoises » en guise de baguettes de batterie)

La console et les différents câbles qui permettent l’amplification des instruments ne sont pas utilisés comme moyens de jeu dans le dispositif.
 
Le jeu de cartons comprend 7 couleurs associées aux conventions décrites ci-dessus. À ce jeu de « code-couleur » s’ajoute la possibilité de faire varier le volume sonore du groupe improvisateur en signalant avec la main plus ou moins haute.
 
L’instrumentarium est ce jour-là disposé tout autour du chef ou de la cheffe. L’atelier se déroule dans une grande salle au lino vert, dotée de plusieurs baies vitrées (certaines occultées par des rideaux), donnant directement sur l’extérieur – permettant ainsi aux personnes qui passent de voir (et accessoirement d’entendre) ce qu’il s’y passe. Si elle n’est pas pour ainsi dire centrale dans l’architecture du centre d’accueil, cette salle se trouve néanmoins dans le passage des piétons et des voitures et donne sur plusieurs autres bâtiments – ce qui aura son importance pour la suite de la journée.
 
L’atelier démarre donc par le biais d’une explication de Giacomo qui en présente les différents aspects, mettant notamment l’accent sur le code couleur et les objectifs visés (travailler sur la matière sonore, libérer les éventuelles inhibitions de chacun, créer un espace d’égalité entre musicien·ne·s et non musicien·ne·s, etc…). Étant moi-même impliqué tout au long du dispositif, je ne sais pas tout à fait combien de temps chaque improvisation a duré. La seule chose que je sais c’est que les tours d’improvisation ont cessé une fois que tout le monde avait « cheffé » au moins une fois – certain·e·s répétant l’exercice plusieurs fois.
 
L’atelier débute. Tout le monde semble prendre beaucoup de plaisir à jouer de la sorte. Les remarques des personnes présentes tiennent essentiellement à la difficulté de se remémorer dans l’instant des conventions associées aux cartons colorés (j’ai dû attendre le 4ème ou 5ème tour pour m’aligner « correctement » sur les cartons), aux nuances proposées par le/la cheffe ainsi qu’au plaisir de jouer sur des instruments « exotiques » (la harpe-miroir et le spicaphone particulièrement). Presque chaque « tour » d’atelier se clôt par une discussion sur ce qui vient de se passer, discussion portant essentiellement sur des questions musicales (l’intention des chefs, les nuances etc…). Les premiers ateliers se passent « très bien » dans la mesure où il me semble que la majorité des personnes présentes sont rompues à l’exercice.
 
Durant les improvisations on voit parfois passer des groupes d’adultes, d’enfants, de parents qui pour certains s’approchent discrètement de la salle – feignant pour la plupart ne pas être vus. C’est au gré de ce flux qu’un homme d’une petite quarantaine d’années, accompagné de sa fille d’environ 5 ans se joignent à nous. Assez réservé, il déclare dès le début venir « pour sa fille », qui semble particulièrement heureuse et enjouée au moment où les membres de l’Orchestre National Urbain l’invitent à se joindre à l’improvisation collective. L’enfant participe à plusieurs « tours » d’atelier accompagnée par différentes personnes (qui la mettront sur un fauteuil pour qu’elle puisse jouer sur le Microkorg par exemple ou recadreront son jeu vis-à-vis des cartons colorés) et le père endossera le rôle du chef une fois – en plus de participer à quelques tours d’atelier lui-aussi. D’abord réticent au fait-même de participer (il comptait seulement regarder sa fille), il se joint à nous à la demande de Giacomo et se « détend » peu à peu, sans qu’il témoigne pour autant d’une forme de lâcher prise (que j’interprète par le fait que les participants se prêtent totalement au jeu et qu’ils se trouvent par moments dépassés par celui-ci). Le père et sa fille quittent la pièce après plusieurs tours d’ateliers, visiblement heureux d’y être passés.
 
Une fois la salle fermée nous passons dans la pièce adjacente dans laquelle se tient un atelier d’improvisation au violoncelle et de peinture.

 

2.3    Atelier violoncelle peinture aux Grandes Voisines

 

Karine Hahn, CNSMD de Lyon
 

Joris Cintéro :

L’atelier violoncelle-peinture est dirigé par Selim Penaranda (pour le violoncelle) et une personne (pour la peinture) dont j’ai oublié le nom (dont j’apprendrais par la suite qu’elle remplaçait Guy Dallevet, absent ce jour-là). Il se déroule dans une salle, grande mais assez encombrée de cartons, de peintures, de sculptures et d’objets divers.
 
L’organisation de l’atelier est assez simple. On a d’un côté Selim avec 3 violoncelles (un acoustique et deux électriques amplifiés) et de l’autre l’intervenante peinture avec un ensemble de feuilles, de peinture acrylique, de cartons pour l’étaler et de tenues de protection qui sont visiblement usées – la pièce semble utilisée très souvent pour réaliser des activités de ce genre, en témoignent les nombreuses peintures affichées aux murs et les tâches de peinture dans l’évier. Dans le même esprit que les productions qui suivront le reste de la semaine, ce dispositif consiste dans une interaction entre les groupes qui peignent et les groupes qui font du violoncelle. L’atelier se termine par des improvisations individuelles au violoncelle au départ d’un support peint par l’interprète.
 

Lucien 16’s (Sébastien Leborgne) sur les relations musique et peinture
 
 
L’activité violoncelle dirigée par Selim s’organise toujours de la même manière.

1. Présentation de l’instrument et du dispositif.
2. « Tâtonnement » à l’instrument.
3. Improvisation dirigée avec code couleur. Cette activité nécessite au moins deux personnes
    qui jouent, (dont Selim parfois) et une personne qui dirige.

Selim présente dans un premier temps le violoncelle en jouant quelques notes et soulignant de façon récurrente qu’il n’y a pas de bonne position pour en jouer, que l’essentiel c’est d’être à l’aise en jouant. Dans ce sens, il n’hésite pas à montrer des positions que l’on pourrait qualifier d’hétérodoxes vis-à-vis de la représentation commune du jeu au violoncelle qui est associée à une position dite « classique » (l’instrument se tient entre les jambes, les pieds à terre, le manche de l’instrument reposant sur l’épaule). Il met, à dessein, les pieds sur les bords du violoncelle, montrant qu’il est possible de procéder ainsi pour en jouer. Même chose du côté de l’archet qu’il propose de tenir de plusieurs manières différentes soulignant, comme il le fera plus tard au CNSMDL, que « ça peut se tenir comme une poignée de porte ». Il n’empêche pas, toutefois, les personnes présentes de tenir l’instrument et l’archet de façon « conventionnelle ». Une fois ce « rituel » de présentation accompli, il laisse les participants explorer sur le violoncelle tout en présentant la suite de l’atelier qui consiste en une improvisation avec une autre personne.
 
La personne qui « cheffe » durant l’atelier alterne au fur et à mesure de l’avancement de ce dernier. Le code utilisé est le même que dans l’atelier précédent.
 
De l’autre côté de l’atelier, on trouve la peinture, qui s’organise de façon tout aussi récurrente. L’encadrante présente la tâche à réaliser, c’est-à-dire peindre une toile en s’imprégnant de l’ambiance sonore créée du côté des violoncellistes et ceci à l’aide d’un bout de carton, permettant de réaliser, comme le montre l’encadrante, des formes circulaires pluri-colores. En somme il s’agit de verser quelques gouttes de peinture (une ou plusieurs couleurs) sur la toile, et d’étaler avec le support cartonné la peinture sur une feuille en réalisant des sortes de spirales.
 
Le lien entre les deux parties de l’atelier ne semble pas évident pour tout le monde, en témoignent, lors d’une pause dans le violoncelle où je jette un œil à l’autre partie de l’atelier, certain·e·s peintres ne prêtant aucun cas à la musique (ce qui n’est pas tout le temps vrai puisque les silences trop longs amènent les peintres à parfois gentiment râler de l’absence de musique pour peindre). Je prends quelques photos de l’atelier.
 
L’atelier se termine par une série d’improvisations individuelles sur le violoncelle, réalisées à partir d’un support visuel, c’est-à-dire la peinture réalisée plus tôt dans l’atelier. Personne parmi ceux et celles habitant le lieu ne viendra nous rejoindre durant le dispositif. Nous décidons de faire une pause après une petite heure de travail collectif.
 

Atelier violoncelle aux Grandes Voisines
 

 

2.4    Atelier trombone aux Grandes Voisines

Joris Cintéro :

La pause est l’occasion de s’allumer une cigarette, de boire un peu d’eau et de discuter plus généralement des dispositifs proposés et de l’absence de public. Si l’ambiance est très amicale, je sens tout de même une forme de déception chez les membres de l’Orchestre National Urbain. Je me dis aussi à ce moment-là qu’en effet, mobiliser autant de monde sur deux jours pour si peu de public constitue une perte de temps et d’argent considérable. On disserte un peu sur le lieu, ses défauts (on y serait logé par « ethnie ») et sur le fait qu’en dehors de son esthétique hospitalière, on n’y semble pas si mal accueilli que ça. On mentionne l’existence d’un bâtiment dédié aux femmes seules, public difficile à convier aux activités selon Giacomo, ces dernières ayant vécu des parcours migratoires traumatiques. Tout le monde y va de sa petite anecdote, surtout celles et ceux qui connaissent déjà le lieu.
 
L’après-midi avançant, Odenson Laurent, jeune membre de l’Orchestre National Urbain joue quelques notes au trombone. Ces notes ont l’effet d’un appel. Plusieurs enfants se rapprochent, timidement d’abord puis de façon plus directe ensuite. Ils et elles veulent jouer et nous le font savoir. Giacomo et Sébastien se précipitent pour récupérer les trombones qui avaient été entreposés dans une pièce du bâtiment. La scène donne l’impression qu’on est pris de court, le « public » afflue enfin, il s’agirait de ne pas louper le coche.
 
Les étuis des trombones arrivent et sont posés à la va-vite à terre. Le moment est assez intéressant dans la mesure où nous nous mettons toutes et tous (qui ont participé des ateliers précédents) progressivement à « cadrer » cet atelier qui prend forme. Ici on désinfecte les embouchures à l’alcool, là on montre à un enfant comment s’attrape et se tient le trombone, à côté on fait patienter celles et ceux qui attendent leur tour.
 

Atelier de trombone aux Grandes Voisines
 
Odenson prend la main de l’atelier, parle fort (il faut dire que les enfants sont nombreux et pressés de jouer) et donne à voir comment on souffle dans l’embouchure du trombone. La majorité des enfants y arrivent. Il propose une série d’exercices/jeux où il s’agit d’abord de souffler fort une fois. Les enfants s’exécutent avec succès, rient et réessaient sans attendre l’invitation d’Odenson. Le volume sonore augmente rapidement, les enfants semblent emballés par l’activité. Odenson propose ensuite de jouer avec la coulisse. Certains enfants font tomber la coulisse (il faut dire que dans certains cas, les trombones sont aussi grands que celles et ceux qui les jouent), ce qui entraîne les rires des autres et l’impatience de ceux qui attendent leur tour – certains viennent alors en aide à leurs camarades en tenant la coulisse. Les enfants semblent visiblement très heureux de l’expérience qu’ils viennent de vivre. De nouvelles têtes qui font leur apparition : plusieurs femmes commencent à arriver et certaines se penchent aux balcons pour voir ce qu’il se passe.
 
Rebelote, on nettoie les embouchures, on donne quelques informations aux enfants sur la façon de tenir le trombone (chacun y va un peu de son conseil), on fait patienter celles et ceux qui passeront après, on invite les femmes qui viennent d’arriver à tenter l’expérience. On se partage les rôles pour y arriver : Karine est par exemple invitée à convaincre une habitante des lieux de se joindre à l’exercice, ce qu’elle parvient à faire.
 
Il est intéressant de noter que si en dehors d’Odenson, personne ne « joue » du trombone (du moins personne ne se catégorise comme étant « tromboniste ») tout le monde s’autorise le fait de montrer aux enfants comment on souffle dans l’embouchure, comment réaliser le mouvement des lèvres permettant d’y arriver ou de montrer comment se tient l’instrument – par exemple dans l’entre deux à celles et ceux qui attendent ou directement à celles et ceux qui sont en train de participer à l’atelier.
 
Après plusieurs passages, l’atelier s’arrête et les membres de l’Orchestre National Urbain échangent avec les femmes et les enfants présents pour les prévenir de la journée du lendemain et de la poursuite des ateliers.

 

Photos des Grandes Voisines
 
 
 

Partie III : le projet de Création Collective Nomade au CNSMD de Lyon

3.1    Les réunions dans le cadre du projet

Jean-Charles François :

Avant de commencer les ateliers de chaque journée, l’équipe de L’Orcherstre National Urbain a l’habitude de se réunir afin de (re-)définir le contenu de la journée à venir, à partir d’un bilan des actions qui ont directement précédées.

Giacomo Spica Capobianco et Sébastien Leborgne :

Premier temps, « Réunion d’équipe » :

Le directeur artistique (Giacomo Spica Capobianco) fait un point avec tous les artistes intervenants de l’Orchestre National Urbain. Ces réunions permettent d’évaluer les ateliers collégialement afin de faire évoluer le projet. Ces moments de discussion permettent d’échanger sur les évolutions, les contraintes, les difficultés rencontrées.

Afin de proposer le programme de la journée, un point préalable est prévu et permet de s’adapter aux situations vécues au jour le jour.

Deuxième temps, « Réunion d’équipe avec les stagiaires » :

Chaque matin un moment de discussion est programmé avec tous les stagiaires.

Ce moment et évidemment important étant donné qu’aucun niveau de sélection n’est requis au préalable, autant sur un plan technique que sur un plan social, les stagiaires vont être sujet à travailler collectivement.
Il est important que les uns aillent vers les autres pour une rencontre plus constructive vers une réflexion de création improbable.

L’intérêt est de faire comprendre au stagiaire qu’il est au service du projet au sein d’une création collective.

Tous les ateliers sont filmés.
Il est important d’avoir un support vidéo de chaque atelier afin que tous les membres de l’équipe de l’Orchestre National Urbain découvrent le travail de l’autre. Cela permet de faire évoluer le projet.

Jean-Charles François :

Par exemple, voici la description d’une telle réunion qui s’est déroulée lors de la deuxième journée d’ateliers au CNSMDL, le matin du 19 septembre 2023. Cette réunion regroupe l’équipe de l’Orchestre National Urbain et celle de la Formation à l’Enseignement de la Musique du CNSMDL.
 
Giacomo fait part des problèmes rencontrés au Centre d’accueil des Grandes Voisines. Il semble que les personnels encadrants du centre n’ont pas très bien organisé la venue du l’Orchestre National Urbain. Apparemment peu d’information a été donnée aux réfugiés, en conséquence il a fallu que les membres de l’orchestre se mettent à jouer dans la cour pour accueillir les personnes qui passaient et les inviter à participer. Ce sont surtout des enfants et les mères de ces enfants qui ont participé. En conséquence seulement un réfugié a pu venir participer aux journées de rencontre au CNSMDL. Giacomo résume les objectifs de la journée qui consiste à la possibilité de se prendre en main à partir d’éléments à travailler qui sont nouveaux pour les étudiants. C’est la raison pour laquelle ils n’ont pas le droit d’utiliser leur propre instrument. Pour Giacomo, on n’est pas là pour dicter des comportements mais pour se mettre en situation d’une recherche collégiale en vue de se projeter dans des pratiques à faire avec tout public.

 

3.2 L’atelier « laboratoire sonore » au CNSMDL

Jean-Charles François :

La séance du matin du 19 septembre 2023 se déroule dans la salle de musique d’ensemble qui comporte une estrade. Un large espace sur la scène est organisé avec une série de stations instrumentales (instruments traditionnels, simples instruments construits, instruments électroniques, voix amplifiée) comme décrit ci-dessus. Un espace en dehors de cette estrade est réservé à la danse. Les étudiants sont partagés en trois groupes. Ceux ou celles qui ne participent pas à la performance d’un groupe sont assis par terre ou sur des chaises en dehors de ces deux espaces.
 
La séance commence par un échauffement du corps de 10 minutes animé par Sabrina Boukhenous. Elle est membre de l’Orchestre National Urbain, comédienne, directrice d’acteur et technicienne son-lumière. Son rôle dans l’Orchestre est de prendre en charge le corps en mouvement et le spoken word. L’échauffement se déroule dans la bonne humeur et le plaisir de faire : frottements de mains, exercices de respiration, mettre en action les différentes parties du corps, sauter, etc.
 
La première partie du matin (9h20-10h45) se déroule dans la salle d’ensemble, dans la configuration décrite ci-dessus. Les activités expérimentées lors des différents ateliers qui se sont tenus la veille (le 18 septembre) et qui ont été suivis par toutes et tous, sont maintenant regroupées dans un seul ensemble : jeu sur divers instruments, voix amplifiée et corps en mouvement. Il y a trois groupes d’une quinzaine de personnes qui se succèdent sur l’espace de l’estrade et utilisant aussi l’espace de la danse, pour expérimenter des situations avec une personne dirigeant à l’aide des cartons de couleur. Les temps de séquences de performance varient de 2 minutes à 4 minutes. Elles sont suivies à chaque fois d’une courte période (entre 4 et 10 minutes) pour exprimer des réactions, des sentiments ou proposer des actions, parfois soulever des questions importantes. À chaque fois la direction de l’ensemble et les différents rôles changent librement, les danseurs devenant instrumentistes, la voix parlée est assumée par quelqu’un d’autre, etc.
 

Laboratoire sonore au CNSMDL
 
 
Un des aspects spécifiques du dispositif est la présence des textes écrits lors des ateliers, lus à haute voix à travers le microphone placé sur scène à cet usage. Selon les consignes données par Giacomo, la voix n’a pas à suivre les codes couleur, mais déroule son débit en solo, selon le choix de celle ou celui qui le lit. La difficulté principale est de pouvoir entendre clairement la voix parlée, soit que les protagonistes n’ont pas l’habitude du micro, soit qu’ils manquent d’assurance ou d’énergie, soit encore que le niveau sonore des instruments reste trop fort, le regard porté sur les cartons de couleurs ne permettant peut-être pas une écoute immédiate de ce que font les autres. Giacomo assez tôt dans la séance montre au micro comment la voix doit s’engager plus franchement. Lors de la période de jeu du groupe 3, à un moment donné, il est décidé de ne pas utiliser les codes couleur, mais de se baser uniquement sur la voix avec la nécessité de pouvoir comprendre le texte, la voix devenant le chef d’orchestre. Après avoir essayé cette idée, un court débat a lieu sur des notions d’improvisation : la nécessité de l’écoute, la question des réactions par rapport aux énergies en présence, par rapport aux propositions, l’idée de laisser la place aux autres, notamment au texte. À la fin de cette première partie de matinée, une situation est expérimentée avec 3 personnes à la voix lisant leur texte.
 
La présence des textes, donne à plusieurs reprises l’occasion de soulever la question de l’engagement physique (notamment par Giacomo) et vis-à-vis du sens qu’on met dans le texte. Il est bien sûr très difficile de s’engager de manière immédiate dans une activité qu’on fait pour la première fois, lorsqu’on ne sait pas où cela va mener. Mais la difficulté de l’engagement chez les étudiants provient aussi du fait qu’on n’adhère pas (encore) à quelque chose trop éloigné des valeurs esthétiques qu’on défend au quotidien dans le conservatoire. Les comportements induits par la musique savante européenne écrite sur partition impliquent à la fois un engagement profond des compositeurs dans leurs projets esthétiques, et au contraire un détachement assumé des interprètes appelés à jouer une diversité d’esthétiques. On pourrait dire que dans ce contexte, l’engagement de l’interprète ne se fait qu’au moment de prestation en public, dans une posture où, comme chez les acteurs de théâtre, l’engagement approprié est « joué ». Dans ce contexte, on n’a pas l’habitude de se lancer corps et âme dans n’importe quelle activité sans auparavant avoir pu mener une réflexion à son sujet, l’esthétique n’est donc pas un engagement mais un jeu. L’engagement des interprètes du secteur qu’on appelle « classique » se manifeste surtout vis-à-vis de la manière d’envisager la production sonore et par là, leur identité principale est tournée vers leur instrument ou leur voix. Le corps de l’être humain occidental tend à être déconnecté de la signification, le corps doit construire la signification par le biais de contextes particuliers, avec le risque de ne pas accéder à un état plus fondamental dans lequel le corps assume et croit en sa propre production de signification. Or il existe beaucoup de pratiques musicales (et de danse) où l’engagement des performers n’est pas séparé des conditions de production et où la signification est fondamentale dès le départ, c’est-à-dire à tous les niveaux de compétence. C’est le cas notamment des pratiques musicales de l’Orchestre National Urbain et au sein des actions qu’il mène dans les quartiers défavorisés.
 
Certains étudiants ont décidé d’être présents aux séances, mais de ne pas participer aux pratiques proposées et d’être là en observateurs. C’est une infime minorité, 2 ou 3 parmi la cinquantaine de présents. Giacomo avait bien spécifié qu’il était permis d’avoir cette attitude, qu’il n’y avait pas d’obligation à participer à l’action. Pourtant l’un d’entre eux a rejoint le groupe actif au moment où ont été essayées des improvisations non basées sur les codes couleur et sans la présence d’un chef, en suivant les évolutions d’un texte ou en se laissant influencer par la danse. Il a pris la guitare électrique posée à l’horizontal, l’a accordée selon la norme et s’est mis à la jouer dans la position habituelle du jeu à la guitare.
 
Pour la danse, les termes de « mouvements du corps » sont souvent utilisés pour bien marquer qu’il s’agit d’une part de déplacements libres dans l’espace et d’autre part qu’il n’y a pas une ambition artistique à caractère technique qui empêcherait la participation immédiate de toute personne présente. La danse n’est pas utilisée pendant la première partie du groupe 1, puis petit à petit prend plus d’importance. Très vite on voit la nécessité pour le chef ou cheffe de voir la danse (autant que d’écouter les instruments) pour influencer les décisions de changement de couleur. Avec le groupe 3 (après l’expérimentation de suivre le texte) il est décidé que la musique soit influencée par la danse plutôt que de suivre les codes couleur. Comme dans le cas du texte, cet essai suscite un débat sur les rapports danse-musique : sont abordées les questions de l’imitation en miroir, des conditions de suivi collectif des musiciens, du risque de l’empire d’un domaine artistique sur un autre et de la nécessité d’une communication qui circule. Une idée est proposée : une improvisation où tous ces axes de travail se mélangent.
 
Concernant la présence d’une personne qui dirige avec les cartons de couleur, la pratique effective soulève au fur et à mesure plusieurs questions. Un des aspects importants est qu’à chaque séquence de jeu, il y a une nouvelle personne qui dirige, il n’y a donc pas l’écueil du développement de « spécialistes » de cette activité, et il y a une distribution démocratique des différents rôles. Mais ce dispositif précisément tend à renforcer la représentation générale qu’ont les personnes présentes du pouvoir dominateur du chef d’orchestre. Aussi, ceux et celles qui en assument le rôle, ont tendance à surinvestir le pouvoir qui leur est donné : il ne s’agit pas seulement de montrer des codes couleur et d’indiquer des niveaux d’intensité sonore, il s’agit par des attitudes corporelles exagérées de faire passer des informations aux instrumentistes pour qu’elles soient respectées, on est rapidement dans une situation similaire au « sound painting ». Ce surinvestissement de et sur la personne du chef, résulte dans la domination de l’œil sur l’oreille, avoir à regarder constamment le chef empêche de se concentrer à la fois sur sa propre production et sur l’écoute de la production des autres.
 
La dualité oralité-écriture est un élément très important qui se joue dans le contexte du CNSMD et des formes musicales qui en définissent les contours. Mais l’enjeu paraît tout à fait différent s’agissant de contextes dans lesquels toute personne (quel que soit son niveau de compétences et son origine sociale) peut accéder de manière quasiment immédiate à des pratiques musicales artistiques. Dans ce cas, il convient pour y parvenir de manière convaincante d’inventer des mécanismes très précis. Vers la fin de cette première partie de matinée, Giacomo rappelle le contexte pédagogique du travail en cours : la difficulté est de faire des choses dans des contextes de culture défavorisés, ou dans le cas de la rencontre entre différentes cultures. Comment construire des activités qui dès le début offrent la possibilité de se confronter à des enjeux fondamentaux mais de manière accessible, comment faire construire par celles et ceux qui participent leurs propres situations significatives. L’accès à des comportements actifs priment au début sur toute considération de qualité artistique ou de comportements normalisés. Les codes couleur et la présence d’une personne qui les manipule pour donner une forme à la performance assurent dans tous les contextes un accès rapide à une pratique effective, dans laquelle les enjeux artistiques ne sont pas du tout réglés, mais qui pourtant sont déjà inscrits dans le contenu de l’action.

 

3.3 L’atelier Human Beat-Box

Joris Cintéro :

La journée du 16 septembre (aux grandes Voisines) se clôt par le biais de l’atelier de Sébastien Leborgne (Lucien16), centré sur le Human beat-box. Sébastien est membre de l’Orchestre National Urbain et artiste rap, spoken word.
 
L’atelier se déroule dans une salle à l’intérieur du bâtiment. La salle est particulièrement petite et se trouve dans le passage d’un couloir, en face de plusieurs ascenseurs : il y a un peu de passage.
 
L’atelier mobilise assez peu de matériel : quelques feuilles de papier, une console, un looper, un micro ainsi qu’une enceinte permettant d’amplifier le tout.
 
Sébastien décrit le déroulement de son atelier. Il commence par expliquer le principe du Human beat-box. Pour ce faire, il dessine sur une feuille plusieurs instruments. On voit une grosse caisse, une caisse claire ainsi qu’une cymbale charleston. Il montre directement le son qui peut être associé à chacun des éléments dessinés sur la feuille en les pointant du doigt. Il met ensuite en pratique ce qu’il dit en enregistrant une boucle de beat-box.
 
Par la suite il demande aux participants de l’atelier (qui sont essentiellement des membres de l’Orchestre National Urbain et du CNSMDL) de réaliser une boucle eux-mêmes. Durant les ateliers un groupe de 3 enfants s’arrête pour écouter ce qu’il se passe. Sébastien les invite à essayer à leur tour de produire une boucle avec le looper. Les enfants rient semblent gênés mais s’exécutent néanmoins. Il en profite pour leur demander s’ils sont disponibles le lendemain pour participer à l’atelier. Cet atelier se déroule dans un temps particulièrement limité au regard des précédents, donnant à voir la plasticité du dispositif mis en œuvre par les membres de l’Orchestre National Urbain – ainsi que les difficultés, visiblement, régulières auxquelles se heurte le collectif.

 

Jean-Charles François :

Pendant la deuxième partie de la matinée du 19 septembre (au CNSMDL), j’ai assisté à un atelier de « Human beat-box » animé par Sébastien Leborgne (Lucien 16’s).
 
L’agencement technique du studio au CNSMDL consiste en un micro pour amplifier la voix du soliste, avec une machine qui permet l’échantillonnage des sons produits et la mise en boucle, pour créer des rythmes répétitifs, avec possibilité de superposer les échantillonnages de productions vocales. Plusieurs micros sont à disposition pour pouvoir enregistrer plusieurs voix en même temps.
 
L’introduction par Sébastien définit le contexte de production de rythmes par l’imitation vocale de sons de batterie (beat box) sur lesquels on va pouvoir parler un texte.
 
La première expérimentation concerne l’imitation à la voix de sons de grosse caisse, de charley, de caisse claire, et de les enregistrer pour les mettre en boucle. On crée une boucle sur laquelle les participants peuvent ajouter une autre production vocale pour former une nouvelle boucle.
 
La situation suivante décrite par Sébastien concerne a) l’élaboration d’une boucle rythmique avec 4 vocalistes ; b) puis le placement du texte sur cette structure rythmique. Sébastien dit que les étudiants doivent réaliser cette tâche en complète autonomie, il n’est là que pour répondre à des questions éventuelles. La réalisation de la boucle se fait assez facilement sans qu’il y ait beaucoup de temps pour essayer plusieurs exemples. L’ajout du texte sur la boucle inventée pose plus de problème, car les participants lisent leur texte sans inflexions rythmiques, indépendamment du contenu de la boucle. Sébastien suggère que la boucle qui accompagne le rythme du Human Beat box corresponde au caractère du texte et non l’inverse : « vu que ce texte est un rêve », la boucle doit refléter cette atmosphère.
 
Nouvel essai d’élaboration d’une boucle beat box à cinq voix superposées. Une étudiante dit son texte sur la boucle. Elle tente de faire corresponde son texte au caractère rythmique de la beat box. Sébastien fait remarquer que l’enjeux principal n’est pas de correspondre au rythme de la boucle, mais de « s’imposer sur le rythme ». Le spoken word consiste à ne pas se soumettre au rythme de base, mais d’être guidé par l’émotion juste et vraie. L’étudiante refait la lecture de son texte sur la boucle, mais s’arrête assez vite.
 
Quelqu’un demande s’il est possible de chanter le texte. Réponse de Sébastien : « tu peux faire ce que tu veux ». Une étudiante essaie alors de parler son texte et de le chanter en partie.
 
En observant cet atelier, il apparaît clairement que le problème principal des étudiants du CNSMDL dans ce projet se trouve dans cette activité très nouvelle pour eux et elles d’avoir à écrire un texte et surtout de le parler avec un accompagnement rythmique.
 

Atelier Human beat box au CNSMDL
 

 

3.4 Restitution du travail des ateliers dans la cour du Conservatoire.

Jean-Charles François :

Dans l’après-midi du 19 septembre, une restitution du travail réalisé dans les ateliers a été proposée à l’ensemble de la communauté du CNSMDL, dans la cour intérieure juxtaposant la salle de concert. Un dispositif de diffusion des sons amplifiés avait été installé et l’espace était organisé de manière similaire à ce qu’on avait eu dans la salle de musique d’ensemble, une combinaison regroupée d’instruments autour d’une voix, un espace pour les mouvements de danse et les productions de peinture exposées à même le sol. Le public (peu nombreux en dehors des participants eux-mêmes) était assis sur les marches devant le bâtiment de la salle de concert.
 
Les trois groupes proposent des performances dans lesquelles il y a des musiciens, des danseurs et des « déclameurs » de texte avec souvent un changement de rôle au milieu. Dans l’attitude des performers, il y a un effet de compensation du fait que la production encore trop expérimentale ne correspond pas aux critères d’excellence artistiques en usage au CNSMD. Il s’agit semble-t-il de montrer a) le plaisir de faire une activité non conventionnelle, b) d’accentuer le côté énergique de l’expérience, c) de montrer qu’on est dans une situation de divertissement dans laquelle on peut se contenter de n’être engagé qu’à moitié et d) parfois de faire ressortir le caractère ironique par rapport à cette situation d’inconfort. Il n’y a pourtant aucune agressivité dans ces attitudes vis-à-vis de ce qui a été proposé, mais plutôt un problème de positionnement vis-à-vis de la communauté dans laquelle la restitution est proposée.
 
Dans le groupe 2, un chef très « compositeur » développe une forme qui met en scène des éléments dans une sorte de narration qui permet au texte d’émerger. Grâce à ce savoir-faire « maison », on se rapproche plus de ce qui pourrait éventuellement être accepté par l’institution comme artistiquement valable.
 

Restitution dans la cour du CNSMDL
 
 
Lors de cette restitution, à un moment donné, une professeure du CNSMD est venue dans la cour pour manifester avec véhémence son désaccord avec ce qui était proposé et notamment le niveau sonore de l’amplification qui l’empêchait de faire cours.
 
En dehors de l’équipe de la FEM, partenaire du projet, aucune représentation de la direction du CNSMD n’était présente lors de cette restitution. Le directeur est pourtant très favorable au développement de ce type de projet.

 

3.5 Journée de bilan du projet le 10 octobre au CNSMD de Lyon

Jean-Charles François :

Une journée de bilan du projet a été organisée au CNSMD de Lyon avec les personnes qui ont participé en tant qu’encadrants du projet et les étudiants de la FEM.

 

A) Réunion de bilan des encadrants de l’Orchestre National Urbain/Cra.p
et du CNSMD de Lyon

La matinée a commencé avec une réunion de l’équipe d’encadrants, pendant que les étudiants et étudiantes se sont réunies séparément dans des petits groupes 4 ou 5 pour préparer ce qu’ils allaient dire lors de la séance générale de retour d’expérience. Étaient présents à la réunion de l’équipe : pour le Cra.p, Giacomo Spica Capobianco et Sébastien Leborgne ; pour le CNSMD Karine Hahn, Joris Cintéro, Guillaume Le Dréau ; et moi-même, Jean-Charles François en tant qu’observateur extérieur pour PaaLabRes.

Voici en vrac les questions posées lors de la réunion :

  1. Quels sont les aspects formatifs du projet pour les étudiants et à travers quelles problématiques ?
  2. Quels sont les enjeux du projet ?
  3. Penser l’après projet : d’autres partenariats avec l’Orchestre National Urbain ou d’autres cadres ?

Les étudiantes et étudiants ont eu à se confronter de manière pratique à des enjeux musicaux pensés dans une continuité avec des contextes sociaux et politiques. Ils et elles ont dû manipuler, fabriquer des sons dans des situations de transversalité et de transdisciplinarité, c’est-à-dire en se confrontant à des matériaux musicaux inconnus, à envisager des pratiques impliquant plusieurs domaines artistiques simultanément, et à rencontrer des cultures différentes de leur environnement social et artistique. Leurs représentations esthétiques ont été remises en question par ces diverses approches. Les aspects pédagogiques du projet étaient centrés sur l’expérimentation de pratiques musicales ouvertes à tous et toutes quelles que soient les capacités, sur l’invention de dispositifs en vue de la rencontre avec l’altérité. Les deux questions essentielles ont été : comment faire faire de la musique ensemble avec tout public ? Et qu’est-ce que c’est exactement de monter un projet dans des lieux et des circonstances déterminés ?
 
Deux réflexions critiques apparaissent dans le cours de cette réunion :

  1. Le problème de la valse des étiquettes prévalentes dans chaque milieu culturel qui classifient une fois pour toute les pratiques, soit pour les porter aux nues, soit plus souvent pour les considérer comme non digne d’intérêt, soit encore pour les rationnaliser pour mieux les contrôler dans l’ordre dominant des choses. Comment dans les rencontres transversales, trans-esthétiques, envisager des situations où une certaine indétermination des matériaux va pourvoir faire émerger des terrains esthétiques nouveaux et communs aux diversités en présence ?
  2. Le problème du tourisme intellectuel et artistique est prévalent aujourd’hui dans beaucoup de programmes d’enseignement supérieur au nom de l’accès à la diversité du monde. Les expériences de cette diversité se multiplient dans le cours d’une formation sans qu’il y ait assez de temps pour approfondir les contours d’une seule situation. L’enrichissement culturel va souvent de pair avec une incompréhension des enjeux majeurs des diverses pratiques. Comment dans des situations de temps limités sortir de cette difficulté ?

L’Orchestre National Urbain a comme cahier des charges le « tutorat », il est ouvert en permanence à des demandes de formation et de développement de projets ou de lieux.

 

B) Bilan avec les étudiantes et étudiants du CNSMD

Chaque groupe d’étudiants présente tour à tour les conclusions de leur réflexion. Le groupe d’étudiantes et étudiants ayant été présent aussi à l’Université Lyon II prendra la parole en dernier. Dans l’ensemble la tonalité des retours est en très grande majorité très positive, les objectifs artistiques, sociaux et politiques d’une telle action sont bien compris et les mises en pratiques ont été vécues de manière significative. Voici les différents éléments qui ont été exprimés :

  1. L’idée de désacraliser l’instrument de musique. L’instrument n’est plus considéré comme une entité spécialisée, mais plutôt comme un objet comme un autre susceptible de produire des sons. L’accès immédiat de tous à la production sonore permet une mise en situation de tous les enjeux présents dans la pratique musicale, que ce soit du côté des techniques de production que des questions artistiques. La nécessité de produire une musique à partir de matériaux qu’on ne maîtrise pas au premier abord permet de sortir des logiques d’expertise et met tous les participants à un niveau égal de compétences. Pour un des étudiants, on est proche des démarches de l’art brut et de Fluxus. Cela devrait permettre les rencontres effectives entre participants d’origine différente. Les instruments bricolés (ou le bricolage des instruments) permettent d’envisager une façon différente de considérer la matière sonore, le timbre, l’utilisation de sons généralement considérés comme étrangers au monde de la musique.
  2. Déclamer un texte avec les instruments. Cet aspect est sans doute l’élément le plus difficile à réaliser pour des spécialistes de musique instrumentale. Le « Human beat-box » est vécu comme l’activité qui suscite le plus l’invention de matières sonores par le biais de simples rythmes.
  3. L’improvisation à partir de consignes simples à réaliser. C’est ce qui rend possible d’être maître de sa propre production. C’est un moyen de s’approprier l’improvisation de manière décomplexée. Cela crée une dynamique de la production immédiate découplée des préoccupations de ne jouer que ce qui est complètement maîtrisé.
  4. Les logiques de l’amplification sont ce qui est le plus mal connu des étudiants du CNSMDL, cette première approche a été très appréciée.
  5. Le rôle de la direction d’orchestre : il faut oser assumer ce rôle pour contrôler la forme générale d’une improvisation, dans les perspectives de construire une composition instantanée. Pour une partie des étudiants/étudiantes, la présence du chef est un obstacle à l’improvisation qui implique une responsabilité individuelle et demande à être abordée de manière moins urgente pour permettre l’établissement de dialogues sans passer par l’autorité du chef ou de la cheffe.
  6. L’idée de faire des choses immédiatement avant toute réflexion est un élément important des pratiques qui ont été proposées. Il y a l’urgence de se mettre à faire des choses sans se poser de questions, de faire ce qu’on ne maîtrise pas encore avant d’envisager les moyens à employer pour y arriver.
  7. Un aspect important du projet est d’encourager la participation du public, comme ce qui s’est passé à la fin du concert de l’Orchestre National Urbain (à l’Université Lyon II) où tout le monde s’est mis à danser dans l’amphithéâtre de l’Université.

Parmi les problèmes soulevés par le projet, certains ont noté une organisation du temps qui a paru parfois trop lente et parfois trop courte. L’ennui ou la frustration est à l’origine d’une certaine fatigue. Il y a une inquiétude au sujet de la notion de « travail », induit par cette situation d’immédiateté du faire qui peut instiller l’idée d’une dévaluation très forte de la notion d’art. Une étudiante fait part de sa frustration devant les niveaux d’amplification trop forts et l’absence de sons consonants, qui résultent en une grande fatigue chez elle. Plusieurs personnes ont noté l’absence de relations entre l’atelier de peinture et la musique.

Le problème de la restitution dans la cour du Conservatoire a fait l’objet d’un vif débat. La situation allait complètement à l’encontre de la culture dominante de l’institution vis-à-vis d’une grande exigence d’excellence dans toute prestation. En plus la restitution utilisait des moyens de production musicale très peu en usage au sein de l’institution, dans un style indéfini par rapport aux contextes en vigueur. Les niveaux d’amplification rendaient impossible d’ignorer cet évènement dans les moindres contours du Conservatoire. Les étudiants étaient donc placés devant l’obligation de faire quelque chose qui allait entrer directement en conflit avec la communauté alentour et qui risquait de les disqualifier. Beaucoup des participants se demandent si cette idée de restitution était vraiment nécessaire à la conduite générale du projet. Les étudiants ont dû faire face aux nombreux commentaires ironiques de leurs collègues présents à la restitution. Une phrase a été retenue à ce sujet : « Les ploucs de la cour ! ». D’autre termes avaient été prononcés comme celui de « dégénérés » aux connotations historiques plus inquiétantes. Une médiation était peut-être nécessaire auprès du public avant la restitution en vue d’expliquer la situation et son contexte pédagogique.
 

Joris Cintéro, CNSMD de Lyon
 

Dans les réponses apportées par les membres de l’encadrement du projet la nécessité de rendre public une activité peu commune dans les pratiques du Conservatoire reste d’une importance capitale, ce n’est pas une question générale qu’il conviendrait de balayer sous les tapis de l’anonymat, mais quelque chose qui a besoin d’être mise « sur la table » des réflexions actuelles sur l’art et de sa transmission à tous les publics.

Pour Giacomo la restitution au CNSMD n’était pas prévue au départ, mais l’impossibilité d’avoir tous les étudiants présents à Lyon II pour la restitution générale du projet a changé la donne. Il comprend la frustration des personnes présentes au niveau « art », mais il convient de déplacer le problème du côté de la légitimité des activités proposées. Pour lui, la question est de savoir comment les institutions d’enseignement de la musique vont mettre en place des dispositifs en vue d’ouvrir leurs activités à des personnes n’ayant aucun accès aux pratiques. Il fait remarquer que le problème le plus évident dans son travail au sein des diverses institutions dans lesquelles il développe ses projets, c’est l’attitude souvent négative des personnels de l’encadrement, professeurs, animateurs, travailleurs sociaux, etc. Ceux-ci défendent leur pré carré et ont souvent une attitude qui consiste à penser que les personnes placées sous leur autorité doivent se plier à leur propre mode de pensée. S’ils ne sont pas impliqués directement dans le projet, le déroulement du projet est fortement menacé. La connaissance effective d’un projet par l’institution d’accueil dans sa totalité est un élément essentiel pour commencer à faire vivre une idée.

Karine Hahn rappelle qu’il y eu d’une part une visite de Giacomo l’année d’avant la réalisation du projet a été l’occasion de présenter en détail les contours et enjeux du projet, d’autre part une page de présentation du projet et de ses objectifs a été distribuée peu de temps avant sa réalisation. Dans un contexte où souvent les personnes impliquées ne comprennent pas de la même manière les termes d’un projet, ou même il peut arriver qu’elles comprennent exactement le contraire de ce qui est proposé, toute médiation semble peu utile pour éviter l’expression conflictuelle. Ce qui compte par contre, c’est l’affirmation par l’action d’une légitimité.
 
Joris Cintéro souligne la difficulté qu’ont les institutions à questionner par des enquêtes leurs propres manières de fonctionner, notamment en matière de recrutement des personnes présentes. La dernière enquête sur la composition sociale des étudiants du CNSMD de Lyon date de 1983[1], elle a montré qu’il y avait la présence de 1% d’enfants d’agriculteurs et 2,8% d’ouvriers, etc.

La question de la restitution s’inscrit dans les divers contextes de difficultés par rapport à l’administration générale des institutions et aux personnes qui y travaillent.
Une étudiante présente à l’Université Lyon II note qu’au début du premier jour, personne n’était présent disposé à travailler avec l’Orchestre National Urbain, il n’y avait pas eu de publicité de la part de l’institution d’accueil, pas de soutien. Il a fallu faire des efforts immenses pour rameuter 5 personnes disposées à s’impliquer.
Pour Giacomo, la résistance de l’Université dans ce projet est évidente, il n’y a pas de professeurs impliqués, rien n’avait été fait pour faciliter les choses. On a l’impression que parce que ça ne coûte pas d’argent, il faut que ça se casse la gueule. Le soir du premier jour se pose la question de savoir s’il convient de continuer le lendemain. La réponse est définitivement qu’il faut absolument continuer, il faut persister et jouer avec la situation.
Pour Joris, 5 ou 6 participants sur 29500 étudiants on est loin du compte dans le domaine de la culture.
 
Sébastien Leborgne décrit en détail le fonctionnement des Grandes Voisines, avec la présence de 415 réfugiés hébergés, beaucoup de femmes et d’enfants.
Karine décrit le démarrage aux Grandes Voisines : tout est prêt à 10 heures du matin, le setup technique est en place, l’équipe prête à travailler, mais personne n’est là pour participer. Mais cette préparation garantit d’être pris au sérieux, l’équipe est là, devant personne, avec le même sérieux que s’il y avait des gens présents. Petit à petit les gens passent par là, ça se met en branle, ça existe, ça marche de toute façon.
 
Dans le courant de l’après-midi, une vidéo de 11 minutes montre de manière fragmentée ce qui s’est passé aux Grandes voisines. Un des segments qui frappe particulièrement est un quatuor de trombones composé de trois enfants et une mère jouant et en même temps évoluant dans des mouvements corporels d’une grande cohérence collective.
 
Dans les diverses réponses aux préoccupations des étudiants par les personnes de l’encadrement du projet, on notera les choses suivantes :

  1. Concernant la question de la nécessité d’un faire immédiat rapidement mis en place, au prix d’un contrôle de qualité, Giacomo souligne que la plupart du temps, les projets qu’il mène dans les différents contextes se déroulent dans des temporalités très limitées, le passage du groupe est souvent éphémère. Ici le faire doit absolument précéder la théorie.
  2. La question du long terme est abordée en mettant l’accent sur l’existence du Cra.p comme centre de pratiques, comme lieu de formation permanente, avec aussi l’objectif de permettre à des personnes issues des quartiers défavorisés d’accéder à des programmes diplômants d’enseignement supérieur.
  3. Le choix des instruments utilisés fonctionne sur deux plans : d’une part, il faut permettre une première approche pratique de jeu sur des instruments réputés pour demander des années de travail ; jouer de manière immédiate du trombone et du violoncelle peut susciter l’envie d’apprendre à jouer ces instruments sérieusement. Et d’autre part donner aussi accès à des matériaux qu’on peut manipuler facilement au premier abord. Giacomo donne l’exemple de la guitare électrique à six cordes qui nécessite de montrer comment on en joue, alors que le « spicaphone », instrument qu’il a construit avec une seule corde donne un accès plus immédiat à une pratique effective.

Au sujet de l’accès de tout public aux pratiques musicales, Giacomo rapporte l’histoire d’une mère, lors d’une performance donnée par son fils, qui pleure en disant « je ne savais pas que mon fils pouvait avoir le droit de faire de la musique ». Dans des pans entiers de population, les gens pensent que l’accès à des pratiques artistiques leur est complètement interdit. La question des droits culturels est essentielle. Karine remarque le manque de lieux ouverts aux pratiques : où sont les espaces existant hors « formations structurées » ou écoles spécialisées dont l’accès est limité ? En dehors du Cra.p, il y a un manque crucial.
 

Photos du projet au CNSMDL
 

 
 

Partie IV : Le projet de Création Collective Nomade
à l’Université Lumière Lyon II

4.1 Matinée du 21 septembre à L’Université Lyon II

Jean-Charles François :

La session du matin du 21 septembre 2023, se déroule au sein de l’Université Lumière Lyon II (sur les quais du Rhône) dans l’espace où sont exposées des œuvres d’art dans le cadre de la Biennale Hors Norme et dans le grand amphithéâtre.
 
Étant donné les difficultés rencontrées aux Grandes voisines, au dernier moment 20 réfugiés adolescents (tous masculins) du Centre d’hébergement du 1er arrondissement de Lyon ont pu venir participer à cette matinée et à la restitution du lendemain en fin d’après-midi. Ils ne pouvaient être là que pendant une heure et demie (10h.-11h.30) étant donné les règles strictes du Centre concernant les repas. Trois étudiantes et un étudiant du CNSMD étaient présents de manière volontaire. Des étudiants de Lyon II et des visiteurs de l’exposition de la BHN pouvaient participer aux ateliers, mais cela a été un phénomène très marginal. Giacomo m’a fait part de ce qui s’était passé la veille (le 20 septembre), où un certain nombre d’étudiants de l’Université Lyon II avaient participé aux ateliers, au gré de leur passage dans la salle d’exposition. Ceci malgré le fait qu’aucune publicité n’avait été faite auprès des étudiants. Leur participation dépendant de leur passage dans l’espace des activités et de leur intérêt éventuel pour ce qui était proposé.
 
C’est un aspect qui arrive souvent aux actions menées par Giacomo et l’Orchestre National Urbain : s’ils sont souvent invités officiellement à développer leurs projets dans une institution, des obstacles ne manquent pas de se manifester de la part des personnels internes à l’institution. Les raisons de ce manque de coopération s’expliquent soit parce que ce qui est proposé vient empiéter sur des prérogatives installées, soit qu’on ne voit pas d’un bon œil la présence de personnes étrangères à l’institution (ou à son public habituel). Dans tous les cas, l’attitude de l’Orchestre National Urbain est de s’installer dans un espace donné et de susciter l’intérêt des personnes qui s’y trouvent ou qui passent par là.

 

4.2 Les ateliers

Jean-Charles François :

Étant donné le temps limité par la présence des jeunes réfugiés, l’organisation des ateliers a été limitée à 15 minutes. Cela permettait à 5 groupes de participer à 5 ateliers l’un après l’autre, puis un regroupement général des participants dans l’amphithéâtre de 15 minutes. Cette organisation n’a pas été complètement réalisée dans le temps imparti, chaque groupe n’a participer en fait qu’à 4 ateliers (parmi les 6 proposés) avant la séance dans l’amphithéâtre.
 
6 ateliers proposés étaient (comme au CNSMD):

a. Danse.
b. Violoncelle.
c. Trombone.
d. Beat box.
e. MAO.
f. Laboratoire sonore.
g. Peinture.

 

Ateliers à l’Université Lyon II (MAO, Human beat box, violoncelle)
 

Les ateliers se déroulaient dans le grand espace de l’exposition BHN et dans deux espaces adjacents. Le principe était exactement le même que celui décrit plus haut, avec pratique immédiate des matériaux et utilisation des codes couleur. Il s’agit des mêmes mises en situation déjà décrites auparavant, inutile donc de les décrire en détail.
 
Du fait du temps limité et du nombre déséquilibré entre le groupe du Centre d’hébergement et les autres participants, peu d’interactions entre les différents publics ne pouvaient avoir lieu lors de cette matinée. Certains groupes n’étaient composés que de membres du groupe de réfugiés. Dans le cas de l’atelier peinture, j’ai pu observer une situation de deux grandes feuilles de papiers juxtaposées sur lesquelles dessinaient deux groupes complètement séparés : le premier groupe n’était composé que de réfugiés masculins noirs Africains, le deuxième seulement d’étudiantes blanches Françaises.
 
La situation de disponibilité limitée du groupe du Centre d’hébergement demandait absolument que la matinée soit centrée principalement sur l’accueil approprié et l’organisation des activités des réfugiés, les autres participants ayant eu d’autres opportunités de participer dans des temps plus longs à tous les ateliers et situations de performance en grand groupe. De ce point de vue, le dispositif proposé a remporté un très grand succès auprès du public visé. Les réfugiés se sont engagés dans les diverses mises en pratique proposées dans les ateliers avec un grand intérêt et une énergie considérable. Une des forces de l’équipe de l’Orchestre National Urbain/Cra.p est la capacité à s’adapter de manière immédiate à toutes les situations possibles, à faire face aux aléas des réalités techniques, institutionnelles, humaines, à contourner tous les obstacles sans pour autant mettre les personnes dans la situation de ne pas respecter les règles clairement établies et sans compromettre la façon d’envisager leurs propres pratiques.
 

Atelier trombone à l’Université Lyon II
 

 

4.3 L’atelier « Laboratoire sonore » dans l’amphithéâtre à l’Université Lyon II

Jean-Charles François :

Le regroupement de tout le monde dans l’atelier « Laboratoire sonore » animé par Giacomo Spica Capobianco dans le grand Amphithéâtre, dans une situation tout à fait similaire à celle décrite dans la journée du CNSMDL, a été l’occasion d’observer plusieurs nouveaux phénomènes. Si le système des codes couleur a très bien fonctionné pendant cette matinée comme élément commun à tous les ateliers, son utilisation dans le regroupement des diverses activités dans l’amphithéâtre a été moins évidente. On avait là affaire à des représentations culturelles différentes : on peut spéculer que contrairement aux étudiants du CNSMDL, les jeunes Africains avaient rarement fait l’expérience d’un travail avec un chef d’orchestre. La plupart d’entre eux jouaient sans prendre en compte les indications données par les codes couleur, le plaisir d’une activité très nouvelle les centrait sur leur propre production. Par contre, certains d’entre eux ont éprouvé un grand plaisir à se trouver dans le rôle du chef, dans l’idée de pouvoir en quelque sorte sculpter la pâte sonore. Dans le cas d’un très jeune réfugié qui a dirigé à deux occasions (sur les deux jours), on a pu observer un progrès certain dans sa manière de déterminer la forme de la prestation. Les pratiques visuelles de respect d’une organisation écrite ne sont pas forcément présentes dans les représentations qu’on peut avoir des pratiques musicales. Comment résoudre la rencontre de la diversité des conceptions de la communication orale (aurale) et de sa structuration éventuelle par des représentations visuelles ?
 

Laboratoire sonore à l’Université Lyon II
 
 
A l’issue de cette matinée, Giacomo invite les réfugiés à revenir le lendemain pour la restitution à 17 heures (ils ne pourront rester au concert de l’Orchestre National Urbain car ils doivent impérativement être rentrés dans le Centre à 20 heures). Giacomo au vu des aspects très positifs de la matinée exprime en privé, l’idée qu’il faut absolument proposer au Centre d’hébergement de continuer à faire un travail régulier avec les jeunes résidents, même si le temps de résidence de toutes personnes dans ces centres reste très limité.
 

Guy Dallevet, Artiste plasticien, « La Sauce Singulière », Biennale Hors Normes
 

 

4.4 La restitution à l’Université Lumière Lyon II

Jean-Charles François :

La restitution du travail des divers ateliers a eu lieu le 22 septembre à 17 heures, dans le grand amphithéâtre de l’Université « Lumière », Lyon II.
 
La grande majorité des jeunes du Centre d’hébergement sont revenus, mais ils doivent impérativement être de retour avant 20 heures. Les mêmes 3 étudiantes et 1 étudiant du CNSMD sont activement présents. Un nombre indéterminé d’autres participants, étudiants de Lyon II ou visiteurs, observateurs sont aussi là, pas forcément en tant que participants aux performances. L’équipe de l’Orchestre National Urbain est là : Giacomo Spica Capobianco, Lucien 16s, Sabrina Boukhenous, Selim Penaranda, Odenson Laurent et David Marduel. Karine Hahn, Joris Cintero, Noémi Lefebvre et Guillaume Le Dréau sont présents représentant l’équipe de la FEM du CNSMD. Certaines de ces personnes faisant partie de l’encadrement du projet participent aussi de temps en temps aux performances. Guy Dallevet est présent en tant qu’animateur des ateliers de peinture et représentant la Biennale Hors Norme en tant que président de l’association organisatrice La Sauce Singulière.
 
8 groupes différents présentes 8 performances selon la même organisation de stations instrumentales des ateliers regroupés, la présence de chefs et cheffes qui tournent constamment, et le principe des codes couleur.
 
En observant le déroulement de cette restitution, plusieurs questions viennent à l’esprit. On peut se demander si une telle mise en situation devant un public a sa raison d’être ? Et ceci à la suite aussi de la restitution des ateliers dans la cour du CNSMD et de la question de présenter des choses imparfaites en gestation, de se mettre en porte-à-faux par rapport aux exigences du spectacle vivant professionnel. Il y a pourtant des raisons importantes à publier, à rendre compte ce qu’on fait : non seulement l’objectif principal des ateliers est directement lié à une pratique qui n’a de sens que dans une présentation publique, mais l’acte de rendre public une activité donnée détermine qu’elle n’est pas laissée dans le secret des salles d’atelier, qu’elle est offerte au regard critique de tous, il s’agit de mettre cartes sur table. C’est ce qui différencie l’éthique de l’enseignement du service public des possibles dérives sectaires du privé.
 
La restitution n’est pas la simple répétition du travail d’atelier. D’autres enjeux se font jour à cette occasion :

  1. L’idée même de présenter quelque chose en public recentre l’attention des participants sur la nécessité d’un engagement et d’une présence particulière sur scène.
  2. La répétition du même mais dans un contexte différent avec des enjeux plus étoffés change les conditions de la prestation et l’enrichit considérablement.
  3. La situation favorise aussi de manière subtile les rencontres et échanges entre les divers groupes en présence, parce que l’attention des performers est partiellement libérée des contingences purement matérielles.

Restent deux questions liées au dispositif des codes couleur :

  1. Est-ce que la situation d’un ensemble (orchestre ?) dépendant des instructions d’un chef est favorable à l’engagement personnel, ou bien est-elle l’occasion au contraire de se cacher dans la masse ?
  2. Les codes couleur peuvent empêcher la recherche d’autres solutions temporelles et organisationnelles, notamment dans la recherche de continuités de textures et de micro-variations.

Ces questions sont générales et ne s’appliquent peut-être pas de manière immédiate à un projet aussi limité dans le temps et impliquant des groupes aussi radicalement différents.
 
Après la restitution et avant le concert de l’Orchestre National Urbain, un pot a été offert dans la salle d’exposition de la BHN, malheureusement sans la présence des jeunes réfugiés.

 
 

Partie V : Le cadre esthétique de l’idée de création collective

 

Karine Hahn, CNSMDL de Lyon
 

Jean-Charles François :

L’idée de création collective est au centre du projet de l’Orchestre National Urbain : pour que la création collective puisse devenir une réalité dans les groupes hétérogènes en termes d’origines géographiques, sociales et culturelles, il faut absolument éviter qu’un groupe particulier dicte aux autres ses propres règles et conceptions esthétiques. Il convient plutôt de trouver des contextes dans lesquels les différentes personnes présentes ne puissent pas se baser exclusivement sur leurs pratiques usuelles. Par exemple, les musiciens ou musiciennes accomplies (comme dans le cas des étudiants du CNSMDL) ne doivent pas utiliser leurs propres instruments, afin de se mettre dans une situation d’égalité vis-à-vis de celles et ceux qui n’ont jamais fait de musique. Et pour donner un autre exemple, les personnes issues d’autres sphères géographiques extra-européennes ne doivent pas utiliser des chants ou des modes de jeu provenant de leur propre tradition.
 

Joris Cintéro, CNSMD de Lyon
 

Joris Cintéro :

Plusieurs remarques peuvent être formulées à ce sujet. Tout d’abord, une première liée aux nombreuses « prises »[2] qu’offre le dispositif[3] aux participants et participantes particulièrement lorsqu’ils et elles n’ont pas l’habitude de jouer de la musique. Dans le cadre d’une intervention comme celle de l’Orchestre National Urbain et dans ces circonstances, on peut considérer que ce qui est prévu initialement, et notamment les ateliers, est constamment mis à l’épreuve[4] de ce qui arrive (des lieux peu adaptés, des personnes déjà présentes réticentes et bien entendu des personnes souhaitant participer quand ça leur chante). À ce titre, ce court moment montre à quel point ce dispositif parvient à surmonter l’« épreuve » de son public. En effet, la nature de l’instrumentarium (qui renvoie difficilement à un « connu » antérieur et aux effets symboliques qu’il peut véhiculer), l’absence de codes esthétiques préalables (qui suppose leur connaissance et/ou leur maîtrise), de manières de faire prescrites (tenir son instrument de telle ou telle manière) et la simplicité d’un code couleur accessible aux personnes voyantes permet à celles et ceux qui participent d’élargir, autant que possible, leur nombre, en cours de route et moyennant seulement la présentation du code couleur. Dans les circonstances d’un lieu où le passage des personnes semble être la norme (en dehors des enfants, peu de personnes semblent stationner à l’extérieur), la plasticité du dispositif constitue sa force principale.
 
Autre remarque, celle du « cadrage » du dispositif par les membres de l’Orchestre National Urbain. Je fais ici l’hypothèse qu’une des conditions de félicité de l’action des membres de cet ensemble repose sur un enjeu majeur de distinction vis-à-vis des autres acteurs en présence. Cet enjeu semble important dans la mesure où, s’il existe véritablement des tensions entre les résidents d’un lieu tel que les Grandes Voisines et les travailleuses et travailleurs sociaux y officiant (comme on l’apprendra à plusieurs reprises pendant la journée), l’Orchestre National Urbain a tout intérêt à marquer sa distance vis-à-vis des dernier.es, et ceci de plusieurs manières. Il m’a semblé, au moins dans les discours et dans les manières d’agir une volonté de se singulariser via le type de « culture » dont il est fait la promotion (qui s’oppose à la chanson française promue par le personnel des Grandes Voisines), dans les manières d’investir les lieux (sans grand succès), dans les manières de s’adresser à autrui (en manifestant une forme de convivialité, qui sans être surjouée, constitue une manière de faire de la totalité des membres de l’Orchestre National Urbain que j’ai pu observer).

Jean-Charles François :

Pourtant, dans l’espace d’exposition de la BHN à l’Université Lyon II, à un moment donné informel du matin s’est déroulé un évènement intéressant :

Était exposée dans cet espace une sculpture sonore fait d’instruments de percussion et d’objets métalliques divers actionnés par un système mécanique automatisé. La sculpture était capable de développer une musique très rythmée d’une durée de 45 minutes sans répétitions de séquences. Un groupe de 5 ou 6 réfugiés s’est placé devant cette sculpture et en même temps que la musique qu’elle déroulait ils se sont mis à chanter et danser des musiques qu’ils connaissaient de leur tradition, pendant une séquence d’une dizaine de minutes.

Cette situation suscite trois commentaires par rapport à l’idée d’éviter ses propres habitudes culturelles dans des perspectives de pouvoir travailler avec n’importe qui d’autres dans l’élaboration collective d’un acte artistique :

  1. Il s’agit d’une situation spontanée qu’il ne faut surtout pas empêcher.
  2. La situation implique la confrontation à égalité de deux pratiques esthétiques différentes (la musique produite par une machine, la musique traditionnelle des réfugiés Africains) pour produire un nouvel objet esthétique qui procède des deux et qui les combinent.
  3. Le principe de situations évitant les pratiques instituées dans différents groupes pour créer un contexte d’égalité devant l’inconfort de l’inconnu s’applique aux rencontres initiales entre groupes hétérogènes, mais n’exclut pas forcément d’autres situations pratiques qui peuvent se développer par la suite.

 

Jean-Charles François, percussionniste
 
 

Conclusion

Jean-Charles François :

Dans une société de plus en plus fragmentée en microgroupes qui affirment leur identité de manière forte, souvent à travers la disqualification des autres, toute tentative de trouver des médiations entre des univers apparaissant comme incompatibles doit faire face à des difficultés assez considérables. Pourtant la clé de la paix sociale se trouve dans les actions qui mettent en présence dans un même lieu, dans une même temporalité, et dans la même tâche à réaliser, des groupes dont les différences sont radicalement opposées. Dans ce genre de situation, il ne s’agit pas de nier les identités, mais de les ouvrir à la possibilité d’accueillir des personnes extérieures en reconnaissant les termes de leur mode d’existence, de trouver les situations de travail qui réunissent les différences. Il ne s’agit pas non plus de créer des formes artistiques passe-partout, clé en main, qui contenteraient les exigences de tout public, dans un bonheur olympique universel. Il s’agit au contraire de confronter dans des rituels les conflits fondamentaux pour les rendre manifestes et les traiter dans des pratiques communes qui ne prétendent pas les résoudre, mais qui les mettent en jeu (en entrejeu) pacifiquement.
 
Les actions menées durant l’automne 2023 conjointement par le Cra.p et l’Orchestre National Urbain, le département de la FEM au sein du CNSMD de Lyon, et l’Université Lyon II dans le cadre de la Biennale Hors Norme, correspondent tout à fait à cet idéal de faire se rencontrer des mondes différents. Le dispositif imaginé pour y parvenir se base sur trois conditions qui se combinent : premièrement une manière de structurer les pratiques permettant un fonctionnement immédiat commun à toute personne présente : instruments, matériaux, domaines d’action, codes-couleurs ; deuxièmement, cette structuration permet l’ouverture sur une liberté individuelle : improvisation, textes ; et troisièmement les mises en pratique sont conçues en vue de mettre tout le monde sur un plan d’égalité : situations pensées hors des rôles spécialisés, avec l’impossibilité d’utiliser les savoir-faire techniques acquis.
 

Giacomo Spica Capobianco, directeur du Cra.p
 
 
Ceux et celles qui se lancent effrontément dans l’aventure d’établir des points de rencontre entre des groupes humains qui soigneusement évitent de se côtoyer sont bien téméraires. Ils doivent inventer des moyens de mettre en œuvre des pratiques impliquant la prise en considération d’autrui en évitant toute violence, mais sans édulcorer la réalité des tensions qui sont en jeu. Ils doivent si souvent faire face à l’inertie des professionnels installés et parfois à des refus intolérables. Leur présence admirable dans le paysage culturel et artistique, trop rarement reconnue, est d’une très grande importance.

 

Restitution à l’Université Lyon II
 


1.Antoine Hennion, Les Conservatoires et leurs élèves (avec F. Martinat & J.-P. Vignolle), Paris, Ministère de la Culture/La Documentation française, 1983.

2. Cette notion, empruntée aux sociologues Christian Bessy et Francis Chateauraynaud décrit « la rencontre entre un jeu de catégories et des propriétés matérielles, identifiables par les sens (supposés) communs ou par des instruments d’objectivation » (1992, p.105). Elle est initialement utilisée pour étudier le travail d’estimation des commissaires-priseurs dont la tâche peut être réduite au fait de rechercher des indices permettant d’articuler la perception des propriétés matérielles des objets et l’évaluation de leurs qualités par référence à un espace de circulation – en l’occurrence le marché de l’occasion. Ramenée à la situation dont il est ici question elle permet de comprendre en quoi certaines propriétés matérielles du dispositif (instrumentarium, code couleur, disposition de la salle, qualité des matériaux etc…) favorisent l’engagement des participant·e·s dans le sens où elles ne font pas obstacle à leurs dispositions physiques et perceptives – et qui permet d’expliquer, au moins dans un premier temps, les difficultés que rencontrent les « musicien·ne·s » vis-à-vis de ces mêmes propriétés matérielles.

3. Considérant le dispositif comme un « objet-composé » (Dodier et Stavrianakis, 2018), le terme ne décrit pas seulement ici l’agencement matériel du dispositif mais également le réseau d’individus, de normes et de rôles sociaux qui y sont attachés (les participant·e·s font ainsi partie intégrante du dispositif).

4. Si l’usage du terme « épreuve » peut tout à fait renvoyer à l’usage commun que l’on en fait, je l’utilise ici dans le sens qu’y investit la sociologie dite pragmatique (Lemieux, 2018), qui la définit comme « un moment au cours duquel les personnes font preuve de leurs compétences soit pour agir, soit pour désigner, qualifier, juger ou justifier quelque chose ou quelqu’un » (Nachi, 2015, p.57). Ici, je considère que ce qui est engagé par le dispositif (la crédibilité de l’Orchestre National Urbain, les enjeux artistiques et sociaux portés par les ateliers etc…) est mis à l’épreuve de sa réalisation, même si l’on peut tout autant considérer le dispositif comme une épreuve permettant de (re-) qualifier les individus qui y participent.

 

Références citées :

Bessy, C., & Chateauraynaud, F. (1992). Le savoir-prendre. Enquête sur l’estimation des objets. Techniques & Culture, 20, 105 134. https://doi.org/10.4000/tc.5029

Dodier, N., & Stavrianakis, A. (Éds.). (2018). Les objets composés : Agencements, dispositifs, assemblages. Éditions de l’EHESS.

Antoine Hennion, Les Conservatoires et leurs élèves (avec F. Martinat & J.-P. Vignolle), Paris, Ministère de la Culture/La Documentation française, 1983.

Nachi, M (2015). Introduction à la sociologie pragmatique. Dunod.

Emmanuelle Pépin – Lionel Garcin

Access to ENGLISH

 
 
 

LE SON – l’écoute – LE GESTE
dans l’Improvisation

Emmanuelle Pépin, danse et textes,
Lionel Garcin, musique

Cefedem AuRA, Lyon, le 24 janvier 2023

 
 

Le 24 janvier 2023, Emmanuelle Pépin et Lionel Garcin ont présenté une conférence/performance au Cefedem AuRA à Lyon. Cet évènement a donné lieu à cinq documents que nous publions dans la quatrième édition de PaaLabRes:

  1. La vidéo de la conférence/performance: Vidéo
  2. Le texte qui a été prononcé lors de la conférence/performance : Texte « dit »
  3. Le texte complet d’Emmanuelle Pépin qui a servi de base à celui prononcé durant la conférence/performance : LE SON – l’écoute – LE GESTE
  4. La vidéo de l’introduction à la conférence/performance par Philippe Genet (Directeur du Cefedem AuRA) et Jean-Charles François (PaaLabRes) : Vidéo Introduction
  5. La transcription des dialogues avec les étudiants après la conférence/performance : Dialogues

 

Emmanuelle Pépin est une improvisatrice-performeuse, chercheuse et pédagogue dans les arts du mouvements et de la musique.
Un long chemin en tant qu’interprète et un parcours de chorégraphe et de pédagogue, l’a guidé jusqu’à la composition instantanée et l’art de la performance.
Artiste associée de l’espace de développement artistique et pédagogique 7Pépinière avec Pierre Vion. Voir 7Pépinière
Elle reste nomade dans l’âme et le monde est son territoire de jeu. Elle place l’humain au centre de sa démarche artistique et pédagogique. Elle croit profondément en la beauté que peut porter chaque personne, et comment le langage du corps peut dévoiler l’être.

Lionel Garcin est un musicien improvisateur : « La matière sonore, c’est un peu sa matière première, sa glaise, son bloc de marbre… Son instrument, c’est le saxophone. Un instrument à vent, soi­ disant. Mais dont il sait exploiter toutes les facettes sonores. Certaines, parfois même assez inattendues… Le saxophone l’emmène le plus souvent sur le versant jazz de la musique; les sons qu’il tire de ses instruments et ses rythmiques si particulières le situeraient plutôt du côté des recherches acoustiques chères à la musique contemporaine. »
(J­M Lecarpentier). Voir Le Grand Chahut.

Texte « dit » de la conférence/performance d’Emanuelle Pépin

Acess to the Enlish translation « Spoken » text
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Texte « dit » de la conférence/performance
par Emmanuelle Pépin

 

LE SON – l’écoute – LE GESTE
Dans l’Improvisation
 
Emmanuelle Pépin, danse et textes, Lionel Garcin, musique
 
Cefedem AuRA, Lyon, le 24 janvier 2023
 

Transcription à partir de la vidéo de la conférence/performance :
Jean-Charles François.

 
 

Vidéo à 8’59”

Le son
Le geste
Danse et musique sont reliés indéniablement.
Plus précisément mouvement et son, ou plutôt musicien et danseur.
Chacun d’eux tire leur origine du corps, d’un corps conscient, d’un corps vivant.
Sons et mouvements jaillissent à partir d’un acte de présence, d’un acte d’écoute.
Tout est là, au creux de soi. À portée.
 
La danse crée du son, naît du son même – un lointain au-dedans de soi, souffle, un battement, un élan vital.
Le son vient d’un instrument qu’une personne joue, il provient du corps, d’un mouvement, le son est mouvement. Mouvement « résonnement » visible.
 
Dans une pièce improvisée, danse et musique jouent ensemble dans le même espace, l’espace invite, l’espace écoute.
 
Il est évident que des composantes comme le rythme, la durée, la texture, les hauteurs, volumes, notes, silence, mélodies, point d’attaque, contre-temps, impact, résonance, arrêt, saccade, pré-mouvement, énergie, pulsation, tempo, sources sonores, propagation, direction du don dans l’espace, partitions, scores, entrées-sorties, superpositions, entrelacements sont des éléments avec le danseur joue. Le musicien aussi.
Le musicien peut aussi accompagner le danseur, le danseur peut accompagner le musicien, musiciens et danseurs peuvent s’accompagner ensemble, ou pas.
 
Attention portée, avec ce regard d’enfant, sur les phénomènes.
 
Contemplation.
 
Qu’est-ce que le son change ?
Qu’est-ce que le geste change ?
Comment l’espace change ?
 
État des lieux.
Le lieu. L’architecture.
Dans le lieu.
 
Imaginaire.
Le temps des mouvements avec lesquels on joue…

 

Vidéo à 15’03”

La danse, c’est l’art du mouvement en silence
La musique, c’est l’art du silence en vibrations audibles
La danse est l’art sonore inaudible
La musique est l’art du mouvement sonore, de la modulation visible et audible en même temps
La danse est l’art du geste de l’écoute
La musique est l’art de l’écriture de l’écoute
La danse est la musique de l’élan intérieur
La musique est la voix de l’élan intérieur
La danse est la calligraphie de l’espace, dessinant et sculptant des paysages invisibles.
La musique est cette respiration large calligraphiant l’air, dansant avec lui, dessinant des paysages sonores et invisibles
La musique s’écrit dans l’espace elle le sculpte
 
La danse, en composition instantanée, c’est comme se laisser vivre par l’espace du vide
 
Danse et musique se situent là
           ensemble, ou plutôt en même temps
sans pour autant « jouer harmonieusement ensemble ».
 
Danse et musique, sons et mouvements, jouent ici de l’évidence
non rationnelle, intuitive, sensible,
imaginaire, poétique,
absurde
 

Vidéo à 19’06”

Le son touche l’espace
La peau est touchée par l’espace
Double mouvement
Toucher
Être touché en même temps
 
La vibration du son voyage dans l’air
La peau, membrane flexible, poreuse qui sépare le monde intérieur, qui le relie au monde extérieur
La peau écoute
reçoit
la température, la lumière, l’humeur
 
Le mouvement déplace l’air,
le frictionne, le traverse, s’appuie sur l’air
 
Le geste transforme l’espace
Le son transforme l’espace
Le son touche l’espace
La peau touche le son
Le son touche la voix
 
C’est physiologique
élasticité, intensité
 
Milliards de petits trous constituent ma peau
 
Dès lors que mon corps est touché
tout le reste est touché
Écouter par la peau est subtile, global, inhérent
Le danseur sait cela
le corps du danseur, le corps aussi du musicien
 

Vidéo à 23’12”

Couches superposées en termes d’espace,
L’écoute est changeante, les pensées bougent
la perception du son est bougée
 
C‘est évident
on n’écoute pas de la même manière
 
 
 
Ma peau écoute, mon oreille écoute
Entonnoir, en forme de spirale qui laisse passer les vibrations
Petits récipients …
En équilibre
ou en déséquilibre…
 
Souffles, battements, pulsations
Le corps à nu, le corps est son, vivant
 
Impact
 
Ligne de son
 
 

Vidéo à 26’10”

Le silence entre les sons
La durée des sons
La durée d’un geste
 
Cette temporalité
 
Sentir, saisir, construire,
déconstruire
imaginer, réinventer
 
Une poétique de l’instant
 
Être là
 
Sous nos yeux
 
Écoutons cet espace, écoutons cet espace sans bouger
assis, debout, dans l’immobilité
Écoutons le phénomène
 
Écoutons notre respiration
Nos battements
Écoutons nos rythmes au milieu des sons de l’espace tout autour
Écoutons l’espace en train d’écouter
Écoutons le tout comme une large partition de sons qui cohabitent ensemble
qui participent ensemble
Notre présence au cœur
 
L’improvisation est l’expérience de la découverte.
Nous découvrons la découverte en même temps que nous nous découvrons. L’improvisation est l’expérience du dévoilement.
 
Une embarquée
Un voyage, une écriture
 
Des migrations de mémoires-vivantielles qui nous deviennent, nous animent, nous ramènent l’ailleurs dans les tissus de nos corps, nous déshabillent et nous rhabillent.
Car n’est-il pas une mise à nue si nue que de se dépouiller de ce qui nous fait, pour nous laisser « porositer » d’un mystère innommable, nous laisser bouger par ce qui échappe, nous saisit ? Nous laisser devenir un autre-soi sans se perdre non plus,
Sans perdre pied, mais toujours en laissant frôler-frolattrer en nous cette folie, cette fantaisie irrationnelle permise ici dans le maintenant de l’écoute large, dans ce jeu d’enfant grand.
 
L’écoute est un acte
 
L’écoute est au milieu
Tout réside dans l’attention portée
 
Le moindre mouvement
Le moindre son proche ou lointain
Au-delà de l’espace-même
 
 

Vidéo à 37’09”

La gravité, squelette, matières spongieuses
Travail sur l’état des vibrations
Le squelette résonne
Les vibrations du son traversent la peau, traversent l’épiderme, glissent sur les fascias, glissent sur les muscles, suivent les stries, les ligaments et les tendons.
Les vibrations descendent ou plutôt voyagent, traversent, se faufilent dans les liquides, la lymphe.
 
Les filaments, les réseaux de communication
Les sons traversent les couches, percutent, sont bousculés, massés.
C’est physiologique
Les articulations laissent passer les informations
Circulation du son, de l’énergie, du mouvement dans les moindres recoins.
 
 

Vidéo à 39’36”

Le corps est touché par le son
 
L’énergie du corps échauffe le corps
La température enfle
La peau transmet à l’air l’énergie du mouvement, le mouvement invisible au-delà du corps
 
Particules
De la matière se dégage de l’air, c’est physique, physiologique
L’air est brassé par le mouvement, par les sons
Sons et mouvements sont reliés indéniablement
 
 

Vidéo à 42’48”

Lignes de son
Danse comme une manifestation dynamique du vide
L’essence du son, l’essence du geste
Le vide immense, chaos phénoménal qui a donné la vie
Colonne vertébrale, oreille, ramifications, articulations
Liberté
L’espace à l’écoute, un lieu d’écoute
Les sons sont entraînés dans un flux, ils jouent dans l’attente joyeuse du mouvement suivant, ils jouent dans les articulations juste le temps de trouver une nouvelle voie
Les liquides, un océan en soi
Des méandres incandescentes, phosphorescentes, lumineuses
L’écoute par les liquides est une écoute mouvante
 
(…)
 
… déséquilibre…
              …écoute…         …maintenant…
           …battements…
                   …pulsations…
 
Le corps…
 
(…)
 
L’espace du rien
   Le sourd retentissement

 
 
 

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Dialogues après la conférence-performance

Access to English translation: After the Lecture/Performance
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Après la conférence-performance
d’Emmanuelle Pépin et de Lionel Garcin

LE SON – l’écoute – LE GESTE
Dans l’Improvisation
 
Cefedem AuRA, le 24 janvier 2023
 
Dialogues avec les étudiants
et
Pour le Cefedem : Philippe Genet, Gwénaël Dubois, Nicolas Sidoroff
Pour PaaLabRes : Jean-Charles François

 

Transcription à partir de l’enregistrement audio :
Samuel Chagnard

 
 

Summary :

1. L’improvisation dans l’instant et par rapport à autrui
2. L’expérience comme préparation à l’improvisation
3. L’improvisation comme écriture
4. Le corps support de l’improvisation
5. Le texte et l’improvisation
6. La technique par/pour l’improvisation
7. Improviser pour apprendre

 

1. L’improvisation dans l’instant et par rapport à autrui

Emanuelle Pépin :

Comme le dit Barre Phillips après un temps d’improvisation : « ben ça y est, c’est fait ! » Ça n’existe qu’une seule fois : c’est le fruit de ce qui s’est passé maintenant, avec vous. Rien n’était prévu, sauf un texte, quelque part, issu du corps… et de notre rencontre ! Merci beaucoup, parce que dans un travail d’improvisation, le public, et son écoute, participent complètement à ce qui se trame, là. Vous êtes vraiment des partenaires. Et même si, parfois, cela peut échapper aux spectateurs, vous êtes des « participateurs », des « particip’acteurs » de ce qui est en train de se passer. Merci beaucoup de m’avoir offert cet espace. Merci à toi, Jean-Charles, et aussi à toute l’équipe du Cefedem.

Nicolas Sidoroff (Cefedem et PaaLabRes) :

Merci. La tradition veut qu’on enchaine avec des questions, à poser à Lionel et Emmanuelle.

Étudiant·e :

La vitesse de réaction de l’une et l’autre aux propositions étant assez impressionnante, est-ce que vous avez des automatismes, comme un jazzman peut avoir des phrases dans son vocabulaire, dans son improvisation ? Par exemple, quand tu fais un appel, est-ce que tu sais que tel son va finir à tel moment ? Est-ce que tu le conscientises ou pas du tout ?

Lionel Garcin :

Il y a du vocabulaire, c’est sûr, et des textures, etc., mais au niveau de la forme, il n’y a pas d’appel : on ne sait pas combien de temps cela va durer, c’est vraiment dans l’instant que ça se joue. Et c’est parce qu’on est dans l’écoute au niveau global et énergétique qu’on est au même endroit. En fait, ce n’est pas qu’on réagit. Peut-être qu’on réagit vite, mais ce n’est pas vraiment ça : c’est plutôt parce qu’on est au même endroit que cela se passe, parce qu’on se comprend.

Emanuelle Pépin :

Sans se comprendre ! On ne comprend rien du tout !

Lionel Garcin:

Sans se comprendre, oui ! On peut être complètement surpris, mais on respire ensemble, il y a une évidence qui nait de l’écoute.

 

2. L’expérience comme préparation à l’improvisation

Jean-Charles François (PaaLabRes) :

Est-ce que cela veut dire qu’il n’y a aucune préparation entre vous ?

Lionel Garcin:

Si, il y a une préparation : on a mangé ensemble, on a discuté, etc. ! [rires] En fait, il n’y a pas de préparation autre que d’être en connexion.

Emanuelle Pépin :

Après, c’est plus un état de disponibilité pour accueillir ce qui est en train de se manifester dans l’air, dans l’atmosphère. Ça va très vite en fait. C’est justement parce qu’il n’y a pas de préméditation, pas d’attente particulière, qu’il y a une fulgurance. C’est presque à la vitesse de la lumière, ce n’est pas de la réaction. C’est tellement plus vaste : par exemple là, c’est un duo son et mouvement, mais il y a tout l’espace qui va complètement modifier cette relation, qui va faire que le son résonne différemment ici et que le corps va bouger différemment ici. Ce n’est pas une réaction : à un moment donné, c’est être en effet au même endroit d’écoute comme tu le disais. À l’origine c’est cela, un état d’écoute. Après, oui c’est du travail, c’est énormément de travail !

Étudiant·e :

Mais ce n’est pas du temps de répétition ?

Emanuelle Pépin :

Pas du tout de préparation, pas de répétition. On ne répète pas, mais on consacre du temps. On consacre plutôt notre vie à tenter mettre à jour nos techniques, nos outils et les transformations dans le corps selon nos humeurs et notre état. On travaille vraiment sur l’instant : la « composition instantanée », c’est là, et après le « là », c’est trop tard ! Ce laps de temps, si fugace en fait, contient toutes nos expériences. Pour cela, oui, il y a des outils : j’ai travaillé des heures dans des studios de danse, le placement par exemple. J’ai travaillé jusqu’à 8 heures par jour. Maintenant, ce sont encore des heures de travail, mais différentes, comme apprécier la texture et se demander ce que je peux faire avec, déconstruire presque la technique, ce qui m’a formatée, pour tenter de trouver et re-trouver, c’est-à-dire trouver à chaque fois, nouvellement, dans cette fraîcheur-là, comment tout cela arrive, sans surtout vouloir reproduire une forme. Pour répondre à ta question plus précisément, c’est « non ». J’ai une manière de faire, Lionel a une manière de faire, je reconnais sa sonorité, sa patte, son geste artistique, ce que tout cela contient. C’est une signature, on est tous uniques. Il s’agit de la rencontre d’une singularité avec d’autres singularités qui crée quelque chose d’autre, justement, que ce que l’on sait faire. C’est un mélange de connu et d’inconnu, de familier et de complètement étranger. Si tu commences à te dire « je vais faire une arabesque », c’est fichu parce que cela veut dire que tu es dans la pensée : tu prémédites et cela ne fonctionne plus.

Lionel Garcin :

Oui, ce n’est pas du travail de formes préétablies, c’est du travail d’être, au lieu de l’écoute : c’est du lieu de l’écoute que naissent les formes. La pensée est là, pas en tant que productrice, mais en tant que lectrice. On lit les formes qui sont en train d’advenir. Tout le travail qu’il peut y avoir dans la composition de forme est là, mais pas préalablement, il arrive après l’écoute.

Étudiant·e :

De quand date la formation de ce duo ?

Emanuelle Pépin :

C’était lors des Rencontres du CEPI (Centre Européen Pour l’Improvisation) en septembre 2020 à Valcivières dont Jean-Charles a parlé tout à l’heure. À cette occasion, la personne qui accueillait la rencontre m’avait demandé, sachant que j’écrivais, si je n’avais pas quelque chose à proposer. Lionel était là et j’ai proposé une performance avec lui, comme ça, parce qu’on se connaît bien. On peut appeler ça une conférence-performance. Je ne sais pas du tout ce que cela a donné, mais c’est né là-bas, et voilà ! Depuis on n’a jamais retravaillé dessus. Pour aujourd’hui, on s’est seulement vus, on en a parlé et c’est toujours là, c’est dans le corps et dans la communication : hier on a consacré un temps, il faisait d’ailleurs super froid et ce n’était pas dans le corps, mais c’était déjà un acte en soi. C’est aussi ce qui est arrivé aujourd’hui : je ne sais pas du tout ce que ça a donné. Je ne voulais surtout pas savoir ce que cela allait donner. Nous ne voulions pas savoir, parce que, sinon, c’est cuit !

Lionel Garcin :

Mais cela fait 20 ans qu’on se connaît, 15 ou 18 ans qu’on pratique ensemble, pas forcément en duo. Parfois on est 12, ou 20, enfin je ne sais pas. En duo, on a peut-être dû jouer 3 fois, en comptant aujourd’hui.

Emanuelle Pépin :

Tous les deux, 3 ou 4 fois, oui.

 

3. L’improvisation comme écriture

Étudiant·e :

Tout à l’heure, quand cela s’est terminé, vous n’avez eu aucun doute sur le fait que c’était la fin ?

Emanuelle Pépin :

Non! [rires] [à Lionel] Tu as eu des doutes ?

Lionel Garcin :

Non ! Mais la fin, c’est important. Le début, la fin, tout cela, c’est fractal : il y a la grande forme à chaque fois, à chaque souffle, à chaque phrase, chaque période, il y a la naissance et la mort, et l’acceptation de cela qui tisse l’ensemble. Il y a comme une évidence. On peut avoir des doutes parfois, mais aujourd’hui ce n’était pas le cas.

Emanuelle Pépin :

C’est une écriture en fait : c’est une autre forme de composition, mais c’est de la composition, ce n’est pas du n’importe quoi. On ne se lance pas comme ça, en gesticulant, « je peux, il peut, nous pouvons, poutt, poutt ! » — je caricature un peu. Il s’agit d’autre chose. À ce moment-là, c’est une conscience en mouvement. Ce n’est pas une analyse de ce qui est en train de se faire, on n’est pas en train de se dire « ah oui ! là, c’est le début, là, etc. » En étant totalement « avec », on a la conscience du présent, de ce qui s’est passé : les mémoires, au fur et à mesure de la pièce, s’agencent, s’accumulent, créent en soi une organicité de la durée.

Lionel Garcin :

C’est organique, oui.

Emanuelle Pépin :

Il y a une conscience, que j’appelle la contemplation : à un moment donné, notre habilité c’est de pouvoir contempler ce qui est en train de se passer. Créer de l’espace suffisant permet de sentir, écouter, mesurer ce qui est en train de se passer pour avoir cette conscience de l’écriture, mais ce n’est pas intellectuel.

Lionel Garcin :

Non, c’est l’habilité du corps, c’est vivant. En fait, c’est juste simple, juste organique. Comme c’est le vivant, c’est déjà donné.

Étudiant·e :

Même dans l’introduction ! Il y a eu un grand moment de silence, et en fait ça avait déjà commencé. Je ne sais pas comment les autres l’ont perçu, mais chaque petit bruit, chaque petit son… J’ai vu que vous réagissiez à tout : à un moment j’ai bougé mon pied et il y a eu un regard comme s’il y a eu un son. Le plancher a grincé, dans la salle du dessus des tables bougeaient, etc. chaque son prend une importance différente. En tant que spectateur, on se disait « ah, il s’est passé ci, il s’est passé ça, ça a réagi ». C’est vrai que c’est spontané : là on est dans une pièce à un temps T, et c’est déjà passé ! Demain si vous faites dans le même lieu avec le même public, ça sera encore autre chose. J’ai beaucoup aimé le moment de silence au début parce que je trouve que parfois on ne prend pas assez le temps : il y a un public, on doit performer, et point ! Là, le silence, c’était comme pour inviter des enfants « chut, écoutez ! »

Emanuelle Pépin :

C’est prendre en compte, prendre en considération l’espace dans lequel la pièce va avoir lieu. C’est l’espace qui nous « invite à ». L’espace est constitué d’éléments, comme des végétaux en extérieur, ou vous ici en intérieur, qui créent le « décor » entre guillemets. Comme tout se joue à partir de cet acte d’écoute, ce n’est pas une volonté de vouloir à tout prix vous mettre dans une situation d’écoute, mais le silence offre ça — même si le silence, en quelque sorte, n’existe pas parce qu’il y a tout le temps des bruissements, même notre corps est résonnant. Et ça, ça se sent dans l’air. C’est une activité, une « tension vers » et c’est avec ça qu’on crée aussi, ce qui vaut aussi pour l’écriture.

Étudiant·e :

Et dans le choix du costume ? Il me semble que vous n’êtes pas arrivée habillée par hasard. Est-ce que cela fait partie d’une improvisation ? C’est un choix ?

Emanuelle Pépin :

Oui, c’est un choix pratique. Je n’ai pas beaucoup de pantalons avec lesquels je peux, par exemple, faire un mouvement brusque sans le déchirer de devant jusque derrière ! Ça m’est déjà arrivé, donc j’essaie de trouver des matières assez solides. Mais cela dépend : aujourd’hui j’ai deux autres pantalons, mais j’ai vu que le sol aurait pu m’accrocher. Ce n’est pas que j’ai peur pour mon pantalon, mais cela aurait parasité le mouvement, ou alors j’aurais pu en jouer, mais bon…

Lionel Garcin :

J’avais l’impression que le sens de ta question était que ce n’était pas complètement improvisé parce qu’on avait déjà choisi le costume ?

Étudiant·e :

C’est ça. Est-ce que c’était au-delà d’un choix de confort ?

Lionel Garcin :

Moi je ne me suis pas posé la question, je prends un truc que j’ai d’habitude. En même temps, l’improvisation, ce n’est que des choix. Il y a quand même une écriture qui est donnée, l’instrument est une écriture, il a des contraintes, il a des limites. Le corps et l’espace aussi. On écrit avec ce qui est là, on n’est pas dans l’indéfini total, donc ça fait partie de ce qui nous est donné.

Emanuelle Pépin :

Et puis tout dépend de la situation. Là, c’est un travail spécifique avec le son. C’est ce que je disais tout à l’heure, je peux avoir une perception du son au travers de la peau et au travers des tissus du corps. Mais, il y a quand même des matières par-dessus la peau, et si ces matières ne sont pas respirantes, poreuses, ça coupe l’écoute. Une autre fois, j’ai travaillé avec un plasticien qui calligraphiait sur de grands pans de soie sauvage. Je ne le connaissais pas, mais j’avais regardé son travail à l’avance. J’ai donc choisi spécialement un costume qui était dans une fluidité, avec des coloris qui ne venaient pas trop trancher avec sa matière. Oui, il y a des scénographies parfois pour lesquelles j’amène des matériaux, des objets.

Étudiant·e :

Tout à l’heure vous avez parlé de simplicité. Je ne sais pas trop pour la danse, mais musicalement j’ai trouvé qu’il y avait beaucoup de complexité : des souffles continus, des recherches sur les timbres, des sons avec ou sans anche, etc. Est-ce que c’étaient des capacités que tu avais avant ou est-ce que c’est le fait d’être dans la recherche qui t’a amené à aller dans ces cas de figure ?

Lionel Garcin :

C’est peut-être par goût que d’être attiré par cela, mais c’est surtout venu de la pratique. Ce ne sont pas des trucs que j’avais appris avant. Tout ce vocabulaire est né de la pratique de l’improvisation, notamment l’improvisation en orchestre, avec plusieurs musiciens qui jouent d’autres instruments. Il y a l’envie d’aller vers eux, de composer avec eux : tu trouves des thèmes qui s’agencent et toute la mise en jeu du corps fait aussi trouver des choses. C’est donc plutôt l’improvisation qui a nourri ce vocabulaire.

Étudiant·e :

Pour moi, certaines choses me paraissent compliquées, mais ça devient simple en fait, c’est comme ça que vous le voyez ?

Lionel Garcin :

Oui, quand je parle de simplicité, ce n’est pas une complexité de la musique… La simplicité c’est la base, c’est ce sur quoi on est basé dans le corps, comme la simplicité de l’écoute. Après, ce qui se construit dessus, c’est autre chose, oui.

 

4. Le corps support de l’improvisation

Étudiant·e :

J’ai une question pour vous, saxophoniste. En musique, on est un peu éduqué dans une logique de statisme corporel : on ne sait parfois pas trop quoi faire de notre corps sur scène, voire on voudrait même le cacher. Mais vous, vous avez bougé partout, vous étiez en mouvement, vous avez dansé aussi ?

Lionel Garcin :

Non. Je pratique beaucoup avec de la danse donc ça arrive qu’au bout d’un moment on en ait marre de l’instrument, qu’on le lâche pendant trois jours et qu’on ne passe que par le corps. Parce que parfois l’instrument est tellement encombrant ! Quand on veut retrouver cette simplicité de se relier à des choses simples et organiques, l’instrument gène parfois. Il faut tellement de technicité pour retrouver l’organique, qu’on peut développer d’autres techniques qui sont tout de suite organiques : repasser par le corps aide à retrouver cette organicité qu’on essaie de prolonger avec l’instrument. Mais quand je fais des concerts, je ne bouge pas, j’adore être uniquement dans le son, avec le ressenti dans le corps, mais dans le corps immobile, enfin immobile… il faut bien bouger, mais ça ne fait pas la même chose. Aujourd’hui, j’ai pris plus en compte l’espace, mais des fois je vais préférer être plus simple et me focaliser sur la musique.

Étudiant·e

Comme un lâcher-prise ?

Lionel Garcin :

Oui, un lâcher-prise dans le sens qu’une fois qu’on a donné toute sa place à l’espace et au son, on disparaît en tant que personne séparée et on se libère de soi-même en donnant la place au reste. Ça ne dure pas forcément longtemps, mais…

Étudiant·e

Tout ce que vous évoquez là, parler d’espace, de vie, de composer à partir de ce qui est déjà là, du moment présent, j’ai l’impression que c’est lié à des préceptes comme le bouddhisme, le développement personnel, une sorte de sagesse ancestrale. Je voulais savoir si vous aviez infusé un peu dans ces sciences-là parce que le champ lexical du ressenti et des émotions revient souvent. Est-ce que vous vous en nourrissez, ou est-ce que vous avez développé ces sensibilités-là avec le temps ?

Lionel Garcin :

Oui, je pense que c’est relié. Pour moi, les traditions dont tu parles sont aussi dans notre culture dans la poésie, par l’art, même si parfois on l’a peut-être perdu par ailleurs. Je suis venu à la musique parce que, sans le savoir, j’avais un manque de cette dimension-là. J’étais parti pour faire de la recherche académique en sciences quand j’ai rencontré Barre Phillips avec qui j’ai ressenti qu’il y avait une autre dimension qui me manquait. Et puis par le corps aussi, parce que tout cela fonctionne par rapport à des sensations. Dans la danse, ils ont une connaissance phénoménale du corps conscient, donc c’est relié forcément.

Emanuelle Pépin :

Et puis toutes les approches de techniques somatiques. Pour ma part, je ne suis pas allée chercher à l’extérieur de l’institution. Je viens du Conservatoire et du Centre National Chorégraphique, avec une réelle discipline de différentes techniques de danse. À un moment donné, je me sentais limitée dans l’expression du vivant, du geste, de la relation. Quand j’ai rencontré des chorégraphes de la ligne américaine en France qui développaient cette approche-là, je me suis dit « c’est là ! ». C’est par le travail que les choses se sont éclairées. Je lis beaucoup et j’écoute aussi comment les gens fonctionnent. Dans ces pratiques, c’est ce qui est développé, affiné, pour tenter d’aller à la source de l’écoute et de créer l’espace de relation entre notre monde intérieur et le monde extérieur.

Même étudiant·e

Ce qui revient c’est qu’à chaque fois, artistiquement, on a un background et une éducation, et on doit se déformater. Pour aller plus loin, on se dirige toujours vers ces grandes expressions, parce qu’elles sont plus libres et qu’elles permettent de ressentir plus en profondeur, comme une certaine forme de liberté. Beaucoup de musiciens et de danseurs se dirigent vers l’improvisation, parce qu’apparemment ça libère et ça relie à la fois. Est-ce que c’est le chemin de tout le monde ?

Lionel Garcin :

Pour moi, l’improvisation est comme une pratique philosophique et poétique de découverte du réel, par la pratique, reliée à notre histoire et celle des autres civilisations, qui se situe en dehors de la production consumériste de l’industrie artistique. C’est une autre chose.

 

5. Le texte et l’improvisation

Jean-Charles François :

Pourriez-vous dire quelques mots sur le rapport entre le texte et l’improvisation ? Parce que c’est aussi ce qui est intéressant dans cette histoire, la tension entre l’improvisation et un texte prédéterminé : il y a l’intégration de la fixité du texte dans l’improvisation, le texte écrit qu’on lit à un moment donné et le texte en dehors de l’écrit qui est peut-être improvisé. Ce rapport au texte me paraît très intéressant.

Emanuelle Pépin :

Je crois qu’il me faudrait du temps pour répondre. Comme c’est arrivé il y a trois ans, c’est encore tout nouveau et je n’ai pas de distance. Ce que je peux juste dire, c’est que le texte est issu de la pratique et de l’expérience. C’est devenu une forme de partition. Mais en venant ici en voiture, je me disais : « Comment je vais m’y prendre ? Je vais suivre, lire ? » sachant que j’ai du mal à sortir la voix comme ça, dans la performance. Et en fait, j’ai considéré les textes comme une pièce improvisée dans laquelle on pouvait peut-être — cela me rassurait de dire « peut-être » — laisser arriver le mot. C’est comme si, en tout cas dans le mouvement, le texte et les mots étaient tout le temps là.

Lionel Garcin :

Hier, quand tu me lisais le texte, il était clair que cela ne pouvait pas marcher comme ça, juste en le lisant. Même s’il est issu de la pratique, il faudrait l’actualiser au temps présent et qu’il soit réincarné. C’est le fait que tu le réimprovises sur le moment en ayant la base des notes, c’est cela qui se passe.

Emanuelle Pépin :

Oui. En fait, cela n’aurait pas été juste, d’aller le lire.

Lionel Garcin :

Cela serait de l’illustration.

Emanuelle Pépin :

Même si par moment, le geste appelait le mot ou le mot appelait le geste — le geste au sens large : le geste dansé ou sonore.

Lionel Garcin :

Quand j’entends ces phrases, c’est comme si cela me plaçait à un endroit d’écoute, que cela me donnait un éclairage. Peut-être que je n’étais pas en train d’écouter de cette façon-là, mais cela me fait lire ce qui est en train de se passer d’un autre point de vue. Il ne s’agit pas forcément de changer ce qui se passe, mais de le lire d’un autre point de vue. Je ne sais pas si cela va changer le cours des choses, mais cela change la lecture.

Emanuelle Pépin :

Oui, cela change l’écoute, et cela change le son.

 

La technique par/pour l’improvisation

Philippe Genet (Directeur du Cefedem AuRA) :

Je voulais revenir sur le formatage et puis sur la libération. La plupart des étudiants ici, qui enseigneront ou enseignent déjà, se posent la question de la transmission de ces formes de pratique. Parfois, aujourd’hui, pour pouvoir se libérer d’un enseignement académique, on parle beaucoup d’improvisation dans les cours pour pouvoir justement apporter à la fois une forme de liberté et un langage nouveau. Je voulais savoir si vous étiez confrontés parfois à la transmission, à des stages, ou à des cours si vous en avez déjà donné et comment vous pouvez appréhender ce type de démarche. Est-ce qu’il faudrait attendre d’avoir une technique poussée ou est-ce que tout de suite, de façon très intuitive, on peut avoir une approche qui permet peut-être aussi de prendre conscience de son corps, du geste, de l’instrument ? Est-ce que cela ne pourrait pas être une entrée en pratique musicale ou dansée pour de jeunes enfants qui débutent ?

Lionel Garcin :

Oui, cela peut être direct, tout de suite, c’est sûr. Mais on peut aussi se libérer sans faire d’improvisation. Un interprète au sommet de son art n’a pas besoin d’improviser. Je ne sais pas, c’est une large question en fait. Oui, on anime des stages de temps en temps, mais je suis toujours un peu gêné quand cela s’enseigne, comme si c’était une forme qu’on puisse enseigner alors que c’est assez anarchique comme pratique en réalité.

Emanuelle Pépin :

Oui, mais en même temps, il y a énormément d’outils, des portes d’entrée très concrètes. Que ce soit pour les danseurs ou les musiciens, le rapport au corps est déjà quelque chose d’énorme. Et cela représente des heures et des heures de pratique, de travail : on peut rentrer par la conscience du squelette, le rapport à la gravité, les déplacements, l’architecture, se placer à la situation du corps dans l’espace, le geste sonore, le geste du musicien avec son instrument, le corps de l’instrument dans l’espace, le corps de l’instrument avec le musicien, les textures du son, les hauteurs, et effectivement comment le vivre aussi. L’approche du travail d’improvisation consiste à repasser par le corps, mais cela ne veut pas dire qu’on se met à danser.

Lionel Garcin :

Et passer par le non-savoir aussi.

Emanuelle Pépin :

Et ne pas du tout rejeter la technique, au contraire, c’est fabuleux ! Cela dit, quand on a un public de personnes qui n’ont jamais pratiqué la danse, on observe un étonnement, comme un état d’enfant, avec une générosité, sans a priori, un « oser y aller ». Avec même, souvent, beaucoup de maladresse, mais une certaine sensibilité aussi. Parfois, avec des personnes qui arrivent avec un background vraiment très solide, il s’agit de trouver une manière d’aborder différemment son rapport à l’instrument, son rapport à l’espace, son rapport à l’autre, son rapport à l’écriture, comme simplement le prendre d’un autre point de vue. L’improvisation n’est pas forcément une porte pour se libérer.

Lionel Garcin :

On peut s’y enfermer aussi.

Emanuelle Pépin :

Oui, complètement. C’est juste « être là » et cela représente un sacré travail qui passe par les sensations, la perception, la conscience de l’espace, la conscience de comment un son voyage, comment on compose, etc. C’est immense les outils avec lesquels on peut jouer.

Lionel Garcin :

Par rapport à l’enseignement, on retrouve dans le milieu musical de l’improvisation quelque chose qui est très proche dans la structure sociale des sociétés traditionnelles, dans le sens qu’on est tous mélangés, de celui qui débute à celui qui a passé sa vie à en faire, ce qui ne pose pas de problème. Il existe de nombreuses sessions de pratiques collectives où tout le monde est ensemble, comme dans un village où il y a des percussionnistes, les vieux et les jeunes, tous mis ensemble pour trouver un agencement. On apprend aussi comme ça, par la pratique. Il n’y a donc pas forcément besoin d’avoir une technique au départ, elle va se créer aussi. Cette dialectique avec la technique et le savoir constitué est hyper importante. On peut avancer comme ça.

Philippe Genet :

Dans l’enseignement académique, ce n’est pas le cas : on doit d’abord asseoir une technique pour pouvoir ensuite aller plus loin. On voit très bien que l’improvisation arrive à un moment donné, comme une porte qui s’ouvre et qui vous ramène d’un coup à un autre univers, à d’autres espaces. Ma question portait sur le fait de savoir comment on articule cela. Je le dis spécifiquement ici au Cefedem où les questions de pédagogie se posent : comment articule-t-on cette entrée sachant que cela modifie le rapport à l’écrit ? Vous n’aviez aucune partition, seulement du texte par terre. Comment fait-on lorsque l’écrit est déjà très présent dans les pratiques ?

Lionel Garcin :

Cela pose la question du rapport au désir. Pourquoi est-ce qu’il faudrait acquérir d’abord telle ou telle technique ? Par l’improvisation, on se rend compte qu’on est déjà dans une pratique vivante, ou qu’on est dans le réel comme dans un combat en art martial. On est dedans, ce n’est pas une théorie qui mènera à une pratique dans 10 ans. On est confronté au réel. Et quand on sent par exemple qu’on ne peut pas y aller et qu’on n’a pas la technique, c’est à ce moment-là qu’on se tourne vers l’académisme (ou pas). Il faut développer cette technique parce qu’on sent dans le corps qu’on a besoin d’en passer par là parce qu’on est coincé. Donc là, ça peut être quelque chose qui réveille le désir en fait, ou plutôt la nécessité de le faire.

Emanuelle Pépin :

Je travaille beaucoup dans un centre de formation professionnelle des arts du cirque. J’ai été engagé pour donner des cours techniques à la condition que, dans le même temps, je propose des ateliers d’improvisation. Cela se fait ensemble. On le voit très bien, par exemple faire un triple saut périlleux avec les agrès de cirque présente une grande prise de risque en raison du volume, de la masse. Cela nécessite de l’habilité et génère beaucoup de peur en fait : certains ne dépassent pas le fait de se jeter comme ça, en arrière, même si on a un harnais, et du coup vont plutôt faire de la jonglerie. Pourtant, si on fait un travail sur l’état de déséquilibre, aller un petit peu loin dans la chute, sentir le sol, travailler sur la gravité, le rebond et la confiance avec les autres, alors tout d’un coup il sera possible de monter à 4 mètres de haut, sur une petite plateforme et de se jeter en arrière. Alors qu’en passant uniquement par la technique, en visant une figure — on s’appelle ça une figure à exécuter — il y en a beaucoup qui se perdent en cours de route. C’est dommage, parce qu’en fait par d’autres biais, que ce soit dans les sensations, la perception, l’imaginaire ou la créativité, la technique peut être nourrie de toutes ces expériences et permettre de dépasser nos propres capacités de manière insoupçonnée, c’est très net ! Je trouve que dans l’enseignement, dans les formations, c’est assez bien de le mettre tout de suite au même niveau, même si c’est pour approfondir une technique, quelle qu’elle soit, pour la raffiner, la maîtriser, mais aussi avoir une approche plus « ouverte », si on peut l’appeler ainsi.

Nicolas Sidoroff :

J’aurais une intervention à faire sur deux plans :

a. Lors d’une vidéo Ted-talk de 6 minutes, une trapéziste, Adie Delaney, explique comment elle a changé sa méthode d’enseignement du trapèze. Elle explique qu’en général, on dit « tu vas mettre ton pied là, et après il faut que ta main elle grimpe le long de la corde » etc. Or il y a des gens qui ont extrêmement peur, même quand le trapèze est relativement bas : il y a un moment où il faut que tu t’assoies sur la barre, tenir tout seul ce n’est pas du tout si évident que ça. Elle dit qu’elle essaye maintenant d’accompagner le corps progressivement pour inclure les gens dans cet apprentissage-là. Si tu mets trois mois pour oser enlever une main d’une corde, et bien tu prends trois mois, ce n’est pas grave, parce que cela t’apprend à lire les signaux du corps, à avoir un rapport au corps vraiment spécifique et savoir l’écouter. Je le mets en regard avec tout un background de l’école, notamment artistique qui reste hyper excluante : « si tu n’arrives pas à faire ce qu’on te demande, tu te casses ! De toute façon, on n’a pas besoin de beaucoup de musiciens d’orchestre, encore moins de solistes ! » Et si tu ne le comprends pas, on te le fait sentir avec deux ou trois petites évaluations bien cassantes, etc., et alors tu as du mal à recommencer, ou alors tu recommences ailleurs que dans une école artistique. (Je le dis comme ça, mais ce n’est pas ce qu’elle explique !). Je pense que là il y a un rapport à l’école assez intéressant, à creuser, en tout cas d’inclusion des gens dans ce processus-là d’apprentissage.

b. Et le deuxième point c’est au sujet de l’espèce d’idéal que Lionel a présenté avec les rencontres entre des gens très expérimentés, et des gens qui ne le sont pas. J’ai vécu plein de discussions après les sessions d’improvisation dans lesquelles certains participants n’avaient plus envie de bosser ensemble, où les gens s’agaçaient. En réalité, cet espace accueillant que vous avez décrit vis-à-vis du corps, vis-à-vis de l’espace, vis-à-vis de nous, vis-à-vis de vous, est un rapport qui se construit. Ce n’est pas inné et il y a des gens qui sont passés par des écoles qui les ont empêchés de développer ce genre de choses. Comment faire en sorte que dans l’espace qu’on crée, dans la pratique qu’on arrive à créer, les gens pas très outillés puissent trouver des outils, et que les gens un peu plus outillés puissent inclure ces gens ? C’est ce que j’appelle la « participation légitime périphérique », qu’on peut retrouver dans certaines pratiques traditionnelles. Une chercheuse, Jean Lave, l’a mise en évidence dans des tribus africaines sur la fabrication des sacs ou des paniers : on retrouve les experts au centre, qui les font hyper vite, et à côté ceux qui savent un peu moins, qui regardent un peu et qui mettent plus de temps, et après ceux qui savent encore moins, qui regardent… et qui galèrent ! Ce qui n’est pas grave parce qu’en fait les sacs et les paniers sont déjà faits. Et autour tous les gamins circulent, regardent, touchent, etc. et développent un apprentissage périphérique qui devient de plus en plus central. Ce type d’apprentissage n’est pas du tout si évident que ça à mettre en place dans nos sociétés.

Lionel Garcin :

Non, mais ça existe par petites touches.

Nicolas Sidoroff :

Je ne dis pas que ça n’existe pas, mais qu’il faut y prêter un peu attention pour que cela puisse exister.

 

7. Improviser pour apprendre

Gwénaël Dubois, Enseignant au Cefedem AuRA :

Je voudrais revenir sur le rapport entre interprétation et improvisation, sur la question de la technique aussi, qui est alimentée par l’improvisation, et tout le rapport académique qu’on a au patrimoine. Je pense par exemple au répertoire classique du 19ème, où des compositeurs comme Chopin ou Liszt ont fondé toute la technique pianistique jouée aujourd’hui. Il n’y a pas un endroit dans l’enseignement supérieur où on ne demande pas aux pianistes de jouer une étude de Chopin en concours d’entrée alors qu’en fait ces pièces ont été composées en improvisant. C’est assez intéressant à soulever : les deux volumes d’Études publiées par Chopin avant l’âge de 25 ans ont été construits par l’improvisation. Ces pièces sont effectivement très difficiles à jouer dans une approche où on veut jouer du répertoire. On doit travailler comme si on pouvait arriver à ça, ce qui est extrêmement difficile parce qu’on ne passe pas par les procédés créatifs qu’il a utilisés, dans lesquels sans doute il s’est senti super bien. Il y a le fameux exemple qui a été relevé dans un mémoire d’étudiant au Cefedem : Chopin disait à ses élèves de jouer ses Études « avec facilité » ! alors que ce sont des trucs qui sont horriblement durs. Chaque Étude, comme leur nom l’indique, va se concentrer sur un point particulier. Mais dans l’enseignement aujourd’hui, il me semble qu’on peut peut-être réfléchir à comment est-ce qu’on réaborde le patrimoine d’une façon d’improviser. Comment est-ce qu’on travaille du Mozart, sans jouer du Mozart, mais en l’improvisant, et en essayant d’utiliser la même procédure d’improvisation. L’idée du désir que tu as soulevée est aussi très importante : est-ce qu’il faut partir d’une impro plus ou moins libre, pour voir où cela nous mène, puis quel compositeur on aborde à partir de là ? Il n’y a pas de recette magique, mais il faut vraiment reréfléchir à ces éléments-là. Parce que ces compositeurs qui ont composé des pièces incroyablement dures à jouer qui aujourd’hui enferment dans un académisme un peu minable, en fait, ils improvisaient.

Tout à l’heure tu disais : « si je pense à faire une arabesque, c’est foutu ». On retrouve ça aussi dans l’interprétation : quand on est en train de jouer un truc qui nous pose un peu problème, si on se dit « y a un mi bémol », c’est foutu, on se casse la figure, si on se dit « c’est chaud, ce passage », c’est foutu aussi. En fait, ce n’est pas parce qu’on pense qu’on se plante, mais il y a un peu de cette espèce de fil où il faut lâcher prise, mais pas complètement parce que sinon on n’y arrive plus, on n’a plus conscience de notre corps. Je trouve qu’il y a une dualité qui est assez complexe. Est-ce que c’est un peu ce qui nous réunit, quelle que soit la pratique ? Que ce soit de l’improvisation complètement libre ou de l’académisme complètement académique, j’ai l’impression que finalement, ce qui rassemble les pratiques, c’est cette espèce de fil qu’il faut arriver à lâcher pendant qu’on est en train de jouer. Il y aurait certainement à travailler de ce point de vue-là.

Lionel Garcin :

Ce sont des questionnements super intéressants. Je n’ai pas de réponse, mais ce sont des questionnements que je mets en pratique dans ma pratique même. Concernant ce dont tu parles, ce fil-là, j’ai l’impression que la pensée nous sort du truc en fait. Si elle est là en commentaire, on sort du truc. Ce n’est pas avec le lâcher-prise qu’on sera plus dans son corps, c’est le contraire : c’est quand on est dans son corps qu’on va lâcher prise, lâcher cette façon de commenter. Il faut que la pensée soit là, mais transparente, en tant que lectrice de ce qui se passe, comme une lectrice silencieuse.

Gwénaël Dubois :

D’un point de vue de l’enseignement, je me dis que cela peut s’enseigner, en tout cas se partager. On est en train d’en parler donc c’est bien que cela représente quand même quelque chose de tangible. Peut-être qu’il ne faut pas viser systématiquement des pièces toujours plus dures, mais que cela aiderait à le travailler avec des pièces plus faciles.

Lionel Garcin :

Je ne suis pas interprète, mais à un moment donné j’ai voulu savoir ce que c’était de se sentir interprète. Je n’ai pas fait du saxophone, mais j’ai travaillé des pièces de piano pour rentrer dedans, et j’ai l’impression effectivement que c’est important de ne pas aller vers des choses plus complexes que ce qu’on peut faire, mais au contraire choisir ce qu’on peut appréhender dans son ensemble et creuser les états d’être à partir de cela, avoir un point d’accroche, une pièce, et puis par exemple l’aborder de plein de manières différentes. À partir d’un support qu’on connaît, on peut se concentrer sur l’origine du rythme dans le corps. C’est-à-dire avoir différents niveaux de lecture qu’on peut nommer et se donner la possibilité de creuser la sensation, mais avec une forme définie qu’on connaît de mieux en mieux, plutôt que « ça y est, on l’a mise en place au niveau extérieur, et on passe à une plus difficile ».

Les compositeurs comme Chopin ont créé leur propre technique, par l’improvisation. C’est intéressant d’ouvrir la possibilité d’avoir sa propre individualité, au sein d’un collectif, d’une culture. Par exemple, si je devais jouer les études des trucs que je fais en improvisant, non seulement je n’en serais pas capable, mais surtout je m’emmerderais vraiment !

Gwénaël Dubois :

Dans la même logique, des recherches montrent que les pièces de Czerny, qui sont données à tous les mômes dans les conservatoires, sont initialement des supports pour improviser. Depuis c’est devenu des pièces assez horribles ! Czerny les utilisait comme base d’improvisation en reprenant des motifs et les développant dans plein de combinaisons. C’est un peu comme si tu transformais les techniques de jeu que tu utilises en études pour des étudiants.

Lionel Garcin :

On m’a déjà demandé ! Ça me fait penser à la flûte classique indienne que je suis allé un peu étudier là-bas. C’est hyper codifié, mais c’est étonnant comment ça fonctionne. Il y a justement une forme, là, avec différents niveaux de travail de cette forme : le niveau technique, le niveau émotionnel, le niveau spirituel, etc. Quand on apprend un raga, c’est comme un mode lydien on va dire, mais si on joue un mode lydien, ça ne va pas forcément faire un raga parce qu’il y a des intonations, des augmentations qui font qu’on a la sensation émotionnelle de ce raga. Tout ça est nommé et travaillé et tous les jours c’est refondu. Le jour 1, on va apprendre l’échelle et un ou deux petits motifs, et on a l’impression que le jour 2 on va recommencer ça, et que ça va être la même chose, mais non, le jour 2 est complètement différent, improvisé en fait : le professeur rentre dans une improvisation avec l’élève, à un certain niveau, et lui transmet des petits bouts de phrases. Chaque jour c’est nouveau, ce n’est jamais deux fois le même. Et au bout d’un moment il y a comme un champ qui se crée, un champ mélodique, un champ comme en physique là, qui est clair, mais qui n’est jamais fixé complètement.

Étudiant·e :

Ce que vous faites est quelque chose de difficile à écouter sûrement pour la plupart des gens. Est-ce que vous arrivez à en vivre et que ce genre de performances soit plutôt pérenne ?

Lionel Garcin :

On a essayé de faire la manche avec et ça n’a pas trop marché ! Tu vois, aujourd’hui c’est la deuxième fois qu’on l’a fait en 3 ans, donc…

Même étudiant·e :

Mais vous parliez aussi d’autres groupes…

Lionel Garcin :

Oui, moi je vis plus ou moins de l’improvisation, après je fais parfois aussi d’autres trucs en plus. L’improvisation a très peu de visibilité dans les endroits institutionnels, et donc c’est très souvent de l’underground et des économies pauvres.

Emanuelle Pépin :

Moi je ne dis plus que j’improvise ! Par exemple, je suis programmée dans un musée d’art contemporain, ils savent que je travaille en improvisation, mais… ce n’est pas dit. Évidemment, je suis allée plusieurs fois visiter le musée, j’ai fait plein de recherches, il y aura une trame, mais quoi qu’il en soit, j’improviserai à ce moment-là. Il faut aussi réfléchir à comment ça peut franchir des lieux qui au départ ne programment pas ce qu’on fait. Par exemple je vis de ça depuis plus de 30 ans. Je donne pas mal de workshops et pour moi ça va ensemble, la pédagogie est très nourricière du travail de la création. Quand j’interviens dans des centres de formation professionnelle, c’est par le biais de l’improvisation. Quand je joue avec des groupes, j’improvise. Quand je joue seule, quand je fais des performances, que ce soit dans des musées, des théâtres nationaux, ils ne savent pas forcément que je vais improviser, et quand je le dis, ils ne me croient pas de toute manière ! Après la performance, un grand nombre de fois, on me dit : « mais ça c’était écrit ! » Oui, c’est écrit sur l’instant, mais ça prend des formes à chaque fois différentes.

Lionel Garcin :

Et après, il y a des dispositifs — tu aimes bien ce mot-là — qui font que ça peut passer dans d’autres endroits. Par exemple, je propose un travail autour du chant des oiseaux dans lequel il y a beaucoup d’improvisation, c’est quasiment tout improvisé même. Mais le dispositif fait que c’est comme une écriture, et qu’il y a quelque chose qui attire : on est cinq saxophonistes soprano qui jouons à 20 mètres chacun dans son arbre. En fait, c’est le même travail qu’aujourd’hui avec en plus un travail sur le langage des oiseaux. Donc on peut élargir et développer les pratiques d’improvisation avec plein de dispositifs.

 
 
 

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After the lecture/performance of Emmanuelle Pépin and Lionel Garcin

Access to French original text: Dialogues après la conférence/performance
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After the Lecture/Performance
of Emmanuelle Pépin and Lionel Garcin

SOUND – Listening – GESTURE
in Improvisation
 
Cefedem AuRA, January 24 2023
 
Discussion with the Cefedem students
And
For the Cefedem: Philippe Genet, Gwénaël Dubois, Nicolas Sidoroff
For PaaLabRes: Jean-Charles François
 

Translation from the French by Jean-Charles François

 

Summary :

1. Improvisation in the Instant, and Reacting to Others
2. Experience as Preparation to Improvisation
3. Improvisation as Writing
4. The Body as Support for Improvisation
5. Text and Improvisation
6. Technique through/for Improvisation
7. Learning through Improvisation

 

1. Improvisation in the Instant, and Reacting to Others

Emanuelle Pépin:

As Barre Phillips said after an improvisation: “That’s it, it’s done!” It only exists once: it’s the result of what happened now with you. Nothing was planned, except a text, somewhere, generated by the body… and by our encounter! Thank you very much, because in an improvisation, the audience and its listening, are fully participating to what’s brewing here. You are really partners, and even if, at times – you may not realize it – you are “participators”, “particip’actors” of what’s going on. Thank you to have offered this space. Thank you to you, Jean-Charles, and also to all at Cefedem.

Nicolas Sidoroff (Cefedem and PaaLabRes):

Thank you. As usual, we follow the performance with questions to Lionel and Emmanuelle.

Student:

The speed of reaction to each other’s proposals was quite impressive. Do you have automatisms, as a jazzman can have phrases in his vocabulary within an improvisation? For example, when you make a call, do you know that a given sound will stop at a certain time? Are you conscious of it or not at all?

Lionel Garcin:

For sure, there are vocabularies and textures, and so on, but at the level of the form, there is no call: we don’t know how long it’s going to last, it’s really being decided in the instant. It’s because we’re listening on a global and energetic level, and because we are both in the same space. In fact, we don’t react. Perhaps we react quickly, but it’s not really that: rather it’s happening because we are in the same space, because we understand each other…

Emanuelle Pépin:

… without understanding each other! We don’t understand anything at all!

Lionel Garcin:

Without understanding each other, yes! We can be completely surprised, but we breathe together, there’s an obviousness that comes from listening.

 

2. Experience as Preparation to Improvisation

Jean-Charles François (PaaLabRes):

Does that mean that there’s no preparatory work between you?

Lionel Garcin:

Yes, there is a preparation: we’ve eaten together, discussed things, and so on! [laughs] In fact, there is no preparation other than being connected.

Emanuelle Pépin:

After that, it’s more a question of readiness to welcome what’s being manifested in the air, in the atmosphere. It happens very fast in fact. It’s precisely because there’s no premeditation, no particular expectation that there’s fulgurance. It’s almost at the speed of light, it’s not a reaction. It’s so much wider: for example, here, it’s a duo of sound and movement, but there’s the whole space that’s going to completely modify this relationship, that’s going to make the sound resonate differently here and the body move differently there. It’s not a reaction: at a given moment, it’s a matter of being in the same space of listening, as you said. At the outset that’s what it is, a state of listening. After that, yes, it’s work, it’s an enormous amount of work.

Student:

But it’s not really rehearsal time?

Emanuelle Pépin:

No preparation, no rehearsal. We don’t rehearse, but we do spend time together. Rather, we devote our lives to trying to update our techniques, our tools and transformations in the body according to our moods and state of being. We work really on the instant: “instant composition” it’s here and now, and after that it’s too late! This fleeting lapse of time contains all our experiences. For that, yes, there are tools: I’ve worked for hours in dance studios, on placement for example. I’ve worked up to 8 hours a day. Now, it’s still hours of work, but it’s different, like assessing textures and wondering what I can do with them, almost deconstructing the technique, what has formatted me, to try to find and find again, that is to find each time new ways, in this kind of freshness, how it all comes about, with above all not wanting to reproduce a form. More precisely, the answer to your question is “no.” I have a way of doing things, Lionel has a way of doing things, I recognize his sound, his distinctive touch, his artistic gesture, what all that means in terms of content. It’s a signature, we are all unique. It’s a question of the encounter of a singularity with other singularities that creates something other than our usual knowhow. It’s a mixture of the known and the unknown, the familiar and the completely foreign. If you start by saying to yourself “I’m going to do an arabesque”, it’s over, because that means you’re thinking. If you’re premeditating, it doesn’t work anymore.

Lionel Garcin:

Yes, it’s not a matter of working on pre-established forms, it’s a matter of being in a space of listening: it’s from the space of listening that forms are born. The thinking is there, not as something for producing, but for reading. We read the forms that are in the process of emerging. All the work that goes into composition of the form is there, but not beforehand, it happens after listening.

Student:

When did you start as a duo?

Emanuelle Pépin:

It was during the CEPI Encounters (CEPI: Centre Européen Pour l’Improvisation) in September 2020 in Valcivières, a village in Auvergne, which was mentioned earlier by Jean-Charles. During this event, the person hosting the encounters had asked me, knowing that I was writing, if I could propose something. Lionel was there and I proposed a performance with him, just like that, because we knew each other well. You could call it a lecture-performance. I’ve no idea what came of it, but it was born there, and that’s it! Since then, we never worked again on this project. For today, we just saw each other, we’ve talked about it and it’s still there, it’s in the body and in the communication: yesterday we spent some time together, it was very cold in fact, and it wasn’t in the body, but it was already an act in itself. This is also what happened today: I really don’t know how it went! I certainly didn’t want to know how it would turn out. We didn’t want to know, because if we had, it would have failed!

Lionel Garcin:

But we’ve known each other for 20 years, we’ve been practicing together for 15 or 18 years, not necessarily as a duo. Sometimes there are 12 of us, or 20, I don’t know! As a duo we’ve played maybe only 3 times, including today.

Emanuelle Pépin:

Both of us, 3 or 4 times, yes.

 

3. Improvisation as Writing

Student:

But it’s not really rehearsal time! At the end of your performance, was there no doubt in your minds that it was in fact the end?

Emanuelle Pépin:

No! [laughs] [to Lionel] You had some doubts?

Lionel Garcin:

No! But the ending is important. The beginning, the ending, all this, it’s all fractal: each time there’s a big form, with each breath, each phrase, each period, there’s birth and death, and the acceptance of that which knits the ensemble together. There is an obviousness to it. You can have doubts sometimes, but today that wasn’t the case.

Emanuelle Pépin:

In fact, it’s a form of writing: it’s another form of composition. But still, it’s composition, it’s not anything goes. We don’t throw ourselves into doing things like that, gesticulating, “I can, he can, we can, putt, putt!” – I’m caricaturing a little. It’s about something else. At this precise moment, it’s consciousness in motion. It’s not an analysis of what’s going on, we are not in the process of saying to ourselves “Ah yes! there, it’s the beginning, there, it’s…”, and so on. Being totally “with it”, we are aware of the present, of what is happening, of what already happened: as the piece progresses, memories are combined and accumulated, creating in itself an organicity of duration.

Lionel Garcin:

It’s organic, yes!

Emanuelle Pépin:

There’s an awareness, which I call contemplation. At a given moment, our ability consists in being able to contemplate what’s happening. Creating a sufficient space allows to feel, listen to, and measure what ‘s in the process of happening, to reach this consciousness of writing, but it’s not intellectual.

Lionel Garcin:

It’s not, it’s the ability of the body, it’s alive. In fact, it’s just simple, organic. As it’s alive, it’s already there.

Student:

In the introduction, there was a long moment of silence, and in fact it had already started. I don’t know how other people perceived it, but we heard every small noise, every little sound… I saw that you reacted to everything: at one point, I moved my foot and there was a look on your part as if there had been a sound. The floor creaked, tables were moved in the room above, etc. Each sound takes on a different importance. As members of the audience, you’d said to yourself “Ah! this happened or that happened, and it generates reactions”. It’s true that it’s spontaneous, here we are in a piece at a time T, and it’s already passed! Tomorrow if you do it again in the same place and with the same public, it will be something else again. I appreciated a lot the moment of silence at the beginning, because I think that sometimes we don’t take enough time, because there is an audience, and we have to perform, that’s that! Here, the silence was like inviting children to “hush, listen!”

Emanuelle Pépin:

It means taking into account, taking into consideration the space in which the piece will take place. It’s the space that “invites us to”. The space consists of elements, like plants outdoors, or all of you, here, indoors, that create the “setting” in quotation marks. As everything starts from this act of listening, it’s not a question of wanting to put yourself in a listening situation at all costs, but silence offers this – even if the silence, in a sort of way, doesn’t exist because there’s always rustling, even our bodies resonate. And this, you can feel it in the air. It’s an activity, a “tension towards” and that’s what we create with, which also applies to writing.

Student:

What about the choice of outfit? It seems that you didn’t come dressed by mere chance. Is it part of an improvisation? Is it a choice?

Emanuelle Pépin:

Yes, it’s a practical choice. I don’t have many pants with which I can, for example, make a sudden movement without tearing them apart from front to rear! That’s what happened to me before, so I try to find materials that are strong enough. But it depends: today I had two additional pants, but I saw that the floor could have caught me. It’s not that I fear for my pants, but it would have interfered with the movement, or else I could have play with them, but well…

Lionel Garcin:

I was under the impression that the meaning of your question was that it wasn’t completely improvised because we’d already chosen the outfit.

Student:

That’s it. Was it more than a choice for comfort?

Lionel Garcin:

I never asked myself that question, I take something I’m used to. At the same time, improvisation is only a matter of choice. All the same, there’s a given writing, the instrument is a writing, there are constraints, there are limits. It’s also the case for the body and the space. We write with what’s there, we’re not in total indetermination, so it’s part of what’s given to us.

Emanuelle Pépin:

Then, it all depends on the situation. Here, it’s all about working specifically with sound. As I was saying earlier, I can have a perception of sound through the skin and through the body’s tissues. But there are materials on top of the skin, and if these materials aren’t breathing or porous, it cuts off listening. On another occasion, I worked with a visual artist who was making calligraphy on large strips of wild silk. I didn’t know him, but I’d observed his work beforehand. So, I chose an outfit with a fluid quality and with colors that were not going to clash with his material. Yes, there are sometimes scenographies for which I bring in materials and objects.

Student:

Earlier, you talked about simplicity. I’m not sure about dance, but musically I found that there was a lot of complexity: circular breathing, research into timbres, sounds with or without reeds, etc. Did you acquire these capacities before or was it the fact that you are involved in research that led you to these areas?

Lionel Garcin:

It might be because I am attracted to it, but it mostly came through practice. I didn’t learn these things beforehand. All this vocabulary was born out of improvisation practice, particularly improvisation in large ensemble, with several musicians playing other instruments. There’s a desire to go towards them, to compose with them: you find themes that combine and all the play with the body enables you to find things. So, this vocabulary was more generated by practicing improvisation.

Student:

For me, certain things appear to be complicated, but in fact they became simple, is it the way you see it?

Lionel Garcin:

Yes, when I speak of simplicity, I’m not referring to the content of the music, its relative complexity… Simplicity is the basis on which the body lies, like with the simplicity of listening. Then, what’s built on it is another matter, yes.

 

4. The Body as Support for Improvisation

Student:

I have a question for you, saxophone player. In music, we are a little bit educated in a logic of body statism: sometimes we don’t really know what to do with our body on stage, even we’d like to hide it. But you, you moved all over the place, you were in movement, you danced too?

Lionel Garcin:

I practice a lot with dance, so it may happen that after a while you get fed up with the instrument, you don’t play it for three days and you only work with the body. Because sometimes the instrument is so cumbersome! When you want to rediscover the simplicity of being connected to organic things, the instrument sometimes gets in the way. There is so much technicity needed for reconnecting with the organic, that you have to develop other techniques that are immediately organic: working through the body helps you to access this organicity that you’re trying to prolong with the instrument. But when I play concerts, I don’t move, I love to be only in the sound, with feeling the body, but with the body immobile. Well immobile… you have to move, but it doesn’t do the same thing. Today, I’ve taken more the space into account, but most of the time I prefer to be simpler and concentrate on the music.

Student:

Is it like a “letting go”?

Lionel Garcin:

Yes, letting go, in the sense that once you have given all the importance to space and sound, you tend to disappear as a separate person, and to be freed from yourself, giving way to all the rest. It doesn’t necessarily last a long time, but…

Student:

All that you mention here, speaking of space, of life, of composing from what already exists, of concentrating on the present moment, I have the impression that it’s linked to precepts like Buddhism, personal development, a sort of ancestral wisdom. I would like to know if you had been involved in these kinds of sciences, because the lexical field of feelings and emotions comes up often. Do you rely on these precepts, or have you developed these sensibilities over time?

Lionel Garcin:

Yes, I think it’s connected. For me, the traditions you mention are also part of our culture, in poetry and art, even if sometimes we’ve lost them in some ways. I came to music because, without realizing it, I was lacking that dimension. I was going towards academic research in the sciences, when I met Barre Phillips, with whom I felt there was another dimension that I didn’t have. And then, through the body too, because it all functions in connection to sensations. In dance, they have a phenomenal knowledge of the conscious body, so it’s necessarily linked.

Emanuelle Pépin:

And then, there are all the approaches to somatic technic. As far as I am concern, I didn’t go looking outside the institution. I come from the Conservatorium and the Centre National Chorégraphique, with a real discipline in different dance techniques. At a certain point, I felt limited in the expression of the living, the gesture, the relationship. When I met choreographs from American line of work in France who were developing this kind of approach, I thought: “This is it!”. It was through work that things became clearer. I read a lot, and I also listen to the ways people function. In these practices, that’s what is being developed and refined, in order to try to get to the source of listening and create the space for a relationship between our inner and outer worlds.

The same previous student:

What keeps coming back is that every time you have artistically achieve a background and an education, you have to go through a process of unlearning. To go further, you always go towards these great expressions, because they are more liberating, they allow you to feel more profoundly, and to access a certain form of freedom. Many musicians and dancers turn to improvisation, because apparently it both liberates and connects. Is it the path to be taken by everybody?

Lionel Garcin:

For me, improvisation is like a philosophical and poetical practice of discovering reality through practice, linked to our history and that of other civilizations, which exists outside the consumerist production of the artistic industry. It’s something else.

 

5. Text and Improvisation

Jean-Charles François:

Could you say a few words on the relationship between text and improvisation? Because what’s also interesting in this context is the tension between improvisation and a predetermined text: there’s the integration of the fixity of the text in improvisation, the written text that’s read at a certain time, and the text outside the written score that’s perhaps improvised. This relationship appears to me very interesting.

Emanuelle Pépin:

I think I would need more time to answer. As it happened three years ago, it’s still very new, and I don’t have any distance. What I can say is that the text comes from practice and experience. It’s become a form of score. But in the car coming here, I thought: “How am I going to proceed? Am I going to follow the text, to read it?”, knowing that I have difficulties to project my voice in performance. In fact, I considered the texts as an improvised piece in which perhaps you could – it was reassuring to use the word “perhaps” – let the word come. In any case, it’s as if, in the movement, the text and the words were there all the time.

Lionel Garcin:

Yesterday, when you read the text to me, it was clear that it couldn’t work like that, just by reading it. Even if it comes from practice, it would have to be updated to the present time and reincarnated. It’s the fact that you re-improvise it in the very instant by having the basis of the written notes.

Emanuelle Pépin:

Yes. In fact, it would not have been right to just read it.

Lionel Garcin:

That would only be illustration.

Emanuelle Pépin:

Even if sometimes the gesture called for the word and the word called for the gesture – gesture in the broadest sense of the word: the dance or sound gesture.

Lionel Garcin:

When I hear these phrases, it’s as if they confined me in a place of listening, giving me a new perspective. Perhaps I wasn’t listening that way, but it makes me read what’s going on from another point of view. It doesn’t necessarily mean changing what’s going on but reading it from another point of view. I don’t know if it’ll change the way things are, but it changes the way I read it.

Emanuelle Pépin:

Yes, it changes listening, and it changes the sound.

 

6. Technique through/for Improvisation

Philippe Genet (Director of Cefedem AuRA):

I would like to come back on the question of formatting, and then of liberation. Most of the students here, who will be teaching or are already teaching, are wondering about the transmission of these kinds of practices. Sometimes, today, in order to free oneself from an academic teaching, improvisation is often mentioned in our courses as a way to bring precisely both a form of freedom and a new language. I’d like to know whether sometimes you have to deal with transmission, by teaching workshops, or courses, and how you apprehend this type of approach. Do you have to wait until you have acquired a solid technique or can you, immediately, in a very intuitive way, have an approach that perhaps allows people to become aware of their own body, gesture, and instrument. Is it a possible entry to musical or dance practice for young children?

Lionel Garcin:

Yes, it can be done directly, immediately, that’s for sure. But you can free yourself without improvising. A performer at the top of his/her art doesn’t need to improvise. I don’t know, that’s a big question really! Yes, we lead workshops from time to time, but I am a little bothered when it’s taught, as if it’s a form that could be taught, when in reality it’s a rather anarchic practice.

Emanuelle Pépin:

Yes, but at the same time there are a lot of tools, very concrete entry points. Whether for dancers or musicians, the relationship to the body is already an enormous issue. And this represents many hours of practice, of work: you can enter through the awareness of the skeleton, the relationships to gravity, the displacements, the architecture, the situation of the body in space, the sound gesture, the musician’s gesture with the instrument, the body of the instrument in space, the body of the instrument and the musician, the sound textures, pitch, and effectively how to live it too. The working approach to improvisation consists in going through the body, but that doesn’t mean that it’s going to be dance.

Lionel Garcin:

And going through situations of not knowing too.

Emanuelle Pépin:

And not to reject technique at all, on the contrary, it’s fabulous! This said, when you have a public of persons who have never practiced dance, you observe an astonishment, like a state of infancy, a generosity, without a priori, a “dare to go”. Often, there’s a great deal of awkwardness, but with a certain sensibility too. Sometimes, with people who come with a really solid background, you have to find ways to address differently their relationships to the instrument, to the space, to others, to writing, as simply taking these things from another point of view. Improvisation is not necessarily an entry to freedom.

Lionel Garcin:

You can also get locked into it too.

Emanuelle Pépin:

Yes, completely! It’s just a question of “being there” and it represents a hell of a job, involving sensations, perception, awareness of space, awareness of how sound travels, how to compose, etc. There are so many tools to play with!

Lionel Garcin:

In terms of teaching, the improvisation scene is very close to the social structure of traditional communities, in the sense of being all mixed together from beginners to lifelong practitioners, which doesn’t pose any problems. Many sessions of collective practices take place where all people are together, like in a village where there are percussionists, old and young, playing all together to find some common ground. That’s also how you learn, through practice. So, you don’t necessarily need to have a technique from the start, the technique will come along. This dialectic with technique and acquired knowledge is of great importance. That’s the way to go forward.

Philippe Genet:

In academic teaching, it’s not the case: you have first to develop a technique before being able to go further. It seems obvious that improvisation arrives at a given moment, like a door opening leading you at once to another universe, to other spaces. My question was directed towards knowing how you can articulate this. I say that specifically here at the Cefedem where the pedagogical issues are put forward: how to articulate this entry, knowing that it modifies the relationship to writing? You had no scores, except the text on the floor. How to proceed when writing is already very present in the practices?

Lionel Garcin:

This raises the question of the relationship to desire. Why should we have to acquire from the onset this or that technique? Through improvisation, you realize that you are already into a live practice, or in the real world like in a martial art fight. You’re inside it, it’s not a theory that will lead you to a practice in 10 years’ time. You’re confronted with the real. And when you feel, for example, that you cannot go through it, and that you don’t have the technique, that’s when you can turn to academic teaching (or not). You must develop this technique because you feel in your body that you need to go through it because you are stuck. So there, it can be something that awakens the desire, or rather the necessity to do it.

Emanuelle Pépin:

I often work in a lifelong professional circus arts training center. I’ve been hired to give technical classes on condition that, at the same time, I offer improvisation workshops. It’s all done together. For example, it’s obvious that to do a triple somersault on circus apparatus means taking a great deal of risk because of the volume and mass involved. It requires some skill and generates a lot of fear: some people can’t get over the fact of throwing themselves backwards like that, even with a harness, and in this case, they turn to jugglery. However, if you do a work on the state of imbalance, going a little further towards falling, feeling the floor, working on gravity, rebound and trust with others, then all of a sudden, it’ll be possible to climb 4 meters high, on a little platform and to throw yourself backwards. Whereas to go only through technique, aiming at the figure – we call that a figure to be performed – you lose many people along the way. It’s a shame, because through other means, be it sensations, perception, the imaginary, or creativity, technique can be nourished by all these experiences and enable you to surpass your own abilities in unexpected ways, that’s certain! I think that in teaching, in training contexts, it’s quite good to put these on the same level right away, even if it’s to go more in-depth into a technique, whatever it might be, to refine it, to master it, but also to have a more “open” approach, if you can call it that way.

Nicolas Sidoroff:

I will intervene here on two levels:

a. In a 6-minute Ted-talk video, a trapeze artist, Adie Delaney, explains how she changed her trapeze teaching method.She explains that one says usually: “You’re going to put your foot there, and then your hand has to climb up the rope” and so on. However, some people are extremely scare, even though the trapeze is relatively low: there is a moment when you have to sit on the crossbar, and hold on by yourself, it’s not at all obvious to do. She says that she’s now trying to accompany the body progressively to include people in this learning process. If it will take you three months to dare to take your hand off the rope, then you will take three months, it doesn’t matter, because it will learn you how to read the body’s signals, to have a really specific relationship with the body, and to know how to listen to it. I compare this with the whole background of schools, notably artistic, that remain hyper-excluding: “If you can’t do what we ask of you, you are out! In any case we don’t need many orchestral musicians, let alone soloists!” And if you don’t understand that, they make you feel it with two or three sharp little evaluations (etc.), and then you find it hard to start over, or you start over somewhere other than in an art school. (I’m saying it this way, but that’s not what the school explains!) I think that there’s a rather interesting relationship with school that needs to be explored, at least in terms of how to include people in this type of learning process.

b. The second point concerns the sort of ideal that Lionel presented, with the meetings between very advanced people and inexperienced people. I’ve witnessed many discussions after improvisation sessions, in which the participants no longer wanted to work together and expressed their frustration. In reality, this welcoming space that you’ve described concerning the body, the space, ourselves, yourselves, is a relationship that needs to be constructed. It’s not innate, and some people have gone through schools that have prevented them to develop this kind of thing. How do we make sure that in the space we create, in the practice we manage to create, people who aren’t very well equipped can find tools, and that the ones who are a little better equipped can include these people. This is what I call “peripherical legitimate participation” that you can find in certain traditional practices. Jean Lave, a researcher, has highlighted it in African tribes, in the making of bags or baskets: you find the experts at the center, who make them very quickly, and next to them those who know a little less, who watch a little and take a little longer, and then those who know even less, who watch… and struggle! Which doesn’t matter, because the bags and the baskets are already done. And all around them, the kids are circulating, watching, touching, etc. and developing a peripherical learning process that is becoming increasingly central. This type of learning is not at all obvious to implement in our societies.

Lionel Garcin:

No, but it exists in small doses.

Nicolas Sidoroff:

I am not saying that it doesn’t exist, but that you must pay attention a bit to it, so that it can exist.

 

7. Learning through Improvisation

Gwénaël Dubois, Cefedem AuRA:

I’d like to come back to the relationship between interpretation and improvisation, as well as the question of technique that is nourished by improvisation, and the whole academic relationship we have with our heritage. I’m thinking, for example, to the 19th Century classical repertoire, where composers like Chopin or Liszt laid the foundations for all the pianistic technique played today. There isn’t a place in musical higher education where pianists aren’t asked to play a Chopin Etude at the admission exam, when in fact these pieces were composed through improvisation. It’s quite an interesting point to raise: the two volumes of Etudes published by Chopin before the age of 25 were built through improvisation. These pieces are indeed very difficult to play in an approach where you want to play the repertoire. You have to work as if you could achieve that, which is very difficult because you don’t go through the creative processes he used, in which he without a doubt felt great. There’s the famous example that has been noted in a student essay at the Cefedem: Chopin told his students to play his Etudes “with ease!” even though they’re horribly difficult. Each Etude, as their name indicates, focuses on a particular aspect. But in today’s teaching, it seems to me that we can perhaps think about how to reconsider the heritage as a way to improvise. How to work with Mozart without playing Mozart, but improvising it, and trying to use the same improvisation procedure? The idea of desire that you raised is also very important: should we start with a more or less free improvisation, to see where it might lead us, then approach a composer from there? There’s no magic receipt, but you really have to rethink these elements. Because those composers, who produced incredibly difficult pieces to play that today confine us to a rather pathetic academism, were in fact improvising.

Earlier, you said: “If I think of doing an arabesque, it’s over”. You can find the same thing in interpretation: when you are playing something that pose a bit of a problem, if you think: “There’s an E flat”, it’s over, it falls flat on your face. If you think: “It’s hot, this passage!”, it’s over too. In fact, it’s not because you’re thinking that you’re failing, but there’s a bit this kind of thread where you have to let go, but not completely because otherwise you can’t make it, you’re no longer conscious of your body. I find that there is a quite complex duality. Is that what reunites us a little, whatever our practice? Whether it’s completely free improvisation or completely academic academism, I have the impression that ultimately, what unites all practices is this sort of thread that you have to let go while you’re playing. That’s certainly something we could work on.

Lionel Garcin:

These questions are really interesting. I don’t have any answers, but these are issues that I’m putting into practice in my own work. Concerning what you’re talking about, this thread, I have the impression that the thinking actually pulls us out of the thing. If it’s there as a comment, it deflects us from the thing. It’s not by letting go that you’ll be more in your body, it’s the contrary: it’s when you’re in your body that you’ll let go, let go this manner of commenting. The thinking has to be there, but it should be transparent, as a reader of what’s going on, as a silent reader.

Gwénaël Dubois:

From the point of view of teaching, I think that it can be taught, or at least shared. We are talking about it, so it’s evident that it represents something tangible. Maybe we shouldn’t systematically target pieces ever more difficult, but that it might help to work on easier pieces.

Lionel Garcin:

I am not an interpreting musician, but at some point I wanted to know what it meant to feel like an interpreter. I didn’t do it on saxophone, but I worked on piano pieces to get inside them, and I have the impression that effectively it’s important not to go for things that are more complex than what you can do, but on the contrary to choose what you can grasp as a whole and go more in-depth into states of being, have a focal point, a piece, and then for example approach it in many different ways. Starting with a support that you know allows you to focus on the origin of the rhythm in the body. In other words, having different levels of reading that you can name and giving yourself the possibility of going deeper into the sensation, but with a defined form that you know better and better, rather than: “That’s it, it seems to be working at the external level, so I can move on to a more difficult one.”

The composers like Chopin created their own technique through improvisation. To open up the possibility of having one’s own individuality within a collective, or a culture, is an interesting proposition. For example, if I had to play the etudes of the things I do improvising, not only I would not be capable to do it, but above all it would bore the hell out of me!

Gwénaël Dubois:

In the same logic, research has shown that the pieces by Czerny, which are given to all kids in conservatories, were originally intended as support for improvisation. Since then, they’ve become pretty awful pieces! Czerny used them as basis for improvisation with taking the motifs and developing them in all kinds of combinations. It’s a bit like transforming your playing techniques into studies for the students.

Lionel Garcin:

I’ve already been asked! It reminds me of the Indian classical flute that I went over there to study for a while. It’s highly codified, but the way it works is amazing. There’s a form there, with different levels of working with it: the technical level, the emotional level, the spiritual level, etc. When you learn a raga, it’s like working, let’s say, with a Lydian mode, but if you play a Lydian mode, it won’t necessarily result in a raga, because there are intonations, augmentations that create the emotional sensation of that raga. All this is named and worked on, and every day it’s recast. Day 1, you learn the scale and one or two little motifs, and you have the impression that you’re going to do it all over again on day 2, but not at all, the day 2 is completely different, improvised in fact: the teacher starts to improvise with the student, at a certain level, and transmits to her/him little fragments of phrases. Each day it’s new, never the same twice. And after a while, it’s like a field that is created, a melodic field, a field like in physics, there, which is clear, but which is never completely fixed.

Student:

What you’re doing is difficult for most people to listen to. Are you able to make a living from it and ensure that this kind of performances could be long-lasting?

Lionel Garcin:

We try to panhandle with this, and it doesn’t work out too well! You see, today is the second time we’ve done this in three years’ time, so…

Same student:

But you mentioned also other groups…

Lionel Garcin:

Yes, I make a living more or less from improvisation, after which, additionally, I do other things as well sometimes. Improvisation has very little visibility in institutional places, so it’s very often done in underground and poor economics contexts.

Emanuelle Pépin:

I don’t say “I improvise” anymore! For example, I’m invited to perform at a contemporary art museum, and they know that I work in improvisation, but… it’s not said. Obviously, I went several times to visit the museum, I’ve done a lot of research, there will be a storyline, but whatever happens, I’ll be improvising at the time. You also have to think about how it can get to enter places that don’t initially program what you are doing. I experienced this situation for more than 30 years. I give a fair number of workshops, and for me they go hand in hand, pedagogy is very nourishing for creative work. When I intervene in long-life professional training centers, it’s through improvisation. When I play in groups, I improvise. When I play on my own, when I do performances, whether in museums or notional theatres, they don’t necessarily know that I’m going to improvise, and when I tell them they don’t believe me anyway! Many times, after a performance people say, “but it’s written!” Yes, it’s written in the instant, but it takes different forms each time.

Lionel Garcin:

And after that, there are set-ups or agencies [dispositifs] that can be used in other places. For example, I propose a work based on bird calls, in which there’s a lot of improvisation, in fact practically everything is improvised. But the set-up is like some writing, and there is something about it that’s very attractive: we are five soprano saxophonists playing 20 meters apart, each one in a tree. In fact, it’s the same work as we did today, with additionally a work on bird language. So, you can widen and develop improvisation practices using all kinds of different set-ups.

LE SON – l’écoute – LE GESTE

Acess to the English translation: SOUND – Listening – GESTURE
Retour à la page d’accueil : Emmanuelle Pépin et Lionel Garcin

 
 
 

LE SON – l’écoute – LE GESTE
dans l’improvisation

Emmanuelle Pépin

Février 2018

 

Sommaire :

Partie 1 : LE SON – l’écoute – LE GESTE dans l’improvisation
Partie 2 : LE SON – l’écoute – LE GESTE dans la composition instantanée
Le moment de la composition
L’écoute
Les muscles, écoutants de l’espace
Les fascias, écoutants de l’indicible
Les os, le squelette, écoutants de l’espace
La colonne vertébrale
Les articulations, écoutantes l’espace
Les organes
Les liquides
Les veines, artères, capillaires
Les nerfs
Nos sens, écoutants de l’espace
L’espace autour, l’écoute externe
Le son, le temps
Les lignes du son
Textures et matières du son
Conclusion

 

Partie 1 : LE SON – l’écoute – LE GESTE dans l’improvisation

Danse et musique sont reliées indéniablement.
Plus précisément mouvement et son.
Chacun d’eux tirent leur origine du corps, d’un corps conscient.
Ils jaillissent à partir d’un acte de présence.
Leur source est là, au creux de soi. A portée.

L’apparaitre et la propagation des phénomènes sonores ou dansés prennent des formes différentes, l’une plus visible, l’autre plus audible. Quoique !
La danse crée du son, nait du son même – un lointain au dedans de soi, un souffle, un
battement, un élan vital.
Le son vient d’un instrument qu’une personne joue, il provient du corps, d’un
mouvement, il est mouvement. Mouvement « résonnement » visible.

Dans une pièce improvisée, danse et musique existent ensemble dans le même espace, danseurs et musiciens sont relies entre eux par l’acte d’écoute et par la contemplation, pour se jouer de l’instant qui passe.

Fulgurance.

Se laisser inviter par l’espace même.

Ce ne sont donc pas des outils, ou des « scores » d’improvisation que je proposerai ici. Ils sont déjà̀ intégrés par chacun de nous, danseurs et musiciens. Cela fait partie de notre discipline et pratique, qui là aussi, se tiennent la main pour improviser.
Et je situerai davantage mon point de vue sur l’improvisation « libre » sans code pré́-établi.

C’est plutôt une expérience partagée de l’écoute, et une plongée dans le corps.
Corps du danseur, corps du musicien, corps de l’instrument – corps d’écouté –

Il est évident que des composantes comme le rythme, la durée, la texture, les hauteurs, volumes, notes, silence, mélodies, point d’attaque, contre-temps, impact, résonance, résonance de la résonance, arrêt, saccades, pré́-mouvement, énergie, pulsation, tempo, sources sonores, propagation, direction du son dans l’espace, partitions, scores, entrées-sorties, superpositions, entrelacements, sont des éléments avec lesquels le danseur joue. Le musicien aussi.
Le musicien peut aussi accompagner le danseur, le danseur peut accompagner le musicien, musiciens et danseurs peuvent s’accompagner ensemble, ou pas.

Peut-être d’avantage « s’accom-poser » ensemble.
Ils partagent ces étendues mémorielles, ces territoires d’impressions et d’expériences
accumulées et sans cesse rénovées par la fraîcheur de l’Instant.

Chacun d’eux, par son habilité, à la fois, s’amuse mais en même temps, se laisse traverser, et écoute intuitivement à la fois le chemin du son dans l’espace, dans l’instrument, dans le corps.
Plus habilement, l’artiste peut sentir les lieux du corps touchés précisément par le son via son impact, ses rebonds, ses pauses, sa texture, sa vitesse, ses élans, ses surgissements, son intensité́, sa qualité́, sa disparition, sa résonance, sa circulation, son enjeu sur nos cellules, nos mémoires, nos émotions, nos réservoirs enfouis.
Il peut juste se laisser toucher.
Le musicien ou danseur peut parfois même sentir les particules d’énergie(s) modifier l’espace et notre présence.
Il compose avec l’invisible.

Le corps et toutes ses couches et composantes – peau, tissu musculaire, liquides, organes, systèmes lymphatiques endocriniens…, rythmes internes, état, température, accueillent le son.
Le corps (bien entendu celui du danseur, mais également celui du musicien) est un résonateur, un canal au travers duquel le son circule, active et transforme notre présence.
Le danseur écoute comment le geste qui en découle, se place, s’invite dans l’espace au même titre que la note, que le son.
Comme un son gestuel, un son silencieux.
 
 

Contemplation et écoute de l’espace sont au cœur de l’improvisation.

Contemplation et écoute de l’espace sont au cœur de l’improvisation.
 
 

Attention portée, avec ce regard d’enfant, sur les phénomènes
 

La force de la confiance
 

Un corps paysage, un corps espace, un corps résonateur et résonant, un corps d’écoute.
Un état organique, sensible, poétique et un espace de création
 

Comment l’espace, nous offre la possibilité́ de créer, de transformer, d’être transformé.

Comment nos présences (musiciens, danseurs, publics) modifient l’espace, l’architecture, le son, l’atmosphère.

Et enfin, comment le dialogue entre le(s) corps et l’espace même s’établit.
Comment l’écoute, activée en chacun, transforme l’espace et par là même la composition.

L’écoute est à l’origine de la composition.
 

Comment, par cet accord organique, intuitif, sensible, musiciens, danseurs, poétes de l’instant, saisissons des phénomènes qui sont en train de se manifester, en même temps que surgit le sens, le sens de l’inattendu, de la composition, de la découverte et de l’écriture.

En tant que « performeuse » et artiste de la danse en composition instantanée, il m’intéresse ici de juste partager ce qui m’est apparu au sujet de la relation entre musique et danse, son et mouvement. Le mouvement dansé comme étant un mouvement sonore silencieux, une énergie dont la trace est invisible, mais saisissable par l’écoute portée. Et que le mouvement sonore est une trace audible, mais aussi un geste porté, issu du corps.

L’écoute est commune.
Elle est au milieu
 
 

Il y aurait tout un inventaire de correspondances évidentes, et sophistiquées relatant les particularités du son avec les particularités du geste : les complémentarités, les similitudes, en prenant en compte aussi les caractéristiques de l’instrument (sa forme, son matériau, sa résonance, son poids, sa maniabilité́ ou pas, sa texture, son origine, son utilisation, son son, et le son que chaque musicien crée et laisse s’exprimer).
 

Il y aurait aussi tout un inventaire possible de « scores » de sortes de codes qui nous permettraient de jouer ensemble. Mais cela fait partie plutôt du travail, de l’apprentissage, de la discipline que chacun raffine au quotidien dans son art.
 

Avant tout chose, c’est la question du phénomène qui se manifeste qui m’intéresse et comment l’écoute et la contemplation sont au cœur de ces manifestations avec lesquelles nous jouons ensemble pour composer dans l’instant.

C’est donc sur le comment nous pouvons porter notre attention sur ce qui nous est commun, notre terreau d’entente : notre présence, notre écoute, notre corps et l’espace

Et c’est juste un moment où nous allons ouvrir nos champs d’écoute. Et accueillir ce qui est en train de se vivre, en tentant de mettre de côté́ nos représentations, nos attentes, nos aprioris.

Mon corps laisse émerger la pensée, une connaissance, une re-connaissance.
Mon corps présent, mon corps dansant. C’est un jeu de mots et de corps qui s’expriment ensemble ici.
Mon corps conscient ou plutôt la conscience ou les consciences en mouvement dans mon corps accueillant.

Ce n’est pas une conférence à proprement parler, ni un atelier, c’est une autre forme que je ne saurai nommer. Vous devenez auditeurs, spectateurs, acteurs tout à la fois.

C’est donc une expérience de l’écoute, de l’attention portée. Du regard aussi.

Une tension vers

Un fil tenu, tendu et souple à la fois, vers ce qui se manifeste en soi et autour de soi, et de repérer, de noter peut-être ce qui est en train de se passer, tout en laissant émerger pour chacun cette question de la relation : danse et musique dans sa propre expérience.
 
 
 

L’espace entre soi et le monde.
Cet espace vivant, vibrant de l’entre, du milieu, de l’ouvert.
 

L’espace que nous partageons simultanément, danseurs musiciens, improvisateurs – poètes de l’Instant, de l’Instant fulgurant, du pas-sage du temps.
Temps- traversées
Espace de liberté́, de conquête de chaque instant – rafraîchies
Espace de dignité́ et de responsabilité́.

L’espace de l’écoute et de la contemplation offrant et partageant ensemble l’apparaître d’une manifestation qui survient en même temps.
Pré – ce qui précède – naissance, apparition, surgissement, déploiement, disparition d’un évènement (sonore, gestuel, ou autre) résonance – résonance de la résonance, saisis par notre perception et notre conscience.

L’écoute est commune.

Elle est au milieu
 

Être au milieu
Être au cœur
Être en relation

Nous sommes des êtres de relation et nous ne pouvons faire autrement que d’être en lien. En lien avec notre environnement, dont nous faisons partis intégrants.
Nous sommes un lieu, un espace dans un espace élargi : le monde
Un point au milieu d’une étendue
Un détail dans une globalité́
Un petit « tout » dans un corps sensible,
Un lieu de passage
de traversées
Un territoire unique s’osant à accueillir
et partager, par le jeu du sensible
Un espace commun où le geste, quelque que soit sa forme (dansée, sonore, picturale) est projetée de l’instant et s’inscrit dans une écriture radicale et éphémère.
Une écriture de l’ensemble – de l’unité́.

Notre corps est une étendue d’écoute, de vies, de palpitations, de pulsations, de battements, de flux incessant. Nos cellules se renouvellent sans cesse en même temps que d’autres meurent. Apparition et disparition tenues ensemble.
Nous sommes composés de rythmes, de larges oscillations, qui résonnent d’avec le monde. Un paysage intérieur sonore et, impulsé par ce battement vital, un souffle irradiant dans tout notre corps, qui à son tour résonne de notre être, de notre histoire, de notre identité́, de notre culture, de ce qui nous constitue.
Flux et reflux.

Transformation(s)
Trans-mutations
 

L’espace en nous écoute le battement du monde, et l’espace nous écoute
Porosité́.
C’est déjà̀ un dialogue silencieux, comme en sourdine –
une « respiration » universelle, connue et reconnue par chacun d’entre nous.
Un mystère aussi.
Une friction irrémédiable de l’inconnu et du connu.
Et c’est avec ça, que nous évoluons, que nous composons, que nous improvisons. L’insoupçonné́.

Nous découvrons et raffinons notre Sentiment de l’espace
à chaque fois !
Nous actualisons dans l’espace-temps du présent, avec pourtant tout ce que nous détenons, ce que nous savons de nous-mêmes, ce que nous ignorons. Nous jouons entre à la fois reconnaître, oublier, mettre de côté, faire abstraction, inhiber, renouveler, innover, construire et « dé-construire ».

Nous naissons dans l’environnement, nous survivons et vivons de cet environnement, de cet air. Nous respirons le monde dès notre arrivée, nous nous adaptons, et nous faisons preuve d’une grande inventivité, pour entretenir cet espace de rencontre, créer au mieux possible un juste équilibre d’une unité d’avec le monde et d’une distinction.
Un dialogue de l’altérité

Notre corps respire, inspire, expire, fait des pauses naturelles. Nous nous laissons inspirer, nous nous laissons expirer, nous nous laissons nous déposer dans notre silence.
Notre pulsation interne bat au creux de notre monde, bat vers le monde, bat du monde, bat simultanément et en résonance d’avec le monde…
 
 
 

L’espace nous offre l’écoute
L’espace est écoute
L’écoute est espace
L’espace invite
L’espace dévoile
 

Nous co-habitons ensemble avec l’espace, des inséparables – indéniablement. Nous, danseurs-musiciens, improvisons à partir de cette co-habitation.
Nous prenons en considération les composantes du milieu : l’humeur, les couleurs, les formes, la lumière, les trouées et remous de l’air, l’énergie, les odeurs, les matières, les sons, les êtres vivants, les souffles, les frottements, les déplacements, les plantes, les animaux, les humains, les minéraux, les objets, l’invisibilité, les présences-absentes, les mémoires, l’architecture sont de riches supports, plutôt de véritables partenaires à notre composition. A nos improvisations. Impropositions, impromptusition, position- com
Perception large et subtile.
Nous nous tenons au courant.
Nous nous laissons porter par le flux. Et nous nous tenons prêts à jouer des apparitions-disparitions.

Origine du surgissement d’un geste premier, source sonore ou/et dansée, propagation, rencontre, conditions du milieu, l’écriture instantanée se révèle dans cette complexité simultanée.
Ce n’est pas une relation binaire (parfois oui) – musique et danse, son et mouvement, mais ternaire voir à quatre temps, même expansive-dilatée-contractée : espace artistes publics ensemble tendus dans (vers-avec-pour) l’écoute.

C’est aussi une relation du lointain, et du proche, de l’Ici et de l’Ailleurs, en lien avec la pulsation souterraine au travers de la gravité, et de l’air.
Un ici et maintenant d’avec le jadis et l’ad-venir.
Un air du temps !
À contre-temps
 

Et notre présence (ce corps présent), résonnante de cette diversité́, à son tour transforme ce qui nous entoure.
Récepteur émetteur à la fois
transmetteur – transm-être
Aller retour – dedans dehors –
Mouvement concentrique et excentrique
Dilatation rétraction expansion
Fabuleuse et naturelle vie de la cellule.
Battement physiologique
Expression du vivant.
Organicité de l’écoute.

Dévoilement du sens par l’écoute.
 

L’écoute est une activité, une capacité qui nous est donnée, un mouvement en soi, un éveil, un acte, une saisie de ce qui est.
Un état         de non vouloir.
Être prêt à.… être tendu vers !
À l’affût, un aguet

Un état d’être soi, hors soi, simplement, disponible à ce qui émerge, arrive là et s’enfuit presque aussitôt. Il y a déjà dans l’apparition sa disparition. C’est notre attention qui la rend vivante, réel à nous-même, existante dans l’espace, élément de composition. Le surgissement et son voyage dans l’espace devient entité, matériau de l’écriture fugace laissant en même temps révéler la matière du temps.
 
L’écoute nous permet à nous, entre autres, artistes, de créer, et de pouvoir saisir ce qui se manifeste, au plus profond de nous, en dialogue avec l’environnement, en lien avec le monde (ou/et une idée, un paysage, une personne, une émotion, une situation, un événement, une nécessité, une absence, un questionnement, une impulsion, une vague intuition, des réminiscences un quelque chose qui nous touche ou pas,
 
a mystery, an “it”, a question without answer).

Un plaisir pur.
 

Nous composons avec, dans, autour, à l’invitation du milieu dans lequel l’improvisation se dévoile.
Tout est là, à portée d’oreille, à fleur de peau, à juste prêt à, juste l’être-là
Agilité intuitive et cognitive, vivacité d’une conscience activée par l’écoute pour capter ce qui est, ce qui se pressent avant même la manifestation, dans l’air. Silencieusement, au travers d’une pulsation souterraine et aérienne déjà là, musiciens danseurs – poètes de l’instant, nous nous pré-disposons à procéder intuitivement à un état des lieux immédiat. A laisser venir à notre conscience et notre perception l’état d’esprit

de cette écoute du silence, ouvrant l’espace

Que nos corps disparaissent (ou du moins la sensation de notre corps) pour ne laisser apparaître que le phénomène de l’essence du son, de l’essence du geste au travers de nos actes créatifs et donner existence à ces jaillissements joyeux : les pièces improvisées.
Les uniques écritures poétiques de l’Instant et de l’Espace, qui s’offrent au vide et disparaissent aussitôt, ne laissant dans l’air, qu’une Unité évidente, un accord irrationnel et mystérieux ou peut-être grâc(e)ieux.

Ces enchantements insaisissables, saisissables et disparaissables, rejoignant dans le même moment, en un sourd cheminement en nous, un lieu de notre corps. Tels les songes se glissant vers d’autres zones du cerveau.
Transmutation physiologique d’un ailleurs, d’un « ça » mystérieux et délicieux qui nous crée nouvellement, à chaque expérience prégnante.

Des migrations de mémoires-vivantielles qui nous deviennent, nous animent, nous ramènent l’ailleurs dans les tissus de nos corps, nous déshabillent et nous rhabillent. Car n’est-il pas une mise à nue si nue que de se dépouiller de ce qui nous fait, pour nous laisser « porositer » d’un mystère innommable, nous laisser bouger par ce qui échappe et nous saisit ? Nous laisser devenir un autre-soi sans se perdre non plus.

Sans perdre pied, mais toujours en laissant frôler-frolattrer en nous cette folie, cette fantaisie irrationnelle permise ici dans le maintenant de l’écoute large, dans ce jeu d’enfant grand.

Métamorphose
 
 

 

Partie 2 :
le son – l’écoute – le geste
dans la composition instantanée
une phénoménologie du corps sensible

Comme le monde est large
Et comme notre écoute peut être infiniment grande et raffinée
C’est une disponibilité
Un état
L’écoute est un acte
Un acte de présence

Ici, l’architecture spatiale, sonore.
Le paysage, le milieu avec ses particularités, ses composantes.
Un espace précis, situé, dans un espace-contexte, plus large

Considérons le tout
Le lieu même, ici et maintenant :

  • La salle ou l’espace de jeu (avec les présences sonores, olfactives, tactiles, visibles, invisibles, humaines)
  • Et l’espace élargi, l’étendue : plus loin que la salle (le village, les montagnes, les rivières, reliées au paysage d’ici qui s’étend jusqu’à la mer, jusqu’aux autres continents, le proche relié au lointain par la terre, par l’air)

Et revenons ici et maintenant
Dans le présent
Pour apprécier littéralement ce qui est
Ce qui se vit
Écoutons cet espace
Écoutons cet espace nous bouger Dans l’immobilité́
Écoutons le phénomène

Laissons nos sens s’éveiller. Nos cellules adorent ça
Elles sont joyeuses lorsqu’il est laissé la place au corps d’écouter
Attention douce portée sur l’instant
Laissons les sons nous parvenir
L’espace entre les sons
L’espace entre les silences
L’espace du silence composé de sons
Les sons entourés de silence
Les sons proches, lointains
Écoutons le sens (insensé) se révéler du silence
Se soulever de lui-même

Écoutons notre respiration, nos battements
Écoutons nos rythmes au milieu des sons architecturaux, de l’espace
Écoutons les mouvements de notre Vivant

Écoutons l’autre, les autres, dans l’espace, en train d’écouter
Écoutons l’écoute

Écoutons le tout comme une large partition de sons qui cohabitent ensemble
Qui participent ensemble
Et,
Notre présence au cœur
Notre attention tournée, activée

Qu’est-ce que ça change
en nous
Dans l’air
Dans l’atmosphère
 
 
 

Le corps est présent
Par là même notre conscience
Présence _ Participation
Nous actons, plus que nous sommes acteurs
Nous participons d’avec ce que nous sommes
Et nous sommes différents
De ce fait, nous participons différemment d’avec notre écoute
Et notre regard sur le monde est différent
Notre écoute est variable
Selon chacun, selon notre humeur, notre état, nos émotions, les conditions etc.
Notre propre écoute est sans cesse en train d’évoluer
Et notre regard sur le monde évolue en nous
Malgré nous, en dehors de nous-mêmes
Nos gestes se modifient
et comme nos écoutes sont si différentes, danseurs, musiciens, improvisateurs, nous nous enrichissons de cette diversité. Le partage est une des saveurs de l’improvisation. Nous goûtons à ça.

Pourtant nous avons des résistances, des habitudes
Et c’est en tentant de nous éloigner de nos résistances, de nos attentes, que nous pouvons accueillir, innover, oser, nous étonner

 

L’improvisation est l’expérience de la découverte.
Nous découvrons la découverte en même temps que nous nous découvrons.
L’improvisation est l’expérience du dévoilement.

C’est très dynamique
nous devons être vifs, agiles, et tranquilles pour « survivre » à cette fulgurance, à cet éphémère.
 

Nous osons cette vulnérabilité́, cette force fragile
cet intime délivré́ à l’espace
ce retentissement lointain jusqu’ici
cet état présentiel
phénoménal
 
 

le moment de la composition

Une embarquée
C’est déjà̀ un mouvement en soi
Qui dit mouvement dit changement
Changement
Présences     absences
Mobilité́     immobilité́
Sons     silences
Le vivant
La manifestation du vivant

La danse est l’art du silence en mouvement
La danse est l’art sonore inaudible
La danse est l’art du geste de l’écoute
La danse est la musique de l’élan intérieur
La danse est la calligraphie de l’espace, dessinant et sculptant des paysages invisibles
La danse est la capacité de laisser vivre l’espace entre
Entre soi et l’espace autour

La danse, en composition instantanée, c’est comme laisser vivre l’espace du vide
L’espace du rien

Le sourd retentissement

La musique est l’art du silence en vibrations audibles
La musique est l’art du mouvement sonore
de la modulation visible et audible en même temps
La musique est l’art de l’écriture de l’écoute
La musique est la voix de l’élan intérieur
La musique est cette respiration large calligraphiant l’air, dansant avec lui
dessinant des paysages sonores et invisibles
elle s’écrit dans l’espace
elle le sculpte

Danse et musique se situent là

ensemble, ou plutôt en même temps

sans pour autant « jouer harmonieusement ensemble »

Danse et musique jouent ensemble ici de l’évidence
 

Et
laisser apparaître
L’émergence d’un inconnu
D’un étonnement
Se laisser traverser
Capter

Saisir

Imaginer

Construire déconstruire
 

Composer

Ré inventer un espace nouveau
 

Une poétique de l’instant
 
 

Pour cela, c’est une expérience sans cesse renouvelée
elle se partage, se nourrit en multipliant les possibles

des désirs, des rencontres, des rêves, des intuitions, des aspirations, des affinités, des élans du cœur, des conditions fortuites ou aléatoires, des contextes, des âges.

aucune fixité
rien n’est dans le figé

Composer dans l’Instant suscite une capacité à stimuler nos sens, notre perception, notre imaginaire, notre fantaisie, nos sentiments, nos pensées, nos émotions, nos concepts, notre intuition, nos rêves, nos désirs, notre savoir, nos idées pour créer.
 

Écrire dans l’instant suscite une adaptabilité à ce qui se présente, se pré-dispose.
 
 

Une disponibilité à être
Sans attente du résultat
Mais simplement se laisser entrainer par le voyage du mouvement qui est en train de se manifester (mouvement sonore, pictural, musical, corporel, vocal, visuel, etc..) et le saisir en même temps, avec pour visée peut-être celle d’élaborer une composition.

Être dans le processus même et écouter ce processus en train d’exister
Contempler
La danse est une contemplation
Une méditation dynamique de l’esprit et du corps présents

La musique peut être une écoute de cette nature-là,
une écoute « réversible », écoute miroir presque
Danse et musique se regardent, s’observent, s’apprivoisent, se distancent, se rapprochent, co-habitent, s’accordent, ou pas
elles vivent ensemble dans une écoute contemplative, au cœur et avec un espace.
 
Nous ouvrons un espace en nous-mêmes, et autour de nous ; nous invitons l’espace même à rencontrer notre espace interne, et à laisser notre espace interne résonner dans le monde.
Et
écouter la résonance de la résonance
L’écoute de l’écoute
C’est peut-être ça « créer dans l’instant »
C’est une expérience de ce qui échappe
Une traversée, se laisser traverser,
Subtile expansion de l’ouvert
 
Accueil de l’inconnu
Reconnu
Se sentir acter
Responsabilité de participer à l’œuvre qui est en train d’exister
 
Nous sommes là, juste un élément parmi d’autres éléments, un paramètre vivant parmi le tout, nous sommes des êtres conscients de ce qui se crée.
 
Humilité
Humanité
En dehors de toute hiérarchie,

Danseurs et musiciens nous nous tenons ensemble sur une ligne ou un point, qui se dilate et se soutient d’avec la gravité, d’avec l’air, d’avec l’univers.

Lignes et ondes expansives vers un infini
Constellations mouvementées.
 
 
Pour cela, danseurs et musiciens laissons ouverts les possibles du moment

–    nous partons de notre corps
 
–    nous faisons l’état des lieux en repérant ce qui est autour de nous, en nous rencontrant
 
 
C’est un bonjour
Une sorte de salutation
 
une reconnaissance du Vivant
gratitude de l’instant
 
le corps : véritable cartographie

une architecture à lui tout seul
un paysage sonore audible et non audible un corps rythmique
un langage infini
un territoire immense
en renouvellement
un monde à part entière
un phénomène<:p>

l’espace sonore : véritable cartographie

une architecture à elle seule
un territoire immense, sans cesse en changement
en renouvellement
un monde à part entière
un paysage
un phénomène

la rencontre : l’interaction est immense

le champ des possibles infini
les variantes aléatoires
les compositions multiples
les accords probables et improbables
les gestes insoupçonnés- inimaginables
les correspondances (ou pas) spatiales, temporelles, énergétiques, émotionnelles, culturelles démultipliées.
Les accompagnements variés
Le champ acoustique élargi
 
 

Comment, peut-être, mieux se saisir de ce qui est à portée
 

L’écoute
l’espace de rencontre entre le monde interne – notre corps – et le monde externe, ici, le paysage sonore- gestuel
 
–   l’écoute interne
en relation avec le son
 
–   le corps
 

Je tente ici, par des « paramètres » qui m’apparaissent fondamentaux mais non exclusifs, de proposer une sorte de décryptage de comment le corps/esprit se mettent en jeu pour créer dans l’instant en lien avec cet espace (sonore)
 
Je cite ici d’une manière très succincte ce que chaque paramètre peut entrainer et stimule comme capacité à être en lien avec cet environnement :
Je pars de la constitution du corps physiologique et anatomique d’abord, des capacités pour s’étendre vers notre esprit, nos sentiments, notre affectivité, notre créativité
 
–   l’oreille, la peau, les muscles, les os, les articulations, les sens, la perception, les sentiments, l’imaginaire, la fantaisie, la contemplation et la poétique
 

L’oreille : sens de l’audition architecturé en forme d’entonnoir spiralé, laissant passer les sons, sous forme de percussions et vibrations dans le conduit auditif, vers le cortex, par des impulsions électriques ; toute une terminaison nerveuse communique, traduit et reconnaît les informations venant du monde externe
 
l’oreille : centre de l’équilibrage – oreille interne
 
Nous nous tenons en équilibre par l’écoute
Entre équilibre et déséquilibre constant
 
Vacillement de l’écoute
Une danse musicale infime qui chuchote en nous les secrets de la gravité et de l’alliance de l’air d’avec la terre
 
L’oreille : petit récipient, creux, dans lequel se loge un liquide. Ce liquide accueille les sons. Il est transvasé et sans cesse en quête de retrouver l’horizontalité. Pourtant, dès que le corps bouge, le liquide est ballotté, presque un renversement en soi. L’écoute est sans cesse renouvelée.
Inconstance permanente
Dès que nous bougeons, nous offrons à notre oreille une multitude de nouveaux possibles. Oreille et niveaux de l’espace jouent ensemble. On n’entend plus de la même manière allongé, debout, assis, à quatre pattes, en sautant, en pivotant, en écoutant.
 

la peau : membrane poreuse, laissant traverser les particules de l’air, les filtrant, les écoutant.
La température, l’oxygène, l’humidité, l’atmosphère, les matières, les vibrations, l’humeur dans l’air sont captées par elle
La peau relie et sépare du monde externe
La peau frontière – lisière offerte
La peau matière vivante et sensible
En éveil permanent
Frissonnante
 
À l’écoute vibrante
Activité de la peau
La peau écoute le monde dans lequel notre corps se meut, se ressent
Où notre présence a lieu
 
L’écoute par la peau, dans le corps, dans mon corps dansant, stimule une écoute en douceur, ronde, vaste. La peau qui écoute s’élargit de partout, tout autour. Elle enveloppe. Elle caresse, elle effleure, elle glisse, elle traverse, elle s’étend à son tour, se rétracte aussi, elle adoucit les tissus du dessous, elle enrobe le monde, elle s’arrondit du monde ;
Elle s’accorde
Elle s’ouvre et accueille même ce qui est « désagréable »
La notion d’agréable et désagréable est mise de côté pour laisser la place à l’acceptation de ce qui est
La peau laisse le voyage de la vibration du son pénétrer jusqu’à elle
Elle l’accueille sans a priori
La peau reçoit
Simplement
Elle invite le monde du dehors à se glisser, à entrer dedans, à être filtré aussi
 
L’écoute par la peau est celle de l’écoute de l’enfant. Dans un étonnement doux, naïf
 
Elle est subtile
Elle décèle les recoins
Elle reçoit le moindre son, même inaudible
Elle touche l’invisible et est elle-même touchée par cet invisible
 
 
Le corps immobile et le corps en mouvement
L’un en statique apparente
L’autre dans une mouvance qui change l’appréhension du monde autour
Le corps entrainé dans l’espace déstabilise l’écoute, la modifie, la dynamise.
Tout va très vite. L’écoute est dynamique et s’amuse de ça.
   L’oreille interne s’adapte sans cesse, la peau prend le relais au retard de l’équilibre
La peau nous soutient, communique sans cesse et crée le passage entre dehors et dedans
Les sons la percutent, la font vibrer, la caresse
La peau peut se rendre disponible (bien-entendu selon la capacité de l’esprit à accueillir et être prêt à…)
L’oreille parfois non
Les oreilles ne portent pas de paupières comme les yeux
Elles ne se ferment pas mais toutefois, même constamment ouvertes-offertes, si l’attention de notre esprit n’est pas participative de l’écoute, alors nous pouvons faire abstraction de certains sons.
Et même parfois, avoir le sentiment de ne plus rien entendre.
 
L’écoute par la peau se faufile entre son et silence
Elle fait office de liant
C’est un continuum d’écoute
Elle est large cette enveloppe et la largesse du monde la reconnaît
Ils explorent ensemble l’immensité
Une sorte de totalité
L’écoute de la peau est globale
Même si parfois un son touche une zone précise, un détail du corps global, très vite tout le reste est touché
Il y a une immédiateté
Elle est comme l’onde, elle irradie
L’écoute par la peau est comme une eau, un flux
L’écoute par la peau propose d’emblée le double mouvement : ma peau touche le monde, et le monde est touché.
(Je suis touchée du monde qui est touché !)
 

La peau, organe, écoutante, renvoie à son tour à l’espace-autour : une énergie ; la chaleur du corps se modifie, et les particules d’énergie du corps se propage à l’air. L’air écoute la peau, il reçoit les informations et se re constitue d’elles.
L’air est le liant avec les objets, avec les instruments, avec les musiciens, avec le son
L’air est l’espace même
L’espace écoute notre présence, les présences
Les sons voyagent dans l’air sous forme de particules en vibrations
Les vibrations viennent jusqu’à la peau,
Les vibrations énergétiques du corps voyagent dans l’air et rencontrent les vibrations du son
Les vibrations entre-elles se rencontrent
Le son écoute notre présence
Notre présence transforme le son
Comme le son transforme notre présence
Aller retour
Dialogue permanent qui parfois nous échappe
Le corps, lui, reconnaît
Connaissance innée
reconnaissance tactile, vibratoire
dialogue invisible
dans l’air
du temps
à fleur de peau
à fleur de matière sonore
à fleur d’air
l’écoute affleure
affleurer : apparaître à la surface
 

Les muscles, écoutants de l’espace

Masse profonde du dessous
Les muscles s’étirent, se contractent, répondent aux informations des ligaments, des terminaisons nerveuses, en soutient d’avec le squelette, via les tendons, ligaments, fascias.
L’écoute est plus profonde, plus pénétrante
Elle est dense
Épaisse, extensible, maniable, élastique
L’écoute là encore est dynamique, mais peut offrir une autre temporalité que l’écoute par la peau.
Là, les sons parvenant jusqu’à eux, ont déjà eu le filtre de la peau, et sont comme impactés. Les sons rebondissent, percutent, pénètrent, se diffusent en suivant les stries profondes, les ridules ouvertes. Les sons sont pétris, malaxés, comme atomisés. Ils sont comme entourés des milliers de fibres musculaires, parfois ils sont comme retenus prisonniers en un lieu.
L’écoute par la masse musculaire est comme une absorption vers les tréfonds indicibles.
Elle offre à la danse une empreinte sonore et tissulaire silencieuse, dense.
Elle donne à goûter au détail, à la masse, au plein d’une zone, par l’impact du son, habitée de l’étrange, de l’inattendu.
L’écoute par la masse musculaire échauffe, elle est charnelle.
Peut-on parler d’une écoute charnelle ?
La peau : écoute subtile de l’invisible
Les muscles : écoute charnelle
Le squelette : écoute structurelle et résonance

Les fascias, écoutant de l’indicible

Ramifications multiples et aquatiques, les fascias sont un circuit subtil et incroyablement riche d’une multitude de chemins, alternant filaments et capillaires si fins, avec des « gouttes en creux », où l’écoute se faufile, s’attarde, fuse, à une vitesse insoupçonnée, une vitesse proche de la lumière, une écoute lumineuse et radiante.
Elle échappe à la rationalité et à la maîtrise.
L’écoute par les fascias est une dentelle de lumière.

Les os, le squelette, écoutants de l’espace

Architecture sophistiquée, charpente solide et souple à la fois, elle nous tient debout
ou pas
Elle est complexe et propose des lignes, des segments, des courbes.
L’écoute par les os offre la résonance au plus profond de nous.
Les os accueillent les percussions, les vibrations et les font voyager dans les creux, les interstices du spongieux de la constitution des os, pour les dissoudre, les absorber, les « réverbérer » ailleurs dans le corps.
 
L’écoute par les os vise le noyau de la cellule
 
Le squelette est comme une chambre d’écho du silence résonant
Un lieu dense, d’une intensité atomique, nucléaire
Les sons extérieurs rencontrent là, en profondeur nos sons internes
Ils communiquent entre eux et se reconnaissent, se découvrent
Ils parlent un langage commun, atemporel
L’écoute osseuse est atemporelle
elle est implosive aussi.
 
 
Elle peut s’attarder là
L’écoute peut s’étendre dans l’immobilité
éternité éphémère de l’écoute immédiate
 
Elle pourrait durer
 
L’écoute osseuse est relayée par le jeu des articulations et des ligaments, des nerfs ainsi que les liquides et les organes.
Sans eux, elle ne parviendrait pas à conquérir les os, ni à voyager ailleurs, dans le corps et même au-delà du corps
Là encore, tout un réseau de communication d’un raffinement sophistiqué.
un rhizome, des racines, des tubercules
des ramifications de la peau à l’os partagent l’écoute, la diffuse, la clarifie.
L’écoute par les os est limpide, sans concession
presque brutale, archaïque.

La colonne vertébrale

Structure interne profonde, tige flexible tel un bambou humain flottant au dedans
Ligne souple, serpentant à l’intérieur de nous-mêmes
Ses courbes douces nous offrent des possibles – multiples
Flexibilité
Directions, extensions, flexions, rotations
C’est formidable
C’est là, à portée
Elle ne demande qu’à
Même si elle peut être tordue pour certains, figée, cassée, ou encore fragilisée, elle sait se mouvoir par l’attention qu’on lui accorde
Elle est déjà une danse interne, profonde, infime qui se déploie au travers du corps, dans l’espace
 
Et puis, elle est elle-même constituée d’espace,
Espace entre les vertèbres,
Disque huilé avec en son cœur le noyau
Telle la cellule
Une petite bille précieuse qui roule, s’ajuste aux moindres de nos mouvements, même touts petits
C’est pour ça qu’il est toujours possible de bouger, de danser, même si ce n’est pas visible
C’est un doux roulement, jeu de glissement perpétuel

                        Une colonne vertébrale elle aussi composée de plusieurs éléments, intelligemment organisés, de forme différente, de taille différente,
Ici, on découvre toujours d’autres possibles
L’écoute permet de suivre le mouvement de la colonne
Cette flèche aux deux extrémités
Le coccyx pointant vers le sol, tel un fil à plomb, jouant avec la gravité
tel un pendule repérant l’advenir à partir de notre longue ancestrale historicité, cette vertèbre qui fut un jour jadis une queue
Et la première vertèbre érigée à l’arrière du crâne
Élégance de la ligne courbe et verticale
Posture digne de nos ancêtres qui se sont dépliés, déroulés, avec force et fragilité, tel les jeunes branches des fougères, vert tendre, ballottées par les intempéries au milieu d’une forêt dense
La colonne – trait d’union entre la partie supérieure et la partie inférieure du corps Communication entre le haut et le bas
 
Elle visite l’espace du dedans en laissant se dessiner une forme du corps reliée à l’espace
Tracés des lignes
Calligraphie vivante – trait pur, unique et universel
Architecture humaine dans l’architecture de l’espace
 
La conscience de la colonne propose la clarté de là où on se situe
Elle nous met en lien, du plus profond vers la surface, l’environnement, l’autre L’écoute par la colonne est cet élan dressé vers le ciel et ancré dans la terre
l’écoute est élancée
en inconstante stabilité dynamique
double mouvement du haut et bas qui jouent ensemble
dans une flexibilité multi-directionnelle
l’écoute est là de tous côtés
une écoute aux aguets
oreille et colonne reliées ensemble dans cet instinct primaire et primate ramifications nerveuses et colonne raccordées ensemble de la périphérie à la profondeur humaine

Les articulations, écoutantes de l’espace

Les articulations et l’autour, sont le lieu de passage
C’est l’espace vide (mais toujours plein)
L’espace de liberté
 
Mécanisme, rouage, glissements, liquidité, là encore nous assistons à un véritable jeu d’emboîtement, de ramifications, de connexion, de rythmes. Un réseau parfait de communication.
Les espaces-mêmes écoutent
Ils écoutent, relayent, permettent la circulation du mouvement, le voyage de la vibration.
Un espace ouvert en soi
Un lieu d’écoute fine, et complexe offrant une multitude de possibles, de nouveaux chemins à emprunter
Les sons sont entraînés comme un flux, ils jouent dans l’attente joyeuse du mouvement suivant, ils séjournent juste le temps de trouver une nouvelle voie à emprunter.
 
L’espace articulaire est le lieu sensible d’une écoute empreinte de liberté
L’écoute de l’ouvert, des possibles
Il y a là des écoutes et l’écoute de ces écoutes
Une écoute très subtile et joyeuse
une écoute troublante et saisissante
car, le moindre tout petit mouvement provoque un grand bouleversement et c’est beaucoup d’émotions à ce moment-là de l’écoute
il y a tant de possibles, tant de mystères, d’inattendu
l’écoute au travers des articulations est déroutante et pourtant si savante.

Les organes

Cœur battant, valve pulsation, lenteur du foie, acheminement des intestins, filtre des reins, reproductions de l’appareil génital, rate, aération des voies respiratoires, ouvertures fermetures, tri, l’écoute est ici rythmique, involontaire, primaire, ancestrale et actuelle.
  L’écoute des organes vient rencontrer le lointain passé, le Jadis d’avec le présent.
L’écoute rejoint celle des cellules.
L’écoute est mémoire présente.
 
Mémoire cellulaire et mémoire à venir semblent dialoguer là, au creux de cette écoute très basse et humide, presque basique, primale. Primordiale.
 

Les liquides

Un océan en soi
un océan d’écoute constitué de flux et de marées
de cycles et de changements
de rythmes et de couleurs
bleues, rouges, transparentes
des méandres incandescentes, phosphorescentes, lumineuses
des lacs et des rivières, des veines et des artères, du plasma et du liquide intercellulaire, matrice extra cellulaire, liquides des interstices, des creux et des pleins, des infiltrations et des recoins, un paysage foisonnant et organisé ensemble,
des liquides qui s’oxygènent, se purifient, se filtrent, se transforment, s’expulsent, se régénèrent, se salissent, s’éclairent, se diluent, s’épanchent, stagnent, s’infiltrent, se logent, se répandent.
   L’écoute par les liquides et leurs véhicules est une écoute mouvante.
Les sons y sont étouffés, dilapidés, absorbés, transmutés, incorporés, ballottés, épanchés déménagés, « résonnés », réverbérés, impactés.
   L’écoute est fluctuante. Elle se joue de notre adaptabilité. Elle est un mouvement instable avec lequel nous savons faire un continuum de flux incessants
un mouvement si ancien,
un mouvement du corps humain, un mouvement du corps vivant, un mouvement des océans et des premiers vivants et survivants
l’écoute est ici primordiale
matricielle
elle provoque des marées d’errance et de sauvetage
des résonances désarçonnées
des gestes d’un jadis actualisé de ce que nous sommes aujourd’hui
un océan d’écoute que la peau retient, inhibe et qui pourtant se laisse entrainer par le flot des humeurs de l’extérieur.
L’air est alors un bon compagnon pour atténuer ces marées de mouvances et de résonances
le son venant de l’extérieur s’y aventurerait-il sous l’apparence d’une peau presque tranquille ?
Le danseur se tient là, au bord de ce tsunami, avec lequel il navigue, son écoute pour gouvernail.

Les veines, artères, capillaires : réseaux de circulation, communication

  Toute une complexité de ramifications qui irriguent nos muscles, fascias, organes, peau, de liquides colorés. L’écoute en est raffinée et flottante ; presque une écoute en
flou !
Une sorte d’écoute vague, tout en remous, en flux et reflux. Une écoute marine, une lave épaisse et fine selon les passages.
 
L’écoute est comme multiple, elle est de partout, « désorientée », en errance presque
Et pourtant si organisée.
Écoute mouvante.
 
Remous de l’écoute

Les nerfs :

une arborescence de filaments lumineux, du tronc vertébral à la surface de la peau, parcours électrique, à une vitesse vertigineuse.
 
L’écoute est indomptable, presque réflexe. Le mouvement est animé sans que la pensée n’ait le temps de le voir ni arriver, ni passer. C’est déjà fini.
L’écoute est presque atomique, si rapide.
L’écoute de l’instant instantané !
T

Nos sens, écoutants de l’espace

Éveillés par ces écoutes, nos sens sont stimulés à recevoir plus encore
Ils sont gourmands !
Synesthésie, nos sens se parlent entre eux, tantôt plus en éveil, tantôt s’épousant l’un avec l’autre, tantôt se distinguant, tantôt encore laissant apparaître des formes, des flux d’énergie.
 
L’ouïe n’est pas l’unique concernée (je porterai l’accent aussi sur le regard vers le geste)
A partir du moment où nous nous laissons toucher, le sens du toucher est touché !
Dès que nous bougeons, le monde bouge autour de nous et le regard est changé. Dès que nous écoutons, nous goûtons à notre pleine présence ici et maintenant. Nous savourons d’exister au cœur du monde.
   Nous créons un paysage nouveau, et notre sentir nous guide, intuitivement.
Tout est source de création, de repères, de composition(s)
 
 
 
Nous laissons jouer l’imaginaire, les sentiments, les émotions, les espoirs, les images, les souvenirs, les visions, la folie, les rêves, les trésors enfouis, les mémoires anciennes, les connaissances, l’histoire, les références, le quotidien, les absences, les désirs, les oublis, les paysages d’ici et d’ailleurs, les êtres croisés, aimés, les rencontres, les couleurs, les saveurs, les odeurs, les sons.
 
L’usuel devient inusuel,
L’ordinaire devient extra-ordinaire. L’extra-ordinaire devient notre ordinaire.
 
Tous ces « ingrédients » abondent en nous
Ils se stimulent d’avec le monde
Le son vient directement toucher notre monde interne.
   Nos sons, nos rythmes, notre énergie, nos sentiments, notre être.
C’est l’alliance des résonances
 
Le geste s’en saisit.
L’énergie du mouvement se propage, les vibrations circulent et s’entrecroisent.
 
L’énergie de la matière en mouvement (s).
 
 

L’espace autour, l’écoute externe
. Perception, écoutante de l’espace

L’écoute ouvre les interstices de notre monde interne
En ouvrant ces interstices, elle crée un sentiment d’être en accord
Alors dans cet accord tangible il y a une correspondance de fait, immédiate avec l’environnement.
Le paysage, dont nous faisons partis, devient infini
 
Le paysage-espace « désire » ou plutôt devient réel juste d’être écouté, d’être regardé, contemplé, intégré dans son ensemble
Tout est là, et l’acte d’écoute est ce véhicule nous permettant de voyager dans cet espace-temps, qui nous permet l’intégration de l’unité de l’espace, dont nous ne sommes qu’un élément.
 
Espace en soi et espace en dehors de soi établissent indéniablement une relation.
L’écoute de l’écoute ouvre encore plus large l’espace de rencontre. Elle le précise, le ciselle, l’entend. ça se passe comme en dehors de soi.
L’espace de l’écoute devient autonome.
   L’espace de création ouvert.
L’espace de liberté conscient.
 
 

Le son, le temps

L’écoute de la durée
L’écoute de la durée d’un son ou d’un geste offre le déroulé du temps et de ce fait, les probabilités et les micros évènements du son : fréquence, intensité, masse, amplitudes, effets, oscillations, vagues, hauteur, timbre, volume etc…
Elle propose la traversée du temps. Elle donne à sentir un ce qui précède, un début, un déroulement, une fin, une résonance et la résonance de la résonance
Passé      présent      futur      et tous les glissements du passé dans le présent, du présent vers le futur du présent dans le passé du temps qui n’est plus du temps n’existant pas du temps perdu du temps retrouvé du temps comme un espace où nous sommes existants.
Le temps du vivant.
L’écoute du vivant.
 
L’écoute du Temps est une prédisposition immédiate de la composition.
La composition comme une écriture de ce mouvement de l’écoute.
Une pulsation sourde au dedans de l’espace, dans la terre, dans l’air, en soi.
Une écoute de la relation des pulsations qui battent ensemble et qui, à la fois, se distinguent et créent une Unité.
L’écoute du UN
 
Une partition large de l’Unité dans laquelle les événements cohabitent, ponctuent, soulèvent, attaquent, rassemblent, s’éloignent, se distordent, s’assemblent, se font et se défont, se jouent ensemble seul(s) ou seul(s)-ensemble…
Des événements sonores, gestuels, qui dialoguent ensemble avec leur spécificité, leur différence, leur « assemblance ».
Des événements qui, trouvant leur origine et leur vie à la source de l’écoute peuvent alors facilement s’éloigner, être côte à côte, ou pas. Mais ils viennent de ce même lieu.
La racine de l’écoute.
Autrement dit la radicalité de l’écoute.
 
 
Tous les chevauchements, les croisements, les étirements, les phrasés d’un son ou de sons donnent à « imaginer » les trajectoires du son. Il en va de même pour la durée d’un mouvement, ses trajectoires. Nous pouvons écouter cela, cette musicalité du mouvement et nous pouvons aussi utiliser notre regard. « Voir » le temps.
L’entre-voir
Regarder les durées, observer dans le geste du danseur la temporalité. Cela se joue dans l’énergie du geste, sa forme aussi, ses accents, ses nuances à l’intérieur même d’un mouvement, le phrasé du mouvement, les qualités, les suspensions, les arrêts, les élans, les ralentissements, crescendo- décrescendo, musicalité, etc…
 
Écouter, regarder, sentir, toucher, goûter, percevoir sont des gestes-actes de l’écoute.
 
 
Temps et espace sont indéniablement reliés
 
Les oscillations du temps sont une multiplicité d’évènements, pouvant être distincts
ou pas. C’est une histoire de choix.
Le corps peut suivre cette temporalité. Il la contient.
Écoute par la peau, les os, les articulations, les sens et bien sûr les sentiments et l’imaginaire.
Tout réside dans l’attention portée vers
Le sentiment de l’espace.
Le sentiment de soi
le sentiment de l’entre-soi et l’entre-monde
le sentiment d’être au monde
 
Les bras, jambes, colonne vertébrale, ramifications nerveuses, lignes anatomiques, tels des antennes, captent et transmettent à l’espace dehors
   Organes, liquides, fascias, rythmes veineux artériels cardiaques endocriniens, énergie vitale, accueillent, émettent à leur tour.
Corps de l’instrument, corps du musicien, geste du musicien avec l’instrument, geste du danseur, sont les éléments compositionnels animés reliés à l’espace.
 
L’énergie du geste est lancée.
Trace invisible, audible ou pas.
Le corps se manifeste par l’écoute.
 
 
L’énergie du geste est lancée.
Trace invisible, audible ou pas. Le corps se manifeste par l’écoute.
 
 
 
Le son est un soulèvement,
Le son déplace le corps tout entier, le bouscule, le renverse
 
Le corps vivant est vibrant du temps
Les cellules reconnaissent ça très vite : les rythmes, la pulsation, les battements, les cycles, le phrasé, la musicalité, les intervalles, les nuances, les attaques
C’est inné     physiologique
 
 
 
Nous savons composer avec le temps
 
Le temps nous est donné, l’acte du temps plutôt
Pour combien de temps encore ?
 
 
 
L’écoute des rythmes internes est un battement,
Manifestation de la vie
   Notre présence devient un élément de la partition du monde

le petit dans le grand
le point dans l’immensité
l’immensité en un point
 
 
 

Les lignes du son

Les trajectoires
Les volumes
les perspectives
l’architecture
 
Source – passage – déplacement – traversée – fin d’un cycle – résonance
Ligne de fuite

D’éloignement
   De rapprochement

Les sons dessinent des lignes, verticales, horizontales, obliques, en spirale, en masse, en ondes longitudinales, en flux et reflux
Directions      multi-directions      a-direction
Les gestes aussi.
Danseurs et musiciens peuvent écouter ensemble ces lignes, ces traversées, ces géographies spatiales et temporelles. Ils peuvent aussi regarder ces lignes, les formes du mouvement, les chorégraphies (au sens littéral : écriture du corps dans l’espace), les cartographies des déplacements. Les carto-chorégraphies.
Écouter -voir – en même temps ou pas
Laisser le regard prendre du relief par rapport à l’ouïe, ou l’inverse.
Sentir peut-être que le musicien regarde le geste tandis que le danseur écoute le son, ou l’inverse, ou les deux.
Imaginer aussi, ces lignes sonores et gestuelles prendre corps dans l’espace. Les suivre ou pas.
Jouer alors de l’élasticité de l’espace et du temps.

Élasticité du son

élasticité du geste

Les sons s’amplifient de volume, de masse mouvante, créent des paysages de courbes, de volutes
Des flux d’énergies, des vagues que mon corps peut saisir, et jouer avec
Les gestes ont ces capacités là aussi, et le corps du musicien peut en jouer.
Le son crée des déplacements, se déplace et est déplacé par la présence des corps, des matières, de la lumière, de l’air, du volume de l’espace même, de parois, de l’atmosphère, de vide
 
Trouées d’air          brassage
 
Les sons jouent du vide
Ils s’y faufilent et le remplissent
Les sons ou plus précisément les vibrations du son s’émoussent des vibrations de l’air
 
 
La danse est une manifestation dynamique du vide
 
Les deux s’amusent follement ensemble
De l’espace entre
De l’invisible et de l’éphémère
 
Energie du geste dans l’espace
Traits d’énergie, pas de trace à l’œil nu, visible
Le geste n’apparaît que dans le vide et nait de l’immobilité
Le son n’apparaît que dans le vide et nait du silence
 
Ensemble ils trouvent l’accordage
Ils ne font qu’un
 
Les directions sonores visent le corps, le percutent, le traversent
Corps cible
Enveloppe poreuse de la peau
Le corps est touché
 
Il y a la zone d’impact du son
Puis la dilation, propagation du son en soi
Le son voyage
La vibration du son rencontre la vibration du corps
 
Le son est transporté, transformé dans le corps et par le mouvement du corps, son énergie
 
Le corps dansant modifie les trajectoires
Le corps dansant fait danser les sons, les lignes du son
L’énergie du son rencontre l’énergie du corps
C’est physique
Charnel
 
L’énergie du son, du geste, des mouvements au sens large, modifient l’espace,
touchent les parois, les hauteurs, les volumes de l’espace, transforment l’humeur et
bien sûr en même temps l’espace même touche.
méta-archimorphose
 
 
 :

Textures et matières du son

Textures et matières du corps
 
La chose même
Entrer dans la chose même
le grain
L’énergie moléculaire
 
L’essence du son, l’essence du geste,
L’essence de l’espace entre
 
Être et voyager au travers de la chose même
 
Le processus
Le trajet
le chemin
 
 
Une des responsabilités en tant que créateur de l’instant est de pouvoir contempler ce qui est en train d’être changé, ce qui est en train d’apparaître (et disparaitre), pour participer et composer avec
 
Commence le jeu de l’écoute de l’écoute
 
Composer avec l’ensemble
Et sentir l’acte de créer être presque autonome
Libre de pensées
 `
Détaché
 
 
 
Les sons et les énergies du son, des corps, du geste bousculent l’espace, le transforment comme en même temps, ou parfois alternativement ou encore par effets de résonance, l’espace nous transforme. C’est un aller-retour aussi mais c’est encore un ensemble, une complexité extra-ordinaire de toutes sortes de paramètres.

Conclusion

Nous ne pouvons tout saisir tant les multiplicités sont immenses : architecture, luminosité, zones d’ombre, état du public, disposition des artistes et des auditeurs–spect-acteurs, contexte, température, nombre d’artistes et de spect-acteurs, acoustique, matériaux, sol, hauteur plafond, éclairage, etc…
 
Il y a des choix que nous opérons ; ceux-ci sont aléatoires dans le sens où ils répondent aussi au moment présent et à notre degré d’écoute.
Il y a tout ce qui nous échappe, et qui pourtant font partie de la composition.
Et c’est parce que ça échappe, que nous composons.
Nous ne cherchons pas à trouver ce qui échappe. Surtout pas
et c’est sans doute là toute la rigueur à entretenir pour préserver cette fraîcheur de l’instant, de l’inattendu, de l’irrationnel.
C’est avec ce qui échappe, et ce « ça » qui nous traverse que nous ne voulons rien savoir, rien comprendre.
 
Mais juste, comme un miracle, s’émerveiller à chaque fois.
Ce sont tous ces moments de grâce, d’enchantements, que nous pouvons briller, non pour se faire remarquer
surtout pas
nous tenons à une certaine discrétion
à ces chemins de traverse que nous empruntons, empreintons, sans vouloir non plus laisser de traces mais plutôt à se donner à chaque fois, le plus généreusement possible, à faire confiance à cette force vitale qui nous anime, anime le monde.
À cette beauté précieuse qui réside dans cette merveilleuse aventure
où chaque être vivant est singulier, unique
où chaque singularité devient diversité et richesse de partage
où chaque espace, chaque son , chaque geste constitue un ensemble
né d’un vague désordre
d’un vide immense
d’un chao phénoménal qui a donné vie
à ce que nous sommes.
Et à ce que nous choisissons d’être et de devenir.

5 octobre 2022

 
 
 

Retour à la page d’accueil : Emmanuelle Pépin et Lionel Garcin

La ferme du Body Weather

Retour à la version originale en anglais: The Body Weather Farm

 
 
 

Rencontre autour de la ferme du Body Weather
(la période 1985-90)

Entretien avec
Christine Quoiraud, Katerina Bakatsaki, Oguri

 
Avec la participation de Jean-Charles François
and Nicolas Sidoroff pour PaaLabRes

2022-23

 

Traduction du texte original anglais en français de Jean-Charles François

 

Sommaire :

1. Introduction.Présentation des entretiens
2. Avant la ferme du Body Weather, la rencontre avec Min Tanaka
3. Maï-Juku V et la création de la ferme. Tokyo-Hachioji-Hakushu
4. Body Weather, la ferme et la danse
5. Les communs au sein de Body Weather
6. Chorégraphie, improvisation, images.
7. Les relations avec le musique.
8. Conclusion. Après la ferme du Body Weather.


 

1. Introduction: Présentation des entretiens

L’origine de ce texte découle d’une première rencontre à Valcivières (Haute-Loire, en France) en 2020 dans le cadre de rencontres du CEPI (Centre Européen Pour l’Improvisation) entre Christine Quoiraud et Jean-Charles François. À cette occasion, Christine Quoiraud a présenté une conférence illustrée concernant le Body Weather, ses propres activités intitulés Corps/Paysage et de projets improvisés de longue marche, intitulés Marche et Danse. Dans les perspectives de la quatrième édition du collectif PaaLabRes, la documentation précise des diverses pratiques qui s’étaient déroulées pendant la présence de Christine Quoiraud à la ferme Body Weather au Japon (1985-90) est apparue comme d’une grande importance. Il restait en effet de nombreux points critiques à élucider après cette présentation, notamment concernant :

  1. Les relations entre les activités de la vie quotidienne à la ferme, les pratiques de l’agriculture, de l’élevage d’animaux avec les pratiques artistiques.
  2. Les relations entre ce qui se déroulait à la ferme et les performances en public.
  3. Les relations avec les fermiers vivant à proximité.
  4. Les relations entre la danse et l’environnement.
  5. Les relations entre la danse et la musique.

Christine Quoiraud a proposé à PaaLabRes d’organiser une rencontre en visio-conférence avec Katerina Bakatsaki, vivant à Amsterdam, Oguri, vivant à Los Angeles, elle-même, vivant dans le sud-ouest de la France, et pour PaaLabRes à Lyon, Jean-Charles François et Nicolas Sidoroff.

Deux entretiens avec toutes ces personnes se sont déroulés en visio-conférence le 31 mai 2022 et le 15 février 2023. Entre les deux entretiens, Jean-Charles François et Nicolas Sidoroff ont formulé par écrit une série de questions. Nous avons décidé que les questions posées par PaaLabRes n’apparaîtraient que sous la forme de courtes introductions aux différentes parties.

L’enregistrement des échanges en anglais lors des entretiens a été transcrit par Jean-Charles François, avec l’aide précieuse de Christine Quoiraud, puis traduit en français. Le verbatim original anglais a été édité pour rendre les propos plus clairs pour la lecture, mais dans la mesure du possible, nous avons tenté de préserver le caractère oral des interventions.

Les différentes parties ne suivent pas forcément le déroulement chronologique des deux entretiens, mais suivent le principe de grands thèmes dans une progression ayant sa propre logique d’organisation.

 

2. Avant la ferme du Body Weather, la rencontre avec Min Tanaka.

Présentation

Katerina Bakatsaki, Oguri, et Christine Quoiraud sont trois artistes de la danse qui ont en commun d’avoir participé de 1985 à 1990 à la ferme du Body Weather créée par Min Tanaka et Kazue Kobata à une centaine de kilomètres de Tokyo.
Pour situer leur démarche et faire en partie connaissance de leur parcours initial, cette introduction se consacre aux circonstances qui les ont amené à rencontrer Min Tanaka avant leur participation à la Ferme.


Katerina Bakatsaki :

Vous tous, vous me voyez bien rire, car tout cela s’est passé il y a si longtemps. C’est tout un périple. Maintenant que nous nous trouvons tous dans des phases différentes de notre vie, j’ai des sentiments mitigés par rapport à mes souvenirs de ces circonstances, alors mieux vaut en rire. Mais je peux dire en tout premier lieu que lorsque j’ai été pour la première fois au Japon, j’avais vingt et un an et que je n’avais pas la moindre idée de ce que l’avenir me réservait. J’ai rencontré Min à peu près en 1985 : il dansait à La MaMa Theater Club près de New York et Œdipus Rex a été présenté dans ce lieu sur une chorégraphie de Min. Une performance de Œdipus Rex a eu lieu aussi à Athènes et à cette occasion il y avait besoin de la participation d’artistes au niveau local, et donc j’ai eu la chance et le plaisir d’être sélectionnée. C’est ainsi que j’ai pu participer à la production et que j’ai pu rencontrer Min et connaître ses méthodes de travail. 1985, vingt et un ans ! On peut imaginer un jeune cheval qui sait déjà qu’il y a plusieurs chemins possibles, sans savoir exactement ce dont il a besoin et ce qu’il veut, simplement parce qu’il n’a pas assez d’informations à sa disposition. Et en 1985, on ne savait pas exactement en Grèce ce qu’était le contact improvisation, on n’en avait juste entendu vaguement parler, les informations sur ce qui se passait dans le monde étant très, très rares, voire inexistantes. J’étais donc curieuse, je commençais à pratiquer la danse en Grèce, mais j’étais à la recherche d’autres choses, sans savoir exactement ce que c’était, j’ai traversé l’Europe en rencontrant différents chorégraphes, en passant des auditions. J’ai rencontré Pina Bausch, j’aurais pu rejoindre sa compagnie, mais je ne l’ai pas fait parce qu’intuitivement je pensais que non, ce n’était pas pour moi. Toujours est-il que j’ai rencontré Min en participant à cette production et je pense qu’avant tout et par-dessus tout, il y avait quelque chose qui provoquait intuitivement en moi une forte croyance, une grande confiance, ou qui permettait de me connecter, mais je ne savais pas encore de quoi il retournait. Quoi qu’il en soit, j’ai pensé : « Eh bien, je veux en savoir plus sur cette personne ». Et c’est à ce moment-là qu’il m’a dit qu’il animait des ateliers d’une durée de deux mois au Japon, donc, je me suis dit : « J’y vais ! ». Juste une petite anecdote amusante : j’ai emporté mes chaussons à pointes avec moi – j’étais alors étudiante et une partie de mes études comportait de la danse classique – ceci pour dire dans quel état de confusion j’étais alors. Je suis arrivée dans le studio à Hachioji, la ferme n’existait pas encore. La création de la ferme a été la conséquence de pratiques qui se faisaient à ce moment-là au sein de la communauté, avant que la ferme ne soit devenue une réalité. Il faut noter, en passant, qu’en 1985 je suis allée là-bas pour deux mois et j’y suis restée huit ans.

Oguri :

Peut-être… c’est mon tour… comment commencer ? Donc – moi aussi cela me fait rire ! – c’était il y a trente ans ! Il y a trente ans, moi aussi, j’ai tout quitté, je suis resté cinq ans, les mêmes années que Katerina et Christine. Comme l’a dit Katerina, il y avait un atelier de deux mois : « Maï-Juku V, atelier intensif ». Min Tanaka avait commencé cela en 1980. OK, je retourne un peu en arrière : je vivais à Tokyo, je n’y suis pas né, j’ai suivi des études d’arts plastiques – un genre d’art conceptuel – à Tokyo avec Genpei Akasegawa. Il est mort en 2014. C’était à ce moment-là un homme important à ce moment-là de la scène artistique au Japon. Dans les années 1960, donc avant la grande expo internationale à Osaka dans les années 1970, et avant qu’il ne devienne un artiste non-institutionnel, il a rencontré le mouvement néo dada Hi-Red Center et il a beaucoup collaboré avec Nam June Paik et John Cage. En tout cas, j’étais intéressé à étudier ce genre d’art plastique. Pendant les années 1960, Akasegawa a collaboré extensivement avec le mouvement au Japon Ankoku Butōh de Hijikata Tatsumi[1]. L’enseignement de Akasegawa m’a permis de côtoyer tous les mouvements d’avant-garde des années 1960-70 au Japon. Et le Butōh, Ankoku Butōh m’a beaucoup attiré. Mais je n’étais pas prêt à devenir un danseur. Et pendant les années 1980, alors que je faisais encore mes études, j’ai aussi vu le travail de Min Tanaka. Il dansait encore alors avec sa tête rasée et son corps nu, peint, et cette danse consistait en des mouvements lents et graduels se transformant dans le temps. Il a travaillé avec Milford Graves et Derek Bailey, un événement très important à Tokyo. Une très grande impression pour moi, c’était quelque chose qui se plaçait « entre », était-ce de la danse ? Et en fait, à l’époque, le terme de « performance » a été introduit au Japon. Pas « performance art », juste « performance », qu’est-ce qu’une « performance », qu’est-ce qui est un Butōh, qu’est-ce qui est danse ? Cette frontière, il m’est impossible de la définir : petit théâtre ? L’idée de théâtre est devenue populaire à partir des années 1960. Mais ce n’est pas non plus un nouveau type de théâtre, tout cela c’est comme un melting-pot. À ce moment-là, j’ai suivi les ateliers Butōh de Hijikata Tatsumi, c’était très court, peut-être pendant trois jours très intenses. C’est ce qui a constitué ma formation de danseur avant de participer au Maï-Juku « Body Weather » de Min Tanaka. Je n’ai jamais suivi une formation formelle en danse. Oui, avoir vu le travail du Butōh et celui de Min Tanaka. Et j’ai participé à une performance. Mais je n’étais pas encore un danseur. Pour le premier festival de Butōh au Japon, à Tokyo, Min a réuni quarante danseurs, des corps masculins. Cette performance, c’était ma première participation. Et puis, un an plus tard, oui, j’ai reçu une annonce pour le stage intensif Maï-Juku. C’est là qu’a commencé véritablement mon travail par rapport à cette pratique. C’est donc, oui, effectivement en 1985, pendant le Maï-Juku V, que j’ai été impliqué dans le travail de préparation de la ferme Body Weather à Hakushu. C’était donc une sorte de projet parallèle : il s’agissait de préparer le lieu, la ferme, et de participer à Maï-Juku V. Et une fois Maï-Juku commencé, je pense qu’un mois après, je me suis déplacé à la ferme de Hakushu… on avait un processus de training[2] à part à la ferme. Je me souviens de ce que nous avons fait à la cascade… Avant que Maï-Juku se mette en place en 1980, Min Tanaka n’avait pas avec lui un groupe de performance. Le concept du Maï-Juku était basé sur la capture des corps – non ! pas le corps – la « capture » des personnes participant au training : quand Min Tanaka était en tournée, c’est comme ça que Katerina a été happée. En Europe et aux États-Unis, La MaMa à New York, et partout où il était en tournée il y avait des performances et des ateliers… c’est donc comme les deux roues d’un même carrosse. Les gens étaient intéressés et participaient tous les ans. Ce fut ainsi Maï-Juku de I à V. La cinquième année, a été créé la troupe Maï-Juku Dance Cie dédiée à la performance. Les termes de Butōh ou de « danse », n’ont pas été utilisés, mais cela s’est appelé « Maï-Juku performance ». Et concernant ce Maï-Juku V, l’année où nous avons participé a constitué un tournant très, très important. Beaucoup des anciens membres du Maï-Juku étaient partis. C’était un moment très étrange : au début, je pense qu’on était à peu près quarante personnes qui participaient au commencement des deux mois d’atelier. Après deux mois d’une formation intensive, je pense qu’il ne restait plus qu’une dizaine de personnes environ. Mais dix personnes sont restées, dix personnes y compris deux ou trois personnes originaires du Japon. Donc, un certain nombre de personnes provenant de l’Europe sont restées comme Katerina, Christine, Tess de Quincey et Frank van de Ven d’Australie, et Andres Corchero et Montse Garcia d’Espagne, peu de personnes[3]. C’était une transition très importante, oui. Quand Min Tanaka a débuté la ferme, cette transition a été fondamentale, une question essentielle. Min Tanaka n’a jamais appelé sa danse Butōh, mais en 1984, il a dansé en solo sur une chorégraphie de Tatsumi Hijikata à Tokyo. Cela a été aussi un tournant décisif, qui a changé le… Oui, OK. Je m’arrête de parler.

Christine Quoiraud :

J’ai rencontré Min Tanaka en France, plus précisément à Bordeaux, par hasard. Je dansais à ce moment-là dans une compagnie ayant pour style la technique Cunningham, j’étais en train de préparer un spectacle et quelqu’un est venu distribuer un tract avec la photo de Min Tanaka, une publicité pour un atelier. C’était la seconde année où il est venu en France en 1980 ou 81 à Paris, après une présence importante au festival d’automne en 1978. Et c’était au moment où il a rencontré Michel Foucault et Roger Caillois. Min Tanaka animait un atelier à Bordeaux, j’ai alors tout laissé tomber et je suis allée à son atelier. Dès que j’ai ouvert la porte, j’ai été conquise.

Je m’en souviens très bien, un travail d’écoute des sons avait été proposé : les participants avaient les yeux bandés et marchaient le long d’une ficelle de boucher posée sur le sol. Min Tanaka produisait des sons, il frappait dans ses mains ou il jouait avec du papier. Il se déplaçait dans la salle, changeait de hauteur, changeait les distances. Nous, on était censé montrer avec l’index la direction de l’endroit d’où venait le son, et pendant ce temps-là il fallait maintenir son équilibre, un pied contre l’autre sur le fil conducteur posé sur le sol. Cela a été une révélation, j’ai été immédiatement complètement convaincue. Avant cela, j’ai fait l’expérience de plusieurs types de techniques de danse contemporaine. À ce moment-là en France, beaucoup d’étrangers sont venus, beaucoup d’américains, mais aussi des asiatiques : j’ai rencontré Yano et Lari Leong qui m’ont donné déjà un sens de ce qu’était l’état d’esprit de l’Asie. Lorsque j’ai rencontré Tanaka, c’était ça ! Donc, je me suis immédiatement inscrite pour le prochain atelier qu’il a donné un mois plus tard à Bourg-en-Bresse, il y avait quarante personnes. Il nous a donné les bases du Body Weather, le travail de manipulation/étirements et un peu de travail sur les sensations et il nous a offert l’occasion de participer à une performance. C’est ainsi qu’il a construit une sorte de développement pour la performance, qui était en très grande partie improvisée, mais avec des éléments, avec quelques consignes. Cela se passait dans un gymnase immense. Lorsque le public est entré, on était assis dans les gradins et progressivement on s’inclinait contre le public. Puis on a progressé très lentement vers le sol. Cela m’a fait vraiment une très forte impression. Alors, dès ce moment, j’ai quitté mon travail, j’ai arrêté tout ce que je faisais, et j’ai acheté une voiture pour pouvoir vivre dedans. J’ai commencé le laboratoire Body Weather nomade et j’ai voyagé dans toute l’Europe. C’est ainsi que j’ai rendu visite à tous les groupes Body Weather qui se mettaient en place à Genève, à Groningen, quelque part en Belgique, c’était peut-être Gand et en France, à Pau, à Paris. Je voyageais d’un groupe à l’autre. On partageait toujours le training et les performances, surtout à l’extérieur dans les rues ou n’importe où dans la ville. Tanaka est venu chaque année à partir de ce moment pour animer des ateliers surtout à Paris ou en Hollande, ou en Belgique, et je participais à tous. Chaque année il me disait : « Christine, pourquoi ne viendrais-tu pas à l’atelier intensif de Tokyo ? » J’ai finalement décidé d’y aller en 1985. Je suis aussi venue au Japon avec un visa valable seulement pour cet atelier, mais je ne suis pas repartie, je ne pouvais pas repartir après ce que j’avais vécu. Je suis restée plus de quatre ans, presque cinq ans. Autant que je me souvienne…

 

3. Maï-Juku V et la création de la ferme. Tokyo-Hachioji-Hakushu.

Présentation

Dans l’esprit des enquêteurs de PaaLabRes (Jean-Charles François et Nicolas Sidoroff) le projet de la ferme Body Weather impliquait qu’un groupe de personnes ait décidé de vivre à la ferme, d’où l’idée qu’il y avait un commencement dont une narration détaillée permettrait de saisir l’origine de la démarche. Mais les réponses des trois artistes montrent qu’il n’en a rien été : le processus de la construction de la ferme a été très graduel et s’est inscrit dans un trajet d’allers et retours constants entre Tokyo et Hachioji (une banlieue de Tokyo), puis entre Hachioji, Hakushu (lieu de la ferme) et Tokyo. C’est un des aspects importants de l’idée du Body Weather, le corps comme la météo change constamment et ne se fixe nulle part. Cette conception signifie moins l’idée de migration ou de déplacement, de voyage, mais plutôt de fluctuations produites par friction dans un environnement donné.
On est alors en présence de trois environnements, un complètement urbain (Tokyo), un complètement rural (Hakushu) et un se situant entre ces deux pôles (Hachioji, en banlieue de Tokyo). Les activités de la ferme se sont ainsi construites progressivement, en interaction avec les fermiers déjà sur place.


Christine Quoiraud :

L’atelier intensif Maï-Juku V (en 1985) se déroulait à Tokyo, dans une balieue éloignée, Hachioji, où se trouvait un studio. Il y avait donc des rizières près du studio et une rivière. On est souvent allé travailler près de la rivière. Ou bien, à un moment donné, on est allé dans la montagne à 30 minutes de là. À la fin du stage intensif, on s’est déplacé à la ferme pour une dernière journée d’atelier de cette période de travail intensif. Lorsqu’on a été dans l’eau chutant de la haute cascade et tout ce qui s’en suivit, ce fut un point clé, un tournant décisif. Min était très fier de nous montrer la ferme. On y est allé tous ensemble. Après cet atelier dans la rivière, on s’est retrouvé devant un grand feu au bord de l’eau. C’était à la fin d’octobre, il faisait un froid glacial. On a terminé l’atelier intensif là, à la ferme. Puis ce furent les débuts de la ferme. Andrés Corchero n’est arrivé qu’en février 1986 pour l’atelier intensif suivant (Maï-Juku VI) qui cette fois, n’a duré qu’un mois.

Katerina Bakatsaki :

Je ne pense pas qu’il y ait eu un jour A. Je pense qu’il s’agissait d’un long processus constitué par différents évènements et de différentes façons de travailler qui a conduit à trouver un lieu, etc. Donc, je ne sais pas s’il y a eu un premier jour, mais avant de dire cela, il me faut souligner, peut-être juste de le dire, que quand j’ai rencontré Min à Athènes, la partie de son travail qui m’a le plus intriguée a été certainement le travail qu’il nous a invité à réaliser à l’extérieur du studio, à l’extérieur de l’espace du théâtre ou de l’espace du studio. Et comme l’ont déjà dit Christine et Oguri, Min était engagé dans un travail qui déjà impliquait des lieux, des situations et des contextes étranges, éloigné de la dance et du formel, de tout type de manifestation d’art formel. Il s’agissait de travailler en dehors des soi-disant espaces artistiques… Je reformule la question : que pourrait être la danse lorsqu’elle est vécue dans beaucoup de contextes différents, quand elle engage beaucoup de corps différents, évidemment pas seulement des corps humains, pas seulement son propre corps, mais aussi le corps des non-humains ? cette question était dès cette époque la préoccupation majeure de Min dans son travail. C’est ce que je voudrais souligner et en fait, pour moi, cet élément et cette recherche que menait Min dans son travail devait inévitablement déboucher sur la création d une sorte de lieu et de réseau intégrés, existant dans son idée en dehors de la ville et en dehors des contextes artistiques formels.

Christine Quoiraud :

Comme l’a dit Katerina, on n’a pas commencé à travailler à la ferme immédiatement, cela s’inscrivait dans un processus. Et si je me souviens bien, il a fallu construire et organiser la ferme avant qu’elle ne fonctionne. On a commencé par construire plusieurs poulaillers. Oguri peut en parler beaucoup mieux que moi. Peu à pei, on a acheté des poules, puis on s’est mis à cultiver du riz. À l’automne et au printemps, je me souviens que vous, les gars, avez construit les poulaillers. C’est là qu’il y eu cette attaque de guêpes. Ces guêpes, c’était au printemps, non ? Et la plantation du riz plutôt en juin ou quelque chose comme ça. Mai/juin peut-être ?

Oguri :

Est-ce que je peux parler un peu du cycle ? Bonjour, ici encore Oguri. Oui, la ferme était un peu en préparation juste avant le début de Maï-Juku V… des amis y travaillaient déjà au moment du Maï-Juku. Je suis allé à la ferme avec ma motocyclette. Ma première impression a été de trouver ce paysage magnifique. Oui, cela a beaucoup changé maintenant, mais dans les années 1980… Hakushu est situé à peu près à 100 km à l’ouest de Tokyo. Donc, à peu près à deux heures avec ma moto, en vivant une expérience de changement de décor, un paysage en évolution, changeant, changeant, changeant, d’une telle beauté, une belle rivière et un rocher gigantesque, la dynamique du lit de la rivière avait la beauté du chaos. Il y avait beaucoup de rochers au début, de formes variées, changeant, changeant, changeant. La dernière fois où j’y suis allé en 2017, cela a complètement changé, ce n’est plus du tout la même chose. Mais à cette époque… oui…
Je sais que la ferme n’est pas la nature, la ferme est un travail fait par des humains dans la nature, la ferme est un produit humain dans l’écosystème de la nature. Mais il y a encore beaucoup de formes naturelles à cet endroit, des montagnes, et des rochers imposants et parfois un typhon produit un désastre qui change tout l’ordre humain, en restituant la nature. Et c’est en altitude, autour de 800 mètres, à l’air frais, l’eau coule constamment près de la maison et de la rizière à cause du terrain en pente douce, plat et ouvert. Oui. Hakushu se trouve au pied du Mont Kaikomagatake dans les montagnes des Alpes japonaises du sud, des montagnes hautes de 3000 mètres.

Et comme l’a dit Christine, à Hachioji, qui est une banlieue de Tokyo, c’est là qu’une transition importante a eu lieu, allant du port de Tokyo à cette ville, Hachioji, c’est là où la métropole de Tokyo devient la préfecture de Yamanashi. Il y a des montagnes dans la préfecture de Yamanashi, et c’est une sorte de transition avant qu’on aille à Hakushu. Et cette transition est très intéressante.

Min Tanaka et Kazue Kobata[4] ont ouvert un petit lieu alternatif de performance à Tokyo. C’était le premier lieu artistique autogéré par des artistes au Japon. C’est un tout petit théâtre underground. Ainsi, chaque mois, ou une fois tous les deux mois, Maï-Juku en tant que groupe y a présenté des performances de danse. Moi-même, j’ai présenté une performance en solo une fois par mois au Plan-B.

Oui, je veux aussi parler de l’idée de transportation, de transport : Tokyo, Hachioji et Hakushu. Une expérience très intéressante, le transport, le déplacement et les activités dans les trois lieux : la ferme, les ateliers et les performances.

La ferme est l’endroit où l’on retourne après le travail à Hachioji, au Plan-B à Tokyo et les tournées nationales et internationales.

Vivre à Hakushu, la vie à la ferme, la ferme organique traditionnelle basée sur l’expérience des rythmes et des cycles de ce style de vie le plus humain qui soit. Cette connexion entre le corps humain et la nature est nécessaire pour la pratique du Body Weather. Beaucoup de choses ont été développées : la production annuelle d’un festival des arts, avec aussi de la sculpture en plein air, des spectacles vivants traditionnels et contemporains, de la musique, des conférences, un symposium…
La vie à la ferme a rendu nécessaire une transition qui était loin d’être brutale. Notre vie n’en a pas été changée brutalement. Mais, pour moi, cela a eu un impact important dans le cycle de la vie quotidienne : Tokyo, il y a la nuit, on continue à travailler la nuit, on est dans un théâtre, il faut commencer à 20 heures. Mais à la ferme, tous les paysans sont déjà au lit à 19 heures. C’est ainsi que notre cycle de vie a complètement changé, en travaillant avec les poules ou en irrigant une rizière. Si on est en retard, on perd une journée. Ou bien donner à manger aux animaux, cela n’attend pas. Notre cycle en est donc complètement changé. La nuit, c’est l’obscurité complète, ce qui est magnifique avec les étoiles… Donc, cela a un impact très important.
Lorsque je parle de « cycle de la vie quotidienne », c’est complètement lié aux styles de vie et à la question du corps humain. On n’est pratiquement jamais seul vingt-quatre heures sur vingt-quatre, il y a toujours quelqu’un avec qui on travaille, et tous les jours on mange ensemble, trois fois par jour.

J’en arrive maintenant à l’époque de la ferme : c’est un groupe qui travaille ensemble collectivement. Mais en même temps, un sérieux engagement individuel de tous les instants est requis. Bien sûr, le seul fait d’être là est un engagement, mais tout le travail à la fois de la ferme et de la danse – je ne dis pas « la danse » mais l’atelier – requiert un engagement personnel très intense. Par ailleurs, nous ne sommes pas des fermiers professionnels. Et je n’ai jamais pensé non plus être un danseur professionnel, cette pratique que je fais, est-ce de la danse ou de la performance ? Et puisque nous ne sommes pas des fermiers professionnels, nous apprenons des fermiers eux-mêmes sur le lieu de travail, sur le terrain. L’idée qu’on n’est pas là pour apprendre une technique est pour nous très importante. C’est la même chose pour Min ou aussi pour la danse Maï-Juku ou pour le Body Weather. On ne procède pas à partir de la technique, mais on se trouve dans un lieu de travail. Je veux dire, il ne s’agit pas d’un studio en tant que lieu préparant une performance qui va se jouer ailleurs. C’est comme ça pour la ferme et aussi pour la pratique de la danse. C’était une transition importante. Hachioji avait un parquet de studio de danse, mais à Hakushu tout d’abord, il n’y avait pas ce genre de parquet. Plus tard on a construit une sorte de scène et on a utilisé un tapis d’art martial Kendo pour faire du travail au sol, mais c’était surtout dans les champs… Donc, ni la ferme, ni la danse, n’avait la priorité dans la vie là-bas.

Christine Quoiraud :

Au moment de l’atelier intensif de 1985, Maï-Juku V, il y avait beaucoup d’allers et retours, retourner à Tokyo, aller à la ferme et retourner à Tokyo, et si je me souviens bien, tu avais été vraiment un des japonais qui a souvent été avec Min et Hisako, là-bas, pour organiser la venue du groupe et tu es le témoin de ce point de départ, mieux probablement que nous, les étrangers, les non-japonais. Je suis sûre que tu as des souvenirs des discussions que tu as eues avec les fermiers, les voisins… Quels sont tes souvenirs, ta mémoire, de ces discussions pour la préparation de la ferme ? Du point de vue administratif, mais aussi du point de vue du travail à la ferme, et aussi de la nécessité d’organiser un programme de ce qui se passait à Tokyo, au Plan B, le lieu de performances.

Oguri :

Oui. En fait, toutes ces trois choses se sont passées simultanément. Vous savez, en fait, je n’ai pas eu beaucoup de relations avec Hachioji parce que j’habitais plus souvent au site de la ferme. Peut-être, oui, Christine et Katerina, Frank et quelques autres personnes habitaient Hachioji. Une maison avait été louée, donc votre base était plus à Hachioji… C’est un temps de transition. Donc, en habitant là, vous avez maintenu des ateliers à Hachioji. Je me souviens que, pendant le Sacre du printemps (ou peut-être pas celui-là, une autre performance), on a fait les répétitions au studio d’Hachioji. Et ensuite on a été au théâtre Ginza Season, un grand théâtre, oui, oui, c’était une performance en hommage à Hijikata. Oui, on a construit les décors et fait les répétitions, là.

Christine Quoiraud :

C’était beaucoup plus tard. Hijikata est mort en janvier 1986. Mais à ce moment-là, il y avait beaucoup de déplacements entre Hachioji, Tokyo, Hakushu… Il s’agit plus de savoir si tu as des souvenirs de qui a décidé, par exemple, de construire le poulailler ?

Oguri :

Ah ! OK ! Tout le côté de l’organisation… Min Tanaka avait déjà une grande vision, je pense. Pourquoi avait-on ces poules, quelle en était la raison ? On n’avait pas besoin des poules pour les œufs, mais pour les excréments, pour l’engrais. L’agriculture organique n’était pas si populaire à l’époque. On ne savait rien non plus du populaire bio. Oui, nous n’utilisions pas d’engrais chimiques, c’est comme ça qu’on a commencé. Utiliser moins de produits chimiques, les désherbants ou les insecticides. On n’en savait pas plus que ça sur l’organique. On ne connaissait même pas la pratique du recyclage, mais le recyclage était déjà une tradition dans la vie des Japonais. Ce n’était pas nouveau à ce moment-là, mais l’organique était… comment on peut l’utiliser comme dans le cas du tissu traditionnel autochtone. Et en plus, avec peu de revenus.

Dans la ferme du Body Weather et de Min Tanaka, on n’a jamais été propriétaire des terres. On nous a prêté les terres cultivables, le terrain de la ferme et la maison. En ce qui concerne l’agriculture dans un village au Japon, c’est évident que toutes les familles de paysans sont propriétaires de leurs terres. Mais ce sont des paysans du dimanche. Ils ont tous un job à côté, ils ont un travail à plein temps par ailleurs. L’agriculture est leur deuxième métier, il faut qu’ils maintiennent les rizières parce que, comme je l’ai dit, le riz est essentiel chez les Japonais, le riz est plus important que de constituer une source de revenus, le riz c’est la vie, le riz c’est Dieu. Un peu comme chacun de nous, ça pousse, ça se développe. De nombreuses heures de travail intense et une grande pression lors de la récolte dans le ciel d’automne. Le riz pousse, se transforme comme un être humain. Les paysans doivent donc continuer à entretenir les rizières. C’est pour chacun d’eux quelque chose d’essentiel. Quand le paysan devient vieux, ses enfants ne veulent pas continuer derrière lui. C’est ainsi qu’il y a de nombreux champs, à côté des rizières, des champs de culture maraîchère ou bien des montagnes qui ne sont plus entretenus à cause du manque de main-d’œuvre, donc il y a beaucoup de terres qui sont mises à la disposition d’autres personnes. On a donc récupéré beaucoup de terres qui étaient presque abandonnées et pas en très bon état. Alors, on coupe les arbres, on se débarrasse des rochers, on nettoie le champ et on peut l’utiliser. À beaucoup d’endroits beaucoup de paysans demandent qu’on s’occupe de cela, mais aussi de la maison qui va avec. Mais les paysans sont toujours près de leur argent : après plusieurs années, le champ redevenant en bonne condition, « OK, rends le nous ». Et il faut le leur rendre. On était très aimable avec les paysans, parce qu’on apprenait beaucoup d’eux, parce qu’ils nous permettaient d’utiliser beaucoup de leurs terres. Il y avait donc une relation particulière entre nous et les fermiers du village.

Katerina Bakatsaki :

À ce propos, je me souviens aussi très bien qu’il est arrivé que nous allions très souvent aider les autres fermiers – qu’il y ait eu un accord ou pas à ce sujet – et en fait, c’était aussi un moyen d’apprendre, de savoir comment faire les choses. Je ne sais pas si Min l’avait pensé avant cela, mais c’est comme cela que j’en ai eu l’expérience, alors qu’on était là en essayant de survivre avec le minimum de moyens qu’on avait, il nous fallait en même temps essayer de comprendre comment littéralement faire les choses. Ce que je veux dire par choses, ce sont évidemment la maison, les objets, les terres, les animaux aussi… Comment vivre et travailler avec ces entités. Eh bien, nous vivions là, et nous étions aussi là pour aider les autres fermiers. Alors, en fait, ce n’est pas seulement le cas au Japon, j’ai connu la même chose en Grèce, la campagne et les fermes sont désertées et les jeunes s’en vont. Et en plus, les grandes entreprises achètent les terres agricoles. Cela veut dire que les petits fermiers perdent leurs terres et en conséquence le contact avec leur lieu, le contact avec leur terre, le contact avec leurs connaissances, et avec les manières de vivre qu’ils ont connues. Ainsi, on était en train d’apprendre, mais de cette manière notre présence contribuait aussi d’une façon très modeste à revivifier la vie dans le village et par là, en quelque sorte, véritablement à redonner de la vitalité aux fermiers. Et après, plus tard, le festival a été créé, ce qui a amené plus d’activités, etc. Je pense que cela faisait partie de la vision qu’avaient Min et Kazue, une sorte de militantisme assumé. C’est vrai qu’on allait là-bas pour apprendre, mais aussi pour jouer un rôle de soutien.

Christine Quoiraud :

Et je pense, comment dirais-je, qu’il était assez naturel, parce qu’avant d’aller au Japon, j’habitais aussi à la campagne en France, c’était très naturel, quand il y avait du foin à couper, c’était le cas dans mon enfance, tout le monde venait en aide, et je pense que cela fait vraiment partie de la vie des communautés rurales. Moins maintenant à cause des machines, mais en ces temps-là, jusqu’au début des années 1980, c’était quelque chose d’assez universel…

Au début de la ferme Body Weather, il n’y avait pas beaucoup de gens qui y vivaient, pas tant que cela… Comme l’a dit Oguri, au tout début, il y a eu l’atelier intensif de deux mois Maï-Juku V. Ensuite la plupart des 40 personnes du groupe sont retournées dans leur pays ou à leur vie personnelle. Nous sommes restés un peu plus de dix personnes, moitié Japonais, moitié des non-Japonais. Dans mon souvenir, il y avait à peu près 16 personnes ou quelque chose comme ça. Puis, un petit groupe d’Espagnols est venu, et le groupe s’est stabilisé pendant un bon moment, avec d’autres Japonais qui venaient de temps en temps, je ne me souviens pas de leurs noms. Et oui, on est resté le même nombre pendant pas mal de mois, même quelques années. Mais de nombreux étrangers, des non-Japonais sont partis… pour animer des classes, des ateliers dans leurs pays respectifs, comme Frank en Hollande, Tess au Danemark. Ils partaient souvent pour enseigner dans d’autres parties du monde. Je me souviens. Katerina et moi nous étions là. Plus tard, nous sommes partis nous aussi… Je veux dire que la plupart d’entre nous sommes restés pour une longue période. J’ai fini par partir à un moment donné, mais c’était pour des raisons personnelles, la famille en France, des problèmes…

Katerina Bakatsaki :

Je dois dire que je n’ai commencé à enseigner ou même envisager d’enseigner qu’après mon retour en Europe à peu près en 1993. Cela ne faisait pas partie de ma vision à ce moment-là. Et puis, Oguri, je pense que tu sais mieux que nous quand on a déménagé à la ferme, tu y étais beaucoup, bien avant Christine et moi par exemple. Est-ce le cas ?

Oguri :

Oui. J’ai peut-être vécu un ou deux mois à Hachioji quand Maï-Juku V a commencé. Et à la moitié de l’atelier intensif Maï-Juku V, j’ai commencé à vivre à la ferme, et à partir de là j’y suis resté cinq ans. La vie là-bas était très dure. Rien n’avait été préparé pour y vivre.

Une maison avait été louée, une ferme qui était comme une maison abandonnée. Personne n’avait habité cette maison depuis de longues années. Je me souviens qu’avant le début de l’atelier intensif, je me suis rendu là-bas, comme je l’ai dit, avec ma moto, avec mes outils de charpentier, pour aller aider à la construction avec deux personnes du village, Encho (cela veut dire « directeur ») et Akaba San. Ils sont devenus par la suite de grands supporters et des mentors. La maison est comme une porte en papier, vous savez, shoji. La porte Shoji est en papier. Il n’y a pas de chauffage central. Plus tard, après deux ans à peu près, tout a changé. Mais au commencement, c’était une expérience très intéressante [rire], comme la façon de vivre qu’avaient les gens il y a cent ans, une sorte d’expérience de l’aura des temps passés pendant un an. Eh bien, ce n’était pas une vie de souffrance. Au début rien n’avait été préparé, plus tard on a tout aménagé, là on n’a pas été puni. Oui, à la base, c’est cela. Oui.

Juste une chose, gomme ne [« pardon » en japonais] : ce qu’a dit Christine sur la façon d’observer les choses. Oui. C’est ce qui ressemble beaucoup au rôle d’un mentor japonais, vous savez, un mentor ne parle jamais, même dans le cas de la cuisine japonaise traditionnelle, il n’y a pas d’enseignement. Oui, il vous faut voler, dérober cette technique… Alors, il y a toujours quelque chose qui manque. C’est ainsi que vous devez développer vos propres capacités à faire les choses. Oui. C’est ce que je voulais ajouter. Et évidemment, observer, c’est fantastique, on était tout le temps en train d’observer. Le regard porté sur les choses, c’est très important. Après, cela fait toute la différence. C’est une chose que j’ai apprise pendant cette première année.

La première année, on ne connaissait rien de comment faire pousser les choses, à part les radis. Les radis, vous savez, on peut les cueillir après cent jours. Au début, on n’est parti vraiment de rien. Il fallait vivre à partir de rien, mais on a vécu de cette terre et on a reçu beaucoup d’aide. Tous les fermiers nous ont donné quelque chose, comme des outils agricoles. C’est-à-dire des outils d’occasion. Et : « Eh, les gars, vous pouvez utiliser ceci ». Et en même temps, comme l’a dit Katerina, on a apporté de la vitalité au village. Après quelques mois : « Oh ! ces gars-là, ils sont sérieux. OK, il faut les aider ». Il a fallu pourtant au moins un an pour faire nos preuves.

Il faut préciser que, au début, nous avions des cheveux très, très longs, en vue d’une production publique. Min a eu la vision que tous les hommes et toutes les femmes devaient avoir des chevelures très longues, comme des chevaux sauvages sur la scène. Donc, on les avait tous laissés pousser. Pour le Sacre du printemps, on ressemblait à des hippies. Les gens du village pour la plupart ne nous faisaient pas confiance ou ne pensaient pas qu’on allait continuer à s’occuper de la ferme. Cela a changé après une période de deux ans, trois ans, année après année, nos relations avec la communauté ont beaucoup évolué. « Tous ces gens qui travaillent si dur, qui sont honnêtes, et qui font des danses un peu cinglées ! ». Quelque chose a touché leur cœur. On a organisé un festival sur les terres de la ferme, on a fait venir beaucoup de spectacles de divertissement d’autres régions du Japon, ou de pays étrangers, des performeurs Japonais, des chanteurs, des sculpteurs, et tous ces gens ont fait venir du public et plus d’activités. On les a aussi aidés. « En fait, ces gars-là ne sont pas si mauvais ». On était invité chez eux en permanence. On avait des différences de langues : le grec, le français et l’espagnol. Et avec des différences de couleurs de peaux. La présence de non-Japonais, d’étrangers est devenue maintenant quelque chose d’habituel dans les campagnes au Japon, mais à l’époque les Européens, les Américains étaient rares. Oui, cela a été pour chacun de nous une expérience très particulière. Et pour les gens du village, je pense qu’au premier abord cela a été un choc pour eux. C’était comme ça, la vie là-bas.

Katerina Bakatsaki :

Pour savoir qui allait à la ferme et qui y restait, cela changeait constamment. Bien qu’il faille imaginer par exemple, que la première année, je ne me souviens pas pour combien de temps, tous les étrangers pour différentes raisons, bonnes ou mauvaises, ont gardé leurs logements à Tokyo, dans la banlieue de Tokyo, à Hachioji. Tandis que certains, comme Oguri, avaient déjà déménagés à la ferme. Donc, on allait à la ferme, nous les étrangers – dites-moi si je me trompe, Christine et Oguri – tout en gardant nos logements à Tokyo, parce qu’il fallait aussi qu’on puisse travailler pour gagner notre vie, parce qu’il y avait des coûts pour nous en billets de transport, en business, etc. Pour différentes raisons, on pensait qu’il était nécessaire de continuer à garder pied à Hachioji et de travailler à Tokyo pour gagner de l’argent. C’était ce que nous avons fait. Par contre, vous savez, il n’y avait pas d’argent à la clé dans notre engagement avec la ferme ou avec la pratique de la danse, avec les pratiques qu’on y faisait. C’est pourquoi on avait gardé nos logements et notre travail, et le studio à Hachioji, et on allait à la ferme soit parce que on avait besoin de nos mains ou quand il fallait faire des répétitions pour préparer une performance de groupe au Plan B.

C’est ainsi que la constellation des gens présents à la ferme changeait beaucoup et absolument tout le temps. Il y avait un groupe de base qui se trouvait à la ferme de façon plus régulière, et puis on venait pour faire des travaux à la ferme et pour des répétitions et la pratique de la danse, et ensuite on retournait à Hachioji. Maintenant, il faut imaginer que – j’en viens à ta question – quand on était là, alors le travail devait être fait, parce qu’il fallait construire le poulailler, la clôture dont on avait besoin, ou une poule qu’il fallait égorger, pour ne nommer que quelques trucs… On faisait le travail de la ferme et les travaux d’entretien du lieu, qui étaient aussi considérés comme faisant partie du training. C’est-à-dire que se confronter avec la matière, se confronter avec la temporalité d’une chose autre, d’une autre matière, d’une autre forme de vie, était aussi considéré comme faisant partie du training. Par exemple, plus concrètement : comment désherber les mauvaises herbes, il vous faut se pencher vers la terre, il faut travailler au sol, c’est petit, petit, et on n’utilise pas des outils électriques, on n’utilisait que des types d’outils qui étaient presque des extensions du corps. Ainsi, une très grande partie de la formation consistait à trouver les meilleurs moyens d’utiliser son corps pour être efficace dans le travail. La compréhension de comment exercer sa force et où la mieux placer, dans quelle direction aller pour dynamiser le mouvement, donc, comment utiliser votre poignet pour attraper l’herbe pour pouvoir l’extraire avec sa racine sans qu’elle se brise. Et ainsi de suite, ainsi de suite. Cela faisait donc partie du training. Alors, c’est vrai qu’il y avait, parce qu’il fallait qu’on répète aussi, des heures réservées au training artistique.

C’est ainsi qu’il fallait se lever très tôt le matin, qu’on allait donner à manger aux animaux, on effectuait le travail urgent de la ferme, ce qui était déjà une forme de training, puis on prenait un rapide petit déjeuner. Et puis le reste de la matinée était consacrée aux répétitions, puis de nouveau un déjeuner, puis de nouveau les travaux de la ferme. Cela se déroulait d’une façon que je n’appellerais pas « organique », mais toutes les différentes nécessités, toutes les différentes préoccupations avaient besoin d’être prises en compte, d’être prises en charge. C’est comme cela que la journée était plus que bien remplie. La cuisine était faite, si je me souviens bien, par rotation. Je me souviens, moi qui ne savais même pas comment faire bouillir des œufs, je devais préparer un repas pour 15 personnes. La panique !!

Christine Quoiraud:

Et parfois, on jeûnait pour se préparer aux performances.

Katerina Bakatsaki :

Oh ! c’est sûr, oh oui ! Mais [rire]…
Mais s’occuper des choses, de ce qu’il fallait faire, que ce soit une performance ou un besoin personnel, était tout aussi important pour toutes les personnes présentes à ce moment-là. S’occuper de la nourriture, de l’entretien de la maison et des lieux, s’occuper de la vie, de la vie sociale dans le village, tout cela constituait une part très importante des activités. Je me rappelle avoir consacré une journée entière à effectuer différents types de travaux, puis de finir la soirée à faire la fête, manger et boire chez Akaba ou chez Encho… jusqu’au lever du jour (Akaba San et Encho étaient deux fermiers qui nous ont beaucoup aidés). Et puis…

Christine Quoiraud :

On était jeunes !!!
Quand je suis arrivée pendant l’été 1985, il y avait un espace à Hachioji dans la banlieue de Tokyo. Et il y avait déjà des animaux autour du bâtiment, comme des poules et un cochon. Et toujours un ou deux chiens, un chat ou deux, oui, et on vivait en compagnie de cette présence. Il y avait des petites loges pour animaux près du bâtiment. C’était dans la banlieue, mais c’était encore la grande ville. Il n’y avait pas de champs en tant que tels. Il n’y avait pas de ferme, seulement un studio de danse. Tout près de là, il y avait des rizières, mais pas beaucoup, et une rivière. Donc l’activité principale se déroulait dans le studio. Le Plan B existait déjà à Tokyo. Pour aller au Plan B il fallait – j’ai oublié – à peu près deux heures de train. Je n’en suis pas sûre, mais c’était quelque chose comme ça. Donc, on se déplaçait souvent du studio au centre-ville.

Et avant cela, Min Tanaka, quand il venait en Europe, il nous a souvent emmené travailler à l’extérieur, on l’a déjà évoqué. Et quand on était encore à Hachioji, durant le stage intensif (1985), nous avons passé une semaine en montagne. Cela veut dire qu’on se confrontait à la vie sauvage en montagne. Et ensuite, à la fin de 1985, début de 1986, on a commencé la ferme. Il y avait beaucoup de déplacements en camion ou en voiture de Hachioji en banlieue jusqu’à la ferme. Et ensuite, peu à peu, une équipe de danseurs a habité à la ferme. D’autres ont continué à vivre à Hachioji. Ils avaient gardé du travail à Tokyo pour survivre. Et parfois on s’assemblait tous dans la ferme pour travailler, pour réaliser un grand chantier, des travaux importants, ou bien pour des répétitions pour les performances. Et aussi, quelquefois on allait en tournée au Japon. Le cœur de l’activité était donc au début à Hachioji et très vite la ferme est devenue le lieu principal peu de temps après son ouverture (dès la fin de 1985).

Je voudrais ajouter quelque chose, concernant ce que vous avez dit tous les deux. C’est au sujet de la langue. Quand j’ai rencontré Tanaka Min en France, il ne parlait pratiquement pas l’anglais. Il utilisait un traducteur, c’est pourquoi qu’il était entouré à cette époque d’un groupe de jeunes Japonais qui étudiaient avec Gilles Deleuze qui lui servaient d’interprètes. À cette époque Kazue Kobata l’accompagnait toujours dans ses déplacements et elle traduisait aussi en anglais, et elle a réussi à présenter Tanaka à Michel Foucault et, si je me souviens bien, à Roger Caillois. Et Min a vraiment pu parler avec les deux et il a été très impressionné grâce à la traduction en anglais de Kazue. Et puis, à ce moment-là, en 1981 je crois, Min a été à New York, grâce à Kazue. Il y a rencontré Susan Sontag et des musiciens comme Derek Bailey, Milford Graves, etc. Et à partir de ce moment, Min a commencé à étudier l’anglais. Petit à petit, quand il est revenu en Europe, il a pu utiliser des termes d’anatomie pour expliquer les manipulations, mais il avait encore besoin d’un interprète. Et quand on arrive au Maï-Juku V, je m’en souviens très bien, Min s’exprimait beaucoup plus en anglais, il demandait aux Japonais d’apprendre l’anglais et aussi il encourageait aussi les étrangers, les non-Japonais, à étudier un peu le japonais. En réalité, et encore aujourd’hui, il y a cet anglais approximatif entre nous.

Mel Graves et Min Tanaka à la ferme du Body Weather. Video d’Eric Sandrin.

 

4. Body Weather, la ferme et la danse

Presentation

Le Body Weather, basé sur l’idée de changement perpétuel du corps, comme dans le cas du temps météorologiste, de l’interaction ininterrompue entre le corps et l’environnement. Cette idée suscite des questions concernant les différentes manières d’envisager le travail à la ferme et le travail de production artistique, le rapport entre la vie quotidienne, l’environnement et le travail de la danse dans ses dimensions de training et de performance. La participation à la ferme du Body Weather impliquait un engagement très intense dans tous les aspects des travaux de la ferme et de la danse. Mais cet engagement restait basé sur une confiance individuelle dans la philosophie du projet, et non pas sur une adhésion aveugle à une communauté fermée


Oguri :

Je veux expliquer un peu l’historique sur une échelle temporelle plus grande. Le laboratoire Body Weather je pense a commencé dans les années 1980 et a duré jusqu’à il y a quelques années, cela veut dire une histoire d’une quarantaine d’années. Et j’étais là pendant cinq ans. Je parle ici de mon expérience durant ces cinq années. Je suis parti en 1990. Pendant cette période il y a eu beaucoup de changement et avant mon arrivée c’était aussi une autre époque. Et au sujet de Shintaï Kissho, “身体気象”, “Body Weather”, c’est en quelque sorte la méthode de ce mouvement : le corps n’est pas figé en lui-même. Ce n’est pas un territoire, stable, fixe. Il est en perpétuel changement comme le temps météorologique. Ce n’est pas comme avec une saison. Le temps change constamment à tout moment.

Christine Quoiraud :

J’ai de nouveau une question pour Oguri : est-ce que tu penses que Tanaka avait entendu parler de Masanobu Fukuoka[5] ? Parce que je pense que c’était dans les années 1970 qu’il a quitté son travail d’ingénieur et s’est mis à faire de la culture biologique, à créer une commune. Je pense qu’il était alors assez bien connu pour sa façon de rassembler des volontaires pour travailler à sa ferme et il avait une commune qui changeait tout le temps, de jeunes personnes venant à lui pour apprendre et aider. Ils vivaient là d’une manière très sobre. Et cela me rappelle beaucoup ce qu’on a vécu au début de la ferme. Par exemple, il y avait un groupe, formant le groupe principal, surtout composé de Japonais, vivant à la ferme et les étrangers qui y venaient de temps en temps pour faire un type de travail particulier avec les voisins ou sans les voisins, et après il y a eu pendant toute l’année des bénévoles venus pour aider de différents endroits du Japon. Alors je me demandais si Min avait entendu parler de Fukuoka ? Je ne me souviens pas de l’avoir entendu parler de ce type, mais… peut-être…

Oguri :

Je n’ai jamais entendu le nom de Fukuoka dans la bouche de Min Tanaka. Il ne l’a jamais fait. Je suis sûr qu’il le connaissait mais il n’en a jamais parlé, on reconnait bien là la façon de procéder de Min.

JJuste une chose que j’allais oublier à ce sujet. Pour revenir à la première fois où j’ai travaillé à la ferme, j’ai été très impressionné par le paysage. En même temps, dans la ferme, le travail n’est pas fait pour quelqu’un d’autre, le travail est fait pour soi-même. Parce que les gens en milieu urbain dépendent de leurs clients ou de leur patron… Mais là, à la ferme, comme je l’ai dit, il y avait une forme d’engagement et une prise de responsabilité, mais la totalité du travail c’est pour soi-même. La qualité de notre engagement était très forte et c’était la raison d’être de notre présence. Y compris la danse. La méthode de danse, c’était cela. C’est un terme très simple et qui n’a rien de particulier. Bien sûr, il fallait prendre ses propres décisions et, comme je l’ai dit, nous n’étions pas alors des professionnels. On ne savait pas. Il fallait découvrir les choses par nous-mêmes, comme, des réponses, parce que tous les fermiers alentours étaient comme des mentors. Je me souviens de cela. Et laissez-moi parler des terres aussi… Je sais que j’ai été dans des perspectives très différentes de Fukuoka… Comme : qu’est-ce qui est particulier à une région, la régionalité. Ce qui concerne le domaine de la régionalité est très singulier, à cet endroit-là… Comment dire ? Il y a dans la danse une sorte de rituel traditionnel ou une célébration. Célébration ou une sorte de rituel ou kagura[6], ou danse. On a beaucoup appris sur la manière de cultiver les terres et qu’est-ce que la danse à l’origine. Parce que cette méthode comme le Body Weather n’est pas en tant que telle une technique de danse. Min Tanaka ne nous a jamais enseigné comment danser, non. C’est-à-dire notre pratique n’est pas une étude de la danse ou une pratique confinée à la salle de répétitions, ce n’est pas cela. Notre apprentissage est orienté dans une très grande mesure vers le travail du sensible. Et… l’enseignement est très ouvert. Je veux dire que la danse est très ouverte à n’importe quelles compétences.

Katerina Bakatsaki :

D’après ce que je sais, le terme de Body Weather a été emprunté – pas emprunté mais pris – à Seigow Matsuoka[7]. Mais est-ce que j’ai raison de penser cela ? Je n’en suis pas sûre. Je mentionne ceci parce que quand Min était en train de travailler, voyager, explorer, avec Kazue Kobata, il s’intéressait aussi aux mouvements artistiques et intellectuels qui avaient lieu à cette époque. Les stimuli qui ont fait émerger ce qui a été mis en œuvre étaient de nature théorique et aussi philosophique, ils avaient des liens très forts avec les mouvements de pensée existant déjà au Japon, aux Etats-Unis et en Europe. Je tiens à apporter cette précision… Bien sûr, je n’en sais rien, je ne suis pas sûre que Min se soit exprimé sur tout cela de manière explicite. Je sais que Kazue Kobata l’a fait et j’ai eu des conversations avec elle à ce sujet, sur tous les différents mouvements de pensée qui enrichissaient nos démarches et encourageaient Min à continuer le travail qu’il avait entrepris. Pas seulement Min, mais aussi tous les artistes qui travaillaient avec lui. Car ce n’était pas un génie solitaire. (Je pense qu’on a eu tous ce genre d’expérience !) Il y avait toujours la présence d’une communauté élargie.

 

5. Les communs au sein de Body Weather

Présentation

Ce qu’on appelle « communs » peut être défini comme une articulation entre des ressources qui existent au sein d’une communauté et des règles concernant la manière avec laquelle cette communauté fonctionne vis-à-vis de ces ressources. Dans l’expérience du Body Weather, on peut observer qu’il existe beaucoup de ressources liées à la ferme et aux pratiques de la danse, au Plan B et à tous les espaces autour de la ferme. Comment ces aspects de vie en communauté ont été organisés, comment fonctionnait la communauté par rapport ces différentes pratiques se déroulant dans différents espaces, environnements, et avec des créatures vivantes et des objets ? Où il est question de conjonction d’expériences, de l’existence d’une communauté avec peu de choses en commun entre ses membres mais un engagement, d’autonomie et de responsabilités, de prise d’initiatives dans une structure non-formelle, de mouvement perpétuel et d’évolution.


Christine Quoiraud:

Eh bien, il n’y a pas UNE SEULE réponse à ces questions. S’il y a une réponse, elle est liée au déroulé du temps. Quand je suis arrivée en 1985 les choses étaient différentes. La ferme n’existait pas encore. Et ensuite la ferme a commencé, puis la ferme a continué. On a commencé à construire le poulailler, à faire pousser du riz, et c’était des changements progressifs. Alors, il y a plusieurs réponses, beaucoup de réponses.

Katerina Bakatsaki :

Permettez-moi d’utiliser le terme de ”communauté” non pas dans le sens d’une église fermée, mais en tant que réseau de forces, de personnes, de contextes qui ont toujours été au centre de l’engagement de Min Tanaka. Une communauté élargie de personnes et d’artistes qui se posaient les mêmes questions et avaient les mêmes préoccupations que lui. Ça, c’est une chose. Et puis, une autre chose que je voudrais dire au sujet de la question de la communauté : vous êtes là parce que vous l’avez choisi et il vaudrait mieux que vous ayez le courage et la volonté, pour vous-même, de pleinement vous engager. On n’est pas là pour le faire à votre place. Et en même temps, il n’y avait pas non plus de raison préétablie justifiant de notre présence, il n’y avait pas de croyance commune. Nous étions tous là parce que chacune et chacun d’entre nous avait des motivations totalement différentes et des intérêts différents et des types d’investissement différents. Personnellement, j’ai trouvé cela très appréciable, sinon je ne serais pas restée.

Et aussi, je parle pour moi, c’était toujours important de pourvoir ressentir les choses et faire le point avec moi-même. C’est ce qui était intéressant, parce que, vous savez, j’étais jeune. Intuitivement, j’étais capable de comprendre les choses et leur donner une place, et aussi d’écouter l’expérience – pas l’expérience de la danse, mais l’expérience de la vie – que j’avais acquise de mon lieu d’origine. Et aussi les manières d’être en communauté, les manières de faire des choses ensemble, les manières de comprendre et de partager le travail, là où on vivait ensemble avec les autres.

Mais, pour moi, il était aussi important de ressentir que je pouvais aussi trahir ce sens d’engagement, même si ce n’était qu’avec moi-même. Pourquoi dis-je cela, parce que cela me donnait la sécurité de savoir que je n’étais pas dans une secte. Ceci dit, je veux aussi dire qu’il y avait en même temps une fascination pour comment nous tous, chacun et chacune d’entre nous, étions là du fait de nos propres différentes motivations, et pourtant ayant tous pris l’engagement d’être là ensemble. Et aussi de faire des choses ensemble, sans qu’il y ait un accord sur ce que cela devait être. Bien sûr il y avait le training dans les ateliers, il y avait la nécessité de nous développer en tant qu’artistes et éventuellement en tant que personnes. Il y avait une confiance dans le constat du travail et dans son accomplissement éventuel. Ce n’était pas fait en vue de développer une méthode mais de la manière avec laquelle les questions se posaient : sur la danse, sur les mouvements, sur les terres et la nature, et sur la non-nature. C’est ainsi que ces questions étaient présentes dans les formes de productions, dans n’importe quel type d’activités liées au travail qu’il fallait accomplir, que ce soit tondre l’herbe ou apprendre des fermiers, des autres fermiers qui étaient là depuis longtemps à travers les générations. Lorsqu’ils tentaient de définir ce que nous étions, ils se demandaient si ce n’était pas « faire des erreurs ». Mais l’engagement, c’était vraiment de faire cela ensemble. Aussi en termes d’engagement, je pense, cela a été toujours pour moi très intéressant, très fascinant, très excitant. J’ai toujours à m’engager pour quelque chose d’autre que moi-même. C’est quelque chose qui existe chez les fermiers, il est nécessaire de nourrir les animaux, on n’est pas en vacances, il faut être là.

Il n’y a pas un partage entre le temps des loisirs et le temps du travail, il faut être là, disponible, et votre rythme et vos besoins, votre corps sont disponibles pour le service d’un autre, des animaux, des plantes, des saisons, de l’eau qui suit son cours ou qui s’arrête de couler, etc., etc. Donc, ce sens de : « OK, je suis un individu, je suis ici pour moi-même, et je suis responsable de mes actes, je suis autonome » et pourtant il y a toujours cet appel qui me met vraiment en relation et qui est engagé avec quelque chose d’autre qui n’est pas moi-même. Et ce n’est pas forcément lié à cette communauté en tant que telle, c’est toujours quelque chose de plus large que ça. Ce sont les autres humains, être ensemble, mais aussi ce sont les animaux, les plantes, la cultivation, etc. Les outils que nous utilisons. Oui, il convient d’apporter beaucoup de nuances à cette notion d’engagement.

Christine Quoiraud :

Je pense qu’on a beaucoup appris en regardant… en observant ce qui est aussi une manière de comprendre le travail à la ferme, comme, je me rappelle, d’avoir été aider Encho (l’un des fermiers, un voisin) à la rizière. Il nous a montré comment couper le riz et le suspendre sur un poteau. On était dans la situation d’avoir à observer l’action, pour pouvoir la faire soi-même. Ou bien lorsqu’il nous a montré comment utiliser un outil pour retourner les bûches sur lesquelles poussent des champignons shitaké. On regardait ses gestes pour pouvoir les imiter – pas les imiter exactement – il s’agissait de saisir, d’incorporer le geste de celui qui sait le faire.

Et je me souviens de moi-même essayant de suivre le « training M. B. »[8], il me fallait regarder les corps des personnes qui étaient devant, de Min quand il corrigeait un petit peu ou démontrant différents rythmes ou d’autres choses. Et c’était pareil quand il dirigeait la préparation des performances. J’écoutais, je regardais son corps plutôt que d’écouter ce qu’il disait, ses explications qui restaient un peu surréalistes pour moi. Mais son corps n’était pas du tout surréaliste, j’étais capable de capter beaucoup de choses. Et, au fait, Oguri, dans mon souvenir, avant Maï-Juku V, quelques performances solos ont eu lieu au Plan B. Mais à partir du Maï-Juku V et par la suite, Min a commencé à chorégraphier pour nous encourager – je pense que j’étais en quelque sorte la première personne, parmi les étrangers présents en ce temps-là, à présenter une performance. Ma composition tout d’abord. Tous ont bien ri… J’ai donc demandé à Min de chorégraphier le solo suivant. C’était début janvier 1986, peu avant la mort de Hijikata. Après, Min a encouragé tout le monde à faire une performance une fois par mois, ce que nous trois avons fait autant qu’il était possible. C’était en parallèle avec le travail collectif du groupe ou les travaux dirigés par Min Tanaka. Nous avons tous eu la possibilité de développer notre propre recherche et de la tester devant un public au Plan B, ce qui était un privilège incroyable, une manière d’apprendre incroyable… et aussi une preuve de confiance extraordinaire. Voilà.

Katerina Bakatsaki :

En ce qui concerne la possibilité de proposer des initiatives, je ne me souviens pas d’en avoir ressenti le besoin. Cependant, je n’ai pas non plus l’impression d’être quelqu’un qui suit passivement le cours des choses, parce que j’ai ma propre manière de m’engager, comme par exemple avoir ma propre mobylette me permettant à certains moments de m’éloigner de la ferme et d’y revenir, quand j’en ressentais le besoin. Je n’avais pas besoin de prendre concrètement des initiatives et je pense que je ne suis pas le type de personne à faire cela, mais en même temps je n’ai jamais eu l’impression de ne pas avoir d’espace pour me retrouver et agir de moi-même, pour prendre les décisions de manière indépendante et autonome.

Je pense que si Min n’avait pas été l’élément déclencheur, en suggérant : « Pourquoi tu ne ferais pas… », je ne suis pas sûre que j’aurais fait quoi que ce soit. Bien sûr, Min était là pour en quelque sorte m’y encourager. Et pourtant, dans ce contexte où un large espace nous était offert pour mener notre travail comme on l’entendait, pour réaliser ce qu’on avait besoin de faire. Étant donné qu’il y avait aussi cet espace, le Plan B, mis à notre disposition.

Christine Quoiraud :

Je pense qu’on a été à la source de petites initiatives. Oguri, peut-être tu te souviens de quand on a commencé à travailler ensemble, on s’occupait de la communication, comment dire, de l’élaboration du calendrier du Plan B, et à un moment donné, je traduisais en anglais – il me fallait travailler avec Oguri, parce que je n’avais aucune idée du japonais. Ce sont de petites choses, mais cela contribuait à ajouter une pierre à l’édifice du projet principal. Et en ce qui me concerne, j’ai réussi à prendre de moi-même beaucoup d’initiatives, de la même façon que Katerina pouvait prendre sa motocyclette pour s’échapper. Donc j’avais aussi la possibilité de prendre de petites initiatives pour moi-même me ressourcer, pour pouvoir ensuite retourner à participer au groupe. Et c’était parce que je n’étais pas Japonaise, que j’avais ce besoin-là… Il me fallait vraiment le faire, et c’est en retournant à ma langue d’origine, le Français, que j’ai pu réaliser cela.

Katerina Bakatsaki :

Je pense qu’il y avait des lieux différents. C’est bien de les considérer sous différents angles, on a des lieux. Il y avait au début un lieu à Hachioji, qui était le studio de danse. Puis il y a eu la ferme, quelque chose de complétement différent, un lieu avec sa structure intrinsèque, avec toute la complexité, et son caractère d’improvisation. Il y avait aussi un lieu fondateur, le Plan B, un lieu de performances. Et toutes sortes d’autres lieux, différents lieux de performances qui étaient soit des théâtres ou des endroits en plein air, au Japon ou ailleurs. Ensuite il y avait en tant que lieux, tous les endroits où il fallait aller pour vendre et s’occuper des produits de la ferme et je pense que cela faisait aussi partie de notre vie, de nos pratiques.

Si j’essaie de définir les communs en termes de lieux, il y avait a) des lieux fondateurs, b) des lieux importants et c) des endroits où une activité particulière se déroulait. Évidemment, il y avait aussi d’autres endroits : plus tard est apparue une autre maison plus au sud, près de la mer, parce que la ferme du Body Weather était dans les montagnes. Mais je pense que la vie en groupe s’ajustait en rapport à ces différents lieux, j’espère que cela fait sens. Je le redis encore une fois, il y avait Hachioji, le studio, et bien sûr les maisons autour, ce lieu particulier, une situation comme dans un petit village, dans la banlieue de Tokyo. Et puis, il y a la ferme et le Plan B à Tokyo, le théâtre, il y a les autres espaces qui accueillaient les performances. Ensuite, dans ma perception, il y avait toutes les activités importantes initiées par Min, toutes les performances importantes, les tournées, et on était invité à y participer. On n’était pas obligé, mais on était invité à participer.

Il y avait aussi les migrations – Oguri et Christine dites-moi si je me trompe – les grands déplacements vers la ferme. Je veux dire que ces grands mouvements migratoires vers la ferme étaient initiés par Min et peut-être aussi en collaboration avec Kazue Kobata et d’autres personnes qui appartenaient au monde artistique de Tokyo à ce moment-là. Mais ces grands mouvements étaient à l’initiative de Min et on était invité à y participer. Le Plan B en tant qu’espace était déjà en existence, je pense, au moins quand je suis arrivée. Donc il y a ces endroits qui existent et on a une sorte de structure qui se déplace qui est déterminée et déclenchée par Min, Kobata et par les personnes qui travaillent auprès de lui. Et puis, à l’intérieur de ces lieux et structures de grande importance, on est invité à participer en prenant nos propres initiatives, pour créer notre propre travail. C’est comme cela que je vois les choses, que je les comprends, parce qu’une part très importante était laissée à notre initiative, je veux dire que ça a grandi au fur et à mesure et selon les besoins.

C’est comme cela que j’ai vécu le développement des différentes activités. Les animaux sont arrivés. Il fallut vite s’occuper des rizières. Parce que c’est ce qui se passait à la ferme, il fallait s’en occuper. D’une certaine façon, il s’agissait d’activités organiques, mais en même temps il y avait beaucoup de choses qui étaient déjà là, ou qui existaient à l’initiative de Min. Je pense aux grandes performances dans les grands théâtres, organisées par Min, ou par d’autres artistes qui avaient invités Min à participer ou à réaliser des chorégraphies, et alors il invitait aussi le groupe du Maï-Juku à y participer. C’est ainsi qu’une partie de ces communs était déterminée au fur et à mesure des besoins, par la nécessité de faire quelque chose à un moment donné. Mais chacun de nous de manières différentes initiait, accompagnait, suivait ou réorientait ce qui se passait. Mais il y avait aussi une structure au-dessus de tout cela – je l’appelle structure mais c’était une structure très fragile, une structure non-formelle : Min avait sa vision des choses et il l’a poursuivait, il allait de l’avant. Ceux et celles qui voulaient se joindre à ses projets, très bien, sinon bye-bye, c’était un peu comme ça. Et pourtant, à l’intérieur de cela, il y avait beaucoup de place pour nous et beaucoup d’invitations de la part de Min pour que nous prenions nos propres initiatives, pour développer notre propre créativité, pour avoir nos propres connexions aux différents lieux, d’être là et de comprendre et de ressentir ce qu’on avait besoin de faire.

Oguri :

Donc, comme je l’ai déjà dit, le mouvement de l’histoire de Body Weather est aussi en perpétuel changement comme l’a bien expliqué Christine. Katerina l’a dit aussi. « S’il y a quelque chose dont nous avons besoin, [presque chanté] nous———————– allons le faire ». Les communs ne sont pas fixés définitivement : la ferme, la compagnie de danse, et le Plan B. J’étais complètement impliqué dans ces trois activités, pour moi, c’est la même chose, il n’y a pas de séparation. Il y avait la communauté nojo [les paysans]. La communauté de ceux qui travaillaient la terre. Il y avait des personnes qui n’étaient pas impliquées dans les performances, d’autres personnes participant aux performances mais pas dans celles du Plan B[9]. Il y avait différentes manières d’envisager ces « communs », vous savez, avec un peu plus de flexibilité ou en les déployant et en les faisant évoluer. Au sujet de Maï-Juku, le déménagement de Hachioji à la ferme a été une transition importante. Depuis le début du Body Weather, non pas comme un paramètre mais disons, en tant qu’essence du Body Weather, il n’était pas question de rester uniquement dans le studio de danse à Hachioji. Il fallait déplacer les activités vers la ferme, vers le monde rural – je ne dis pas « nature » mais « terres agricoles », lieu environnemental. C’est comme l’avait fait Min Tanaka quand il avait commencé à danser, dans la rue, puis dans un théâtre. Là encore, il s’agissait pour lui de danser dans un site spécifique ou à l’extérieur. Il ne s’est jamais fixé sur une scène particulière, mais il s’est toujours intégré à de nouveaux lieux, allant de l’un à l’autre. J’espère qu’il est clair que Maï-Juku n’est pas une compagnie de danse – oui, dans un sens c’en est une – mais ce n’est pas une compagnie de danse fixée une fois pour toute, avec un chorégraphe et des danseurs sous contrats qui sont payés pour leurs performances. Ce n’était pas du tout cela, c’est certain… Et en même temps, il s’agit d’un autre contexte qui dépend des individus – je pense avoir dit quelque chose au sujet d’un fort engagement des personnes individuellement – il y a bien une organisation importante, mais c’est aussi beaucoup l’affaire de chacun et de chacune individuellement. En réalité, Christine, Katerina et moi, nous avons travaillé complètement séparément et aussi développé des danses très différentes. Donc, nous n’étions pas là pour assimiler la chorégraphie de Min Tanaka ou pour acquérir une technique, la technique de danse de Min Tanaka. Dans cette communauté, ce n’est pas comme cela que ça se passe. Les communs sont déterminés par les individus au sein du commun. Pour revenir aux individualités – est-ce que c’est lié réellement aux communs (je me pose moi-même la question) ? – évidemment, financièrement, cela n’a été facile pour personne. Parce que j’étais là pendant cinq ans, à partir du moment où on a commencé le travail à la ferme. On a commencé par apprendre des fermiers comment s’y prendre, oui, personne d’entre nous n’était d’emblée expert en la matière, il fallait tout apprendre. Alors le travail à la ferme ne payait pas, en tant que tel. Non, peut-être à cette époque, la danse, les grands projets rapportaient un peu d’argent ou les activités commerciales, les films[10]. Oui, beaucoup de choses se passaient en même temps.

La ferme a commencé en 1986. Les gens du village dans leur totalité ne nous faisaient pas confiance ou ne pensaient pas qu’on allait continuer à s’occuper de la ferme. C’est ce qui a changé après une période de deux ans, trois ans, année après année, nos relations avec la communauté ont beaucoup évolué. Tous ces gens qui travaillent si dur, qui sont honnêtes, et qui font des danses un peu cinglées. Quelque chose a touché leur cœur : durant cette première année, Min, Kobata San et d’autres ont organisé un festival, « Art festival », un projet pionnier au Japon, un festival en plein air. Quelque chose qui ne s’était jamais passé dans la métropole de Tokyo. Mais dans ce lieu plus marginal, sur les terres de la ferme, en plein air, un évènement d’arts vivants : sculpture, musique, performance. On a donc fait venir beaucoup de spectacles de divertissement d’autres régions du Japon, ou de pays étrangers, des performeurs Japonais, des chanteurs, des sculpteurs, et tous ces gens font venir plus de public et des activités. Vraiment c’était un projet pionnier dans ce début des années 1980, aujourd’hui c’est beaucoup plus habituel. C’était une autre forme d’activité du Body Weather et au-delà et on y était tous impliqués à la ferme : travailler à la ferme, étudier, pratiquer la danse de manière stimulante et l’organisation, la production d’évènements. On a pu être mieux acceptés par la communauté. En fait, on était invité chez eux en permanence. Bien sûr, maintenant, la présence de non-Japonais, d’étrangers est devenue quelque chose d’habituel dans les campagnes au Japon, mais à l’époque les Européens, les Américains étaient rares, oui, cela a été pour chacun de nous une expérience très particulière.

Ah oui, autre chose, c’est un peu symbolique au sujet du riz : le riz est une matière essentielle pour les Japonais. Il y a tant de noms donnés à un grain de riz, du riz qui pousse au riz qui vient à ma bouche, le nom change. C’est comme les différentes appellations de l’eau : glace, eau, neige, toutes les transformations suscitant des noms différents. Donc beaucoup de noms chaque fois se transforment par rapport à d’autres façons d’être. C’est un peu comme ça que les communs peuvent être envisagés dans le cadre du Body Weather. Mais j’ai appris cela de la tradition, sur le terrain – OK, d’accord, je suis sans doute en train de semer le chaos – OK, posez-moi des questions précises ! [Rires]

Christine Quoiraud :

Peut-être que je peux ajouter quelque chose qui étoffe un peu ou qui est relié à ce qu’Oguri vient de dire : je me souviens que quand on a commencé la ferme, il n’y avait pas d’animaux. On se concentrait vraiment sur le riz, de faire partir la culture du riz, puis, petit à petit, on a construit le poulailler, et tout à coup il y avait des milliers de poules. Ce n’était pas seulement Min qui décidait du développement de la ferme, je pense que Hisako participait pour une bonne part dans ces choix impulsifs. Tout à coup on avait des chèvres et des ânes. Et je me souviens que, quand j’ai quitté le Japon, Tanaka Min m’a offert de me confier des vaches. Il voulait que je prenne en charge des vaches. J’ai dit : « Non merci ! » Mais c’était là une façon d’entrer en relation. On parlait des lieux. C’est ainsi que le groupe de l’origine devait s’adapter. Il fallait qu’on prenne en charge ces animaux, ils faisaient partie de l’environnement. Au début, ils n’étaient pas présents et puis un tout petit peu présents, et ensuite de plus en plus présents. Et il y avait une obligation d’avoir du riz, parce qu’au Japon il y en a partout, d’après ce que je sais… Mais les animaux il me semble, étaient très importants pour Min et pour Hisako. Les animaux étaient là aussi pour l’utilisation de leurs déjections comme fertiliseur, mais aussi pour gagner de l’argent, parce qu’on vendait les œufs des poules. Voilà, je perds un peu le fil de mes pensées, mais… Je pense très clairement aux animaux et à leurs sons, leurs odeurs et leurs déjections.

Katerina Bakatsaki :

Je voudrais tenter de préciser cette notion de communs et de communauté. Parce que savoir qu’il existe une communauté vous plaît beaucoup – et c’est aussi mon cas, c’est merveilleux de se l’entendre dire, encore et encore. Mais dans le contexte du Body Weather, il n’y avait rien de commun entre ses membres et c’est ce qui a donné au projet une force particulière. Bien sûr il y a la danse, il y a la nécessité de danser et d’explorer la danse, d’explorer comment comprendre la danse au sein de la vie, comment être en relation, comment exister entre nous, comment exister avec les choses, avec les objets, avec les plantes, avec les outils, avec l’argent, avec le manque d’argent, comment exister avec d’autres communautés qui existent aussi avec nous, alors qu’on n’est pas exactement certain si oui ou non on forme une communauté. On ne le savait pas. En tout cas, je ne le savais pas. Je ne pense pas qu’on n’ait jamais ressenti qu’il y avait quelque chose qu’on pouvait désigner comme faisant partie de l’ordre du commun.

Il y avait un désir partagé d’être là, mais chacune et chacun d’entre nous avait ses besoins particuliers et ses propres attentes et ses propres projections. Et aussi ses propres manières de s’engager par rapport à toute cette complexité, ou en d’autres termes à tout ce chaos. Ce n’était pas un chaos en termes de n’importe quoi, mais un chaos en termes d’imprévisibilité. Tout est en relation, on est en relation. Il y a des principes qui sont définis et qui nous guident et restent en nous, comme le riz, comme se mettre en relation, comme se remettre en question, comment ne pas se contenter d’être seulement en relation, mais de questionner comment on doit le faire, c’est-à-dire de faire ce qu’on ne sait pas faire. Et de questionner aussi la morale, l’éthique, la politique de tout cela. Personne ne décidait : « OK, on va faire ça comme cela maintenant ». On réfléchissait, on évaluait. Et pourtant, et pourtant, et pourtant, il y avait des schèmes plus importants qui étaient continuellement en mouvement et je veux dire par là que toutes les notions se situaient constamment dans des contextes particuliers. Il y avait toujours la présence de toutes sortes de danseurs, de corps, de micro-communautés. La communauté sans qu’il y ait quelque chose en commun, c’était très radical, au moins dans mon esprit, ça l’est toujours, et c’est ce qui fait que ce groupe de personnes ne constituait pas une secte, il n’y avait pas de terre promise, pas d’obligations. On était là parce qu’on était arrivé à la conclusion que « OK, je peux le faire, je peux m’y identifier, je peux répondre à ce qu’il y a besoin de faire, je peux… »

Christine Quoiraud :

Une petite chose, encore. D’après mes souvenirs, la configuration du groupe et l’activité se développaient par elles-mêmes, mais quand on était en tournée, quand on voyageait en France pour des performances, je me souviens qu’il y avait beaucoup de différences avec ce qui était japonais. Min parlait souvent de tradition, de la tradition au Japon. Et quand il était à Paris à ce moment-là, il avait un regard un peu critique sur le style de démocratie en usage en France. Je me souviens juste d’une « remarque » de Min Tanaka quand on a présenté le Sacre du Printemps. Nario Goda[11], un critique de danse, était avec nous et il est tombé malade. Il a été hospitalisé pendant quelque temps, et Goda San, Monsieur Goda, était très enthousiaste : « Oh ! je suis malade, je vais rester à Paris, je veux rester à Paris, j’aime Paris, j’aime la France, il y a beaucoup de bonne cuisine, de bons vins… » Et Min Tanaka lui a dit alors : « Non ! Il ne faut pas rester en France, c’est trop doux, l’esprit est trop mou, l’esprit est trop délicat ». Cela me parlait beaucoup, alors, c’était comme : « Au Japon, nous avons cette forte énergie, cette forte capacité à travailler. On ne s’arrête pas, on ne renonce pas », comme les cosaques – une image qui vient de moi, bien sûr – mais c’est ainsi que je ressentais un peu les choses à ce moment-là. On n’est jamais fatigué, on peut continuer malgré la fatigue, eh oui… Alors je suppose que Min devait aussi se demander comment un groupe pouvait se comporter, comment la vie avec les autres pouvait être envisagée. Comment c’est de vivre à plusieurs et avec un nombre de participants toujours fluctuant. Pendant la première année, il y avait beaucoup de monde à la ferme et ensuite au cours de l’hiver, cela s’écroulait. La taille du groupe variait constamment. Il y avait, je pense, quelque chose qui ressemblait à une non-adhésion au capitalisme, par la manière de se confronter à l’économie. Mais par ailleurs, d’après moi, il y avait une grande tendance à se tourner vers la tradition. Et en conséquence, cela créait des tensions entre la tradition et une certaine volonté d’inventer de nouvelles choses. Et probablement, d’autres influences, je ne sais pas, mais je pense qu’on peut sentir ou imaginer quelque chose de plus ouvert, en quelque sorte avec – je n’ose pas utiliser le mot – une certaine anarchie, mais…

Oguri :

Je voudrais juste dire ceci : les relations avec la terre s’appliquent aussi à celles de la danse. La danse, c’est la mobilité. Ça peut avoir lieu dans n’importe quel endroit. Avec seulement le corps on peut produire de la danse, des choses qui ne se répètent jamais de la même manière. Nous ne sommes pas non plus propriétaires de notre danse. En toutes circonstances, la danse peut être là, présente. Je pense donc que c’est une méthode très efficace. Je veux dire que si l’on considère cette notion du commun, ou des communs, on en revient à l’essence du Body Weather, il s’agit bien de ne pas posséder la terre, de ne pas posséder la danse. Ce n’est pas une question de propriété.

Ça tombe sous le sens que la danse et les terres sont toujours des emprunts. On nous prête les terres et on nous prête aussi la danse. Mais lors de la pandémie, c’est la première chose qui se passe, cela limite tellement la danse qu’on ne peut plus rien faire. Oui, je suis désolé d’avoir à rappeler cela, toutes mes excuses. J’ai toujours pensé que la danse était le média le plus puissant, pas besoin de transporter des instruments, on peut aller n’importe où, avec juste son corps. Or durant la pandémie, ce fut si difficile. J’arrête là. OK, merci.

Katerina Bakatsaki :

Et pourtant, on est en tant que danseurs toujours en mouvement, je veux dire que ça a été toujours une fascination pour moi la manière de travailler au développement de la vie du groupe, il y a un sens de mobilité, de changements de direction soudains, de mutations, de mouvements. Et pourtant il y a la question de ne pas posséder les terres, et pourtant il y a la question de travailler la terre, la question d’être en relation avec la terre. Se salir les mains…

Oguri :

… Oui, trouver ses racines…

Katerina Bakatsaki :

…trouver ses racines, travailler la terre, je veux dire créer une relation à la terre, comme tu le dis, à la rizière. Comprendre aussi avec le corps, quels sont ses besoins, quelle est sa temporalité et être capable de le prendre en compte, de le soutenir, d’être à son service, la même chose avec les animaux, la même chose entre chacun d’entre nous, la même chose avec la musique, la même chose avec les performances, partout où l’on partage l’espace avec d’autres, qu’il s’agisse de corps humains, ou d’objets, etc. Je pense que c’était cela, la notion de travailler la terre : prendre racines sans rien posséder. Et je me souviens de cela maintenant en entendant tes paroles et « Ooooooooooh ! »[rire], c’est vraiment stimulant, encore et encore. Et je pense que c’était en termes de cette notion des communs : vous savez, les choses bougent, évoluent, les lieux changent, on fait face à ce qui doit être fait, etc. Il y a donc sans cesse du mouvement, pourtant il faut saisir ce qui est de l’ordre des relations avec le village, avec les villageois, avec le riz, avec les animaux, avec la terre, avec chacun d’entre nous, et ainsi de suite. On ne possède pas la terre, mais on doit travailler la terre, encore et encore.

Oguri :

C’était notre communauté Body Weather. Mais vous savez, parfois j’ai aussi le sentiment que c’est principalement une des raisons pour lesquelles j’ai quitté la ferme Body Weather. Parce que c’était en même temps une communauté très surannée. Très conservateurs, ces fermiers ! Oui. Mais c’était pour Min une sorte de défi de travailler dans cet endroit. Je ne dis pas, comment dire, qu’il n’est pas un grand homme et une personne intègre, mais je pense qu’à ce moment-là… OK, je me tais.

 

6. Chorégraphie, improvisation et images

Presentation

Min Tanaka était-il un chorégraphe ? Il semble qu’il ne l’était pas dans le strict sens du terme, mais il l’était malgré tout en tant qu’initiateur de performances et metteur en scène de la danse. Cela voulait dire qu’il y avait des hiérarchies dans la valeur artistique des différentes formes de chorégraphies. Dans ces conditions, comment se passaient les sessions de préparation aux performances ? Quel était le degré d’improvisation dans les performances ? Quelle était la place de la technique, si celle-ci a un sens ?
La présence d’images était un élément important qui permettait l’émergence formelle des différentes prestations.


Oguri :

Avant tout, d’après mes souvenirs, dans les années 1980 Min n’a jamais mis son nom sur les programmes en tant que chorégraphe, comme par exemple « composé par Min Tanaka »[12] dans une performance de groupe, je m’en souviens bien. L’idée de composition impliquait trop pour lui un cadre très strict. Et la chorégraphie, en quoi cela consiste ? Ça a changé au fur et à mesure du temps – je ne parle que de cette période 1985/86 – oui, c’était des tâches. Un mouvement, proposé comme une tâche. La tâche de sauter en l’air, la tâche de sauter en l’air cent fois de suite en se tenant avec le corps droit. Voilà un exemple. Mais la composition, c’est comme une carte routière très claire alors que d’habitude, on ne répète jamais deux fois la même performance. Même au cours de la même série de performances. Le deuxième jour, dans la même série, beaucoup de changements ont lieu, même la composition est sujette à quelques changements. Une saison après cela, on retrouve dans la performance des ressemblances au modèle original, mais avec des petites différences. Les performances n’ont donc jamais été identiques durant cette période.

Plus tard, particulièrement quand on vivait à la ferme, beaucoup de productions et répétitions avaient lieu à la ferme. À l’intérieur, dans un studio – ce n’était pas vraiment un studio de danse, c’était dans la maison, nous avions une plus grande pièce, à l’étage. Les répétitions avaient lieu là ou bien dehors où on avait construit une scène pour les répétitions. Là encore, pour les performances, cela induisait différentes situations. Quelque fois on présentait une performance dans un petit studio ou bien à d’autres moments on présentait dans un grand théâtre des pièces expérimentales élaborées dans un petit studio. C’étaient des processus différents. Habituellement, on élaborait des compositions. Et puisqu’on vivait ensemble, la composition pouvait être expliquée dans un langage plus abstrait… Mais elle était toujours très liée à chaque corps pris individuellement. Le corps incluant aussi l’esprit, oui, sans prendre en compte de savoir si une personne en particulier avait de la souplesse ou si elle avait de grandes capacités dans ses mouvements, cela n’était pas très important. Et il y avait beaucoup d’improvisation à l’intérieur de tout cela. Min exigeait de chaque performeur une vraie responsabilité. Min Tanaka n’indiquait pas comment il fallait danser, il ne déterminait pas le mouvement de la chorégraphie. Plus tard, après avoir acquis une grande expérience de la danse à la ferme en extérieur, je me souviens d’une composition très, très simple : se contenter d’être là, d’assumer une présence. Mais à chaque fois, après les répétitions, il nous faisait part clairement de ce qu’il avait noté pour chaque danseur individuellement. Tout ce qu’il observait donnait lieu à des commentaires très clairs pour préciser ou changer des choses en vue d’une meilleure performance, oui, sans donner jamais un but à atteindre. C’est ce que je me souviens de la façon d’aborder le travail en ce temps-là. Merci[13].

Christine Quoiraud :

On travaillait avec beaucoup d’images, et ces images provenaient de l’expérience de Tanaka Min avec Hijikata lorsqu’il a chorégraphié un solo pour Min. Il a utilisé les images peut-être à partir de ce moment, pendant les années où il travaillait sous la direction de Hijikata, je pense que c’était 1984. On est arrivé en 1985. C’est alors qu’il a utilisé les images. Dans mon souvenir, il nous proposait une méthodologie pour travailler à partir d’images. Il s’agissait donc d’une liste d’images. Et comme l’a dit Oguri, il ne nous a jamais montré des mouvements. Il nous donnait juste des mots et nous laissait nous débrouiller avec ces mots. Et ensuite il nous voyait aux répétitions. Et alors il ajustait. Encore une fois, dans mes souvenirs, c’était comme s’il sculptait ou créait l’espace du corps dans l’espace. Et dans l’espace, cela veut dire ici avec la lumière, avec le décor, avec le déroulement du temps, avec les autres, et je pense qu’il avait toujours en tête la conscience de la présence du public. Que cela soit à l’intérieur ou à l’extérieur, la question de la présence du public était toujours très importante. Et ce que j’ai le plus appris à ce moment-là, c’est je pense le respect du public. Ce travail sur les images consistait à toujours chercher comment donner une vitalité et une énergie au cheminement des images, c’était quelque chose impossible à stabiliser ou à fixer dans une forme. Si maintenant, on tentait de vous montrer une image, peut-être que Katerina, Oguri et moi, on devrait chercher comment faire vivre cette image.

Quand j’utilise le terme d’« image », il s’agit d’une liste de mots, oui. En fait, en 2017, j’ai organisé un atelier au CND (Centre National de la Danse) et j’ai invité Oguri pour l’animer en mettant l’accent sur l’« image » et il y a un enregistrement de cet atelier au CND. Et en fait, dans le travail de retour sur cette expérience que j’ai fait et qui est en ligne, (médiathèque du CND), j’ai transcrit le travail d’Oguri. J’ai transcrit, traduit et commenté son travail. J’ai même traité des fondements de l’enseignement d’Oguri. Par « traité », je veux dire décrypté, [en français dans l’original en anglais] : « Oguri dit ceci et il montre cela ». Et je décris : « ses mains sont sur sa tête, et son épaule est en train d’aller vers l’arrière, … ». Je décris ce que je vois sur la vidéo, ce que je vois de ses mouvements, de son corps, dans l’espace, alors qu’il enseigne.

Oguri :

Juste une chose concernant la chorégraphie de Min Tanaka et de ce travail sur les images que vient de mentionner Christine. Hijikata Tatsumi, Tatsumi Hijikata a été une source d’inspiration pour Min Tanaka. Et Min Tanaka a été chorégraphié par Hijikata Tatsumi je pense en 1984. Alors, à cette époque, Min Tanaka est très proche du Ankoku butō[14]. Ce que Tanaka a partagé avec Hijikata Tatsumi, c’est ce travail sur les images. Ainsi, Hijikata Tatsumi a utilisé beaucoup d’images de l’environnement et de tableaux, et plus. Min nous a fait part de ce travail avec Hijikata et on a aussi inclus ce travail sur les images dans nos performances. Et plus tard, l’approche de ce « travail sur les images » a été quelque peu modifiée[15]. Les choses que j’ai mentionnées au CND représentent un ancien travail. Ce sont juste différents outils qui ne correspondent plus à des chorégraphies effectives. Ils étaient datés de ce temps-là. De ce qu’on faisait alors. Je pense que plus tard, il a changé de méthode. Ce travail sur les images avait été intégré dans nos corps. Dans nos corps, on contient l’extérieur. En conséquence, à partir de ce moment, les paysages sont inscrits dans notre corps : on peut dire que l’on a un « grand lac dans le corps ». Et il y a une « forêt tropicale dans la tête » et il y a « une maison qui brûle à l’intérieur du corps » et « la fumée monte ». Ce n’est pas une image à l’extérieur. Ça vient du dedans. La lune, le ciel sont incorporés en nous. Ce fut un grand changement pour les performances. Avant c’était très précis. Avec cette partie du corps, on rend telle image. Il faut avoir un esprit très vif pour comprendre et adopter n’importe quelle position du corps. L’idée de l’interne-externe a tout changé, c’est l’expérience de Min Tanaka qui est devenue la mienne. Je ne sais pas comment il travaille aujourd’hui avec les personnes. Son style de danse ou de chorégraphie est comme le Body Weather, cela ne reste jamais au même stade. Alors, oui, je le redis, je suis un peu comme un témoin des années 1980. Seulement cinq ans de cela… mais cela a suscité en moi beaucoup de changements.

Katerina Bakatsaki :

Comme Oguri l’a dit, il y a eu différentes périodes et il y a eu une évolution dans les différentes images utilisées à des périodes données. Donc j’hésite, je pense qu’il y a des images dont on se souvient particulièrement bien. Mais ce que je veux dire c’est que le travail avec les images s’inscrivait aussi dans la pratique et était une des nombreuses manières de sensibiliser le corps aux mots qui existent dans chaque image. Et aussi sensibiliser le corps à des entités non-humaines, que cela soit un objet, que cela soit l’eau, que cela soit la rivière, le riz, etc. Les images évoquaient, pour le dire autrement, une altérité en dehors de l’humain, elles invitaient les non-humains à s’introduire dans le corps. Donc, une des images qui me vient maintenant à l’esprit est celle d’un jeune singe qui boxe dans le ciel, boxe le ciel, dites-moi si j’ai tort. Boxer avec le ciel ou boxer le ciel.

Christine Quoiraud :

Avec des gants de boxe rouges et ce singe était assis sur une chaise de salon de coiffure [rires], chez le barbier… Mais à un moment donné, on était trois femmes en train de danser avec des culs comme ceux des vaches et nos bassins se balançaient « ting…ting… ting… ting… » (comme la queue des vaches chassant les mouches, on balançait les hanches d’un côté à l’autre). Ou bien on avait un poteau électrique vertical à l’intérieur du corps.

Katerina Bakatsaki :

C’est ainsi que les images étaient utilisées dans différentes pratiques pour sensibiliser et pour éveiller le corps, mais ce qui était spécifique, comme je l’ai déjà dit, c’est que les images invitaient les non-humains et elles étaient extraordinaires, je veux dire dans leurs échelles, par leur richesse

Christine Quoiraud :

Mais c’était aussi l’occasion de fragmenter le corps. On avait en même temps à se concentrer sur plusieurs images s’adressant au corps et chaque partie du corps se chargeait d’une image particulière : la tête, les bras, le torse, le ventre, le dos, les jambes et les pieds, tout cela en même temps. Puis on changeait subitement de collection d’images, c’était aussi une source de tension pour le système nerveux. Comme si on était… Min Tanaka utilisait l’expression « d’être attaqué » par les images. Et ainsi, c’était aussi une manière d’être à la fois en contrôle et sur la frontière, au bord du manque de contrôle. On était toujours en danger de tomber totalement dans ce qu’on ne pouvait plus contrôler, fatalement. C’était pour moi quelque chose qui ressemblait au risque de l’improvisation, c’est bien cela. On essayait aussi d’atteindre les images, et elles étaient en quelque sorte hors de portée de nos mains, elles s’échappaient constamment. Il s’agissait dans mon souvenir de monter en intensité, l’intensité de la capacité à se concentrer.

Katerina Bakatsaki :

Une autre image, un autre travail, qui a été utilisé plus tard : je me souviens qu’on a beaucoup pratiqué, pratiqué dans le sens de la recherche et l’expérimentation : c’était un travail sur la notion de marionnette. On était une marionnette dont les mouvements étaient manipulés par les fils d’un marionnettiste. Il ne s’agissait pas d’imitation mais de cette notion, de cette invitation au corps à se désarticuler – comment dire ? – une invitation au corps d’être contrôlé par quelque chose d’autre que lui-même. Et la notion aussi, je pense, que beaucoup de ces images appelaient à la perméabilité. La perméabilité du corps –je me souviens que Min utilisait plutôt le mot « attaque » – mais celle du corps ouvert à l’imagination, par le biais des sensations et de l’imagination de ce qui était en dehors de lui-même.

Christine Quoiraud :

Être « attaquée », bombardée d’images, c’est une façon de saturer d’informations le cerveau, de déjouer l’habituelle production d’images propre à chacun. Se donner une chance d’« être dansé(e) » par quelque chose d’autre que sa propre imagination.

On a beaucoup travaillé aussi la « stop motion ». On commence le mouvement et on s’arrête… on introduit l’idée de couper le sens du mouvement et de réfléchir à la durée du mouvement, son ampleur et combien de temps va durer l’arrêt. On a beaucoup fait cela et aussi à un moment donné on a beaucoup travaillé sur la répétition du même mouvement, « encore… encore… », ou « continuez longtemps ».

Oguri :

Je pense aussi un peu au « training » et au « M. B. training ». On a pratiqué la coordination du corps avec des rythmes, pour la droite et pour la gauche du corps. C’est une façon de bien prendre conscience du corps, de se connecter avec le corps, avec des parties du corps, en soulevant les genoux, tournant les hanches, des choses très simples. C’était comme l’intention d’aller vers autre chose, vers la manière de parvenir à la dislocation du corps. La dislocation… Oui. Ce « travail sur l’image » dont vient de parler Christine, consiste à diviser tous les membres du corps : la tête, les bras, le torse et les jambes. Et en même temps de mettre en mouvement des qualités différentes, des vitesses différentes, des mouvements d’images complètement différentes à faire en même temps. Et cette image se transforme dans le mouvement suivant, les parties du corps changeant des centaines de fois dans des transitions, des transitions, des transitions, la transition entre les images faisant aussi partie de l’essence de la pratique. Il s’agit donc plutôt d’un processus de dislocation du corps, comme une mémoire de la petite enfance, de la façon qu’a un nouveau-né de se mouvoir. Ce mouvement n’est certainement pas lié à son esprit ou sa conscience, ou à un sourire d’ange. Quand un bébé commence à sourire, ce n’est pas sous l’effet d’une émotion, c’est une sorte de sensation qui émerge. Je pense donc que Min Tanaka ou d’Hijikata Tatsumi ont été à l’origine de l’idée de se concentrer sur ces aspects. Il s’agit de notre mémoire corporelle de l’expérience de la petite enfance à ce stade du développement du mouvement. Et encore ici, cette image précise fait entrer les choses de l’extérieur à l’intérieur de soi. Cela pose un défi considérable. Si on ne comprend pas ceci, on ne peut pas faire cela. Certaines personnes peuvent y arriver et d’autres non. Comment accepter cela : faire entrer à l’intérieur de son corps tout un paysage urbain. Mais je pense que la danse peut le permettre, oui !

Christine Quoiraud :

Cet exercice est très difficile à réaliser. Il y avait des danseurs qui n’étaient pas capables de réaliser cela ou de le faire par eux-mêmes. Il s’agissait de remplir la totalité du corps avec une collection d’images changeant constamment. Une concentration difficile à tenir.

Oguri :

Concernant la chorégraphie de Min, le training, le M. B. training pour coordonner le corps, je pense qu’il s’agissait plutôt d’aller vers le démembrement.

Christine Quoiraud :

Le training n’était pas là pour renforcer les capacités du corps mais plutôt de déconstruire sa cohérence en tant qu’unité psychosociale.

Oguri :

Oui, on travaillait beaucoup avec un partenaire. Et le corps est le meilleur des textes pour apprendre. On a des méthodes d’étirement du corps et des séries d’alignement du corps appelées « Manipulations pour les corps ». Entre deux partenaires : ne pas parler pendant deux heures et porter mutuellement attention au corps de l’autre. Puis parler entre partenaires de cette expérience, pour y répondre complètement. Partager ce qui s’était passé pendant ces deux heures d’engagement mutuel. Et de partager, encore et encore. Et apprendre que les corps sont en perpétuel changement. On retrouve là tous les concepts de Body Weather : ne jamais répéter la même chose et assumer la responsabilité de partager le temps et l’espace avec les autres. Ces principes ont perduré sur le long terme.

C’est un peu lié à l’idée de mentor japonais. Cela n’a pas d’importance si c’est japonais ou pas. Mais l’idée du mentor, de la morale ou de l’éthique était bien là. On apprend que la technique fait partie de l’espace. Comme dans les arts martiaux, il faut toujours d’abord faire le vide dans l’espace et commencer par un salut. C’est ce genre de morale ou de respect de l’espace qui opère. On apprend l’espace dans la danse. Et que chacun est pour l’autre un mentor. J’ai beaucoup appris de Min Tanaka et de Noguchi San en opérant les lumières dans les coulisses du théâtre. Ou en faisant pousser des légumes à la ferme, ou avec les paysans du coin jouant le rôle de mentors. Et même après cinq années passées à devenir un danseur compétent ou un fermier compétent. Parce que parfois je servais de mentor à des jeunes ou à des débutants. Les relations que j’ai eues avec ces personnes m’ont aussi beaucoup appris. Tout cela est donc lié à la question des communs. C’est la communauté, on apprend mutuellement à faire les choses. Tout le monde est mentor, dans tout. Notre productrice Kazue Kobata en était une. Mes collègues, comme Christine ou Katerina venaient d’horizons différents, c’est une caractéristique unique du Body Weather : Européens, Japonais, Américains, on vivait ensemble. Et le langage en commun était l’anglais, qu’aujourd’hui je ne parle toujours pas très bien. C’est comme cela qu’on communiquait et que les choses pouvaient se faire. Et après tant d’années, on a encore aujourd’hui ce genre de relations.

Christine Quoiraud :

Je pense que je suis très reconnaissante des relations mutuelles, du fait qu’on s’entraidait les uns les autres. On s’influençait. Je pense que j’étais comme Oguri. Oguri m’a aidé d’une certaine façon à la ferme à entrevoir la tournure d’esprit des Japonais et peut-être, en se parlant, je transmettais la tournure d’esprit individualiste occidentale – j’évoluais plutôt dans une pensée faite de rencontres et d’échanges. On s’influençait mutuellement, peut-être sans en être conscients, mais c’était facilité par le fait qu’on passait beaucoup de temps ensemble. Cela semble très banal, mais cela ne l’était pas tant que ça. Comme le dit Oguri, nous continuons d’avoir le même type de relations après beaucoup de décennies, après tant de temps, c’est un lien très fort. Et je veux partager l’idée que je ne pense pas avoir été là-bas pour apprendre une technique ou comment danser. Mais je sais qu’à l’issue de cette expérience, comme Oguri l’a dit, j’ai aussi senti que j’étais totalement prête à aller dans le monde et à danser. J’avais vraiment la sensation, non pas que j’étais orgueilleuse ou prétentieuse, mais que j’avais la pêche, le courage oui ! Et ce qui a été le plus difficile pour moi quand je suis revenue en Europe, c’était de pouvoir continuer avec la même intensité, de trouver le moyen de continuer cette intensité de vie. Et à ce moment-là en France, en Europe, c’était une logique complètement différente. C’était le début des « intermittents du spectacle » en France, s’apparentant à cet état d’esprit de fonctionnaire et moi, je ne pouvais pas entrer dans cet état d’esprit. Oui.

Katerina Bakatsaki :

En termes de technique, je pense que nous savons tous que la technique comprend plusieurs états, différentes formes, différentes manières de la comprendre ou de la disséminer. Je pense que tout le training, le M. B. inclus, était là pour répondre à la question fondamentale, qui était, si je peux me permettre, comment s’incarner de manière plurielle dans des corps multiples. Pour être plus précise, si l’on considère le training comme une recherche et pas comme une méthodologie pour devenir quelque chose, cela clarifie déjà beaucoup les choses. Et pour moi, la question qui constamment se pose, c’est comment s’incarner dans des corps, encore une fois dans une pluralité. On peut objecter, en se plaçant d’un point de vue différent, que cette pluralité est problématique, mais en tout cas, en tant que question philosophique, il faut se demander : que se passe-t-il si le corps n’est jamais un, s’il est plus qu’une entité et s’il est plus qu’être humain ? Ainsi, tout le training est constitué comme recherche, comme trouver des manières d’explorer cette question fondamentale. Dans ce sens, je ne pense pas que la technique sert à devenir quelque chose, mais c’est une méthodologie très claire, très cohérente, toutefois pas fermée, de questionner les choses. C’est comme ça que je vois les choses. Cependant, comment est-ce que cela peut déboucher sur une performance, sur une présentation sur scène, des choses très basiques que je suis capable de saisir ? Encore une fois, c’est cultiver la perméabilité du corps et aussi sa capacité à être lucide, clair, attentif, sans pour autant être égocentrique, de façon à pouvoir disposer d’outils pour exister dans les performances. Pourtant ce n’est pas un entraînement qui nous conduit à la performance, c’est comme le dit aussi Deborah Hay[16] : au cours d’une performance on continue à s’entraîner, on continue à pratiquer ; ou bien la pratique en tant que telle n’existe pas, car on est toujours en train de faire une performance. Il y a la nécessité de porter l’attention à la fois sur le corps et sur tout ce qui n’est pas le corps, c’est cet aspect qui doit être l’objet d’un entraînement. Donc, dans un sens, c’est une technique, une technique non-formelle, qui est présente chez d’autres artistes tels que Déborah Hay, Anna Halprin, Simone Forti, etc. Il s’agit d’une pratique basée sur le non formel. La question que je me suis posée au sujet de la technique ou de son absence après avoir quitté le Japon (et jusqu’à aujourd’hui), s’articule en quelque sorte de la façon suivante : « Comment est-ce que je peux continuer à m’entraîner, comment est-ce que je peux continuer à pratiquer ? » Comment pratiquer la vie et tous les aspects de la vie quand je ne suis plus au Japon ?

 

7. Les relations avec la musique

Présentation

Les relations entre la danse et la musique dans le Body Weather sont sources de conjectures. S’agit-il d’une histoire où la danse a acquis une autonomie progressive par rapport à toute illustration du discours musical, ou la musique fait-elle partie d’un environnement sonore général dans lequel la danse prend place selon divers modes de relations ? La notion de sons environnementaux peut inclure les sons de la vie quotidienne (urbains, ruraux et naturels), la composition musicale d’un espace donné, des interactions improvisées avec un musicien ou la musique enregistrée dans de nombreux styles. Les sons de l’environnement sont-ils des points de contact pour Body Weather, des supports de mouvements du corps ou des sources d’inspiration ?


Katerina Bakatsaki :

Avant la musique il y a l’écoute. C’est-à-dire qu’avant d’avoir conscience de la musique, il y a la conscience d’une écoute. Au fait, quand on aborde la question de langage, ce n’est pas comme s’il n’y en avait pas. Le langage était présent, mais peut-être parce qu’on ne se comprenait pas, il y avait différentes manières d’écouter le langage. Rien de nouveau dans ce que je dis, mais je veux juste dire qu’on n’avait pas éliminé le langage. Toutes sortes de langues étaient utilisées, anglais approximatif, japonais approximatif, tentative de parler sans perdre le sens de ce qu’on dit, essayer de comprendre avec les yeux et les oreilles en même temps, pendant qu’une personne parle, etc. Ainsi, le langage était présent comme mode d’écoute, comme quelque chose que vous ne pouvez pas comprendre mais que vous tentez de comprendre, mais pas en termes de sémantique. À ce propos, je n’oublierai jamais le festival Obon (festival d’été traditionnel, vers le 15 août, la fête des morts)[17]. La musique, la danse et le chant au festival Obon.
La musique… ? Il y a beaucoup à dire ! Oguri ? Christine ?

Oguri :

Je me souviens très bien du son des grenouilles. Dans la ferme il y avait une deuxième maison servant d’entrepôt. Et dans le temps, ils utilisaient l’étage supérieur de cet entrepôt pour les vers à soie. C’était juste au premier étage. En fait, dans la ferme il n’y avait pas de portes sauf pour les toilettes, c’était juste… vous savez… Donc, une grande pièce à l’étage et à l’origine il n’y avait pas de fenêtres… Au début de l’été, on préparait l’eau de la rizière. La surface de l’eau est très claire et il y a des grenouilles, des grenouilles qui produisent des sons, d’une rizière à une autre elles font un chorus en copulant aux yeux de tous. C’était… Je n’oublierai jamais cela. « Hrogh, ghrogh, hrogh, ghrogh » [il imite une grenouille]], je ne sais pas, comme un millier de grenouilles, comme le bruit d’une centaine de grenouilles mettant ces deux rizières en mouvement…

Christine Quoiraud :

… et le son constant de l’eau qui coule.

Oguri :

Ah oui ! Et l’eau est si belle, « trrrrrrrrp », et… Et je ne sais pas si c’est encore là aujourd’hui.

Christine Quoiraud :

Oui c’est toujours comme ça.

Oguri :

Je veux dire, l’eau peut couler mais c’est aussi une eau différente. Cela ne fait pas le même son. Et les maisons, la circulation, tout cela a changé. Ce n’est plus aussi silencieux…

Christine Quoiraud :

… et le son des feux d’artifice…

Oguri :

Sons de feux d’artifice ? Oui… Mais de toute façon il y avait dans la maison toujours des bruits, comme l’a dit Katerina, plein de langages dans la maison, pas de portes. Oui… et des filles qui se disputaient… seules les filles…[rire] Oh ! je ne devrais pas dire cela [rires]…

Christine Quoiraud :

… et aussi souvent chanter des chansons, on m’a souvent demandé de chanter en français…

Oguri :

Oh oui, oui ! Tu as une voix magnifique, Christine !

Christine Quoiraud :

… un des premiers solos d’Oguri au Plan B, il a dansé sur Klaus Nomi, [elle chante] “I’m wasting my time… on you———-” (souncloud.com).

Oguri :

[Rire] Tu chantes moins bien !

Christine Quoiraud :

On avait le M. B.Training sur la musique des Beatles, comme « Stand by me », comme « bla, bla, bla », Michael Jackson… Et ainsi de suite… Et il y avait la musique des groupes traditionnels. Parfois il y avait la visite de musiciens étrangers avec une guitare ou d’autres instruments. Et il y avait aussi principalement Cecil Taylor, Derek Bailey…

Derek Bailey & Min Tanaka – Mountain Stage (1993) de Ian Greaves.

 

Oguri :

Et… Oui… Nous n’avons pas parlé du « Art Camp », le festival annuel à Hakushu (festival international d’été, organisé par toute l’équipe et avec les villageois)[18]. Vous savez, je pense que la seconde année de vie à la ferme, le festival a commencé. On n’était pas encore des fermiers, mais on a commencé à organiser le festival annuel, c’était aussi un autre évènement remarquable.

Katerina Bakatsaki :

Je voudrais en revenir à la musique. En termes de musique, comme la musique instrumentale, il y a beaucoup de choses à dire. Je ne veux pas parler de Min, parce que Min en tant qu’artiste a eu des collaborations extraordinaires avec beaucoup de musiciens, et de penseurs aussi. Mais en ce qui nous concerne et la manière avec laquelle on envisageait les relations avec la musique, je pense qu’on se posait des questions – peut-être que je parle pour moi – sur comment faire, on se plaçait un peu dans les perspectives de l’autonomie de la danse vis-à-vis de la musique, ce qui n’était pas nouveau, parce que cela avait été déjà fait aux Etats-Unis et en Europe. Mais on avait en quelque sorte hâte de comprendre comment la danse pouvait se suffire à elle-même indépendamment de la musique et de ce qu’elle représentait. Et à partir de cela, petit à petit, on a construit, on a cherché les connexions avec la musique.

Je n’ai pas de réponses définitives à proposer sur les relations de toutes choses par rapport à d’autres dans ce qu’on appelle le Body Weather. Il y a aussi une différence qui est peut-être plus spécifique, entre d’une part l’utilisation de l’expérience de la musique et le partage de l’espace et de la musique durant la performance, et d’autre part, dans la pratique dans les ateliers, durant l’entraînement, dans la manière de conduire nos vies, dans notre engagement mutuel les uns avec les autres et notre engagement avec le travail. Il s’agit donc de territoires différents qui sont bien sûr en interaction, mais qui impliquent des situations différentes. C’est quelque chose que j’ai besoin de clarifier. Aussi, si on place cette expérience ou cette expérimentation dans le cadre de notre training et de celui de nos performances, c’est parce que nos relations à la musique et aux sons étaient différentes dans les deux cas. C’était aussi quelque chose qui n’était pas exclusif au travail réalisé dans cette communauté. Je veux dire, pour se placer dans un contexte beaucoup plus élargi, on connaît bien l’expérimentation post-moderne et tous les travaux des pionniers de la Judson Church[19], il s’agit là aussi du même type d’expérimentation et d’exploration. Donc, je ne pense pas que c’était quelque chose d’unique au travail que nous faisions. C’était quelque chose qui mettait en lumière ce qui était présent chez un grand nombre de différents artistes dans différents lieux dans le monde : l’importance primordiale de l’écoute (je l’ai déjà dit), c’est-à-dire de mettre en action le corps pour être à l’écoute. Je pense bien sûr que voir, regarder sont des choses importantes, mais l’oralité était fondamentale dans le training lui-même, la mise en action de l’écoute à tout ce qui est du domaine du son. Cela implique donc beaucoup de travail en silence dans des environnements naturels – je parle ici d’une sorte d’entraînement – l’oreille se mettait donc en action pour porter une attention intense aux micro-sonorités, à celles que notre propre corps peut produire, en relation avec les sons qui proviennent de l’environnement et aux sonorités qui sont produites par interaction.

Et aussi, je me souviens, on s’occupait d’animaux, c’était essentiel aussi d’apprendre à écouter littéralement les sons produits par les animaux en vue d’établir une proximité. Mais là aussi, il n’y a rien de nouveau à cela, ce n’est pas quelque chose d’innovant, c’est quelque chose que tous les paysans connaissent. C’est aussi très présent chez toutes les personnes qui s’occupent d’animaux. Et donc, vous le voyez bien, je continue à ne pas traiter de la question de la musique et je me limite à l’écoute de différents types de productions sonores et des réponses éventuelles qui peuvent y être apportées.

Christine Quoiraud :

Min Tanaka proposait dans ses ateliers, au début de ses visites en Europe, des exercices d’écoute tels que celui que j’ai décrit plus haut concernant les participants ayant les yeux bandés et devant désigner avec leur index la direction des sons produits à divers endroits dans l’espace.

Oguri :

OK, je me souviens bien de ces ateliers et de ce qu’en a dit Katerina. Oui, je suis d’accord. J’ajouterais juste quelques éléments. Dans les performances, il n’y avait rien qui reliait directement le rythme et les mouvements, dans le Maï-Juku ou dans la danse de Min Tanaka. Et je ne me souviens pas qu’il y ait eu des mouvements correspondant exactement à la musique, comme par exemple des mouvements suscités par une mélodie[20]. La danse n’était pas liée de cette façon à la musique. Je pense que la danse ne se construisait pas à partir de la musique, c’est dans ce sens que je veux dire qu’il n’y avait pas de relations directes. Il était possible d’envisager la musique comme un élément important en tant qu’environnement. Avec la musique, on pouvait ressentir quelque chose provoquant une émotion, ou faire la rencontre avec des sons et des silences permettant une compréhension de l’espace. C’est cela qu’on avait appris à l’écoute de l’environnement naturel, comme ce que j’ai dit au sujet des chants de grenouilles dans la nuit, comment les sons passaient d’une rizière à une autre, une expérience totale de l’environnement dans l’espace et le temps… toute la nuit jusqu’à ce que je m’endorme. Et c’est ainsi dans la vie quotidienne et dans la création artistique, ou dans les ateliers où l’on fait l’expérience stimulée par la vie… par toute la vie. Pour moi, la ferme, la performance, ne sont pas séparées de la vie. Je ne sépare pas, notre vie est une.

Et que dire d’autre ? Oh, il faut noter la présence permanente de Minori Noguchi[21], un compositeur invité. Il joue du synthétiseur. Donc il joue toujours en temps réel, il n’utilise pas de disques, d’échantillonnages, ou des compositions enregistrées. Il n’enregistre jamais ses compositions, comme la danse qui ne se produit qu’une seule fois. Les sons de Minori Noguchi ne se produisent qu’une seule fois. Il est facile de dire ”improvisation”, mais c’est de la musique vivante et vous savez, ce n’est pas gagner sa vie. Et, comment dire ? Il ne s’agit pas de créer des raisons de faire bouger les corps par des ambiances sonores suscitant des mouvements flottants. Ce n’est pas ça avec lui. C’est tout à fait comme une stimulation, quelque chose à laquelle il faut faire face dans l’espace. Oui, spatial, spatialité. Oui, il crée un espace sonore. C’est ce dont je me souviens.

Minori Noguchi (électronique vivante) et Min Tanaka (danse), 2006, Tokyo.

 

Minoru Noguchi est un compositeur qui utilise l’électronique, les bruits, et des équipements variés. Je me rappelle qu’il avait installé beaucoup de petits haut-parleurs dans l’espace où le public était assis. Et avant que la performance ne commence, dans le temps qui précède la performance, il commençait à diffuser ”t… ttt… tt… t… ttt… » [des bruits de bouche presque imperceptibles], des bruits très subtils se faisaient entendre, oui, et cela changeait graduellement pour en quelque sorte se libérer « free———— » [presque chanté]… Oui ! Des sons tout à fait liés à l’espace et à la conscience des auditeurs ou des performeurs, la conscience qui s’éveille, ce type de composition et ce qu’elle pouvait susciter.

Katerina Bakatsaki :

Je pense que c’est très intéressant, Oguri, la manière que tu as de soulever la question de la spatialité des sons. Et aussi, tu prends soin de souligner l’importance de déterminer quelle était la fonction du travail de Noguchi, des sons, de la musique de Noguchi. Ce n’était pas une musique d’ambiance, comme tu l’as dit, en vue de créer une atmosphère, mais plutôt de créer un espace littéralement en termes de vibrations dont la nature est effectivement très concrète. Je veux dire par là qu’il s’agit de créer un espace, différents types d’espace, des micro-espaces, ou différents sens de l’espace, différents espaces d’imagination, différentes sensibilités, ou bien de provoquer dans l’oreille différentes sensibilités à l’espace, à l’espace tel qu’il existe. Je pense que la contribution de Noguchi a été de cet ordre. C’est évident qu’il était aussi conscient que sa contribution s’inscrivait dans une œuvre d’art total. Mais ce qu’il produisait constamment était perçu par nous, comme des couches de l’espace se superposant. Et cela m’amène à revenir sur le training, et sur la façon dont le training s’intègre dans les performances : je suis d’accord avec toi Oguri, il y a des interrelations constantes mêlant les éléments les uns dans les autres, et en même temps, je pense que cela se combine avec des situations toujours différentes. Le training, c’était vraiment un entraînement du corps à écouter de différentes manières, à répondre à l’expérience acoustique de beaucoup de façons différentes et à s’orienter soi-même dans la capacité de savoir où l’on est, de savoir se situer, de se placer soi-même quelque part en relation avec les sons. Ainsi, à cet égard, toute production acoustique, la musique si vous voulez, la matière sonore était reçue de la même manière pendant les performances. Ou pour le dire autrement, les corps étaient formés et sensibilisés pour répondre aux sons comme si c’était une matière et comme s’il y avait aussi un espace qui constamment demandait au corps de s’orienter à partir du système nerveux, de s’orienter et de se réorienter soi-même pour se replacer, se placer soi-même, encore et encore. J’espère que ce que je dis fait sens. Oui, c’était une activation constante du corps qui tentait de s’orienter en relation avec les sons.

Christine Quoiraud :

Puisqu’on parle de performance, je me souviens encore de performances avec Min Tanaka lors de ses premiers séjours en Europe. Et à ce moment-là, il dansait en mouvements lents, presque nu, sans musique. Sauf quand il était en duo avec Derek Bailey au Palace à Paris et plus tard avec Milford Graves. Mais ensuite, il a commencé une série de performances intitulée « Émotion » au début des années 1980. Mais c’était plutôt “a motion”, comme dans le sens de se mettre en mouvement. C’était accompagné d’une musique avec une charge émotionnelle très forte, comme de la musique populaire, mais c’était vraiment une décision très claire de sa part de jouer sur les affects du public. Mais quand on participait au Maï-Juku, si je me souviens bien, il y a eu plusieurs types de performances. Parfois la performance se déroulait à l’intérieur. La plupart du temps Minori Noguchi était celui qui construisait l’espace sonore. Mais quelque fois, dans une pièce solo, Min venait avec une musique de son choix. Ou bien souvent, on dansait à l’extérieur, comme dans des rivières. Dans le film de Eric Sandrin “Min Tanaka et Maï-Juku”, on peut voir une séquence de danse dans la rivière, il s’agissait d’un exercice et non pas d’une performance. L’auteur du film a choisi de mettre de la musique qui n’avait rien à voir avec les circonstances[22]. C’était à la fin du Maï-Juku intensif en 1985.

Voici la vidéo « Danse Body Weather dans la rivière » (Eric Sandrin, Min Tanaka et Maï-Juku, part 4/5 à 2’57).
(Elle n’est disponible que sur la plateforme YouTube.)

 

Katerina Bakatsaki :

Et bien évidemment, la bande-son du documentaire est le choix artistique de l’auteur du film.

Pour revenir à la question des relations de la musique avec la danse, sa pratique, sa performance, de l’exploration de ses mouvements ou de la recherche en danse, encore une fois je ressens le besoin de dire que c’était à travers la pratique et les performances, cela veut dire la totalité du travail, que la préoccupation principale consistait à soulever la question de « qu’est-ce que la danse ? » encore, encore et encore. Par conséquent, il ne s’agit pas de considérer la danse comme une discipline mais comme un phénomène qui fait partie de la vie non seulement des humains mais aussi des entités autres que le monde des humains. La danse était explorée comme une chose en soi. Vous savez, on ne se posait peut-être pas la question de la danse et de la musique. Parce que la danse était considérée comme un phénomène en relation avec quoi que ce soit d’autre. Donc on peut le dire de cette façon : ce qui est sonorité est sonorité, ce qui est mouvement est mouvement, et c’est tout. De ce point de vue, la préoccupation majeure ne portait pas sur la musique, mais sur la question de l’écoute par le corps. Pour moi, avec le recul, je comprends que quand on parle de la danse et de la musique, une des questions principales portait sur l’idée qu’il n’était pas question de musique, mais de la manière dont le corps écoute quand il danse, ou même en dehors de toute performance.

Christine Quoiraud :

Je veux seulement ajouter quelque chose sur ce point. Dans mon souvenir, il faut distinguer deux situations : d’une part, il y avait des moments, lorsque Tanaka était chorégraphe, où parfois il proposait de la musique enregistrée. D’autre part, à d’autres moments, il dansait avec un musicien en improvisant. Il improvisait la danse et la musique était improvisée, c’était une musique vivante. Et Noguchi prenait aussi part à ce processus. À ce propos, cela faisait plusieurs décennies que Noguchi travaillait avec Min. Ils se connaissaient depuis très longtemps et avaient travaillé ensemble pendant de longues périodes. Et oui, je me souviens, que quand Min chorégraphiait des pièces de groupe dans un théâtre fermé, il organisait vraiment tout. Par exemple, il déterminait les lumières, le décor et aussi les mouvements, les mouvements chorégraphiques, il organisait les choses en élaborant une sorte de narration correspondant aux sons, y compris les silences. Il proposait une narration prêtant aux sons une raison d’être, un motif, un objectif. Dans mon souvenir, c’est ce que j’ai ressenti. Et je me souviens aussi, par exemple, que pour les solos qu’il a chorégraphiés pour moi, il était très clair que c’était une forme d’organisation avec un pic, un sommet et puis quelque chose de peut-être plus plat, et à un moment donné j’étais sur une sorte de point de rupture, un silence, un long silence, auquel j’avais à me confronter en tant que danseuse sur scène. Et c’était comme s’il forçait l’attention du danseur, mais aussi du public.

Katerina Bakatsaki :

Tu veux dire, Christine, qu’il y avait en quelque sorte une partition ? C’est-à-dire un environnement acoustique qui était, d’une certaine manière, imposé à d’autres personnes par une partition, c’est ça que tu veux dire ?

Christine Quoiraud :

Déterminé en quelque sorte par une partition, oui, comme l’était la conception des lumières. En fait, Min nous a encouragé, nous a conseillé de réaliser la chorégraphie de nos propres pièces au Plan B, par nous-mêmes, de développer notre propre production, et je me souviens très bien qu’on était tout le temps en train de s’entraider, un danseur aidant un autre danseur. On a tous appris à construire la scène, la scénographie de nos performances, avec l’organisation des lumières, avec un décor, même l’absence de décors était évidemment un décor en tant que tel, et aussi les sons. C’était comme déterminer une distribution des éléments au fil du temps de la performance. Et pour moi, cela a été quelque chose de très important, cette opportunité, cette grande chance, cette chance de tenter de faire les choses par moi-même. Cela m’a aussi permis d’aller dans le sens de ce que Min Tanaka avait pu développer par rapport à la musique. Peut-être que je ne suis pas en train de décrire ce qu’était le Body Weather en tant que tel, mais plutôt de parler de mon expérience personnelle, là avec Min, avec le training, avec la vie et avec les autres danseurs.

Oguri :

Juste une chose. Je me rappelle que pendant la création et dans les relations entre la lumière et les sons, une sorte de communication était présente entre les performeurs, danseurs et musiciens, et aussi avec la lumière. Oui, c’est une rencontre qui se fait comme cela, je pense que Christine l’a déjà dit, pour le public et pour le danseur. On ressentait aussi, vous savez, non pas une vibration artistique mais une vibration spirituelle, quelque chose qui nous poussait, oui, à faire les choses. Mais j’ai plus personnellement l’impression que… c’est une chose secondaire. Je me souviens que j’avais beaucoup à m’occuper des lumières au côté de Noguchi. Donc j’ai beaucoup travaillé comme concepteur de lumières. J’étais à la cabine d’éclairages pendant les performances, en plus de la danse. Et Noguchi, vous savez, provoquait parfois les danseurs. Comme je l’ai dit, il avait un synthétiseur et une table de mixage. Quelquefois, vous savez, c’était juste « boum, boum » pour provoquer les réactions de la personne qui dansait en diffusant des sons perturbateurs… OK, « go on, go, go on, go on ! », une sorte de son qui nous poussait à continuer. En sa compagnie, je sentais que c’était pour une grande part comme la vie elle-même, et plutôt que d’être une question d’expérience esthétique, c’était une manière d’être très spirituelle pendant la performance. Oui, définitivement, quelque chose qui est en plus.

Katerina Bakatsaki :

J’aime bien ce que tu dis, je veux juste ajouter ceci, j’aime bien ce terme de « spirituel », j’utiliserais pour ma part, comme je l’ai déjà dit, l’expression « matériel » (ou « matériau »). Je veux dire par là que les sons de Noguchi et les lumières d’Oguri, par leur présence en tant que faisant partie intégrale de la performance, impliquaient une interaction, une indépendance, une résistance, etc… Et encore une fois, ce n’est pas le style de musique, le contenu musical, qui comptaient, mais le pouvoir de la matière elle-même. Le pouvoir du matériau était ce qui comptait le plus. La musique comme matériau, comme matière vivante très concrète, avec aussi tous les autres corps et lumières en vie sur scène. Autrement dit, c’est l’idée que tout ce qui est du domaine des sons ou du domaine des mouvements fait partie de la totalité de la performance et se trouve en constante interaction. Je pense que c’est comme ça que j’envisageais les choses, c’est comme cela que je peux l’exprimer aujourd’hui et que cela me parle, en considérant ce que c’était alors.

Oguri :

Je pense comme toi, le « matériel », le « matériau ». Dans le bon sens, j’ai compris. Et je pense que quand j’étais à la cabine des lumières au côté de Noguchi, il y avait ce type de réactions ou d’approches esthétiques et matérielles, spirituelles. Plus tard j’ai beaucoup appris en dansant avec des musiciens. Parce qu’on partageait l’espace en quelque sorte sans s’interrompre les uns les autres, mais avec presque ce genre de provocation : « Allez, vas-y, réponds si tu peux ! » [“come on!”], ce genre de relation. Au cours de cette expérience, j’ai mieux compris comment Tanaka envisageait la danse dans l’improvisation libre, cette relation-là. J’ai appris cet aspect des interrelations quand j’étais dans la cabine d’éclairage. J’étais impliqué en tant que troisième personne, avec Noguchi et en collaboration avec Min, OK, tous les trois on construisait une sorte de relation. C’était un autre type de matériel sur scène, une autre sorte de présence durant la performance. Plus tard j’ai beaucoup appris en dansant avec des musiciens.

Katerina Bakatsaki :

Oui, pour clarifier ma position, lorsque je dis « matériel » je ne parle pas d’objets, mais de matérialité, vraiment comme les corps, comme les lumières, comme les objets qui sont présents, comme le public, c’est à cela que je fais allusion.

Oguri :

Ce n’est pas quelque chose d’ambivalent, d’invisible et ce n’est pas quelque chose qui a lieu en coulisse, c’est ce qui se passe dans le réel, là, devant le public.

Katerina Bakatsaki :

Oui.

Oguri :

Je n’ai pas dit que la danse et la musique devraient constituer une unité dans laquelle elles sont intrinsèquement liées. Il s’agit de partager le même espace, sans pour autant empiéter sur le terrain des uns et des autres.

Christine Quoiraud :

J’ai deux souvenirs qui me reviennent :

a) Au début de Body Weather, il y avait aussi Hisako Harikawa. Elle explorait la voix – je pense que j’ai lu quelque part que l’exploration de l’expression vocale faisait partie du Body Weather dans les premiers temps. Je pense qu’au départ elle était vocaliste, puis elle est devenue danseuse.

b) Et je me souviens qu’une ou deux fois, dans une performance solo que Tanaka a chorégraphiée pour moi, il m’a demandé de parler. De parler, de donner de la voix sur scène, en improvisant. Et une fois il m’a demandé très clairement : « S’il te plait, peux-tu, sur scène, évoquer un souvenir d’enfance ». Et aussi une autre fois, je ne me souviens pas de ce que c’était exactement. Au moins à deux reprises il m’a demandé de parler pendant ma performance. Il s’agissait plus de paroles, de phrases. Il m’a demandé de raconter une histoire. Et évidemment, j’aurais pu mentir, je parlais en français à un public japonais. Oui, j’aurais pu mentir, mais je n’y ai pas pensé [rires].

Katerina Bakatsaki :

Concernant la différence entre les sons de la vie quotidienne et la musique, je ne me souviens pas d’une conversation en tant que telle sur ce sujet, mais je me souviens que la musique a été utilisée en tant que telle, aussi avec des pièces enregistrées déjà en existence. Je ne me souviens pas d’avoir eu à choisir une relation particulière à la musique, comme d’être invitée à se relier d’une manière particulière à la musique. Mais différents types de partitions musicales étaient utilisés. Quand je dis « musique », je veux dire les sons produits pendant la performance ou les repères sonores produits par une autre personne faisant partie de la performance, ou les partitions musicales. Mais je ne me souviens pas qu’il y ait eu des invitations à se relier à la musique en tant que telle d’une manière particulière. Cela ne voulait pas dire qu’il n’y avait pas de distinction entre différents styles de musique. Et aussi, Min lui-même a travaillé avec beaucoup de musiciens jouant en temps réel, c’est-à-dire, en improvisant. Donc, la musique en tant que telle était là, présente.

Christine Quoiraud :

Et aussi dans ses performances il lui arrivait de produire des grommellements. Je me souviens très bien au Plan B, quelque fois il était comme un homme ivre sur la scène, utilisant sa voix. Il n’utilisait plus des mots intelligibles, cela n’avait plus aucun sens, le sens était plutôt dans le ton de la voix…

 

8. Après la ferme du Body Weather

Présentation

En guise de conclusion, Katerina Bakatsaki, Oguri et Christine Quoiraud décrivent succinctement ce qui a constitué leur parcours artistique après avoir quitté (à peu près en 1990) la ferme du Body Weather. Katerina et Christine sont revenues en Europe et Oguri à émigré en Californie. Il est intéressant de constater que, tout en continuant de s’inspirer largement de leur expérience de la ferme, les trois protagonistes ont eu par la suite des démarches artistiques très différentes s’inscrivant dans des contextes de vie et de lieux eux aussi bien différents.


Katerina Bakatsaki :

Quand je suis retournée en Europe, le contexte japonais pour moi a été inévitablement très présent à ce moment-là et en même temps pas tant que cela. Beaucoup d’aspects de la vie là-bas restaient pour moi importants, intéressants, fascinants, peu importe l’endroit où je me trouvais, du moins c’est ce que je pensais à l’époque. La question principale était donc de savoir dans quelle mesure cette expérience de vie et de travail au Japon était pertinente ici même ? Avec qui la partager, comment la continuer, qui sont mes pairs, qui est capable de me comprendre ? Parce que lorsque j’ai débarqué à Amsterdam, tout le travail, la manière de l’envisager et son éthique ne pouvaient pas être compris, c’était comme si je venais d’une autre planète.

Quand je suis arrivée à Amsterdam en 1993, il se passait beaucoup de choses : le milieu de la danse moderne, de la danse post-moderne, était très orienté sur l’individu en tant que tel, je veux dire que toutes les méthodologies se préoccupaient de « ce que que je ressens » et « c’est la vérité, c’est pertinent, c’est bien ». Mais si on venait d’un autre lieu, on se posait constamment des questions telles que : « Ah ! Ah! Hm ! Hm ! Est-ce que c’est OK ? Est-ce que c’est ce que je ressens ? Et malgré tout, est-ce vrai ? Est-ce pertinent ? Et comment l’expérience que je suis en train de vivre rencontre-t-elle l’autre, le corps de l’autre, ou l’espace et le temps de l’autre ? » La pratique que j’avais acquise ne correspondait pas aux contextes en vigueur en Europe à ce moment-là. Il fallait donc créer petit à petit nos propres environnements de travail avec les personnes qui voulaient bien y participer. Il a fallu trouver le moyen de se former, de pratiquer, et ensuite d’embarquer d’autres personnes dans ce processus, etc.

Cela va sembler ringard, mais la plus grande des leçons, le lieu de pratique le plus important, a été de donner vie à un être, d’avoir près de soi un petit corps, de s’occuper d’un petit bébé, et d’avoir à comprendre qui il était, d’être patiente, d’apprendre à vivre avec, etc. Et puis, il a fallu travailler avec des personnes qui n’avaient pas choisies de travailler avec moi. J’ai donc vécu une longue période où j’ai travaillé avec des personnes qui n’avaient jamais auparavant travaillé sur le mouvement ou sur quoi que ce soit de ce genre. Je ne les choisissais pas, mais pour des raisons arbitraires elles faisaient partie de mon projet. Il fallait que je sois à leur service, il me fallait comprendre leurs besoins, puis inventer et trouver les moyens et les méthodologies pour partager mon travail avec elles. Cela a été pour moi l’école la plus importante après mon retour du Japon. Parce que, évidemment, au Japon tout le monde partageait la même motivation à être là, présent : « C’est ici que je veux être, et vous savez, quoi qu’il arrive je peux prendre soin de moi en quelque sorte ». J’avais maintenant à travailler avec des gens qui étaient là avec moi presque par hasard. Cela créait une différence de dynamique très intéressante pour moi et il me fallait trouver les mots appropriés, les moyens de concevoir des exercices, de concevoir des méthodologies, de déterminer les conditions de travail.

Maintenant je ne danse plus. Je ne participe plus à des performances désormais mais je travaille beaucoup avec d’autres. La chorégraphie ne m’intéresse plus, en tant que méthode de présentation d’un travail. En tout cas, j’ai beaucoup travaillé à développer des pièces que je présentais dans des espaces autres que dans les théâtres. Il y a eu toute une période où j’ai travaillé avec un groupe de danseurs et cela se passait dans des environnements urbains marginalisés. Cela voulait dire des foyers d’accueil des sans-abris ou des foyers pour des handicapés mentaux ou pour des victimes de violence domestique. Il est donc vrai que mon intérêt en tant que créatrice n’était pas tellement de faire des pièces, mais plutôt d’inventer des pratiques orientées vers le questionnement sur les pratiques, sur les rapports entre les corps appropriés à de tels lieux. Cela a fait son temps, et je suis passée à autre chose. Maintenant je travaille la plupart du temps en tant que mentor, conseillère artistique et enseignante.

Christine Quoiraud :

Eh bien, quand je suis revenue, j’étais un peu perdue. Il m’a fallu du temps pour me réajuster à la mentalité des Français, comme je l’ai déjà dit, et pendant deux ans j’ai vécu avec mon sac sur le dos. Je ne pouvais me fixer en un seul lieu. J’ai présenté des performances et animé des ateliers et circulé. Sans domicile fixe. Dans une très, très grande pauvreté. Mais cela me convenait et j’ai pris en charge ma vie en tant que soliste en quelque sorte. Et puis petit à petit j’ai commencé à essayer d’organiser une ferme en espérant répéter d’une certaine façon l’expérience. Dans le sud de la France. Mais cela a été très rapidement un échec total. Cette expérience m’a donné l’opportunité de commencer ce que j’appelle un « camp de danse », le Camp de Danse d’Été. C’est comme cela qu’ont commencé les projets intitulés « Corps/Paysage ». Et cela a duré cinq ans.

Et puis j’ai commencé à développer des projets sur des tranches de cinq ans à peu près. Les « Corps/Paysage » ont eu lieu partout, en milieu rural, dans les grandes villes. J’ai partagé à cette époque les projets « Corps/Paysage » avec Frank van de Ven. Ces projets ont pris chaque année des tournures différentes. Un projet que je voulais évolutif, ce qu’il fut. J’ai aussi joué le rôle de mentor pour de jeunes artistes, pour de jeunes danseurs. Dans un sens, je reproduisais un peu ce que j’avais appris au Japon. Non pas en tant qu’enseignante, mais comme une personne qui peut donner des outils pour être indépendant et autonome dans la production et l’exploration. Et pendant ces projets du » Corps/Paysage », j’ai aussi réussi à rassembler les danseurs que j’avais rencontrés au Japon. Comme Katerina, qui est venue plusieurs fois et d’autres comme Andrès Corchero, Frank van de Ven.

Et puis on s’est séparé avec Frank. Quand j’ai commencé les projets de marche. C’était pour moi le moyen de me rapprocher des questions essentielles : Qu’est-ce que la danse ? Quelle est la fonction de l’art ? Pour qui ? Est-ce que l’art est séparé de la vie ? Les projets de marche ont donc été développés sur plusieurs années, en fait sept ans. Un acte total le fait de marcher, la notion d’être un collectif en mouvement. Pour, disons, un mois, mille kilomètres. Rien n’était planifié, rien n’était organisé. J’appellais cela « atelier d’improvisation ». Et la première improvisation consistait à trouver une place pour passer la nuit. Parfois il pleuvait dehors. On n’avait pas de tente. Et petit à petit j’amenais les personnes en vue de faire des performances, de s’exercer en public. Il s’agissait aussi de percevoir des modes de vie, la vie ordinaire sur les lieux qu’on traversait, que ce soit dans des villes ou à la campagne. On avait un comportement différent s’il y avait un groupe de dix ou douze personnes. Si on se trouve au milieu des montagnes, ou soudainement à Pampelune ou dans une grande ville, on est obligé de changer, d’ajuster son comportement à ce qu’on est en train de rencontrer[23]. Et pour moi, cela a été la période de ma vie la plus heureuse, ces marches. Parce que finalement il n’y avait pas d’« enseignement », pas de « performance ». Il s’agissait juste de marcher parfois sans rien emporter, même pas une brosse à dents. Voilà, et depuis ce temps-là, je vieillis c’est tout [rire], occupée à classer des archives et à raconter des histoires. Mais je continue d’enseigner un peu en animant des ateliers. Je suis encore parfois mentor ou regard extérieur quand on me le demande.

Oguri :

Qu’est-ce qui m’est arrivé ? J’ai trouvé une mine d’or, oui, avec la vie avec une partenaire, Roxanne Steinberg[24] et j’ai déménagé aux Etats-Unis, il y a trente ans. Elle avait participé au sixième Maï-Juku (1986). Avec Roxanne et Melinda Ring, nous avons créé le Body Weather Training à Los Angeles. Et on a été invité à participer à des résidences artistiques dans un foyer pour femmes sans-abris au centre-ville de Los Angeles. C’était ma nouvelle plateforme pour enseigner et présenter des performances. Et avec ce programme on a transformé une chapelle désaffectée en espace de théâtre, appelé Sunshine Mission, au sein du foyer pour femmes sans-abris. C’était le début de ma carrière à Los Angeles, on avait un espace, un studio pour enseigner et présenter des performances. C’est ce qui constituait le Body Weather Laboratory/Los Angeles. Et on a demandé à être reconnu comme une association à but non lucratif [non-profit organization] pour pouvoir de cette façon recevoir des subventions du département des Affaires culturelles de la ville, de la métropole de Los Angeles, de l’État de Californie, et ainsi de suite… On a commencé à présenter un programme d’évènements artistiques. Et après cinq ou six ans, on a déménagé à Venice, à l’ouest de Los Angeles pour installer notre propre studio. Je suis maintenant en résidence artistique à Electric Lodge, un petit théâtre. Je continue les ateliers Body Weather, et je participe à des performances et productions en solo ou en groupe. Je présente des artistes de la danse émergents ou reconnus à Los Angeles, ainsi que mes collègues de longue date. J’ai invité Christine, Andrés Corchero, Frank van de Ven pour enseigner et présenter des performances ici à Los Angeles. En faisant cela, et parce que mon expérience au Japon avait été très liée avec la terre, j’ai développé des projets dans les terres de la Californie. J’ai consacré deux ans à un projet dans le désert, une recherche sur les ressources possibles pour danser aux Etats-Unis. J’explorais le désert pour trouver des lieux pour produire des œuvres spécifiques en travaillant avec des personnes n’ayant jamais pratiqué la danse. Il s’agissait d’un très grand groupe de personnes, dans un lieu spécifique, sans en demander la permission, une sorte de performance se passant dans un espace public. Et périodiquement, j’ai été professeur invité à UCLA ou au Bennington College (dans le Vermont), dans un contexte d’enseignement universitaire. Et j’ai continué à présenter des solos et des performances en groupe. Et j’ai beaucoup collaboré avec Andrés Corchero de Barcelone, et aussi avec Christine Quoiraud.

 


1.Hijikata Tatsumi (1928-1986), danseur, chorégraphe et enseignant japonais, notamment connu comme le père de la danse butōh dance. Voir
See: Encyclopédie Universalis

2.NdT : Dans ce texte, on a gardé l’anglais « training » pour souligner que c’était vraiment un entraînement physique des corps, mais pas tout à fait un entraînement au sens sportif du terme.

3.Tess de Quincey est une choregraphe et danseuse qui a beaucoup travaillé en Australie, Europe, Japon,et aux Indes en tant que performeuse soliste, enseignante et directrice. Elle a fondé la compagnie De Quincey Co en 2000. Voir de Quincey Co.
Danseur et chorégraphe, Frank Van de Ven suit l’enseignement de Min Tanaka au Japon, performe dans sa compagnie, la Maï-juku Performance Company de 1983 à 1992 et est l’un des fondateurs de la Body Weather Farm. En 1993, il fonde avec Katerina Bakatsaki le « Body Weather d’Amsterdam », centre d’entraînement et de recherche chorégraphique. Depuis 1995, il conduit avec Milos Sejn (Académie des beaux-arts de Prague) le projet interdisciplinaire Bohemia Rosa, rencontre entre le corps, l’art, le paysage, la géologie et l’architecture. Il performe, chorégraphie et enseigne régulièrement dans toute l’Europe ainsi qu’aux États-Unis, en Nouvelle-Zélande et en Australie. Voir Centre national de la Danse.
Andrés Corchero, danseur résidant en Catalogne, explorateur des langages du corps, qui a travaillé au Japon avec Kazuo Ohno et Min Tanaka. Voir Body Weather

4.Kazue Kobata (1946-2019) ) a été professeure au département d’art multimédia, université des arts de Tokyo, conservatrice adjointe de longue date à Tokyo pour le PS1 Contemporary Art Center, membre du comité de l’espace de performance/studio Plan B, coopérative d’artistes depuis 1982, auteure, traductrice, curatrice, productrice et chercheuse.
Voir : artforum.org
Voir aussi dans les archives Christine Quoiraud, recherche CND, “Dive in in fine”: Médiathèque du CND

5.Masanobu Fukuoka (1913-2008) est un agriculteur japonais, connu pour son engagement en faveur de l’agriculture naturelle. Voir wikipedia

6.Kagura : rite artistique shintoïste, danse théâtrale. wikipedia

7.Seigow Matsuoka: essayiste, spécialisé dans l’art, auteur de nombreux ouvrages sur la culture, l’art japonais, chinois. Directeur de « Editorial engineering laboratory », Tokyo.
Voir data.bnf

8.M. B. training, muscles et ossature, esprit et corps, etc.: entrainement dynamique sur de la musique, comprenant des sauts, des squats-pliés, des étirements, travaillant le rythme, la coordination, la flexibilité, l’ancrage entre autres.

9.Note de Christine Quoiraud : à la ferme, il y avait beaucoup de personnes qui n’étaient là que de passage, pas forcément impliquée dans les performances. Parfois aussi des artistes de la danse mais qui ne se produisaient pas au Plan B. Il y avait beaucoup de passage et de géométrie variable à la ferme. Oguri était tout le temps au cœur de toutes les activités du Body Weather, une vie complètement impliquée et dédiée à la vision de Min Tanaka.

10.Note de Christine Quoiraud : une large somme d’argent provenait de grandes productions ou de la participation à des films commerciaux. L’argent était alors utilisé pour la vie à la ferme.

11. Nario Goda, critique de danse, journaliste, spécialiste du Butōh. Voir « Interview avec Sherwood Chen, 7 février 2019, Paris”, traduction et notes de Christine Quoiraud, note 23, p.11. Médiathèque du CND

12. Ceci peut être vérifié en consultant les « Plan B calendars » disponibles dans le fonds Christine Quoiraud au CND/Pantin. Voir CND

13. Note de Christine Quoiraud : Min revenait vers nous après les performances avec des retours très précis. Il changeait constamment la composition pour l’améliorer, en l’ajustant à chacun et chacune d’entre nous. Il souhaitait que rien ne soit fixé. Pas de version déterminée à l’avance. Son travail consistait à mettre en forme les choses avec les danseurs.

14. Ankoku butō = la danse des ténèbres.

15. Note de Christine Quoiraud : Tanaka nous a transmis ce qu’il avait appris de Hijikata. Tout d’abord dans les ateliers, puis dans l’utilisation de cette pratique dans les performances.

16. Deborah Hay est une chorégraphe expérimentale américaine travaillant dans le domaine de la danse postmoderne. Elle est l’un des membres fondateurs du Judson Dance Theater. wikipedia

17. O bon (…) est un festival bouddhiste japonais honorant les esprits des ancêtres. O bon existe depuis plus de cinq cents ans et fut importé de Chine où il est appelé « fête des fantômes ». wikipedia

18. Voir les archives de Christine Quoiraud au CND et le film d’Eric Sandrin « Min Tanaka et Maï-Juku » et encore, du même auteur, le film « Milford Graves and the japanese » sur YouTube.

19. Église progressiste de New York, consacrée à l’aide sociale, la Judson Church devient dans les années 1950s un centre très actif de la création artistique contemporaine, notamment chorégraphique. Église progressiste de New York, consacrée à l’aide sociale, la Judson Church devient dans les années 1950s un centre très actif de la création artistique contemporaine, notamment chorégraphique. Voir wikipedia

20. Note de Christine Quoiraud : Min Tanaka dansait souvent sur des airs très connus de salsa ou autres musiques très sentimentales.

21. Minoru Noguchi est un musicien et compositeur qui a accompagné et composé pour Tanaka Min jusqu’à aujourd’hui. Voir Youtube

22. Voir « Min Tanaka & Maijuku », documentaire parties 4/5 (à 2’58 »), en ligne : Youtube.

23. Mon mot d’ordre était alors « circuler, circulez ».